Epilogue

« Je vous rends votre paquet de noblesse ; mon honneur n’est pas fait pour être noble ; il est trop raisonnable pour cela. »

Marivaux

Deux mois avaient passé. La routine reprenait ses droits. Nicolas continuait à être employé en surnuméraire à diverses tâches policières. Il faisait le plus souvent équipe avec l’inspecteur Bourdeau, mais ils n’évoquaient jamais les événements auxquels ils avaient pris part et que le silence le plus épais paraissait avoir recouverts. Tous les coupables ayant péri, aucune action judiciaire publique n’avait été engagée.

Nicolas accomplissait avec application ses tâches quotidiennes. Le lieutenant général de police lui avait repris la précieuse commission qui, durant un temps, l’avait investi d’un pouvoir sans limites. Les audiences s’étaient espacées, toujours liées aux obligations du service. Le jeune homme n’en éprouvait aucune amertume. Un grand apaisement succédait aux semaines haletantes de l’enquête. La vie qu’il menait lui convenait. Il se plaisait chez M. de Noblecourt, dans un logis où il était entouré d’affection et où se multipliaient les occasions de rencontrer les amis de l’ancien procureur au Parlement et d’élargir ainsi le champ de ses relations utiles.

Il avait repris ses habitudes avec Pigneau dont il écoulait avec indulgence les propos missionnaires. Il visitait régulièrement le père Grégoire, toujours ému de revoir son pensionnaire. Enfin, la maison de Semacgus était un autre refuge où il se rendait souvent le dimanche. Catherine s’évertuait à lui prodiguer ses attentions culinaires. Le chirurgien, dont le commerce et les connaissances l’avaient toujours fasciné, l’engageait dans d’interminables conversations qui apprenaient beaucoup à Nicolas. Quant à Guérande, il s’efforçait de n’y pas songer. Après un long débat intérieur, il avait décidé de ne pas répondre à la lettre d’Isabelle. Son existence parisienne, son expérience nouvelle des rapports sociaux acquise peu à peu et la constatation du fossé existant entre une fille de marquis et un orphelin sans nom et sans fortune nourrissaient à la fois son orgueil et son renoncement.

Nicolas fréquentait encore Antoinette, qu’il aurait souhaité voir sortir de sa condition. Mais elle prenait peu à peu de l’assurance et les prestiges d’un argent si facilement gagné étaient difficiles à combattre. Aussi cette amitié prenait-elle l’apparence de ces liaisons nécessaires entre un policier et une fille, même si la tendresse présidait encore à leurs rencontres. Nicolas avait croisé à deux reprises le commissaire Camusot, toujours en fonction, mais à qui venait d’être retirée la haute main sur la police des jeux. Il se murmurait que cette disgrâce était la suite d’une affaire dans le dénouement de laquelle Nicolas avait joué un rôle prépondérant. Il sentait autour de lui des regards envieux ou déférents. Bourdeau, toujours à l’affût des rumeurs d’une maison qu’il connaissait bien, lui rapportait ce qu’on disait en y ajoutant d’ironiques commentaires de son cru. Nicolas écoutait, riait et passait outre. Il était loin d’avoir les desseins particuliers qu’on lui prêtait.

Au début du mois d’avril, M. de Sartine lui fit part, sans ménagement excessif, de la mort du marquis de Ranreuil. Cette nouvelle frappa Nicolas d’un chagrin amer. Ainsi, il n’avait pas fait sa paix avec son parrain, à qui il devait tant et sans lequel il serait encore à végéter à Rennes dans une étude poussiéreuse et une fonction sans avenir. Le lieutenant général ne lui laissa guère le temps de mesurer sa peine. Après l’avoir observé un court instant, il lui annonça qu’ils se rendraient tous les deux, le lendemain, à Versailles, le roi ayant exprimé le désir que M. Le Floch lui fût présenté. Suivirent aussitôt une foule de recommandations sur les usages de la Cour, la tenue appropriée, le port de l’épée et l’exactitude requise. Nicolas n’avait jamais vu son chef aussi nerveux. M. de Sartine finit par conclure leur entretien d’un péremptoire « Votre bonne mine suppléera à tout, bon chien chasse de race. »

Le soir même, Nicolas demanda à Marion de brosser l’habit vert qu’il n’avait jamais eu l’occasion de revêtir. M. de Noblecourt lui prêta son épée de cour et la cravate en dentelle de Bruges qu’il avait portée à son mariage. Nicolas refusa de souper et se retira dans sa chambre. Son chagrin, que l’annonce de l’audience royale avait retenu, put alors se donner libre cours. Trop d’images remontaient de son passé : les retours de chasse, les parties d’échecs, les enseignements du marquis et tous les moments insignifiants et banalement heureux. Tous ces souvenirs avaient façonné peu à peu l’homme qu’il était devenu. La voix autoritaire de son parrain résonnait encore en lui. Le vieil aristocrate lui avait toujours manifesté une affection sans retenue. Nicolas regrettait qu’un destin mauvais les eût opposés et entraînés à un différend sans remède. L’image affaiblie d’Isabelle s’imposa puis disparut, pour laisser la place à un désespoir sans issue.

Le jour suivant s’annonça avec son cortège d’obligations. La demeure de la rue Montmartre était révolutionnée par des préparatifs fiévreux. Nicolas s’efforça d’endormir sa peine sous la succession des détails que nécessitait sa tenue. Un barbier fut appelé, qui le rasa et, pour la première fois, le jeune homme dut dissimuler sa chevelure naturelle sous une perruque poudrée. Après avoir revêtu son habit et noué la précieuse cravate, il se regarda dans un miroir et ne reconnut pas l’homme au regard sombre qui lui apparut. Un fiacre le conduisit à l’hôtel de Gramont, où il devait retrouver M. de Sartine. Il attendit un long moment dans le grand salon. Le lieutenant général de police le prit d’abord pour un étranger. Puis, les mains sur les hanches, il fit le tour du jeune homme en approuvant de la tête. Enchanté, il le complimenta sur sa tenue.

Dans le carrosse qui les conduisait à Versailles, M. de Sartine respecta le silence de Nicolas. Sans doute pensait-il qu’il traduisait l’émotion légitime dans laquelle un événement de cette importance devait forcément plonger le jeune homme. Or, Nicolas, qui ne connaissait pourtant ni Versailles ni la Cour, était à cent lieues d’un tel sentiment. Détaché de toute chose, il considérait l’agitation des mes. Tous ces passants anonymes disparaîtraient un jour, tous ceux qui se mouvaient sans un regard pour leur voiture et dont lui-même observait les mouvements sans distinguer les visages. Eux, Sartine et lui-même étaient des spectres en survie. L’avenir n’était que l’approche progressive d’une fin énigmatique qui viendrait à son heure. Qu’importait alors le jeu d’une existence consacrée à regretter le passé et à redouter la suite sans fin des chagrins et des deuils ?

Ils approchaient de Versailles. Nicolas fit appel à toute la foi de son enfance et soupira comme pour soulager le poids des choses inexprimées qui écrasait sa poitrine.

M. de Sartine se méprit sur son mouvement. Il n’attendait qu’un signe pour rompre un silence qui d’évidence lui pesait. Bonhomme, il entendait rassurer Nicolas. Il discourait sur la Cour en connaisseur. Versailles, disait-il, avait perdu sous le règne actuel l’éclat que Louis XIV lui avait donné. Le roi le délaissait souvent. C’était alors une vraie solitude, et il n’y restait personne que ceux qui ne pouvaient s’en dispenser. En revanche, quand le souverain était présent les courtisans s’y pressaient, chassaient avec lui mais se hâtaient, dès qu’ils le pouvaient, de regagner Paris et ses plaisirs. La plupart des ministres logeaient d’ailleurs dans la capitale.

Nicolas admira l’immense avenue qui traversait une ville aux bâtiments clairsemés au milieu de parcs et de jardins. La presse des voitures augmentait. Il se pencha par la portière et aperçut, dans l’éblouissement de cette journée de printemps, une masse imposante légèrement enveloppée de brume. Le bleu des ardoises, des éclats d’or, le jaune clair des pierres et les masses rouges de la brique annonçaient le palais des rois. Le carrosse déboucha bientôt sur la place d’Armes emplie d’une multitude de voitures, de chaises et de piétons. Il franchit la première grille monumentale décorée des armes de France pour entrer dans une première cour. Il s’arrêta devant une seconde grille, qui défendait l’accès de la cour royale. Sartine apprit à Nicolas que cette partie protégée s’appelait le « Louvre » et que seuls les carrosses ou les chaises dont les housses rouges attestaient que leurs occupants jouissaient des « honneurs » du palais pouvaient y pénétrer. Ils descendirent de la voiture que le cocher alla ranger de côté. Les deux gardes en justaucorps bleu rayé de longs galons d’or et d’argent à revers rouges les saluèrent avant qu’ils ne se dirigent vers les bâtiments à leur droite.

Nicolas, perdu, suivait M. de Sartine qui. d’un pas pressé, se frayait un chemin au milieu d’une foule de curieux et de courtisans. Il eut l’impression de pénétrer dans un gigantesque labyrinthe de galeries, de corridors et d’escaliers de toutes tailles. Le lieutenant de police, grand habitué des lieux, s’y déplaçait avec aisance. Le désarroi du jeune homme n’avait d’égal que celui qui s’était emparé de lui lors de son arrivée à Paris, deux années auparavant. Les regards qu’il devinait posés sur lui. inconnu accompagnant un personnage redouté, accentuaient encore son malaise. Il se sentait engoncé dans un habit qu’il portait pour la première fois. L’idée folle le saisit que quelqu’un allait soupçonner que la commande avait été passée pour un autre que lui. Il ne distingua rien de l’itinéraire emprunté et se retrouva dans une vaste pièce au milieu d’une douzaine de personnes qui faisaient cercle autour d’un homme de haute taille, qu’un valet aidait à retirer un habit bleu galonné d’or[85]. L’homme quittait sa chemise et se faisait essuyer. Un petit vieillard fardé et couvert de bijoux lui tendait la rechange. L’homme dictait quelques noms d’une voix morne à un huissier. Sartine poussa brutalement Nicolas du coude pour qu’il tire son chapeau. Il comprit alors qu’il se trouvait devant le roi. Il fut surpris des conversations qui continuaient à voix basse entre les quelques assistants présents. Un homme qu’il ne reconnut pas sur-le-champ s’approcha de lui et lui parla à l’oreille.

— Je suis fort aise de vous revoir, monsieur. Vous voilà au débotté du roi. Mes compliments. Sa Majesté est en train de désigner ceux qui auront l’honneur de souper avec lui.

Il salua aussi Sartine qui ne cacha pas son étonnement de voir Nicolas en pied d’amitié avec M. de La Borde, premier valet de chambre du roi. La mine de son chef réconforta le jeune homme. Il n’était pas le seul à éprouver des surprises. La voix du roi s’éleva.

— Richelieu, dit-il en s’adressant au petit vieillard, j’espère que vous avez fait la paix avec d’Aven au sujet de savoir qui, de vous ou de lui, doit placer au bal du manège. Consultez Durfort[86].

— Je me conformerai aux ordres de Votre Majesté. Cependant, Sire, puis-je faire observer...

— Que la chasse n’était pas bonne, coupa le roi. Deux cerfs manqués à Fausse Repose. Un troisième réfugié dans l’étang aux biches. On a dû s’y reprendre à trois fois pour le tirer. Nous ne sommes guère heureux en ce moment.

Le vieux maréchal salua en grimaçant. Le roi ayant achevé de se changer se dirigea vers un petit escalier et disparut aux yeux d’une assistance inclinée. Nicolas n’avait pas eu le temps d’éprouver d’émotion que déjà La Borde les entraînait.

— Nous gagnons les petits appartements, lui expliqua-t-il. Le roi veut entendre, dans le secret de ses cabinets et de votre propre bouche, le récit d’une certaine enquête. L’humeur n’est pas bonne aujourd’hui, la chasse n’a pas réussi à faire oublier les soucis. Mais ne craignez rien, tout se passera bien. Parlez avec assurance, sans timidité, car si vous hésitez, le roi se refermera. Soyez plaisant sans être long, mais suffisamment pour soutenir l’intérêt. Le roi est bienveillant dans son intérieur, surtout avec la jeunesse.

Ils se retrouvèrent dans une antichambre assez basse de plafond, puis traversèrent une galerie décorée de grands tableaux. La Borde expliqua que le roi avait souhaité voir illustrer le thème des chasses exotiques. Il y avait représentés là des animaux et des personnages de contrées lointaines que Nicolas n’avait jamais eu l’occasion de voir[87]. Un valet les fit entrer dans un salon lambrissé en partie de boiseries blanches rehaussées d’or. La pièce donnait une impression d’équilibre heureux. Assis sur un fauteuil de damas rouge, le roi buvait un verre de vin qu’une dame venait de lui verser. Ils s’inclinèrent tous, le chapeau à la main. Le roi leur fit un petit geste. La femme tendit la main à Sartine, s’assit à son tour et répondit d’une noble inclinaison au salut des autres arrivants.

— Alors. Sartine, demanda le roi, comment va votre ville ?

Le lieutenant général de police déféra à la question du monarque et la conversation s’engagea. Nicolas se sentait étrangement serein. Il ne parvenait pas à croire qu’il se trouvait devant son souverain. Il voyait un homme de belle allure, à la silhouette dégagée, avec un regard doux accentué par la grandeur des yeux. Ce regard ne s’arrêtait pas sur les assistants, mais fixait le plus souvent le vide. Du visage, au front dégagé, émanait une grande dignité. L’âge et la fatigue se lisaient pourtant dans les bouffissures et l’affaissement des joues. Le teint livide était marqué par endroits de taches olivâtres. Il parlait à voix basse, l’air languissant, presque abattu. Parfois Nicolas sentait ce regard se poser sur lui avec une sorte d’interrogation muette, puis aussitôt se détourner.

Assis à côté du roi, la dame, que Nicolas supposa être la marquise de Pompadour, offrait une apparence qui correspondait assez peu à l’idée qu’il pouvait se faire de la favorite. Il fut étonné par l’espèce d’habit enveloppant, fermé jusqu’au cou, dont elle était vêtue. Les manches pendaient jusqu’aux poignets et cachaient les mains. Il se souvint de méchants propos entendus et selon lesquels ce vêtement était celui d’une dame peu réputée pour la beauté de ses mains et l’agrément de sa gorge. La chevelure cendrée était à demi enveloppée dans un capuchon qui tenait au mantelet de la robe. Sa couleur, gorge-de-pigeon tirant sur le gris, était à l’unisson de celle de l’habit du roi sur lequel tranchait le bleu du Saint-Esprit. Le visage, qui conservait son ovale parfait et ses yeux bleus bien fendus, parut cependant trop couvert de rouge au goût de Nicolas. Pourtant l’ensemble était presque austère. Lui revinrent en mémoire les rumeurs qui prêtaient à la marquise la volonté de prendre Mme de Maintenon pour modèle. Elle souriait, mais son expression demeurait figée. Il en conclut que cette apparence dissimulait une inquiétude et une souffrance. La marquise portait de temps en temps un regard à la fois adorant et angoissé sur le roi qui, de son côté, lui témoignait son attachement par une multitude de petites attentions. Nicolas respirait mieux, il avait l’impression de se trouver dans une réunion de famille.

— Voilà donc votre protégé. Sartine, auquel nous avons bien des obligations. La Borde m’en avait parlé.

Le lieutenant général ne dissimula pas son étonnement.

— Je ne savais pas M. Le Floch aussi couru, Sire.

Le roi fit un geste vers Nicolas.

— Monsieur, je veux entendre de votre bouche le récit d’une affaire qui intéressait une cause bien précieuse. Je vous écoute.

Nicolas se jeta à l’eau sans réfléchir. Il jouait sans doute son avenir et d’autres, à sa place, eussent saisi leur chance en usant de toutes les facilités et en déployant toutes les séductions. Il choisit d’être simple, clair, pittoresque sans excès, suggérant plus que décrivant, évitant de se mettre en avant et rendant à M. de Sartine beaucoup plus qu’il ne lui devait. Le roi l’interrompit à plusieurs reprises pour des précisions sur l’ouverture des corps, avant d’y renoncer sur la prière de Mme de Pompadour que ces détails morbides effrayaient. Nicolas sut être modeste avec éclat et plein de feu quand l’action l’exigeait. Il intéressa sans lasser. Le roi, tout à ce récit, semblait avoir rajeuni ; son regard brillait d’un éclat renouvelé. Nicolas conclut et s’effaça d’un pas. La marquise, avec un sourire charmant, lui tendit à baiser une main qui parut au jeune homme bien fiévreuse.

— Merci, monsieur, dit-elle, nous vous devons beaucoup. Sa Majesté, j’en suis sûre, n’oubliera pas vos services.

Le roi se leva et fit quelques pas.

— Le roi est le premier gentilhomme du royaume, comme disait mon aïeul, Henri le quatrième, et saura récompenser le fils d’un de ses plus fidèles serviteurs, un de ces nobles Bretons qui, il y a trois ans, ne ménagèrent pas leur zèle et leurs peines contre l’Anglais[88].

Nicolas ne comprenait rien à ces paroles qui lui semblaient s’adresser à quelqu’un d’autre. Sartine demeurait impassible. La Borde avait la bouche ouverte. La marquise regardait le roi d’un air surpris.

— Je dis bien le fils d’un de mes serviteurs, reprit le roi. Monsieur, dit-il en regardant Nicolas, votre parrain, le marquis de Ranreuil qui vient de nous quitter et dont je n’oublie pas les services, m’a fait tenir une lettre par laquelle il vous reconnaît et légitime comme son fils naturel. C’est mon bon plaisir de vous l’apprendre et de vous restituer le nom et les titres qui sont les vôtres.

Un silence profond suivit ces paroles. Nicolas se jeta aux pieds du roi.

— Sire, je supplie Votre Majesté de me pardonner, je ne puis accepter.

Le roi eut un mouvement de la tête en arrière.

— Et pour quelles raisons, monsieur ?

— Accepter, Votre Majesté, serait être peu fidèle au souvenir de mon... de mon père, et priverait Mlle de Ranreuil d’un héritage qui lui revient de droit. J’y renonce, ainsi qu’à mon titre. J’ai déjà eu le bonheur de servir Votre Majesté. Je la supplie de pouvoir continuer à le faire sous mon nom.

— Qu’il en soit ainsi, monsieur.

Il se tourna vers la marquise.

— Voilà un exemple bien rare et bien réconfortant sur la nature humaine.

Puis, se tournant de nouveau vers Nicolas :

— Le marquis m’écrivait, monsieur, que vous excelliez à la chasse, comme lui-même.

— Sire, j’ai fait mes apprentissages avec lui.

— Vous serez toujours le bienvenu dans mes équipages. La Borde, M. Le Floch a privilège de courre le cerf. Il est dispensé de la tenue des débutants[89]. Pour le reste, M. de Sartine fera connaître mes volontés à M. Le Floch.

L’audience était finie, ils se retirèrent. Dans la galerie, le premier valet de chambre félicita Nicolas.

— Le roi vous admet à sa chasse. Il vous sait Ranreuil et vous honore comme tel. Vous avez les honneurs de la Cour et le droit de monter dans les carrosses du roi.


Nicolas suivit M. de Sartine comme dans un rêve, dont il ne savait pas s’il souhaitait qu’il s’achevât. Ils reprirent place dans le carrosse. Sartine se tut jusqu’à la sortie du château.

— J’avais prévenu le roi que vous refuseriez. Il ne me croyait pas.

— Vous avez toujours su ?

— Toujours, depuis votre arrivée à Paris. M. de Ranreuil vous aimait. Il a été très malheureux d’une situation dont il était responsable. Concevez son angoisse devant l’attachement qui vous rapprochait de Mlle de Ranreuil, votre sœur, et pardonnez à sa mémoire des décisions qu’alors vous ne pouviez comprendre.

— J’avais pressenti un mystère.

— Voilà bien votre si utile intuition !

— Et ma mère ?

— Morte en vous donnant le jour. Il importe peu que vous en sachiez plus. Le marquis était marié. Elle était fille noble et le déshonneur eût été son lot.

— Puis-je vous demander, monsieur, pourquoi vous pensiez que je refuserais ?

— Je vous observe depuis que votre père vous avait donné à moi. Vous lui ressemblez beaucoup. Mais ce qu’il avait acquis de naissance, vous avez dû l’obtenir par votre talent. Vous avez déjà prouvé que vous étiez capable de dépasser vos faiblesses en dépit du malheur de vos origines. Si j’ai quelquefois usé avec vous d’un ton de méfiance qui a pu vous blesser, il marquait davantage mon inquiétude qu’un jugement sur votre valeur. Je puis vous comprendre, Nicolas. Orphelin à quinze ans, sans fortune ni appuis, Espagnol par mon père qui était intendant de Catalogne, jeté au collège d’Harcourt, j’ai été abreuvé dès l’abord de mépris et de hauteurs, L’humiliation est le plus puissant ressort des sociétés. La noblesse ouvre les portes, mais c’est souvent un leurre. Et, si nous en croyons nos amis les philosophes, il vaudra peut-être mieux être plébéien, par les temps qui s’annoncent. Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il en riant, ce n’était pas bien courtisan de refuser un titre auquel on a droit devant une favorite née Poisson. Heureusement pour vous, elle n’a pas paru en prendre ombrage.

Il sortit de son habit une liasse de papiers et la tendit à Nicolas.

— Lisez.

Le jeune homme n’était pas certain de comprendre les phrases qui se succédaient devant ses yeux, et Sartine dut l’éclairer.

— Sa Majesté, dans sa grande bonté, a voulu vous offrir en gage de sa satisfaction un office de commissaire de police au Châtelet. Son prix a été réglé, vous trouverez quittance des droits. La seule condition que met le roi à cette faveur est que vous demeuriez sous mon autorité directe. Il entend pouvoir vous employer sans intermédiaire aux affaires particulières de son service. J’ose penser, monsieur le commissaire Le Floch, que cette condition ne vous sera pas trop pesante.

— Monsieur, sans vous...

— Laissons cela, Nicolas. C’est moi qui demeure votre débiteur.

Tout le reste du chemin, Nicolas ne parvint pas à maîtriser le flot de sentiments mêlés qui l’agitait. Lorsque le carrosse fut entré dans Paris, il demanda à M. de Sartine la permission de descendre devant le collège des Quatre-Nations[90] ; il souhaitait regagner à pied la rue Montmartre. Le magistrat y consentit en souriant. Les feux du crépuscule inondaient la Seine et, sur l’autre rive, le jardin de l’Infante et le Vieux Louvre. L’air était léger, embaumé de senteurs d’herbes et de fleurs. Le vent chassait les miasmes des berges. De petits nuages roses, gris et dorés, dérivaient au-dessus de la ville. Des cris perçants annonçaient l’arrivée des hirondelles.

L’heure était à la paix. L’épine plantée depuis si longtemps dans la chair et dans le cœur de Nicolas ne le tourmentait plus. Dans le désordre du monde, il avait trouvé sa place. Il avait écarté la tentation de revêtir une dignité dont la valeur ne tenait qu’aux préjugés ; il serait désormais sa propre référence. Le passé soldé, une autre existence commençait, qu’il bâtirait de ses propres mains. Il songea avec tendresse au chanoine Le Floch et au marquis. Leurs mânes pouvaient être satisfaits. Il s’était montré digne de leur amour et de leur enseignement. Douce-amère, l’image d’Isabelle resurgit comme le souvenir heureux de l’enfance partagée. Longtemps, il regarda vers le couchant. Là-bas, très loin, le libre océan battait sa terre natale. Il remonta les quais jusqu’au Pont-Neuf, en sifflant un air d’opéra.

Sofia, janvier 1996-mai 1997
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