XV CURÉE

Sortez, ombres, sortez de la nuit éternelle

Voyez le jour pour le triomphe :

Que l’affreux désespoir, que la rage cruelle

Prennent soin de vous rassembler,

Avancez, malheureux coupables.

Quinault

Semacgus parut le premier, plus rubicond encore qu’à l’accoutumée, mais impassible. Il fut suivi par la Paulet et la Satin. La première avait la mine basse, mais ses petits yeux perdus dans les replis de chair se déplaçaient comme ceux d’une bête aux abois. La seconde laissa percer sa surprise de se retrouver auprès du chirurgien de marine. Louise Lardin, en jupe grise et caraco noir, sans maquillage et sans perruque, semblait vieillie de plusieurs années. Quelques cheveux blancs apparaissaient déjà dans sa chevelure défaite. Marie Lardin, en deuil, serrait convulsivement un petit mouchoir. Catherine Gauss la soutenait, tout en fusillant du regard son ancienne patronne. Sanson entra comme une ombre et. debout, se confondit avec la muraille dans le retrait que formait l’angle de la cheminée. Bourdeau demeura devant la porte.

Les témoins prirent place sur les escabeaux prévus à leur usage. Le lieutenant général de police contourna le bureau et s’assit sur son rebord, balançant l’une de ses jambes et jouant avec un stylet d’argent. Nicolas, au centre de la pièce, les deux mains sur le dossier d’un fauteuil, lui faisait face. Le père Marie apporta deux flambeaux supplémentaires. Leurs lumières projetèrent la silhouette du jeune homme en une grande tache d’ombre au fond de la pièce.

— Monsieur Le Floch, je vous écoute.

Nicolas prit une longue inspiration, et se lança :

— Monsieur, l’enquête que vous m’avez chargé de diligenter touche à sa fin. Je crois pouvoir affirmer que des éléments décisifs ont été rassemblés qui permettent d’approcher la vérité et de désigner les coupables.

Sartine l’interrompit.

— Il ne s’agit pas d’approcher, mais bien d’atteindre. Nous attendons vos lumières, monsieur, quoique la vérité, comme le dit mon ami Helvétius[83] soit un flambeau qui luit quelquefois dans le brouillard sans le dissiper.

— Du brouillard, il y en a eu beaucoup dans cette affaire, et dès ses origines, dit Nicolas. Reprenons les choses à leur commencement. Le commissaire Lardin avait disparu. Vous m’avez chargé d’enquêter sur cette disparition avec l’inspecteur Bourdeau. Nous avons procédé selon l’habitude, sans rien trouver d’abord. Puis, grâce au témoignage d’une vieille marchande de soupe, la vieille Émilie, nous avons découvert des restes humains au Grand Equarrissage de Montfaucon. Je note au passage, monsieur, l’efficacité d’une administration qui a permis à une information recueillie par le commissariat du Temple de parvenir à notre connaissance.

M. de Sartine salua avec ironie.

— Je suis heureux, monsieur, de votre constatation sur l’efficacité de ma police, qui fait en effet l’admiration de l’Europe. Mais poursuivez.

— Ces restes humains, nous les avons fait parler et ils nous ont appris plusieurs choses. Ils appartenaient à un individu chauve, de sexe masculin, dans la force de l’âge. Il avait été tué par une arme blanche, puis découpé, déposé à Montfaucon et sa mâchoire avait été fracassée. Notre examen prouvait que le corps était parvenu au Grand Équarrissage avant que surviennent la neige et le gel. Ainsi pouvions-nous dater son abandon sur place de la nuit même où le commissaire Lardin avait disparu. D’autre part, des vêtements ont été retrouvés auprès du corps, qui avaient appartenu au disparu. Tout portait donc à croire que les restes découverts étaient bien ceux que nous cherchions. Pourtant, un doute subsistait dans mon esprit. J’avais le sentiment que tout avait été agencé, disposé, comme si une volonté extérieure avait tenu à faciliter la reconnaissance de ces restes. Tout concourait à prouver qu’il s’agissait bien de ceux de Lardin. Je notai cependant un détail : une tache noire au sommet du crâne, sur laquelle je reviendrai. L’acharnement à détruire la mâchoire jetait aussi un doute sur la présomption première.

Nicolas marqua une pause, pour reprendre haleine, et poursuivit :

— L’enquête portait aussi sur l’entourage du disparu. Rapidement, nous avons appris par le docteur Semacgus que Lardin avait organisé un souper dans une maison de plaisir, le Dauphin couronné. Durant cette soirée essentielle, le docteur Descart et Lardin s’étaient querellés et tous deux avaient quitté le bordel aux environs de minuit. Quant à Semacgus, il serait resté avec une fille jusqu’à trois heures du matin et n’aurait pas retrouvé son serviteur nègre, Saint-Louis, disparu lui aussi. Descart, interrogé, taisait sa soirée au Dauphin couronné et accusait Semacgus d’avoir tué son cocher. D’évidence, une rivalité opposait les deux hommes, autrefois liés.

— Jusqu’à présent, monsieur, s’impatienta Sartine, vous ne m’apprenez rien que je ne sache déjà.

— L’enquête au Dauphin couronné ouvrait de nouvelles voies. Il apparaissait que le ménage Lardin avait subi, dès l’origine, les retombées de la jeunesse agitée de Louise, et que Descart, cousin de Louise, avait détourné la fortune de ses parents et, par là même, se trouvait à l’origine de sa jeunesse débauchée. Lardin, malheureux dans son intérieur, recherchait des plaisirs mercenaires auprès des créatures de la Paulet. Joueur invétéré et pressé par les goûts de luxe de sa femme, il avait perdu une fortune et se trouvait soumis au chantage de malfaiteurs.

Le lieutenant général, inquiet de la direction périlleuse que prenait le récit, tapotait nerveusement le rebord de son bureau avec le stylet.

— De ces malfaiteurs, je ne dirai rien, reprit Nicolas, au soulagement de Sartine, ni des raisons qui les animaient. L’un d’eux pourtant nous intéressait. Il avait nom Mauval et sa présence obsédante avait été repérée alors qu’il nous espionnait à Montfaucon. Il se trouvait que ce Mauval était aussi l’amant de Louise Lardin. Il s’avérait également que Descart avait été attiré dans un piège au Dauphin couronné. Appâté par les propositions de la Paulet qui caressait ses penchants, il devait forcément tomber sur Lardin.

On entendit une voix étouffée qui protestait.

— Je répondais à la demande, dit la Paulet, c’est le client qui ordonne.

Nicolas ignora l’interruption.

— Cette rencontre et cette querelle apparaissaient donc nécessaires à un plan savamment préparé. Nous avons appris, par un autre témoignage, que le docteur Semacgus, loin d’avoir quitté l’établissement du faubourg Saint-Honoré après trois heures du matin, comme il l’avait d’abord affirmé, en était parti aux environs de minuit pour rejoindre le lit de Louise Lardin. Ainsi, au cours de cette nuit, personne n’avait d’alibi. Descart et Lardin disparaissent aux environs de minuit. Semacgus s’éclipse à la même heure. Saint-Louis, le cocher de Semacgus, n’est plus là. Louise Lardin, prétendument sortie pour aller entendre les vêpres ce soir-là, ne peut établir le lieu où elle se trouvait jusqu’à fort avant dans la nuit, comme le prouve le témoignage de sa cuisinière sur l’état de ses chaussures abîmées par la pluie ou par la neige. Le mystère reste entier mais l’un de ces personnages, le docteur Descart, va bientôt périr de mort violente, dans sa maison de Vaugirard. Les premières constatations sont ambiguës. Il paraît avoir été poignardé par une lancette à saignée. Tout incrimine le docteur Semacgus, invité par Descart à le rencontrer à l’heure de sa mort et qui avait toute latitude pour le tuer. Ou bien est-ce une ruse diabolique de ce même docteur Semacgus, qui entend par cet indice faire porter le soupçon sur lui-même d’une manière si ostensible qu’elle équivaut à l’innocenter ? Et que dire du personnage énigmatique dont le pas sautillant est noté par une mouche et dont je relève les petites empreintes sur le sol gelé ? Seule conséquence de tout cela, Descart ne peut plus raisonnablement faire partie de nos suspects. Alors ?

— Oui, alors ? fit Sartine.

— Alors, monsieur, nous avons affaire à une machination machiavélique dans laquelle les coupables sont parfois des victimes.

— Il y a de plus en plus de brouillard dans vos propos, Nicolas.

— C’est que tout a été fait pour que les voies fussent embrouillées à un degré tel qu’en démêler les écheveaux est un travail de bénédictin. La première fausse piste est le cadavre de Montfaucon. Ce n’était pas celui de Lardin. Celui de Lardin, nous l’avons retrouvé hier dans les caves de la rue des Blancs-Manteaux.

Catherine Gauss poussa un cri.

— Bovre monsieur, bovre Marie !

— À qui appartenaient alors les restes macabres du Grand Equarrissage, et pourquoi avoir voulu nous égarer de la sorte ? En vérité, c’est une longue histoire.

Imaginez, monsieur, le commissaire Lardin, après une longue et honorable carrière, enragé de jeu et qui doit subvenir aux besoins de sa jeune femme, coquette et frivole. Il dilapide des sommes considérables et tombe entre les mains de maîtres chanteurs. Sa situation est si compromise que sa propre servante est contrainte de participer de ses deniers aux dépenses du ménage. Il est acculé.

Nicolas jeta un regard appuyé sur son chef qui hocha la tête.

— Lardin décide de disparaître. Il espère que cette disparition lui permettra de refaire fortune et de fuir à l’étranger, où il compte s’établir. Il prépare un plan criminel. Sa femme, Louise Lardin, a un cousin très riche et qu’elle hait le docteur Descart. Il faudra donc parvenir à le faire accuser de l’assassinat du commissaire ; après quoi, il sera jugé, exécuté, et ses biens saisis au profit de l’épouse de sa victime qui, à cette époque-là, est son héritière naturelle. Mme Lardin consent et se donne à Descart pour justifier les soupçons qui porteront sur lui.

— C’est faux, vous mentez ! Ne l’écoutez pas.

Louise Lardin avait interrompu Nicolas, et Bourdeau dut la maîtriser pour qu’elle ne lui saute pas au visage.

— C’est la vérité, madame. Descart a été attiré dans un piège au Dauphin couronné. La Paulet lui avait fait miroiter les plaisirs d’une nouvelle pensionnaire. On lui a fait tenir un masque et une cape noire pour son déguisement de carnaval. Lardin s’est arrangé pour se trouver là aussi, avec Semacgus, car il faut un témoin à cette querelle. Descart arrive, la provocation a lieu, il y a lutte et Lardin en profite pour arracher un morceau de la poche du vêtement de Descart qui pourra constituer dans l’avenir une utile présomption. Le médecin fuit. Lardin le suit de près...

— Et Descart ? demanda M. de Sartine.

— Il va disparaître dans la nuit et regagner sa demeure où il vit en solitaire. Accusé, il n’aurait pu compter sur aucun témoignage ni alibi.

— On a vraiment l’impression que vous étiez là, monsieur.

— Encore une fois, monsieur, votre police est bien faite. Je poursuis. Pendant cette querelle, deux malfaiteurs stipendiés par Lardin, Rapace, un ancien boucher, et Bricart, un soldat invalide, assomment Saint-Louis, l’égorgent dans la voiture de Semacgus, puis, sur les bords du fleuve, découpent le corps en morceaux qu’ils déposent dans des tonneaux. Ils portent le tout à Montfaucon où, sous les yeux d’un témoin, ils l’abandonnent avec les vêtements du commissaire et sa canne. La neige, tombée plus tard à la Villette qu’à Paris, recouvre les restes.

— Comment pouvez-vous en être sûr ? Ce n ‘est pas ce que j’ai lu sur les rapports.

— Sur les rapports vous avez lu ce que les témoins ont bien voulu dire. En fait, je suis en mesure d’affirmer que le corps trouvé à Montfaucon était bien celui de Saint-Louis.

Nicolas sortit de sa poche un carton. Il s’approcha d’un des flambeaux et tint l’objet au-dessus de la flamme. Le papier se colora aussitôt d’une tache de noir de fumée.

— C’est ainsi, dit-il, que j’ai tout compris, un soir que je considérais la flamme de ma chandelle noircir la poutre au-dessus de ma tête.

— Vos propos, monsieur, deviennent si abscons que je me mets à douter de la cohérence de votre raisonnement. Expliquez-vous.

— C’est très simple. Vous vous rappelez cette tache noire trouvée sur le crâne de Montfaucon. Elle m’avait d’autant plus intrigué que notre témoin sur les lieux, la vieille Émilie, avait vu Rapace et Bricart battre le briquet et faire briller quelque chose.

Il se tourna vers Semacgus.

— Monsieur, quel âge avait votre serviteur ?

— Dans les quarante-cinq ans, autant que l’on puisse savoir avec un Africain.

— Dans la force de l’âge, donc ?

— Assurément.

— Il était chauve ?

— En dépit de son nom, emprunté à son lieu de naissance, Saint-Louis était demeuré mahométan. C’est pourquoi il gardait le crâne rasé avec, juste au milieu, une mèche de cheveux par laquelle, disait-il. son Dieu pourrait le tirer au jour de sa mort.

— Nous savons tous que le commissaire Lardin était chauve sous sa perruque, reprit Nicolas. Si l’on voulait faire passer le corps de Saint-Louis pour celui de Lardin, il fallait que cette mèche distinctive disparût ! Aussi fut-elle brûlée. Mais une trace noire subsistait qui attira mon attention.

— Mais, reprit Sartine, l’homme était noir...

— C’est précisément pourquoi il fallait le porter au Grand Équarrissage où, rongé et dévoré par des hordes de rats, d’oiseaux de proie et de chiens errants, il n’aurait plus figure humaine, ni peau sur les os. Et, pourquoi croyez-vous que la mâchoire ail été fracassée et les dents dispersées ? Parce que la dentition du commissaire Lardin était fort mauvaise, au contraire de celle de Saint-Louis dont le sourire éclatant est encore dans la mémoire de ceux qui ont connu ce serviteur fidèle. Mais il fallait qu’on pût identifier le corps, d’où la présence des habits et des objets ayant appartenu au commissaire Lardin.

M. de Sartine hocha la tête en silence, avant de demander :

— Et l’assassinat du docteur Descart ?

— J’y viens, monsieur. Le docteur Descart a été trouvé mort à la porte de son domicile, une lancette de saignée plongée dans le cœur. C’est du moins ce que l’assassin souhaitait que l’on crût. Je répète, en effet, que la victime n’a pas été tuée à la porte de sa demeure et que la lancette n’était pas plantée dans le cœur, mais à côté, et que la blessure constatée n’était pas la cause de la mort. Un homme de l’art...

Il se tourna vers la cheminée où seule l’ombre de Sanson était visible.

— ... a démontré savamment que le docteur, loin de mourir poignardé, avait été empoisonné, puis étouffé par un carreau. De cela nous en sommes certains. Mais qui avait intérêt à la mort de Descart ?

Il s’approcha de Semacgus qui regardait le sol.

— Vous, docteur. Vous étiez l’exact opposé de Descart. Votre manière de vivre et votre liberté de ton contrastaient avec sa dévotion hypocrite. Vous me direz que ce n’est pas une raison pour le tuer. Mais à ces considérations s’ajoute votre rivalité. Vous étiez les tenants de deux chapelles médicales opposées ; on sait ce que les querelles entre écoles propagent de haines. Outre cela, Descart vous menaçait dans vos intérêts. Vous couriez le risque d’être interdit en tant que médecin, n’étant que chirurgien de marine. C’est toute votre vie qui en eût été bouleversée. Qui plus est. vous étiez rivaux dans ce que les convenances m’obligent d’appeler l’affection de Louise Lardin. Il vous avait surpris avec elle. Je sais bien que vous prétendez avoir découvert le corps, mais rien ne prouve que vous n’êtes pas arrivé quelques instants plus tôt et que vous n’avez pas perpétré ce crime. Vous rentrez à votre domicile, laissant le temps à votre complice aux petits pieds de... disons... organiser la mise en scène.

M. de Sartine laissa échapper un léger soupir de soulagement.

— Vos mensonges perpétuels ne plaident pas en votre faveur, Semacgus, poursuivit Nicolas. Vous êtes suspect, mais trop de présomptions tuent la preuve. Tout concourt à vous accuser. Or, dans cette mise en scène, bien des choses rappellent la nature morte arrangée de Montfaucon. La vérité tient peut-être à un mensonge dissimulé.

Semacgus ne parvenait pas à maîtriser le tic nerveux qui agitait l’une de ses paupières.

— Votre chance, c’est justement cette convocation du docteur Descart qui n’a, à bien y réfléchir, aucune justification. C’est un papier déchiré, non daté, non signé, qui ne porte aucune adresse et qui a été acheminé à votre demeure dans de bien étranges conditions. Je ne prétends pas qu’il s’agisse d’un faux ; il est bien de la main du docteur. Mais je soutiens qu’il s’agit d’un fragment d’une lettre adressée par Descart à sa maîtresse Louise Lardin, et que son contenu a été détourné pour convoquer le docteur Semacgus dans la maison de Vaugirard. Cela signifie, monsieur, que j’accuse Mme Lardin du meurtre de son cousin Descart.

— Nul doute, monsieur Le Floch, dit Sartine, que cette vigoureuse affirmation va être immédiatement suivie d’une démonstration concluante, car vous passez bien rapidement d’un coupable à un autre...

— Rien de plus aisé, en effet. Pourquoi Louise Lardin est-elle suspecte dans le meurtre de son cousin ? Réfléchissons avec elle. Je suis assuré que le complot du Dauphin couronné, a été préparé et conçu par Lardin en plein accord avec sa femme. Mais le commissaire ignore un fait que Louise Lardin a découvert par hasard. Je n’ai aucun mérite à l’avoir appris, il m’a suffi de presser un peu la discrétion de maître Duport, notaire à la fois, il faut le souligner, de Lardin et de Descart. Celui-ci m’a affirmé avoir appris à Mme Lardin, ce qu’il avait regretté aussitôt vu les réactions de la dame, que le cousin Descart venait de rédiger un testament et avait établi connue légataire de tous ses biens Mlle Marie Lardin. Je ne crois pas que cette nouvelle ait été portée à la connaissance du commissaire. En revanche, elle a peu à peu envahi l’esprit de Louise Lardin et a fait germer une idée diabolique : se débarrasser d’un seul mouvement d’un mari méprisé et d’un cousin détesté. Elle allait aider le commissaire à accréditer sa disparition pour mieux l’assassiner. Dans le même temps, elle impliquerait Semacgus dans un meurtre dont il était innocent. Il fallait faire disparaître Descart, car rien ne prouvait qu’il serait, au bout du compte, accusé du meurtre du commissaire ; il y avait trop d’incertitudes. Enfin, dans un souci toujours plus pervers de brouiller les pistes, Louise Lardin avait chaussé à Vaugirard les souliers de sa belle-fille. Son pied étant plus grand, sa démarche était malaisée, ce que remarqua un suppôt de police qui la vit sortir de la maison Descart, après qu’elle l’eut mise à sac pour y trouver...

M. de Sartine se mit à tousser. Nicolas se reprit à temps.

— Pour y trouver... le testament. Pourquoi, direz-vous, ce raffinement dans le détail ? Il fallait préserver des voies de recours. Marie Lardin, nouvelle héritière de Descart, pouvait être, en cas de danger, accusée à son tour. Descart supprimé, il fallait à tout prix se débarrasser de la fille du commissaire Lardin. C’est pourquoi, après avoir été droguée, elle est enlevée, conduite au Dauphin couronné, et promise à un trafic infâme qui devait la déshonorer et la faire disparaître à tout jamais sans laisser de trace. Alors Louise Lardin, veuve éplorée et marâtre accablée, toucherait le prix de ses crimes, s’emparerait de l’héritage Descart et disparaîtrait avec son amant préféré, le sieur Mauval.

Louise Lardin se leva. Bourdeau, inquiet, s’approcha d’elle.

— Je proteste ! s’écria-t-elle. Je proteste contre les ignobles accusations de ce Le Floch. Je suis innocente de ce dont il m’accuse. J’ai eu le malheur d’avoir des amants, cela je le reconnais. Mais je n’ai tué ni mon mari ni mon cousin. J’ai déjà dit à M. Le Floch que le commissaire a été tué par le docteur Semacgus au cours d’une lutte alors que mon mari venait de nous surprendre, le matin du samedi 3 février. Mon seul tort a été de céder à ses supplications en vue de dissimuler le cadavre que M. Le Floch a retrouvé dans les caves de ma demeure.

— Il est dans la nature des choses, qu’un accusé se prétende innocent, continua Nicolas imperturbable. Mais je n’avais pas achevé ma démonstration et nous allons revenir sur le détail de la mort du commissaire. Il se trouve que Louise Lardin a manifesté deux attitudes contradictoires et successives au sujet de la disparition de son mari. Tout d’abord, elle a joué le jeu d’une épouse aimante et affolée, puis, dans un deuxième temps, elle a affiché le cynisme d’une courtisane affranchie qui se fait gloire de ses débauches et avoue son détachement pour un mari méprisé. La deuxième attitude répondait à la naissance des soupçons issus de l’enquête. Il fallait faire front. Ce faisant, elle détournait ces mêmes soupçons qui hésitaient alors à se porter sur une femme capable d’une telle sincérité. Nous retrouvons encore cette intelligence maléfique qui use des évidences pour les vider de leurs conséquences. Or, de quoi est mort en vérité le commissaire Lardin ? Monsieur le lieutenant général, je souhaiterais interroger, avec votre autorisation, l’homme le mieux à même de nous éclairer.

Il désigna Sanson. M. de Sartine fit un geste d’assentiment et le bourreau parut dans la lumière tremblante des flambeaux. Seuls, dans l’assistance, Semacgus et Bourdeau savaient ce que dissimulait l’apparence commune de cet homme que Nicolas évita de nommer par son nom.

— Monsieur, demanda-t-il, de quoi est mort le commissaire Lardin ?

L’ouverture de son corps prouve de manière évidente qu’il est mort empoisonné par une matière arsenicale. énonça Sanson. Les rats crevés, découverts près du corps, ont péri de la même manière pour s’être nourris sur lui. Le détail de l’ouverture...

— Épargnez-nous le détail, dit Sartine.

— Le produit utilisé, reprit Nicolas, pourrait-il être le même que celui qui a servi au meurtre de Descart ?

— Le même, exactement.

— À quand remonte, selon vous, la mort du commissaire Lardin ?

— Vu l’état du cadavre et le lieu où il reposait, la réponse est difficile. Cependant, je pense qu’il était là depuis plus d’une semaine.

— Je vous remercie, monsieur.

Sanson s’inclina et regagna la pénombre. Nicolas se tourna vers la cuisinière des Lardin.

— Catherine, il y avait des rats rue des Blancs-Manteaux ?

— Vous le savez bien, monsieur Nicolas. Une vraie beste. Je n’arrêtais pas de me battre contre.

— De quelle manière ?

— J’avais un bot d’arsenic.

— Où se trouvait-il ?

— Dans l’office.

— Il ne s’y trouve plus. Ainsi, voilà une bien étrange lutte entre un mari trompé et l’amant de sa femme, qui s’achève par l’ingestion d’un poison. Ce que nous a affirmé Mme Lardin n’est pas crédible. Son mari a été empoisonné à la suite d’un complot parfaitement ourdi. Car complot il y a depuis le début, et je vais vous en apporter des preuves.

M. de Sartine avait regagné son fauteuil et, le menton dans son poing, il fixait avec admiration le jeune homme enflammé par sa démonstration.

— Il y a complot, dis-je, reprit Nicolas en enflant la voix. J’affirme que Mauval, amant de Louise Lardin, a été chargé de recruter les deux canailles qui vont égorger Saint-Louis. Il leur donne rendez-vous, avec les commanditaires, sur le chantier de la place Louis-XV. Là, ils rencontreront trois personnages en capes de satin noir et masqués ; le carnaval offre de ces facilités... Maître Vachon, votre tailleur, monsieur le lieutenant général, mais aussi celui de Lardin, a confectionné sur sa demande quatre capes noires. Alors, faisons nos comptes. Au Dauphin couronné Semacgus, en cette soirée de carnaval, est naturellement masqué. Lardin, masqué aussi et en cape, en voilà une. Descart masqué et en cape, celle que la Paulet lui a envoyée avec l’invitation, et de deux. Pour qui les deux autres capes ? Une pour Mauval, et de trois. Et l’autre pour Louise Lardin, quatre.

Louise Lardin se leva, l’écume à la bouche, et se mit à hurler.

— Tu mens, charogne, prouve-le !

— Curieuse requête de la part d’une innocente, mais rien ne sert de crier, je le prouverai. Examinons un peu le déroulement de cette soirée. Vers dix heures, Rapace et Bricart attendent place Louis-XV avec une charrette et deux tonneaux. Peu de temps après, trois inconnus masqués les rejoignent. Les instructions sont données et l’avance de la récompense versée. On les conduit rue du Faubourg-Saint-Honoré, à proximité du Dauphin couronné. Une voiture arrive peu avant minuit. Semacgus entre au bordel. C’est alors que son cocher, Saint-Louis, est attiré dans un guet-apens et poignardé. Les deux complices découpent le corps au bord du fleuve et placent les morceaux dans les deux tonneaux. Les deux bandits interrogés ont tenté d’accréditer l’idée que c’était Lardin qui venait d’être tué. Or, à minuit, Semacgus, Lardin et Descart sont ensemble. Nous savons maintenant quand Lardin a été tué et. de plus, je sais l’heure exacte à laquelle Saint-Louis a péri. Sa montre, brisée au cours de la lutte, a été retrouvée dans la poche de Rapace. Elle était arrêtée à minuit et quatre minutes. Entre minuit un quart et une heure du matin, Descart, Lardin, puis Semacgus quittent le Dauphin couronné. Lardin est le premier à revenir rue des Blancs-Manteaux. Il est la deuxième victime du complot après Saint-Louis. Il est empoisonné par sa femme et Mauval, revenu en hâte de la place Louis-XV. Son corps est placé dans le souterrain inconnu où il sera la proie des rats, et bientôt méconnaissable. Quelques jours après, du gibier sera placé dans le caveau pour dissimuler les miasmes suspects. Tout sera fait pour rendre la situation insupportable à Catherine Gauss, la cuisinière, qui aurait pu se douter de quelque chose. Marie Lardin sera enlevée, et moi-même, locataire, je serai naturellement chassé du logis. Oui, il y a eu complot et je maintiens et soutiens mes accusations contre Louise Lardin.

Louise, méprisante, le toisait. Puis elle se tourna vers Sartine.

— J’en appelle, monsieur, tout cela est faux. Qu’on me montre les preuves promises !

— Madame, que votre volonté soit faite. Vous voulez des preuves, j’ai beaucoup mieux que cela, un témoin. Rappelez-vous ce rendez-vous sur le chantier de la place Louis-XV et ces deux hommes avec qui vous aviez négocié le meurtre horrible d’un innocent. Rappelez-vous la tempête menaçante de ce soir-là, avec ses rafales d’ouest qui annonçaient la neige de la nuit. Vous ne pouvez pas avoir oublié que l’une d’entre elles vous a décoiffée et a presque arraché le masque qui couvrait votre visage, suffisamment en tout cas pour que l’un des deux hommes en question ait conservé le souvenir de vos traits. Dans certaines situations, les détails s’impriment dans la mémoire des moins observateurs.

Louise Lardin se tordait les mains en hurlant.

— C’est faux !

— Vous savez bien, madame, que malheureusement pour vous je ne mens pas.

Nicolas se tourna vers Bourdeau.

— Monsieur l’inspecteur, veuillez introduire le prévenu.

Bourdeau ouvrit la porte, leva la main et fit un signe. Alors, le silence épais qui pesait sur l’assistance fut brisé par l’écho sonore d’un pas incertain, d’un pas déséquilibré, qui résonnait sur le dallage du vieux palais. Ce bruit s’amplifia et se confondit avec le battement des cœurs des assistants. Soudain, Louise Lardin se leva, bouscula Nicolas et, saisissant le stylet d’argent avec lequel M. de Sartine jouait quelque temps auparavant, se le plongea dans la poitrine avec un grand cri et s’effondra. À la porte, ahuri, le père Marie apparut, une canne à la main.

Nicolas rompit le silence consterné qui avait suivi cette scène.

— Elle savait que Bricart l’avait dévisagée ce soir-là. Elle connaissait aussi l’infirmité de ce vieux soldat et le bruit de son pilon. Elle était assurée qu’il allait la reconnaître.

— Il convenait qu’une affaire aussi sinistre, entièrement fondée sur le mensonge et sur le faux-semblant, s’achevât sur un coup de théâtre ! s’exclama M. de Sartine.

Bourdeau, aidé du père Marie, s’empressa de faire sortir l’assistance puis fit quérir des aides et un brancard pour évacuer le corps de Louise Lardin, dont Sanson et Semacgus avaient constaté le décès. Il irait rejoindre les gisants de la Basse-Geôle, parmi lesquels deux de ses victimes et son amant Mauval.


Nicolas et le lieutenant général de police demeurèrent seuls. Il y eut un long silence entre les deux hommes, et Nicolas dit enfin :

— Je crois, monsieur, que la Paulet devrait être relâchée. Elle peut nous être utile et elle a joué franc jeu avec nous. Elle est, comme nous savons, un assez bon auxiliaire de police. Pour le reste...

M. de Sartine s’était levé. Il s’approcha de Nicolas et mit une main sur son épaule. Nicolas retint un cri : c’était celle qui avait été blessée par l’épée de Mauval.

— Mes compliments, Nicolas. Vous avez démêlé cette intrigue avec une sagacité qui justifie le jugement que j’avais dès l’abord porté sur vous. Je vous laisse juge de l’opportunité des poursuites ou des grâces. Pour la Paulet, vous avez raison. La police d’une grande ville ne peut s’exercer qu’en employant les instruments les plus débiles ou les mieux placés de la société. Nous ne pouvons faire la fine bouche. Mais une question : qui vous a donné l’idée de ce deus ex machina du dernier acte ? Même moi, j’ai tourné la tête vers la porte.

— L’idée m’en a été inspirée par une remarque de M. de Noblecourt, répondit Nicolas. Il m’avait conseillé de « faire comme si ». Une femme comme Louise Lardin n’aurait jamais avoué, peut-être même pas sous la question. Il fallait trouver un biais pour la prendre en défaut et surprendre ses défenses.

— Voilà qui me conforte en la capacité de mon jugement, reprit Sartine en souriant. Au fond, c’est grâce à moi. qui vous ai confié à M. de Noblecourt, que tout cela a été résolu. D’ailleurs chez notre vieil ami vous ne trouverez guère de cadavres dans la cave que ceux des bouteilles qu’il aime vider en compagnie de ses amis.

Satisfait de sa plaisanterie, il s’autorisa un coup de peigne à sa perruque, ouvrit sa tabatière, offrit une prise à Nicolas qui accepta, et se servit lui-même. Cet intermède fut suivi d’une séance d’éternuements qui les laissa apaisés et fort satisfaits d’eux-mêmes.

— Ainsi, reprit enfin Sartine, non seulement vous décidez de mes audiences, mais vous voulez me priver de mon souper. J’espère que les raisons que vous allez avancer justifient cette impertinence et ne me laisseront pas, si j’ose dire, sur ma faim. Encore que pour voir certaine affaire éclaircie, je jeûnerais bien toute une semaine. Nicolas, avez-vous les papiers du roi ?

— Vous les aurez, monsieur, si vous consentez à me suivre là où je veux vous emmener. Cela nous prendra deux heures. Vous aurez encore le temps de rejoindre votre souper, où tout n’aura pas encore été ni mangé ni bu !

— Il ajoute l’insolence à l’impertinence ! s’exclama Sartine, mais que faire ? Il faut en passer par ses quatre volontés. Allons, je vous suis.

Nicolas marqua un temps d’arrêt.

— Monsieur le lieutenant général, dit-il, j’ai une requête, qui est aussi une justice, à vous présenter.

— Dans l’état actuel des choses, mon cher Nicolas, si la demande est raisonnable, c’est acquis, et si la demande est impossible, j’y consens malgré tout.

Le jeune homme eut une dernière hésitation, et dit :

— Je souhaiterais que Bourdeau, qui a mené cette enquête avec moi et qui m’a été d’une aide inestimable, soit associé à sa conclusion ultime. J’imagine vos réticences, mais je suis assuré que nous pouvons lui faire confiance.

M. de Sartine se mit à arpenter son bureau, puis à tisonner machinalement un feu qui était éteint depuis longtemps.

— Je n’ai qu’une parole, dit-il enfin, mais vous m’engagez dans une situation bien délicate. Vous êtes un rude jouteur, Nicolas. C’est sans doute la fréquentation des criminels qui vous a endurci. Toutefois, je comprends et je partage votre sentiment sur l’inspecteur Bourdeau. Il vous est dévoué comme personne et vous a, si j’en crois les rapports, sauvé la vie. Il a été à la peine, il est juste qu’il soit à l’honneur. Qui donc a dit cela ?

— Jeanne d’Arc au sacre de Charles VII à Reims, monsieur, à propos de son étendard.

— Nicolas, vous me surprendrez toujours. Il est vrai que vous êtes le digne élève de nos pères jésuites. Vous mériteriez une autre société...

Ils sortirent. Dans la salle, ils trouvèrent Semacgus et Bourdeau. Le docteur, après avoir profondément salué le lieutenant général, tendit la main à Nicolas.

— Je voulais vous dire ma reconnaissance, Nicolas, vous ne m’avez pas épargné, mais vous m’avez sauvé, car sans l’aveu de Louise, j’étais perdu. Je n’oublierai pas la leçon. Vous êtes chez vous à la Croix-Nivert, vous le savez. Catherine vous aime comme un fils. Je la garde, c’est un grand cœur, et Marie Lardin a décidé de se retirer à Orléans, chez sa marraine.

M. de Sartine s’impatientait. Nicolas lit signe à Bourdeau.

— Monsieur l’inspecteur nous fera-t-il l’honneur de nous accompagner pour l’épilogue de cette affaire ? demanda Nicolas.

— Ma foi, répondit Bourdeau dont le visage s’illumina, j’aurais parié un cent de bouteilles de chinon qu’il y avait autre chose !


Le lieutenant général les entraîna vers son carrosse. Nicolas ordonna au cocher de gagner Vaugirard. Durant le trajet, il n’eut guère le temps de prendre la mesure de son triomphe. Sous le regard circonspect de Sartine, il expliqua en peu de mots à Bourdeau l’affaire d’État liée à la question criminelle qui venait d’être résolue. Puis chacun se réfugia dans le silence. Nicolas subissait l’assaut du doute, son éternel ennemi. Il était pourtant sûr de lui, de ses déductions et convaincu de toucher au but, mais il n’osait imaginer ce qui entraînerait un échec dans ces conditions.

Le lieutenant général jouait avec le couvercle de sa tabatière dont il faisait claquer le fermoir à intervalles réguliers. Le carrosse, tiré à deux paires, menait un train d’enfer, enfilant des voies désertes et obscures. Ils furent bientôt à Vaugirard. Nicolas donna ses instructions pour diriger le cocher vers la maison du docteur Descart. L’endroit était toujours aussi sinistre. À peine étaient-ils descendus du carrosse que Bourdeau se mit à siffler un air particulier. Dans l’ombre, de l’autre côté de la rue, un air identique lui répondit. Une mouche était là, qui surveillait la maison. L’inspecteur alla lui parler et revint en indiquant que tout était en ordre et que personne n’avait tenté d’y pénétrer.

Les scellés brisés, Nicolas ouvrit la porte. Il battit le briquet et récupéra sur le sol un morceau de chandelle. Il l’alluma, le tendit à Bourdeau en lui demandant de faire de même avec les chandeliers, pour éclairer la pièce principale. Sartine considéra, effaré, le désordre effrayant qui régnait dans la maison. Nicolas dégagea le dessus du bureau de Descart d’un revers du bras et y déposa trois morceaux de papier. Cela fait, il rassembla un fauteuil et une chaise et invita ses compagnons à s’asseoir. M. de Sartine, la mine fermée, s’exécuta sans commentaire.

— Monsieur, commença Nicolas, lorsque vous m’avez fait l’honneur de me confier un secret d’État que le déroulement de l’enquête criminelle m’avait fait pressentir, je me suis donné pour mission de faire tout mon possible pour que cette affaire soit également élucidée. Mes bases de départ étaient étroites. Vous m’aviez appris que le commissaire Lardin, appelé par ses fonctions à relever les papiers d’un plénipotentiaire qui venait de mourir, avait dérobé plusieurs documents de la plus haute importance touchant les intérêts de la Couronne et menaçant la sécurité du royaume. Détenteur de ces pièces, Lardin était en mesure à la fois d’assurer son impunité et de nourrir un odieux chantage. Cependant, lui-même, en raison de l’importance de ses dettes de jeu, était tenu à la gorge par Mauval, agent et âme damnée du commissaire Camusot, responsable de la police des jeux, corrompu et intouchable.

Sartine regarda Bourdeau en soupirant.

— Je n’insisterai pas sur les risques de divulgation de ces papiers auprès de puissances étrangères et de l’impossibilité où vous vous trouviez, monsieur, d’agir contre les responsables de ce crime de lèse-majesté. Mais j’étais convaincu que l’affaire de la disparition du commissaire Lardin ne pouvait qu’être intimement liée avec l’existence de ces papiers d’État, disons... égarés.

— Comment cela ? dit Sartine.

— La présence continuelle de Mauval autour de l’enquête, son espionnage, ses menaces et ses attentats contre moi ne pouvaient s’expliquer que par des raisons bien fortes. Lardin était mort, mais ses assassins n’avaient pas réussi à remettre la main sur des documents, que le commissaire s’était évertué à leur dissimuler.

— Expliquez-moi comment ils avaient pu être informés de leur existence ?

— Le complot, monsieur le lieutenant général, le complot. Lorsque Lardin, en accord avec sa femme, prépare la machination qui vise à éliminer Descart, il informe son épouse qu’il possède des papiers de haute valeur pour qui saura les négocier. Il lui précise qu’ils constituent la garantie dernière de leur impunité. Cependant, l’homme conserve encore quelques restes de prudence. Ces papiers, ajoute-t-il, il les a dissimulés dans la demeure de son cousin Descart. Où, en effet, seraient-ils mieux cachés que dans cette maison qui reviendra à Louise Lardin, son héritière naturelle et la femme de sa supposée victime ? Toutefois, il se garde bien de préciser à son épouse l’endroit exact où il a déposé les papiers.

— Nicolas, c’est prodigieux ! On s’y croirait ! Vous étiez derrière la porte et sous les lits, et vous avez tout entendu ? Sur quoi vous fondez-vous pour affirmer avec autant d’aplomb les détails de ce conte ? Et c’est pour cela que vous m’avez dérangé dans cette banlieue perdue ?

— Je me fonde, monsieur, sur mon intuition et ma connaissance d’êtres que j’ai eu l’honneur de démasquer. Or, il y a une chose impondérable et inattendue qui intervient dans cette mécanique bien huilée. Un petit grain de sable, une pierre d’achoppement...

— Ah ! oui, lesquels ? On croirait entendre un empirique !

— La conscience, monsieur, la conscience. Le commissaire Lardin avait longtemps été un serviteur hors pair de votre police. Il avait passé de longues années sous le harnais, donnant le meilleur de lui-même dans sa lutte contre le crime. Il lui en était resté quelque chose. Il n’était pas absolument assuré de la loyauté d’une femme dont il connaissait et acceptait les égarements. Il tolérait sa liaison avec Mauval, mais pouvait-il faire vraiment confiance à ce couple démoniaque engagé avec lui dans une entreprise mauvaise ? Peu importe, d’ailleurs, les raisons qui l’ont guidé. Cependant, je crois que, dans un sursaut de lucidité et de devoir, ou dans le pressentiment de sa fin prochaine, il a tenu à laisser une trace qui permette de retrouver les papiers dérobés. Cette trace, monsieur, est devant vous sur cette table.

Sartine bondit de son fauteuil et se mit à lire avidement les trois papiers déposés sur la table.

— Expliquez-vous, Nicolas. Cela n’a aucun sens et je n’y entends rien.

— Je dois d’abord vous raconter comment ces billets de la main de Lardin me sont parvenus. J’ai retrouvé le premier dans un de mes habits, le deuxième avait été adressé avec un présent à M. de Noblecourt, et le troisième confié à Marie Lardin avec recommandation de sa valeur. À première vue, l’ensemble n’est pas très éloquent.

— Et à seconde vue ?

— Ils sont très diserts, et je vais vous le prouver. Vous avez naturellement déjà noté qu’il est question de rendre son dû au roi.

— Et cela vous suffit ?

— Cela ne me suffit pas, mais cela m’entraîne. J’ai longtemps erré avant d’arriver à mes conclusions. J’ai beaucoup mélangé ces papiers comme le faisait mon tuteur le chanoine de certains petits cartons.

— Que vient faire votre tuteur dans cette histoire ? s’impatienta Sartine. Vous voulez me voir périr d’apoplexie ?

Inquiet, Bourdeau se recula dans l’ombre.

— Je les ai mélangés et remélangés, reprit Nicolas, qui disposait, dans un ordre différent, les billets de Lardin.

Des trois une paire.

Et celui qui les ferme

Se donne à tous.

C’est pour mieux les ouvrir

Afin de rendre les paroles

Recherchées sans relâche et

Tout son dû au roi

— Et que dois-je découvrir dans ce charabia ? dit Sartine. Sommes-nous ici pour des bouts-rimés, des rébus ou des anagrammes ?

— Considérez, monsieur, les lettres majuscules du début de chaque phrase. Que lisez-vous ?

— D... E... S... C... A... R... T... Ma foi, je lis Descart. Mais où cela nous mène-t-il ?

Cela nous mène ici, à Vaugirard. Ce n’est pas pour rien que le commissaire Lardin a usé de tant de stratagèmes pour que ces billets parviennent à leurs destinataires. Il entendait bien que leur secret serait découvert et qu’il orienterait les recherches vers cette maison.

— Comment pouvez-vous penser que le seul mot de Descart va nous conduire à ce que nous recherchons ?

— Grâce, monseigneur, au cabinet de curiosités de M. de Noblecourt.

— Allons, dit Sartine en s’adressant à Bourdeau, le voilà encore qui bat la campagne ! Il a été blessé hier, m’avez-vous dit ; c’est sans doute la perte de sang.

C’était au tour de Nicolas de manifester de l’impatience.

— Dans ce cabinet de curiosités si réputé à Paris...

— Et que je connais bien, enchaîna Sartine, pour avoir été la victime de l’innocente manie de notre ami qui ne résiste jamais à l’envie de dévoiler ses horreurs à ses hôtes à l’issue de ses agapes.

— Dans ce lieu étrange, monsieur, j’avais remarqué, il y a quelques jours, un grand crucifix d’ébène aux bras fermés. Un de ces objets jansénistes qui vous font refuser le billet de confession. Son aspect m’avait frappé. Il faisait écho dans ma mémoire à une image précédente. J’ai interrogé M. de Noblecourt. Le crucifix en question lui avait été offert récemment, à sa grande surprise, par le commissaire Lardin, et notre ami avait trouvé, enroulé autour de son socle, un billet, celui-là même que vous avez sous les yeux et qui commence par : « C’est pour mieux les ouvrir. » Or, lorsque j’ai perquisitionné la maison Lardin avec Bourdeau, j’ai découvert parmi les papiers du commissaire une facture d’un ébéniste du faubourg Saint-Antoine pour deux objets non précisés. Comme l’image de ce crucifix me poursuivait, j’ai fait des recherches pour retrouver l’artisan en question. Apres bien des détours, j’ai atteint mon but, et le bonhomme a retrouvé l’objet de la commande : deux crucifix d’ébène à Christ d’ivoire...

— Vous nous menez de Charybde en Scylla, dit Sartine. Je ne sais ce qui me retient de reprendre mon carrosse.

— La curiosité et l’espoir, monsieur, répondit Nicolas avec un sourire. L’artisan s’est lui-même déclaré surpris de la nature du travail qui lui avait été demandé pour l’un des objets en question, il s’agissait, selon lui, d’évider complètement le corps de la croix et d’y adapter un couvercle muni d’une fermeture à secret, une sorte de plumier où l’on pourrait dissimuler des bijoux, des louis, des pierres précieuses...

— Ou des lettres, poursuivit M. de Sartine, soudain calmé.

— Ou des lettres. J’avais donc un nom et j’avais un objet, même si l’artisan s’était refusé à m’en dévoiler le mécanisme. Cela aurait pu suffire mais je tenais à élucider le mystère des billets de Lardin. Reprenons, si vous le voulez bien. « Des trois une paire », je le traduis, avec un rien de liberté, par : « Pour la paire de crucifix, il y a trois messages. » « ht celui qui les ferme se donne à tous » désigne ce Christ aux bras fermés. La suite va de soi. « C’est pour mieux les ouvrir afin de rendre les paroles recherchées sans relâche et tout son dû au roi » : c’est ce Christ qui rendra les papiers du roi.

Un long silence suivit la fin de la démonstration de Nicolas, troublé seulement par le grésillement des chandelles et par le vent qui ronflait dans la cheminée. Fascinés. M. de Sartine et Bourdeau virent Nicolas se lever comme un somnambule, saisir un chandelier et se diriger vers la cheminée. Il s’arrêta, leva le bras et la lumière éclaira un grand crucifix d’ébène, avec son Christ d’ivoire aux bras fermés, dernier présent du commissaire Lardin au cousin de sa femme. Bourdeau se précipita, saisit une chaise et, un pied sur le rebord de la cheminée, dans un nuage de poussière, il décrocha l’objet qu’il posa avec respect sur la table. M. de Sartine fut invité par le jeune homme à examiner l’objet. Les doigts du lieutenant général tremblaient et ne rencontraient que le bois lisse. Désespéré, il regarda Nicolas.

— Vous êtes certain de ce que vous avancez ?

— Ce ne peut être autrement, monsieur.

Nicolas, à son tour, considéra le crucifix. Les mots mystérieux chantaient dans sa tête : « C’est pour mieux les ouvrir. » Il se pencha sur le Christ d’ivoire, remarqua que les mains du Sauveur n’étaient pas clouées contre le bois de la croix. Il les saisit et tenta d’exercer une pression vers le bas. Les bras cédèrent et s’abaissèrent, tandis qu’un déclic se faisait entendre et que l’ensemble se soulevait légèrement. Il retourna le crucifix. Une planchette de bois s’était ouverte, laissant apparaître une ouverture remplie de papiers tassés. Il s’écarta.

— Je vous en prie, monsieur.

Sartine saisit la liasse de lettres dissimulées dans la cachette. Il fit signe à Bourdeau d’approcher de la lumière, et se mit à les feuilleter en lisant à haute voix.

— « Projet d’ordres à envoyer par Sa Majesté au comte de Broglie et au baron de Breteuil, 23 février 1760. Lettre du duc de Choiseul au marquis d’Ossun, ambassadeur du roi à Madrid, 10 mars 1760. Minute d’une lettre de Mme la marquise de Pompadour à Sa Majesté Impériale et Royale à Vienne. Copie de l’interception d’une lettre de Frédéric II, roi de Prusse, à sa sœur la margravine de Bayreuth... du 7 juillet 1757... "Puisque, ma chère sœur, vous venez vous charger du grand ouvrage de la paix, je vous supplie de vouloir envoyer M. de Mirabeau en France. Je me chargerai volontiers de sa dépense. Il pourra offrir jusqu’à cinq cent mille écus à la favorite[84]..." »

Il leva la tête, pensif.

— Toujours cette histoire de la tentative de corruption de la dame par la Prusse. Aucune preuve... Mais si cela était divulgué, en ce moment...

Il se reprit, plongea la liasse de papiers dans son habit et toisa sévèrement les deux policiers.

— Vous n’avez rien vu, rien entendu. Sur votre vie.

Nicolas et Bourdeau s’inclinèrent, sans répondre.

— Monsieur Le Floch, reprit Sartine, pour la deuxième fois de la soirée, je vous remercie, mais cette fois je le fais au nom du roi. Je vais devoir vous laisser. Il faut que je rejoigne Choisy sans délai. Vous m’avez donné le grand privilège, par ce temps de misère et de guerre, d’être le messager d’une bonne nouvelle. Le roi ne l’oubliera pas.

Il monta quatre à quatre l’escalier et disparut dans la nuit. Ils entendirent aussitôt le bruit de l’équipage qui partait au grand trot. Ils se regardèrent et éclatèrent de rire.

— Nous l’avons bien mérité, dit Bourdeau, et ce n’est que justice. Vous avez été en vérité de la dernière insolence avec M. le lieutenant général ; il fallait vraiment que vous fussiez sûr de vous. Monsieur, je vous remercie d’avoir fait en sorte que j’assiste à tout cela. Je ne l’oublierai jamais.

— Mon cher Bourdeau, nous allons rentrer dans le rang. Les événements nous avaient placés dans une situation avancée. Le succès de notre enquête nous rend à notre insignifiance. Le roi est sauvé. Vive nous ! Puisque nous sommes abandonnés, j’ai une méchante proposition à vous faire. Nous sommes à deux pas de la maison de Semacgus. Il n’a rien à nous refuser. Nous allons lui demander à souper. Je sens déjà les fumets des plats de la bonne Catherine. Et si rien n’est prêt, elle tuera le veau gras pour nous.

Et les deux amis s’enfoncèrent dans la nuit froide de février.

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