ARYA

Pierremoûtier se révéla la plus grande ville qu’elle eût vue depuis Port-Réal, et Harwin lui apprit que Père y avait remporté une bataille illustre.

« Cela faisait un certain temps que les partisans du roi fou traquaient Robert, dans l’espoir de le capturer avant qu’il ne puisse rejoindre lord Eddard, lui conta-t-il comme on s’avançait vers les portes. Il était blessé, des amis le soignaient, et voilà qu’à la tête d’une armée puissante la Main d’alors, lord Connington, s’empara de la ville et entreprit de la faire fouiller maison par maison. Mais on n’était pas encore arrivé à retrouver le fugitif quand votre père et votre grand-père surgirent à leur tour et submergèrent les remparts. Lord Connington résista farouchement. On se battit dans les rues, les venelles et jusque sur les toits, tandis que les septons sonnaient à la volée toutes leurs cloches pour avertir les habitants de se claquemurer chez eux. Robert sortit de sa cachette afin de participer au combat dès que débuta le tocsin. Il tua, dit-on, six hommes, ce jour-là. Notamment Myles Mouton, chevalier célèbre et ancien écuyer du prince Rhaegar. Il n’aurait pas demandé mieux que d’ajouter la Main à ce tableau de chasse, mais le hasard des combats voulut qu’ils ne se trouvèrent jamais face à face. Pour sa part, Connington blessa grièvement lord Tully et tua les délices du Val, ser Denys Arryn. Après quoi, voyant assurée sa défaite, il s’envola aussi vite qu’auraient pu le faire les griffons de son bouclier. Le surnom de Bataille des Cloches est resté à cette journée. Robert a toujours protesté que la victoire en appartenait à votre père et non pas à lui. »

L’aspect de la place indiquait assez qu’on s’y était quelque peu battu de façon plus récente. Elle avait des portes neuves en bois tout juste équarri ; en deçà, des monceaux de planches carbonisées témoignaient des sévices essuyés par les précédentes.

Bien que Pierremoûtier fut strictement fermé, le capitaine de la porte leur entrouvrit une poterne dérobée dès qu’ils se furent fait connaître. « Où vous en êtes, pour les vivres ? demanda Tom en entrant.

— Pas si pire qu’avant. Veneur a fait entrer un troupeau de moutons, puis y a de quoi commercer, comme qui dirait, sur l’autre bord de la Néra. Au sud, z’avaient pas brûlé la récolte. Sûr qu’y a des tas qui voulaient ce qu’on s’est pu prendre. Loups un jour, Pitres çui d’après. Ceusses que ça cherche pas après la bouffe, ça cherche après piller, violer, et ceusses que ça rôde pas après l’or ou les filles, ça court au cul du foutu Régicide. Entre les doigts de lord Edmure qu’il a glissé, çui-là, paraît.

— Lord Edmure ? » Lim fronça les sourcils. « Lord Hoster est mort, alors ?

— Mort ou pas loin. Crois ça possible, toi, que le Lannister, il essayerai d’atteindre la Néra ? Veneur jure qu’y a pas plus vite, pour gagner Port-Réal. » Il n’attendit pas la réponse. « Il a pris ses chiens pour aller renifler un coup. S’y traîne dans le coin, le ser Jaime, te le trouveront, moi. L’s ai vus, moi, ces chiens qu’il a, te foutre des ours en miettes. Crois qu’y-z-aimeront ça, toi, le sang de lion ?

— Un macchabée déchiqueté, ça vaut rien pour personne, fît Lim. Même Veneur sait putain bien ça.

— Ouais, mais les gus de l’ouest, quand y sont passés, y t’y ont violé sa femme et sa sœur, à Veneur, y t’y ont foutu le feu aux moissons, croqué un mouton sur deux et zigouillé le reste, comme ça, par méchanceté. Puis tué six chiens, pareil, et flanqués dans son puits. Alors, ton macchabée déchiqueté, ça y ferait vachement plaisir, à lui, j’dis. Et à moi aussi.

— F’rait mieux pas, grogna Lim. Tout c’ qu’j’ai à dire. F’rait mieux pas, et toi, t’es qu’un fichu couillon. »

A la suite des brigands, Arya, coincée entre Harwin et Anguy, descendit les rues où Père s’était autrefois battu. Dressé sur son éminence s’apercevait le septuaire et, en dessous, la silhouette grise et trapue d’un fort qui semblait fichtrement chétif pour une aussi grande ville. Mais un tiers des maisons qu’on longeait n’était plus qu’une coquille calcinée, et l’on ne croisait âme qui vive. « Est-ce que tous les gens d’ici sont morts ?

— Apeurés, c’est tout. » Anguy signala du doigt deux archers sur un toit puis, planqués dans les décombres d’une brasserie, quelques gars aux visages barbouillés de suie. Plus loin, c’est un boulanger qui, repoussant le volet d’une fenêtre, héla Lim à grands cris. Son tapage suffit pour extraire de leurs cachettes un certain nombre d’habitants, et, peu à peu, Pierremoûtier sembla renaître à la vie tout autour.

Sur la place du marché, le cœur de la ville, une fontaine en forme de truite au bond crachait son eau dans une espèce de bassin. Des femmes s’y pressaient, emplissant qui sa cruche, qui son seau. A deux pas d’elles, des poutres en bois ployaient et craquaient sous le faix d’une douzaine de cages de fer. Des cages à corbeaux, reconnut Arya. Les corbeaux se trouvaient pour la plupart en liberté, les uns pataugeant dans l’eau, les autres perchés sur les barreaux du haut ; les cages contenaient des hommes. « Qu’est-ce que c’est que ça, maintenant ?

— Justice, répondit l’une des femmes de la fontaine.

— Tiens donc ! vous êtes à court de chanvre ?

— C’est sur ordre de ser Wilbert qu’on a fait cela ? » demanda Tom.

Un type rigola d’un rire plein d’âpreté. « Y a un an qu’il est mort, ser Wilbert. Tué par les lions. Ses fils sont tous partis avec le Jeune Loup. S’engraisser dans l’ouest. T’imagines s’ils s’en branlent, des comme nous ! C’est le Veneur dingue qu’a pincé ces loups. »

Des loups. Arya se glaça. Des hommes à Robb. Des hommes à Père. Elle sentit les cages exercer sur elle une véritable attraction. L’espace était si réduit, derrière les barreaux, que les captifs ne pouvaient s’asseoir ni se tourner ; ils s’y tenaient debout, nus, exposés au soleil, au vent et à la pluie. Les trois premières cages renfermaient des morts. Les corbeaux charognards avaient beau leur avoir dévoré les yeux, leurs orbites vides semblaient vous suivre. Le quatrième homme de la rangée s’agita comme elle passait là devant. Autour de la bouche, sa barbe hirsute empoissée de sang grouillait de mouches. Leur essaim se désintégra quand il remua les lèvres et se reforma, bourdonnant, autour de sa tête. « De l’eau. » Un croassement. « Pitié… de l’eau… »

En l’entendant, le prisonnier de la cage suivante rouvrit les yeux. « Ici, fit-il. Ici…, moi… » Un vieux, c’était ; il avait la barbe grise, et les mouchetures brunes de l’âge tavelaient son crâne chauve.

Après lui venait un autre mort, un grand diable à barbe rouge sur l’oreille gauche et la tempe duquel pourrissait un pansement grisâtre. Mais le pire était son entrejambe, où béait en tout et pour tout un trou brunâtre et croûteux foisonnant d’asticots. Au-delà se trouvait un gros patapouf, si cruellement à l’étroit dans sa cage qu’être parvenu à l’y fourrer semblait une gageure. Les barreaux qui lui défonçaient le ventre boudinaient au-dehors d’horribles bourrelets. D’interminables journées de cuisson au soleil l’avaient de pied en cap cloqué d’un rouge douloureux. Pour peu qu’il remuât sa masse, la cage grinçait en se balançant, et là où le fer avait protégé la chair des ardeurs du soleil, Arya discernait des zébrures blêmes.

« A qui étiez-vous ? » demanda-t-elle.

Au son de sa voix, l’obèse ouvrit les yeux. Si rouge était la bouffissure, autour, qu’ils avaient l’air d’œufs durs flottant dans une écuellée de sang. « De l’eau… à boire…

— A qui ? répéta-t-elle.

— T’occupe pas d’eux, p’tit gars, fit le ricaneur. C’est pas tes oignons. Passe ton chemin.

— Qu’est-ce qu’ils ont fait ? insista-t-elle.

— Massacré huit personnes aux Sauts Périlleux, dit-il. C’est le Régicide qu’y-z-avaient après, mais comme il y était pas, z-ont tâté du viol et du meurtre. » Il branla son pouce vers le cadavre qui n’avait plus pour virilité que des asticots. « Çui-là, le violeur. Tire-toi, main’nant.

— Une goutte…, exhala l’obèse. Qu’une… gars… pitié… » Une main du vieux glissa s’agripper en haut des barreaux. Sa cage se mit à tanguer fortement. « De l’eau… », hoqueta la barbe envahie de mouches.

Le regard d’Arya parcourut les cheveux crasseux, les barbes en bataille, les yeux rougis, les lèvres sèches et crevassées, sanguinolentes. Des loups, songea-t-elle à nouveau. Comme moi. Etait-ce là sa meute ? Comment pourraient-ils être à Robb ? Elle avait envie de les frapper. Elle avait envie de pleurer. Ils semblaient tous la dévisager, les morts comme les vivants. Trois doigts du vieux s’étaient forcé passage entre deux barreaux. « De l’eau…, gémit-il, de l’eau… »

Elle bondit à bas de son cheval. Ils ne sauraient me faire de mal, ils sont en train de mourir. Elle extirpa la timbale enfouie dans son paquetage et se rendit à la fontaine. « Tu comptes quoi faire, oh, p’tit gars ? jappa le ricaneur. C’est pas tes oignons ! » Elle tendit la timbale sous la gueule de la truite au bond. L’eau eut beau lui éclabousser les doigts et tremper le bas de sa manche, elle ne broncha pas que la timbale ne déborde. Elle retournait vers les cages quand le ricaneur prétendit lui barrer le passage. « Du large, p’tit gars, ou…

— C’est une fille, intervint Harwin. Fous-lui la paix.

— Mouais, l’appuya Lim. Lord Béric admet pas qu’on foute des hommes en cage à crever de soif. Pourquoi vous les pendez pas proprement ?

— C’tait du prop’, c’qu’y-z-ont fait aux Sauts Périlleux ? » gronda l’autre du tac au tac.

Comme l’intervalle entre les barreaux ne permettait pas d’insérer la timbale, Harwin et Gendry s’offrirent pour faire la courte échelle. Assurant l’un de ses pieds dans les mains jointes d’Harwin, Arya sauta de là sur les épaules de Gendry et empoigna le haut de la cage. Renversant la tête, l’obèse plaqua son visage contre le fer, et l’eau ruissela sur lui. Il se mit à laper avec avidité, tandis qu’elle s’égarait dans ses cheveux, sur ses joues, ses mains, puis finit par lécher les barreaux mouillés. Il aurait même léché les doigts d’Arya, mais elle les lui déroba promptement. Pendant qu’elle procédait de même avec les deux autres s’était formé un attroupement. « Le Veneur dingue va savoir ça ! menaça un homme. Et il aimera pas…, ça non !

— Eh bien, il aimera encore moins ça. » Anguy corda son arc, préleva une flèche dans son carquois, encocha, tendit, décocha. L’obèse tressaillit quand le trait se ficha dans son triple menton, mais l’exiguïté de la cage l’empêcha de s’effondrer. Deux flèches supplémentaires, et c’en fut fait des gens du Nord. Sur la place du marché ne s’entendaient plus que le clapot de la fontaine et le bourdonnement des mouches.

Valar morghulis, songea Arya.

Sur le côté est de la place ouvrait, fenêtres fracassées, une gargote aux murs blanchis. Elle avait perdu la moitié de sa toiture à la faveur des incendies récents, mais des rapetassages masquaient les dégâts. Au-dessus de la porte ballait une enseigne de bois représentant une pêche entamée d’un grand coup de dents. Après que l’on eut démonté devant la façade oblique des écuries, Barbeverte aboya pour appeler les palefreniers.

Plantureuse sous une crinière de feu, la tenancière hurla de plaisir en les voyant puis se précipita pour les tripoter. « Barbeverte, hein ? Barbegrise, non ? Mais depuis quand, miséricorde, que t’es devenu si vieux ? Lim, c’est bien toi ? Toujours avec ce manteau mité, n’est-ce pas ? Je sais, moi, holala, pourquoi tu le laves jamais ! T’as peur que toute la pisse parte à la lessive et qu’on voye qu’en fait t’es qu’un chevalier de la Blanche Garde ! Et toi, Tom des Sept…, vieux vicelard de bouc ! Ce fils à toi que tu viens voir ? eh bien, trop tard, il court les routes avec ce maudit Veneur. Et va pas me dire que c’est pas le tien !

— Il n’a pas ma voix, protesta Tom assez mollement.

— Il a ton pif, toujours. Ouais, et le reste aussi, que les filles disent. » Repérant alors Gendry, elle lui pinçota la joue. « Vise-moi ça, le beau taurillon que c’est ! Attends voir qu’Alyce voye ces bras-là… Oh ! et il rougit comme une pucelle, aussi… ! Eh bien, sûr qu’Alyce va t’arranger ça, mon gars, verras si j’me goure… »

Jamais Arya n’avait vu Gendry s’empourprer de la sorte. « Fiche-lui la paix, Chanvrine, s’interposa Tom Sept-cordes, c’est un bon garçon. Tout ce qu’on te demande, c’est de nous coucher peinards une nuit.

— Parle pour toi, chanteur. » Anguy enlaça la taille d’une jeune servante dodue et aussi mouchetée de rousseurs que lui.

« Des pieux, on a, déclara Chanvrine la flamboyante. C’est pas les pieux qu’ont jamais manqué, à La Pêche. Mais vous allez tous, bande de saligauds, me prendre un bain, d’abord. La dernière fois que vous avez séjourné sous mon toit, vous nous avez laissé vos puces. » Elle planta l’index dans le plexus de Barbeverte. « Que les tiennes étaient vertes, même. Vous voulez croquer un morceau ?

— Si tu as de quoi, convint Tom, ce ne sera pas de refus.

— T’est déjà arrivé de refuser quoi que ce soit, Tom ? rigola-t-elle. Je vais mettre à rôtir du mouton, tiens, pour tes potes et un vieux rat desséché pour toi. T’en mérites pas tant, mais si tu me gargouilles une ou deux chansons, peut-être je m’attendrirai. Faut toujours que je m’apitoye sur les affligés. Du vent, du vent ! Cass, Lanna, mettez-moi des marmites en train. Jyzène, tu m’aides à les foutre à poil, va falloir aussi me faire bouillir tous leurs nids à poux. »

Et de mettre incontinent ses menaces à exécution, point par point. Arya eut beau dire qu’on l’avait déjà baignée deux fois à La Glandée moins de quinze jours avant, la femme à crinière de feu ne voulut rien entendre. Deux servantes te vous l’embarquèrent donc à bras-le-corps là-haut, non sans disputer tout du long si c’était fille ou si c’était garçon. La dénommée Diablesse s’étant révélée la gagnante, à la seconde échut la corvée de trimballer l’eau bouillante et de t’étriller c’te mouflette avec une brosse tellement dure qu’elle vous pelait quasiment le dos. Puis, non contentes de lui piquer tous les effets donnés par lady Petibois, voilà-t-il pas qu’elles la fagotèrent dans des dentelles et des chiffons comme une poupée de Sansa ? Du moins se vit-elle, sévices achevés, libre de descendre manger.

Comme elle asseyait ses stupides atours de fille dans la salle commune lui revint à l’esprit ce qu’avait dit Syrio Forel, le truc sur voir et regarder ce qu’on a juste sous le nez. A mieux regarder, elle vit là plus de servantes qu’aucune auberge n’en peut désirer, la plupart en outre jeunes et accortes. Et puis s’aperçut que, la brune venue, des tas d’hommes arrivaient à La Pêche et en repartaient. Ils ne s’attardaient pas beaucoup dans la salle commune, lors même que Tom, ayant déballé sa harpe, eut entonné le premier couplet de Six Belles au Bain, et le vieil escalier de bois, raide comme une échelle, grinçait abominablement lorsque l’un d’entre eux grimpait avec une fille. « Je te parie qu’on est dans un bordel, chuchota-t-elle à Gendry.

— Tu sais même pas ce que c’est, un bordel.

— Si fait, affirma-t-elle. C’est comme une auberge, plus des filles. »

Il virait au cramoisi, de nouveau. « Alors, tu fiches quoi, là, toi ? Un bordel, c’est pas un endroit pour une foutue dame de la haute, faut être toi pour pas savoir ça. »

L’une des filles vint poser ses fesses à côté de lui. « Qui ça qu’est une dame de la haute ? La petite maigrichonne, là ? » Elle la dévisagea, s’esclaffa. « Chuis une des filles au roi, moi. »

Arya goûta médiocrement cette raillerie. « Ce n’est pas vrai.

— Ben, j’pourrais bien, si. » Elle haussa les épaules, et l’une d’elles se découvrit. « Paraît que le roi Robert a baisé ma mère quand y se cachait ici, dans le temps, avant la bataille. C’est pas qu’y sautait pas toutes les autres aussi, mais Leslyn dit que c’est maman qu’y préférait le plus. »

Elle avait effectivement les cheveux du feu roi, s’avisa Arya ; une de ces grosses tignasses d’un dense et d’un dru, noire comme du charbon. Mais ça ne veut strictement rien dire. Gendry a le même genre de cheveux. Des tas de gens ont des cheveux noirs.

« Campanule, je m’appelle, reprit la fille à l’intention de Gendry. Cause la bataille aux Cloches. On parie, dis, que ta cloche à toi, j’arrive à te la mettre en branle ? Tu veux ?

— Non, fit-il, bourru.

— J’parie qu’si. » Elle lui caressa le bras tout du long. « Je coûte rien, pour les potes à Thoros et au seigneur la Foudre.

— Non, j’ai dit. » Il se leva brusquement de table et s’en fut à grandes enjambées se fondre dans la nuit.

« Il aime pas les filles ? » s’enquit Campanule.

Arya haussa les épaules. « Il est idiot, c’est tout. Il n’aime que polir des heaumes et marteler des lames comme un forcené.

— Ah. » Elle rajusta sa robe pour se couvrir et, allant causer avec Jack-bonne-chance, ne tarda guère à se retrouver nichée dans son giron, gloussante et buvant à même sa coupe. Barbeverte se tapait deux filles, une sur chaque genou. Anguy s’était éclipsé avec son paquet de son, Lim aussi avait disparu. Installé près du feu, Tom Sept-cordes chantait Celles que fait éclore le printemps. Arya écoutait, tout en sirotant le vin coupé d’eau que lui avait permis la femme aux cheveux de feu. Les morts avaient beau pourrir de l’autre côté de la place, tous, à La Pêche, étaient d’humeur gaillarde. Sauf que certains lui faisaient l’effet, comme ça, de rire beaucoup trop fort.

C’aurait été le bon moment pour se tirer en douce et voler un cheval, mais elle n’en vit pas l’intérêt. En mettant les choses au mieux, elle atteindrait les portes de la ville. Jamais le capitaine ne consentirait à me laisser passer, et si, par chance, il le faisait, Harwin se jetterait à mes trousses, ou leur Veneur avec ses chiens. Elle regretta de n’avoir pas sa carte, afin d’évaluer la distance qui séparait Pierremoûtier de Vivesaigues.

A peine eut-elle fini de vider sa coupe qu’elle se mit à bâiller. Gendry n’avait pas reparu. Tom Sept-cordes chantait Deux cœurs qui battent comme un seul en bécotant une nouvelle fille à la fin de chaque couplet. Dans le coin près de la fenêtre, Harwin et Lim bavardaient à voix basse avec la Chanvrine à cheveux de feu. « … passé la nuit dans le cachot de Jaime, entendit-elle celle-ci souffler. Elle et l’autre drôlesse, celle qu’a assassiné Renly. Tous les trois ensemble, et puis, au matin, lady Catelyn y a coupé ses fers et vous l’a relâché. Ce que c’est, quand même, l’amour… » Elle émit un rire de gorge.

Ce n’est pas vrai ! s’indigna Arya. Jamais elle ne ferait ça ! Elle se sentait triste et furieuse et terriblement seule tout à la fois.

Un type, un vieux, s’assit à côté d’elle. « Houla, voilà-t-y pas une jolie petite pêche ? » Son haleine empestait presque autant que les morts des cages, et ses minuscules yeux de cochon la furetaient de haut en bas. « On s’a un nom, ma pêche veloutée ? »

Le temps d’un demi-battement de cœur, elle faillit oublier son identité prétendue. Elle n’avait rien d’une pêche, mais il n’était pas question d’être Arya Stark non plus, dans un lieu pareil, et avec ce puant ivrogne qu’elle ne connaissait pas. « Je suis…

— C’est ma sœur. » La main de Gendry s’abattit pesamment sur l’épaule du type et serra. « Laissez-la tranquille. »

L’homme se tourna, prêt à chercher noise, mais la corpulence de l’adversaire l’en dissuada sur-le-champ. « Ta sœur, ah bon ? Un frangin de quel genre t’es ? Jamais, moi, que j’amènerais à La Pêche une frangine à moi, ça non. » Il se tira du banc et, en maugréant, alla se chercher une autre compagne.

« Pourquoi tu as dit ça ? » Arya bondit sur ses pieds. « Tu n’es pas mon frère !

— Exact ! s’emporta-t-il. Je suis né foutrement trop bas pour être un parent à Sa Hauteur, m’dame. »

Elle fut prise à contre-pied par son ton furieux. « Ce n’est pas dans ce sens que je l’entendais.

— Si fait. » Il s’assit sur le banc, reprit sa coupe et se mit à la bercer entre ses mains jointes. « Tire-toi. Mon vin, j’ai envie de le boire sans qu’on m’emmerde. Après, peut-être j’irai trouver cette fille aux cheveux noirs pour lui mettre en branle sa cloche à elle.

— Mais tu…

— J’ai dit : tire-toi. M’dame. »

En coup de vent, Arya lui tourna le dos et le planta là. Un marmot bâtard à tête de taureau, voilà tout ce qu’il est. Hé, libre à lui de sonner toutes les cloches qu’il voudrait, ce qu’elle s’en balançait, elle !

Leur couchage se trouvait tout en haut de l’escalier, sous le galetas. La Pêche ne manquait peut-être pas de pieux, mais elle n’avait à perdre que celui-ci pour les minables de leur espèce. Il était immense, au demeurant. Il occupait entièrement la pièce, à très peu près, et sa paillasse moisie semblait à même de les héberger tous. Toujours est-il que, pour l’instant, Arya l’avait pour elle toute seule. Ses vraies affaires étaient suspendues à un clou du mur, entre celles de Lim et celles de Gendry. Elle s’empressa d’envoyer valser chiffons et dentelles, enfila sa tunique par-dessus sa tête, grimpa dans le lit et s’enfouit sous les couvertures. « La reine Cersei, chuchota-t-elle dans l’oreiller. Le roi Joffrey, ser Ilyn, ser Meryn. Dunsen, Raff et Polliver. Titilleur, le Limier, ser Gregor la Montagne. » Elle aimait bien bouleverser l’ordre de sa liste, par-ci par-là. Ça l’aidait à se rappeler qui ils étaient et ce qu’ils avaient fait. Certains d’entre eux sont peut-être morts, songea-t-elle. Ils sont peut-être dans des cages de fer, quelque part, et des corbeaux leur arrachent les yeux à grands coups de bec.

Le sommeil la prit dès qu’elle eut fermé les paupières. Elle rêva de loups, cette nuit-là ; ils parcouraient des bois humides qui sentaient à plein nez la pluie, la pourriture et le sang. Seulement, son rêve en faisait des arômes exquis, et elle savait n’avoir rien à craindre. Elle était forte et vive et féroce, et sa meute, frères et sœurs, l’entourait de toutes parts. Ils abattirent de conserve un cheval affolé, lui déchirèrent la gorge et s’en firent un festin. Et puis, lorsque la lune eut percé les nuages, elle se démancha le col et, museau pointé, hurla.

Or, ce furent des aboiements qui la réveillèrent, le lendemain.

Elle se mit sur son séant, bâillant à se décrocher la mâchoire. Gendry s’agitait à sa gauche et, à sa droite, Lim ronflait tout ce qu’il pouvait, sans que l’infernal concert de clabauderies lui fît refaire surface si peu que ce fut. Il doit bien y avoir une cinquantaine de chiens. Elle se faufila de sous les couvertures et, enjambant furtivement Lim, Tom et Jack-bonne-chance, gagna la lucarne. Sitôt ouverts les volets en grand, l’humidité, le vent, le froid affluèrent à l’intérieur. Le jour était gris, le ciel plombé. En bas, sur la place, les chiens donnaient de la gueule et tournaient en cercle, jappaient, grondaient. Il y en avait toute une meute, noirs dogues énormes et louviers maigres et bergers pies, plus des espèces inconnues d’elle, et des fauves hirsutes tout tachetés à longues dents jaunes. Entre l’auberge et la fontaine, une douzaine de cavaliers regardaient du haut de leur selle les citadins ouvrir la cage de l’obèse et s’arc-bouter sur son bras jusqu’à ce que son cadavre gonflé se déverse au sol. Les chiens se ruèrent aussitôt dessus pour le déchiqueter à qui mieux mieux.

Un des cavaliers se mit à rigoler. « Et voilà ton nouveau château, putain d’bâtard Lannister ! fit-il. C’t un peu douillet pour ton engeance mais t’inquiète, on va t’y tasser. » A ses côtés se tenait, morne, un captif aux poignets étroitement liés par une cordée de chanvre. Des gens le bombardaient d’immondices, il ne bronchait pas. « Vas pourrir, là-d’dans ! l’apostropha l’autre. L’corbeaux vont t’bouffer l’s yeux pendant qu’on se le dépense, nous, tout c’ bon or Lannister qu’t’as. Et quand z’ont fini, l’corbeaux, ’n enverra c’ qui reste à ton salopard d’ frangin. Quoiqu’y va pas t’reconnaît’, j’ parie. »

Le vacarme avait réveillé la moitié de La Pêche. Gendry vint se coincer dans l’embrasure auprès d’Arya, et Tom se plaqua contre eux nu comme au premier jour. « C’est quoi, toutes ces putains de clameurs ? gémit Lim du fond du plumard. Alors qu’on essaie de putain pioncer !

— Où est Barbeverte ? lui lança Tom.

— Au pieu, ’vec Chanvrine, dit-il. Pourquoi ça ?

— Vaut mieux le trouver. Et Archer aussi. Le Veneur dingue est de retour, avec un nouveau pour les cages.

— Lannister, avertit Arya. Je l’ai entendu dire Lannister.

— Ils auraient pris le Régicide?» demanda curieusement Gendry.

En bas, sur la place, une pierre atteignit de plein fouet la joue du prisonnier qui sursauta, révélant une seconde son profil. Pas le Régicide, songea Arya, sitôt qu’elle l’entrevit. Les dieux avaient, somme toute, entendu ses prières, pour une fois…

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