JON

La dernière nuit tomba, noire et sans lune, mais du moins le ciel était-il limpide, pour une fois. « Je vais voir sur la colline si je trouve Fantôme », dit-il aux Thenns postés à la bouche de la caverne et, non sans maugréer, ils le laissèrent passer.

Tant d’étoiles, songea-t-il tout en ahanant le long de la pente parmi les pins, les frênes et les sapins. Mestre Luwin lui avait enseigné, tout gosse, à Winterfell, ses constellations, et il savait depuis le nom des douze maisons du ciel et de chacun de leurs gouverneurs ; il découvrait aisément les sept marcheurs consacrés à la Foi ; ils étaient, lui et le Dragon de Glace et le Lynx, la Vierge de Lune et l’Epée du Matin, de vieux copains. Toutes celles-là, il les partageait avec Ygrid, mais pas certaines des autres. Ce sont bien les mêmes que nous regardons, mais nous y voyons des choses si différentes… ! Pour elle, la Couronne du Roi était le Berceau, l’Etalon le Seigneur aux Cornes ; le Marcheur rouge que les septons déclaraient consacré au Ferrant, les sauvageons l’appelaient le Voleur. Et quand le Voleur se trouvait dans la Vierge de Lune, l’époque était propice à qui se proposait de ravir une femme, affirmait Ygrid. « Comme la nuit où tu m’as ravie. Le Voleur étincelait, cette nuit-là.

— Je n’ai jamais songé à te ravir, disait-il. Je n’ai découvert que tu étais une fille qu’au moment où mon poignard t’a piqué la gorge.

— Si tu tues un homme sans y songer, ça l’empêche pas d’être mort », maintenait-elle mordicus. Jamais il n’avait rencontré quiconque d’aussi têtu, sauf sa petite sœur, à la rigueur, Arya. Est-elle toujours ma sœur ? se demanda-t-il. L’a-t-elle jamais été ? Il n’avait jamais été lui-même un vrai Stark, rien de plus que le bâtard sans mère de lord Eddard, et sans plus de place à Winterfell que Theon Greyjoy. Et il avait perdu même ça. En prononçant ses vœux, au Mur, on était censé répudier son ancienne famille et en adopter une nouvelle. Seulement lui, Jon Snow, avait aussi perdu jusqu’à ses frères de la Garde de Nuit…

Il trouva Fantôme au sommet de la colline, ainsi qu’escompté. Le loup de neige avait beau ne jamais hurler, quelque chose ne l’attirait pas moins sur les hauts, et là, planté sur son arrière-train, les naseaux fumant une brume blanche, il gorgeait d’astres ses prunelles rouges.

« Avez-vous aussi vos propres noms pour les désigner ? souffla-t-il en s’agenouillant aux côtés du loup pour fourrager l’épaisse fourrure de son échine. Le Lièvre ? La Biche ? La Louve ? » Fantôme lui lécha le visage. Sa langue rugueuse achoppait sur les cicatrices laissées par les serres de l’aigle. Il nous a marqués tous les deux, songea-t-il. « Fantôme, reprit-il tout bas, nous passons demain. Mais il n’y a pas de marches, ici, pas de cage à treuil, aucun moyen pour que je t’emmène de l’autre côté. Il faut nous séparer. Tu comprends ? »

Dans les ténèbres, les prunelles rouges avaient l’air de jais. Plus muet que jamais, le loup se frotta la truffe dans le cou de Jon, y soufflant un brouillard bouillant. Les sauvageons traitaient Snow de zoman. Piètre zoman, si tel était son cas. Contrairement à ce qu’avait fait Orell avec l’aigle avant de mourir, lui ne savait pas seulement comment s’y prendre pour se glisser dans une peau de loup. Il avait bien rêvé qu’il était Fantôme, une fois, que son regard plongeait dans la vallée de la Laiteuse où Mance Rayder avait concentré son peuple, et ce rêve-là s’était bel et bien avéré, mais il ne rêvait pas en ce moment même, et cela le réduisait à ne disposer que de mots.

« Tu ne peux pas m’accompagner, dit-il en lui cueillant la tête entre ses mains pour le sonder jusqu’au fond des yeux. Il faut te rendre à Châteaunoir. Tu comprends ? Châteaunoir. Pourras-tu le trouver ? Le chemin de chez nous ? Suis juste la glace vers l’est, l’est toujours, en plein dans le soleil, et tu trouveras. Ils te reconnaîtront, à Châteaunoir, et peut-être que ta venue leur servira d’avertissement. » Rédiger un message et le confier à Fantôme, il l’avait ruminé, mais il n’avait pas d’encre, pas de parchemin, même pas de plume adéquate, et puis le risque était trop grand qu’on le découvrît. « Je te retrouverai à Châteaunoir, mais il faut que tu te débrouilles pour y aller de ton côté. Chacun de nous deux doit chasser seul pendant quelque temps. Seul. »

Le loup-garou se tortilla pour se dégager de l’étreinte, dressa les oreilles et, brusquement, prit sa course. Il se jeta dans un fourré, bondit par-dessus le tronc d’un arbre mort et, telle une traînée pâle dans le sous-bois, dévala le versant de la colline. En direction de Châteaunoir ? s’interrogea Jon, ou après un lièvre ? Il aurait bien aimé savoir. Il craignait de se révéler aussi pitoyable en fin de compte comme zoman que comme frère juré de la Garde et comme espion.

Un soupir du vent fit frémir les arbres et, chargé de parfums résineux, vint taquiner ses noirs délavés. Au sud se distinguait, gigantesque et sombre, occultant les astres, la silhouette infinie du Mur. L’aspect rude et tourmenté du panorama semblait indiquer que l’on se trouvait quelque part entre Tour Ombreuse et Châteaunoir, et probablement plus près de celle-là que de celui-ci. On avait louvoyé des jours et des jours vers le sud entre des lacs sans fond qui s’étiraient comme de longs doigts squelettiques au creux de vallées étroites qu’achevaient d’étriquer face à face crêtes de silex et méli-mélo d’éminences couvertes de pins. Quitte à ralentir la marche, pareil terrain procurait des caches innombrables à qui souhaitait approcher du Mur ni vu ni connu.

Aux pillards sauvageons, songea-t-il, par exemple. Tels qu’en voici. Que me voilà.

Par-delà le Mur se trouvaient les Sept Couronnes et tout ce qu’il avait juré de protéger. Ayant prononcé les vœux solennels d’y consacrer son honneur et son existence, c’était là-bas qu’il aurait absolument dû se tenir en sentinelle. Le devoir exigeait que, portant un cor à ses lèvres, il appelle aux armes la Garde de Nuit… Seulement, il n’avait pas de cor. Sans doute ne lui serait-il pas bien difficile d’en dérober un aux sauvageons, mais à quoi cela rimerait-il ? Dût-il en sonner, il n’y avait là-bas personne pour entendre. Le Mur s’étirait sur des centaines de lieues, et les effectifs de la Garde n’ayant, hélas, cessé de s’amenuiser, tous les forts étaient abandonnés, sauf trois. Il ne devait pas y avoir d’autre frère sur quelque quarante milles que lui-même. Si tant est qu’il le fût encore…

J’aurais dû essayer de tuer Mance Rayder sur le Poing, fût-ce au prix de ma propre vie. Voilà ce qu’aurait fait Qhorin Mimain, lui. Mais Jon avait hésité, et l’occasion ne s’était plus représentée puisqu’il était dès le lendemain parti avec Styr le Magnar, Jarl et une bonne centaine de Thenns d’élite et de baroudeurs. Du coup, il s’était persuadé qu’il attendait seulement son heure et s’esquiverait, celle-ci venue, pour gagner Châteaunoir à bride abattue. Vain espoir. On avait campé presque tous les soirs dans des villages sauvageons déserts, et Styr n’avait jamais manqué de préposer une douzaine de ses Thenns à la garde des chevaux. Au surplus, Jarl ne cessait de le tenir à l’œil. Et Ygrid ne le lâchait guère, jour et nuit.

Deux cœurs qui battent comme un seul. La formule narquoise de Mance lui revint à l’esprit et redoubla son amertume. Il avait rarement éprouvé pareil marasme. Je n’ai pas le choix, s’était-il dit la première fois qu’Ygrid était venue le rejoindre à la dérobée sous ses fourrures de couchage. Si je la repousse, elle saura que je joue double jeu. Je tiens simplement le rôle que m’a imposé le Mimain.

Son corps avait tenu le rôle avec pas mal d’ardeur. Ses lèvres une fois mêlées à celles d’Ygrid, sa main se glissant sous la cotte en peau de daim s’emparait d’un sein, sa virilité s’érigeant au contact du ventre qui, nonobstant les vêtements, s’y frottait, câlin. Mes vœux…, s’était-il dit, revoyant en un éclair le bois sacré dans lequel il les avait prononcés, le cercle formé par les neuf énormes barrals blancs, leurs faces rouges qui l’observaient, l’écoutaient avec tant d’attention. Mais les doigts d’Ygrid le délaçaient déjà, sa langue lui occupait la bouche, sa main se faufilait dans les sous-vêtements pour l’en extirper, et la vision des arbres-cœurs s’évanouissait, et il ne voyait plus qu’elle. Elle lui mordait la nuque, et lui, enfoui dans la toison rouge, y fourrageait du bout du nez. Chanceuse, songeait-il, elle est chanceuse, elle a reçu les baisers du feu. « C’est bon, non ? » chuchota-t-elle en le guidant pour qu’il la pénètre. Mouillant à force et point vierge, manifestement, mais il s’en fichait. Ses vœux à lui, son pucelage à elle, aux orties, tout ça, rien ne comptait plus, hormis la chaleur qu’elle dégageait, la pression de sa bouche et le téton qu’il titillait. « C’est fameux, non ? dit-elle encore. Pas si vite, oh, tout doux, là, comme ça, oui… Là, là, maintenant, oui oui, doux, doux. T’y connais rien, Jon Snow, mais je t’apprendrai, moi. Plus fort, maintenant, plus fort. Ouiiii… »

Un rôle, essaya-t-il de se convaincre, après. Un rôle que je joue, c’est tout. Il me fallait le remplir d’urgence, afin de prouver que j’avais balancé mes vœux par-dessus les moulins. Il le fallait pour qu’elle me croie. Cela n’aurait plus à se reproduire. Il était toujours un membre de la Garde de Nuit, toujours un fils d’Eddard Stark. Il avait seulement rempli les devoirs qu’il était forcé de remplir et juste administré la preuve qu’il était forcé d’administrer.

L’administration de la preuve n’était pas allée cependant sans d’intenses délices, et Ygrid s’était endormie lovée contre lui, la tête sur sa poitrine, et cela non plus n’allait pas sans délices, et sans délices des plus périlleuses. A nouveau, il évoqua les arbres-cœurs et les vœux prononcés devant eux. Ce n’était que pour une fois, et il le fallait à tout prix. Père lui-même a trébuché une fois, lorsqu’oubliant son mariage il engendra un fils. Jon se jura qu’il agirait de même. Cela n’arrivera plus, plus jamais.

Or, cela arriva deux fois de plus, cette nuit-là, et encore une autre lorsque, à l’aube, Ygrid le découvrit en se réveillant tout prêt à récidiver. Les sauvageons commençaient à s’agiter pour lors, et nombre d’entre eux ne purent s’empêcher de remarquer ce qui se passait sous les amoncellements de fourrures. Jarl aboya même un : « Maniez-vous, vous deux ! », avant de leur balancer un seau d’eau dessus. Collés comme un couple de chiens, se dit Jon après coup. Etait-il donc tombé si bas ? Je suis de la Garde de Nuit, maintint en son for une petite voix, mais qui se fit de plus en plus ténue, nuit après nuit, voire inaudible aussitôt qu’Ygrid bécotait ses oreilles ou lui mordillait la nuque. Père fut-il soumis à pareille épreuve ? se demandait-il. Se sentait-il aussi veule que moi, lorsqu’il se déshonorait dans le lit de ma mère ?

Quelque chose gravissait la colline derrière lui, eut-il brusquement conscience. Il faillit croire une seconde que c’était Fantôme qui revenait, mais Fantôme n’aurait jamais fait tant de tapage. D’un seul geste souple, il dégaina Grand-Griffe, mais l’intrus n’était autre que l’un des Thenns, un malabar à heaume de bronze. « Snow, jeta-t-il, viens. Magnar veut. » Accoutumé à s’exprimer dans la langue antique, il ne possédait, comme la plupart des gens de sa tribu, que de vagues rudiments de vernaculaire.

Les quatre volontés du Magnar, Jon s’en souciait à peu près comme d’une guigne, mais comme il ne servait à rien d’en débattre avec un individu qui pouvait à peine le comprendre, il lui emboîta le pas sans broncher.

L’entrée de la caverne n’était qu’une faille rocheuse tout juste assez large pour le passage d’un cheval et à demi camouflée par les branches d’un pin planton. Elle donnait au nord, de sorte que les feux qu’on allumait à l’intérieur ne risquaient pas d’être aperçus du Mur. Qu’une patrouille vînt d’aventure en arpenter le faîte cette nuit-là, contre toute attente, et elle ne verrait rien, rien de plus que des pins, des collines et le reflet glacial du firmament sur un lac à moitié gelé. Mance Rayder avait parfaitement ajusté son coup.

A l’intérieur, la faille s’enfonçait d’une bonne vingtaine de pieds puis débouchait sur une espèce de pièce aussi vaste que la grande salle de Winterfell. Des feux de camp brûlaient parmi les colonnes, et leur fumée montait noircir la voûte. On avait entravé les chevaux le long d’une paroi, non loin d’une manière d’abreuvoir. Au beau milieu de la grotte béait un gouffre qui donnait peut-être, mais il faisait trop sombre pour l’affirmer, sur une caverne encore plus impressionnante. On y percevait en tout cas, quelque part au fond, le murmure haletant de ce qui devait être un torrent.

Jarl se trouvait avec le Magnar. Que Mance leur eût confié la direction conjointe des opérations n’avait guère enchanté le second, Jon s’en était avisé dès longtemps. En traitant le premier de « toutou » de Val, sœur de Délia, sa reine, Mance Rayder l’avait en quelque sorte avoué pour beau-frère et pour délégué personnel. Ce partage d’autorité, Styr le supportait manifestement fort mal. Comme il menait une centaine de Thenns, soit cinq fois plus d’hommes que Jarl, il se comportait fréquemment comme s’il était seul à exercer le commandement. Seulement, c’était au cadet, Jon le savait, qu’allait incomber la tâche de faire franchir le Mur à toute l’expédition. Malgré son jeune âge, vingt ans tout au plus, c’en faisait huit qu’il prenait part aux raids, et il avait déjà passé le Mur à plus de dix reprises avec des durs-à-cuire aussi chevronnés qu’Alfyn Freux-buteur et le Chassieux puis, tout récemment, à la tête de sa propre bande.

Le Magnar n’y alla pas par quatre chemins. « Jarl me prévient qu’y a des corbeaux qui patrouillent, là-bas dessus. Dis-moi tout ce que tu sais de ça. »

« Dis-moi », nota Jon, et non pas « dis-nous », malgré la présence de Jarl juste à ses côtés. Rien ne lui aurait donné plus de plaisir que de récuser la goujaterie de cet ordre, mais il ne doutait pas que Styr ne le fît mettre à mort sur la moindre apparence de déloyauté, et Ygrid en prime, pour avoir commis le crime d’être sienne. « Chaque équipe comprend quatre hommes, deux patrouilleurs et deux ingénieurs, dit-il. Ces derniers sont censés repérer les crevasses, les points de fonte et autres problèmes structurels, tandis que les premiers sont à l’affût d’indices ennemis. Ils montent des mules.

— Des mules ? » L’essorillé fronça les sourcils. « C’est lent, des mules.

— Lent, mais beaucoup plus sûr de pied sur la glace. Les patrouilles arpentent souvent le sommet du Mur et, sauf à Châteaunoir, les chemins de ronde ne sont plus gravillonnés depuis des années. C’est à Fort Levant qu’on élève les mules, et elles y reçoivent un dressage spécial pour cette besogne-là.

— Ils arpentent souvent le sommet du Mur ? Pas toujours ?

— Non. Une patrouille sur quatre longe la base afin de repérer les crevasses dans les fondations ou, le cas échéant, les tentatives de percement. »

Le Magnar opina du chef. « L’histoire d’Arson Briseglace est parvenue jusqu’au fin fond de Thenn. »

Jon la connaissait aussi. Arson Briseglace avait déjà foré la moitié du Mur quand son tunnel fut découvert par des patrouilleurs de Fort-Nox. Lesquels, au lieu de s’embêter à le déranger dans son travail de taupe, lui bloquèrent tout bonnement la retraite avec un mortier de neige, de glace et de pierre. Edd la Douleur répétait à l’envi qu’à condition de coller l’oreille bien à plat contre le Mur on entendait toujours Arson grignoter la glace à la hache.

« Elles sortent quand, ces patrouilles ? A quelle cadence ? »

Jon haussa les épaules. « Ça varie. J’ai entendu dire que le lord commandant Qorgyle en dépêchait tous les trois jours de Châteaunoir à Fort Levant et tous les deux jours de Châteaunoir à Tour Ombreuse. Mais, de son temps, la Garde avait davantage d’hommes. Le lord commandant Mormont aime mieux, lui, jouer sur un rythme et des jours de départ irréguliers, pour rendre les va-et-vient beaucoup plus difficiles à prévoir. Et il lui arrive même d’envoyer des groupes plus nombreux occuper l’un des châteaux abandonnés durant une quinzaine de jours, voire une lune entière. » L’initiative de cette tactique revenait de fait à son oncle Ben. Selon le principe : ébranler par tous les moyens l’assurance de l’ennemi.

« La Roque est occupée en ce moment ? demanda Jarl. Griposte ? »

Nous sommes donc entre les deux, n’est-ce pas ? Jon conserva de son mieux un masque inexpressif. « Il n’y avait de garnison qu’à Fort Levant, Châteaunoir et Tour Ombreuse quand j’ai quitté le Mur. Je ne saurais dire ce qu’auront fait Bowen Marsh ou ser Denys depuis.

— Il reste combien de corbeaux dans les trois ? s’enquit Styr.

— Cinq cents à Châteaunoir. Deux cents à Tour Ombreuse et trois cents peut-être à Fort Levant. » C’était grossir les effectifs d’un tiers. Que n’est-il si facile de le faire en réalité…

Jarl ne fut pas dupe pour autant. « Il ment, dit-il à Styr. Ou alors il inclut là-dedans ceux qu’ils ont perdus sur le Poing.

— Corbeau, prévint le Magnar d’un ton menaçant, ne me prends pas pour Mance Rayder. Mens-moi, et j’aurai ta langue.

— Je ne suis pas un corbeau, et je ne me laisserai pas traiter de menteur. » Il reploya ses doigts sur la poignée de son épée.

Le Magnar de Thenn attacha sur lui ses prunelles d’un gris glacial. « On saura leur nombre bien assez tôt, lâcha-t-il au bout d’un moment. File. Je t’enverrai chercher si j’ai d’autres questions. »

Jon s’inclina roidement et s’en fut. Si tous les sauvageons ressemblaient à Styr, il serait plus facile de les trahir. A dire vrai, les Thenns tranchaient sur le reste du peuple libre. Le Magnar se targuait d’être le dernier des Premiers Hommes, et il gouvernait avec une main de fer. Son lopin de Thenn consistait en une vallée de haute montagne planquée parmi les pics les plus septentrionaux des Crocgivre et cernée par un ramassis de Pieds Cornés, de géants, de troglodytes et par les clans cannibales des fleuves gelés. A en croire Ygrid, les Thenns étaient des guerriers féroces et considéraient leur magnar comme un dieu. De cela, Jon ne doutait pas. Au rebours de Jarl, d’Harma la Truffe ou d’un Clinquefrac, Styr exigeait de ses hommes une obéissance absolue, et c’était sans doute en partie ce sens de la discipline qui l’avait fait choisir par Mance pour le franchissement du Mur.

Il dépassa les Thenns, assis tout autour des foyers sur leurs heaumes de bronze arrondis. Où diable Ygrid a-t-elle bien pu se caser ? Il finit par découvrir côte à côte leurs deux paquetages, mais d’elle, pas trace. « Elle a pris une torche et s’est tirée par là », lui dit Grigg la Bique en indiquant le fond de la grotte.

Suivant la direction de son doigt, Jon se retrouva dans le noir d’une arrière-salle, à errer dans un fouillis de colonnes et de stalactites. Elle ne peut être ici, se disait-il, quand il l’entendit s’esclaffer. Il s’orienta sur le son mais, au bout de dix enjambées, parvint dans un cul-de-sac fermé par une paroi lisse de grès rose et blanc. Abasourdi, il rebroussait chemin quand il distingua l’issue : un trou noir sous une saillie de rocher suintant. Il s’agenouilla, prêta l’oreille, entendit le murmure assourdi de l’eau. « Ygrid ?

— Par ici », répondit-elle, mais sa voix n’était qu’un écho lointain.

Il lui fallut quasiment ramper sur une douzaine de pas avant que devant lui ne s’ouvre une autre grotte. Une fois redressé, il eut encore besoin d’un moment pour accommoder. Ygrid avait bien emporté une torche, mais qui ne suffisait pas à dissiper les ténèbres accumulées là. Il finit par la repérer, debout près d’une cascatelle qui, sortant d’une anfractuosité de la roche, se déversait dans un grand bassin noir. Les flammes orange et jaunes miroitaient sur des eaux vert pâle.

« Que fabriques-tu là ? demanda-t-il.

— J’ai entendu le ruissellement. J’ai voulu savoir jusqu’où ça se prolongeait, là-dedans. » Elle brandit la torche vers le fond. « Y a un passage qui descend plus loin. Je l’ai pris sur une centaine de pas, puis j’ai fait demi-tour.

— L’impasse ?

— T’y connais rien, Jon Snow. Il continuait continuait continuait. Y a des centaines de grottes dans ces collines, et qui se rejoignent tout tout au fond. Même qu’y a un passage sous votre Mur. Le Passage à Gorne.

— Gorne…, hésita Jon. Gorne était bien roi d’au-delà-du-Mur, hein ?

— Ouais, fit-elle. Lui et son frère, Gendel, y a trois mille ans. Ensemble, ils menèrent une armée du peuple libre par les grottes, et la Garde y vit que du feu. Mais, à la sortie, les loups de Winterfell leur sautèrent dessus.

— Il y eut une bataille, en effet. Le roi du Nord y fut tué par Gorne, mais son fils releva sa bannière et lui prit sa couronne avant d’abattre Gorne à son tour.

— Et le bruit des épées les réveillant dans leurs châteaux, les corbacs accoururent au triple galop, tout de noir vêtus, pour prendre le peuple libre à revers.

— C’est ça. Gendel dut affronter le roi au sud, les Omble à l’est, et la Garde au nord. Et il mourut aussi.

— T’y connais rien, Jon Snow. Gendel mourut pas du tout. Il se fraya passage à travers les corbacs, et il ramena son peuple au nord, malgré les loups qui leur hurlaient sur les talons. Seulement, il connaissait pas les grottes aussi bien que Gorne, et il prit par où fallait pas. » Elle agita la torche d’arrière en avant, de sorte que les ombres bondirent et grouillèrent. « Plus bas il descendit, plus bas toujours, et quand il essaya de rebrousser chemin, les passages qui lui semblaient familiers butaient dans la roche au lieu d’aboutir vers le ciel. Bientôt, ses torches manquèrent, une à une, et il finit par plus y avoir rien d’autre que les ténèbres. On revit jamais le peuple de Gendel mais, par les nuits calmes, tu peux entendre les enfants des enfants de leurs enfants sangloter dessous les collines, en quête toujours de la voie qui les ramènerait à la surface. Ecoute un peu ? Tu les entends ? »

Malgré tous ses efforts, il ne réussit à entendre en tout et pour tout que le clapotis de la chute et le pétillement ténu des flammes. « On l’a perdue aussi, cette voie sous le Mur ?

— Y en a qui l’ont cherchée. Ceux qui vont trop profond tombent sur les gosses à Gendel, et les gosses à Gendel sont toujours affamés. » Avec un sourire, elle ficha soigneusement la torche dans une encoche du rocher puis vint droit sur Jon. « Y a rien d’autre à manger dans les ténèbres que la chair humaine », murmura-t-elle en le mordant au cou.

Il fourra son nez dans les cheveux rouges et se gorgea de leur senteur. « Tu me fais penser à Vieille Nan, lorsqu’elle régalait Bran d’une histoire de monstres. »

Elle lui bourra l’épaule de coups de poing. « Une vieille, c’est ça que je suis ?

— Plus vieille que moi.

— Mouais, et plus maligne. T’y connais rien, Jon Snow. » Elle le repoussa pour se dégager et, d’un simple mouvement du buste, se défit de sa veste en peau de lapin.

« Que fais-tu là ?

— Te fais voir comme je suis vieille. » Elle délaça sa chemise en daim, la jeta de côté, retira d’un seul coup ses trois maillots de laine par-dessus sa tête. « Faut que tu me voyes.

— Nous ne devrions…

— Nous devons. » Ses seins tressautèrent quand elle fit le pied de grue pour arracher l’une de ses bottes puis changea vivement de jambe pour la seconde. Ils avaient de larges aréoles roses. « Toi pareil, fit-elle, tout en tirant sur ses braies en peau de mouton. Si tu veux regarder, faut montrer. T’y connais rien, Jon Snow.

— J’y connais que j’ai envie de toi », s’entendit-il répondre, oubliant tout, ses vœux comme son honneur. Elle se tenait devant lui, nue comme au jour de sa naissance, et il bandait aussi dur que les rochers autour. Il découvrait à l’instant comme elle était belle. Elle avait la jambe sèche mais bien musclée, la toison du pubis d’un rouge encore plus éclatant que celui de sa chevelure. Est-ce un signe de chance encore plus grande ? Il l’attira vers lui. « J’aime ton odeur, dit-il. J’aime ton poil rouge. J’aime ta bouche et ta manière de m’embrasser. J’aime ton sourire. J’aime tes tétons. » Il les baisa l’un après l’autre. « J’aime tes jambes fines et ce qu’il y a entre elles. » Il s’agenouilla pour déposer de menus bécots sur le mont d’amour, mais elle écarta légèrement les cuisses, et lui, en discernant leur intimité, la picora du bout des lèvres avant d’y goûter. Ygrid émit un petit hoquet. « Si tu m’aimes autant, pourquoi t’es encore tout habillé ? souffla-t-elle. T’y connais rien, Jon Snow. Rien de rien… – oh. Oh. OHHH… ! »

Cela la rendit presque timide, après, timide autant du moins qu’elle pouvait l’être. « Ça que t’as fait, dit-elle, alors qu’ils reposaient sur leurs vêtements entassés, ce… ce truc, avec ta… ta bouche. » Elle hésita. « C’est… c’est ce que les seigneurs font à leurs dames, là-bas, dans le sud ?

— Je ne pense pas. » Nul ne lui avait jamais précisé ce que les seigneurs faisaient au juste avec leurs dames. « J’ai eu simplement… eu envie, comme ça, de t’embrasser là, c’est tout. Tu n’as pas eu l’air de détester.

— Nnnon. Je… pas vraiment vraiment détesté. Qui t’a appris des trucs pareils ?

— Personne, confessa-t-il. Uniquement toi.

— Pucelle ! taquina-t-elle, tu étais pucelle… ! »

Il pinçota par jeu le premier téton venu. « J’étais un homme de la Garde de Nuit. » Etais, releva-t-il, ce disant. Et maintenant, qu’était-il ? Il préféra ne pas s’appesantir là-dessus. « Et toi, tu étais vierge ? »

Elle se releva sur un coude. « J’ai dix-neuf ans, je suis piqueuse et marquée par les baisers du feu. Comment serais-je encore vierge ?

— Qui c’était ?

— Un gamin, pendant une fête, y a cinq ans. Lui et ses frères étaient venus pour leur commerce. Et comme il avait les cheveux comme moi, baisés par le feu, j’ai cru qu’il serait chanceux. Mais c’était un mollasson. Quand il est revenu pour essayer de me ravir, Echalas y a cassé un bras et l’a fait déguerpir, et plus jamais il a essayé, pas même une fois.

— Ça n’a pas été Echalas, alors ? » Il était soulagé. Il aimait bien Echalas, avec sa bonne bouille et ses manières amicales.

Nouvelle bourrade. « T’es dégueulasse. Tu coucherais avec ta sœur, toi ?

— Echalas n’est pas ton frère.

— Il est de mon village. T’y connais rien, Jon Snow. Un homme, un vrai, ça ravit loin, pour renforcer son clan. Les femmes qui couchent avec leurs frères ou leur père ou des parents de clan, ça offense les dieux, et c’est maudit par des enfants faiblards et mal foutus. Monstrueux, même.

— Craster épouse bien ses filles », observa Jon.

Nouvelle bourrade. « Craster est plus de votre espèce que de la nôtre. Son père était qu’un corbeau qu’a ravi une femme de l’Arbre blanc mais qu’a filé se replanquer derrière son Mur, après l’avoir eue. Elle est allée à Châteaunoir y montrer son fils, une fois, mais les frères ont sonné leurs cors et chassé la mère. Le sang de Craster est noir, et il charrie de lourdes malédictions. » Elle flatta d’une main légère le ventre de Jon. « J’avais peur que tu fasses pareil, un jour. Te renvoler au Mur. T’as jamais su quoi faire après m’avoir ravie. »

Il se mit sur son séant. « Mais je ne t’ai pas ravie, Ygrid !

— Que si. T’as sauté de la montagne et tué Orell, puis j’ai pas eu le temps d’attraper ma hache que j’avais ton couteau sur la gorge. Moi, alors, j’ai cru que t’allais me prendre, ou bien me tuer, ou les deux, peut-être, mais t’as rien fait du tout. Et quand je t’ai eu conté l’histoire de Baël le Barde et comment il avait cueilli la rose de Winterfell, j’ai cru dur comme fer que t’allais enfin savoir me cueillir, mais t’as toujours rien fait. T’y connais rien, Jon Snow. » Elle lui adressa un sourire comme effarouché. « Mais t’apprendras peut-être un peu. »

Tout autour d’elle, la lumière était prise de frénésie, s’aperçut Jon subitement. Il jeta un coup d’œil circulaire. « Nous ferions mieux de remonter. La torche est près de s’éteindre.

— Les gosses à Gendel qu’effarent le corbeau ? lança-t-elle avec un sourire radieux. Y a jamais que quelques pas à faire, et moi, j’en ai pas fini avec toi, Jon Snow. » Elle le renversa sur leur couche improvisée et l’enfourcha. « Tu voudrais pas… ? » Elle hésita.

« Quoi ? » souffla-t-il. La torche commençait à charbonner.

« Le refaire ? lâcha-t-elle. Avec ta bouche ? Le baiser de lord ? Et moi…, moi, je pourrais voir s’y a d’autres choses qui t’ont fait plaisir. »

Lorsque la torche s’éteignit, Jon Snow n’en avait plus cure.

Le sentiment de culpabilité revint bien l’assaillir après, mais de manière moins pressante qu’auparavant. Si c’est un péché si grave, s’étonna-t-il, pourquoi les dieux l’ont-ils assorti de sensations aussi délectables ?

Des ténèbres de poix les cernaient quand s’achevèrent leurs ébats. Seule s’y devinait la vague lueur du passage menant vers la caverne supérieure et sa vingtaine de foyers. A tenter de se rhabiller dans le noir, ils ne tardèrent pas à trébucher et à se cogner l’un l’autre. Ygrid perdit l’équilibre dans le bassin, et comme les piaulements que lui arrachait la froideur de l’eau faisaient rire Jon, elle l’y précipita lui-même. Or, à force de patauger, s’empoigner à tâtons, elle en vint à se retrouver dans ses bras, et ils s’aperçurent alors que, tout compte fait, leur petite affaire n’était pas réglée.

« Jon Snow, dit-elle après qu’il eut répandu sa semence en elle, ne bouge plus, maintenant, mon cœur. Ça me plaît, de te sentir là, me plaît tellement… Montons pas rejoindre Styr et Jarl. Descendons tout en bas retrouver les gosses à Gendel. Je veux pas qu’on quitte cette grotte, jamais. Plus jamais jamais. »

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