CHAPITRE 13 LA COURONNE DE GLACE


Voilà ce qui s’était passé. Retour au présent.

« Ach, miyards », gémit Ch’tite Pwinte Dangereuse sur le toit de la remise des carrioles. Le feu s’éteignit. La neige qui avait empli le ciel se dispersa peu à peu. Ch’tite Pwinte Dangereuse entendit un cri lointain en altitude et sut exactement ce qu’il devait faire. Il leva les bras en l’air et ferma les yeux au moment même où la buse plongeait en piqué du ciel blanc et l’attrapait au vol.

Il aimait vraiment cet instant-là. Quand il rouvrit les yeux, le monde tanguait sous ses pieds et une voix tout près lança : « Grimpeuz vite ichi, m’garchon ! »

Il empoigna le mince harnais de cuir au-dessus de lui, exerça une traction, et les serres relâchèrent doucement leur étreinte. Puis, main sur main, dans le vent dû à la vitesse du rapace, il se hissa le long des plumes et finit par saisir la ceinture de Hamish l’aviateur.

« Rob a dit que vos aetes asseuz ajeu pour daescende en enfer, dit Hamish par-dessus son épaule. Rob est alleu chercheu le aeros. Vos aveuz de la chance, m’garchon ! »

L’oiseau vira sur l’aile.

En dessous, la neige… s’enfuit. Elle ne fondait plus, elle se retirait tout bonnement des parcs d’agnelage comme une marée descendante ou une grosse inspiration, sans faire plus de bruit qu’un soupir.

Morag vola au ras du champ d’agnelage où des hommes promenaient autour d’eux des regards ahuris. « Un bedot et une douzaine d’agneaux sont morts, dit Hamish, mais pwint de ch’tite michante sorcieure jaeyante ! Il l’a emporteu.

— Où cha ? »

Hamish fit remonter Morag en un grand cercle. Autour de la ferme, il avait cessé de neiger. Mais, sur les collines, les flocons tombaient comme des marteaux.

Et la neige prit alors une forme.

« Là-haut », dit Hamish.


Bon, je suis en vie. Ça, j’en suis sûre.

Oui.

Et je sens le froid autour de moi, mais je n’ai pas froid, ce que j’aurais du mal à expliquer si on me le demandait.

Et je ne peux pas bouger. Pas un cil.

Du blanc tout autour de moi. Et que du blanc dans ma tête.

Qui suis-je ?

Je me rappelle le nom de Tiphaine. J’espère que c’est le mien.

Du blanc tout autour de moi. C’est déjà arrivé. C’était comme un rêve, un souvenir ou autre chose que je ne peux pas définir par manque de mot. Et tout autour de moi, du blanc qui tombait. Qui s’accumulait autour de moi, qui me soulevait. C’étaient… les terres crayeuses qui se formaient, silencieusement, sous des mers anciennes.

Voilà ce que veut dire mon prénom.

Il veut dire « Pays sous la vague ».

Et, comme une vague, la couleur revint à flots dans son esprit. C’était essentiellement le rouge de la fureur.

Comment ose-t-il !

Tuer les agneaux !

Mémé Patraque n’aurait pas permis ça. Elle ne perdait jamais un agneau. Elle savait les ramener à la vie.

D’abord, je n’aurais jamais dû partir d’ici, songea Tiphaine. J’aurais peut-être dû rester et tâcher d’apprendre par moi-même. Mais, si je n’étais pas partie, est-ce que je serais encore moi ? Est-ce que je saurais ce que je sais ? Serais-je devenue aussi forte que ma grand-mère ou serais-je une radoteuse ? Eh bien, je serai forte maintenant.

Quand les intempéries meurtrières étaient le fait de la nature aveugle, on ne pouvait que jurer comme un charretier, mais quand elles se promenaient sur deux jambes… alors on leur déclarait la guerre. Et il y aurait une addition à payer !

Elle tenta de bouger, et voilà que la blancheur céda. On aurait dit de la neige dure, mais elle n’était pas froide au toucher ; elle s’éboula et laissa un trou.

Un sol lisse, vaguement translucide, s’étendait devant Tiphaine. De grands piliers s’élevaient vers un plafond que masquait une espèce de brouillard.

Il y avait aussi des murs dans le même matériau que le sol. On aurait dit de la glace – on distinguait même de petites bulles à l’intérieur –, mais ils n’étaient guère plus que frais quand elle les toucha.

C’était une très grande salle. On n’y voyait aucun meuble d’aucune sorte. Une salle comme un roi en ferait construire pour dire : « Regardez, j’ai les moyens de gaspiller tout cet espace ! »

Les pas de Tiphaine rebondissaient en écho tandis qu’elle l’explorait. Non, pas même un fauteuil. Et serait-il confortable si elle en trouvait un ?

Elle découvrit finalement un escalier qui montait (sauf, bien sûr, quand on partait du haut). Il menait à une autre salle qui, elle au moins, avait des meubles. Il s’agissait de ces divans sur lesquels les dames fortunées étaient censées se prélasser, l’air las mais belles. Oh, et il y avait aussi des urnes, assez grandes, et des statues, toutes sculptées dans la même glace chaude. Les statues représentaient des athlètes et des dieux, tout comme les illustrations du Mythologie de Commelautre, qui s’adonnaient à des activités antiques comme lancer des javelots ou tuer des serpents monstrueux à mains nues. Ils n’avaient pas à eux tous le plus petit bout de tissu sur le dos, mais tous les hommes portaient des feuilles de vigne que Tiphaine, histoire de savoir, tenta en vain de soulever.

Et il y avait un feu. Premier détail étrange : les bûches étaient elles aussi faites de la même glace. Autre détail étrange : les flammes étaient bleues – et froides.

Ce niveau avait de hautes fenêtres en ogive, mais elles s’ouvraient en haut des murs et ne montraient que le ciel, où le soleil était un fantôme parmi les nuages.

Un second escalier, très imposant cette fois, desservait encore un autre étage avec davantage de statues, de divans et d’urnes. Qui pouvait vivre dans une demeure pareille ? Quelqu’un qui n’avait pas besoin de manger ni de dormir, voilà. Quelqu’un qui n’avait pas besoin de confort.

« Hiverrier ! »

La voix de Tiphaine rebondit de mur en mur, renvoya des «… IER… ier… ier…» qui finirent par disparaître.

Puis encore un escalier, et une nouveauté cette fois. Sur un socle qui avait peut-être supporté une statue, Tiphaine vit une couronne. En suspension en l’air à près d’un mètre au-dessus de la base, elle tournait doucement sur elle-même et scintillait de gelée. Un peu plus loin se dressait une autre statue, plus petite que la plupart, mais autour d’elle dansaient et chatoyaient des lumières bleues, vertes et or.

Elles ressemblaient en tout point à celles du Moyeu qu’on voyait parfois en plein hiver flotter au-dessus des montagnes au centre du monde. Certains les croyaient vivantes.

La statue faisait la même taille que Tiphaine.

« Hiverrier ! » Toujours pas de réponse. Un beau palais sans cuisine, sans lit… Il n’avait pas besoin de manger ni de dormir, alors à qui était-ce destiné ?

Elle connaissait déjà la réponse : moi.

Tiphaine avança la main pour toucher les lumières dansantes, qui lui remontèrent en foule le long du bras et se répandirent sur elle, formant une robe qui scintillait comme clair de lune sur champs de neige. Elle fut choquée, puis furieuse. Après quoi elle regretta de ne pas avoir de miroir, se sentit prise d’un sentiment coupable, succomba de nouveau à la fureur et régla la question en se disant que si elle trouvait un miroir, elle se regarderait dedans uniquement pour constater à quel point elle était en colère.

Après avoir cherché un moment, elle en découvrit un qui n’était rien de plus qu’un mur de glace d’un vert si foncé qu’on l’aurait dit presque noir.

Elle avait bien l’air en colère. Et formidablement, merveilleusement étincelante. Elle voyait de petits éclats d’or sur le bleu et le vert, tout comme dans le ciel durant les nuits d’hiver.

« Hiverrier ! »

Il devait l’observer. Il pouvait être n’importe où.

« Très bien ! Je suis là ! Vous le savez !

— Oui. Je le sais », répondit l’hiverrier derrière elle.

Tiphaine pivota d’un bloc et le gifla en pleine face, puis le gifla encore de l’autre main.

C’était comme taper sur un rocher. Il apprenait très vite à présent.

« Ça, c’est pour les agneaux, dit-elle en secouant les doigts pour y ramener un peu de vie. Comment avez-vous pu ? Vous n’étiez pas obligé ! »

Il avait l’air beaucoup plus humain. Soit il portait de vrais vêtements, soit il avait fait de gros efforts pour leur donner une apparence réelle. Il avait à vrai dire réussi à paraître… beau, voilà. On ne voyait plus de froideur en lui, seulement de la… fraîcheur.

Ce n’est qu’un bonhomme de neige, protesta son second degré. N’oublie pas ça. Mais il est trop malin pour porter des boulets de charbon en guise d’yeux et une carotte à la place du nez.

« Ouille, fit l’hiverrier comme s’il se rappelait tardivement ce qu’il fallait dire.

— J’exige que vous me laissiez partir ! lança sèchement Tiphaine. Tout de suite. » C’est ça, dit son second degré. Tu veux qu’il finisse par se faire tout petit derrière les casseroles en haut du buffet de la cuisine. Comme qui dirait…

« En ce moment, reprit l’hiverrier d’une voix très calme, je suis un coup de vent qui provoque des naufrages de bateaux à des milliers de kilomètres d’ici. Je gèle des conduites d’eau dans une ville bloquée par la neige. Je gèle la sueur d’un mourant perdu dans un blizzard effroyable. Je me glisse silencieusement sous les portes. Je pends des gouttières. Je caresse la fourrure de l’ours endormi au fond de sa caverne et je coule dans le sang des poissons sous la glace.

— Je m’en contrefïche ! lança Tiphaine. Je ne veux pas être ici ! Et vous ne devriez pas y être non plus !

— Chère enfant, voulez-vous m’accompagner ? demanda l’hiverrier. Je ne vous ferai aucun mal. Vous êtes ici à l’abri.

— De quoi donc ? » répliqua Tiphaine. Puis, parce que la fréquentation prolongée de miss Tique influe sur la façon de parler, même dans les moments de tension, elle rectifia : « A l’abri de quoi ?

— De la Mort, répondit l’hiverrier. Ici, vous ne mourrez jamais. »


À l’arrière de la carrière de craie des Feegle, on avait taillé dans la paroi ce qui ressemblait à un tunnel d’un mètre cinquante de haut et peut-être autant de long.

Devant se tenait Roland de Chumsfanleigh (il n’y était pour rien). Ses ancêtres étaient des chevaliers, et ils avaient acquis le Causse en tuant les rois qui s’en croyaient propriétaires. L’épée, c’était tout ce qui comptait. L’épée et couper les têtes. Voilà comment on obtenait des terres aux temps anciens, puis les règles avaient changé si bien qu’on n’avait plus besoin d’épée pour posséder une terre, seulement d’un bout de papier. Mais ses ancêtres n’avaient quand même pas lâché l’épée, au cas où certains auraient estimé cette histoire de bouts de papier abusive, car il est bien connu qu’on ne peut pas contenter tout le monde.

Il avait toujours voulu devenir un bon bretteur, et il avait été stupéfait de trouver les épées aussi lourdes. Il excellait à l’épée invisible. Devant un miroir, il pouvait se battre contre son reflet et gagner presque à tous les coups. Les vraies épées ne permettaient pas ça. Vous tentiez un moulinet, et c’étaient elles qui finissaient par en faire un avec vous. Il avait compris qu’il avait peut-être davantage de dispositions pour les bouts de papier. Et puis il lui fallait des lunettes, ce qui risque de poser des problèmes sous un heaume, surtout quand un adversaire vous porte, lui, de vrais coups d’épée.

Il portait justement un heaume à présent et tenait une épée qui était – même s’il refusait de l’admettre – bien trop lourde pour lui. Il portait aussi une cotte de mailles qui rendait la marche extrêmement difficile. Les Feegle avaient fait de leur mieux pour l’adapter à sa morphologie, mais l’entrejambe lui descendait aux genoux et claquait de façon comique quand il se déplaçait.

Je ne suis pas un héros, se disait-il. J’ai une épée que je n’arrive à soulever qu’à deux mains, j’ai un bouclier lui aussi vraiment très lourd et j’ai un cheval entouré de rideaux que j’ai dû laisser au château (et mes tantes vont piquer une crise quand elles entreront dans la salle de réception), mais je suis intérieurement un gamin qui aimerait bien savoir où sont les cabinets…

Mais elle m’a délivré de la reine des fées. Sans elle, je serais toujours un gamin crétin au lieu d’un… euh… jeune homme qui espère ne pas être trop crétin.

Les Nac mac Feegle avaient jailli en trombe dans sa chambre après s’être frayé péniblement un chemin dans la tempête survenue durant la nuit et, à les en croire, le moment était arrivé pour lui d’endosser le rôle du héros et de sauver Tiphaine… Eh bien, il l’endosserait. De ça, il était sûr. À peu près sûr. Mais, pour l’instant, le décor ne cadrait pas avec ses attentes.

« Vous savez, ça ne ressemble pas à l’entrée de l’enfer, dit-il.

— Ah, n’importe quaele cavaerne peut en taeni lieu, répliqua Rob Deschamps qui s’était assis sur son casque. Mais vos deveuz counwate le pas de jabot. Bon, Grand Yann, vos d’abord…»

Grand Yann s’approcha d’un air important de la cavité dans le calcaire. Il tendit les bras dans son dos et les plia. Il se pencha en arrière en avançant une jambe pour garder l’équilibre. Puis il remua plusieurs fois le pied en l’air, se pencha en avant et disparut dès que le pied se posa par terre.

Rob Deschamps cogna du poing sur le heaume de Roland.

« D’accord, grand aeros, cria-t-il. A vos d’y alleu ! »


Il n’y avait pas de sortie. Tiphaine ne savait même pas s’il y avait une entrée.

« Si vous étiez la Dame de l’Été, nous danserions, dit l’hiverrier. Mais je sais maintenant que vous ne l’êtes pas, même si vous en donnez l’impression. Seulement, pour l’amour de vous, je suis désormais humain et il me faut de la compagnie. »

L’esprit en ébullition de Tiphaine lui montrait des images : le gland qui germait, les pieds fertiles, la corne d’abondance. Je suis une déesse juste bonne à leurrer quelques lames de plancher, un gland et une poignée de graines, songea-t-elle. Je suis exactement comme lui. Assez de fer pour faire un clou ne transforme pas un bonhomme de neige en humain, et deux feuilles de chêne ne font pas de moi une déesse.

« Venez, dit l’hiverrier, je vais vous montrer le monde qui est le mien. Qui est le nôtre. »


Quand Roland ouvrit les yeux, il ne vit que des ombres. Non pas des ombres de corps solides, mais seulement des ombres qui flottaient telles des toiles d’araignée.

« Je m’attendais à quelque chose de plus… chaud », déclara-t-il en s’efforçant d’exclure tout soulagement de sa voix. Autour de lui, des Feegle surgissaient d’un coup du néant.

« Ah, on apaele cha l’enfer, mais ce serwat putot le sombe saejou, expliqua Rob Deschamps. L’enfer, c’eut davantaje le coteu griyade, c’eut vrai. Le sombe saejou, c’eut le coteu tenaebes. C’eut là que les gens s’aertrouvent quand ils sont piaerdus, vos saveuz.

— Quoi ? Vous voulez dire que s’il fait nuit noire et qu’on prend le mauvais embranchement…

— Ah non ! Par aegzampe s’ils sont morts alors qu’ils devraient pwint l’aete et qu’ils ont nulle part où alleu, ou s’ils tombent dans un tro dans les mondes et qu’ils counwassent pwint le kaemin. Certains savent minme pwint où ils sont, les poves. C’eut traes courant, ces afaeres-là. Y a pwint bocop de rigolade dans un sombe saejou. Chti-là, on l’apaelwat Limbo, vos saveuz, pasquae la porte aetait traes basse. On dirwat qu’il a bocop descendu depwis note daernieure visite. » Il haussa la voix. « Et on applaudit bieu fort Ch’tite Pwinte Dangereuse, les gars, qui vieut aveu nos pour la premieure fwas ! » Des acclamations s’élevèrent par à-coups, et Ch’tite Pwinte Dangereuse agita son épée.

Roland se fraya un chemin parmi les ombres, qui opposaient à vrai dire une certaine résistance. L’atmosphère elle-même était grise. Il entendait parfois des geignements, ou quelqu’un tousser au loin… puis un raclement de pas qui venait dans sa direction.

Il dégaina son épée et fouilla l’obscurité des yeux.

Des ombres s’écartèrent, et une très vieille femme en vêtements dépenaillés et usés passa près de lui en traînant les pieds et en remorquant une grande boîte en carton. La boîte rebondissait en tous sens derrière elle tandis qu’elle tirait dessus par saccades. Elle ne jeta même pas un coup d’œil à Roland.

Il rabaissa son épée.

« Je croyais qu’il y aurait des monstres, dit-il alors que la vieille disparaissait dans l’obscurité.

— Win, fit Rob Deschamps d’un ton sinistre. Y en a. Paesseuz à quaet chose de solide, vos voleuz bieu ?

— Quelque chose de solide ?

— Je ne rigole pwint ! Paesseuz à de baeles groches montagnes, ou à un martcho ! Kwa que vos fassieuz, aeviteuz de souaeteu, d’aergraeteu ou d’espaereu ! »

Roland ferma les yeux puis leva la main pour les toucher. « Je continue de voir ! Mais j’ai les yeux fermés !

— Win ! Et vos vaereuz davantaje les ieus faermeus. Raviseuz alaetour de vos, si vos onzeuz ! »

Roland, les yeux fermés, fit plusieurs pas en avant et regarda autour de lui. Rien ne paraissait avoir changé. Peut-être tout était-il légèrement plus sombre. Et alors il le vit : un éclair d’orange vif, un trait dans le noir qui allait et venait.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— On counwat pwint quael nom ils se dounent. Nos, on les apaele des spaekes, répondit Rob.

— Ils sont des éclairs de lumière ?

— Ah, chti-là aetwat lwin. Si vos voleuz en vwar un de praes, il se trouve jusse à coteu de vos…»

Roland pivota.

« Ah, vos vwayeuz, vos veneuz de coumaete une fote classique, dit Rob sur le ton de la conversation. Vos aveuz ouvri les ieus ! »

Roland les referma. Le spaeke se trouvait juste devant lui.

Il ne broncha pas. Il ne cria pas. Des centaines de Feegle l’observaient, il le savait.

Sa première pensée fut : C’est un squelette. Quand l’être s’éclaira à nouveau, il ressemblait à un oiseau, un grand oiseau comme un héron. Puis ce fut une silhouette en bâtonnets, comme en dessinerait un enfant. Il n’arrêtait pas de se gribouiller en séries de traits fins et ardents sur fond de ténèbres.

Il se gribouilla une bouche et se pencha un instant vers Roland en exhibant des centaines de dents comme des aiguilles. Puis il disparut.

Un chœur de murmures s’éleva de la masse des Feegle.

« Win, vos aveuz bieu raeaji, commenta Rob Deschamps. Vos l’aveuz raviseu dans la bouche et vos aveuz minme pwint arculeu d’un pas.

— Monsieur Deschamps, j’avais trop la frousse pour me sauver », marmonna Roland.

Rob Deschamps se pencha tout près de l’oreille du jeune homme. « Win, souffla-t-il. Je counwas bieu cha ! Bocop de gars sont daevenus des aeros pasquae ils avaient trop la frousse pour se soveu ! Mais vos aveuz pwint criyeu ni tcheu dans vot tchulote, et c’eut bieu. On en vaera d’otes sur not route. Empaecheuz-les d’aetreu dans vot tchaete ! Taeneuz-les à distance !

— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils… ? Non, ne me dites pas ! » se ravisa Roland.

Il poursuivit son chemin à travers les ombres en plissant les yeux afin de ne rien rater. La vieille femme était partie, mais les ténèbres commençaient à se peupler de gens. La plupart restaient debout tout seuls ou étaient assis sur des chaises. Certains erraient en silence. Ils croisèrent un homme en vêtements d’autrefois qui se regardait fixement la main comme s’il la voyait pour la première fois.

Une autre femme oscillait doucement et chantait une chanson sans queue ni tête d’une voix ténue de fillette. Elle adressa à Roland un étrange sourire dément lorsqu’il passa devant elle. Juste derrière elle se tenait un spaeke.

« D’accord, fit Roland d’un ton sinistre. Maintenant dites-moi ce qu’ils font.

— Ils minjent vos souvnis, répondit Rob Deschamps. Pour eux, vos paesseus sont raeles. Les souaets et les aespwars, c’eut comme du minjeu ! C’eut de la viaermine, en faet. C’eut ce qui arrive quand on s’ocupe pwint de ces raejions infaernales.

— Et comment je peux les tuer ?

— Oh, vos aveuz dit cha d’un ton traes michant. Aecouteuz-mi le ch’tit aeros jaeyant ! Vos soucieuz pwint d’eux, mon garchon. Ils vont pwint ataqueu tout de swite, et on a un boulot à faere.

— Je déteste ce coin-là !

— Win, les enfaers sont bocop plus animeus, convint Rob Deschamps. Maetnant faut ralenti, on arrive à la riviaere. »

Un fleuve s’écoulait à travers ce que les Feegle appelaient le sombre séjour. Ses eaux, aussi noires que la terre, léchaient les rives d’un clapotis lent et huileux.

« Ah, je crois en avoir entendu parler, dit Roland. Il y a un passeur, c’est ça ?

— Oui. »

Il apparut soudain, debout dans une barque. Tout vêtu de noir, comme de juste. Une grande capuche lui masquait entièrement la figure et donnait l’impression très nette que c’était préférable ainsi.

« Salut, l’amisse, lança joyeusement Rob Deschamps. Coumaet cha va ?

— OH, NON PAS ENCORE VOUS ! dit la silhouette sombre d’une voix qu’on sentait plus qu’on ne l’entendait. JE CROYAIS QU’ON VOUS AVAIT TOUS EXCLUS.

— Jusse une ch’tite maldone, vos saveuz, dit Rob en se laissant glisser en bas de l’armure de Roland. Vos deveuz nos faere raetreu, pasquae on est daeja morts. »

La silhouette tendit le bras. La robe noire s’écarta, et Roland trouva que ce qui se pointait vers lui ressemblait beaucoup à un doigt osseux.

« MAIS LUI DOIT PAYER LE PASSEUR, dit-il d’une voix de crypte et de cimetière aux accents accusateurs.

— Pas avant d’être de l’autre côté, répliqua Roland d’un ton ferme.

— Oh, alleuz ! lança Guiton Simpleut au passeur. Vos vwayeuz bieu que c’eut un aeros ! Si vos poveuz pwint faere confiance à un aeros, à qui, alors ? »

La capuche étudia Roland pendant ce qui parut un siècle OH, BON , D’ACCORD. »

Les Feegle montèrent en masse à bord de la barque pourrissante avec leur enthousiasme habituel et force « Miyards ! », « Où est-ce qu’on bwat dans cette crwasiaere ? », « Cette onde nware, c’eut fantastyx ! » Puis Roland y grimpa avec précaution en observant le passeur d’un œil méfiant.

La silhouette donna un coup de la grande rame et l’embarcation décolla de la rive dans un grincement auquel succéda malheureusement, et au déplaisir manifeste du passeur, une chanson reprise en chœur. Entendez chantée plus ou moins à tous les tempi et sur tous les rythmes possibles, sans aucun respect de la mélodie :



— VOUS ALLEZ LA FERMER ?



— CE N’EST GUERE DE CIRCONSTANCE !



— Monsieur Deschamps ? lança Roland alors que la barque avançait par à-coups.

— Win ?

— Pourquoi est-ce que je suis assis à côté d’un fromage bleu entouré d’un bout de tartan ?

— Ah, cha, c’eut Horace, répondit Rob Deschamps. C’eut le coumarade de Guiton Simpleut. Il vos ambaete pwint, dites ?

— Non. Mais il essaye de chanter, on dirait une poule !

— Win, tous les froumajes bleus cocottent un peu.

— Cooooot cot codeeett », chantonnait Horace.

Le bateau buta contre la rive d’en face, et le passeur débarqua aussitôt.

Rob Deschamps escalada tant bien que mal la manche de la cotte de mailles en lambeaux de Roland et souffla : « Quand je vos en dounerai l’orde, soveuz-vos !

— Mais je peux payer le passeur. J’ai l’argent, dit Roland en se tapotant la poche.

— Vos… kwa ? fit le Feegle comme s’il s’agissait d’une idée aussi saugrenue que dangereuse.

— J’ai l’argent, répéta Roland. Deux sous, c’est le tarif pour traverser le fleuve des morts. C’est une vieille tradition. Deux sous qu’on dépose sur les yeux du défunt pour payer le passeur.

— Vos aetes un futeu, c’eut seur, reconnut Rob tandis que Roland laissait tomber deux pièces de cuivre dans la main osseuse du passeur. Et vos aveuz pwint paesseu à aporteu quate sous ?

— Le livre disait que les morts coûtaient deux sous.

— Win, pit-aete, admit Rob, mais c’eut pasquae les morts s’ataenent pwint à rvaeni ! »

Roland regarda derrière lui de l’autre côté des eaux noires. Des éclairs de lumière orange pullulaient sur la rive qu’ils venaient de quitter.

« Monsieur Deschamps, j’ai été une fois prisonnier de la reine du pays des fées, dit-il.

— Win, je sais cha.

— C’a duré un an dans ce monde-ci, mais là-bas ça m’a paru seulement quelques semaines… sauf que les semaines s’écoulaient comme des siècles. C’était si… ennuyeux que j’avais du mal à me rappeler quoi que ce soit au bout d’un moment. Je ne me souvenais plus de mon nom, ni de la caresse du soleil, ni du goût des vrais aliments.

— Win, on counwat cha, on a aedeu à vos secouri. Vos nos aveuz jamaes armercieus, mais comme vos avieuz pwint toute vote tchaete, cha nos a pwint frwasseus.

— Alors permettez que je vous remercie maintenant, monsieur Deschamps.

— C’eut rieu. Pas de kwa. A vot saervice.

— Elle avait des animaux de compagnie qui vous alimentent en rêves jusqu’à ce que vous mouriez de faim. Je déteste les êtres qui veulent nous enlever ce que nous sommes. Je veux tuer ces êtres-là, monsieur Deschamps. Je veux tous les tuer. Priver quelqu’un de ses souvenirs, c’est le priver de lui-même. De tout ce qu’il est.

— C’eut une baele idae que vos aveuz, dit Rob. Mais on a un ch’tit travay à faere, vos saveuz. Hah, miyards, vwala ce qui arrive quand tout part à vau-l’yo et que les spaekes praenent le dessus. »

Un grand tas d’ossements gisait sur le sentier. Certainement des os d’animaux, d’ailleurs les colliers pourris et les bouts de chaîne rouillée confirmaient cette impression.

« Trois gros chiens ? supposa Roland.

— Un seu traes gros chien aveu trwas tchaetes, rectifia Rob Deschamps. Une race traes en vogue dans les enfaers. Peut morde le gosieu d’un homme de part en part. Trwas fwas ! ajouta-t-il avec délectation. Mais il suffit d’aligneu trwas biscwits pour chien par taere, et la pove ch’tite biaete faet pus rieu d’ote que tireu sur sa chaene et jaemi toute la journae. Y a de kwa rigoleu, je vos le dis ! » Il donna un coup de pied dans les os. « Win, otefwas, ces enfaers avaient de la paersonaliteu. Teneuz, vwayeuz ce qu’ils ont faet là itou. »

Un peu plus loin sur le sentier se tenait ce qui devait être un démon. Il avait une figure horrible, hérissée d’un si grand nombre de crocs que certains n’étaient sûrement là que pour la frime. Il avait aussi des ailes, mais elles n’auraient jamais pu le faire décoller. Il avait déniché un morceau de miroir ; toutes les deux ou trois secondes, il jetait un coup d’œil furtif dedans et frémissait.

« Monsieur Deschamps, dit Roland, est-ce qu’on trouve ici quelque chose que peut tuer l’épée que je porte ?

— Ah, non. Pwint tweu, répondit Rob Deschamps. Pwint les spaekes. Pwint vraimaet. C’eut pwint une epae majique, vwayeuz ?

— Alors pourquoi est-ce que je me la coltine ?

— Pasquae vos aetes un aeros. Vos aveuz daeja aetaenu parleu d’un aeros sans epae ? »

Roland extirpa l’épée de son fourreau. Elle était lourde, sans rapport avec la lame argentée alerte et virevoltante qu’il imaginait devant son miroir. Elle tenait davantage d’un gourdin en métal à bord tranchant.

Il l’empoigna à deux mains et réussit à la balancer au beau milieu du fleuve sombre et lent.

Juste avant qu’elle ne plonge dans l’eau, un bras rose s’éleva et l’attrapa. La main agita l’épée deux fois puis disparut avec elle sous la surface.

« C’était prévu, ça ? demanda Roland.

— Qu’un aeros jaete son epae ? hurla Rob. Non ! Vos aetes pwint suposeu balancheu une bonne epae dans l’yo !

— Non, je parle de la main. Elle…

— Ah, on les vwat quaetfwas. » Rob Deschamps fit un geste du bras comme si des jongleurs d’épées sous-marins au milieu d’un fleuve étaient monnaie courante. « Mais vos aveuz pwint d’epae maetnant !

— Vous avez dit que les épées ne peuvent pas faire de mal aux spaekes !

— Win, mais c’eut une quaestchon d’imaje, d’accord ? répliqua Rob en se remettant en route sans traîner.

— Mais, sans épée, je n’en suis que plus héroïque, pas vrai ? demanda Roland tandis que les autres Feegle trottinaient à leur suite.

— Taekniquemaet, win, reconnut Rob Deschamps à contrecœur, mais pit-aete aussi pus mort itou.

— Et puis j’ai un plan.

— Vos aveuz un plan ?

— Oui. Win, je veux dire.

— Aecrit su un papieu ?

— Je viens juste d’y penser…» Roland se tut soudain. Les ombres sans cesse en mouvement s’étaient écartées, et une grande caverne s’ouvrait devant eux.

En son centre, autour de ce qui ressemblait à un bloc de pierre, brillait une faible lueur jaune. Une petite silhouette était étendue sur le bloc.

« On y est, dit Rob Deschamps. C’aetwat pwint si taeribe, hin ? »

Roland battit des paupières. Des centaines de spaekes s’étaient rassemblés autour du bloc, mais à distance, comme s’ils hésitaient à s’en approcher davantage.

« Je vois… quelqu’un allongé, dit-il.

— C’eut la Dame de l’Aeteu elle-minme, le renseigna Rob. Faut qu’on swat fuchos.

— Fuchos ?

— Qu’on… fasse atinsion, kwa, expliqua obligeamment Rob. Les daesses, c’eut souvaet compliqueu. Se soucient bocop de leur imaje de marque.

— On ne pourrait pas… vous savez, s’emparer d’elle et se sauver ? demanda Roland.

— Oh, win, on va fini par faere quaet chose comme cha, répondit Rob. Mais c’eut vos, mossieu, qui deveuz d’abord lui douneu un baeseu. Cha vos va ? »

Roland paraissait un peu tendu. « Oui… euh… très bien, dit-il.

— Les dames ataenent cha, vos saveuz, poursuivit Rob.

— Et ensuite on se sauve ? demanda Roland d’un ton plein d’espoir.

— Win, pasquae c’eut sans doutance le moumaet que chwasiront les spaekes pour nos empaecheu de parti. Les jaes qui s’en vont, ils aement pwint cha. En avant, mon garchon. »

J’ai un plan, se disait Roland en se dirigeant vers le bloc de pierre. Et je vais me concentrer dessus pour éviter de penser que je traverse une foule de monstres comme des gribouillis seulement présents si je cligne des yeux et que des larmes me viennent. Ce qu’on a en tête, c’est pour eux la réalité, non ?

Je vais cligner des yeux, je vais cligner des yeux, je vais…

… cligner des yeux. Ce fut l’affaire d’un instant, mais le frisson dura beaucoup plus longtemps. Ils étaient partout, et chaque gueule hérissée de dents le regardait. Il devrait être interdit de regarder avec les dents.

Il se précipita, les yeux ruisselants sous les efforts qu’il déployait pour les garder ouverts, et regarda la silhouette étendue dans la lueur jaune. Une silhouette féminine qui respirait, endormie, et qui ressemblait à Tiphaine Patraque.


Du haut du palais de glace, Tiphaine voyait à des kilomètres à la ronde, et c’étaient des kilomètres de neige. Seul le Causse arborait du vert. C’était une île.

« Vous voyez comment j’apprends ? dit l’hiverrier. Le Causse est à vous. Là-bas, l’été va donc arriver, et vous serez heureuse. Vous serez alors mon épouse, et je serai heureux. Et le bonheur sera partout. Le bonheur, c’est quand tout est en règle. Maintenant que je suis humain, je comprends ces choses-là. »

Ne crie pas, ne hurle pas, conseilla le troisième degré. Ne reste pas de glace non plus.

« Oh… je vois, dit-elle. Et pour le reste du monde ce sera toujours l’hiver ?

— Non, il existe des latitudes qui ne ressentent pas les effets de mon gel, répondit l’hiverrier. Mais les montagnes, les plaines jusqu’à la mer Circulaire… oh oui.

— Des millions de gens mourront !

— Mais une seule fois, vous voyez. C’est ce qui est merveilleux. Et après ça, plus de mort ! »

Et Tiphaine vit le tableau, comme une carte du Porcher : des oiseaux gelés sur leurs branches, des chevaux et des vaches immobiles dans les champs, les brins d’herbe comme des dagues, pas de fumée sortant des cheminées ; un monde sans mort parce qu’il ne restait plus rien pour mourir, un monde où tout scintillait comme du lamé.

Elle hocha prudemment la tête. « Très… pratique, dit-elle. Mais ce serait dommage que plus rien ne bouge.

— La solution est simple. Des bonshommes de neige, répliqua l’hiverrier. Je peux les rendre humains !

— Assez de fer pour faire un clou ?

— Oui ! C’est facile. J’ai mangé de la saucisse ! Et je pense ! Je n’avais encore jamais pensé. Je tenais un rôle, j’avais à jouer ma part. Maintenant je suis à part. C’est seulement en étant à part qu’on sait qui on est.

— Vous m’avez fait des roses de glace, dit Tiphaine.

— Oui ! Je devenais déjà ce que je suis ! »

Mais à l’aube les roses ont fondu, ajouta intérieurement Tiphaine avant de jeter un coup d’œil au soleil jaune pâle. L’astre avait juste assez de force pour faire miroiter l’hiverrier. Il pense réellement comme un humain, se dit-elle en observant le sourire étrange. Il pense comme un humain qui n’en a jamais croisé d’autres. Il radote. Il est tellement fou qu’il ne se rendra jamais compte de son degré de folie.

Il a juste une petite idée du sens du mot « humain », il ne voit pas les horreurs de son projet, il ne… comprend pas. Et il est si heureux qu’il en devient presque charmant…


Rob Deschamps cogna du poing sur le heaume de Roland.

« Au travay, mon garchon », ordonna-t-il.

Roland fixait la silhouette luisante. « Ça ne peut pas être Tiphaine !

— Ah, c’eut une daesse, elle peut raessembleu à ce qu’elle veut, dit Rob Deschamps. Rieu qu’une ch’tite bise su la joue, d’accord ? Vos praeneuz pwint au jeu, on a pwint toute la jounae. Une ch’tite bise et on maet les vwales. »

Quelque chose donna un coup de tête dans la cheville de Roland. Un fromage bleu.

« Vos turlupineuz pwint pour Horace, il veut jusse bieu faere », dit le Feegle fou que Roland connaissait maintenant sous le nom de Guiton Simpleut.

Il s’approcha de la silhouette étendue dans la lueur qui crépitait autour de lui, parce que personne ne veut passer pour un lâche aux yeux d’un fromage.

« C’est un peu… gênant, dit-il.

— Miyards, vos vos daepecheuz, win ? »

Roland se pencha et déposa un baiser sur la joue en sommeil.

L’endormie ouvrit les yeux, et il fit aussitôt un pas en arrière.

« Ce n’est pas Tiphaine Patraque ! » Il cligna des yeux. Les spaekes étaient aussi nombreux autour de lui que des brins d’herbe.

« Maetnant vos la praeneuz par la min et vos daecampeuz, conseilla Rob Deschamps. Les spaekes vont daevni monvaes quand ils vont vwar qu’on se sove. » Il cogna joyeusement du poing sur le côté du heaume et ajouta : « Mais pwint de souci, hin ? Pasquae vos aveuz un plan !

— J’espère seulement que je ne me trompe pas, objecta Roland. Mes tantes disent toujours que je suis un peu trop malin.

— Ravi de l’apraene, pasquae c’eut mieux que d’aete bocop trop biaete ! Maetnant vos atrapeuz la dame et vos fileuz ! »

Roland s’efforça d’éviter le regard fixe de la jeune femme quand il lui prit la main et la fit doucement descendre du bloc de pierre. Elle dit quelques mots dans une langue qu’il ne comprit pas, mais il eut l’impression qu’un point d’interrogation les suivait.

« Je suis là pour vous sauver », déclara-t-il. Elle posa sur lui des yeux dorés de serpent.

« La petite bergère a des ennuis, dit-elle d’une voix aux accents et aux chuintements déplaisants. Très fâcheux, très fâcheux.

— Ben, euh… on ferait mieux de filer en vitesse, réussit-il à dire, qui que vous soyez…»

Celle qui n’était pas Tiphaine le gratifia d’un sourire. Un sourire désagréable, vaguement suffisant. Ils prirent leurs jambes à leur cou.

« Comment vous les combattez ? haleta-t-il tandis que l’armée des Feegle traversait les cavernes au petit trot.

— Ah, ils trouvent qu’on a monvaes goût, répondit Rob Deschamps alors que les ombres s’écartaient. Pit-aete pasqu’on paesse qu’à bware ; du cop ils sont pompaetes. Vos araeteuz pwint de couri ! »

C’est à cet instant que les spaekes passèrent à l’attaque, même si on ne pouvait guère parler d’attaque dans leur cas. Roland eut davantage l’impression de se jeter dans un mur de… murmures. Rien ne le saisit, il ne sentit pas de griffes. Si des milliers de bestioles aussi petites et faibles que des crevettes ou des mouches avaient voulu l’empêcher de passer, elles auraient produit autant d’effet.

Mais le passeur attendait. Il leva la main quand Roland se dirigea en titubant vers la barque.

« CA FERA SIX SOUS, dit-il.

— Six ?

— Ah, on a pwint passeu pus de deus heures ichi et pan, six sous ! protesta Guiton Simpleut.

— UN ALLER-RETOUR DANS LA JOURNEE, PLUS UN RETOUR SIMPLE, dit le passeur.

— Je n’ai pas autant ! » s’écria Roland. Il commençait maintenant à sentir de petits tiraillements dans sa tête. Les pensées devaient jouer des coudes pour lui arriver jusque dans la bouche.

« Laesseuz-mi faere », dit Rob Deschamps. Il se tourna, embrassa du regard ses congénères à ses pieds et cogna sur le heaume de Roland pour exiger le silence.

« Bon, les gars, annonça-t-il. On part pwint !

— QUOI ? fit le passeur. OH SI, VOUS PARTEZ ! JE NE VEUX PLUS VOUS VOIR ICI ! ON RETROUVE ENCORE DES BOUTEILLES DE VOTRE DERNIER PASSAGE ! ALLEZ, EMBARQUEZ TOUT DE SUITE !

— Miyards, on peut pwint faere cha, mon vieux. On a un jahar, on est oblijeus d’assisteu ce garchon, vos saveuz. S’il va pwint quaet part, on y va pwint non pus !

— LES MORTELS NE SONT PAS CENSES VOULOIR RESTER ICI ! répliqua sèchement le passeur.

— Ah, on va armaete un peu de vie dans le cwin, cha va pwint aete long », dit Rob Deschamps avec un grand sourire.

Le passeur tambourina des doigts sur la perche. Le bruit rappelait un cliquetis de dés.

« OH, BON, D’ACCORD. MAIS – ET JE VEUX ETRE CLAIR LA-DESSUS – PAS QUESTION DE CHANTER. »

Roland entraîna la fille dans la barque. Les spaekes restèrent au moins à distance, mais, alors que le passeur repoussait le bateau de la berge, Grand Yann donna un coup de pied dans la chaussure de Roland et pointa le doigt en l’air. Des filaments de lumière orange, par centaines, se déplaçaient sur le plafond de la caverne. Il y en avait encore d’autres sur la rive d’en face.

« Coumaet se daeroule le plan, mossieu le aeros ? demanda tout bas Rob Deschamps en descendant du heaume du jeune homme.

— J’attends le moment opportun », répondit Roland avec hauteur. Il se tourna vers celle qui n’était pas Tiphaine. « Je suis venu vous sortir d’ici, dit-il en évitant de la regarder dans les yeux.

— Vous ? répliqua-t-elle comme si elle trouvait l’idée amusante.

— Enfin, nous, rectifia Roland. Tout est…»

Un choc se produisit quand l’embarcation s’échoua sur la rive opposée, où la foule des spaekes était aussi dense que du blé sur pied.

« Alleuz, fileuz », dit Grand Yann. Roland entraîna celle qui n’était pas Tiphaine sur le chemin et s’arrêta au bout de quelques pas. Quand il cligna des yeux, le sentier plus loin était une masse orange grouillante. Il sentait les petites tractions que les spaekes exerçaient sur lui, à peine plus fortes qu’un souffle de vent. Mais ils se trouvaient aussi dans sa tête. Ils étaient froids et lui grignotaient la cervelle. C’était ridicule. Ça ne pouvait pas marcher. Il n’y arriverait pas. Il ne valait rien pour ces affaires-là. Irréfléchi, indiscipliné, il n’en faisait qu’à sa tête, tout comme ses… tantes… le disaient.

Derrière lui, Guiton Simpleut cria joyeusement selon son habitude : « Rendeuz vos tantes fiaeres de vos ! »

Roland se retourna à demi, soudain furieux. « Mes tantes ? Je vais vous en parler, de mes tantes…

— Pwint le temps, mon garchon ! brailla Rob Deschamps. Vos araeteuz pwint ! »

Roland regarda autour de lui, l’esprit en feu. Nos souvenirs sont réels, songea-t-il. Et je ne vais pas tolérer ça !

Il se tourna vers celle qui n’était pas Tiphaine. « N’ayez pas peur », dit-il. Puis il tendit la main gauche et chuchota tout bas : « Je me rappelle… une épée…»

Quand il ferma les yeux, elle était là – si légère qu’il la sentait à peine, si fine qu’il la distinguait tout juste, un trait dans l’espace, le fil d’un tranchant. Avec elle il avait tué un millier d’ennemis dans le miroir. Elle n’était jamais trop lourde, il la maniait comme si elle faisait partie de lui, et il l’avait devant les yeux. Une arme qui tranchait tout ce qui s’accrochait, mentait et volait. Il sourit et l’empoigna d’une main ferme.

« Vos poveuz pit-aete daevni un aeros d’un seul cop », dit Rob Deschamps d’un air songeur tandis que des gribouillis de spaekes naissaient et mouraient. Il se tourna vers Guiton Simpleut. « Guiton Simpleut, est-ce que vos vos rapeleuz quand je vos ai signaleu que vos disieuz des fwas egzactemaet ce qu’il falwat ? »

Guiton Simpleut parut déconcerté. « Maetnant que vos en parleuz, Rob, je me rapaele pwint vous avwar jamaes aetaenu dire cha, jamaes.

— Win ? fit Rob. Bin, si je l’avwas faet, ce serwat maetnant une de ces fwas-là. »

Guiton Simpleut eut l’air inquiet. « Mais cha va quand minme, hin ? J’ai dit quaet chose qu’il falwat ?

— Win. Tout jusse, Guiton Simpleut. Une premieure. Je swis fier de vos », déclara Rob.

La figure de Guiton Simpleut se fendit d’un sourire d’une oreille à l’autre. « Miyards ! Hae, les gars, j’ai dit…

— Mais vos embaleuz pwint », ajouta Rob.

Roland donna des coups de son épée aérienne, et les spaekes s’ouvrirent comme des toiles d’araignée. Il y en avait davantage, toujours davantage, mais le trait argenté les trouvait toujours pour le libérer. Ils reculaient, optaient pour de nouvelles formes, cédaient du terrain devant l’ardeur de sa colère intérieure. L’épée bourdonnait. Des spaekes se recroquevillaient autour de la lame, poussaient des cris perçants, se volatilisaient par terre en grésillant…

… et on lui tapait sur le heaume. Depuis un moment, d’ailleurs.

« Huh ? fit-il en ouvrant les yeux.

— On est tireus d’afaere », dit Rob Deschamps.

La poitrine haletante, Roland regarda autour de lui. Les yeux ouverts ou fermés, il ne vit aucune traînée orange dans les cavernes. Celle qui n’était pas Tiphaine l’observait, un sourire étrange aux lèvres.

« Swat on sort maetnant, reprit Rob, swat vos traeneuz dans le cwin et vos en ataenez d’otes, pit-aete ?

— Et les vwalà », dit Guillou Gromenton. Il montra du doigt l’autre côté du fleuve. Une masse compacte orange se déversait dans la caverne, tant de spaekes qu’il n’y avait aucun espace entre eux.

Roland hésita, la respiration toujours pénible.

« Je vais vos dire, fit Rob Deschamps d’un ton apaisant. Si vos aetes un bon garchon et que vos soveuz la dame, on vos raminera ichi une ote fwas aveu des casse-croûte, comme cha on pourra passeu une bonne journae. »

Roland battit des paupières. « Euh… oui, dit-il. Hum… pardon. Je ne sais pas ce qui m’a pris, là…

— C’eut le moumaet de maete les vwales ! » brailla Grand Yann.

Roland saisit la main de celle qui n’était pas Tiphaine.

« Et raviseuz pwint en ariaere tant qu’on est pwint sortis, ajouta Rob Deschamps. C’eut comme une tradission. »


Au sommet de la tour, la couronne de glace apparut dans les mains pâles de l’hiverrier. Elle brillait de plus de feux que des diamants, même dans les faibles rayons du soleil. C’était de la glace pure, sans bulles, sans rayures, sans défauts.

« Je l’ai faite pour vous, dit-il. La Dame de l’Été ne la portera jamais », ajouta-t-il tristement.

Elle allait parfaitement à Tiphaine. Elle n’était pas froide.

L’hiverrier recula. « Voilà qui est réglé, annonça-t-il.

— J’ai moi aussi quelque chose à régler, dit Tiphaine. Mais d’abord il faut que je sache… Vous avez trouvé les éléments qui font un homme ?

— Oui !

— Comment avez-vous découvert ce qu’ils étaient ? »

L’hiverrier lui parla fièrement des enfants pendant que Tiphaine respirait posément et se forçait à se détendre. La logique de l’hiverrier était très… logique. Après tout, si une carotte et deux boulets de charbon pouvaient faire d’un tas de neige un bonhomme, alors un grand seau de sels, de gaz et de métal pouvait sûrement faire de lui un humain. Ça… tenait debout. Du moins, debout pour l’hiverrier.

« Mais, vous voyez, il faut connaître la chanson en entier, dit Tiphaine. Elle parle surtout de ce qui compose les hommes. Pas de ce qu’ils sont.

— Il y a certains éléments que je n’ai pas trouvés, avoua l’hiverrier. Ils n’avaient pas de sens. Ils étaient sans consistance.

— Oui, dit Tiphaine en hochant la tête d’un air attristé. Les trois derniers vers, j’imagine, qui sont la clé de la chanson. Je suis vraiment navrée.

— Mais je vais les trouver. Je vais les trouver !

— Un jour, j’espère. Dites, vous avez déjà entendu parler du pipo ?

— Qu’est-ce que c’est, le pipo ? Ça n’était pas dans la chanson ! dit l’hiverrier, l’air mal à l’aise.

— Oh, le pipo, c’est la façon qu’ont les humains de changer le monde en s’abusant eux-mêmes, expliqua Tiphaine. C’est merveilleux. Et, pour le pipo, les objets n’ont que le pouvoir dont les hommes les investissent. On peut rendre les objets magiques, mais on ne peut pas fabriquer par magie un humain avec des objets. Ce n’est qu’un clou dans votre cœur. Seulement un clou. »

Voici le moment venu, et je sais quoi faire, se dit-elle rêveusement. Je sais comment doit finir l’histoire. Je dois la finir dans les règles.

Elle attira vers elle l’hiverrier et vit sa mine étonnée. Elle se sentait la tête légère, comme si ses pieds ne touchaient plus terre. Le monde devenait plus… simple. C’était un tunnel menant à l’avenir. Il n’y avait rien à voir en dehors du visage glacé de l’hiverrier, rien à entendre en dehors de sa propre respiration, rien à sentir en dehors de la chaleur du soleil sur ses cheveux.

Sans être la sphère ardente de l’été, il restait encore nettement plus gros que n’importe quel feu de joie.

Là où cette affaire m’entraîne, c’est où je veux aller, se dit-elle en laissant la chaleur l’envahir. C’est moi qui décide. Et c’est ce que je décide de faire. Je vais aussi devoir me hausser sur la pointe des pieds, ajouta-t-elle.

Tonnerre sur ma main droite. Éclair dans la main gauche. Feu au-dessus de moi…

« S’il vous plaît, dit-elle, remportez l’hiver. Retournez dans vos montagnes. S’il vous plaît. »

Gel devant moi…

« Non. Je suis l’hiver. Je ne peux rien être d’autre.

— Alors vous ne pouvez pas être humain, conclut Tiphaine. Les trois derniers vers disent : « Assez de force pour bâtir un foyer/Assez de temps pour tenir un enfant/ Assez d’amour pour briser un cœur. »

Équilibre… Il arriva aussitôt, surgit de nulle part et la souleva intérieurement.

Le centre de la bascule ne bouge pas. Il ne subit ni montée ni descente. Il est en équilibre.

Équilibre… Et les lèvres de l’hiverrier étaient comme de la glace bleue. Elle allait pleurer, plus tard, en pensant à l’hiverrier qui voulait devenir humain.

Équilibre… Et la vieille kelda lui avait autrefois dit : « Il y a un petit noyau en toi que rien ne fera fondre ni s’écouler. »

L’heure du réchauffement était venue. Elle ferma les yeux, embrassa l’hiverrier… et attira le soleil. Du gel au feu.


Tout le sommet du palais de glace fondit dans un éclair de lumière blanche qui projeta des ombres sur les murs à deux cent kilomètres de distance. Une colonne de vapeur s’éleva en rugissant, suturée d’éclairs, et se déploya au-dessus du monde comme un parasol, masquant le soleil. Elle se mit ensuite à retomber en pluie légère et tiède qui creusa comme des trous de ver dans la neige.

Tiphaine, dont les pensées se bousculaient d’ordinaire sous son crâne, avait la tête vide. Étendue sur un bloc de glace, elle écoutait le palais s’écrouler autour d’elle.

Dans certains cas, tout ce qu’on peut faire a déjà été fait, et il ne reste plus qu’à se mettre en boule et attendre que l’orage passe.

Il y avait aussi autre chose dans l’espace, une lueur dorée qui disparut quand elle se tourna de son côté, puis réapparut quand elle ne put la voir que du coin de l’œil.

Le palais fondait comme une chute d’eau. Le bloc sur lequel elle était étendue glissa autant qu’il flotta jusqu’en bas d’un escalier qui se transformait en rivière. Au-dessus d’elle, d’immenses piliers s’écroulaient, mais passaient de l’état solide de la glace à celui liquide d’un jet d’eau tiède avant de retomber à terre sous forme d’embruns.

Adieu la couronne chatoyante, songea Tiphaine. Adieu la robe de lumière dansante, adieu les roses de glace et les flocons. Quel dommage. Quel dommage.

Puis elle sentit de l’herbe sous elle, mais de telles masses d’eau s’écoulaient de tous côtés qu’il lui fallait se mettre debout pour éviter la noyade. Elle réussit à se redresser déjà sur les genoux, et elle attendit le moment où elle pourrait se relever sans risque d’être renversée.

« Tu as quelque chose à moi, petite », dit une voix dans son dos.

Tiphaine se retourna, et la lueur d’or prit précipitamment une forme. La sienne. Mais les yeux étaient… étranges, reptiliens. En cet instant et vu les circonstances, alors que le rugissement de la chaleur du soleil lui emplissait toujours les oreilles, ça ne paraissait pas très étonnant.

Lentement, Tiphaine sortit la corne d’abondance de sa poche et la tendit.

« Vous êtes la Dame de l’Été, c’est ça ? demanda-t-elle.

— Et tu es la petite bergère qui voudrait être moi ? » On sentait des sifflements dans ses paroles.

« Je ne le voulais pas ! s’empressa de répliquer Tiphaine. Pourquoi est-ce que vous me ressemblez ? »

La Dame de l’Été s’assit dans l’herbe, qui se mit à fumer. C’est très curieux de se regarder soi-même, et Tiphaine remarqua qu’elle avait un petit grain de beauté sur la nuque.

« Ça s’appelle une résonance, dit la Dame de l’Été. Tu sais ce que c’est ?

— Ça veut dire « vibrer avec », répondit Tiphaine.

— Comment est-ce qu’une petite bergère sait ça ?

— J’ai un dictionnaire. Et je suis une sorcière, je vous signale.

— Eh bien, pendant que tu prenais ce qui est à moi, j’en faisais autant de mon côté, petite futée de sorcière bergère. »

La Dame de l’Été rappelait beaucoup Annagramma, commençait à se dire Tiphaine. C’était en réalité un soulagement. Elle n’avait pas l’air réfléchie, ni gentille… Ce n’était qu’une femme ordinaire qui se trouvait bénéficier d’un immense pouvoir mais pas d’une intelligence terrible, et qui était franchement un brin ennuyeuse.

« Quelle est votre apparence véritable ? demanda-t-elle.

— Celle de la chaleur sur une route, celle du parfum des pommes. »

Jolie réponse, se dit Tiphaine, mais qui ne l’avançait guère.

Elle s’assit près de la déesse. « Est-ce que je me suis mise dans le pétrin ? s’inquiéta-t-elle.

— À cause de ce que tu as fait à l’hiverrier ? Non. Il doit mourir tous les ans, comme moi. Nous mourons, nous dormons et nous nous réveillons. Et puis… tu es amusante.

— Oh ? Amusante, hein ? fit Tiphaine dont les yeux s’étrécirent.

— Qu’est-ce que tu veux ? » demanda la Dame de l’Été. Oui, songea Tiphaine, Annagramma tout craché. Incapable de voir une allusion grosse comme une maison.

« Ce que je veux ? s’étonna Tiphaine. Rien. L’été, c’est tout, merci. »

La réponse déconcerta la dame. « Mais les humains veulent toujours quelque chose des dieux.

— Seulement les sorcières n’acceptent pas d’être payées. De l’herbe verte et du ciel bleu suffiront.

— Quoi ? Tu les auras de toute façon ! » La Dame de l’Été paraissait désorientée mais aussi en colère, et Tiphaine en ressentit une joie mesquine et mauvaise.

« Bien, dit-elle.

— Tu as sauvé le monde de l’hiverrier !

— En réalité, je l’ai sauvé d’une jeune imbécile, mademoiselle l’Été. J’ai corrigé l’erreur que j’avais commise.

— Une simple erreur ? Tu serais une gamine idiote de ne pas accepter de récompense.

— Je suis une jeune fille raisonnable de la refuser. » Sa réponse fit du bien à Tiphaine. « L’hiver est terminé. Je le sais. J’ai vu clair dans son jeu. J’ai choisi d’aller là où il m’a emmenée. Je l’ai choisi quand j’ai dansé avec l’hiverrier. »

La Dame de l’Été se remit debout. « Remarquable, dit-elle. Et curieux. Maintenant, il faut nous séparer. Mais d’abord, il reste certains détails à régler. Lève-toi, jeune fille. »

Tiphaine se leva, et, quand elle regarda le visage de l’Été, les yeux d’or se muèrent en abîmes qui l’aspirèrent.

Puis l’été l’envahit. Ça ne prit sans doute que quelques secondes durant lesquelles le temps parut durer beaucoup plus longtemps. Elle découvrit ce qu’on éprouvait quand on était la brise courant dans le blé en herbe, quand on faisait mûrir une pomme, quand on poussait le saumon à franchir d’un bond les rapides – les sensations lui arrivèrent d’un coup et fusionnèrent en une perception aiguë, chatoyante, jaune doré, de l’été…

… qui devenait de plus en plus chaud. Le soleil vira au rouge dans un ciel embrasé. Tiphaine dérivait dans un air comme de l’huile chaude et s’enfonçait dans le calme brûlant de déserts profonds où même les chameaux meurent. Rien ne vivait. Rien ne bougeait hormis des cendres.

Elle plana au-dessus d’un lit de rivière aux rives jonchées d’os d’animaux d’un blanc pur. Il n’y avait pas de vase, pas une seule goutte d’humidité dans le four qu’était la région. C’était une rivière de cailloux : des agates rubanées comme des œils-de-chat, des grenats en vrac, des œufs de tonnerre avec leurs anneaux de couleur, des pierres brunes, orange, blanc crémeux, certaines veinées de noir, toutes polies par la chaleur.

« Voici le cœur de l’été, siffla la voix de la dame. Crains-moi autant que l’hiverrier. Nous ne sommes pas à vous, même si vous nous attribuez des formes et des noms. Nous sommes le feu et la glace en équilibre. Ne reviens pas entre nous…»

C’est alors que Tiphaine vit enfin bouger. Des interstices entre les pierres, ils émergèrent comme des cailloux qui auraient pris vie : bronze et rouge, ocre et jaune, noir et blanc, aux motifs bigarrés et aux écailles luisantes.

Les serpents prirent la température de l’air en ébullition de leur langue bifide et lâchèrent des sifflements triomphants.

La vision disparut. Le monde revint.

L’eau avait reflué. Le vent sempiternel avait cardé les brumes et les vapeurs en longs filaments de nuage, mais le soleil invaincu se frayait un chemin à travers. Et, comme il arrive toujours et bien trop tôt, l’étrange et le merveilleux deviennent un souvenir, et le souvenir devient un rêve. Demain est parti.

Tiphaine se dirigea sur l’herbe vers l’emplacement qu’avait occupé le palais. Il subsistait quelques morceaux de glace, mais ils auraient disparu dans une heure. Il restait les nuages, mais le vent les disperse toujours. Le monde habituel et sa petite chanson triste s’imposaient à elle. Elle parcourait une scène après le tomber de rideau, et qui pouvait désormais dire que la pièce avait eu lieu ?

Quelque chose grésilla dans l’herbe. Tiphaine se pencha et ramassa un bout de métal. Il était encore tiède du restant de chaleur qui l’avait déformé, mais on voyait qu’il s’était agi d’un clou…

Non, je n’accepterai aucun cadeau pour que la donatrice se sente mieux, songea-t-elle. Pourquoi accepter ça ? Je trouverai mes cadeaux moi-même. Pour elle, j’étais… « amusante », rien d’autre.

Mais lui… Il a fait pour moi des roses, des icebergs, du gel, et il n’a jamais compris…

Elle se retourna soudain en entendant des voix. Les Feegle arrivaient par bonds sur les versants des collines à une vitesse calculée pour qu’un humain parvienne à les suivre. D’ailleurs Roland les suivait, un peu essoufflé, et sa cotte de mailles trop grande l’obligeait à courir comme un canard.

Tiphaine éclata de rire.


Deux semaines plus tard, Tiphaine revint à Lancre. Roland la mena jusqu’à Deux-Chemises, et le chapeau pointu jusqu’à destination. La chance joua en sa faveur. Le cocher se souvenait de miss Tique et, comme il restait un espace libre sur le toit de la voiture, il n’était pas disposé à revivre la même expérience. Les routes étaient inondées, les fossés gargouillaient, les cours d’eau en crue léchaient les ponts.

Elle rendit d’abord visite à Nounou Ogg, à qui il fallait tout raconter. Du coup, elle gagnait du temps, car donner des nouvelles à Nounou Ogg équivalait plus ou moins à les donner à tout le monde. Quand la vieille sorcière apprit exactement ce que Tiphaine avait fait à l’hiverrier, elle se mit à rire à ne plus pouvoir s’arrêter.

Tiphaine emprunta le balai de Nounou et vola lentement à travers la forêt vers la chaumière de mademoiselle Trahison.

Il se passait quelque chose. Dans la clairière, plusieurs hommes creusaient dans le carré de légumes et beaucoup de monde traînait près de la porte, aussi atterrit-elle plus loin dans les bois, puis elle fourra le balai dans un terrier de lapin et son chapeau sous un buisson avant de revenir à pied.

Coincée dans un bouleau là où le sentier débouchait dans la clairière, il y avait ce qui pouvait être… une poupée, formée d’un grand nombre de brindilles liées ensemble. C’était nouveau, et un peu inquiétant. C’était sans doute le but recherché. Elle se dirigea vers la porte de derrière à travers les arbres.

Nul ne la vit soulever le loquet de la souillarde ni se glisser dans la chaumière. Elle s’appuya contre le mur de la cuisine et s’abstint de tout bruit.

De la salle contiguë lui arriva la voix reconnaissable entre mille d’Annagramma dans le plus pur style annagrammatical : «… seulement un arbre, vous comprenez ? Coupez-le et partagez-vous le bois. D’accord ? Et maintenant serrez-vous la main. Allez. Je ne rigole pas. Correctement, sinon je me fâche ! Bien. On se sent mieux, non ? Je ne veux plus de ces bêtises…»

Après dix minutes passées à écouter des visiteurs essuyer des réprimandes, des ronchonnements et souvent des coups de doigt dans la poitrine, Tiphaine ressortit en douce, coupa à travers bois et entra dans la clairière par le sentier. Une femme se précipita à sa rencontre mais s’arrêta quand Tiphaine demanda : « Excusez-moi, il n’y aurait pas une sorcière par ici ?

— Ooooh, si, répondit la femme, qui jeta un regard sévère à la nouvelle venue. Vous êtes pas du pays, c’est ça ?

— C’est ça », confirma Tiphaine en songeant : J’ai vécu des mois ici, madame Charretier, et je vous ai vue très souvent. Mais je portais toujours le chapeau. Les gens s’adressent toujours au chapeau. Sans le chapeau, je suis déguisée.

« Ben, y a mademoiselle Falcone, dit madame Charretier comme si elle hésitait à révéler un secret. Mais faites attention. » Elle se pencha et baissa la voix. « Elle se change en monstre affreux quand elle est en colère ! Je l’ai vue ! Elle est correcte avec nous, évidemment, ajouta-t-elle. Des tas de jeunes sorcières sont venues apprendre auprès d’elle !

— Bon d’là, elle doit être forte ! fit Tiphaine.

— Elle est incroyable, continua madame Charretier. Elle était pas là depuis plus de cinq minutes qu’elle savait déjà tout de nous !

— Incroyable », répéta Tiphaine. À croire qu’on avait tout noté par écrit. Deux fois. Mais ça manquerait d’intérêt, non ? Et qui allait croire qu’une vraie sorcière achetait sa tête chez Pipo ?

« Et elle a un chaudron qui fait des bulles vertes, affirma madame Charretier avec beaucoup de fierté. Et qui déborde tout autour. Ça, c’est ce qui s’appelle de la sorcellerie, dame.

— On le dirait », convint Tiphaine. Aucune des sorcières qu’elle avait croisées n’avait jamais rien préparé d’autre dans son chaudron que du ragoût, mais les gens croyaient quand même au fond de leur cœur qu’un chaudron devait faire des bulles vertes. Voilà sans doute pourquoi monsieur Pipo proposait dans son catalogue : « article n°61, matériel chaudron à bulles vertes, 14 P, sachets de vert supplémentaires, 1 P pièce ».

Enfin, ça marchait. Ça n’aurait sans doute pas dû, mais les gens sont ce qu’ils sont. Tiphaine ne pensait pas qu’une visite allait intéresser Annagramma en ce moment, surtout celle d’une collègue qui avait lu le catalogue Pipo de A à Z, aussi récupéra-t-elle son balai et poursuivit-elle sa route vers la chaumière de Mémé Ciredutemps.

Il y avait maintenant un enclos pour les poules au fond du jardin. Il était en branches flexibles de noisetier soigneusement tressées, et des co-ot satisfaits s’échappaient de l’intérieur.

Mémé Ciredutemps sortait par la porte de derrière. Elle regarda Tiphaine comme si elle revenait de l’autre côté de la chaumière.

« J’ai à faire en ville tout de suite, annonça-t-elle. Ça m’embête pas que tu m’accompagnes. » De la part de Mémé, ça valait un accueil avec fanfare et parchemin enluminé.

Tiphaine se porta à la hauteur de la sorcière qui s’éloignait à grandes enjambées sur le sentier. « J’espère que vous allez bien, maîtresse Ciredutemps, dit-elle en se pressant pour ne pas se laisser distancer.

— J’suis encore là après un hiver de plus, c’est tout ce que j’sais, répliqua Mémé. Tu m’as l’air en forme, ma fille.

— Oh oui.

— On a vu la vapeur d’ici. »

Tiphaine se tut. C’était tout ? Ben, oui. Elle n’obtiendrait rien d’autre de Mémé.

Au bout d’un moment, Mémé reprit : « Revenue voir tes jeunes amies, hein ? »

Tiphaine prit une inspiration profonde. Elle avait imaginé cet instant des dizaines de fois : ce qu’elle allait dire, ce que Mémé allait dire, ce qu’elle allait crier, ce que Mémé allait crier…

« Vous avez tout manigancé, n’est-ce pas ? lança-t-elle. Si vous aviez proposé une des autres, elle aurait sans doute eu la chaumière, alors vous m’avez proposée, moi. Et vous saviez, vous saviez parfaitement, que je l’aiderais. Et ç’a marché, pas vrai ? Je parie que toutes les sorcières des montagnes savent maintenant ce qui s’est passé. Je parie que madame Persoreille est furibarde. Et, le plus beau, c’est que personne n’a été blessé. Annagramma a repris le travail là où mademoiselle Trahison l’avait laissé, tous les villageois sont contents, et vous avez gagné ! Oh, vous allez dire, j’imagine, que c’était pour me donner de l’occupation, m’apprendre des choses importantes et me sortir l’hiverrier de la tête, mais vous avez quand même gagné ! »

Mémé Ciredutemps continua tranquillement son chemin. Au bout d’un moment, elle répondit : « J’vois que t’as récupéré ton p’tit affûtiau. »

C’était comme voir un éclair sans entendre de coup de tonnerre à suivre, ou jeter un caillou dans la mare sans entendre le plouf.

« Quoi ? Oh. Le cheval. Oui ! Écoutez, je…

— Quelle espèce de poisson ?

— Euh… brochet, répondit Tiphaine.

— Ah ? Y en a qu’aiment ça, mais moi j’trouve ça trop vaseux. Dans la plupart des histoires, c’est un saumon. »

Et ce fut tout. Tiphaine ne pouvait rien contre le calme de Mémé. Elle aurait beau la harceler, elle aurait beau se lamenter, ça n’y changerait rien. Elle se consola en se disant qu’au moins Mémé savait qu’elle savait. Ce n’était pas grand-chose, mais elle n’obtiendrait pas davantage.

« Et le cheval, c’est pas le seul affûtiau que j’remarque, poursuivit Mémé. De la magye, hein ? » Elle affublait toujours d’un Y la magie qu’elle désapprouvait.

Tiphaine jeta un coup d’œil à l’anneau qu’elle avait au doigt. Il luisait d’un éclat terne. Il ne rouillerait jamais tant qu’elle le porterait, lui avait affirmé le forgeron, à cause du gras de sa peau. Il avait même pris le temps de tailler de petits flocons dedans avec un ciseau miniature.

« C’est juste une bague que j’ai fait façonner avec un clou, expliqua-t-elle.

— Assez d’fer pour faire une bague », dit Mémé, et Tiphaine s’arrêta net.

Pénétrait-elle vraiment dans la tête des gens ? C’était forcément quelque chose dans ce goût-là.

« Et pourquoi t’as décidé que tu voulais une bague ? »

Pour toutes sortes de raisons que Tiphaine n’arrivait pas à bien cerner, elle le savait. Tout ce qu’elle trouva à répondre, ce fut : « Ça m’a paru une bonne idée sur le moment. » Elle attendit l’explosion.

« Alors ça devait en être une », dit Mémé avec douceur. Elle s’arrêta, pointa le doigt loin du sentier, en direction de la maison de Nounou Ogg et ajouta : « J’ai mis une barrière autour. D’autres machins le protègent, tu peux en être sûre, mais y a des bestioles tellement imbéciles qu’elles ont même pas peur. »

Elle parlait du jeune chêne, qui atteignait déjà le mètre cinquante de haut. Une barrière de piquets et de branches entrelacées l’entourait.

« Pousse vite, pour un chêne. Je garde un œil dessus. Mais viens, j’veux pas la rater. » Mémé se remit en route à pas redoublés. Ahurie, Tiphaine courut derrière elle.

« Rater quoi ? haleta-t-elle.

— La danse, évidemment !

— Il n’est pas trop tôt pour ça ?

— Pas ici, dans les montagnes. C’est ici que ça commence ! »

Mémé suivit au pas de charge des sentiers, passa derrière des jardins et déboucha sur la place du village noire de monde. On avait dressé de petits étals. Beaucoup de badauds les entouraient, l’air de se demander, vaguement désespérés, ce qu’ils fichaient là, comme tous ceux qui réalisent ce qu’ils désirent au fond de leur cœur mais dont ils ont honte au fond de leur tête. En tout cas, il y avait de quoi manger chaud sur des bâtonnets. Et aussi beaucoup de poulets blancs. De très bons œufs, avait dit Nounou, il aurait donc été dommage de les tuer.

Mémé s’avança au premier rang de la foule. Elle n’eut pas besoin de pousser les badauds pour passer. Ils s’écartèrent d’eux-mêmes sans s’en apercevoir.

Elles arrivaient pile à temps. Une ribambelle de gamins s’amenaient en courant sur la route du pont, précédant de peu les danseurs, conduits par le fou en chapeau haut de forme, qui marchaient d’un pas traînant et avaient l’air de gens tout à fait simples et ordinaires – des hommes que Tiphaine avait souvent vus travailler dans des forges ou conduire des charrettes. Vêtus d’habits blancs, du moins d’habits autrefois blancs, ils paraissaient aussi penauds que le public, et leur mine laissait entendre que, tout ça, c’était en réalité pour s’amuser, qu’il ne fallait pas le prendre au sérieux. Ils adressaient même des signes de la main à la foule. Tiphaine regarda autour d’elle et aperçut miss Tique, Nounou, et jusqu’à madame Persoreille… presque toutes les sorcières qu’elle connaissait. Oh, et elle vit Annagramma, sans les petites bricoles de monsieur Pipo, l’air fière d’elle.

Ça n’avait rien à voir avec l’automne précédent, se dit-elle. À l’automne, la manifestation était ténébreuse, silencieuse, solennelle et dissimulée, tout le contraire d’aujourd’hui. Qui l’avait regardée depuis l’obscurité ?

Qui la regarde aujourd’hui depuis la lumière ? Qui est secrètement présent ? À cet instant, Mémé ôta son chapeau et déposa Toi par terre.

Un tambourinaire et un accordéoniste se frayèrent un chemin à travers la cohue, en même temps qu’un bistrotier chargé de huit pintes de bière sur un plateau (parce qu’aucun adulte mâle ne va danser devant ses amis avec des rubans autour de son chapeau et des grelots à son pantalon sans la perspective certaine d’un bon coup à boire).

Une fois le bruit un peu calmé, le tambourinaire frappa plusieurs fois sur son instrument et l’accordéoniste tira du sien un long accord, signal officiel qu’une danse Morris va commencer et après lequel les badauds qui restent traîner dans le coin n’ont plus qu’à s’en prendre à eux-mêmes.

Le duo se mit à jouer. Les hommes, face à face sur deux lignes de trois, comptèrent les temps puis bondirent… Tiphaine se tourna vers Mémé alors que douze souliers cloutés s’écrasaient littéralement par terre, vlan ! dans une gerbe d’étincelles.

« Dites-moi comment faire partir la douleur », demanda-t-elle par-dessus le bruit de la danse.

Vlan !

« C’est pas facile », répondit Mémé sans quitter des yeux les danseurs. Vlan, firent encore les souliers.

« Vous pouvez la chasser hors de l’organisme ? »

Vlan !

« Des fois. Ou alors la cacher. Ou lui fabriquer une cage et l’emporter loin. Tout ça, c’est dangereux, et elle te tuera si tu la respectes pas. Y a un prix à payer sans rien à y gagner. Tu m’demandes comment mettre la main dans la gueule du lion. »

Vlan !

« Il faut que je sache, pour aider le baron. Ça va mal. J’ai beaucoup à faire.

— C’est ce que tu choisis d’faire ? lança Mémé sans cesser de regarder la danse.

— Oui ! »

Vlan !

« Ton baron, il est d’ceux qui aiment pas les sorcières ? demanda Mémé, dont le regard passait en revue chaque visage dans la foule.

— Mais qui aime les sorcières avant d’en avoir besoin, maîtresse Ciredutemps ? » répliqua Tiphaine d’une voix douce.

Vlan !

« C’est une addition à payer, maîtresse Ciredutemps », ajouta Tiphaine. Après tout, dès lors qu’on a embrassé l’hiverrier, on est d’humeur à tout oser. Et Mémé Ciredutemps sourit, comme si sa jeune consœur avait eu la réaction qu’elle en attendait.

« Ha ! C’est maintenant ? dit-elle. Très bien. Repasse chez moi avant de partir, on verra ce que tu peux remporter. Et j’espère que tu pourras refermer les portes que tu ouvres. Maintenant, regarde les gens ! Des fois, on la voit ! »

Tiphaine reporta son attention sur la danse. Le fou était arrivé sans qu’elle le remarque, et il faisait le tour du public pour recueillir de l’argent dans son haut-de-forme graisseux. Quand il sentait qu’une fille allait pousser des cris d’orfraie s’il l’embrassait, il lui donnait un baiser. Et parfois, sans prévenir, il entrait d’un bond dans la danse et passait en tournoyant parmi les hommes virevoltants sans jamais poser le pied où il ne fallait pas.

Puis Tiphaine la vit. Les yeux d’une femme de l’autre côté des danseurs lancèrent une lueur d’or l’espace d’un instant. Maintenant qu’elle l’avait vue, elle la revit : dans les yeux d’un jeune garçon, d’une fillette, de l’homme qui portait les bières. La lueur se déplaçait pour observer le fou…

« L’été est ici ! » dit Tiphaine, et elle s’aperçut que son pied battait en mesure avec la danse ; elle s’en aperçut parce qu’une chaussure plus lourde venait de se poser dessus pour le plaquer à terre doucement mais fermement. A côté, Toi leva vers elle un regard bleu innocent qui devint, le temps d’un battement de cils, celui doré d’un serpent.

« C’était inévitable, dit Mémé Ciredutemps en ôtant son pied.

— Quelques sous pour porter chance ? » demanda une voix tout près en même temps qu’on secouait des pièces dans un vieux chapeau.

Tiphaine se retourna et plongea le regard dans des yeux gris-violet. La figure était ridée, hâlée et souriante. L’homme portait une boucle d’oreille en or. « Un ou deux sous, charmante petite dame ? fit-il d’un ton enjôleur. De l’or ou de l’argent, peut-être ? »

Parfois, se dit Tiphaine, on connaît exactement la marche à suivre…

« Du fer ? » proposa-t-elle en ôtant l’anneau de son doigt pour le laisser tomber dans le chapeau.

Le fou le récupéra délicatement et le jeta d’une pichenette en l’air. L’œil de Tiphaine suivit l’anneau, mais, mystérieusement, il disparut des airs pour se retrouver au doigt de l’homme.

« Assez de fer », dit-il avant de planter un baiser soudain sur la joue de la jeune sorcière.

Un baiser à peine glacial.


Les galeries entourant les parois internes du tertre des Feegle étaient pleines à craquer mais silencieuses. L’heure était grave. L’honneur du clan était en jeu.

Au centre de la salle reposait un grand livre, plus grand que Rob et farci d’illustrations colorées. Il était tout crotté suite à sa descente jusqu’à l’intérieur du tertre.

On avait mis Rob en question. Depuis des années il se croyait un héros, et voilà que la michante sorcieure des michantes sorcieures lui avait dit qu’il n’en était pas un, pas vraiment. Ben, il n’y avait pas à discuter avec la michante sorcieure des michantes sorcieures, mais il allait relever le défi, oh win, parfaitement, ou il ne s’appelait pas Rob Deschamps.

« Où est ma vake ? lut-il. C’eut cha, ma vake ? Cha faet « cot » ! C’eut un… un… pouleut ! C’eut pwint ma vake ! Et apreus y a une ch’tite pinture de deus pouleuts. Cha faet une ote paje, non ?

— Win, Rob », confirma Guillou Gromenton.

Des acclamations fusèrent de l’assemblée de Feegle tandis que Rob courait autour du livre en agitant les mains en l’air. « Et chti-là est bocop pus dur que l’Absaedair, pwint vrai ? dit-il une fois son tour terminé. L’ote aetwat aeseu ! Et l’histware traes praevisibe. Chti-là qu’a aecrit ce live s’est pwint fouleu, d’apreus mi.

— Vos voleuz dire L’Abécédaire ? fit Guillou Gromenton.

— Win. » Rob Deschamps sautilla sur place et donna des coups de poing dans le vide. « Vos aveuz quaet chose un ch’tit peu pus dur ? »

Le gonnagle se tourna vers le tas de livres fatigués que les Feegle avaient accumulés par divers moyens.

« Quaet chose de bieu consistant, ajouta Rob. Un gros live.

— Bin, y en a un qui se noume Principes de la comptabilité moderne, proposa Guillou Gromenton en hésitant.

— Et c’eut un grand live aeroïque à lire ? demanda Rob en accourant aussitôt.

— Win, sans doutance, mais…»

Rob Deschamps leva la main pour réclamer le silence et regarda Jeannie, de l’autre côté, qu’entourait une foule de petits Feegle. Elle lui souriait, et ses fils observaient leur père, muets de stupéfaction. Un jour, songea Rob, ils seront capables d’aborder jusqu’aux mots les plus longs et de leur flanquer un bon coup de pied. Même les virgules et ces vicieux de points-virgules ne pourront pas les en empêcher !

Il fallait qu’il soit un héros.

« Ce live, je le sens bieu, dit Rob Deschamps. Aporteuz-le-mi ! »

Et il lut Principes de la comptabilité moderne toute la matinée, mais, juste pour en augmenter l’intérêt, il y ajouta un grand nombre de dragons.


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