CHAPITRE 5 LE GRAND JOUR DE MADEMOISELLE TRAHISON


Les sorcières commencèrent à débarquer à quatre heures, et Tiphaine sortit dans la clairière prendre en charge le contrôle du trafic aérien. Annagramma arriva toute seule, la figure très pâle et harnachée de tous les bijoux magiques possibles et imaginables. Il y eut un instant délicat lorsque madame Persoreille et Mémé Ciredutemps arrivèrent en même temps et exécutèrent un ballet circulaire d’une politesse appliquée, chacune dans l’attente que l’autre atterrisse. Finalement, Tiphaine les dirigea vers deux angles différents de la clairière et s’empressa de filer.

Aucune trace de l’hiverrier, et elle était sûre qu’elle le saurait s’il se trouvait dans les parages. Il était parti très loin déclencher un grand vent ou diriger un blizzard, espérait-elle. Le souvenir de la voix dans sa tête restait, gênant et inquiétant. Comme le fait l’huître avec un grain de sable, Tiphaine l’enroba d’une couche de présence humaine et de travail acharné.

La journée ressemblait à toute autre journée blafarde et sèche du début de l’hiver. En dehors du manger, rien n’avait été organisé. Les sorcières s’organisent toutes seules. Mademoiselle Trahison, assise dans son grand fauteuil, accueillait les vieilles amies comme les vieilles ennemies[5]. La chaumière était bien trop exiguë pour elles toutes, aussi se répandirent-elles dans le jardin pour y potiner par petits groupes, comme une volée de vieux corbeaux voire de poulets. Tiphaine n’avait guère le temps de discuter : elle était trop occupée à porter des plateaux.

Mais il se passait quelque chose, elle le sentait. Des sorcières marquaient un temps et se retournaient pour la regarder passer en titubant, puis elles réintégraient leur groupe, et le niveau du brouhaha s’élevait d’un cran. Des groupes se réunissaient et se séparaient à nouveau. Tiphaine reconnaissait la procédure. Les sorcières prenaient une décision.

Lucie Ruguerre s’approcha d’elle en douce au moment où elle sortait un plateau de thé et chuchota, comme s’il s’agissait d’un secret coupable : « Maîtresse Ciredutemps a suggéré ton nom, Tiph.

— Non !

— Si, c’est vrai ! Elles en discutent. Annagramma a une attaque !

— Tu es sûre ?

— Catégorique. Je t’assure ! Je te souhaite bien du plaisir !

— Mais je ne veux pas…» Tiphaine colla le plateau dans les bras de Lucie. « Écoute, tu peux te promener avec ça pour moi, s’il te plaît ? Elles se serviront au passage. Il faut que j’aille… euh… que je mette… euh… J’ai des trucs à faire…»

Elle dévala l’escalier descendant à la cave, une cave déserte de tout Feegle, ce qui était louche, et elle s’appuya contre le mur.

Mémé Ciredutemps devait ricaner, règlement ou pas ! Mais le second degré s’avança discrètement pour lui souffler : Tu pourrais quand même le faire. Elle a peut-être raison. Annagramma ennuie tout le monde. Elle s’adresse aux gens comme à des enfants. Elle s’intéresse à la magie (pardon, magye avec un y), mais les gens lui portent sur les nerfs. Elle va tout bousiller, tu le sais. Elle est grande, elle porte des tas de bijoux occultes et elle impressionne en chapeau pointu, mais ça s’arrête là…

Pourquoi Mémé Ciredutemps proposerait-elle Tiphaine ? Oh, elle était douée. Elle le savait, qu’elle était douée. Mais ignorait-on qu’elle ne voulait pas passer sa vie ici, dans les montagnes ? Alors il fallait que ce soit Annagramma, non ? Les sorcières optaient le plus souvent pour la prudence et la tradition, et elle était la plus âgée du convent. D’accord, beaucoup de sorcières n’aimaient pas madame Persoreille, mais Mémé Ciredutemps ne comptait pas franchement beaucoup d’amies non plus.

Tiphaine remonta avant qu’on ne remarque son absence et s’efforça de passer inaperçue tandis qu’elle se faufilait à travers la cohue.

Elle vit madame Persoreille au centre d’un groupe en compagnie d’Annagramma ; la fille paraissait inquiète et elle fonça sur Tiphaine quand elle l’aperçut.

« Tu as entendu quelque chose ? demanda-t-elle.

— Quoi ? Non ! répondit Tiphaine en commençant à empiler des assiettes sales.

— Tu essayes de m’enlever la chaumière, hein ? » Annagramma était au bord des larmes.

« Tu es folle ! Moi ? Je ne veux pas de chaumière !

— Que tu dis. Mais certaines prétendent que tu devrais l’avoir ! Mademoiselle Niveau et mademoiselle Chandognon ont parlé en ta faveur !

— Quoi ? C’est impossible que je prenne la suite de mademoiselle Trahison !

— Ben, c’est évidemment ce que répète à tout le monde madame Persoreille, dit Annagramma en se calmant un peu. Parfaitement inacceptable, d’après elle. »

J’ai fait passer le rucheur par la porte sombre, songea Tiphaine tandis qu’elle raclait méchamment les restes des assiettes et les faisait tomber par terre pour les oiseaux. Le cheval blanc est sorti de la colline pour moi. J’ai ramené mon frère et Roland de chez la reine des fées. Et j’ai dansé avec l’hiverrier, qui m’a changée en dix milliards de flocons de neige. Non, je ne veux pas rester dans une chaumière au milieu de ces bois humides ; je ne veux pas être une espèce d’esclave pour des gens incapables de réfléchir par eux-mêmes ; je ne veux pas porter de la nuit et faire peur aux gens. Il n’existe pas de nom pour ce que je veux être. Mais j’étais assez âgée pour faire tout ça, et j’étais acceptable.

Pourtant elle répondit : « Je ne sais pas de quoi il s’agit ! »

À cet instant, elle sentit qu’on la regardait et sut que, si elle se retournait, ce serait Mémé Ciredutemps.

Son troisième degré – celui qui surveillait en permanence du bout de l’oreille et du coin de l’œil – lui souffla : Il se passe quelque chose. Tout ce que tu peux y faire, c’est rester toi-même. Ne te retourne pas.

« Tu n’es vraiment pas intéressée ? demanda Annagramma d’un ton hésitant.

— Je suis venue ici apprendre la sorcellerie, répondit sèchement Tiphaine. Ensuite, je vais rentrer chez moi. Mais… tu es sûre, toi, de vouloir la chaumière ?

— Évidemment, tiens ! Toutes les sorcières veulent une chaumière !

— Mais ils ont eu mademoiselle Trahison pendant des années et des années, fit observer Tiphaine.

— Alors ils devront s’habituer à moi, répliqua Annagramma. J’imagine qu’ils seront drôlement contents de voir partir les têtes de mort, les toiles d’araignée, et de ne plus avoir peur ! Je sais qu’elle flanquait une méchante frousse aux habitants du pays.

— Ah, fit Tiphaine.

— Je serai comme un bon coup de balai. Franchement, Tiphaine, après cette vieille-là, n’importe qui aurait la cote.

— Euh… oui… Dis-moi, Annagramma, est-ce que tu as déjà travaillé avec d’autres sorcières ?

— Non, je suis toujours restée avec madame Persoreille. Je suis sa première élève, tu sais, ajouta fièrement Annagramma. Elle est très exclusive.

— Et elle ne se déplace pas beaucoup dans les villages, c’est ça ?

— Non. Elle se concentre sur la magye supérieure. »

Annagramma était peu perspicace et très vaniteuse, même selon les normes des sorcières, mais elle avait à présent l’air moins sûre d’elle. « Ben, faut que quelqu’un le fasse. On ne peut pas toutes parcourir le pays pour bander des doigts coupés, tu sais, ajouta-t-elle. Il y a un problème ?

— Hmm ? Oh, non. Je suis sûre que tu t’en sortiras bien, dit Tiphaine. Euh… je sais m’y retrouver dans la maison, alors si tu as besoin d’aide, n’hésite pas à demander.

— Oh, je suis sûre que je vais tout arranger à mon idée, dit Annagramma, dont la confiance en soi sans bornes ne pouvait pas rester longtemps étouffée. Je ferais mieux d’y aller. Au fait, j’ai l’impression qu’il n’y a plus grand-chose à manger. »

Elle s’éloigna d’un air hautain.

Les grands bacs sur la table à tréteaux à l’intérieur près de la porte paraissaient effectivement un peu vides. Tiphaine vit certaine sorcière se fourrer quatre œufs durs dans la poche.

« Bonjour, miss Tique, lança-t-elle d’une voix sonore.

— Ah, Tiphaine, fit miss Tique d’une voix douce en se retournant sans la moindre trace de gêne. Mademoiselle Trahison vient de nous dire que tu as très bien travaillé, ici.

— Merci, miss Tique.

— D’après elle, tu as l’œil pour les détails cachés », poursuivit miss Tique.

Comme les étiquettes sur les têtes de mort, songea Tiphaine. « Miss Tique, dit-elle, est-ce que vous avez entendu dire qu’on voudrait me voir reprendre la chaumière ?

— Oh, la question est réglée, répondit miss Tique. Quelqu’un a suggéré que ce devait être toi, vu que tu te trouves déjà sur place, mais, en réalité, tu es encore jeune et Annagramma a beaucoup plus d’expérience. Je regrette, mais…

— C’est injuste, miss Tique, la coupa Tiphaine.

— Allons, allons, Tiphaine, ce n’est pas ainsi que parle une sorcière…, voulut répliquer miss Tique.

— Je ne veux pas dire injuste que ce ne soit pas moi, mais injuste que ce soit Annagramma. Elle va tout gâcher, non ? »

À peine le temps d’un battement de cils, miss Tique eut l’air coupable. Ça ne dura que l’ombre d’un instant, mais ça n’échappa pas à Tiphaine.

« Madame Persoreille est certaine qu’Annagramma fera du très bon travail.

— Et vous ?

— Rappelle-toi à qui tu parles, je te prie !

— Je vous parle à vous, miss Tique ! Ça… n’est pas bien ! » Les yeux de Tiphaine lançaient des éclairs.

Elle vit bouger du coin de l’œil. Toute une platée de saucisses se déplaçait sur la nappe blanche à très grande vitesse.

« Et ça, c’est du vol », grogna-t-elle en bondissant pour les récupérer.

Elle poursuivit le plat qui, filant en rase-mottes, contourna la chaumière et disparut derrière l’abri des chèvres. Elle plongea dans son sillage.

Plusieurs plats gisaient sur les feuilles derrière la cabane. Elle vit des pommes de terre en robe des champs, des dégoulinures de beurre, ainsi qu’une douzaine de rouleaux au jambon, un monceau d’œufs durs et deux poulets cuits. Tout, en dehors des saucisses dans le plat désormais immobile, portait des marques de dents.

Aucun signe des Feegle. C’était à ce détail qu’elle savait qu’ils se trouvaient là. Ils se cachaient toujours à sa vue quand ils la sentaient en colère.

Eh bien, cette fois, elle était vraiment furieuse. Non pas après les Feegle (pas trop), même si leur manie ridicule de se cacher lui portait sur les nerfs, mais après miss Tique, Mémé Ciredutemps, Annagramma, mademoiselle Trahison (parce qu’elle mourait), et même après l’hiverrier (pour des tas de raisons qu’elle n’avait pas encore eu le temps de trier).

Elle recula et garda le silence.

Elle éprouvait toujours le sentiment de s’enfoncer lentement et paisiblement, mais ce fut cette fois comme une plongée dans les ténèbres.

Quand elle rouvrit les paupières, elle eut l’impression de regarder par des fenêtres dans une boule immense. Les bruits paraissaient venir de très loin et ça la démangeait entre les yeux.

Des Feegle apparurent, sortant de sous des feuilles, de derrière des brindilles, même de sous des plats. Leurs voix donnaient l’impression qu’ils parlaient sous l’eau.

« Ah, miyards ! Elle nos a faet de la grande sorcieulrie !

— Elle avwat encore jamaes faet cha ! »

Hah, je suis cachée à vos yeux, songea Tiphaine. Ça change, hein ? Hmm, je me demande si je peux me déplacer. Elle fit un pas de côté. Les Feegle n’eurent pas l’air de la voir.

« Elle va nos tombeu su le dos d’un moumaet à l’ote ! Ooohhh, bondlae de…»

Ha ! Si je pouvais m’approcher de Mémé Ciredutemps comme ça, elle serait forcément impressionnée…

La démangeaison sur le nez de Tiphaine s’aggravait, et elle éprouva une sensation ressemblant, mais heureusement sans être vraiment la même, à l’envie d’aller aux cabinets. Ça voulait dire : il va bientôt se passer quelque chose, ce serait donc une bonne idée de se tenir prête.

Les voix s’éclaircirent peu à peu, et de petits points bleus et violets traversèrent son champ de vision.

Puis il se produisit une chose qui, si elle avait fait un bruit, aurait donné : wwwhamp ! C’était comme lorsque les oreilles se débouchent après un vol à balai en altitude. Elle réapparut au milieu des Feegle, où elle déclencha une panique immédiate.

« Arrêtez de voler les plats du repas de funérailles tout de suite, espèces de petits aeprisonneus ! » s’écria-t-elle.

Les Feegle s’arrêtèrent et la regardèrent, les yeux ronds. Puis Rob Deschamps lança : « Des cochaetes sans pieud ? »

Suivit un de ces instants – on y avait souvent droit à proximité des Feegle – où le monde paraît s’être emmêlé et qu’il est très important de défaire le nœud avant d’aller plus loin.

« De quoi vous parlez ? demanda Tiphaine.

— Les aeprisonneus, répondit Rob Deschamps. C’eut comme des cochaetes sans pieud au bout. Pour gardeu les gambes au chaud, vos vwayeuz ?

— Des jambières, quoi ?

— Win, win, cha serwat un traes bon nom pwisque cha couve les gambes. Le taerme que vos volieuz pit-aete ampwayeu, c’eut « aepwasonneus de voleus », ce qui veut dire…

— … nos, acheva obligeamment Guiton Simpleut.

— Oh. Oui. Merci », fit doucement Tiphaine. Elle croisa les bras puis brailla : « D’accord, espèce d’aepwasonneus de voleurs ! Vous osez voler les plats du repas de funérailles de mademoiselle Trahison !

— Oh, bondlae de bondlae, c’eut le crwasemaet de bras, le crwaaasemaet de brraaaas ! » s’écria Guiton Simpleut en se jetant par terre pour se recouvrir de feuilles. Autour de lui, d’autres Feegle commencèrent à gémir, à se faire tout petits, et Grand Yann se mit à se cogner la tête contre le mur du fond de la laiterie.

« Allons, vos deveuz tous raesseu calmes ! hurla Rob Deschamps en se retournant et en agitant désespérément la main à l’adresse de ses frères.

— Le pinchemaet de laeves ! cria un Feegle en pointant un doigt tremblant vers la tête de Tiphaine. Elle counwat le pinchemaet de laeves ! Nos sommes condamneus ! »

Les Feegle voulurent s’enfuir, mais ils paniquaient encore et entrèrent surtout en collision les uns avec les autres.

« J’attends une explication ! » dit Tiphaine.

Les Feegle se pétrifièrent, et tous les visages se tournèrent vers Rob Deschamps. « Une aesplicassion ? répéta-t-il en remuant d’un air gêné. Oh, win. Une Aesplicassion. Nae problemo. Une Aesplicassion. Euh… vos la voleuz coumaet ?

— Comment ? Je veux juste la vérité !

— Win ? Oh. La vaeriteu ? Vos aetes seure ? hasarda Rob un peu nerveusement. Je peux douneu des aesplicassions bocop plus intaeressantes que cha…

— Tout de suite ! ordonna sèchement Tiphaine en tapant du pied.

— Ah, miyards, le tapotemaet de pieuds a coumaecheu ! geignit Guiton Simpleut. Va y avwar du michant savon d’ichi peu ! »

Et ça n’alla pas plus loin. Tiphaine éclata de rire. On ne pouvait pas regarder une bande de Nac mac Feegle apeurés sans rire. C’était plus fort qu’eux. Une réflexion sévère, et ils rappelaient un panier de chiots effrayés, mais en plus odorants.

Rob Deschamps lui adressa un grand sourire nerveux de travers.

« Bin, toutes les grandes michantes sorcieures jaeyantes le font aussi, dit-il. La ch’tite groche a voleu quinze rôles au gambon ! ajouta-t-il d’un ton admiratif.

— Sûrement Nounou Ogg, devina Tiphaine. Oui, elle porte toujours un filet à provisions accroché à sa culotte.

— Ah, c’eut pwint une vaeyeu mortuaere valabe, dit Rob Deschamps. Cha devrwat chanteu, bware, plouyeu les jaenous, et pwint demoreu debout à faere des coumaerajes.

— Ben, les commérages, ça fait partie de la sorcellerie. Elles vérifient si elles ne sont pas encore devenues toquées. Qu’est-ce que c’est, plier les genoux ?

— Danseu, vos compraeneuz, répondit Rob. Les jigues et les reels. Pour que ce swat une bonne vaeyeu, faut que les mins se mouvent, les pieuds faertillent, les jaenous plouyent et les kilts s’aevolent. »

Tiphaine n’avait jamais vu les Feegle danser, mais elle les avait entendus. Ça rappelait la guerre, et c’était sans doute ainsi que ça se terminait. L’envol des kilts était tout de même un peu inquiétant et lui remit en tête une question qu’elle n’avait jamais osé poser jusqu’à maintenant.

« Dites… vous portez quelque chose sous le kilt ? »

À la façon dont les Feegle se réfugièrent à nouveau dans le silence, elle eut le sentiment qu’ils n’aimaient pas qu’on leur pose cette question-là.

Rob Deschamps plissa les yeux. Les Feegle retinrent leur souffle.

« Pwint forchemaet », répondit-il.


Les funérailles arrivèrent enfin à leur terme, sans doute parce qu’il ne restait plus rien à manger ni à boire. Beaucoup de sorcières sur le départ portaient de petits paquets. C’était encore une tradition. Une grande partie des biens mobiliers appartenait à la chaumière et devait rester à la sorcière qui prendrait la suite, mais tout le reste revenait aux amies de la bientôt défunte. La vieille sorcière étant encore de ce monde au moment du partage, on évitait ainsi les chamailleries.

C’était ça, les sorcières. Pour Mémé Ciredutemps, c’était « du monde qui regarde au-dessus ». Elle n’expliquait pas ce qu’elle entendait par là. Elle expliquait rarement. Elle ne parlait pas des gens qui regardaient le ciel ; n’importe qui faisait ça. Elle voulait sans doute dire que les sorcières regardaient par-dessus les tâches quotidiennes et se demandaient : De quoi s’agit-il ? Comment ça marche ? Qu’est-ce que je dois faire ? A quoi je sers ? Voire : Est-ce qu’on porte quelque chose sous le kilt ? Voilà peut-être pourquoi le bizarre, chez une sorcière, c’était la normalité…

… Mais elles se chamaillaient comme des putois pour une cuiller en argent qui n’était même pas en argent. En l’occurrence, plusieurs attendaient impatiemment près de l’évier que Tiphaine lave quelques grands plats dont mademoiselle Trahison avait promis de leur faire cadeau et qui avaient contenu les pommes de terre rôties et les friands.

Au moins, il n’y avait pas de problème avec les restes. Nounou Ogg, une sorcière qui avait inventé la soupe aux restes de sandwichs, attendait dans l’arrière-cuisine, la main serrée sur son grand filet à provisions et la figure fendue d’un sourire plus grand encore.

« On comptait garder le reste de jambon avec des pommes de terre pour le dîner », déclara Tiphaine d’un ton sévère mais avec un certain intérêt. Elle avait déjà croisé Nounou Ogg et elle l’appréciait, mais mademoiselle Trahison l’avait mystérieusement qualifiée de « vieille dévergondée dégoûtante ». Pareil commentaire retient l’attention.

« D’accord, fit Nounou Ogg alors que Tiphaine posait la main sur la viande. T’as fait du bon boulot aujourd’hui, Tiph. Ça s’est vu. »

Elle était partie avant que Tiphaine ait pu se reprendre. Une des sorcières l’avait pratiquement remerciée ! Étonnant !

Pétulia l’aida à rentrer la grande table et termina de tout ranger. Elle hésita pourtant avant de s’en aller.

« Hum… ça ira pour toi, dis ? demanda-t-elle. Tout ça est un peu… étrange.

— En principe, on ne doit pas être étrangères à l’étrange, répliqua Tiphaine d’un air compassé. D’ailleurs, tu as déjà veillé les morts et les mourants, non ?

— Oh oui. Mais surtout les cochons. Quelques humains. Hum… ça ne me gêne pas de rester, si tu veux, ajouta Pétulia d’une voix trahissant son envie de partir au plus vite.

— Merci. Mais, après tout, quel est le pire qui puisse arriver ? »

Pétulia la regarda fixement, puis répondit : « Ben, laisse-moi réfléchir… Mille démons vampires, avec tous d’énormes…

— Je m’en tirerai, la coupa aussitôt Tiphaine. Ne t’inquiète pas. Bonne nuit. »

Elle referma la porte et s’y adossa, la main sur la bouche, jusqu’à ce qu’elle entende le claquement du portillon. Elle compta jusqu’à dix, afin d’être sûre que Pétulia soit suffisamment éloignée, puis elle se risqua à décoller sa main. Le cri qui avait patiemment attendu de sortir s’était entretemps réduit à une espèce de : unk !

La nuit s’annonçait très bizarre.

Les gens mouraient. C’était triste, mais ils mouraient. Que fallait-il faire ensuite ? Tout le monde s’attendait à ce que la sorcière locale le sache. On lavait donc le cadavre, on se livrait à quelques manipulations secrètes et visqueuses, on leur passait leurs plus beaux habits, on les exposait sur une couche flanquée de bols remplis de terre et de sel (nul ne savait pourquoi on procédait ainsi, même mademoiselle Trahison, mais ça s’était toujours fait), on leur posait sur les yeux deux sous « pour le passeur », et on restait près d’eux la nuit précédant leur enterrement, parce qu’il ne fallait pas les laisser seuls.

On n’en expliquait jamais clairement la raison précise, même si tout le monde avait entendu l’histoire du vieux un peu moins mort qu’on le croyait, qui s’était relevé du lit de la chambre d’amis au milieu de la nuit pour rejoindre celui de sa femme.

La véritable raison était sans doute beaucoup plus obscure que ça. Les débuts et les fins présentaient toujours du danger, surtout quand ils concernaient la vie.

Mais mademoiselle Trahison était une méchante vieille sorcière. Qui savait ce qui risquait d’arriver ? Minute, se dit Tiphaine : ne crois pas le pipo. Elle n’était qu’une vieille futée armée d’un catalogue !

Dans l’autre salle, le métier de mademoiselle Trahison s’arrêta.

Ça lui arrivait souvent. Mais, ce soir-là, le silence soudain qui tomba était plus sonore que d’habitude.

Mademoiselle Trahison lança : « Qu’est-ce qu’on a dans le garde-manger qu’il faudrait terminer ? »

Oui, la nuit s’annonce très bizarre, se dit Tiphaine.

Mademoiselle Trahison alla se coucher tôt. C’était la première fois que Tiphaine ne la voyait pas dormir dans un fauteuil. La vieille femme avait en outre enfilé une longue chemise de nuit, et c’était aussi la première fois qu’elle ne la voyait pas en noir.

Il y avait encore du pain sur la planche. La tradition voulait qu’on laisse la chaumière d’une propreté étincelante à la sorcière suivante et, même s’il n’était pas facile de faire étinceler du noir, Tiphaine agit au mieux. À vrai dire, la chaumière n’était jamais franchement sale, mais elle frotta, récura et astiqua parce que ça repoussait le moment où elle devrait aller parler à mademoiselle Trahison. Elle décrocha même les fausses toiles d’araignée et les jeta dans le feu, où elles brûlèrent avec une flamme bleue déplaisante. Elle hésitait sur ce qu’elle devait faire des têtes de mort. Enfin, elle nota tout ce qu’elle se rappelait sur les villages du pays : quand étaient prévus les bébés à naître, qui était très malade et de quoi, qui était en querelle avec qui, qui était « peu commode » et tous les autres détails locaux qu’elle estimait pouvoir servir à Annagramma.

N’importe quoi pour repousser le moment…

Enfin, il ne lui resta plus qu’à gravir l’escalier étroit et demander : « Tout va bien, mademoiselle Trahison ? »

La vieille femme griffonnait, assise dans son lit. Sur les montants duquel étaient perchés les corbeaux.

« J’écris quelques lettres de remerciement, dit-elle. Certaines dames d’aujourd’hui sont venues de bien loin et ne vont pas avoir chaud sur leur balai pour rentrer chez elles.

— « Merci d’être venue à mes obsèques », ce genre de lettre ? demanda Tiphaine d’une petite voix.

— Voilà. Et on n’en écrit pas souvent, tu peux en être sûre. Tu sais que la petite Annagramma Falcone sera la nouvelle sorcière locale ? Je suis certaine qu’elle aimerait que tu restes. Du moins pour un temps.

— Je ne crois pas que ce serait une bonne idée.

— C’est vrai, reconnut mademoiselle Trahison en souriant. Je soupçonne la petite Ciredutemps d’avoir des desseins en tête. Ce sera intéressant de voir si le style de sorcellerie de madame Persoreille conviendra à la bêtise des gens du coin, mais il vaudra peut-être mieux suivre les événements de derrière un rocher. Ou, dans mon cas, de dessous. »

Elle mit les lettres de côté, et les deux corbeaux pivotèrent vers Tiphaine.

« Tu n’es restée que trois mois avec moi.

— C’est exact, mademoiselle Trahison.

— On n’a pas parlé de femme à femme. J’aurais dû t’apprendre davantage de choses.

— J’ai beaucoup appris, mademoiselle Trahison. » Et c’était la vérité.

« Tu as un petit ami, Tiphaine. Il t’envoie des lettres et des paquets. Tu vas à la ville de Lancre toutes les semaines lui poster du courrier. Tu ne vis pas là où tu aimerais, j’en ai peur. »

Tiphaine ne répondit pas. Elles avaient déjà discuté de ça. Roland avait l’air de fasciner mademoiselle Trahison.

« J’étais toujours trop occupée pour faire attention aux jeunes gens, reprit la sorcière. Je les remettais sans cesse à plus tard, et plus tard c’était trop tard. Fais attention à ton petit ami.

— Euh… je vous l’ai dit, ce n’est pas vraiment mon…, voulut faire observer Tiphaine en se sentant rougir.

— Mais évite de devenir une cocotte comme madame Ogg.

— Je ne suis pas très bonne en cuisine », dit Tiphaine d’un ton hésitant.

Mademoiselle Trahison éclata de rire. « Tu as un dictionnaire, je crois. C’est curieux pour une fille, mais c’est utile.

— Oui, mademoiselle Trahison.

— Sur mon étagère, tu trouveras un dictionnaire un peu plus gros. Un dictionnaire non expurgé. Un ouvrage utile pour une jeune femme. Tu peux le prendre, ainsi qu’un deuxième livre. Les autres resteront avec la chaumière. Tu peux aussi prendre mon balai. Tout le reste, évidemment, appartient à la chaumière.

— Merci beaucoup, mademoiselle Trahison. J’aimerais prendre le livre sur la mythologie.

— Ah, oui. Le Commelautre. Très bon choix. Il m’a été d’un grand secours et il te sera, j’ai l’impression, d’une aide précieuse. Le métier doit rester, bien entendu. Annagramma Falcone en aura l’usage. »

Tiphaine en doutait. Annagramma n’avait aucun sens pratique. Mais ce n’était probablement pas le moment de le dire.

Mademoiselle Trahison s’adossa aux coussins.

« Tout le monde croit que vous avez tissé des noms dans votre tissu, dit Tiphaine.

— Ça ? Oh, c’est vrai. Il n’y a rien de magique là-dedans. C’est une très vieille astuce. A la portée de n’importe quel tisserand. Mais personne ne peut lire le nom sans savoir comment on s’y est pris. » Mademoiselle Trahison soupira. « Oh, la bêtise de ces gens. Tout ce qu’ils ne comprennent pas, c’est de la magie. Ils croient que je vois dans leur cœur, mais aucune sorcière ne peut faire ça. Pas sans chirurgie, du moins. Mais pas besoin de magie pour lire dans leurs pensées. Je les connais depuis qu’ils sont bébés. Je me souviens de leurs grands-parents eux-mêmes bébés ! Ils s’imaginent tellement adultes ! Mais ils ne valent toujours pas mieux que des bébés dans le bac à sable, qui se chamaillent pour des pâtés. Je vois leurs mensonges, leurs excuses et leurs craintes. Ils ne grandissent jamais vraiment. Ils gardent le nez baissé et n’ouvrent pas les yeux. Ils restent des enfants toute leur vie.

— Je suis sûre que vous allez leur manquer, dit Tiphaine.

— Ha ! Je suis la méchante vieille sorcière, petite. Ils avaient peur de moi et faisaient ce que je leur disais ! Des têtes de mort pour rire et des histoires idiotes leur flanquaient la frousse. J’ai opté pour la peur. Je savais qu’ils ne m’aimeraient jamais pour ma franchise, alors j’ai veillé à ce qu’ils aient peur. Non, ils seront soulagés d’apprendre que la sorcière est morte. Et maintenant je vais te dire une chose d’une importance vitale. C’est le secret de ma longue existence. »

Ah, songea Tiphaine qui se pencha vers la vieille femme.

« L’important, dit mademoiselle Trahison, c’est de retenir les vents. Évite les fruits et les légumes bruyants. Les haricots sont les pires, tu peux me croire.

— Je ne saisis pas bien…, commença Tiphaine.

— Si tu veux aller par là, évite de péter.

— Je ne tiens pas à aller par là ! » répliqua nerveusement Tiphaine. Elle n’arrivait pas à croire qu’on lui dise une chose pareille.

« Il n’y a pas matière à blaguer, poursuivit mademoiselle Trahison. L’organisme humain ne contient qu’une quantité limitée d’air. Il faut la faire durer. Une assiettée de haricots, ça peut te coûter un an de vie. J’ai évité les incongruités tout au long de mon existence. Je suis vieille, donc, ce que je dis, c’est de la sagesse ! » Elle posa sur une Tiphaine ahurie un regard sévère. « Tu comprends, petite ? »

Le cerveau de Tiphaine tournait à toute allure. Tout est épreuve ! « Non, lança-t-elle. Je ne suis pas une petite, et c’est de la bêtise, pas de la sagesse ! »

Le regard sévère se lézarda pour laisser place à un sourire. « Oui, avoua mademoiselle Trahison. Un parfait galimatias. Mais reconnais que c’est une histoire fumante, tout de même, non ? Tu y as bel et bien cru l’espace d’un instant, hein ? L’année dernière, les villageois y ont cru, eux. Tu aurais dû voir comment ils marchaient pendant quelques semaines ! Leurs mines constipées m’ont bien amusée ! Comment ça se passe avec l’hiverrier ? Ça s’est calmé, non ? »

La question était comme un couteau affûté dans une part de gâteau, et elle arriva si brutalement que Tiphaine en eut le souffle coupé.

« Je me suis réveillée tôt et je me suis demandé où tu étais », reprit mademoiselle Trahison. On oubliait trop facilement qu’elle se servait sans arrêt des yeux et des oreilles d’autrui sans même y penser.

« Vous avez vu les roses ? » demanda Tiphaine. Elle n’avait pas senti le chatouillis révélateur, mais pas vraiment eu le temps non plus pour faire autre chose que s’inquiéter.

« Oui. Jolies, répondit mademoiselle Trahison. J’aimerais pouvoir t’aider, Tiphaine, mais je vais avoir d’autres occupations. Et la romance, c’est un domaine dans lequel je ne peux pas te donner beaucoup de conseils.

— La romance ? s’étonna Tiphaine d’un air choqué.

— La jeune Ciredutemps et miss Tique devront te guider, poursuivit mademoiselle Trahison. Je dois cependant dire que je les soupçonne toutes les deux de ne pas avoir souvent participé aux joutes d’amour.

— Aux joutes d’amour ? » répéta Tiphaine. Ça ne s’arrangeait pas !

« Tu joues au poker ? demanda mademoiselle Trahison.

— Pardon ?

— Au poker. Le jeu de cartes. Ou à monsieur-l’oignon-l’andouille ? Je-poursuis-mon-voisin-dans-la-ruelle ? Tu as forcément déjà veillé les morts et les mourants, hein ?

— Ben, oui. Mais je n’ai jamais joué aux cartes avec eux ! De toute façon, je ne sais pas comment on y joue !

— Je vais t’apprendre. Il y a un paquet de cartes dans le tiroir en bas du buffet. Va le chercher.

— C’est comme les jeux d’argent ? demanda Tiphaine. D’après mon père, on ne devrait pas jouer aux jeux d’argent. »

Mademoiselle Trahison hocha la tête. « Bon conseil, ma chère. Ne t’inquiète pas. Ma façon de jouer au poker n’a rien à voir avec les jeux d’argent…»


Quand Tiphaine se réveilla en sursaut et que des cartes à jouer glissèrent sur sa robe pour tomber par terre, les lieux baignaient dans la lumière froide et grise du matin.

Elle jeta un regard interrogateur à mademoiselle Trahison, qui ronflait comme un porc.

Quelle heure était-il ? Six heures passées au moins ! Que devait-elle faire ?

Rien. Il n’y avait rien à faire.

Elle ramassa l’as de baguette et le regarda fixement. Alors c’était ça le poker, hein ? Ma foi, elle s’était plutôt bien défendue dès l’instant où elle avait compris que le jeu consistait à mentir avec la figure. La plupart du temps, les cartes ne servaient qu’à occuper les mains.

Mademoiselle Trahison continuait de dormir. Tiphaine se demanda si elle devait préparer un petit-déjeuner, mais ça paraissait tellement…

« Les anciens rois du Jolhimôme qu’on inhume dans des pyramides, dit mademoiselle Trahison depuis le lit, croyaient qu’ils pouvaient emporter des biens avec eux dans l’autre monde. Comme de l’or, des pierres précieuses, et même des esclaves. Partant de ce principe, fais-moi, s’il te plaît, un casse-croûte au jambon.

— Euh… vous voulez dire…, s’étonna Tiphaine.

— Le voyage après la mort est assez long, la coupa mademoiselle Trahison en s’asseyant. Je risque d’avoir faim.

— Mais vous ne serez plus qu’une âme !

— Ben, peut-être qu’un casse-croûte au jambon a lui aussi une âme, répliqua mademoiselle Trahison en balançant les jambes hors du lit. Je ne suis pas sûre pour la moutarde, mais ça vaut la peine d’essayer. Reste où tu es ! » Cet ordre parce qu’elle avait pris sa brosse à cheveux et se servait de Tiphaine comme miroir. Pour la jeune fille, le regard férocement concentré sous son nez était tout juste supportable par un matin pareil.

« Merci, tu peux aller t’occuper de mon casse-croûte, dit mademoiselle Trahison en reposant la brosse. Je vais maintenant m’habiller. »

Tiphaine déguerpit et se débarbouilla dans la cuvette de sa chambre, ce qu’elle faisait toujours après ces face-à-face ; elle n’avait jamais trouvé le courage d’élever une objection et le jour était assurément mal choisi pour commencer.

Alors qu’elle se séchait la figure, elle crut entendre un bruit étouffé dehors et s’approcha de la fenêtre. Il y avait du givre sur…

Oh, non… oh… non… non ! Il remettait ça !

Les fougères de givre formaient le mot : Tiphaine. Répété maintes fois.

Elle attrapa le gant de toilette et les essuya, mais la glace ne se reforma que plus épaisse.

Elle descendit en vitesse au rez-de-chaussée. Les fougères de givre recouvraient les fenêtres et, quand elle voulut les essuyer, le gant de toilette gela contre le carreau. Il craqua quand elle tira dessus.

Son nom sur toute la fenêtre. Sur toutes les fenêtres. Peut-être sur toutes les fenêtres dans toutes les montagnes. Partout. Il était revenu. C’était épouvantable !

Mais aussi, tout de même… cool…

Elle ignorait d’où lui arrivait ce mot-là ; pour ce qu’elle en savait, il voulait dire en étranger « un peu froid ». Mais ce fut néanmoins celui qui lui vint. Elle le trouva séduisant.

« De mon temps, les jeunes gens se contentaient de graver les initiales de la jeune fille sur un arbre », dit mademoiselle Trahison en descendant prudemment l’escalier, une marche à la fois. Trop tard, Tiphaine reconnut le chatouillis derrière ses globes oculaires.

« Ce n’est pas drôle, mademoiselle Trahison ! Qu’est-ce que je vais faire ?

— Je ne sais pas. Si possible, sois toi-même. »

La vieille sorcière se pencha au prix de quelques craquements et ouvrit la main. La souris qui lui prêtait ses yeux sauta par terre, se retourna et la fixa un instant de son petit regard noir. La sorcière la poussa du doigt. « Allez, va-t’en. Merci », dit-elle, et le rongeur détala vers un trou.

Tiphaine l’aida à se relever et elle lui lança : « Tu commences à pleurnicher, dis donc…

— Ben, tout ça, c’est un peu…» voulut expliquer Tiphaine. La petite souris avait paru si perdue et mélancolique.

« Ne pleure pas, fit mademoiselle Trahison. Vivre aussi longtemps, c’est moins merveilleux qu’il n’y paraît. Je veux dire, on a la même quantité de jeunesse que tout le monde, mais beaucoup de rabe de grande vieillesse, de surdité, d’os qui craquent. Alors, mouche ton nez et aide-moi à mettre le perchoir des corbeaux.

— Il est peut-être encore là, dehors…» marmonna Tiphaine tandis qu’elle posait doucement le perchoir sur les épaules maigres.

Puis elle frotta encore la fenêtre et vit des silhouettes bouger.

« Oh… ils sont venus…

— Quoi ? » lança mademoiselle Trahison. Elle s’arrêta. « Il y a un tas de monde dehors !

— Euh… oui, dit Tiphaine.

— Qu’est-ce que tu sais là-dessus, ma fille ?

— Ben, vous voyez, ils n’arrêtaient pas de demander quand…

— Va me chercher mes têtes de mort ! Faut pas qu’ils me voient sans mes têtes de mort ! Comment sont mes cheveux ? demanda mademoiselle Trahison en remontant frénétiquement sa pendule.

— Ils sont bien coiffés…

— Bien coiffés ? Bien coiffés ? Tu es folle ? Mets-les en pagaïe tout de suite ! Et rapporte-moi ma cape la plus miteuse ! Celle-là est bien trop propre ! Remue-toi, petite ! »

Il fallut plusieurs minutes pour apprêter mademoiselle Trahison, et Tiphaine passa un certain temps à la convaincre que sortir les têtes de mort en plein jour pouvait se révéler dangereux, car si elle les laissait tomber, quelqu’un risquait de voir les étiquettes. Puis la jeune fille ouvrit la porte.

Un murmure de conversations s’écrasa, suivi d’un silence.

Une foule de gens bloquait la porte. Quand mademoiselle Trahison s’avança, elle s’ouvrit pour lui laisser un passage dégagé.

À sa grande horreur, Tiphaine vit une tombe creusée à l’autre bout de la clairière. Elle ne s’était pas attendue à ça. Elle ne savait pas bien à quoi elle s’était attendue, mais sûrement pas à une tombe.

« Qui a creusé… ?

— Nos amis bleus, répondit mademoiselle Trahison. C’est moi qui leur ai demandé. »

Puis la foule se mit à l’acclamer. Des femmes se précipitèrent vers la sorcière avec de gros bouquets d’if, de houx et de gui, les seules verdures qui poussaient. Des gens riaient. D’autres pleuraient. Ils se regroupèrent autour de la sorcière, repoussant Tiphaine à la périphérie de la cohue. La jeune fille resta silencieuse et écouta.

« On sait pas ce qu’on va faire sans vous, mademoiselle Trahison…» « J’crois pas qu’on trouvera une autre sorcière aussi valable que vous, mademoiselle Trahison ! » « On croyait pas que vous partiriez, mademoiselle Trahison, c’est vous qu’avez mis mon grand-père au monde »…

Se rendre à pied dans sa tombe, songea Tiphaine. Ben, ç’a de l’allure. C’est… du pipo en or massif. Ils s’en souviendront jusqu’à la fin de leurs jours…

« Dans ce cas, vous allez garder tous les chiots sauf un…» Mademoiselle Trahison s’était arrêtée pour mettre de l’ordre dans la cohue. « La coutume est de donner ce chiot-là au propriétaire du chien. Vous auriez dû garder la chienne enfermée, après tout, et surveiller vos barrières. Et votre question, monsieur Clincorne ? »

Tiphaine se redressa aussitôt. Ils l’embêtaient avec leurs histoires ! Même en un matin pareil ! Mais elle… voulait qu’on l’embête. Qu’on l’embête, c’était sa vie.

« Mademoiselle Trahison ! lança-t-elle sèchement en se frayant un chemin dans la cohue. N’oubliez pas que vous avez un rendez-vous ! »

En matière de rappel à l’ordre, ça n’était pas fameux, mais nettement préférable à : « Vous avez dit que vous deviez mourir dans les cinq minutes ! »

La vieille sorcière se retourna et parut hésiter un instant.

« Oh oui, reconnut-elle. Oui, c’est vrai. On ferait bien d’y aller. » Puis, tout en discutant avec monsieur Clincorne d’un problème alambiqué d’arbre abattu et de cabane d’un tiers, le reste de la foule dans son sillage, elle laissa Tiphaine la conduire doucement près de la tombe.

« Ben, au moins vous aurez eu une fin heureuse, mademoiselle Trahison », souffla Tiphaine. La réflexion était idiote et reçut ce qu’elle méritait.

« Les fins heureuses, petite, on les fait au jour le jour. Mais, tu vois, il n’existe pas de fins heureuses pour la sorcière. Seulement des fins. Et nous y voilà…»

Mieux vaut ne pas y penser, se dit Tiphaine. Mieux vaut ne pas penser que tu descends une vraie échelle dans une vraie tombe. Tâche de ne pas proposer d’aider mademoiselle Trahison à descendre les barreaux jusqu’aux feuilles entassées en bas. Oublie que tu te tiens dans une tombe.

Au fond du trou, l’horrible pendule paraissait cliqueter encore plus fort : clonk, clank, clonk, clank…

Mademoiselle Trahison tassa un peu du pied les feuilles. « Oui, lança-t-elle d’un ton joyeux, je me vois installée confortablement ici. Écoute, petite, je t’ai dit pour les livres, n’est-ce pas ? Et il y a un petit cadeau pour toi sous mon fauteuil. Oui, ça m’a l’air bien. Oh, j’oubliais…»

Clonk, clank, clonk, clank… faisait la pendule, effectivement beaucoup plus bruyante.

Mademoiselle Trahison se haussa sur la pointe des pieds et sortit la tête par-dessus le bord du trou. « Monsieur Fastoche ! Vous devez deux mois de loyer à la veuve Langlais ! Compris ? Monsieur Lafoison, le cochon appartient à madame Fromment, et, si vous ne le lui rendez pas, je reviens gémir sous vos fenêtres ! Madame Leplein, la famille Dogelet a le droit de passage par la pâture sens direct depuis je ne me rappelle plus quand, et vous devez… vous devez…»

C lon…k.

Suivit un instant, un long instant, pendant lequel le silence soudain de la pendule qui ne tictaquait plus emplit la clairière comme un coup de tonnerre.

Lentement, mademoiselle Trahison s’affaissa sur les feuilles.

Il fallut plusieurs secondes épouvantables pour que son cerveau refuse de se remettre en marche, puis Tiphaine cria aux gens agglutinés au-dessus : « Reculez, vous tous ! Laissez-lui un peu d’air ! »

Elle s’agenouilla tandis qu’ils reculaient précipitamment.

Il flottait une odeur âcre de terre à vif. Au moins, mademoiselle Trahison était morte les yeux clos. Ce n’était pas le cas de tout le monde. Tiphaine détestait devoir les leur fermer ; c’était comme les tuer une fois de plus…

« Mademoiselle Trahison ? » chuchota-t-elle. C’était la première des vérifications. Elles étaient nombreuses, et il fallait procéder à toutes : parler au défunt, lui lever un bras, lui contrôler le pouls, y compris celui derrière l’oreille, et aussi le souffle avec un miroir… et elle avait toujours tellement peur de se fourvoyer que, la première fois où elle avait dû aller s’occuper d’un villageois apparemment mort – un jeune homme victime d’un horrible accident de scierie –, elle l’avait soumis à toutes les vérifications sans exception, quand bien même il lui avait fallu aller récupérer sa tête plus loin.

Il n’y avait pas de miroir dans la chaumière de mademoiselle Trahison. Dans ce cas, elle…

… devrait réfléchir ! Il s’agit de mademoiselle Trahison ! Et je l’ai entendue remonter sa pendule il y a quelques minutes à peine !

Elle sourit. « Mademoiselle Trahison ! lui dit-elle dans le creux de l’oreille. Je sais que vous êtes là ! »

Et, à cet instant, la matinée jusqu’à présent bizarre, étrange et horrible devint… du pur pipo.

Mademoiselle Trahison sourit à son tour.

« Ils sont partis ? demanda-t-elle.

— Mademoiselle Trahison ! fit durement Tiphaine. C’est une horreur de faire des choses pareilles !

— J’ai arrêté ma pendule avec l’ongle du pouce, répliqua fièrement la sorcière. Pouvais pas les décevoir, hein ? Fallait leur donner du spectacle !

— Mademoiselle Trahison, répéta d’un ton sévère Tiphaine, est-ce que vous avez inventé cette histoire de pendule ?

— Évidemment, tiens ! Et c’est un merveilleux échantillon de folklore, qui en met vraiment plein la vue. Mademoiselle Trahison et son cœur mécanique ! Pourrait même devenir un mythe, avec de la chance. Ils se souviendront de mademoiselle Trahison pendant des millénaires ! »

Elle ferma les yeux.

« Je me souviendrai de vous, c’est sûr, mademoiselle Trahison, dit Tiphaine. Je me souviendrai parce que…»

Le monde était soudain gris et s’obscurcissait encore. Et mademoiselle Trahison restait parfaitement immobile.

« Mademoiselle Trahison ? demanda Tiphaine en la poussant du coude. Mademoiselle Trahison ?

— MADEMOISELLE EUMENIDES TRAHISON, CENT ONZE ANS ? »

Tiphaine entendit la voix dans sa tête. Elle avait le sentiment qu’elle n’était pas passée par ses oreilles. Et elle l’avait déjà entendue auparavant, ce qui faisait d’elle un cas particulier. La plupart des gens n’entendaient la voix de la Mort qu’une seule fois.

Mademoiselle Trahison se mit debout sans même un seul craquement d’os. Et elle ressemblait en tout point à mademoiselle Trahison, en forme et souriante. Ce qui gisait désormais sur les feuilles mortes n’était qu’une ombre dans cette lumière étrange.

Mais une très haute silhouette se tenait à côté d’elle. C’était la Mort lui-même. Tiphaine l’avait déjà vu, dans son domaine au-delà de la porte sombre, mais on n’avait pas besoin de l’avoir déjà croisé pour savoir de qui il s’agissait. La faux, la longue robe à capuche et, bien sûr, la botte de sabliers étaient autant d’indices.

« Et la politesse, petite ? » lança mademoiselle Trahison.

Tiphaine leva les yeux et dit : « Bonjour.

— BONJOUR TIPHAINE PATRAQUE, TREIZE ANS dit la Mort d’une voix qui n’en était pas une. JE VOIS QUE TU ES EN BONNE SANTE.

— Une petite révérence, ça se fait aussi », rappela mademoiselle Trahison.

Une révérence à la Mort, songea Tiphaine. Mémé Patraque n’aurait pas apprécié. Ne jamais plier le genou devant les tyrans, elle disait.

« MADEMOISELLE EUMENIDES TRAHISON, NOUS DEVONS ENFIN FAIRE UN TOUR ENSEMBLE. » La Mort la prit gentiment par le bras.

« Hé, attendez une minute ! dit Tiphaine. Mademoiselle Trahison a cent treize ans !

— Euh… j’ai un peu triché sur mon âge pour des raisons professionnelles, répondit la sorcière. Cent onze, ça fait tellement… adolescente. » Comme pour cacher sa gêne fantomatique, elle plongea la main dans sa poche et en sortit l’esprit du casse-croûte au jambon.

« Ah, ç’a marché, constata-t-elle. Je sais que… Hé, où est passée la moutarde ?

— LA MOUTARDE, C’EST TOUJOURS DELICAT, dit la Mort alors qu’ils commençaient à s’estomper.

— Pas de moutarde ? Et des oignons au vinaigre ?

— TOUT CE QUI EST ACHARDS, CA NE PASSE PAS, ON DIRAIT. « JE REGRETTE. »

Derrière eux, les contours d’une porte apparurent.

« Pas d’achards dans l’autre monde ? C’est affreux, ça ! Et les condiments ? demanda une mademoiselle Trahison qui disparaissait.

— IL Y A DES CONFITURES. LES CONFITURES CA MARCHE.

— Les confitures ? Les confitures ! Avec du jambon ? »

Et ils s’évanouirent. La lumière reprit son aspect habituel. Le son revint. Le temps aussi.

Une fois encore, la solution, c’était ne pas trop réfléchir, garder la tête froide et se concentrer sur ce qu’il y avait à faire.

Sous l’œil des curieux toujours à rôder autour de la clairière, Tiphaine alla chercher des couvertures qu’elle mit en ballot pour qu’à son retour personne ne s’aperçoive qu’elle avait fourré dedans les deux têtes de mort et la machine à tisser les toiles d’araignée de chez Pipo. Puis, estimant mademoiselle Trahison et le secret du pipo en lieu sûr, elle entreprit de reboucher la tombe ; deux hommes se précipitèrent alors pour l’aider jusqu’au moment où leur parvint, de sous terre :

Clonk clank. Clonk.

Les hommes se pétrifièrent. Tiphaine aussi, mais son troisième degré s’en mêla : Ne t’inquiète pas ! Souviens-toi, elle l’a arrêtée ! Une pierre, n’importe quoi, a dû tomber dessus et la remettre en marche !

Elle se détendit. « C’est sans doute elle qui nous dit au revoir », fut son explication.

Le trou finit de se remplir à coups de pelle frénétiques.

Maintenant, je participe du pipo, songea Tiphaine tandis que les curieux regagnaient leurs villages sans traîner. Mais mademoiselle Trahison a travaillé très dur pour eux. Elle mérite de devenir un mythe, si c’est ce qu’elle veut. Et je parie, je parie qu’ils vont l’entendre par nuits noires…

Mais il n’y avait rien d’autre à présent que le vent dans les arbres.

Elle contempla la tombe.

Quelqu’un devait dire quelques mots. Alors ? C’était elle la sorcière, après tout.

On ne pratiquait guère la religion sur le Causse ou dans les montagnes. Les Omniens passaient environ une fois par an pour une réunion de prière, et parfois un prêtre des Émerveillés des Neuf Jours, de l’Évêché du Peu de Foi ou de l’Église des Petits Dieux s’amenait à dos d’âne. Les gens allaient l’écouter, s’il paraissait intéressant, voire s’il devenait tout rouge et criait, et ils entonnaient les chants si les airs étaient jolis. Puis ils s’en retournaient chez eux.

« On est de petites gens, avait dit son père. C’est pas malin de se faire remarquer des dieux. »

Tiphaine se souvenait des paroles qu’il avait prononcées, dans une vie antérieure, lui semblait-il, sur la tombe de Mémé Patraque. Sur l’herbe d’été des collines, sous les glapissements des buses dans le ciel, elles avaient paru tout ce qu’il y avait à dire. Aussi les prononça-t-elle à son tour : « Si une terre est consacrée, cette terre l’est. » Si un jour est béni, c’est aujourd’hui. » Elle devina un mouvement, et le gonnagle Guillou Gromenton grimpa sur la terre retournée de la tombe. Il posa sur Tiphaine un regard empreint de solennité, puis il décrocha sa sourimuse et se mit à jouer.

Les humains percevaient mal la sourimuse parce que les notes étaient trop aiguës, mais Tiphaine les entendait dans sa tête. Un gonnagle pouvait évoquer toutes sortes d’images par sa musique, et elle sentit des couchers de soleil, des automnes, la brume sur les collines, l’odeur de roses si rouges qu’elles en étaient presque noires…

Quand il eut terminé, le gonnagle resta un moment silencieux, regarda encore Tiphaine puis disparut.

Tiphaine s’assit sur une souche et pleura un peu parce qu’il le fallait. Après quoi elle alla traire les chèvres parce qu’il fallait que quelqu’un s’en charge aussi.

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