Camille se réveilla spontanément vers sept heures, signe majeur de tensions et de contradictions. Signe de vin piégeux aussi, c'était possible.
La veille au soir, elle avait pu joindre Lawrence et cela lui avait plu d'entendre la voix du Canadien, quand bien même ce n'était que des fragments de voix. Au téléphone, Lawrence était plus monosyllabique que jamais. Là-bas, dans le Mercantour, Crassus le Pelé restait introuvable. Presque tous les autres loups connus avaient été recensés sur leurs territoires mais le grand Crassus manquait toujours à l'appel. Augustus dévorait toujours son comptant de garennes et Mercier s'étonnait que le vieux, avec les dents toutes foutues qu'il avait, tienne le coup aussi bien. “Tu vois, disait-il à Lawrence, quand on veut, on peut.” Et Lawrence acquiesçait en silence. Le Canadien avait appris avec inquiétude l’egorgement de Jacques-Jean Sernot. Oui, il avait pensé à Massart. Mais il n'aimait pas la tournure sauvage que prenait cette course à travers la montagne, il n'aimait pas savoir Camille à quelques foulées de Massart, isolée dans ce camion, exposée. Il n'aimait pas, de toute façon, savoir Camille enfermée dans ce camion puant avec ces deux types. Avec n'importe quel type et dans n'importe quel camion. Non, il n'était pas contre qu'un flic s'en mêle, au contraire. Tout ce qu'on voulait depuis le début, c'était qu'un flic s'en mêle, non ? Alors, si elle en connaissait un, qu'elle l'appelle, spécial ou pas spécial, qu'est-ce que ça pouvait faire tant qu'il était flic. Il serait plus efficace qu'eux trois, si seulement il voulait bien s'intéresser à ce loup-garou. Si seulement. Et Lawrence était persuadé que l'ingérence d'un flic mettrait un terme immédiat à l'équipée de la femme, du vieillard et de l'enfant. Et c'était ce qu'il souhaitait le plus. Il essaierait de les rejoindre demain soir au camion, parler avec elle, dormir avec elle, qu'elle le prévienne s'ils bougeaient.
Allongée sur le dos, Camille regardait le jour passer entre les barres de la claire-voie et la poussière trembler dans les rayons obliques. Dans cette poussière, il devait y avoir un tas d'autres choses que les éléments ordinaires. Des micro-particules de foin, de suint et de crottin en suspension, jouant dans la lumière de l'aube. Ça faisait sûrement une poussière très consistante, un mélange rare. Camille remonta la couverture sous son menton. Il n'avait pas fait chaud cette nuit, dans ce village brumeux, il avait fallu sortir les plaids préparés par Buteil. Ça lui coûterait quoi, d'appeler Adamsberg ? Que dalle, comme disait Soliman. Elle se foutait d'Adamsberg, il avait disparu dans les trappes de la mémoire, là où tout se pulvérise, se carbonise et se recycle, comme dans les usines de traitement des matériaux, où on peut fabriquer une chaise en rotin toute neuve avec un vieux tracteur. Au fond, Adamsberg avait été recyclé. Pas en chaise en rotin, non, sans doute pas, car Camille n'en avait pas l'usage. Mais en voyages, en partitions, en vis de 5/80, en Canadien, pourquoi pas. La mémoire fait ce qu'elle veut avec les matériaux qu'on lui donne à la casse, ça la regarde, on n'a pas à fourrer son nez dans ses affaires. En tous les cas, de Jean-Baptiste Adamsberg, qu'elle avait tant aimé, il ne restait rien. Pas une vibration, pas un écho, pas un regret. Quelques images bien sûr, plates, désactivées. Cette capacité de la mémoire à broyer sans merci êtres et sentiments avait, un moment, atterré Camille. Avoir passé tant de temps à se préoccuper d'un type qui se retrouvait transformé en vis de 5/80 avait de quoi laisser songeur. Et Camille avait été songeuse. Bien sûr, sa mémoire avait mis du temps à faire tout ce boulot. Ça avait été incontestablement un très gros boulot. Des mois interniinables de broyage et de concassage. Puis une songerie, puis plus rien. Pas un sursaut, pas un cillement. Quelques souvenirs d'un autre monde.
Alors, qu'est-ce que ça pouvait bien faire d'appeler Adanisberg ? Rien. Sauf de l'ennui anticipé, de la lassitude à l'idée de remuer les loques inertes d'un passé étranger. De cette lassitude que l'on ressent lorsqu'il faut rebrousser chemin pour un truc aussi suant qu'un robinet de gaz à vérifier. Des détours, du temps perdu, du temps mort. La fatigue d'un inutile crochet par les champs carbonisés de sa mémoire.
Mais Soliman, avec sa douleur affleurante, avec son regard persuasif, avec ses fables, ses contes et ses définitions, avait entamé les défenses de son égoïsme et, toute la nuit, Camille avait connu l'hésitation, le luxe des sages. Et toute la nuit, Massart et ses crocs, la grosse Suzanne, son nourrisson noir et son Veilleux étaient venus harceler sa mauvaise volonté boudeuse.
Au matin, elle se retrouvait en impasse, vacillante sur la ligne de crête de l'hésitation, partagée en deux moitiés égales entre son refus de retourner vaincue aux Écarts et sa résistance maussade à l'idée de faire appel à Jean-Baptiste Adamsberg.
De l'autre côté de la bâche, Soliman et le Veilleux étaient levés. Elle entendit le jeune homme décrocher la mobylette, en quête de pain frais, sûrement. Puis le Veilleux qui passait sa chemise, son pantalon. Puis une odeur de café, et la mobylette qui revenait. Camille enfila sa veste, son jeans, et mit ses bottes avant de toucher le sol – on ne pouvait pas marcher pieds nus dans la bétaillère.
Soliman sourit en voyant Camille et le Veilleux lui désigna un tabouret du bout de son bâton. Le jeune homme lui emplit son bol, y laissa tomber deux sucres, lui coupa des tartines.
– Je vais me débrouiller maintenant, dit Camille.
– On a pensé, jeune fille, dit le Veilleux.
– On rentre, annonça Soliman. « Retour. Action de se déplacer, de se mouvoir en sens inverse du mouvement précédent. » Un retour n'est pas une défaite. Le dictionnaire est formel là-dessus : il ne parle pas de défaite.
Camille fronça les sourcils.
– Ça ne peut pas attendre ? dit-elle. D'ici un jour ou deux, il y aura peut-être de nouvelles brebis. On saura où aller.
– Et alors ? dit Soliman. On aura toujours un temps de retard. On est derrière lui. On ne pourra jamais le surprendre si on reste derrière, pas vrai ? Faudrait être devant. Et pour être devant, faudrait en savoir beaucoup plus long. On ne sert à rien. On le suit, on rampe, mais on ne peut pas le toucher. On rentre, Camille.
– Quand ?
– Aujourd'hui, si tu te sens capable de repasser les cols. On pourrait être ce soir aux Écarts.
– Au moins les bêtes seront contentes, murmura le Veilleux Elles ne mangent pas correctement quand je ne suis pas là.
Camille but son café, se passa la main dans les cheveux.
– Je n'aime pas ça, dit-elle.
– C'est comme ça, dit Soliman. Remets ton orgueil dans tes bottes. Tu connais l'histoire des trois ignorants qui voulaient percer le mystère de l'arbre aux cent vingt branches ?
– Si j'appelle ? dit Camille. Si j'appelle ce flic ?
– Si t'appelles ce flic, ce sera l'histoire des trois ignorants et du type doué qui voulaient percer le mystère de l'homme sans poils.
Camille hocha la tête, resta songeuse pendant quelques minutes. Soliman mastiquait en tâchant de ne pas faire de bruit, le Veilleux, droit, les mains sur les genoux, observait Camille.
– J'appelle ce flic, dit-elle en se levant.
– C'est toi qui conduis, dit Soliman.