XXVII

Un peu après Grenoble, la montagne disparut brusquement. On entrait dans des terres ouvertes et, après une demi-année passée dans les Alpes, Camille eut l'impression que des pans de mur s'effondraient de toutes parts, qu'elle perdait brutalement ses appuis et ses repères. Dans le rétroviseur, elle regarda s'éloigner ce barrage protecteur, avec la sensation de pénétrer dans un monde béant, dépourvu de toute espèce de cadre, où les menaces et les comportements n'étaient plus prévisibles, pas même le sien. Il lui semblait qu'elle n'était plus étayée par rien de solide. Dès son arrivée à Tiennes, elle appellerait le Canadien. La voix de Lawrence lui rappellerait l'enserrement réconfortant des montagnes.

Tout cela pour une plaine. Elle jeta un coup d'œil vers Soliman et le Veilleux. Le berger fixait d'une mine maussade cette étendue sans grandeur et sans limites, qui le dépouillait du soutien de toute sa vie.

– C'est plat, hein ? dit Camille.

La route était déformée, le camion résonnait de toutes ses tôles et il fallait élever le ton pour se faire entendre.

– C'est étouffant, dit le Veilleux de sa voix sourde.

– C'est comme ça jusqu'au pôle Nord à présent. Il va falloir l'accepter.

– On n'ira pas jusque-là, dit Soliman.

– On ira jusque-là si le vampire va jusque-là, dit le Veilleux.

– On l'aura avant. On a Adamsberg.

– Personne n'a Adamsberg, Sol, dit Camille. Tu n'as pas déjà pîgé ça ?

– Si, dit Soliman d'un ton morne. Est-ce que tu connais, ajouta-t-il, l'histoire de l'homme qui voulait enfermer les yeux de son épouse dans une boîte pour les contempler quand il partait chasser ?

– Merde, Sol, dit le Veilleux en frappant la vitre avec son poing.

– On arrive, dit Camille.


Soliman décrocha la mobylette et partit inspecter les églises. Le Veilleux rejoignit – avec sa propre bouteille de blanc – le café central de Tiennes, où frémissaient la peur et la révolte. Quatorze bêtes, bon sang. On n'était pas censés avoir des loups dans la vallée. Mais maintenant, disait une voix aiguë, à cause de ces abrutis du Mercantour qui s'étaient amusés à laisser faire, ils proliféraient et se répandaient comme une épidémie. Et bientôt les loups couvriraient le pays comme un manteau sanglant. Voilà ce qu'il en coûte de réveiller le sauvage. Une voix plus rude s'éleva par-dessus celle-ci. Quand on n'est pas informé, on la ferme, dit la voix rude. Ce n'était pas une épidémie, ce n'était pas des loups, c'était un loup. Un seul grand loup, une bête gigantesque qui montait vers le nord-ouest depuis maintenant trois cents kilomètres. Un loup, un seul loup, la Bête du Mercantour. Le médecin avait vu les blessures, C'était la Bête, avec des crocs comme ça. Ils venaient de le dire aux informations. Que ce crétin se renseigne avant de parler.

Le Veilleux se fraya un chemin jusqu'au bar. Il voulait savoir quel était le berger, et s'il avait aperçu une voiture près du pâturage, à la nuit. Tant qu'on n'aurait pas la voiture, on n'aurait pas Massart. Et cette saleté de voiture restait introuvable.

Soliman revint vers cinq heures, assez exalté. Dans une chapelle toute proche de Tiennes, il avait trouvé cinq tronçons de cierges consumés, isolés des autres, disposés en forme de M. La serrure de la porte était disloquée et ne fermait plus la nuit. Soliman voulait prélever les trognons de cierges pour avoir les empreintes. Dans la cire, c'est tout de même l'idéal.

– Attends-le, dit Camille.


Elle consultait le Catalogue de l'Outillage Professionnel tandis que Soliman, torse nu, avait repris son lavage dans la bassine bleue. Le Veilleux somnolait dans le camion. On attendait le flic.

ïl s'écoula une petite heure dans le silence.

Dans un fracas de pots d'échappement, quatre motards surgirent brusquement sur la départementale, obliquèrent vers le camion et coupèrent les moteurs à quelques mètres de Soliman. Surpris, le jeune homme les vit ôter leur casque sans dire un mot et le dévisager en souriant. Camille s'immobilisa.

– Eh bien quoi, le négro, dit l'un d'eux, on se paye une femme blanche ?

– T'as pas peur de la salir, avec tes pattes ? demanda l'autre.

Soliman se redressa, serrant à deux poings le linge qu'il tordait dans la bassine, le visage frémissant de colère.

– Tout doux, le singe, reprit le premier en descendant de sa moto. On va te fignoler. On va t'arranger si bien que ça te passera le goût de l'amour jusqu'à ta retraite.

– Et toi, la fille, dit le second, un homme maigre et roux qui mit pied à terre à son tour, on va te faire une beauté. Après ça, il n'y aura plus que des Blacks pour vouloir de toi. Ça sera ta pénitence.

Les quatre hommes s'étaient rapprochés du couple, torses nus et blancs sous des gilets de cuir noir, chaînes de moto aux mains, bagues cloutées aux doigts. Celui qui parlait le plus était blond et gras.

Soliman se plia pour se préparer à l'attaque, passant devant Camille pour la protéger. Le jeune homme n'avait plus rien de cristallin ou d'enfantin. La rage courbait ses lèvres et fermait ses yeux, le rendant presque laid.

– T'as un nom, le singe ? demanda le premier type en maniant sa chaîne. J'aime bien savoir ce que je frappe.

– Melchior, lui cracha Soliman.

Le type gras ricana et fit un pas vers lui, tandis que les autres se déployaient pour bloquer toute échappée.

– Celui qui touche au Roi Mage est mort, dit soudain la voix du Veilleux dans le silence.

Le vieux berger se tenait droit sur les marches arrière de la bétaillère, un fusil de chasse pointé vers les motards, le regard haineux, le geste inflexible.

– Mort, répéta le vieux en lâchant un coup de fusil dans le réservoir de l'une des motos noires. C'est de la cartouche à sanglier, je vous conseille pas de remuer.

Les quatre motards s'étaient immobilisés, indécis. Le Veilleux leva le menton.

– On se découvre devant les princes, dit-il. Jetez les casquettes. Et les vestes. Et les chaînes. Et les bagues. Et les bottes.

Les motards obéirent, lâchèrent leur équipement à leurs pieds.

– Surtout, gardez les frocs, reprit le Veilleux d'une voix cassante. Il y a une femme ici. Je voudrais pas la dégoûter à vie.

Les quatre hommes restèrent face au Veilleux, torses nus, en chaussettes, muets d'humiliation.

– Et maintenant à genoux, ordonna le berger. Comme les larves. Mains au sol et front atterre. Culs bas. Comme les hyènes. Voilà. C'est mieux. C'est comme ça qu'on salue les princes.

Le Veilleux les regarda s'allonger et ricana.

– Maintenant, écoutez-moi les gars, reprit-il. J'ai passé l'âge de dormir. Toute la nuit, je veille. Je veille au salut du jeune Melchior. C'est mon boulot. Si vous revenez, je vous tirerai comme des chiens. Toi, le gros, essaie pas de bouger, dit-il en tournant rapidement son arme. Tu veux qu'on commence tout de suite ?

– Ne tirez pas, le Veilleux, dit la voix d'Adamsberg.

Le commissaire arrivait doucement par-derrière, son 357 en main.

– Cassez votre fusil, dit-il. On ne va pas perdre une seule balle à sanglier dans le cul de ces vermines. Ça nous prendrait trop de temps et on est pressés. Très pressés. Camille, viens près de moi, prends mon portable dans ma veste, appelle les flics. Soliman, vide les réservoirs, crève les pneus, pète les phares. Ça nous fera du bien.

Camille se déplaça furtivement au milieu de ces sept hommes en guerre. Elle découvrait des spasmes meurtriers sur le visage de Soliman, un masque féroce sur celui du Veilleux.

Il n'y eut plus une parole d'échangée pendant les minutes qui suivirent. On regardait Soliman détruire les engins avec fureur et méthode.

Les gendarmes menottèrent les quatre hommes et les fourrèrent dans leurs breaks. Adamsberg s'arrangea pour abréger la déposition et différer les formalités du dépôt de plainte. Avant leur départ, il passa la tête par la portière.

– Toi, dit-il au premier type, Soliman te retrouvera. Et toi, ajouta-t-il en se tournant vers le rouquin, c'est moi qui te retrouverai. Je vous suis, dit-il aux gendarmes.


– Depuis quand, demanda Camille après leur départ, pendant que Soliman, collé contre l'épaule du Veilleux, reprenait son souffle, depuis quand est-ce qu'il y a un fusil ici ?

– Tu le regrettes, jeune fille ? demanda le Veilleux.

– Non, dit Camille qui nota que, dans cette turbulence, le Veilleux avait laissé tomber le vouvoiement. Mais on avait dit “pas de fusil”. C'était l'accord. On avait dit « personne tue personne ».

– On tuera personne, dit le Veilleux.

Camille haussa les épaules, sceptique.

– Pourquoi as-tu dit « Melchior » ? demanda-t-elle a Soliman.

– Pour signifier au Veilleux que je n'allais pas m'en sortir seul.

– Tu savais qu'il avait un fusil ?

– Oui.

– Tu en as un aussi ?

– Je t'assure que non. Tu veux fouiller mes affaires ?

– Non.


Au soir, Adamsberg résuma son entrevue avec le préfet de Grenoble. Le Parquet ouvrait une enquête pour homicide. On cherchait un homme, et une bête dressée à tuer. Adamsberg avait donné le signalement d'Auguste Massart. On allait reprendre l'enquête pour le meurtre de Suzanne Rosselin, et dans toutes les communes touchées par le grand loup.

– Pourquoi ne lancent-ils pas un appel à témoin ? demanda Soliman. Une photo de Massart dans les journaux ?

– Illégal, dit Adamsberg. Aucune preuve n'autorise à accuser publiquement Massart.

– J'ai trouvé ses saletés de bougies expiatoires dans une chapelle, à deux kilomètres d'ici. On les prend pour les empreintes ?

– On n'en trouvera pas.

– Bon, dit Soliman, déçu. Si les flics se déploient, repriti-il, à quoi on sert ?

– Tu ne vois pas ?

– Non.

– On sert à y croire. On part ce soir, ajouta-t-il, on ne reste pas là.

– À cause des motards ? Je n'ai pas peur.

– Non. II faut doubler Massart, au moins se rapprocher.

– D'où ? De quoi ? Il s'arrête au hasard.

– Je n'en suis pas si sûr, dit doucement Adamsberg.

Camille leva le regard vers lui. Quand Adamsberg prenait ce ton, c'était plus important que ça en avait l’air. Plus c'était important, et plus il parlait doucement.

– Pas tout à fait au hasard, convint Soliman. Il n'attaque que sur sa route rouge, et là où les moutons sont les plus accessibles. Il choisit ses bergeries.

– Ce n'est pas ce que je voulais dire.

Soliman le regarda sans rien dire.

– Je pense à Suzanne, et à Sernot, expliqua Adamsberg.

– Il a tué Suzanne parce qu'il a eu peur, dit Soliman. Et il a égorgé Sernot parce qu'il l'a surpris.

– Malheur à celui qui croise son chemin, dit le Veilleux, un peu sentencieux.

– Je n'en suis pas si sûr, répéta Adamsberg.

– Où veux-tu aller ? demanda Camille, sourcils froncés.

Adamsberg sortit la carte de sa poche, la déplia.

– Ici, dit-il, à Bourg-en-Bresse. Cent vingt kilomètres vers le nord.

– Mais pourquoi, bon sang ? demanda Soliman en secouant la tête.

– Parce que c'est la seule grosse bourgade qu'il consent à traverser, dit Adamsberg. S'il a un loup et un dogue avec lui, ce n'est pas une mince affaire. Partout ailleurs il évite les bourgs, les villes. S'il passe par Bourg-en-Bresse, c'est qu'il a une bonne raison de le faire.

– Hypothèse, dit Soliman.

– Instinct, rectifia Adamsberg.

– Il est bien passé par Gap, objecta Soliman. Et il ne s'est rien passé, à Gap.

– Non, reconnut Adamsbcrg. Il ne se passera peut-être rien à Bourg. Mais c'est qu'on va. Mieux vaut être deant lui que derrière lui.


À la nuit, après deux heures et demie de route, Camille parqua la bétaillère sur le bas-côté de la nationale 75, à l'entrée de Bourg-en-Bresse.

Elle descendit vers le champ qui les bordait à droite, avec un morceau de pain et un verre de vin que lui avait consenti le Veilleux. Avec la longueur inattendue du roade-mouvie, avait dit le Veilleux, il fallait rationner sur le blanc de Saint-Victor. On devait en garder jusqu'au bout, c'était vital, quitte à n'en avaler qu'une pipette par jour. Mais Camille, parce qu'elle conduisait le camion et que cela lui tirait fort dans les bras et dans le dos, avait droit à une ration du soir supplémentaire, à la fois pour lui relâcher les muscles pour la nuit et les lui revigorer pour le lendemain. Camille n'avait pas songé un instant à refuser la médication du Veilleux.

Elle longea le champ jusqu'à sa lisière boisée, et revint sur ses pas. La sensation diffuse de déséquilibre qui l'avait saisie au sortir de la montagne, cette sensation de menace el d'ouverture, d'appréhension et de liberté, ne la quittait pas. La voix de Lawrence l'avait apaisée, tout à l'heure. L'entendre lui rappelait Saint-Victor, les hauts murs du village perché, les ruelles serrées, les montagnes puissantes, encadrantes, la vue bouchée. Là-bas, tout lui semblait prévu, attendu. Mais ici, tout paraissait confus, et possible. Camille fit la moue, étendit ses bras comme pour faire tomber cette crainte à bas de son corps. C'était la première fois qu'elle redoutait le possible et ce réflexe de défense lut déplaisait. Elle avala le verre du Veilleux d'un coup.

Elle monta se coucher la dernière, vers une heure du matin. Elle se glissa entre Soliman et le Veilleux puis écarta avec précaution la bâche grise, surveillant la respiration d'Adamsberg. Elle posa sans un bruit ses bottes au sol, se déshabilla en silence et s'allongea. Adamsberg ne dormait pas. Il ne bougeait pas, il ne parlait pas, mais elle sentait ses veux grands ouverts. La nuit était moins noire que la veille. Si elle avait tourné le regard, elle aurait distingué son profil. Mais elle ne le tourna pas. C'est dans cette immobilité crispée qu'elle finit par s'endormir.


Elle fut réveillée quelques heures plus tard par la sonnerie du portable. A la lumière qui filtrait sous les bâches des claires-voies, elle estima qu'il devait être moins de six heures du matin. Elle referma les yeux à moitié, vit Adamsberg se lever sans hâte, poser les deux pieds nus sur le sol merdique de la bétaillère, sortir le portable de la poche de sa veste suspendue à la mangeoire. Il murmura quelques mots, raccrocha. Camille attendit qu'il eût enfilé ses habits pour demander ce qui se passait.

– Un nouveau meurtre, murmura-t-il. Bon Dieu. Quel carnage, ce type.

– Qui a appelé ? demanda Camille.

– Les flics de Grenoble.

– Où ça s'est passé ?

– Où on avait dit. Ici, à Bourg.

Adamsberg se coiffa avec les doigts, souleva la bâche et sortit du camion.

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