IV

Lawrence passa le week-end à collecter la presse locale, à guetter les informations, à descendre au café du village, en bas.

– N'y va pas, conseilla Camille. Ils vont t'emmerder.

– Why ? demanda Lawrence, avec cet air de bouder qui lui était coutumier lorsqu'il était inquiet. C'est leurs loups.

– C'est pas leurs loups. C'est les loups des Parisiens, des mascottes qui leur bouffent les troupeaux.

– Suis pas un Parisien.

– Tu t'occupes des loups.

– Je m'occupe des grizzlis. C'est ça, mon boulot, les grizzlis.

– Et Augustus ?

– Différent. Respect dû aux vieillards, honneur aux faibles. Il n'a plus que moi.


Lawrence était peu doué pour parler, préférant se faire comprendre par signes, par sourires ou par moues, comme le font en experts les chasseurs ou les plongeurs condamnés à s'exprimer en silence. Débuter comme achever ses phrases le faisait souffrir, et il n'en livrait le plus souvent que des milieux tronqués, plus ou moins audibles, dans le clair espoir qu'un autre achève cette corvée pour lui. Soit qu'il ait cherché les solitudes glaciaires pour fuir le bavardage des hommes, soit que la fréquentation assidue des étendues arctiques lui ait ôté fe goût de la parole, la fonction décréant l'organe, il parlait tête baissée, protégé par sa frange blonde, et le moins souvent possible.

Camille, qui aimait dépenser des mots avec libéralité, avait eu de la peine à s'habituer à cette communication économe. De la peine en même temps que du soulagement. Elle avait beaucoup trop parlé ces dernières années, et pour rien encore, et elle s'en était écœurée elle-même. Aussi le silence et les sourires du grand Canadien lui offraient-ils une aire de repos inattendue qui la décrassait de ses anciennes habitudes, dont les deux plus emmerdantes avaient été sans conteste de raisonner et de convaincre. Il était impossible pour Camille d'abandonner l'univers si profondément distrayant du verbe, mais au moins avait-elle laissé pour mort tout le formidable appareil cérébral qu'elle avait mis jadis au service de la persuasion des autres. Il achevait de rouiller dans un coin de sa tête, monstre épuisé, désaffecté, perdant par lambeaux les rouages de ses arguments et les éclats de ses métaphores. Aujourd'hui, face à un gars tout en gestes muets, qui suivait sa route sans demander l'avis de personne et qui ne souhaitait à aucun prix qu'on lui commente l'existence, Camille soufflait et s'allégeait l'esprit, comme on vide un grenier d'épaves accumulées.

Elle inscrivit une série de notes sur une portée.

– Si tu t'en fous, des loups, reprit-elle, pourquoi tu veux descendre ?

Lawrence marchait dans la petite pièce sombre, dont ils avaient abaissé les volets de bois. Les mains dans le dos, il allait d'un angle à un autre, écrasant sous son poids quelques tomettes chancelantes, frôlant de ses cheveux la poutre maîtresse. Ces baraques du Sud n'avaient pas été conçues pour des Canadiens de ce format. De la main gauche, Camille cherchait un rythme sur son clavier.

– Savoir lequel c'est, dit Lawrence. Quel loup.

Camille abandonna le clavier, se tourna vers lui.

Lequel c'est ? Tu penses comme eux ? Qu'il n'y en a qu'un seul ?

– Chassent souvent seuls. Faudrait voir les blessures.

– Où sont les moutons ?

– A la chambre froide, le boucher les a récupérés.

– Il va les vendre ?

Lawrence secoua la tête en souriant.

– Non. « On mange pas les bêtes mortes », il a dit. C'est pour l'expertise.

Camille réfléchit, un doigt sur les lèvres. Elle ne s'était pas encore posé la question de l'identification de l'animal. Elle ne croyait pas à la rumeur d'une bête monstrueuse. C'était des loups, voilà tout. Mais pour Lawrence, bien sûr, ces attaques pouvaient avoir un visage, une gueule, un nom.

– Lequel est-ce ? Tu le sais ?

Lawrence haussa ses lourdes épaules, écarta les mains.

– Les blessures, répéta-t-il.

– Ça dira quoi ?

– Taille. Sexe. Avec beaucoup de chance.

– Tu penses auquel ?

Lawrence se passa les mains sur le visage.

– Au grand Sibellius, lâcha-t-il entre ses dents, comme s'il commettait le péché de délation. S'est fait piquer son territoire. Par Marcus, un jeune crâneur. Doit être mauvais. Pas vu le gars depuis des semaines. Et c'est un dur, Sibellius, un vrai dur. God. Tough guy. A pu se tailler un nouveau territoire.

Camille se leva, passa ses bras autour des épaules de Lawrence.

– Si c'est lui, qu'est-ce que tu peux faire ?

– Le seringuer, le foutre dans la camionnette. L'emmener dans les Abruzzes.

– Les Italiens ?

– Pas pareils. Sont fiers de leurs bêtes.

Camille se haussa pour toucher les lèvres de Lawrence. Lawrence fléchit les genoux, serra ses bras sur sa taille. Pourquoi s'emmerder avec ce foutu loup quand il pouvait rester sa vie entière dans cette pièce avec Camille ?

– Je descends, dit-il.


Au café, les échanges furent assez brutaux avant qu'on accepte enfin de conduire Lawrence à la chambre froide. Le « trappeur », comme on l'appelait ici – car qui traîne la savate dans les forêts canadiennes n'est rien d'autre qu'un trappeur -, faisait maintenant vaguement figure de traître. On ne le disait pas comme ça. On ne s'y risquait pas. Car on sentait qu'on aurait besoin de lui, de sa science, de sa force aussi. Un format pareil n'était pas à négliger dans un si petit village. Surtout un gars qui discutait d'égal à égal avec les grizzlis. Alors les loups, hein, de la blague. Si bien qu'on ne savait plus trop de quel côté ranger le trappeur, s'il fallait lui parler ou pas lui parler. Ce qui à vrai dire ne changeait pas grand-chose, car le trappeur, lui, ne parlait pas.

Avec des gestes tranquilles, sous les regards de Sylvain, le boucher, et de Gerrot, le menuisier, Lawrence manipula les bêtes égorgées, auxquelles manquaient à l'une une patte, à l'autre un haut d'épaule.

– Pas claires, ces empreintes, marmonna-t-il. Ont bougé.

D'un signe de main, il fit comprendre au menuisier qu'il avait besoin d'un mètre. Gerrot le lui posa dans la paume, sans un mot non plus. Lawrence mesura, réfléchit, mesura encore. Puis, il se redressa et, sur un signe, le boucher reporta les animaux dans le frigo, claqua la lourde porte blanche, abaissa la poignée.

– Résultat ? demanda-t-il.

– Même attaquant. Il semble.

– Grosse bête ?

– Beau mâle. Au moins ça.


Au soir, une quinzaine de villageois traînaient encore sur la place, en petits groupes dispersés autour de la fontaine. On hésitait à aller dormir. D'une certaine manière, et sans le dire, on montait déjà la garde. On faisait veillée d'armes, les hommes aimaient ça. Lawrence rejoignit le menuisier Gerrot qui, seul sur un banc de pierre, paraissait rêver en fixant le bout de ses grosses chaussures. A moins qu'il n'ait juste fixé le bout de ses grosses chaussures, sans rêver. Le menuisier était un homme sage, peu guerrier et peu causant, et Lawrence le respectait.

– Demain, commença Gerrot, tu remontes au Massif ?

Lawrence hocha la tête.

– Tu vas repérer les bêtes ?

– Oui, avec les autres. Ont déjà dû s'y mettre.

– Tu connais la bête ? Tu as une idée ?

Lawrence grimaça.

– Peut-être un nouveau.

– Pourquoi ? Qu'est-ce qui te gêne ?

– La taille.

– Grand ?

– Beaucoup trop grand. L'arcade dentaire, très développée.

Gerrot posa ses coudes sur ses genoux, plissa les yeux, regarda le Canadien.

– Alors merde, ce serait vrai ? murmura-t-iï. Ce qu'ils disent ? Que ce serait une bête pas normale ?

– Hors du commun, répondit Lawrence sur le même ton.

– T'as peut-être mal estimé, trappeur. Les mesures, il n'y a rien qui bouge autant.

– Oui. Les dents ont glissé. Dérapé. Ont pu allonger l'empreinte.

– Tu vois.

Un long moment de silence s'écoula entre les deux hommes.

– Mais grand quand même, reprit Lawrence.

– Il risque d'y avoir du sport, dit le menuisier en parcourant la place du regard, les hommes aux poings enfoncés dans les poches.

– Leur dis pas.

– Ils s'en disent assez tout seuls. Qu'est-ce que tu voudrais ?

– L'attraper avant eux.

– Je comprends.

Загрузка...