Robert Silverberg

1.

Muller vivait depuis neuf ans dans le labyrinthe. Maintenant il le connaissait bien. Il savait ses pièges, ses méandres, ses embranchements trompeurs, ses trappes mortelles. Depuis le temps, il avait fini par se familiariser avec cet édifice de la dimension d’une ville, sinon avec la situation qui l’avait conduit à y chercher refuge.

Il continuait néanmoins à se déplacer prudemment. À trois ou quatre occasions déjà, il s’était rendu compte que sa connaissance des lieux, quoique pratique et relativement exacte, était encore incomplète. Plus d’une fois il s’était trouvé au point d’extrême limite, se reculant juste à temps, grâce à un réflexe heureux, pour éviter le jet d’énergie brute barrant soudainement son chemin. Il avait noté ce piège, ainsi qu’une cinquantaine d’autres ; mais dans ses errements à travers le labyrinthe il savait que rien ne pouvait lui certifier qu’il n’en rencontrerait pas un autre jusqu’alors caché et inconnu.

Au-dessus de sa tête, le ciel s’assombrissait, passant du vert luxuriant du crépuscule au noir de la nuit. Muller cessa un instant de contempler les étoiles. Maintenant, cela aussi lui était devenu familier. Sur ce monde désolé, il avait choisi ses propres constellations, fouillant la voûte pour relier entre eux ces points de brillance et dessiner des figures selon son humeur si particulièrement sévère et amère. À présent, elles lui apparaissaient : le Poignard, le Dos, le Sillon, le Singe, le Crapaud. Sur le front du Singe scintillait faiblement une petite étoile qui constituait aussi l’œil gauche du Crapaud. Muller pensait que c’était le soleil de la Terre. Il n’en était pas sûr parce qu’il avait détruit l’étui contenant toutes ses cartes lors de son atterrissage ici ; néanmoins, il avait l’intuition que cette infinitésimale boule de feu devait être Sol. Parfois, Muller se disait que le soleil ne pouvait pas être visible dans le ciel de ce monde situé à quatre-vingt-dix années-lumière de la Terre, et d’autres fois il en était presque convaincu. Derrière le Crapaud, il y avait une constellation que Muller avait nommée la Balance, bien que les deux plateaux ne fussent pas de niveau.

Ici, trois petites lunes papillotaient dans la nuit. L’air était extrêmement léger mais respirable ; depuis longtemps Muller avait cessé de remarquer qu’il contenait trop d’azote et pas assez d’oxygène ni d’acide carbonique. En conséquence, il était obligé d’ouvrir largement la bouche pour respirer, ce qui lui donnait l’air de bâiller sans arrêt, mais il ne s’en souciait guère.

Tenant fermement son revolver, il marchait lentement à travers la cité étrangère en quête de son dîner. Cela aussi faisait partie d’une routine soigneusement établie. Dans un caisson à rayonnements, à un demi-kilomètre de là, il avait stocké des réserves de vivres pour six mois et pourtant, chaque nuit, il partait chasser afin de pouvoir aussitôt remplacer dans sa cache l’équivalent de nourriture qu’il en avait sortie. Pour lui, c’était une manière de tuer le temps et aussi un besoin. Cette réserve constante lui serait vitale si un jour le labyrinthe le blessait ou le paralysait. Son regard perçant scrutait les intersections des galeries qui s’ouvraient devant lui. Il vivait entre ces murs et ces écrans qui recelaient des trappes et des pièges. Il respirait profondément, assurant bien chaque pied sur le sol avant de lever l’autre. Son regard balayait toutes les directions. Le triple clair de lune analysait et disséquait son ombre, la reproduisant en plusieurs images qui dansaient et rampaient autour de lui.

Le détecteur de masse qu’il portait à l’oreille gauche émit un bruit aigu. Muller l’avait programmé pour distinguer trois ordres de poids : les créatures pesant entre dix et vingt kilos, à dentition redoutable, celles entre cinquante et cent kilos et celles pesant plus de cinq cents kilos. Les plus petites avaient la détestable habitude d’attaquer à la gorge, quant aux plus grosses elles écrasaient tout sur leur passage sans y prêter attention. Muller chassait uniquement les animaux de la gamme moyenne et évitait les autres. Le timbre aigu signifiait que le détecteur réagissait justement à la chaleur d’une bête de cette catégorie, la meilleure pour la nourriture.

Il s’accroupit, affermissant son arme dans sa main. Ici, sur Lemnos, les animaux qui vivaient dans le labyrinthe pouvaient être tués sans qu’il fût nécessaire d’employer des stratagèmes : ils se surveillaient et se combattaient entre eux, mais même après toutes ces années pendant lesquelles Muller en avait exterminé quelques-uns, ils n’avaient pas encore compris combien il leur était nuisible. De toute évidence, il y avait plusieurs millions d’années qu’aucune forme vivante douée d’intelligence ne les avait chassés sur cette planète et Muller les traquait de nuit, prenant bien soin de ne pas se montrer. Dans cet exercice, il s’attachait uniquement à choisir un affût sûr et protégé, d’où il pouvait tirer sur sa proie et surveiller dans toutes les directions, pour éviter l’attaque d’une créature plus dangereuse. Avec l’espèce d’éperon qu’il avait fixé au talon de sa botte gauche, il tâta le mur derrière lui, s’assurant qu’il ne s’ouvrirait pas pour l’engloutir. Le mur était solide. Bon. Lentement, il se pencha en arrière jusqu’à ce que son dos touche la pierre froide et polie. Son genou gauche se posa sur le dallage étrangement souple. Il appuya sa bouche contre le barillet de son revolver et soupira faiblement. Il était à l’abri. Il pouvait attendre. Peut-être trois minutes passèrent. Le détecteur de masse continuait à émettre un son plaintif, indiquant que la bête était toujours dans un cercle dont le rayon était d’une centaine de mètres. De temps en temps, le son augmentait légèrement suivant les variations du rayonnement calorifique. Muller n’était pas pressé. Il se tenait sur un des côtés d’une vaste place bordée de cloisons vitreuses incurvées et il serait facile d’atteindre tout ce qui émergerait de ces courbes lumineuses. Cette nuit, Muller chassait dans la zone E du labyrinthe, le cinquième secteur en partant de l’épicentre du réseau et un des plus dangereux. Il était rare qu’il dépassât la zone D, relativement sûre, mais ce soir-là quelque étrange humeur téméraire l’avait poussé vers la zone E. Depuis son arrivée ici, quand il avait dû trouver son chemin dans le labyrinthe, il ne s’était plus jamais risqué en G et H, et n’était allé en F que deux fois. En E, il ne venait pas plus de cinq fois par an.

À sa droite, sur une courbure translucide se réfléchirent des lignes convergentes, dessinant une ombre. Le détecteur de masse grésilla plus fort et atteignit un niveau sonore signifiant que l’animal appartenait à l’espèce la plus lourde dans sa catégorie. La plus petite lune, Atropos, dans sa rotation rapide dans le ciel, déforma le dessin de l’ombre : les lignes cessèrent de converger et se divisèrent en plusieurs longues traînées sombres. Un sanglier, pensa Muller. Un instant plus tard, il aperçut sa proie. La bête avait la taille d’un grand chien, le groin gris, le pelage fauve et l’échine voûtée. C’était laid et spectaculairement carnivore. Pendant ses premières années passées sur cette planète, Muller avait évité de chasser des carnivores, pensant que leur chair ne serait pas bonne. Il avait tué des équivalents locaux des vaches et des moutons terrestres — des onguiculés au caractère pacifique qui se promenaient dans les galeries du labyrinthe, broutant l’herbe là où ils en trouvaient. Ce fut seulement quand il ne supporta plus cette viande trop tendre qu’il décida de s’attaquer à ces créatures armées de crocs et de griffes qui décimaient les troupeaux d’herbivores. À sa grande surprise, il découvrit que leur chair était excellente.

Il vit l’animal déboucher sur l’esplanade. Son groin pointu fouillait et reniflait bruyamment dans tous les sens. D’où il se tenait, Muller pouvait l’entendre, mais la bête ne pouvait pas reconnaître l’odeur humaine.

Prudemment, le carnivore entra sur la place et fit quelques pas sur le sol lisse et brillant. Ses mâchoires proéminentes s’ouvraient et se refermaient avec un bruit sec et grinçant. Muller réduisit l’ouverture d’émission des rayons jusqu’à ce qu’elle ne soit pas plus grande qu’une tête d’épingle et visa soigneusement. Il hésitait entre l’échine et l’arrière-train. Son arme était munie d’un dispositif de visée automatique et pouvait tuer l’animal sans qu’il ait à intervenir, mais il préférait toujours brancher la visée manuelle. En effet, il s’était rendu compte que l’objectif du revolver et le sien étaient différents : l’arme avait comme fonction de tuer alors que lui pensait à sa nourriture. Il était plus facile d’ajuster son tir lui-même que de convaincre l’instrument qu’une blessure dans la bosse tendre et savoureuse le priverait des meilleurs morceaux. Pour le revolver, il s’agissait avant tout d’abattre la bête en touchant l’échine à travers cette bosse, quels que soient les dégâts ; Muller, lui, tenait à agir plus finement.

Il choisit finalement sa cible : un point situé à quinze centimètres devant la bosse, là où la colonne vertébrale rejoignait le crâne. Un coup suffit. L’animal s’écroula lourdement. Muller se dirigea vers sa proie aussi vite qu’il le put, vérifiant soigneusement l’endroit où il posait ses pieds. Rapidement, il enleva les parties qui ne l’intéressaient pas — les membres, la tête et les entrailles — et découpa dans la bosse et l’arrière-train deux gros morceaux de viande sur lesquels il pulvérisa une couche protectrice avant de les charger sur son épaule. Puis il se retourna et chercha du regard l’entrée qui le conduirait à la seule voie possible de retour. Dans moins d’une heure, il serait dans son repaire, au cœur de la zone A du labyrinthe.

Il avait à moitié traversé l’esplanade quand il entendit un bruit étrange.

Il s’arrêta et fit volte-face. Trois créatures rabougries approchaient déjà à petits bonds de la carcasse qu’il venait de laisser, mais le bruit n’avait rien de commun avec le grattement particulier de ces animaux. Était-ce le labyrinthe qui lui préparait quelque surprise démoniaque ? Le son avait été une sorte de grondement sourd résultant de vibrations rauques de moyenne fréquence. Cela avait duré trop longtemps pour être le rugissement d’un des grands animaux. C’était un son que Muller n’avait encore jamais entendu.

Non ! C’était un son qu’il n’avait encore jamais entendu ici. Quelque part, loin dans sa mémoire, ce bruit existait. Il fouilla ses souvenirs. Sans aucun doute, ce son lui était familier. Comme une double explosion s’éteignant lentement dans le lointain… Qui pouvait en être responsable ?

Il repéra sa position. Le son lui avait semblé venir de derrière son épaule droite. Il regarda dans cette direction et vit seulement la triple cascade scintillante des terrasses ambrées qui constituaient l’enceinte secondaire du labyrinthe. Peut-être plus haut ? Il vit le ciel piqueté d’une multitude d’étoiles formant les constellations. Le Singe, le Crapaud, la Balance.

À présent, il reconnaissait le bruit.

Un vaisseau ; un vaisseau spatial se préparant à un atterrissage planétaire et émergeant de la trame temporelle pour passer en propulsion ionique. Les explosions correspondaient à l’allumage des propulseurs et les vibrations venaient des tubes de décélération. Un vaisseau avait survolé la cité. Muller n’avait pas entendu ces bruits depuis neuf ans ; depuis qu’il s’était volontairement exilé ici, sur Lemnos. Ainsi, il avait des visiteurs. Étaient-ce des importuns accidentels ou étaient-ils sur ses traces ? Que lui voulaient-ils ? Soudain, la colère le submergea. Il ne voulait plus d’eux ni de leur monde. Pourquoi venaient-ils l’ennuyer ici ? Il demeurait immobile, comme figé, les jambes raides. En esprit, il calculait le point d’atterrissage possible du vaisseau et, en même temps, il s’inquiétait de ce qui allait se passer. Il était sûr d’une chose : il s’était détaché une fois pour toutes de la Terre et de ses habitants. Il fixa haineusement le minuscule point de lumière qui brillait sur le front du Singe… l’œil du Crapaud… le soleil des hommes…

Ils ne l’atteindraient jamais, décida-t-il.

Ils mourraient dans le labyrinthe et leurs ossements iraient rejoindre les déchets qui jonchaient les galeries extérieures et qui s’étaient amoncelés durant des millions d’années.

Et s’ils réussissaient à pénétrer, comme lui…

Alors, il leur faudrait se battre contre lui. Cela ne leur plairait guère. Muller grimaça un sourire, assura son chargement sur son dos et se concentra à nouveau sur son chemin de retour. Bientôt il fut dans la zone C, à l’abri, et rejoignit son repaire. Là, il déposa le résultat de sa chasse et prépara son dîner. La colère et la douleur battaient dans son crâne. Après neuf années, il n’était plus seul sur ce monde. Ils avaient détruit sa solitude. Une fois de plus, il se sentit trahi. Il ne demandait qu’une seule chose aux hommes : qu’ils le laissent en paix, et ils lui refusaient même cela. Mais s’ils décidaient de le rejoindre dans le labyrinthe, ils le regretteraient. Si…


* * *

La propulsion ionique classique avait été branchée avec quelque retard, juste au moment où le vaisseau spatial allait atteindre les couches externes de l’atmosphère de Lemnos. Charles Boardman n’aimait pas ce genre d’erreurs. Il avait coutume d’exiger le meilleur de lui-même et il attendait des autres qu’ils en fassent autant… Surtout les pilotes.

Refoulant son irritation, il appuya sur un bouton et sur l’écran constitué par une paroi de la cabine apparut la planète qu’ils étaient en train de survoler. L’atmosphère était presque complètement dégagée et aucun nuage ne venait altérer l’image claire et précise, bien que le vaisseau fût encore à cent kilomètres du sol. Au milieu d’une immense plaine s’élevait un enchevêtrement de striures dont les contours se dessinaient parfaitement. Boardman se tourna vers le jeune homme assis à côté de lui :

— Nous y voici, Ned. Le labyrinthe de Lemnos. Et en plein centre, Dick Muller !

Ned Rawlins fit la moue :

— C’est gigantesque ! Plusieurs centaines de kilomètres de diamètre !

— Ce que vous voyez constitue les terrassements extérieurs. Le labyrinthe proprement dit est entouré par une série d’anneaux concentriques, dont la circonférence, externe doit atteindre un millier de kilomètres et qui sont composés de murs en pierre atteignant cinq mètres de haut. Mais…

— Oui, je sais, l’interrompit Rawlins.

Presque immédiatement, son visage s’empourpra. Boardman appréciait justement chez le jeune homme cette innocence charmante et comptait bien l’utiliser. Rawlins se reprit :

— Excusez-moi, Charles. Je n’avais pas l’intention de vous interrompre.

— Cela ne fait rien. Que vouliez-vous me demander ?

— Cette tache sombre à l’intérieur des murs… est-ce la cité proprement dite ?

Boardman acquiesça d’un signe de tête :

— C’est le labyrinthe interne. Vingt, trente kilomètres de diamètre… et Dieu sait combien de millions d’années. C’est là où nous trouverons Muller.

— Si nous pouvons y pénétrer.

Lorsque nous y pénétrerons.

— Oui, oui. Naturellement. Lorsque nous y pénétrerons, corrigea Rawlins, rougissant à nouveau.

Sans perdre son air sérieux, il sourit furtivement :

— Il est impossible que nous ne trouvions pas l’entrée, n’est-ce pas ?

— Muller l’a trouvée, laissa tomber Boardman calmement. Il est dedans.

— Mais il est le premier à avoir réussi. Tous les autres qui avaient tenté d’y pénétrer ont échoué. Je me demandais pourquoi nous…

— Bien peu ont essayé, poursuivit Boardman, et ils n’étaient pas assez bien équipés. Nous réussirons, Ned. Nous réussirons. Il le faut ! Maintenant détendez-vous et profitez des joies de l’atterrissage.

Le vaisseau plongea vers la planète. Boardman, oppressé par la décélération, pensa que la descente était trop rapide. Il détestait les vols et, par-dessus tout, il détestait le moment de l’atterrissage. Mais ce voyage-là, il n’aurait pu l’éviter, même s’il l’avait voulu. Il éteignit l’écran et s’enfonça profondément dans son fauteuil moulé en mousse plastique. Il aperçut Ned Rawlins, tout droit sur son siège, les yeux brillants d’excitation. Comme il était merveilleux d’être jeune, pensa Boardman, incapable de décider si cette remarque était sarcastique ou non. De toute façon, Ned était fort et de bonne constitution et il était moins bête qu’il ne le paraissait en certaines occasions. Un gentil jeune homme aurait-on dit quelques siècles auparavant. Boardman n’arrivait pas à se souvenir d’avoir jamais été pareil. Il avait l’impression d’avoir été toute sa vie un adulte : sérieux, calculateur et bien organisé. Il avait quatre-vingts ans à présent ; il était donc presque à la moitié de sa vie, et pourtant, quand il se regardait honnêtement et sans complaisance, il ne voyait aucun changement majeur intervenu dans sa personnalité depuis qu’il avait atteint la vingtaine. Il avait appris les pratiques, les astuces et les ruses nécessaires à ceux qui étaient chargés de commander d’autres hommes ; il était devenu plus adroit, mais en fait, il n’avait pas qualitativement changé. Le jeune Rawlins, lui, serait entièrement différent dans une soixantaine d’années. Boardman songea avec une certaine tristesse que la mission qu’ils allaient entreprendre constituerait pour Ned l’épreuve décisive qui le débarrasserait à jamais de son innocence.

Le vaisseau commençait les dernières manœuvres précédant l’atterrissage. Boardman ferma les yeux. La pesanteur agissait péniblement sur son corps vieillissant. Plus bas. Plus bas. Encore plus bas. Combien de fois s’était-il déjà posé sur des terres nouvelles et toujours aussi difficilement ? La vie de diplomate ne laissait pas de repos. Noël sur Mars, Pâques sur une des planètes du Centaure, et toujours d’autres fêtes passées sur des mondes lointains et parfois inhospitaliers… Et maintenant, cette mission, la plus complexe de toutes celles qui lui avaient été confiées. L’homme n’avait pas été créé pour traverser ainsi le vide, d’un astre à un autre. J’ai perdu le sens de l’univers, pensa-t-il. On prétend que notre époque offre le plus grand champ à l’existence humaine, mais je crois qu’un homme gagne plus à connaître chaque grain de sable doré d’une seule petite île du Pacifique que de passer sa vie à bourlinguer ainsi, de monde en monde.

Il avait conscience que son visage se déformait de plus en plus au fur et à mesure que le vaisseau pénétrait dans le champ d’attraction de Lemnos. De chaque côté de ses mâchoires pendaient de lourdes bajoues et par endroits, sous sa peau, des bourrelets de graisse qui le faisaient ressembler à un vieux bébé potelé. Pourtant, sans gros efforts, il aurait pu se faire maigrir et acquérir lui aussi, comme la plupart de ses contemporains, une allure svelte et élégante. Maintenant, un homme de cent vingt-cinq ans pouvait avoir l’air d’un adolescent s’il le désirait. Mais Boardman avait choisi dès le début de sa carrière une autre solution. Son métier consistait à vendre des conseils à des gouvernements et les dirigeants politiques n’écoutaient pas les adultes qui ressemblaient à des gamins. Il avait donc choisi délibérément son personnage physique d’homme mûr, ayant atteint la cinquantaine, légèrement alourdi mais en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels. Ce qu’il avait perdu en élégance, il le gagnait en poids et en autorité. Depuis quarante ans, il n’avait pas changé et il espérait que cela durerait encore un bon demi-siècle. Plus tard, quand il aborderait la dernière étape de sa carrière, il laisserait le temps et l’âge agir. Il accepterait les cheveux blancs et les joues creuses de la vieillesse, s’imaginant plutôt comme un Nestor que comme un Ulysse. Pour l’heure, il était plus opportun, professionnellement parlant, de conserver cette apparence légèrement empâtée.

Il était trapu et de petite taille, mais son long torse puissant, ses épaules carrées et ses grands bras, qui auraient mieux convenu à un géant, lui permettaient de dominer n’importe quel groupe assis à une table de conférence. Debout, il se révélait plus petit que la moyenne ; assis, il était impressionnant. Il avait su utiliser au mieux cette caractéristique anatomique et n’avait jamais songé à se transformer. Un homme très grand semble mieux fait pour commander que pour conseiller ; or, Boardman n’avait jamais désiré se mettre en avant ; il préférait un exercice du pouvoir beaucoup plus subtil. Un homme petit qui sait paraître grand assis devant une table peut contrôler des empires, car le destin des mondes est toujours réglé autour d’une table.

Tout en lui exprimait l’autorité : le menton proéminent et volontaire, le nez long et pointu, la bouche à la fois dure et sensuelle, les sourcils bruns et touffus qui barraient son front massif et large. Ses cheveux longs étaient perpétuellement en désordre. Trois bagues brillaient à ses doigts, dont une était un gyroscope en platine et rubis portant des incrustations d’uranium 238. Ses goûts en matière d’habillement étaient sévères et conservateurs. Ses costumes étaient d’une coupe presque médiévale, dans des tissus lourds et riches. Dans d’autres époques, il serait devenu un prince de l’Église ou un homme politique. Il était conscient de son importance. Il savait aussi que cette vie agitée de voyages incessants était le prix de sa réussite. Dans quelques instants il lui faudrait mettre le pied sur une nouvelle planète étrange, où l’air sentirait mauvais, où la pesanteur serait un petit peu trop lourde, et où l’éclat du soleil ne serait pas parfait. Il se renfrogna. Quand allaient-ils atterrir pour de bon ?

Il jeta un coup d’œil sur son jeune compagnon. Vingt-deux, vingt-trois ans, l’image parfaite de la naïveté humaine. Toutefois, Boardman savait que Ned avait assez vécu pour avoir eu le temps d’apprendre plus qu’il n’en avait l’air. Grand, d’une beauté classique qui ne devait rien à la chirurgie esthétique, une belle chevelure soyeuse, de grands yeux bleus, une bouche mobile découvrant des dents saines et blanches, il était le fils d’un théoricien des communications, aujourd’hui décédé, et qui avait été autrefois un des amis les plus intimes de Richard Muller. Boardman comptait sur cette relation pour favoriser la délicate transaction qu’il allait mener.

— Comment allez-vous, Charles ? demanda Rawlins.

— Ça va. Je crois que je survivrai. Nous toucherons bientôt le sol.

— Cet atterrissage semble interminable, vous ne trouvez pas ?

— Encore une minute, dit Boardman.

Les traits du visage du jeune homme semblaient à peine altérés par la pesanteur et la décélération. Seule sa joue gauche était légèrement étirée vers le bas, comme s’il souriait ironiquement d’on ne sait quel ridicule, mais c’était le seul signe visible. Cette grimace semblait incongrue sur ce visage ouvert et innocent.

— Nous y sommes presque, murmura Boardman — et il referma les yeux.

Le vaisseau toucha le sol en douceur ; les propulseurs et les tubes de décélération se turent. Un dernier moment d’hésitation : le vaisseau vacilla très légèrement sur sa base, puis il s’immobilisa pour de bon quand les vérins s’agrippèrent au sol. Après, le silence… Nous y voici, songea Boardman. Maintenant, le labyrinthe. Maintenant, Mr Richard Muller. Qu’est-il devenu après ces neuf années ? Peut-être pire qu’avant ? Peut-être est-il simplement devenu comme tout le monde ? Si c’est le cas, pensa-t-il, que Dieu nous vienne en aide !


* * *

Ned Rawlins n’avait pas encore beaucoup voyagé. Il n’avait été que dans cinq planètes et encore trois d’entre elles faisaient partie du système originel. Pour ses dix ans, son père l’avait emmené sur Mars pour les vacances d’été. Deux ans plus tard, il avait vu Vénus et Mercure, puis comme récompense à ses succès aux examens, à seize ans, il était sorti pour la première fois du système solaire jusqu’à Alpha Centauri IV. Enfin, trois ans plus tard, il avait fait le triste voyage jusqu’au système de Rigel pour aller chercher le corps de son père, après l’accident.

Ned ne se targuait pas d’être un grand voyageur, car il vivait à une époque où l’hyperpropulsion permettait de passer d’un système à un autre sans plus de difficultés que d’aller d’Europe en Australie. Mais il savait que plus tard, quand il serait chargé de missions diplomatiques, il aurait tout le temps de se rattraper. Cependant, à en croire Charles Boardman, l’enthousiasme des voyages diminuait rapidement et parcourir l’univers de bout en bout devenait très vite une habitude comme les autres. Ned Rawlins écoutait avec déférence cet homme qui avait presque quatre fois son âge, et il était assez intelligent pour se douter qu’il y avait bien quelque chose de vrai dans ces propos désabusés.

Et alors ? Peut-être, un jour, moi aussi serai-je blasé, se disait-il, mais, pour l’instant, il venait pour la sixième fois de sa vie d’atterrir sur un monde nouveau et il s’en réjouissait. Le vaisseau s’était posé dans la grande plaine, à quelques centaines de kilomètres au nord-ouest des premiers terrassements du labyrinthe dans lequel vivait Muller. Sur Lemnos, le jour durait trente heures et l’année comptait vingt mois. Dans l’hémisphère où ils se trouvaient, c’était le milieu de la nuit, au début de l’automne ; pas étonnant que l’air fût frais. Rawlins fit quelques pas autour de l’astronef. L’équipe démontait les carapaces des propulseurs qui leur serviraient pour construire le campement. Un peu à l’écart, emmitouflé dans un épais manteau de fourrure, se tenait Charles Boardman, plongé dans une sombre méditation. Ned n’osait pas s’approcher de lui, craignant de le déranger. En fait, l’attitude de Ned envers Boardman était un mélange de respect et de terreur. Il savait pertinemment bien que c’était un vieux requin cynique, mais il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une véritable admiration pour lui. Boardman était réellement un grand homme, Ned en était conscient. Il n’en avait pas rencontré beaucoup ; son propre père, peut-être ; Dick Muller aussi avait été un grand homme, mais Ned n’avait pas plus de douze ans quand cette sombre et horrible histoire qui avait bouleversé la vie de Muller était arrivée. Enfin, avoir connu trois hommes aussi importants, lui qui était encore si jeune, lui apparaissait comme un grand privilège. Il espérait que sa vie serait seulement à moitié aussi remplie et réussie que celle de Boardman. Naturellement, il ne possédait pas sa ruse, et il espérait bien ne jamais l’acquérir, mais il avait d’autres cordes à son arc dont Boardman était entièrement dépourvu : la noblesse de l’âme par exemple. Je peux devenir utile moi aussi, pensa-t-il, et aussitôt il se demanda s’il n’était pas un peu trop naïf.

Il remplit ses poumons de cet air étranger et regarda le ciel parsemé d’étoiles inconnues, recherchant spontanément quelques constellations familières. Un vent glacé balayait la plaine. Ce monde semblait vide, morne et désolé. À l’école, il avait appris quelques notions sur Lemnos : une des anciennes planètes abandonnées depuis mille siècles par une race étrangère et inconnue. Rien ne restait de ce peuple à part quelques ossements fossilisés et quelques débris d’objets façonnés… et le labyrinthe. Ce labyrinthe démoniaque qui défendait une ville morte, à peine dégradée par le temps.

Faute de pouvoir étudier sur place, les archéologues avaient dû avoir recours à l’observation aérienne pour mesurer et essayer de comprendre la cité intérieure. Les douze premières expéditions sur Lemnos n’avaient jamais réussi à trouver un chemin dans le labyrinthe ; chaque homme qui avait tenté d’y pénétrer avait péri, victime d’une des trappes, si diaboliquement cachées dans les zones périphériques. La dernière tentative, tout aussi vaine, avait eu lieu une cinquantaine d’années auparavant. Puis Richard Muller était venu à la recherche d’un endroit où il serait à l’abri des hommes et, d’une manière ou d’une autre, il avait réussi.

Rawlins se demanda s’ils arriveraient à entrer en contact avec Muller. Combien d’hommes avec qui il avait fait le voyage mourraient avant qu’ils trouvent leur route dans cet enchevêtrement ? À son âge, il ne pouvait imaginer la possibilité de sa propre mort, ne considérant que celle des autres. Dans quelques jours, combien parmi les hommes qui s’activaient à monter le camp seraient encore vivants ?

Plongé dans ses pensées, il remarqua avec quelque retard un animal qui venait d’apparaître au sommet d’un monticule sablonneux, à quelque distance de lui.

Rawlins considéra cet être étrange avec curiosité. Cela ressemblait un peu à un gros chat, mais les mâchoires ne se rétractaient pas et découvraient plusieurs rangées de crocs verdâtres. Des raies lumineuses zébraient les flancs décharnés de la bête. Rawlins ne comprenait pas à quoi pouvait bien servir une pareille robe fluorescente à un carnassier, à moins qu’il ne l’utilisât pour appâter ses proies.

L’animal s’approcha à une douzaine de mètres, le regarda sans lui accorder une grande attention, et finalement se détourna pour trottiner en direction du vaisseau. Il y avait dans cette bête un étrange mélange de beauté, de puissance et de menace qui avait quelque chose d’attirant.

À présent, elle s’approchait de Boardman. Celui-ci tenait une arme à la main.

— Non ! hurla Rawlins, surpris par son propre cri. Ne le tuez pas, Charles ! Il veut seulement nous regarder !…

Boardman fit feu.

L’animal fut projeté en l’air et culbuta lourdement sur le sol. Ses membres s’agitèrent convulsivement pendant une seconde avant de retomber, inertes. Outré, Ned se précipita. Il n’y avait aucune nécessité de tuer, pensait-il. Cet animal était venu pour voir, non pour attaquer. C’était ignoble !

— Vous n’auriez pas pu attendre une minute, Charles ? lâcha-t-il, le visage empourpré de colère. Il serait peut-être parti de lui-même. Pourquoi l’avoir…

Boardman se contenta de sourire. Il fit signe à un membre de l’équipage qui pulvérisa une membrane plastique sur la bête inanimée. L’animal, pris comme dans un filet, fut hissé dans le vaisseau et, à la grande stupeur du jeune homme, s’agita faiblement. Boardman s’adressa à Ned d’une voix calme :

— Je l’ai seulement assommé, Ned. Nous allons essayer de faire payer une partie des dépenses de cette expédition par le zoo fédéral. Pensiez-vous que j’étais un tueur aussi impitoyable ?

Tout à coup, Rawlins se sentit tout petit et stupide :

— Eh bien… euh… pas réellement. C’est que…

— Oubliez cela. Non, ne l’oubliez pas. N’oubliez jamais rien. Que cela vous serve de leçon : ne jamais dire de bêtises avant de connaître tous les éléments.

— Mais si j’avais attendu et que vous l’ayez vraiment tué…

— Alors vous auriez appris quelque chose de moche sur moi, aux dépens de la vie de cette bête. Par exemple, vous sauriez que je suis poussé à tuer tout ce qui est étrange et possède des dents pointues et acérées. Au lieu de cela, vous vous êtes contenté de crier. Si j’avais vraiment eu l’intention de tuer cet animal, croyez-vous que cela m’en aurait empêché ? À la rigueur, vous auriez pu me faire dévier mon tir, me laissant face à face avec une bête blessée et désireuse de se venger. Alors, dorénavant, prenez votre temps pour évaluer et réfléchir, Ned. Parfois, il est préférable de ne pas trop vite annoncer la couleur, quitte à laisser faire.

Boardman se tut un instant et fit un clin d’œil à son jeune compagnon :

— Mon petit discours vous dérange-t-il, Ned ? Avez-vous l’impression que je radote ?

— Non, pas du tout, Charles. Je sais que j’ai encore beaucoup à apprendre.

— Et c’est moi qui vous l’apprendrai, Ned, même si je suis un vieux râleur, mauvais et hargneux.

— Charles, je ne…

— Allons, Ned. Je vous prie de m’excuser. C’est idiot de ma part de vous agacer ainsi. Vous aviez raison d’essayer de m’empêcher de tuer cet animal. Ce n’était pas votre faute si vous n’avez pas compris mes intentions. À votre place, j’aurais agi exactement comme vous.

— Vous voulez dire que j’ai bien fait de ne pas réfléchir et de ne pas attendre d’avoir tous les éléments pour crier ? demanda Rawlins, d’un ton ahuri.

— À peu près, oui.

— Mais vous vous contredisez, Charles.

— C’est le privilège de ma profession, répondit Boardman en riant de bon cœur. Prenez une bonne nuit de sommeil, Ned. Demain, nous irons faire un saut au-dessus du labyrinthe afin de l’étudier un peu ; puis nous commencerons à envoyer des hommes à l’intérieur. Je pense que d’ici à une semaine nous pourrons converser avec Muller.

— Croyez-vous qu’il acceptera de coopérer ?

Une ombre passa sur le lourd visage de Boardman :

— Au début, il refusera. Son amertume le poussera à nous cracher au visage. Après tout, c’est nous qui l’avons exilé ainsi. Pourquoi accepterait-il maintenant d’aider la Terre ? Mais il changera d’avis, Ned, parce que, fondamentalement, il est un homme d’honneur… de cette race d’hommes qui restent toujours fidèles à eux-mêmes malgré la maladie, la solitude et l’angoisse. Même la haine ne peut corrompre le sentiment de l’honneur. Vous devriez savoir cela, Ned, parce que vous êtes de la même race vous aussi, comme moi d’ailleurs, mais à ma façon. Un homme d’honneur. Nous agirons sur Muller. Nous le forcerons à sortir de ce labyrinthe diabolique et à venir nous aider.

— J’espère que vous aurez raison, Charles, dit Rawlins, d’un ton légèrement hésitant. Et que va-t-il nous arriver à nous ? Je veux dire, cette confrontation entre lui et nous… considérant le personnage qu’il est, comment il peut influencer les autres…

— Cela sera moche. Très moche.

— Vous l’avez vu, n’est-ce pas, après son histoire ?

— Oui. Plusieurs fois.

Ned se tut un instant avant de reprendre :

— Je n’arrive pas à m’imaginer ce que l’on ressent quand on se trouve devant un homme qui déverse sur vous le trop-plein de tout ce qui est accumulé dans son âme. Muller est ainsi, n’est-ce pas ?

— C’est comme se plonger dans un bain d’acide, dit Boardman sourdement. On peut arriver à s’y habituer, mais ce n’est jamais agréable. Vous avez l’impression que toute votre peau est en feu. Il vous noie sous une fontaine de fange et de boue où apparaissent tous ses monstres, ses fantasmes, ses terreurs, ses bassesses, ses tourments et ses folies.

— Et Muller est un homme d’honneur ?… un homme de bien ?

— Il l’était, oui.

Boardman détourna les yeux et regarda le labyrinthe au loin :

— Dieu merci, il l’était. Mais c’est une bien piètre consolation, vous ne trouvez pas, Ned ? Si l’esprit d’un homme de la qualité de Muller est à ce point infesté d’horreurs, comment croyez-vous que soient celui des êtres ordinaires ? Les cerveaux de tous ces petits hommes mesquins, écrasés sous le poids de leurs défaites perpétuelles ? Qu’ils aient à subir la même malédiction que Dick Muller et ils deviendront des incendies monstrueux consumant les esprits dans un rayon de plusieurs années-lumière.

— Mais il y a neuf ans que Muller mijote dans sa misère, dit Rawlins. Que va-t-il se passer s’il nous est impossible de nous approcher de lui ? Et si cette force qu’il irradie est trop puissante pour que nous puissions la supporter ?

— Nous la supporterons, dit Boardman.

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