7.

Muller était souvent resté seul pendant de longues périodes. Dans la rédaction du contrat de son premier mariage, il avait insisté pour ajouter une clause lui permettant une entière liberté de ses mouvements ; Lorayn avait accepté car elle savait que sa profession pouvait occasionnellement l’emmener dans des mondes où elle n’aurait pas voulu ou pu aller. Pendant les huit années de leur union il avait utilisé ce droit trois fois pour un total de quatre ans.

D’ailleurs, ce n’étaient pas ses absences qui avaient été responsables de l’échec de leur couple. Il avait appris pendant ces périodes d’éloignement qu’il pouvait supporter la solitude et même qu’elle lui était bénéfique dans un certain sens. Stendhal avait écrit : « Nous perfectionnons tout dans la solitude, sauf le caractère. » Muller ne partageait pas tout à fait ce point de vue. Il savait surtout que son caractère était déjà grandement affirmé avant même qu’il n’acceptât ses premières missions. Il avait été volontaire pour ces missions qui l’envoyaient seul sur les planètes vides et dangereuses. Un peu différemment, il s’était volontairement emmuré ici sur Lemnos, mais cet exil lui coûtait plus que les autres. Il le supportait cependant assez bien. Cette faculté d’adaptation à la solitude totale l’étonnait et en même temps l’effrayait quelque peu. Il ne se serait jamais cru capable de se débarrasser aussi facilement de la société et de la compagnie humaine. Il avait bien quelques problèmes d’ordre sexuel, mais ce n’était pas aussi dur qu’il l’avait craint. Quant au reste : le plaisir de la discussion, les changements de décors, la joie de découvrir de nouvelles amitiés, tout cela avait rapidement cessé de lui manquer. Il avait assez de cubes pour se distraire et le labyrinthe était un champ insatiable de découvertes. Surtout, il avait ses souvenirs.

Il avait en mémoire des moments passés sur des centaines de mondes différents. L’homme était parti à l’attaque de l’univers, établissant des colonies humaines sur des milliers d’étoiles. Delta Pavonis VI, par exemple : à vingt années-lumière de la Terre. On lui avait donné un surnom qui lui était bien mal approprié : Loki. Quel étrange ironiste avait choisi un tel mot léger, agile, subtil, fin, alors que les colons de Loki, après être restés cinquante ans isolés de la Terre, avaient voué un culte à l’obésité artificielle obtenue grâce à un dérèglement savant de l’assimilation des glucides. Cela remontait à une dizaine d’années avant sa mission fatale sur Bêta Hydri IV. Il avait été envoyé sur Delta Pavonis VI, ou plutôt sur Loki, en tant qu’expert pour découvrir et éliminer les schismes nés sur une colonie ayant perdu contact avec la planète mère. Il se souvenait d’un monde chaud, habitable seulement sur une étroite bande tempérée. Après avoir traversé des barrières de jungle et des rivières sombres et boueuses sur les rives desquelles étaient tapies des bêtes aux yeux brillants, il était enfin arrivé à la colonie. Là, des bouddhas suintants, pesant quelques centaines de kilos, étaient assis, perdus dans une profonde méditation, devant des huttes à toit de chaume. Muller n’avait encore jamais vu autant de chair au mètre cube. Les Lokites utilisaient même des glucorécepteurs externes pour emmagasiner de la graisse. C’était une adaptation inutile, n’offrant aucun avantage vis-à-vis de l’environnement. Non, ces gens aimaient simplement être énormes. Muller pouvait encore voir devant ses yeux des bras semblables à des cuisses, des cuisses à des piliers et des ventres triomphalement gonflés.

Ils avaient un grand sens de l’hospitalité. Ils avaient offert une femme à l’espion venu de la Terre. Pour Muller, ce fut une leçon à plus d’un titre. Il y avait bien dans le village deux ou trois femmes qui, quoique déjà très grosses, pouvaient être considérées comme maigres selon les normes locales. Pour Muller, elles étaient les seules s’approchant plus ou moins de ses critères personnels. Mais les Lokites ne lui offrirent pas une de ces pauvres carcasses sous-développées, atteignant à peine le quintal, car c’eût été manquer de manières envers un invité que de ne pas lui donner ce qu’il y avait de mieux. Il fut royalement traité. Sa compagne avait été une colossale blonde avec des seins comme des boulets de canon et des fesses qui étaient des continents de chair tremblotante.

Cela avait été, à tous les points de vue, inoubliable.

Il y avait tant d’autres mondes. Il avait été un voyageur infatigable. Il avait laissé à des hommes comme Boardman les subtilités des machinations politiques. Ce n’était pas qu’il en fût incapable, il pouvait se montrer subtil et retors comme un véritable homme d’État quand il le fallait, mais il se considérait plus comme un explorateur que comme un diplomate. Il avait nagé dans des lacs de méthane ; il avait brûlé dans des déserts plus arides que le Sahara ; il avait suivi des colons nomades à travers les plaines pourpres à la recherche de leur cheptel d’arthropodes. Il avait fait naufrage sur des mondes sans atmosphère. Il avait vu les falaises de cuivre brut qui culminaient à quatre-vingt-dix kilomètres, sur Damballa. Il s’était baigné dans le lac gravitationnel des Mordred. Il avait dormi au bord d’un ruisseau multicolore sous un ciel embrasé par trois soleils, et il avait traversé les ponts de cristal de Procyon XIV. Il avait peu de regrets.

Maintenant, blotti au cœur du labyrinthe, il regardait ses écrans et attendait l’arrivée de l’étranger. Dans sa main reposait une arme, petite et froide.


* * *

Le temps passait vite. On approchait déjà de la fin de l’après-midi. Rawlins se demanda s’il n’aurait pas mieux fait d’écouter Boardman et de passer la nuit au camp avant de partir à la recherche de Muller. Trois bonnes heures de sommeil et un bain de relaxation psychique ne lui auraient pas fait de mal. Enfin, puisqu’il avait refusé cette solution, il était obligé de continuer. Tout à coup, ses appareils de détection l’avertirent que Muller n’était pas loin.

Des scrupules moraux et des doutes quant à son courage commencèrent à l’envahir.

Jamais auparavant il n’avait rien fait d’aussi important. Il avait fait ses études, puis, au bureau de Boardman, il avait rempli quelques tâches de routine, avec de temps en temps un problème un peu plus important à traiter. Mais il avait toujours pensé que sa vraie carrière n’avait pas encore commencé ; jusqu’à présent il en était resté au stade des préliminaires. Maintenant, à l’aube de sa vie, il prenait conscience qu’il allait accomplir quelque chose de grave et d’irréversible. Ce n’était pas de l’entraînement. Ses actes à lui, grand benêt blond entêté et ambitieux, pouvaient — et Charles Boardman s’était montré très précis sur ce point — influencer le cours de l’Histoire à venir.

Ping.

Il regarda autour de lui. Ses détecteurs avaient parlé. La silhouette d’un homme se détacha de l’ombre. Muller !

À vingt mètres l’un de l’autre ils se firent face. Rawlins se souvenait de Muller comme d’un géant et il fut surpris de constater qu’ils étaient presque de la même taille, un peu plus de deux mètres. La tenue de Muller, en assez mauvais état, était faite en une sorte de matière brillante et de couleur sombre. À cette heure, la lumière frisante accentuait les reliefs de son visage, tout en pitons et en vallées.

Sa main tenait la boule, grosse comme une pomme, avec laquelle il avait détruit le robot.

La voix de Boardman bourdonna dans l’oreille de Rawlins :

— Approchez-vous de lui. Ayez l’air timide, hésitant et amical. Montrez-lui que vous êtes intéressé. Et n’oubliez pas de garder vos mains de façon qu’il puisse toujours les voir.

Rawlins obéit. Il se demanda à quelle distance il commencerait à ressentir les effets néfastes. Il devait se forcer pour décrocher son regard du petit globe scintillant que Muller tenait dans sa main comme une grenade. Arrivé à une dizaine de mètres de l’homme, les premiers effluves devinrent perceptibles. Oui. Ce devait être cela. Il conclut qu’il serait capable de les supporter s’il n’avançait pas plus.

Muller parla :

— Que me voul…

Les mots sortirent de sa bouche comme un cri rauque et perçant. Il se tut. Ses mâchoires se contractèrent et il semblait faire un effort pour contrôler la contraction de son larynx. Rawlins se mordit la lèvre inférieure. Il sentait battre une de ses paupières sans qu’il pût l’arrêter. Le souffle oppressé de Boardman lui parvenait dans son écouteur.

Muller s’était repris.

— Que me voulez-vous ? demanda-t-il.

Sa voix maintenant était juste et profonde, vibrante de colère contenue.

— Simplement vous parler. C’est vrai, je vous assure. Je ne veux pas vous causer d’ennuis, M. Muller.

— Vous me connaissez ?

— Bien sûr. Tout le monde vous connaît. C’est-à-dire que vous étiez un de mes héros quand j’allais encore à l’école. Nous avons même fait des devoirs sur vous. Des dissertations. On devait…

Ce cri atroce, à nouveau :

— Foutez le camp !

La main qui tenait la boule noire s’éleva. La petite fenêtre carrée le visait. Rawlins se souvint comment l’écran s’était tout à coup obscurci. Il fallait parler vite… vite, comme si de rien n’était.

— Vous savez, Stephen Rawlins était mon père. J’avais dit à mes copains que je vous…

Le bras se détendit :

— Stephen Rawlins ?

— Oui, c’était mon père.

Ned sentait son œil gauche se liquéfier. Au-dessus de ses épaules, une buée de transpiration s’évaporait et se condensait. Maintenant, il recevait de plus en plus fortement les émanations de Muller, comme s’il lui avait fallu quelques minutes pour se mettre sur la bonne longueur d’onde. Là, il ressentait le torrent d’angoisses, de tristesses, de peines et de douleurs. Un déchirement pareil à une vallée paisible tout à coup fendue et désolée, s’ouvrant sur des abîmes atroces et insondables.

— J’étais très jeune quand je vous ai vu, poursuivit-il difficilement. Vous reveniez de… où… cela ?… Euh… de 82 Eridani, je crois. Vous étiez tout hâlé et bronzé. Je devais avoir huit ans et vous m’avez pris dans vos bras et vous m’avez lancé en l’air. Mais vous n’étiez plus habitué à la pesanteur terrestre et vous m’avez lancé trop fort. Je me suis cogné la tête contre le plafond et naturellement je me suis mis à pleurer. Alors vous m’avez donné quelque chose pour que j’arrête, une petite perle qui changeait de couleur…

Les mains de Muller pendaient à présent à ses côtés. La pomme avait disparu. Sa voix était tendue :

— Quel était votre prénom, déjà ? Fred, Ted, Ed ? C’est cela. Oui. Ed. Edward Rawlins.

— Un peu après on a commencé à m’appeler Ned. Vous vous souvenez donc de moi ?

— Un peu, oui. Je me souviens beaucoup mieux de votre père.

Muller se détourna et toussa. Sa main glissa dans sa poche. Puis il releva la tête et le soleil couchant colora ses traits d’un orange soutenu, lui donnant l’air d’une apparition surnaturelle. Il fit un geste rapide avec son doigt :

— Allez-vous-en, Ned. Dites à vos compagnons que je ne veux pas être dérangé. Je suis un homme très malade et je veux être seul.

— Malade ?

— Malade. Oui. D’une mystérieuse pourriture de l’âme. Écoutez-moi, Ned : vous êtes un jeune homme beau et sympathique, et j’aime beaucoup votre père. Je pense ce que je dis. Et donc, vous devez me croire si je vous dis que je ne veux pas que vous tourniez autour de moi. Vous le regretteriez. Ce n’est pas une menace, c’est la vérité, littéralement. Allez-vous-en. Loin de moi.

La voix de Boardman se fit entendre.

— Ne cédez pas. Approchez-vous. Même si cela vous fait souffrir.

Rawlins fit un pas prudent en avant, pensant à la boule enfouie dans la poche de Muller. Le regard de cet homme prouvait qu’il n’était pas rationnel. Il avança d’un mètre. La puissance des émanations semblait doubler.

— Je vous en prie, ne me chassez pas, M. Muller. Je ne vous veux pas de mal. Si mon père avait appris que je vous ai découvert ainsi, tel que vous êtes, et que je n’ai pas essayé de vous aider, il ne me l’aurait jamais pardonné.

— Avait appris ? Ne vous aurait jamais pardonné ? Qu’est-il arrivé à votre père ?

— Il est mort.

— Mort ? Quand ? Où ?

— Il y a quatre ans, sur Rigel XXII. Il était chargé de monter un réseau connectant toutes les planètes du système Rigel. L’amplificateur s’est déréglé et le faisceau a été inversé. Mon père a été tué sur le coup.

— Mon Dieu. Il était encore si jeune !

— Il aurait eu cinquante ans dans un mois. Nous devions aller le rejoindre sans qu’il le sache, pour lui faire une surprise. Au lieu de cela, j’y suis allé seul pour ramener son corps sur Terre.

L’expression de Muller s’adoucit. Une sorte de tristesse emplit son regard et dénoua sa bouche tendue. Comme si la peine de quelqu’un d’autre le lavait un peu de la sienne. Pour combien de temps ?

— Approchez-vous encore, ordonna Boardman.

Un autre pas, et puis un autre, profitant de ce que Muller semblait ne pas le remarquer. Rawlins eut une sensation subite de chaleur. Ce n’était pas physique mais psychologique, comme un embrasement émotionnel rayonnant dans toutes les directions. La terreur le fit trembler. L’héritage de pragmatisme que lui avait légué son père l’avait empêché de croire vraiment à l’histoire qu’on lui avait racontée sur les Hydriens et Muller. Quoi, un sort jeté ? Si cela ne peut être reproduit en laboratoire, ce n’est pas réel. Si cela ne peut être mis en équation, ce n’est pas réel. S’il n’y a pas de circuits, ce n’est pas réel. C’est ainsi que parlait son père. Comment un être humain pouvait-il être transformé fondamentalement au point d’émettre réellement ses propres émotions ? Aucun circuit ne pouvait créer une telle fonction. Et pourtant, Ned Rawlins recevait avec horreur des bribes de cette émission.

— Qu’êtes-vous venus faire sur Lemnos ? demanda Muller.

— Je suis archéologue, mentit-il maladroitement. C’est ma première expédition sur le terrain. Nous essayons de mener un examen approfondi du labyrinthe.

— Il se trouve que quelqu’un habite dans ce labyrinthe. Vous me dérangez.

Rawlins se troubla.

— Dites-lui que vous ne connaissiez pas sa présence, lui souffla Boardman rapidement.

— Nous ne savions pas que quelqu’un habitait ici, répéta le jeune homme. Nous ne pouvions pas deviner que…

— Pourtant vous avez envoyé vos satanés robots, n’est-ce pas ? Alors, quand vous avez vu quelqu’un — quelqu’un qui ne désirait aucune compagnie, vous le saviez sacrément bien — vous…

— Je ne comprends pas, dit Rawlins. Nous avons cru que vous étiez un naufragé. Nous avons seulement voulu vous offrir notre aide.

Comme je mens facilement, songea-t-il.

Muller le regarda de travers :

— Vous ne savez pas pourquoi je suis ici ?

— Je crains que non.

— Cela se peut, d’ailleurs. Vous êtes trop jeune. Mais les autres ? Après m’avoir vu, ils ont dû immédiatement se souvenir. Pourquoi ne vous l’ont-ils pas dit ? Vos robots ont-ils retransmis l’image de mon visage, oui ou non ? Vous saviez qui était à l’intérieur et ils ne vous ont rien dit ?

— Je ne comprends vraiment pas…

— Approchez ! rugit Muller.

Rawlins avança comme dans un cauchemar, sans avoir conscience de bouger ses pieds. Tout à coup, il se trouva face à face avec Muller, touchant presque ce visage massif et durement découpé, ces sourcils sombres et fournis et ces yeux fixes, agrandis par la colère qui brûlait au fond. L’immense main de l’homme enserra le poignet de Rawlins. Celui-ci oscilla, assommé par l’impact, submergé par un désespoir si profond qu’il semblait engloutir tout l’univers. Il essayait de toutes ses forces de ne pas vaciller.

— Maintenant, foutez-moi le camp ! hurla follement Muller. Partez ! Foutez le camp ! Dehors !

Rawlins luttait pour ne pas s’enfuir, mais il resta immobile.

Muller cracha une bordée de jurons et courut lourdement vers un bâtiment bas aux parois vitreuses dont les fenêtres opaques semblaient des yeux aveugles. La porte se referma hermétiquement derrière lui. Rawlins mit plusieurs minutes à retrouver son souffle et son équilibre. La douleur lui martelait les tempes comme si quelqu’un cherchait à lui broyer le crâne.

— Restez où vous êtes, dit Boardman. Laissez-le digérer sa rogne. Tout se passe bien.


* * *

Derrière la porte, Muller se laissa tomber sur le sol. La sueur l’inondait. Il passa ses bras autour du buste et serra si fort que sa poitrine lui fit mal.

Ce n’était pas du tout ainsi qu’il avait prévu de recevoir l’intrus.

Quelques bribes de conversation pour réclamer qu’on le laisse tranquille et, si l’homme refusait, le globe destructeur. Oui, Muller avait ainsi prévu la scène. Mais il avait hésité. Il avait trop parlé et trop écouté. Le fils de Stephen Rawlins ? Une expédition d’archéologie ? Ici ? Le garçon n’avait pas semblé être très affecté par les radiations, sauf de très près. Sa maladie diminuait-elle d’intensité avec les années ?

Muller se força pour reprendre ses esprits et analyser son hostilité. Pourquoi avait-il tellement peur ? Pourquoi se cramponnait-il autant à sa solitude ? Il n’avait rien à craindre des hommes ; eux seuls souffraient à son contact. Il était normal qu’ils s’écartent de lui. Mais lui n’avait aucune raison de se montrer si farouche, ou bien était-ce seulement sa défiance qui le paralysait ou l’endurcissement et la sécheresse causés par neuf années d’isolement ? En était-il arrivé là : à aimer la solitude pour elle-même ?

Était-il devenu un ermite ? Il s’était retiré ici par considération pour ses frères de race, pour ne pas leur infliger le rayonnement de laideur douloureuse qui irradiait de lui. Et ce garçon était venu pour l’aider, plein de candeur et de bonté. Pourquoi s’enfuir ? Pourquoi réagir aussi grossièrement ?

Lentement, Muller se redressa et ouvrit la porte. Il sortit. La nuit tombait vite en hiver ; le ciel noir était transpercé par les trois lunes. Le jeune homme, encore un peu médusé, n’avait pas bougé. La plus grande lune, Clotho, éclairait ses cheveux blonds et bouclés qui semblaient être une touffe rayonnante et dorée au milieu de la place. Son visage aux pommettes fortement accentuées était très pâle. Ses yeux bleus brillaient d’émotion, comme ceux des enfants quand ils ont été battus.

Muller s’avança, ne sachant trop quoi dire ou faire. Il se sentait comme une vieille machine rouillée sortie d’un hangar après de longues années.

— Ned, appela-t-il. Ned, je veux vous dire que je m’excuse. Vous devez me comprendre. Je n’ai plus l’habitude des hommes. Je n’ai plus… l’habitude des… hommes

— Cela ne fait rien, M. Muller. Je peux m’imaginer tout ce que vous avez dû endurer.

— Dick. Appelez-moi Dick.

Muller éleva ses mains comme pour se protéger des maigres rayons lunaires. Il se sentait transi de froid. Sur le mur d’enceinte de la place, des silhouettes de petits animaux sautaient et dansaient. Muller parla calmement :

— J’en suis arrivé à aimer ma solitude. Vous savez, on doit finir par chérir même le cancer qui vous ronge si on se met dans la bonne disposition d’esprit. Écoutez, il faut que vous compreniez quelque chose. Je suis venu ici délibérément. Je n’ai pas fait naufrage. Je me suis choisi l’endroit dans l’univers où j’avais le moins de risques d’être dérangé et je me suis caché dedans. Mais il a fallu que vous débarquiez avec vos robots rusés et alors vous êtes arrivés jusqu’à moi.

— Si vous ne voulez pas de moi, je m’en irai, dit Rawlins.

— Peut-être est-ce préférable pour nous deux. Attendez. Restez un peu. Est-ce très difficile de me supporter d’où vous êtes ?

— Ce n’est pas tout à fait confortable, dit le jeune homme en souriant faiblement. Mais ce n’est pas aussi terrible que… que… je ne sais pas. À cette distance, je me sens seulement un peu déprimé.

— Savez-vous pourquoi ? demanda Muller. D’après ce que vous dites, je crois que vous le savez. N’est-ce pas, Ned ? Vous prétendez seulement ne pas être au courant de ce qui m’est arrivé sur Bêta Hydri IV.

Rawlins rougit :

— Eh bien… euh… je m’en souviens un petit peu, oui. Ils ont agi sur votre esprit ?

— Oui. C’est cela. Ce que vous ressentez, Ned, c’est moi. Mon âme pourrie qui suinte autour de moi. Vous recevez le flux de mon courant nerveux qui filtre par tous les pores de ma peau. C’est charmant, vous ne trouvez pas ? Essayez de vous approcher un petit peu… comme ça.

Rawlins stoppa.

— Vous sentez ? poursuivit Muller. Maintenant, c’est plus fort. Vous recevez une dose plus importante. Souvenez-vous un instant de ce que c’était quand je vous ai tiré près de moi. Ce n’était pas très agréable, n’est-ce pas ? À dix mètres on peut le supporter, mais à un mètre ça devient intolérable. Pouvez-vous imaginer de serrer une femme dans vos bras quand vous puez mentalement comme moi ? On ne peut pas faire l’amour à dix mètres l’un de l’autre. Du moins, moi j’en suis incapable. Asseyons-nous, Ned, voulez-vous ? Nous ne risquons rien ici. J’ai disposé des détecteurs pour m’avertir de l’approche des animaux dangereux et cette zone ne contient pas de pièges.

Il s’accroupit sur le sol composé de dalles en marbre poli d’une couleur blanche laiteuse. Après un instant d’hésitation, Rawlins s’assit souplement dans la position du lotus à une douzaine de mètres de son interlocuteur. À sa grande surprise, le pavement était doux et moelleux.

— Quel âge avez-vous, Ned ? demanda Muller.

— Vingt-trois ans.

— Marié ?

Un sourire timide :

— Non.

— Une amie ?

— Oui… enfin… Non. Nous avions passé un contrat de liaison que nous avons résilié quand j’ai accepté cette mission.

— Ah ! Des filles dans l’expédition ?

— Non. Seulement des cubes érotiques.

— Pas terrible, hein, Ned ?

— Non. Vraiment pas. Nous aurions pu prendre des femmes avec nous, mais…

— Mais quoi ?

— Trop dangereux. Le labyrinthe…

— Combien d’hommes avez-vous perdus jusqu’à présent ? demanda Muller.

— Cinq, je crois. J’aimerais bien savoir quelle sorte de créatures étaient ceux qui ont construit une chose pareille. Il a bien fallu cinq siècles pour mettre au point une telle horreur.

— Plus. À mon avis, cela a constitué la grande réalisation de leur race. Leur chef-d’œuvre, leur monument. Chaque piège devait être l’objet de leur fierté. Le labyrinthe résume l’essence fondamentale de leur philosophie : tuer l’étranger.

— Est-ce une hypothèse que vous suggérez ou avez-vous découvert quelque trace ou quelque vestige de leur culture ?

— Le seul vestige de leur culture est cet enclos qui nous entoure. Mais vous savez, Ned, je suis un expert en psychologie. Sauf en ce qui concerne les hommes. Ce qui me donne ce titre, c’est d’avoir été le seul humain à avoir jamais été dire bonjour à une autre race que la nôtre. Tuer l’étranger, telle est la loi de l’univers. Et si vous ne le tuez pas, au moins faites-le un peu souffrir.

— Nous ne sommes pas ainsi, se défendit Rawlins. Nous n’avons pas une hostilité instinctive pour…

— Pour les morpions.

— Mais, je…

— Si un vaisseau cosmique étranger atterrissait sur une de nos planètes nous le mettrions en quarantaine, nous emprisonnerions les membres de l’équipage et nous les interrogerions quitte à les exterminer. Et cela malgré toutes nos bonnes manières et nos prétendus bons sentiments. Nous affirmons être trop nobles pour haïr des êtres différents de nous, mais c’est uniquement une politesse parce que nous réalisons notre faiblesse. Prenez les Hydriens, par exemple. Une importante fraction de notre gouvernement était pour un projet qui consistait à provoquer une fusion génératrice dans leur couche nuageuse protectrice afin de doter leur système d’un soleil supplémentaire, et cela avant même d’envoyer un émissaire pour les étudier.

— Non ?

— Ce projet a été refusé et un émissaire a été envoyé et les Hydriens l’ont pourri. Moi, en l’occurrence.

Une idée frappa subitement Muller. Il eut l’air épouvanté et demanda :

— Que s’est-il passé entre les Hydriens et nous pendant ces neuf dernières années ? Nous sommes entrés en relations ? La guerre ?

— Rien du tout, dit Rawlins. Nous nous sommes tenus à l’écart.

— Vous me dites la vérité ou nous avons pour de bon détruit ces espèces de bâtards ? Je vous jure que cela ne me ferait pas de peine, et pourtant ce n’était pas leur faute s’ils m’ont fait ça. Leur réaction a été banalement xénophobe. Dites-moi, Ned, leur avons-nous fait la guerre ?

— Non. Je vous le jure.

Muller se détendit. Après un moment de silence, il reprit :

— Très bien. Je ne vais pas vous demander de me donner les dernières nouvelles de la planète mère. Je m’en fiche totalement. Combien de temps comptez-vous rester sur Lemnos ?

— Nous ne savons pas encore. Quelques semaines, je pense. Nous n’avons pas encore réellement commencé l’exploration du labyrinthe. Et il y a aussi les alentours immédiats. Nous voulons vérifier et confronter les travaux des premiers archéologues, et…

— Et vous serez ici pour un bon bout de temps. Les autres vont-ils venir dans le cœur du labyrinthe ?

Rawlins humecta ses lèvres :

— Ils m’ont envoyé devant pour établir des bonnes relations avec vous. Mais nous n’avons encore aucun plan bien arrêté. Tout dépend de vous. Nous ne voulons pas vous imposer notre présence. Donc si vous ne voulez pas que nous travaillions ici…

— Je ne veux pas, le coupa Muller d’un ton tranchant. Rapportez cela à vos amis. Dans cinquante ou soixante ans je serai mort et ils pourront venir fouiller ici. Mais tant que je vivrai, je ne veux pas qu’ils viennent me déranger. Qu’ils s’occupent dans les quatre ou cinq zones extérieures, mais si l’un d’eux met le pied en A, ou B, ou C, je le tue. J’en suis capable, Ned.

— Et moi ? Aurai-je le droit de venir vous voir ?

— Occasionnellement. Je ne peux prévoir mes humeurs. Si vous désirez me parler, approchez-vous et attendez. Si je vous dis d’aller au diable, Ned, alors courez-y. C’est clair ?

Rawlins eut un large sourire ouvert.

— Très clair.

Il se releva prestement. Muller ne voulut pas rester dans une position vulnérable et se leva lui aussi. Sa méfiance n’était pas complètement tombée. Rawlins fit quelques pas vers lui.

— Où allez-vous ? demanda sèchement Muller.

— Je déteste parler d’aussi loin. On est obligé de hurler. Je peux m’approcher un petit peu, non ?

Muller redevint instantanément soupçonneux :

— Qu’est-ce que vous êtes, un masochiste ?

— Non. Je regrette.

— Eh bien, moi, je ne suis pas sadique. Je ne veux pas que vous vous approchiez de moi.

— Je vous assure, Dick, ce n’est pas tellement insupportable.

— Vous mentez. Cela vous révulse et vous dégoûte. Je suis un lépreux, mon garçon, et si la lèpre vous met mal à l’aise, vous n’avez qu’à rester à l’écart. Cela me gêne beaucoup de voir les autres souffrir à cause de moi.

Rawlins s’arrêta :

— D’accord. Comme vous voudrez. Écoutez, Dick, je ne veux pas vous causer des ennuis. Je voudrais vous montrer que j’ai de l’amitié pour vous. Si ce que je fais vous dérange, dites-le-moi, et j’essaierai autre chose. Je ne cherche pas du tout à vous compliquer la vie.

— Vous m’embrouillez, mon garçon. Que me voulez-vous en réalité ?

— Rien.

— Alors, pourquoi ne pas m’avoir laissé seul ?

— Parce que vous êtes un être humain et que vous êtes longtemps resté seul ici. Je suis d’une nature très sociable et j’aime bien donner mon amitié. Cela vous paraît très stupide ?

Muller haussa les épaules :

— Je ne suis pas un très bon ami. Peut-être devriez-vous remballer vos impulsions bien pensantes et repartir d’où vous venez. Vous ne pouvez pas m’aider, Ned. Vous pouvez seulement me faire souffrir en me rappelant ce que je ne puis plus avoir ni connaître.

Se raidissant, Muller regarda au-dessus du jeune homme les silhouettes qui sautillaient sur les murs. Il avait faim et il était temps qu’il parte en chasse pour son dîner.

— Fiston, dit-il brusquement, je crois que ma patience commence à nouveau à être à bout. Il est temps que vous partiez.

— D’accord. Pourrai-je revenir demain ?

— Peut-être. Peut-être.

Le jeune homme sourit ingénument :

— Merci de m’avoir permis de vous parler, Dick. Je reviendrai.


* * *

Sous les mouvants clairs de lunes, Rawlins se dirigea vers la sortie de la zone A. La voix de l’ordinateur le guidait sur le chemin du retour. De temps en temps, dans les endroits faciles, Boardman se branchait sur le réseau de communication.

— Vous avez pris un très bon départ, Ned. C’est déjà formidable qu’il vous ait toléré. Comment vous sentez-vous ?

— Sale, Charles.

— À cause du contact avec Muller ?

— Non. Parce que je fais quelque chose de dégoûtant.

— Arrêtez vos enfantillages, Ned. Si je dois vous insuffler votre assurance morale à chaque fois que…

— Je ferai mon boulot, le coupa Rawlins, mais je ne suis pas obligé de l’aimer.

Il franchit avec précaution un bloc basculant. Si le poids du marcheur ne prenait pas appui exactement à l’endroit précis, il était précipité irrémédiablement dans un gouffre abyssal. Pendant qu’il négociait soigneusement ce passage délicat, un petit animal lui montra une dangereuse dentition, mais ne l’attaqua pas. Rawlins appuya sur un endroit précis du mur qui pivota sur lui-même, découvrant l’entrée vers la zone B. Sur le montant de l’ouverture, il remarqua la cache d’un objectif d’espionnage et lui sourit, au cas où Muller suivrait son retour.

Maintenant il comprenait pourquoi Muller avait choisi de s’exiler ici. Il aurait peut-être fait de même s’il s’était trouvé dans des circonstances identiques. Ou pire. À cause des Hydriens, Muller portait une difformité de l’âme à une époque attachée à la beauté et aux apparences. Manquer d’un membre, d’un œil, ou avoir une infirmité quelconque était considéré comme un crime esthétique : tout pouvait être réparé et la bienséance commandait d’offrir à ses congénères une apparence agréable. Les imperfections et la laideur outrageante étaient éminemment antisociales.

Malheureusement, aucun chirurgien esthétique ne pouvait rien pour Muller. Le seul remède était de couper tous les liens avec la société. Un homme faible aurait choisi le suicide : Muller avait choisi l’exil.

Au souvenir du bref moment de contact direct avec Muller, Rawlins sentait encore des sanglots lui monter dans la gorge. Pendant un instant, il avait été submergé par une émanation incohérente et informe d’émotion brute. Comme si Muller sécrétait et dégageait involontairement et sans l’aide des mots ce qui était enfoui le plus profondément en lui. Ce flot incontrôlable venu du tréfonds de l’âme corrodait et abattait celui qui le recevait.

Ce n’était pas un vrai phénomène de télépathie. Muller ne pouvait pas lire la pensée des autres, ni leur communiquer les siennes. Non. On se trouvait assailli de toutes parts par ce débordement intrinsèquement moral : un torrent de désespoir intime, un fleuve de regrets et de peines, les égouts nauséeux d’une âme malade. Il avait été incapable de le contenir. Pendant un moment qui avait été une éternité, Rawlins avait baigné dans cette fange atroce ; le reste du temps, il avait simplement ressenti un vague sentiment de détresse.

Entraîné dans ce maelström, Rawlins avait mis à jour ses propres démons. Les douleurs de Muller n’étaient pas uniques. Son rôle ingrat consistait seulement à révéler aux hommes les tourments et les punitions que la création leur avait réservés. Rawlins, en un éclair, avait pris conscience des discordes et des troubles qui étaient le sort commun : les chances gâchées, les amours ratées, les paroles trompeuses, les douleurs injustes, les désirs, les envies, les convoitises coupables, la morsure de la faim, les frustrations qui rongent et brûlent la chaîne du temps, la mort des petits insectes en hiver, les larmes des choses. Il avait reçu d’un coup le vieillissement, l’affaiblissement, l’impotence, la fureur, l’abandon, la solitude, l’isolement, la désolation, la rage impuissante et la folie. C’était un hurlement silencieux criant la colère cosmique.

Sommes-nous tous pareils ? se demanda-t-il. Boardman cache-t-il la même boue en lui ? Ou ma mère ? Ou la fille que j’aimais ? Sommes-nous branchés sur une fréquence que nous ne pouvons pas recevoir ? Tant mieux, alors. Le chant qu’elle émet est trop mortellement laid.

Boardman le fit revenir à la réalité :

— Réveillez-vous, Ned. Arrêtez de rêvasser et faites attention où vous posez vos pieds. Vous êtes presque arrivé en zone C.

— Charles, qu’avez-vous ressenti quand vous vous êtes approché de Muller la première fois ?

— Nous discuterons de cela plus tard.

— Vous n’avez pas eu l’impression de découvrir réellement la nature humaine dans toute son horreur ?

— Je vous ai dit que nous en…

— Laissez-moi vous expliquer, Charles. Je ne risque rien là où je suis. Je vais vous dire : j’ai regardé dans l’âme d’un homme et ça m’a secoué. Mais, écoutez-moi bien, Charles, il n’est pas vraiment ainsi. C’est un homme bon. Ce truc qu’il irradie, c’est simplement du bruit. C’est une sorte de bourbier général qui ne nous apprend rien de vrai sur Richard Muller. Nous ne devrions pas prêter attention à ce bruit parce qu’il ne correspond pas à son émetteur. C’est comme si vous braquiez un amplificateur sonore sur les étoiles. Si vous le poussez au maximum de sa puissance, vous entendrez les craquements et les explosions internes. Vous savez, certaines étoiles parmi les plus belles renvoient des bruits terriblement laids, mais ce n’est qu’une réponse de l’amplificateur, cela n’a rien à voir avec la qualité propre de l’étoile. C’est… c’est comme…

— Ned !

— Excusez-moi, Charles.

— Rejoignez le camp. Nous sommes tous d’accord : c’est pourquoi nous avons besoin de lui. Nous avons besoin de vous aussi, alors taisez-vous et faites attention à votre itinéraire. Allez. Tranquillement, maintenant. Doucement. Doucement. Quel est cet animal sur votre gauche ? Dépêchez-vous, Ned ; mais restez calme. C’est cela, mon garçon. Continuez. Doucement. Doucement.

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