Muller passa trois semaines à absorber toutes les connaissances recueillies sur les gigantesques êtres extra-galactiques. Pendant ce laps de temps, il refusa de débarquer sur Terre, ou même que son retour de Lemnos fût annoncé. Il prit ses quartiers dans un bunker lunaire. Il passait ses journées et ses nuits à étudier et à errer comme un automate dans les longs couloirs d’acier éclairés par des torches suintantes. Ils montrèrent plusieurs fois les cubes de vision. Sans arrêt, ils revenaient sur les plus petits détails susceptibles de lui être utiles. Muller écoutait. Il enregistrait. Il parlait très peu.
Comme pendant le voyage de retour, ils se tenaient à l’écart de lui. Des jours entiers se passaient sans qu’il aperçût un être humain. Quand ils venaient l’instruire, ils restaient à dix mètres ou plus de lui.
Il ne se plaignait pas.
La seule exception était Boardman. Il passait le voir trois fois par semaine et se faisait une règle de s’approcher de lui. Cette attitude de Boardman s’obligeant à s’exposer à ses radiations volontairement, alors que ce n’était pas nécessaire, lui paraissait méprisablement condescendante. Muller le lui dit à sa cinquième visite :
— J’aimerais que vous restiez à une certaine distance de moi, Charles. Nous pourrions communiquer par téléphone. Ou alors restez seulement près de la porte.
— Votre proximité ne me gêne pas.
— Moi, si, dit Muller. Il ne vous est jamais venu à l’esprit que je pouvais commencer à trouver l’humanité aussi dégoûtante qu’elle me trouve ? Les relents de vos chairs rosâtres, Charles, ils m’empestent. Pas vous uniquement, tous les autres, tous les hommes. Votre odeur est hideuse et me soulève le cœur. Même vos visages. Ils sont ignobles. Vos pores gras et suintants. Ces bouches s’ouvrant stupidement pour rien. Vos oreilles. Regardez un jour une oreille humaine de près, Charles. Objectivement, avez-vous déjà vu quelque chose de plus laid que cette espèce de petite excroissance rosâtre pleine de coins et de recoins, toute tordue ? Vous m’écœurez tous !
— Je suis triste que vous voyiez les choses ainsi, répondit Boardman d’un ton las.
Son instruction et sa préparation se poursuivaient intensément. En une semaine il en savait déjà assez pour entreprendre son expédition, mais ce n’était pas suffisant, décida l’ordinateur. Muller absorbait les informations avec une impatience de plus en plus vive. Quelque chose de ce qu’il avait été jadis restait en lui et le poussait à désirer ce nouveau combat fascinant. Il partirait. Il servirait de son mieux comme il avait toujours servi. Il honorerait sa mission.
Finalement, le feu vert de départ lui fut donné.
Il partit de la Lune en vol ionique jusqu’à un point en orbite de Mars. Là il fut transféré dans un vaisseau préprogrammé pour l’emmener aux confins de la galaxie. Maintenant il était seul. Pendant ce voyage il n’aurait pas à prendre garde de perturber l’équipage par sa présence. Plusieurs raisons avaient présidé à ce choix ; la plus importante était que cette mission était presque considérée comme un suicide ; l’emploi des ordinateurs ne nécessitant plus de pilotage humain, il eût été criminel de risquer des vies — sauf la sienne, bien entendu. Or, lui était volontaire. De plus Muller avait exigé un vol en solitaire.
Boardman ne s’était pas montré pendant les cinq derniers jours précédant son départ ; mais surtout, il n’avait pas vu Ned Rawlins depuis leur retour de Lemnos. Muller ne regrettait pas l’absence de Boardman, mais parfois il aurait eu le désir de pouvoir passer une heure avec le jeune homme. Ce garçon était porteur d’une promesse. Derrière toutes ses confusions et les illusions propres à l’innocence existaient les germes d’une rare qualité humaine.
De la cabine de son petit vaisseau argenté, il vit les techniciens flotter dans l’espace pour rejoindre leur propre véhicule. Il reçut un dernier message de Boardman. La voix était vibrante d’inspiration ; allez et accomplissez votre devoir pour le bien de l’humanité et cetera et cetera. Muller le remercia poliment pour ces quelques mots d’encouragement.
Puis toutes communications avec le monde extérieur furent coupées.
Un moment plus tard, Muller pénétra dans la trame temporelle.
Les extra-galactiques avaient déjà pris possession de trois systèmes en bordure de la Voie Lactée comprenant chacun deux planètes sur lesquelles s’étaient implantées des colonies humaines. Le vaisseau de Muller était dirigé vers une des étoiles : un astre verdâtre et doré dont les planètes n’avaient été colonisées que quarante années plus tôt. La cinquième planète, sèche comme un bout de ferraille, avait une population de type central-asiatique qui avait tenté d’y reproduire une série de cultures pastorales, favorables à la pratique des coutumes nomades. La sixième, en revanche, semblable à la Terre, présentait une grande diversité de climats et d’environnement. Elle était habitée par une demi-douzaine de sociétés humaines, chacune sur son propre continent. Les relations entre ces différents groupes avaient souvent été délicates et belliqueuses dans le passé. Depuis un an tout cela avait changé, car les deux planètes étaient passées sous le contrôle des surveillants extra-galactiques.
Muller émergea de la trame temporelle à vingt secondes-lumière de la sixième planète. Son vaisseau se plaça automatiquement en orbite d’observation et les détecteurs se mirent en action. Sur ses écrans apparurent des vues de la surface ; un dispositif hautement technique permettait de distinguer les formes construites avant l’invasion des extra-galactiques des récentes extensions. Les premières apparaissaient en violet, tandis que tout ce qui avait été édifié sous les ordres transmis par les ondes radio se dessinait en rouge. Les images agrandies étaient très intéressantes. Le même phénomène se répétait partout, remarqua Muller ; autour de chaque agglomération de pionniers s’étalait à présent un enchevêtrement de rues et d’avenues se coupant à angles droits. Instinctivement, ce réseau de lignes brisées s’imbriquant bizarrement les unes dans les autres lui rappela le labyrinthe de Lemnos, bien que les formes et l’agencement en fussent différents. Mais il reconnaissait ce même défaut de symétrie logique et relativement harmonieuse qui était le propre des œuvres humaines. Indubitablement, cette géométrie appartenait à une autre espèce. Il rejeta de son esprit la possibilité que le labyrinthe ait pu être construit un jour sous la direction des extra-galactiques. Non. Il ne voyait ici qu’une similitude dans l’étrangeté. Chaque espèce est unique.
En orbite à sept mille kilomètres au-dessus de la sixième planète scintillait une capsule de forme ovoïde. La taille était à peu près celle d’un astronef de transport interplanétaire. Une autre, parfaitement identique, gravitait autour de la cinquième planète. Les surveillants.
Pendant plus d’une heure il essaya vainement d’entrer en communication avec une des deux capsules ou avec des planètes. Il manœuvrait ses cadrans et ses commandes dans tous les sens au mépris des réponses irritées de l’ordinateur de bord qui lui conseillait d’abandonner cette idée. Rien. Le silence. Ses circuits étaient bloqués. Il dut se résoudre à choisir une autre tactique de contact.
Il s’approcha de la capsule la plus proche. Il fut très étonné de constater qu’il pouvait conserver le contrôle de son vaisseau. Les missiles destructeurs arrivés à cette proximité d’un surveillant avaient été pris sous commande et déviés de leur route. Pourtant ses instruments de navigation lui obéissaient encore parfaitement. Était-ce un signe favorable ? Était-il déjà épié et le surveillant avait-il été capable d’établir une distinction entre lui et un projectile hostile ? Ou était-il simplement ignoré ?
À une distance d’un million de kilomètres, il régla sa vitesse sur celle du satellite étranger et mit son propre vaisseau en orbite autour de lui. Il entra dans sa capsule d’atterrissage. Puis il partit dans le vide.
Maintenant, l’extra-galactique s’était emparé de lui. Il n’y avait aucun doute. Sa capsule était programmée pour effectuer une rotation rasante autour de l’appareil du surveillant ; or, il découvrit qu’il déviait de son itinéraire prévu. Les déviations ne sont jamais accidentelles. Sa capsule accélérait anormalement par rapport à ses données initiales. Cela signifiait qu’elle avait été saisie et qu’elle était attirée vers quelque chose. Il ne réagit pas. Il se sentait plein d’un calme glacé. Il était neutre, n’attendant rien, préparé à tout. Sa capsule ralentit sensiblement. Maintenant, il voyait de près le satellite luisant. Il approchait.
Métal contre métal, les deux engins se frôlèrent, se touchèrent et finalement se rejoignirent.
Le panneau du sas glissa silencieusement.
Muller flotta et dériva vers la sortie.
Sa capsule reposait sur une vaste plate-forme, dans une immense salle caverneuse de plusieurs centaines de mètres dans les trois dimensions. Équipé de sa tenue, Muller quitta son véhicule. Il brancha ses semelles de gravité car ici, comme il l’avait prévu, la pesanteur était presque nulle. Après un certain temps d’accoutumance rétinienne, il finit par distinguer un faible rougeoiement pourpre au milieu de l’obscurité. Le silence du vide est absolu. Pourtant, ici, régnait un sourd grondement, comme un long et interminable soupir énormément amplifié qui résonnait entre les traverses et les voûtes du satellite. Malgré ses semelles de gravité, il perdait la conscience de son poids. Le plancher roulait sous ses pieds. Un océan rugissait dans son crâne ; de grandes vagues venaient s’écraser sur des côtes déchiquetées ; des masses d’eau gigantesques tourbillonnaient et venaient battre les murailles de son cerveau ; les parois tremblaient sous l’assaut sauvage. Muller se sentit transpercé par un frisson contre lequel sa tenue ne pouvait le protéger… Une force irrésistible l’attirait. Il hésita… il bougea… surpris et soulagé de constater que ses membres obéissaient encore à des impulsions qui n’étaient déjà plus tout à fait les siennes. Il avait la certitude profonde que quelque chose était près de lui, quelque chose qui palpitait, vibrait et soupirait.
Il marcha le long d’un boulevard noyé de ténèbres. Plus loin, il repéra difficilement une sorte de parapet bas qui semblait luire d’une faible phosphorescence rouge. Pressant sa jambe contre la rambarde, il s’enfonça dans l’obscurité, prenant garde de ne pas perdre le contact qui le guidait. À un moment, il glissa et tomba. Son coude vint cogner contre la barre d’appui et il entendit le son métallique se propager et se répercuter dans toute la structure. Longtemps après, des échos estompés lui revenaient encore. Comme dans son labyrinthe, il longea d’interminables corridors, passa des vannes, traversa des compartiments entrelacés, marcha sur des ponts dominant des abîmes sans fond, glissa sur des rampes inclinées débouchant dans d’immenses salles dont les plafonds étaient à peine visibles. Ici, il se déplaçait en toute confiance. La peur n’existait plus. Il distinguait à peine où il posait ses pieds. Il n’avait aucune vision de la structure totale du satellite. Le propos de toutes ces séparations intérieures lui restait totalement inconnu.
De cette présence géante et cachée arrivaient des vagues silencieuses de plus en plus fortes, une tension s’intensifiant sans cesse. Elle l’empoignait et le secouait démentiellement. Pourtant il continuait. À présent il se trouvait dans une sorte de galerie centrale et, grâce à une faible lueur bleutée, il pouvait discerner une enfilade compliquée de niveaux descendants. Tout en bas, très loin en dessous de l’endroit où il se tenait, il distingua un caisson considérablement volumineux. Quelque chose scintillait dans le caisson, quelque chose d’énorme.
— Me voici, dit-il. Richard Muller. Terrien.
Il agrippa la rambarde et fouilla l’obscurité qui s’ouvrait à ses pieds. Il attendit. Il ne savait quoi au juste. L’immense créature remuait-elle, bougeait-elle ?
Grognait-elle ? Lui parlerait-elle un langage qu’il serait capable de comprendre ? Il n’entendait rien. Mais il ressentait. Il vibrait. Il ressentait avec une acuité terrible. Lentement, subtilement, il prit conscience d’un contact, d’une fusion, d’un engloutissement où il se perdait.
Il sentit son âme s’échapper par tous les pores de sa peau.
Le courant ne se ralentissait pas. Muller choisit de ne pas résister. Il se laissa aller, il offrit, il se débonda et donna librement. De son gouffre sombre le monstre ponctionnait son esprit, ouvrait ses vannes d’énergie neurale, aspirait son être intime, demandait encore et suçait encore.
— Allez-y, dit Muller et l’écho de sa voix dansa autour de lui, carillonnant et se réverbérant. Buvez ! Buvez tout ! Quel goût j’ai ? C’est un peu amer, hein ? Allez, buvez, buvez !
Ses genoux fléchirent et il tomba. Il pressa son front contre le métal froid de la barre d’appui. Maintenant, il lui fallait ouvrir ses derniers réservoirs.
Il se rendit passionnément, en gouttelettes étincelantes. Il abandonna son premier amour et ses premières désillusions, les pluies d’avril, la fièvre et la douleur. L’orgueil et l’espoir, la chaleur et le froid, la douceur et l’amertume. L’odeur de la sueur et le contact des peaux, le tonnerre de la musique et la musique du tonnerre, des cheveux soyeux coulant entre les doigts, des signes tracés sur un sol spongieux. Des étalons s’ébrouant ; des bancs argentés de petits poissons ; les tours de Nouveau-Chicago ; les maisons closes de La Nouvelle-Orléans. La neige. Le lait. Le vin. La faim. Le feu. Le mal. Le sommeil. La tristesse. Les pommes. Les aubes. Les larmes. Les toccatas de Bach. L’huile grésillante. Le rire des vieillards. Le soleil à l’horizon, la lune au-dessus de la mer, la lueur des étoiles, l’odeur des carburants de fusée, des fleurs tropicales poussant sur un versant de glacier. Son père. Sa mère. Jésus. Les matins. La tristesse. La joie. Il donna tout et plus encore. Il attendit une réponse. Mais rien ne vint. Quand il fut totalement vidé, il s’étendit de tout son long, la tête pendant dans le vide, ses yeux agrandis fixant aveuglément l’abîme.
Il était épuisé, asséché, bu.
Quand il fut capable de se relever, il partit. Le sas s’ouvrit pour laisser le passage à sa capsule d’atterrissage et il rejoignit son vaisseau. Bientôt, il entra dans la trame temporelle. Il dormit pendant la plus grande partie du voyage. À proximité d’Antarès, il coupa l’hyperpropulsion, prit les commandes et programma un changement d’itinéraire. Il n’était pas nécessaire de revenir sur Terre. La station de contrôle transmit sa requête, vérifia si le canal était libre et l’autorisa à prendre la route de Lemnos tout de suite. Instantanément, Muller rentra dans la quatrième dimension.
Quand il en émergea autour de Lemnos, il découvrit un vaisseau qui l’attendait en orbite de stationnement. Muller fit mine de l’ignorer, mais l’autre insistait pour entrer en contact avec lui. Il accepta la communication. Il entendit une voix étrangement calme :
— C’est Ned Rawlins qui vous parle. Pourquoi avez-vous modifié votre plan de vol ?
— Quelle importance ? J’ai fini mon boulot.
— Vous n’avez pas remis votre rapport.
— Alors, le voici : je suis allé rendre visite à l’extra-galactique. Tous les deux nous avons bavardé comme deux vieux amis. Puis il m’a autorisé à revenir chez moi. Voilà, j’y suis presque. Je ne sais quels seront les résultats de ma mission sur l’avenir de la race humaine. Fin du rapport.
— Qu’allez-vous faire à présent ?
— Rentrer chez moi, je vous l’ai dit. Ici, je suis chez moi.
— Sur Lemnos ?
— Sur Lemnos.
— Dick, laissez-moi me rendre à votre bord. Accordez-moi dix minutes avec vous… en personne. S’il vous plaît, ne refusez pas.
— Je n’ai pas refusé, répondit Muller.
Bientôt, un petit engin se détacha de l’autre vaisseau, régla sa vitesse sur la sienne et s’approcha pour le rendez-vous. Muller attendit patiemment. Rawlins passa le sas et entra. Il ôta son casque. Ses traits étaient pâles et tirés. Il semblait avoir vieilli. Même ses yeux contenaient à présent une expression que Muller n’y avait jamais vue auparavant. Ils restèrent longtemps face à face, silencieux. Puis Rawlins s’avança et serra fortement le poignet de Muller.
— Je craignais de ne plus jamais vous revoir, Dick, commença-t-il. Je voulais vous dire…
Il s’arrêta brusquement.
— Oui ? demanda Muller.
— Je ne les sens pas, bredouilla Rawlins. Je ne les sens pas !
— Quoi ?
— Vos émanations. Vous ! Regardez, je suis devant vous, tout près. Je ne sens rien. Toute cette puanteur… la douleur… les désespoirs… Disparus ! Évanouis !
— C’est l’être extra-galactique qui a tout absorbé, répondit calmement Muller. Je ne suis pas surpris. Pendant un moment, mon âme m’a quitté. Et tout ne m’a pas été rendu.
— De quoi parlez-vous ?
— Je le sentais m’aspirer jusque dans mes plus profondes réserves. Je savais qu’il était en train de me changer. Pas délibérément. Ce n’était qu’une altération accidentelle. Je suis devenu un dérivé de l’ancien Richard Muller.
— Alors, vous le saviez ? demanda lentement le jeune homme. Avant même que je monte à bord ?
— Vous me le confirmez.
— Et vous voulez toujours retourner dans le labyrinthe ? Pourquoi ?
— Parce que c’est ma maison.
— C’est la Terre votre maison, Dick. Maintenant il n’y a plus aucune raison qui s’oppose à votre retour. Vous êtes guéri !
— Oui, dit Muller. C’est une fin heureuse pour une bien triste histoire. Je conviens à nouveau à l’humanité. Ce doit être ma récompense pour avoir noblement risqué ma vie une seconde fois. Quelle justice merveilleuse ! Mais vous êtes-vous demandé si l’humanité me convient ?
— Ne retournez pas là-bas, Dick. C’est vous, aujourd’hui, qui dites une absurdité. Charles m’envoie vous chercher. Il est tellement fier de vous. Nous tous d’ailleurs. Ce serait une grave erreur de vous enfermer maintenant dans le labyrinthe.
— Retournez à votre bord, Ned, dit Muller.
— Si vous allez dans le labyrinthe, j’y vais avec vous.
— Je vous tuerai si vous faites cela. Je veux être seul, Ned, ne comprenez-vous pas ? J’ai fait mon boulot. Mon dernier. À présent je me retire, débarrassé de mes cauchemars. (Muller se força à sourire :) Ne me suivez pas, Ned. Je vous avais fait confiance et vous m’avez presque trahi, vous aussi. Tout le reste ne compte pas. Quittez mon bord maintenant. Je crois que nous nous sommes dit tout ce que nous avions à nous dire. Adieu, Ned.
— Dick…
— Adieu, Ned. Saluez Charles pour moi… et les autres.
— Ne faites pas cela !
— Là, en dessous, il y a quelque chose que je ne veux pas oublier, reprit Muller. Je ne peux pas l’oublier. J’ai appris la vérité sur les hommes. Je ne veux plus vous voir… aucun de vous ! Laissez-moi tous tranquille ! Maintenant partez !
Ned se revêtit en silence. Il se dirigea vers le sas. Au moment où il allait le franchir, Muller l’appela :
— Dites adieu aux hommes pour moi, Ned. Je suis heureux que ce soit vous que j’aie vu le dernier. Grâce à vous, ce fut un peu plus facile.
Rawlins sortit et disparut.
Un peu plus tard, Muller programma son vaisseau pour qu’il rejoigne automatiquement la station de contrôle la plus proche. Il gagna sa capsule d’atterrissage et se prépara à descendre sur Lemnos. Ce fut un voyage facile et sans histoires. Il se posa parfaitement à deux kilomètres de l’entrée principale. Le soleil était haut et brillant. Muller marcha rapidement vers le labyrinthe.
Il avait fait ce qu’ils lui avaient demandé.
Maintenant, il rentrait chez lui.
— C’est bien de lui, dit Boardman, mais il en sortira.
— Je ne le crois pas, répondit Rawlins. Il semblait le penser sincèrement.
— Vous étiez tout près de lui et vous n’avez rien ressenti ?
— Rien. Il n’émet plus rien.
— Le sait-il ?
— Oui.
— Alors il reviendra, affirma Boardman. Nous le surveillerons et quand il demandera à quitter Lemnos nous irons le chercher. Tôt ou tard, il aura besoin des autres. Il est passé par tant d’épreuves qu’il lui faut tout repenser pour bien réaliser ce qui lui est arrivé. Et il estime que le labyrinthe est l’endroit idéal pour une telle réflexion. Il n’est pas encore en état de se replonger dans une vie normale. Je lui donne deux ou trois ans, quatre au maximum mais il reviendra. Les deux altérations qu’il a subies se sont finalement annulées et il pourra bientôt rejoindre la civilisation.
— Je ne crois pas, dit Rawlins tranquillement. Je ne crois pas qu’elles se soient vraiment annulées, Charles. Elles l’ont changé d’une manière plus subtile. Je pense qu’il n’est plus du tout humain… plus du tout…
Boardman éclata de rire :
— Vous voulez parier ? Je prends à cinq contre un que Muller sortira volontairement de son labyrinthe avant cinq ans.
— Eh bien… euh…
— Donc vous acceptez. Pari tenu.
Rawlins quitta le bureau de Boardman. Il faisait nuit à présent. Il emprunta le pont situé en face de l’immeuble. Dans une heure, il serait en train de dîner avec quelqu’un de chaud et de doux et de tendre. Elle considérait comme un grand honneur d’être la maîtresse du célèbre Ned Rawlins. Elle écoutait bien, le cajolant pour qu’il lui raconte l’histoire de ces hommes capables d’affronter de tels risques ou qu’il lui parle de ses rêves et de tous les combats qui restaient à mener. Elle était aussi une délicieuse compagne de lit.
Il s’arrêta sur le pont et leva la tête pour regarder les étoiles.
Un milliard de petits points lumineux scintillaient dans le ciel. Là-bas était Lemnos, là Bêta Hydri IV, là les mondes occupés par les extra-galactiques et toutes les planètes colonisées par les hommes, et encore, réelles bien qu’invisibles, d’autres galaxies peut-être elles aussi habitées par des créatures intelligentes. Là-bas au milieu d’une vaste plaine s’étendait le labyrinthe, là une forêt d’arbres spongieux de plusieurs centaines de mètres de haut, là des milliers de planètes émaillées de jeunes cités humaines et, quelque part, un caisson étrange gravitant autour d’un monde conquis. Dans le caisson reposait quelque chose d’intolérablement étrange. Sur les milliers de planètes vivaient des hommes apeurés craignant le futur. Sous les arbres spongieux se déplaçaient de gracieuses et silencieuses créatures dotées de plusieurs bras. Dans le labyrinthe était enfermé… un… homme.
Peut-être, d’ici à un an ou deux, irai-je lui rendre visite, songea Rawlins.
Il était encore trop tôt pour prévoir la tournure des événements. Personne ne savait encore comment les extra-galactiques avaient réagi, s’ils réagissaient, à ce qu’ils avaient appris de Richard Muller. Le rôle que joueraient les Hydriens, les efforts des hommes pour se défendre, le retour possible ou non de Muller de son labyrinthe, tout cela restait autant de mystères évolutifs et variables. De penser qu’il vivait toutes ces probabilités excitait le jeune homme et l’angoissait aussi un peu.
Il traversa le pont. Il vit des vaisseaux cosmiques transpercer l’obscurité céleste. Il dut s’arrêter à nouveau tellement l’appel des étoiles résonnait fortement en lui. Tout l’univers l’attirait irrésistiblement, chaque étoile exerçant son attraction propre. Ces petits points scintillants l’étourdissaient. Les grandes routes célestes lui faisaient des signes. Il pensa à l’homme dans son labyrinthe. Et aussi à la fille amoureuse, avec ses yeux d’argent et son corps gracile et passionné qui vibrait sous lui.
Soudain, il devint Dick Muller. Lui aussi avait eu vingt-quatre ans comme lui et avait désiré la galaxie comme royaume. Étiez-vous différent de moi, Dick ? Que ressentiez-vous quand vous regardiez le firmament ? Éprouviez-vous le même élancement ? Là ? Là, oui. Comme moi. Et vous êtes parti, Dick. Et vous avez trouvé. Et vous avez perdu. Et vous avez découvert encore autre chose. Vous souvenez-vous, Dick, de ce que vous pensiez à mon âge ? Ce soir, dans le labyrinthe où courent les vents, à quoi songez-vous ? Vous souvenez-vous de nous ?
Pourquoi nous tournez-vous le dos, Dick ?
Qu’êtes-vous devenu ?
Il se dépêcha vers la fille qui l’attendait. Ils burent du vin et mangèrent gaiement. Ils se sourirent à travers l’éclat de la flamme d’une bougie. Après, elle s’offrit à lui. Plus tard ils allèrent sur la terrasse de l’appartement et contemplèrent la plus grande des cités humaines qui s’étalait sous eux. Des faisceaux de lumière montaient vers l’infini pour rejoindre les autres lumières accrochées là-haut. Il passa son bras autour de la taille de la jeune femme, posa sa main sur son ventre nu et l’attira vers lui.
— Combien de temps restes-tu cette fois-ci ? demanda-t-elle.
— Encore quatre jours.
— Et quand reviendras-tu ?
— Quand ma mission sera terminée.
— Ned, t’arrêteras-tu jamais ? En auras-tu un jour assez de partir sans cesse ? Te choisiras-tu un monde pour y vivre et t’y fixer ?
— Oui, répondit-il vaguement. Je suppose. Plus tard…
— Tu ne le penses pas. Tu te contentes de le dire, mais tu ne le penses pas. Aucun de vous ne se fixe jamais nulle part.
— Nous ne pouvons pas, murmura-t-il. Nous continuons sans arrêt… toujours… Il y a tant d’autres mondes… de nouveaux soleils…
— Vous demandez trop. Vous désirez tout l’univers. Toi aussi, Ned. C’est un péché. Il faut savoir accepter des limites.
— Oui, dit-il. Tu as raison. Je sais que tu as raison.
Ses doigts caressaient sa peau douce comme du satin. Elle frissonna.
— Nous faisons ce que nous devons faire, poursuivit-il. Nous essayons d’apprendre grâce aux erreurs des autres qui nous ont précédés. Nous servons notre cause en espérant être honnêtes avec nous-mêmes. Que faire d’autre ?
— L’homme qui est retourné dans le labyrinthe…
— … Il est heureux, dit Rawlins. Il suit le chemin qu’il s’est choisi.
— Mais comment se peut-il qu’il ?…
— Je ne peux pas l’expliquer.
— Il doit nous haïr horriblement pour tourner le dos ainsi à tout l’univers.
— Il est au delà de la haine. D’une façon ou d’une autre, il est en paix. Quoi qu’il soit devenu.
— Quoi qu’il soit devenu ?
— Oui, dit-il gentiment.
Il sentit la fraîcheur de la nuit et la fit rentrer. Ils étaient assis sur le bord du lit, seulement éclairés par la flamme de la bougie. Il l’embrassa profondément et repensa à Dick Muller. Il se demanda quel labyrinthe l’attendait, lui, au bout de sa route. Il l’enlaça et ils roulèrent ensemble sur le lit. La fille se frottait sensuellement contre lui. Sa peau douce était à présent brûlante. Il la caressa tendrement. Elle ronronnait et haletait.
Quand je vous reverrai, Dick, j’aurai beaucoup de choses à vous dire, pensa-t-il.
Plus tard elle lui demanda :
— Pourquoi est-il retourné s’enfermer dans le labyrinthe, Ned ?
— Pour la même raison qui a fait que tout est arrivé.
— Quelle est-elle ?
— Il aimait les hommes, dit-il.
C’était une épitaphe aussi bonne qu’une autre. Il attira et pressa la fille contre lui. Mais il la quitta avant l’aube.