Muller en était presque arrivé à aimer les Hydriens. Ce dont il se souvenait le plus clairement et le plus agréablement était la grâce avec laquelle ils se déplaçaient. Ils semblaient virtuellement flotter. L’étrangeté de leur aspect physique ne l’avait jamais gêné ; il avait coutume de dire qu’il n’était pas nécessaire de sortir vraiment de la Terre pour découvrir des formes grotesques et caricaturales. Par exemple les girafes, les homards, les anémones de mer, les calmars, les chameaux. Regardez objectivement un chameau et demandez-vous si son anatomie est moins ridicule que celle d’un Hydrien.
Il avait atterri dans une région humide et lugubre de la planète, un peu au nord de l’équateur. C’était un continent amiboïde sur lequel étaient dispersées une douzaine de quasi-cités tentaculaires, chacune s’étendant sur plusieurs milliers de kilomètres carrés.
Muller portait une tenue de survie spécialement étudiée pour cette mission, qui était plus ou moins une mince couche filtrante qui se collait à lui comme une seconde peau. Des milliers de microscopiques plaques dialysantes incorporées lui fournissaient l’air qu’il respirait. Ce n’était pas parfaitement confortable mais il pouvait se déplacer aisément.
Il avait marché pendant une heure à travers une forêt d’arbres géants semblables à d’énormes champignons vénéneux. Les faîtes atteignaient une hauteur de plusieurs centaines de mètres. Peut-être la gravité locale, qui représentait les cinq huitièmes de la pesanteur terrestre, était-elle responsable de ce gigantisme. Les larges troncs ne semblaient pas très durs. Muller supposa qu’une mince couche ligneuse externe, pas plus épaisse qu’un doigt, devait recouvrir un cœur pâteux et pulpeux. Les larges coupelles qui les coiffaient se touchaient presque entre elles et formaient une sorte de voûte végétale continue. Déjà la couche nuageuse qui ceignait la planète ne laissait filtrer qu’une pâle lumière d’un rouge gris perlé qui était à son tour interceptée par les arbres. Ce concours de phénomènes expliquait la presque totale obscurité qui régnait dans la forêt.
Sa plus grande surprise quand il rencontra les Hydriens fut leur taille. À peu près trois mètres de haut. Jamais depuis son enfance il ne s’était senti aussi petit. Ils l’entouraient et il devait tendre son cou pour rencontrer leurs regards. C’était le moment ou jamais de mettre en pratique ses connaissances en herméneutique appliquée. Il parla d’une voix calme, détachant soigneusement chaque mot :
— Mon… nom… est… Richard Muller. Je viens en ami… ami… Je suis envoyé par les habitants de la Sphère Culturelle Terrestre…
Comme il l’avait supposé, ils ne pouvaient pas comprendre ce qu’il disait. Pourtant ils restèrent immobiles. Leur attitude ne lui semblait pas hostile.
Il s’agenouilla et traça le théorème de Pythagore sur le sol humide et mou.
Il releva la tête en souriant :
— Cela est un concept de base de géométrie. Un schéma de pensée universel.
Les narines verticales remuèrent imperceptiblement. Les Hydriens s’inclinèrent légèrement. Ils devaient échanger des regards interrogateurs entre eux, se dit Muller. Cela leur était facile vu la disposition circulaire de leurs yeux tout autour du visage, sans qu’ils aient besoin de tourner la tête.
— Laissez-moi vous montrer d’autres symboles, poursuivit-il.
Il traça un trait sur le sol. Un peu plus loin il en traça deux autres. Et encore plus loin, trois. Puis il posa les signes entre les barres. I + II = III.
— Voilà, dit-il. Nous appelons cela une addition.
Des grappes de membres se balancèrent. Deux de ses auditeurs touchèrent leurs bras. Muller revit en esprit comment ils avaient détruit l’œil qui les espionnait, sans même prendre la peine de l’examiner. Il s’était préparé à rencontrer la même réaction. Au lieu de cela, ils l’écoutaient. Un signe prometteur. Il se releva et montra ses marques sur le sol.
— À vous, dit-il d’une voix forte, tout en souriant largement. Montrez-moi que vous comprenez. Parlez-moi le langage universel des mathématiques.
Rien. Aucune réponse.
Il désigna à nouveau les symboles dessinés sur le sol. Puis il tendit sa main, paume ouverte, au premier Hydrien.
Après un long moment, un des spectateurs s’avança fluidement et posa un de ses pieds sur les marques tracées par Muller. Le petit piédestal en forme de globe glissa légèrement et les signes disparurent. Quand le sol fut bien lisse et aplani, Muller dit :
— Très bien. Maintenant dessinez quelque chose.
L’Hydrien retourna à sa place dans le cercle.
— D’accord, poursuivit Muller uniment. Voici un autre langage universel. J’espère qu’il ne blessera pas vos oreilles.
Il sortit une flûte soprano de son équipement et mit l’embouchure entre ses lèvres. Ce n’était guère commode de souffler à travers la membrane de protection. Il prit néanmoins sa respiration et joua la gamme diatonique. Certains membres s’agitèrent doucement. Ils pouvaient donc entendre, ou du moins ils ressentaient les vibrations. Il passa et joua à nouveau la gamme diatonique. Puis il essaya la gamme chromatique. Ils semblaient réagir un peu plus. Très bon, pensa-t-il. Des mélomanes. Peut-être la série procédant par tons entiers est-elle plus en harmonie avec l’ambiance nuageuse de cette planète. Il monta et descendit encore une fois les deux gammes et, pour faire bonne mesure, il leur joua un fragment d’une pièce de Debussy.
— Cela vous touche-t-il ? demanda Muller.
Ils semblaient conférer entre eux.
Sans aucune explication, ils lui tournèrent subitement le dos et s’éloignèrent.
Il tenta de les suivre. Naturellement, il était incapable de soutenir leur allure, et bientôt il les perdit de vue dans la forêt sombre et mystérieuse. Il persévéra et les retrouva finalement. Tout le groupe s’était arrêté comme s’ils l’attendaient. Quand il fut assez près, ils repartirent. Ainsi, après plusieurs haltes semblables destinées à lui permettre de les rejoindre, ils le conduisirent jusqu’à leur cité.
Il subsistait avec des aliments synthétiques. Les analyses chimiques avaient prouvé qu’il pouvait être dangereux d’essayer les nourritures locales.
Il traça plusieurs fois le théorème de Pythagore. Il dessina une grande variété de procédés arithmétiques. Il joua du Bach et du Schönberg. Il construisit des triangles équilatéraux. Il essaya quelques représentations de géométrie dans l’espace. Il chanta. Il parla en français, en russe, en mandarin, pour leur montrer la diversité des langues humaines. Il étala devant eux une table de fonctions périodiques. Et pourtant, après six mois, il n’en savait toujours pas plus sur le fonctionnement de leur cerveau qu’une heure avant son atterrissage. Ils toléraient sa présence mais ils ne lui parlaient pas. Quand ils communiquaient entre eux, c’était surtout par des petits gestes évanescents ; des mains qui s’effleuraient, des oscillations fugitives des narines. Ils avaient bien un langage parlé, mais si doux, si bas et si peu articulé qu’il ne pouvait distinguer aucun mot ni même une syllabe. Il avait néanmoins enregistré tous les bruits qu’il avait pu entendre.
Parfois ils venaient le voir et le considéraient en silence.
Il lui arrivait aussi de dormir.
Ce n’est que bien plus tard qu’il découvrit ce qui lui avait été fait pendant son sommeil.
Il avait dix-huit ans. Il était nu sous le ciel embrasé de Californie. Il avait l’impression qu’il lui suffisait d’étendre le bras pour pouvoir toucher et cueillir les étoiles.
Être un dieu. Posséder l’univers.
Il se tourna vers elle. Son corps était mince et frais. Elle était étendue de tout son long. Elle s’étira langoureusement. Il caressa ses seins, puis sa main descendit sur le ventre doux et plat. Elle frissonna un peu. « Dick », dit-elle. « Oh ! Dick. » Être un dieu, songea-t-il. Il l’embrassa légèrement puis brutalement. « Attends », demanda-t-elle. « Je ne suis pas prête. » Il attendit en l’excitant tendrement. Ou du moins il fit ce qu’il croyait devoir faire pour la préparer. Bientôt elle commença à gémir en murmurant son nom. « Dick, Dick, Dick. » Combien de mondes un homme pouvait-il visiter en une vie ? Chaque étoile possède une vingtaine de planètes en moyenne ; or il y a environ deux cents milliards d’étoiles dans notre galaxie dont le diamètre est de… Elle s’ouvrait à lui. Il sentit le contact des aiguilles de pin séchées qui craquaient gaiement sous ses genoux et sous ses coudes. Il contemplait ce visage aux yeux baissés qu’il aimait tant. Elle n’était pas la première mais elle était la première qui comptait. Comme étourdi par l’éclat du soleil qui lui brûlait le dos et la tête, il se laissait bercer par les mouvements de la fille. Elle se libérait, puis elle s’arrêtait, comme aux aguets de sa jouissance. Soudain il la sentit se raidir violemment. L’intensité de son plaisir lui fit peur un très court instant, puis il se laissa sombrer en elle.
Être un dieu, ce doit être un peu pareil.
Ils se séparèrent. Il lui montra les étoiles et lui dit leurs noms. La moitié des noms étaient faux et inventés par lui mais elle ne le savait pas. Il lui raconta ses rêves. Plus tard ils firent l’amour une seconde lois et ce fut encore mieux.
Il espérait que la pluie tomberait vers minuit pour qu’ils puissent danser nus sous l’eau ruisselante mais le ciel resta clair. Ils allèrent se baigner. Quand ils revinrent trempés et heureux, il l’accompagna jusque chez elle. Elle avala sa pilule avec un verre de Chartreuse. Elle riait de bonheur. Il lui dit qu’il l’aimait.
Pendant plusieurs années ils échangèrent des cartes de vœux.
La huitième planète d’Alpha Centauri B possédait un noyau central à très faible densité, mais les immenses réserves de gaz en suspension lui conféraient une pesanteur à peu près équivalente à celle de la Terre. C’était le second voyage de noces de Muller, mais il y allait aussi pour le travail. En effet, les colons de la sixième planète menaçaient de déclencher un gigantesque effet de tourbillon qui aspirerait une grande partie de l’atmosphère de la huitième planète, afin de l’utiliser pour leur propre usage.
Muller conféra avec les dirigeants des deux bords. Finalement il parvint à leur faire signer un accord. Les deux parties acceptaient un quota honorable d’échanges de volumes gazeux à un tarif raisonnable et remercièrent Muller pour la petite leçon de politique interplanétaire qu’il leur avait administrée. Après cela, Nola et lui furent invités par le gouvernement de la huitième planète. Ils y vécurent des vacances magnifiques. Nola, au contraire de Lorayn, aimait voyager. Plus tard, elle l’avait accompagné dans plusieurs de ses expéditions.
Protégés par des combinaisons isolantes ils avaient nagé dans un lac de méthane liquide. Ils avaient couru à perdre haleine sur des plages ammoniacales. Nola était aussi grande que lui, très sportive et musclée. Elle avait une opulente chevelure roux sombre et de merveilleux yeux verts. Ils s’étaient aimés dans une chambre confortablement chauffée dont les larges baies s’ouvraient sur une immense mer grise, s’étalant sur des centaines de milliers de kilomètres.
— Pour toujours, lui avait-elle dit.
— Oui. Pour toujours.
Avant la fin de leur séjour ils s’étaient déjà querellés plusieurs fois. Mais ce n’était qu’un jeu ; plus leurs disputes étaient féroces, plus passionnées étaient leurs réconciliations. Cela dura un temps. Plus tard ils ne prirent même plus la peine de s’opposer. Quand leur mariage arriva à échéance, ni l’un ni l’autre ne voulut renouveler le contrat. Après, au fur et à mesure de sa renommée grandissante, il recevait de temps en temps des lettres amicales d’elle. À son retour de Bêta Hydri IV, il essaya de revoir Nola.
Elle saurait l’aider, pensait-il, dans cette période difficile qu’il traversait… Elle au moins ne lui tournerait pas le dos, en souvenir de l’époque où ils s’étaient aimés.
Malheureusement, juste à ce moment-là, elle passait sa septième lune de miel sur Vesta. C’est son cinquième mari qui l’apprit à Muller. Lui avait été le troisième. Il ne l’appela pas. Il commençait à comprendre que plus personne ne pourrait l’aider.
Le chirurgien semblait désolé :
— Je suis navré, M. Muller. Nous ne pouvons rien faire pour vous. Il est inutile que nous vous leurrions avec de faux espoirs. Nous avons étudié votre système neural sans arriver à découvrir le ou les points d’altération. Nous sommes vraiment navrés.
Il avait eu neuf années à sa disposition pour aiguiser sa mémoire. Pendant les premiers temps, quand il craignait encore que son passé ne s’évanouisse définitivement en fumée, il avait rempli plusieurs cubes de ses souvenirs. Plus tard, il remarqua qu’il se rappelait un plus grand nombre de choses de plus en plus nettement. Peut-être était-ce dû à son entraînement. Il pouvait évoquer avec précision des paysages, des sons, des goûts, des visages, des odeurs. Il pouvait reconstituer mot pour mot des conversations entières. Il pouvait récrire le texte de plusieurs traités qu’il avait négociés. Il pouvait citer dans l’ordre tous les rois d’Angleterre depuis Guillaume 1er jusqu’à Guillaume VII. Il se rappelait le nom de chaque femme qu’il avait un jour tenue dans ses bras.
Il devait admettre que si la possibilité lui en était offerte, il reviendrait sur Terre. Tout le reste n’était que prétentions et mensonges. Il était conscient de n’avoir trompé personne, ni Ned Rawlins ni lui-même. Le mépris qu’il professait pour l’humanité était sincère, mais pas son prétendu désir de solitude. Maintenant il attendait fébrilement le retour du jeune homme. Pour tuer le temps, il but de nombreux gobelets de liqueur de la cité ; il partit chasser, tuant nerveusement des animaux qu’il ne pourrait raisonnablement pas consommer en une année entière ; il engagea des dialogues embrouillés avec lui-même ; et surtout il rêva de la Terre.
Rawlins courait à perdre haleine. Il était rouge et congestionné. Muller, se tenant légèrement à l’intérieur de la zone C, le vit traverser à toute vitesse le passage d’entrée.
— Vous ne devriez pas courir ici, dit-il. Même pas dans les zones centrales. Il est impossible d’être absolument sûr que…
Rawlins se laissa tomber à côté d’un tube de calcaire ondulé. Il se tenait douloureusement les côtes et grimaçait pour essayer de retrouver son souffle.
— Donnez-moi à boire, haleta-t-il. Votre liqueur que…
— Qu’y a-t-il ?
— Tout à l’heure.
Muller alla jusqu’à la fontaine proche et remplit une flasque de liqueur. Rawlins ne manifesta aucune crispation quand il s’approcha de lui pour lui tendre le flacon. Il semblait ne pas remarquer du tout les émanations de Muller. Il but avidement. Un mince filet de liquide miroitait sur son menton et coula sur ses vêtements. Il ferma les yeux un instant après avoir vidé le flacon.
— Vous avez l’air complètement effondré, dit Muller. Comme si vous aviez été battu.
— Oui. Exactement.
— Que se passe-t-il ?
— Attendez. Laissez-moi reprendre mon souffle. J’ai couru jusqu’ici depuis la zone F.
— Eh bien, vous avez de la chance d’être encore en vie.
— Peut-être…
— Voulez-vous encore boire ?
— Non, dit Rawlins. Pas maintenant.
Muller, perplexe, l’étudia attentivement. Le changement chez le jeune homme était frappant et saisissant. Même une extrême fatigue ne pouvait être responsable d’un tel état. Le visage empourpré et luisant, les muscles faciaux tirés et tendus. Ses yeux injectés de sang roulaient de tous côtés, cherchant quelque chose qu’ils ne trouvaient pas. Était-il saoul ? Malade ? Drogué ?…
Rawlins ne disait toujours rien.
Après un long moment, Muller voulut briser ce silence lourd et inquiétant :
— J’ai pas mal réfléchi depuis notre dernière conversation. J’en suis venu à me dire que je m’étais conduit comme un vieil idiot. Toute cette misanthropie minable avec laquelle je vous ai cassé les oreilles.
Muller s’agenouilla et essaya d’accrocher le regard fiévreux du jeune homme :
— Écoutez-moi bien, Ned. Je veux tout reprendre de zéro. J’accepte de retourner sur la Terre pour me faire soigner. Même si le traitement est expérimental, je prendrai le risque. Comprenez, le pire qui puisse m’arriver est que cela ne me fasse aucun effet. Alors…
— Il n’y a pas de traitement, dit Rawlins sourdement.
— Pas de… traitement ?…
— Non. Aucun. Rien du tout C’était un mensonge du début à la fin.
— … Oui… Bien sûr…
— Vous l’aviez deviné vous-même, lui rappela Rawlins. Vous ne croyiez pas un mot de ce que je vous disais. Souvenez-vous.
— Un mensonge ?
— Vous ne compreniez pas pourquoi je vous mentais. Vous disiez que je racontais des absurdités. Vous m’accusiez de vous mentir. Vous vous demandiez ce que j’avais à gagner en vous trompant. Je vous mentais, Dick !
— Vous me mentiez ?
— Oui.
— Mais puisque j’ai changé d’avis, dit Muller doucement. J’étais prêt à retourner sur Terre.
— Il n’y a aucun espoir de guérison, insista Rawlins.
Lentement, il se releva et passa sa main dans ses longs cheveux dorés. Il arrangea un peu sa tenue et prit le flacon pour aller le remplir de liqueur à la fontaine. Quand il fut plein, il revint et le tendit à Muller qui but longuement. Rawlins termina ce qui restait dans la flasque. Une petite bête vorace passa à côté d’eux sans les attaquer et continua sa course vers la zone D.
— Voulez-vous m’expliquer un peu toute cette histoire ? dit finalement Muller d’une voix lasse.
— D’abord, nous ne sommes pas des archéologues.
— Continuez.
— Nous sommes venus ici spécialement pour vous. Ce n’est pas du tout fortuitement que nous vous avons trouvé. Nous savions très bien où vous étiez. Depuis neuf ans… depuis votre départ de la Terre, vous avez été suivi à la trace.
— Mais j’avais pris des précautions pour égarer les…
— Elles n’ont servi à rien, le coupa Rawlins. Boardman savait parfaitement où vous alliez et il vous a fait suivre. Il ne vous a laissé en paix que parce qu’il n’avait pas besoin de vous. Mais il savait où vous trouver quand l’occasion se présenterait. Il vous gardait en réserve, pour ainsi dire.
— C’est Charles Boardman qui vous a envoyé me chercher ? demanda Muller.
— Oui. C’est pour cela que nous sommes ici. C’est le but de cette expédition, reprit Rawlins d’une voix blanche. C’est moi qui ai été choisi pour prendre contact avec vous parce que vous aviez connu mon père et que vous étiez susceptible de me croire. Et surtout à cause de mon visage innocent. Sans arrêt, Boardman me dirigeait, me soufflant mes mots et mes gestes. Il me disait même quelles erreurs commettre, quelles gaffes risqueraient de vous émouvoir. Par exemple, c’est lui qui m’a conseillé de rentrer dans la cage. Il pensait que cela nous aiderait à gagner votre confiance.
— Boardman est ici ? Ici, sur Lemnos ?
— Dans la zone F. Nous avons un camp là-bas.
— Charles Boardman ?
— Il est ici, oui. Oui !
Le visage de Muller restait de pierre, mais en dessous bouillait le tumulte de l’agitation :
— Pourquoi a-t-il manigancé tout cela ? Que me veut-il ?
— Vous savez certainement qu’à part nous et les Hydriens il y a une troisième race intelligente dans l’univers ?
— Oui. Ils venaient d’être découverts quand je suis parti pour mon séjour chez les Hydriens. J’étais censé établir avec eux un traité d’alliance défensive contre cette autre race extra-galactique, avant qu’ils entrent en contact avec nous. Malheureusement, cela n’a pas marché. Mais qu’ont-ils à voir avec…
— Que savez-vous au juste de ces êtres extra-galactiques ?
— Très peu, reconnut Muller. Presque rien, sinon ce que je viens de vous dire C’est le jour où j’ai accepté ma mission sur Bêta Hydri IV que j’ai entendu parler d’eux pour la première fois, par Boardman. Il avait refusé de m’en dire plus. D’après lui, ils étaient d’une espèce supérieure. Ce sont des êtres extraordinairement intelligents qui vivent dans un système voisin. Ils connaissent les voyages extra-galactiques et il se peut qu’ils viennent nous rendre visite un jour.
— À présent, nous en savons un peu plus long, dit Rawlins.
— D’abord, dites-moi ce que Boardman me veut ?
— Ce sera plus facile, si je vous raconte tout dans l’ordre.
Rawlins eut un sourire niais. Il était peut-être un peu ivre. Il s’assit, le dos contre le tube de pierre, et étendit ses jambes devant lui :
— En fait, nous ne savons pas encore grand-chose sur ces extra-galactiques. Nous avons envoyé un vaisseau-sonde en hyperpropulsion. Nous l’avons fait sortir de la trame temporelle à quelques milliers d’années-lumière… ou à quelques millions. Je ne connais pas exactement les détails. De toute façon, c’était un astronef-robot muni de toutes sortes de systèmes de détection. Il a atteint une des galaxies à rayons X. Tout cela est gardé secret, mais j’ai entendu dire que c’était ou dans Cygnus A, ou dans Scorpius II. Bref, on a découvert qu’une planète appartenant à une de ces galaxies était habitée par une race très avancée d’êtres étranges.
— Étranges comment ?
— Ils peuvent percevoir toute la gamme spectrale du haut jusqu’en bas, répondit Rawlins. Leur champ visuel de base est sur les hautes fréquences. Ils voient par rayons X. Ils semblent être aussi capables de se servir des ondes radioélectriques pour voir, ou du moins pour recevoir quelques informations sensorielles. Ils peuvent donc tout voir. Cependant, nous avons remarqué qu’ils ne manifestent pas un grand intérêt pour tout ce qui se passe entre l’infrarouge et les ultraviolets. C’est-à-dire notre petit spectre visible à nous.
— Eh, attendez une minute. Des sens radio ? Avez-vous une idée de la longueur des ondes radio-électriques ? Même s’ils ne percevaient des informations que sur une seule longueur d’onde, il leur faudrait des yeux, ou des récepteurs, ou ce que vous voudrez, d’une taille gigantesque. Quelle taille ont-ils d’après vous ?
— Ils pourraient manger un éléphant, répondit Rawlins.
— Une forme de vie intelligente ne peut atteindre une telle démesure.
— Rien ne les limite. C’est une planète géante gazeuse. Tout en océans. Il n’y a presque pas de gravité. Ils flottent. Ils n’ont aucun problème de poids et de pesanteur.
— Et une bande d’hyperbaleines aurait développé une civilisation technologique ? demanda Muller. Vous n’espérez pas me faire croire à…
— Si. C’est la vérité, affirma Rawlins. Je vous l’ai dit. Ce sont des êtres très étranges. Mais ils ne peuvent construire leurs machines eux-mêmes. Ils ont besoin d’esclaves.
— Oh ! laissa tomber Muller calmement.
— Nous commençons seulement à comprendre ce qui se passe là-bas et, je vous l’ai dit, je ne suis pas très bien renseigné. Mais d’après ce que j’ai pu entendre, il semblerait qu’ils se servent d’espèces vivantes inférieures, en les transformant en robots qu’ils contrôlent par radio. Ils ont besoin de tout ce qui peut être mobile et qui a des membres. Ils ont débuté avec certains animaux de leur planète, une sorte de petit dauphin presque intelligent qu’ils utilisent pour les vols spatiaux. Puis ils sont allés sur les planètes voisines — des planètes solides — et ils ont pris à leur service des pseudo-primates qui doivent ressembler à des chimpanzés protohistoriques. Ils ont besoin de doigts. Ce qui compte le plus pour eux, c’est la dextérité manuelle. À l’heure actuelle, leur influence s’étend sur quelque quatre-vingts années-lumière et il apparaît que leur expansion suit une courbe exponentielle.
Muller secoua la tête :
— C’est une absurdité encore plus énorme que celle que vous me serviez à propos de ma guérison. Écoutez, la vitesse des transmissions radio possède une certaine limite, vous êtes d’accord ? Bon. S’ils contrôlent des esclaves, comme vous le dites, qui se trouvent à quatre-vingts années-lumière d’eux, chaque ordre ou commande mettra quatre-vingts années pour atteindre sa destination. Alors, chaque mouvement, chaque contraction d’un muscle…
— Ils peuvent quitter leur planète mère, le coupa Rawlins.
— Mais s’ils sont tellement énormes…
— Justement. Ils se sont servis d’esclaves pour construire des caissons gravitationnels. De plus, ils possèdent à fond les vols extra-galactiques, je vous l’ai dit. Toutes leurs colonies sont dirigées par une sorte de surveillant placé en orbite à quelques milliers de kilomètres au-dessus. Il flotte dans sa station, où ont été recréées les conditions de vie de la planète mère. Il suffit d’un surveillant pour diriger une planète. Je suppose qu’ils doivent avoir des tours de roulement.
Muller ferma les yeux un instant. Il essaya de visualiser ces colossales et inimaginables créatures dans leur expansion vers de lointaines galaxies ; contraignant d’autres créatures plus faibles et moins intelligentes à les servir ; forgeant une civilisation oppressive et technologique grâce au labeur de leurs esclaves ; et flottant dans le vide comme d’incroyables baleines spatiales pour diriger et coordonner leur grandiose et invraisemblable entreprise, alors qu’elles-mêmes étaient incapables d’accomplir le moindre acte physique. Des masses monstrueuses de protoplasme rose et luisant, des sortes d’amas gélatineux nés de la mer, hérissés d’organes de perception fonctionnant sur les deux extrémités du spectre. Communiquant entre elles par des impulsions de rayons X. Envoyant des ordres par ondes radio-électriques. Non, pensa-t-il. Non.
— Bien, dit-il finalement. Et alors ? Ils sont dans une autre galaxie.
— Plus maintenant. Ils ont déjà empiété sur quelques-unes de nos colonies éloignées. Savez-vous ce qu’ils font quand ils en découvrent une ? Ils mettent en orbite une station avec un surveillant à l’intérieur qui prend le contrôle des hommes. Ils trouvent que nous faisons des esclaves parfaits, ce qui n’est guère surprenant. Pour l’instant, ils se sont déjà emparés de six de nos planètes. Ils en avaient une septième, mais nous avons détruit le surveillant. Seulement, ils ont tout de suite trouvé la parade. Ils se contentent de prendre le contrôle de nos missiles et ils nous les renvoient.
— Si vous inventez cela, dit Muller, je vous tue !
— C’est vrai. Je vous le jure !
— Quand cela a-t-il commencé ?
— L’année dernière.
— Et que se passe-t-il ? Est-ce qu’ils avancent de plus en plus dans notre galaxie et nous transforment tous, à tour de rôle, en zombis ?
— Boardman pense que nous avons une possibilité d’empêcher cela.
— Laquelle ?
— Ces monstres ne semblent pas réaliser que nous sommes des êtres intelligents. Nous n’arrivons pas à le leur faire comprendre. Ils communiquent entre eux par un système télépathique, entièrement non verbal. Pourtant, nous avons essayé d’entrer en contact avec eux. Nous les avons submergés de messages sur toutes les longueurs d’ondes, sans qu’aucun indice ne laisse supposer qu’ils nous reçoivent. Boardman pense que si nous arrivons à les persuader que nous… euh… eh bien, que nous avons une âme, ils nous laisseraient peut-être tranquilles. Dieu, seul sait pourquoi. À mon avis, ce doit être une réponse d’ordinateur. Enfin, il croit que ces êtres possèdent une structure morale, quelle qu’elle soit. Ils maîtrisent et dominent n’importe quelle créature leur paraissant utile, mais ils ne toucheraient pas à une espèce qui aurait atteint un niveau certain d’intelligence, même inférieur au leur. Dans ce cas, si nous pouvions leur montrer que nous…
— Ils voient que nous avons des villes, que nous avons des vaisseaux cosmiques. Cela ne prouve-t-il pas notre intelligence ?
— Les castors construisent des barrages, dit Rawlins. Et ce n’est pas pour cela que nous signons des traités avec eux. Nous ne leur payons pas de dommages et intérêts lorsque nous asséchons des marais. Nous savons que, dans un certain sens, les sentiments d’un castor ne comptent pas.
— Ah, oui ? Le savons-nous bien ? Ou n’est-ce pas plutôt nous qui avons décidé arbitrairement que les castors ne comptent pas ? Et toutes ces histoires à propos d’un niveau certain d’intelligence. Quelle est la frontière ? Comment la définissez-vous ? L’intelligence est un spectre continu qui va des protozoaires aux primates. Nous sommes un peu plus évolués que les chimpanzés, je vous l’accorde, mais est-ce bien une différence qualificative ? Est-ce que la principale réussite de l’humanité, qui consiste à enregistrer le savoir pour pouvoir le réutiliser par la suite, est un tel changement, si profond et si important ?
— Je ne veux pas discuter philosophie avec vous, dit Rawlins prudemment. J’essaye de vous expliquer la situation et… en quoi elle peut vous affecter.
— Oui. Dites-moi en quoi elle peut m’affecter.
— Boardman croit que nous arriverons à éloigner ces créatures de notre galaxie si nous leur prouvons que nous sommes plus près d’eux, sur le plan de l’intelligence, que leurs autres esclaves. Il nous faut donc leur montrer que nous avons des émotions, des ambitions, des rêves…
— Un Juif n’a-t-il pas des yeux ? Un Juif n’a-t-il pas des mains, des organes, des proportions, des sens, des émotions, des passions ?… Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ?[1]
— Oui. C’est bien cela.
— Et comment leur ferez-vous parvenir ce long message s’ils ne possèdent pas de langage articulé ?
— Vous ne devinez pas ? demanda Rawlins.
— Non, je… Si ! Mon Dieu, oui ! Je devine, oui !
— Un homme parmi les milliards qui composent l’humanité n’a pas besoin de mots pour communiquer. Il émet ses sentiments les plus profonds. Il émet son âme, réellement, tangiblement. Nous ne savons pas quelle fréquence il utilise, lui non plus ne le sait pas. Mais peut-être eux le sauront-ils.
— Oui. Oui.
— C’est pourquoi Boardman voulait que vous partiez pour une autre mission, pour sauver l’humanité si elle peut encore être sauvée. Que vous alliez chez ces êtres extra-galactiques. Qu’ils reçoivent vos émanations. Qu’ils sachent ce que nous sommes. Différents des animaux.
— Mais alors, pourquoi toutes ces simagrées quant à ma prétendue guérison ?
— Une ruse. Un autre piège. Il fallait que nous vous poussions à sortir du labyrinthe. Une fois que vous auriez été dehors, nous aurions pu vous raconter toute l’histoire et vous demander votre aide.
— Même après avoir reconnu qu’il n’y avait pas de traitement pour moi ?
— Même.
— Qu’est-ce qui vous laisse supposer que je lèverai le petit doigt pour éviter aux hommes de devenir des esclaves ?
— Il n’était pas nécessaire que vous acceptiez, laissa tomber Rawlins.
Maintenant, submergeant tout, arrivait au galop le fleuve boueux charriant la haine, l’angoisse, la peur, la jalousie, les tourments, l’amertume, la dérision, le dégoût, le mépris, le désespoir, le vice, la fureur, la désolation, la véhémence, l’agitation, les rancœurs, la douleur, l’agonie, le tumulte, le feu. La force énorme d’impact plaqua Rawlins contre son appui, l’oppressant et l’étouffant. Muller avait atteint les abîmes de la désolation. Une ruse, une ruse ! Un piège, un piège ! Tout n’était donc que ruses et pièges ! Encore une fois. Il reconnaissait bien là les armes habituelles de Boardman. Muller jura et blasphéma. Il ne prononça que quelques mots ; le reste venait de l’intérieur. Un torrent de rage et de colère se libérant toutes bondes ouvertes et inondant tout sur son passage.
Quand le spasme sauvage fut passé, Muller réussit à maîtriser le tremblement qui s’était emparé de lui. Planté solidement sur ses jambes, il regarda le jeune homme effondré devant lui :
— Boardman voulait me jeter chez ces extra-galactiques que je le veuille ou non ?
— Oui. Il prétend que c’est trop important pour vous laisser la liberté de choisir. Vous n’avez rien à dire. C’est la loi du nombre contre un seul.
— Vous avez participé à cette conspiration. Pourquoi êtes-vous venu me raconter tout cela ? demanda Muller sur un ton étrangement calme.
— J’ai abandonné.
— Naturellement.
— Non. C’est vrai. J’ai renoncé. Oh ! vous avez raison, j’ai participé à cette saloperie. J’obéissais parfaitement à Boardman. Chaque mot que je vous disais était un mensonge, mais je ne connaissais pas la suite — qu’on ne vous laisserait aucun choix. Je n’ai pas pu continuer. Je ne pouvais pas les laisser vous faire une chose pareille. J’ai abandonné et je suis venu vous avouer la vérité.
— Bravo, dit Muller en ricanant. Ce qui me laisse donc deux possibilités. Hein, Ned ? Ou me laisser traîner dehors pour servir une nouvelle fois de pantin à Boardman… ou me tuer dans la minute qui suit et laisser l’humanité aller au diable. N’est-ce pas ?
— Ne parlez pas ainsi, dit Rawlins nerveusement.
— Pourquoi pas ? Ce sont les deux seules vraies possibilités qui me restent. Vous avez été assez bon pour me révéler la situation réelle. Maintenant je peux encore agir et décider pour moi. Vous venez de me lire ma sentence de mort, Ned.
— Non !
— Que puis-je faire d’autre ? Me laisser utiliser encore une fois ?
— Vous pourriez… coopérer avec Boardman. (Rawlins passa sa langue sur ses lèvres sèches :) Je sais que cela a l’air idiot. Mais ne serait-ce que pour montrer quel genre d’homme vous êtes. Oubliez toute votre amertume. Tendez l’autre joue. Boardman n’est pas toute l’humanité. Il y a des milliards d’êtres innocents qui…
— Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font.
— Oui !
— Sur tous ces milliards d’êtres dont vous me parlez, il n’y en a pas un seul qui ne s’enfuirait pas si je m’approchais de lui.
— Et alors ? Ils ne peuvent pas s’en empêcher ! Mais quoi qu’il en soit, ils sont encore vos frères !
— Je suis l’un d’eux. Pourquoi l’ont-ils oublié quand ils m’ont chassé ?
— Vous n’êtes pas rationnel.
— Non. Je ne le suis pas. Et je n’ai pas l’intention de le devenir maintenant. Vous rendez-vous compte quel mauvais ambassadeur des Terriens je ferais si j’acceptais cette mission ? Ce que je refuse entièrement d’ailleurs. Ce serait un sale tour à jouer à l’humanité. Pas rationnel. Je vous remercie de m’avoir averti à temps. J’aurais saboté mon travail. Enfin, enfin, je comprends ce qui se tramait ici. Vous m’avez fourni l’excuse que je me cherchais depuis longtemps. Je connais dans ce labyrinthe plus de mille endroits où la mort est rapide et certainement pas douloureuse. Laissez donc Charles Boardman aller parler lui-même à ces extra-galactiques maudits, moi je…
— Je vous en prie, ne bougez pas, Dick, dit Boardman à quelque trente mètres derrière lui.