– Quel âge avait alors Julián ?

– Huit ou dix ans, j'imagine.

Je soupirai.

– Et quand il a eu l'âge d'entrer dans l'armée, sa mère l'a emmené à Paris. Je crois qu'ils n'ont même pas pris la peine de dire adieu au chapelier. Celui-ci n'a jamais compris que sa famille ait pu l'abandonner.

– Avez-vous entendu Julián mentionner une jeune fille prénommée Penélope ?

– Penélope ? Non, je ne crois pas. Je m'en souviendrais.

– C'était une amie intime, quand il vivait encore à Barcelone.

Je sortis la photographie de Carax et de Penélope Aldaya, et la lui tendis. Je vis son sourire s'éclairer à la vue de Julián Carax adolescent. La malheureuse était rongée par la nostalgie.

– Comme il est jeune, sur cette photo... c'est elle, la dénommée Penélope ?

Je fis un signe affirmatif.

– Elle est charmante. Julián s'arrangeait toujours pour être entouré de jolies femmes.

Dans votre genre, pensai-je.

– Savez-vous s'il avait beaucoup de...

Ce sourire, de nouveau, se moquant de moi.

– … d'amies, de femmes ? Je ne sais pas. A vrai dire, je ne l'ai jamais entendu parler d'une femme quelconque dans sa vie. Un jour, pour le taquiner, je lui ai posé la question. Vous devez savoir qu'il gagnait son pain en jouant du piano dans une maison close.

Je lui ai demandé s'il n'éprouvait pas de tentations, à 222

L’ombre du vent

être ainsi entouré de beautés à la vertu facile. La plaisanterie ne lui a pas plu. Il m'a répondu qu'il n'avait pas le droit d'aimer, qu'il méritait de rester seul.

– Il vous a expliqué pourquoi,

– Julián n'expliquait jamais rien.

– Et pourtant, à la fin, peu avant de revenir à Barcelone en 1936, Julián Carax était sur le point de se marier.

– Ça, c'est ce qu'on a raconté.

– Vous en doutez ?

Elle haussa les épaules, sceptique.

– Je vous l'ai dit, durant toutes les années où nous nous sommes connus, Julián ne m'avait jamais parlé d'aucune femme en particulier, et encore moins d'une avec laquelle il aurait pu se marier. Cette histoire de mariage m'est revenue aux oreilles bien plus tard. Neuval, le dernier éditeur de Carax, a raconté à Cabestany que la fiancée était une femme de vingt ans plus âgée que Julián, une veuve riche et malade. Selon Neuval, cette femme l'avait plus ou moins entretenu pendant une longue période. Les médecins lui donnaient six mois à vivre, tout au plus un an. D'après Neuval, elle voulait épouser Julián pour qu'il devienne son héritier.

– Mais la cérémonie n'a jamais eu lieu.

– Si tant est qu'un tel projet ait jamais existé –

et que cette veuve ait été réelle.

– D'après ce que j'ai compris, Carax s'est vu forcé de se battre en duel, le matin même du jour où il allait se marier. Savez-vous avec qui et pourquoi ?

– Neuval supposait qu'il s'agissait d'une personne liée à la veuve. Un parent éloigné et jaloux qui craignait de voir l'héritage tomber dans les mains d'un aventurier. Neuval publiait surtout des romans-223

Ville d'ombres

feuilletons et je crois que le genre lui était monté à la tête.

– Je vois que vous n'accordez pas beaucoup de crédit à cette histoire.

– C'est vrai. Je n'y ai jamais cru.

– Que pensez-vous qu'il se soit passé, alors ?

Pourquoi Carax est-il revenu à Barcelone ?

Nuria Monfort sourit tristement.

– Ça fait dix-sept ans que je me pose la question.

Elle alluma une cigarette et m'en offrit une. Je fus tenté d'accepter, mais refusai.

– Vous devez bien avoir quelques soupçons, suggérai-je.

– Tout ce que je sais, c'est que durant l'été 1936, alors que la guerre venait juste d'éclater, un employé de la morgue municipale a appelé la maison d'édition pour dire qu'ils avaient reçu le cadavre de Julián Carax trois jours plus tôt. On l'avait trouvé mort dans une ruelle du Raval, les vêtements en loques et une balle dans le cœur. Il avait sur lui un livre, un exemplaire de L'Ombre du Vent, et son passeport. Le tampon indiquait qu'il avait passé la frontière française un mois auparavant. Où avait-il été pendant ce temps, nul ne le sait. La police a contacté son père, mais celui-ci a refusé de prendre le corps en charge, en prétendant qu'il n'avait pas d'enfant. Au bout de deux jours, personne n'étant venu réclamer le cadavre, il a été inhumé dans une fosse commune du cimetière de Montjuïc. Je n'ai pu y déposer des fleurs, car nul n'a su me dire où il était enterré. L’employé de la morgue qui avait gardé le livre trouvé dans la veste de Julián a eu, après coup, l'idée d'appeler les éditions Cabestany. C'est ainsi que j'ai appris ce qui s'était passé. Sans rien y comprendre. S'il y avait, à Barcelone, quelqu'un à qui Julián pouvait faire appel, c'était moi, ou, bien sûr, M. Cabestany. Nous étions 224

L’ombre du vent

ses seuls amis, mais il ne nous avait pas annoncé son retour. Nous n'avons su qu'il était à Barcelone qu'après sa mort...

– Vous avez pu apprendre autre chose, après avoir reçu cette nouvelle ?

– Non. Cela se passait au tout début de la guerre, et Julián n'était pas le seul à avoir disparu sans laisser de traces. Personne ne parle plus de ça, mais il y a beaucoup de tombes anonymes comme celle de Julián. Poser des questions, c'était se cogner à un mur. Avec l'aide de M. Cabestany, déjà très malade, j'ai porté plainte à la police et tiré tous les fils que j'ai pu. Le seul résultat a été la visite d'un jeune inspecteur, un type sinistre et arrogant, qui m'a dit que je ferais mieux d'arrêter de poser des questions et de concentrer mes efforts sur un comportement plus positif, car le pays était en pleine croisade. Ce sont ses paroles. Je me rappelle seulement qu'il se nommait Fumero. Il paraît que c'est devenu un personnage important. On le cite tout le temps dans les journaux.

Peut-être avez-vous entendu parler de lui.

J'avalai ma salive.

– Vaguement.

– Je n'ai plus rien su de Julián jusqu'au jour où un individu s'est mis en contact avec la maison d'édition et s'est dit intéressé par l'acquisition du stock entier des romans de Carax.

– Laín Coubert.

Nuria Monfort acquiesça.

– Avez-vous une idée de l'identité de cet homme ?

– J'ai un soupçon, mais sans être tout à fait sûre.

En mars 1936 – je me souviens de la date, parce que nous préparions alors l'édition de L'Ombre du Vent –

quelqu'un avait appelé les éditions pour demander l'adresse de Julián. Il s'était présenté comme un vieil 225

Ville d'ombres

ami qui voulait lui rendre visite à Paris. Lui faire une surprise. On me l'avait passé, et je lui avais dit que je n'étais pas autorisée à lui communiquer ce renseignement.

– A-t-il dit qui il était ?

– Un certain Jorge.

– Jorge Aldaya ?

– C'est possible. Julián l'avait mentionné à diverses reprises. Je crois qu'ils avaient été camarades de classe au collège San Gabriel et qu'il en parlait parfois comme de son meilleur ami à l'époque.

– Saviez-vous que Jorge Aldaya était le frère de Penélope ?

Nuria Monfort fronça les sourcils, déconcertée.

– Avez-vous donné l'adresse de Julián à Aldaya ? demandai-je.

– Non. Il m'avait fait mauvaise impression.

– Qu'est-ce qu'il a dit ?

– Il s'est moqué de moi, m'a dit qu'il la trouverait par une autre voie et a raccroché.

– Mais vous avez eu de nouveau l'occasion de lui parler, n'est-ce pas ?

Elle confirma, nerveuse.

– Comme je vous le disais, peu de temps après la disparition de Julián, un homme s'est présenté aux éditions Cabestany. M. Cabestany n'était déjà plus en état de travailler et c'était son fils aîné qui avait pris la direction de la maison. Le visiteur, Laín Coubert, a proposé d'acheter tout ce qui pouvait rester des romans de Julien J'ai d'abord cru à une plaisanterie de mauvais goût. Laín Coubert est un personnage de L'Ombre du Vent.

– Le diable.

Nuria Monfort acquiesça.

– Avez-vous pu voir ce Laín Coubert ?


226

L’ombre du vent

Elle fit signe que non et alluma sa troisième cigarette.

– Mais j'ai entendu une partie de la conversation avec le fils dans le bureau de M. Cabestany...

Elle laissa la phrase en suspens, comme si elle avait peur de la compléter ou ne savait comment poursuivre. La cigarette tremblait entre ses doigts.

– Sa voix, dit-elle. C'était la voix de l'homme qui avait téléphoné en disant être Jorge Aldaya. Le fils Cabestany, un crétin arrogant, a voulu lui demander plus d'argent. Le soi-disant Coubert lui a répondu qu'il devait réfléchir à sa proposition. La nuit même, l'entrepôt des éditions à Pueblo Nuevo a brûlé, et les livres de Julián avec.

– Moins ceux que vous aviez sauvés et cachés le Cimetière des Livres Oubliés.

– C'est cela.

– Avez-vous une idée de la raison pour laquelle quelqu'un voulait brûler tous les livres de Julián Carax ?

– Pourquoi brûle-t-on les livres ? Par stupidité, par ignorance, par haine... allez savoir.

– Mais vous, que croyez-vous ? insistai-je.

– Julián vivait dans ses romans. Ce corps qui a fini à la morgue n'était qu'une partie de lui. Son âme est dans ses histoires. Une fois, je lui ai demandé de qui il s'inspirait pour créer ses personnages, et il m'a répondu : de personne. Tous ses personnages étaient lui.

– Donc, si quelqu'un voulait le détruire, il devait détruire ces histoires et ces personnages, c'est cela ?

Encore une fois, je vis affleurer ce sourire las où se lisaient défaite et fatigue.

– Vous me rappelez Julián, dit-elle. Avant qu'il ne perde la foi.

– La foi en quoi ?


227

Ville d'ombres

– En tout.

Elle s'approcha dans la pénombre et me prit la main. Elle me caressa la paume en silence, comme si elle voulait en déchiffrer les lignes. Ma main tremblait sous son contact. Je me surpris à dessiner mentalement les formes de son corps sous les vêtements usés, achetés en solde. J’avais envie de la toucher et de sentir son sang brûlant battre sous sa peau. Nos regards s'étaient rencontrés et j'eus la certitude qu'elle savait à quoi je pensais. Je la sentis plus seule que jamais. Je levai les yeux et retrouvai son regard serein, confiant.

– Julián est mort seul, convaincu que personne ne se souviendrait de lui ni de ses livres et que sa vie n'avait eu aucun sens, dit-elle. Ça lui aurait fait plaisir de savoir que quelqu'un voulait le garder vivant, conserver sa mémoire. Il disait souvent que nous existons tant que quelqu'un se souvient de nous.

Je rus envahi du désir presque douloureux d'embraser cette femme, une pulsion comme je n'en avais jamais ressenti, même en évoquant le fantôme de Clara Barceló. Elle lut dans mon regard.

– Vous allez vous mettre en retard, Daniel, murmura-t-elle.

Une partie de moi voulait rester, se perdre dans cette étrange intimité pleine d'ombre et écouter cette inconnue me dire combien mes gestes et mes silences lui rappelaient Julián Carax.

– Oui, balbutiai-je.

Elle acquiesça sans dire mot et m'accompagna à la porte. Le couloir me sembla interminable. Elle ouvrit et je sortis sur le palier.

– Si vous voyez mon père, dites-lui que je vais bien. Mentez-lui.

Je lui fis mes adieux à mi-voix, en la remerciant de m'avoir consacré son temps, et lui tendis 228

L’ombre du vent

cordialement la main. Nuria Monfort ignora ce geste formel. Elle posa ses mains sur mes bras, se pencha et me donna un baiser sur la joue. Nous nous regardâmes en silence et, cette fois, je m'aventurai à chercher ses lèvres, en tremblant presque. Il me sembla qu'elles s'entrouvraient et que ses doigts cherchaient mon visage. Au dernier instant, Nuria Monfort recula et baissa les yeux.

– Je pense qu'il vaut mieux que vous partiez, Daniel, murmura-t-elle.

Je crus qu'elle allait pleurer et, sans attendre ma réponse, elle referma la porte. Je restai sur le palier en m'interrogeant sur ce qui venait de se passer, et je sentis sa présence de l'autre côté, immobile. A l'extrémité du palier, le judas de la voisine clignotait.

Je lui adressai un salut et me précipitai dans l'escalier. En arrivant dans la rue, j'avais encore, cloués dans l'âme, le visage, la voix, l'odeur de Nuria Monfort. Je traînai la douceur de ses lèvres humides et de son haleine sur ma peau par des rues envahies de gens sans visage qui sortaient des bureaux et des magasins. En enfilant la rue Canuda, un vent glacial qui cinglait la foule vint m'accueillir. Je rendis grâces à l'air froid qui balayait ma figure et me dirigeai vers l'Université. Traversant les Ramblas, je me frayai un passage vers la rue Tallers et me perdis dans son goulet étroit et obscur, en pensant que je restais prisonnier de cette salle à manger sombre où j'imaginais maintenant Nuria Monfort assise seule dans le noir, en train de ranger silencieusement ses crayons, ses dossiers et ses souvenirs, les yeux remplis de larmes.


229

Ville d'ombres


8


L'après-midi touchait à sa fin et s'éclipsait presque en traître, avec une haleine glacée et un manteau de pourpre qui s'insinuait dans les recoins les plus infimes des rues. Je pressai le pas et, vingt minutes plus tard, la façade de l’Université émergea comme un navire ocre échoué dans la nuit. Dans sa loge, le concierge de la Faculté des lettres lisait les plumes les plus prestigieuses d'Espagne dans l'édition du soir du Monde sportif. Il ne restait plus guère d'étudiants dans l'enceinte. L'écho de mes pas m'accompagna à travers les couloirs et les galeries qui conduisaient à la cour, où la lueur de deux lampes jaunâtres perçait à peine l’obscurité. L'idée me vint soudain que Bea s'était moquée de moi, qu'elle m'avait posé un lapin en ce lieu désert et à cette heure tardive pour se venger de ma prétention. Les feuilles des orangers luisaient comme des larmes d'argent, et le chant de la fontaine serpentait sous les arcades. Je scrutai la cour d'un regard déjà chargé de déception et peut-être aussi d'un lâche soulagement. Elle était là. Sa silhouette se découpait devant la fontaine, assise sur un banc, les yeux tournés vers les arcades 230

L’ombre du vent

du cloître. Je m'arrêtai à l’entrée pour la contempler et, un instant, je crus voir en elle le reflet de Nuria Monfort rêvant éveillée sur le banc de la place. Je remarquai qu'elle n'avait pas sa serviette ni de livres, et la soupçonnai de ne pas avoir eu cours cette après-midi-là Elle n'était peut-être venue que pour me retrouver. J'avalai ma salive et pénétrai dans la cour.

Le bruit de mes pas sur les dalles me trahit, et Bea leva les yeux, souriante et surprise, comme si ma présence était due à un hasard.

– Je croyais que tu ne viendrais pas, dit-elle.

– Je pensais la même chose de toi, répliquai-je.

Elle resta assise, très droite, genoux serrés et mains jointes au creux de son ventre. Je me demandai comment on pouvait sentir quelqu'un si loin de soi et, en même temps, lire chaque plissement de ses lèvres.

– Je suis venue parce que je veux te démontrer que tu te trompais l'autre jour, Daniel. Te prouver que je vais me marier avec Pablo, que tout ce que tu pourras me montrer ce soir n'y changera rien, que je partirai quand même avec lui à El Ferrol dès qu'il aura fini son service militaire.

Je la regardai comme on regarde un train qui s'en va. Je me rendis compte que j'avais passé deux jours à marcher sur des nuages, et le monde s'écroula sous mes pieds. Je parvins à esquisser un sourire :

- Et moi qui pensais que tu étais venue parce que tu avais envie de me voir.

Je remarquai que son visage s'enflamma aussitôt.

– Je plaisantais, mentis-je. Mais ma promesse de te montrer une facette de la ville que tu ne connais pas était sérieuse, elle. Comme ça, où que tu t'en ailles, tu auras au moins un bon motif de te souvenir de moi, ou Barcelone.


231

Ville d'ombres

Bea sourit avec une certaine tristesse et évita mon regard.

– J'ai bien failli aller au cinéma, tu sais ? Pour ne pas te voir, dit-elle.

– Pourquoi ?

Bea m'observait en silence. Elle haussa les épaules et leva les yeux comme si elle voulait capturer au vol des mots qui lui échappaient.

– Parce que j'avais peur que tu n'aies raison, lâcha-t-elle.

Je soupirai. La nuit et ce silence complice qui unit deux êtres étrangers l'un à l'autre nous enveloppaient, et je me sentis le courage de tout lui dire, quand bien même ce serait pour la dernière fois.

– Tu l'aimes, oui ou non ?

Elle m'offrit un sourire tremblant

– Ça ne te regarde pas.

– C'est vrai, dis-je. Ça ne regarde que toi.

Son regard se figea.

– Et qu'est-ce que ça peut te faire ?

– Ça ne te regarde pas, lui renvoyai-je.

Son sourire s'effaça de ses lèvres frémissantes.

– Les gens qui me connaissent savent que j'aime beaucoup Pablo. Ma famille et...

– Mais moi je suis presque un étranger. Et j'aimerais l'entendre de ta propre bouche.

– Entendre quoi ?

– Que tu l'aimes vraiment. Que tu ne te maries pas avec lui pour partir de chez toi, ou pour quitter Barcelone et ta famille, aller loin, là où ils ne pourront pas te faire du mal. Que tu t'en vas, et non que tu t'enfuis.

Des larmes de rage brillaient dans ses yeux.

– Tu n'as pas le droit de me parler ainsi, Daniel.

Tu ne me connais pas.


232

L’ombre du vent

– Dis-moi que je me trompe, et je m'en irai. Tu l'aimes ?

Nous nous dévisageâmes un long moment en silence.

– Je ne sais pas, murmura-t-elle enfin. Je ne sais pas.

– Quelqu'un a dit un jour que se demander simplement si on aime est déjà la preuve qu'on a cessé d'aimer, dis-je.

Bea chercha à lire l'ironie sur mon visage.

– Qui a dit ça ?

– Un certain Julián Carax.

– Un de tes amis ?

Je me surpris moi-même en acquiesçant.

– Quelque chose comme ça.

– Il faudra que tu me le présentes.

– Ce soir, si tu veux.

Nous quittâmes l'Université sous un ciel de poix en flammes. Nous marchions sans but, plus pour nous habituer au pas de l'autre que pour nous rendre quelque part. Nous trouvâmes refuge dans l'unique sujet que nous avions en commun, son frère Tomás.

Bea en parlait comme d'un étranger que l'on aime mais que l'on connaît à peine. Elle fuyait mon regard et souriait nerveusement. Je sentis qu'elle se repentait de ce qu'elle m'avait dit dans la cour, que les mots la faisaient encore souffrir en la rongeant intérieurement.

– Écoute, à propos de ce que je t'ai dit tout à l'heure, dit-elle soudain, tu me promets de ne pas en parler à Tomás ?

– Bien sûr que non. A personne.

Elle eut un rire gêné.

– Je ne sais pas ce qui m'a prise. Ne sois pas vexé, mais on se sent parfois plus libre de parler à un 233

Ville d'ombres

étranger qu'aux gens qu'on connaît. Je me demande pourquoi.

Je haussai les épaules.

– Probablement parce qu'un étranger nous voit tels que nous sommes et non tels qu'il veut croire que nous sommes.

– C'est encore de ton ami Carax ?

Non ;

je

viens

de

l'inventer

pour

t'impressionner.

– Et comment me vois-tu ?

– Comme un mystère.

– C'est le compliment le plus étonnant que j'aie jamais reçu.

– Ce n'est pas un compliment. C'est une menace.

– C'est-à-dire ?

– Les mystères, il faut les percer, découvrir ce qu'ils cachent.

Tu serais peut-être déçu en voyant l'intérieur.

– Je serais peut-être surpris. Et toi aussi.

– Tomás ne m'avait pas dit que tu avais la tête aussi dure.

– C'est que le peu que j'en ai, je le garde pour toi.

– Pourquoi ?

Parce que tu me fais peur, pensai-je.

Nous nous réfugiâmes dans un vieux café jouxtant le théâtre Poliorama. Nous nous installâmes à une table près de la fenêtre et commandâmes des sandwiches au jambon fumé et deux cafés au lait pour nous réchauffer. Pau après, le gérant, un individu sec et grimaçant comme un diable boiteux, vint à notre table d'un air empressé.

– C'est vous qui avez commandé les chandwiches au chambon ?

Nous confirmâmes.


234

L’ombre du vent

– Che regrette de vous informer, au nom de la direction, qu'il ne rechte pas une miette de chambon.

Che peux vous proposer de la chaussiche noire, blanche, michte, des boulettes ou de la chitarra. Plats de choix et de première fraîcheur. J'ai auchi de la chardine à l'escabèche, si vous préférez faire maigre pour raîchon de conchience relichieuse, vu que ch'est vendredi...

– Moi, le café au lait me suffira, répondit Bea.

Je mourais de faim.

– Et si vous nous donniez deux steaks ? dis-je.

Avec du pain, s'il vous plaît.

– Tout de chuite, cheune homme. Et echcusezles manques au menu. Normalement ch'ai de tout, même du caviar borchevique. Mais che choir, ch'est la demi-finale de la Coupe d'Europe, et nous avons eu beaucoup de monde.

Le gérant s'éloigna en faisant des courbettes.

Bea l'observait avec amusement.

– D'où tient-il cet accent ? De Jaén ?

– De Santa Coloma de Gramanet, précisai-je. On dirait que tu ne prends pas beaucoup le métro ?

– Mon père dit que le métro est rempli de gens vulgaires et que, si on le prend seule, on se fait manquer de respect par les gitans.

J'allais objecter, mais je préférai me taire. Bea rit. Dès que les cafés et les plats furent arrivés, je me jetai dessus sans plus de manières. Bea ne toucha pas à sa portion. Entourant des deux mains sa tasse fumante, elle m'observa avec un demi-sourire à la fois curieux et étonné

– Et maintenant, que vas-tu me dévoiler que je n'aie encore vu ?

– Plusieurs choses. En fait, ce que je veux te montrer appartient à une histoire. Ne m'as-tu pas dit l'autre jour que tu aimais beaucoup la lecture ?


235

Ville d'ombres

Bea acquiesça en arquant les sourcils.

– Eh bien, il s'agit d'une histoire de livres.

– De livres ?

– De livres maudits, de l'homme qui les a écrits, d'un personnage qui s'est échappé des pages d'un roman pour le brûler, d'une trahison et d'une amitié perdue. Une histoire d'amour, de haine et de rêves qui vivent dans l'ombre du vent.

– Tu parles comme la couverture d'un roman de gare, Daniel.

– Ça doit être parce que je travaille dans une librairie et que j'en ai trop vu défiler. Mais cette histoire-là est réelle. Aussi vraie que le pain qu'on nous a servi a au moins trois jours. Et comme toutes les histoires réelles, elle commence et finit dans un cimetière, encore qu'il ne s'agisse pas du genre de cimetière que tu imagines.

Elle me sourit comme un enfant à qui on annonce une devinette ou un tour de magie.

– Je suis tout ouïe.

J'avalai ma dernière gorgée de café et contemplai Bea en silence. Je pensai à mon envie de me réfugier dans son regard insaisissable, dont je craignais qu'il ne fût transparent, vide. Je pensai à la solitude qui allait m’assaillir, cette nuit, quand je l'aurais quittée, quand Je n’aurais plus de stratagèmes ni d'histoires pour me concilier sa compagnie. Je pensai au peu que j'avais à lui offrir et à tout ce que je voulais recevoir d'elle. Elle souriait.

Des pas légers se firent entendre, et la voix traînante du gardien nous parvint.

– Qui est là ?

– C'est Daniel Sempere, Isaac.

Il me sembla l'entendre jurer tout bas. Suivirent les mille grincements et gémissements de la serrure kafkaïenne. Finalement, la porte s'entrouvrit pour 236

L’ombre du vent

révéler le profil aquilin d'Isaac Monfort à la lueur d'une lampe à huile. En me voyant, le gardien soupira et leva les yeux au ciel.

– Je ne sais pas pourquoi j'ai posé la question, dit-il. Qui d'autre cela pouvait-il être, à cette heure de la nuit ?

Isaac était emmitouflé dans ce qui me sembla être un étrange croisement de blouse, de burnous et de capote de l'armée russe. Les pantoufles molletonnées se mariaient à la perfection avec un bonnet de laine à carreaux surmonté d'un pompon.

– J'espère que je ne vous ai pas tiré du lit, dis-je.

– Allons donc. Je commençais juste à faire ma prière.

Il lança un regard à Bea, comme s'il venait de découvrir à ses pieds un paquet de cartouches de dynamite, mèche allumée.

– J'espère pour vous que ce n'est pas ce que ça semble être, menaça-t-il.

– Isaac, je vous présente mon amie Beatriz, et, avec votre permission, j'aimerais lui faire visiter les lieux. Ne vous inquiétez pas, on peut lui faire toute confiance.

– Sempere, j'ai connu des bébés à la mamelle qui avaient plus de sens commun que vous.

– C’est juste pour un moment.

Isaac laissa échapper un soupir accablé et examina Bea avec une attention et une méfiance de policier.

– Vous savez que vous accompagnez un débile mental ? questionna-t-il.

Bea sourit poliment.

– Je commence à m'en rendre compte.

– Divine innocence. Vous connaissez les règles ?


237

Ville d'ombres

Bea fit signe que oui. Isaac hocha la tête et nous fit entrer, en scrutant comme toujours les ombres de la rue.

– J'ai vu votre fille Nuria, laissai-je tomber d'un ton négligent. Elle va bien. Avec beaucoup de travail, mais bien. Elle vous envoie son salut.

– Oui, et des flèches empoisonnées. Vous n'êtes pas doué pour le mensonge, Sempere. Mais merci pour cet effort. Allons, passez.

Une fois à l'intérieur, il me tendit la lampe et se consacra à la fermeture de la serrure sans nous prêter davantage attention.

– Quand vous aurez terminé, vous savez où me trouver.

Des angles fantasmagoriques qui émergeaient du manteau de ténèbres laissaient deviner le labyrinthe des livres. La lampe à huile projetait devant nous une lumière mouvante et vaporeuse. Bea s'arrêta, interdite, sur le seuil du labyrinthe. Je souris en reconnaissant sur son visage l'expression que mon père avait dû lire sur le mien des années plus tôt.

Nous nous engageâmes dans les tunnels et les galeries qui grinçaient à notre passage. Les marques laissées lors de ma dernière incursion s'y trouvaient toujours.

– Viens, je vais te montrer quelque chose, dis-je.

A plusieurs reprises, je m'égarai, et nous dûmes rebrousser chemin à la recherche du dernier repère.

Bea m'observait avec un mélange d'inquiétude et de fascination. Ma boussole mentale me suggérait que nous avions perdu notre route dans un entrelacs de spirales qui montaient lentement vers les entrailles du labyrinthe. Je finis par me débrouiller de l'écheveau de couloirs et de tunnels pour enfiler un étroit corridor qui ressemblait à une passerelle jetée dans le noir. Je m'agenouillai près de la dernière 238

L’ombre du vent

étagère et cherchai mon vieil ami caché derrière les rangées de volumes ensevelis sous une couche de poussière brillant comme du givre à lueur de la lampe. Je pris le livre et le tendis à Bea.

– Je te présente Julián Carax.

L'Ombre du Vent, lut Bea en caressant les lettres à demi effacées de la couverture. Je peux l'emporter ?

– Tu peux prendre tous ceux que tu veux, sauf celui-là.

– Mais ce n'est pas juste. Après ce que tu m'as raconté, c'est précisément lui que je veux.

– Un jour, peut-être. Mais pas maintenant.

Je le lui pris des mains et le remis à sa place.

– Je reviendrai sans toi et le prendrai sans que tu le saches, dit-elle d'un ton moqueur

– Tu ne le trouverais pas en mille ans.

– Tu crois ça ? J'ai bien vu tes marques, et moi aussi je connais la légende du Minotaure.

– Isaac ne te laisserait pas entrer.

– Tu te trompes. Je lui plais plus que toi.

– Qu'en sais-tu ?

– Je sais lire dans les regards.

Malgré moi, je la crus et lui dissimulai le mien.

– Choisis-en un autre. Regarde, celui-là est promet. Le Cochon des Mesetas, cet inconnu. A la recherche des origines du porc ibérique, par Anselmo Torquemada. Il s'en est sûrement vendu plus d'exemplaires que de n'importe quel livre de Julián Carax. Dans le cochon, tout est bon.

– En voici un qui me plaît davantage.

Tess d'Uberville. C'est la version originale. Tu auras la force de lire Thomas Hardy en anglais ?

Elle me regarda d'un air entendu.

– Dans ce cas, adjugé.


239

Ville d'ombres

– Tu ne vois pas ? On dirait qu'il m'attendait, Comme s'il avait été caché là pour moi bien avant ma naissance.

Je la regardai, stupéfait. Bea eut un sourire pincé.

– Qu'est-ce que j'ai dit ?

Alors, sans réfléchir, j'effleurai ses lèvres pour y poser un baiser.


Il était presque minuit quand nous arrivâmes devant le porche de la maison de Bea. Nous avions fait la quasi-totalité du chemin en silence, sans nous risquer à nous révéler nos pensées. Nous avancions séparés, en nous évitant l'un l'autre. Bea marchait bien droite, son Tess sous le bras, et je la suivais un pas en arrière, le goût de ses lèvres sur les miennes.

Je ne pouvais me débarrasser du regard scrutateur que m'avait adressé Isaac alors que nous quittions le Cimetière des Livres Oubliés. C'était un regard que je connaissais bien et que j'avais souvent vu chez mon père, un regard qui me demandait si j'avais la moindre idée de ce que je faisais. Les dernières heures s'étaient écoulées dans un autre monde, un univers de frôlements, de regards que je ne comprenais pas, et qui me faisaient oublier toute raison et toute honte. Maintenant, revenant à la réalité constamment à l'affût dans les ombres de la ville, l’enchantement se dissipait, et ne me restaient qu'un désir douloureux et une inquiétude sans nom.

Un simple à d'œil à Bea me fit comprendre que mes alarmes constituaient à peine un souffle dans la tornade qui, de son côté, la dévorait de l'intérieur.

Nous nous arrêtâmes devant le porche et nous dévisageâmes sans prendre la peine de feindre. Un vigile s'approchait sans hâte en chantonnant des 240

L’ombre du vent

boléros et en s'accompagnant du joyeux tintement de ses trousseaux de clefs.

– Peut-être préfères-tu que nous ne nous revoyions pas, proposai-je sans conviction.

– Je ne sais pas, Daniel. Je ne sais rien. C'est ce que tu veux ?

– Non. Bien sûr que non. Et toi ?

Elle haussa les épaules, en esquissant un faible sourire.

– Qu'est-ce que tu crois ? dit-elle. Tout à l'heure, je t’ai menti, tu sais ? Dans la cour de l'Université.

–En disant quoi ?

– Que je ne voulais pas te voir aujourd'hui.

Le vigile était parvenu à notre hauteur en arborant un petit sourire narquois, apparemment indifférent à ce qui était ma première scène d'adieux et aux chuchotements que lui, en bon vétéran, devait trouver banals et éculés.

– Ne vous dérangez pas pour moi, dit-il. Je vais aller fumer une cigarette au coin de la rue et vous me préviendrez.

J'attendis que le vigile se soit éloigné.

– Quand te reverrai-je ?

– Je ne sais pas, Daniel.

– Demain ?

– Je t'en prie, Daniel. Je ne sais pas.

Elle me caressa le visage.

– Il vaut mieux que tu t'en ailles.

– En tout cas, tu sais où me trouver.

Elle acquiesça.

– Je t'attendrai.

– Moi aussi.

Je m'éloignai sans détacher mon regard du sien.

Le vigile, expert en ce genre de scènes, revenait déjà pour lui ouvrir la porte.


241

Ville d'ombres

– Sacripant, murmura-t-il en passant près de moi non sans une certaine admiration. Et avec ça, jolie comme un cœur.

J'attendis que Bea soit entrée dans l'immeuble pour m'éloigner d'un pas rapide, en me retournant à chaque enjambée. Lentement, je fus pris de la certitude absurde que tout était possible, et il me sembla que même ces rues désertes et ce vent hostile respiraient l'espoir. En arrivant place de Catalogne, je vis qu'une volée de pigeons s'était rassemblée en son centre. Ils recouvraient la place comme un manteau d'ailes blanches ondulant en silence. Je m'apprêtai à les contourner, mais je m'aperçus que l'attroupement m'ouvrait un chemin sans s'envoler. J'avançai avec hésitation, en voyant les pigeons s'écarter sur mon passage, puis resserrer les rangs derrière moi.

Parvenu au milieu de la place, j'entendis les cloches de la cathédrale sonner minuit. Je m'arrêtai un instant, échoué dans un océan d'oiseaux argentés, et je pensai que ce jour avait été le plus extraordinaire et le plus merveilleux de ma vie.


242

L’ombre du vent


9


On voyait encore de la lumière dans la librairie quand je passai devant la vitrine. Je me dis que mon père était peut-être resté mettre son courrier à jour ou s'était donné une excuse quelconque pour m'attendre et me tirer les vers du nez. J'observai une silhouette occupée à empiler des livres et reconnus le profil maigre et nerveux de Fermín en pleine concentration. Je frappai à la vitre. Fermín leva la tête, surpris et heureux, et me fit signe d'entrer par l'arrière-boutique.

– Encore au travail, Fermín ? Mais il est très tard.

– A vrai dire, je meublais le temps avant d'aller veiller le pauvre M. Federico. Nous avons organisé des tours de garde avec Eloy, l'opticien. Résultat, je ne dormirai pas beaucoup. Deux ou trois heures au plus. D'ailleurs vous n'êtes pas en reste, Daniel. Il est minuit passé, et j'en déduis que votre rendez-vous avec la demoiselle a été un brillant succès.

Je haussai les épaules.

– En vérité, je n'en sais rien, dis-je.

– Vous lui avez mis la main aux fesses ?

– Non.

– C'est bon signe. Ne vous fiez jamais à celles qui se laissent faire dès la première fois. Moins 243

Ville d'ombres

encore à celles qui ont besoin de l'approbation du curé. Le bon bifteck, si vous me permettez cette métaphore bouchère, se situe entre les deux. Bien sûr, si l'occasion se présente, inutile de faire la fine bouche, profitez-en. Mais si vos intentions sont sérieuses, comme moi avec Bernarda, rappeler-vous cette règle d'or.

– Parce que vos intentions sont sérieuses ?

– Plus que sérieuses. C'est spirituel. En ce qui concerne cette jeune personne, Beatriz, qu'en est-il ?

Ça saute aux yeux qu'elle figure tout en haut du barème, viande tendre de premier choix, mais la vraie question est : fait-elle partie de celles dont on tombe amoureux, ou de celles qui vous remuent les tripes et le reste ?

– Je n'en ai pas la moindre idée, déclarai-je. Les deux, je crois.

– Voyez-vous, Daniel, c'est comme une indigestion. Sentez-vous quelque chose là, en haut de l'estomac ? Comme si vous aviez avalé une brique ?

Ou est-ce seulement une chaleur générale ?

– Ce serait plutôt la brique, dis-je, sans écarter tout à fait la chaleur.

– Alors l'affaire est grave. Que Dieu vous vienne en aide ! Allons, asseyez-vous, je vais vous préparer du tilleul.

Nous nous installâmes à la table de l'arrière-boutique, cernés par les livres et le silence. Fermín me tendit une tasse fumante et me sourit, l'air quelque peu embarrassé. Quelque chose lui trottait dans la tête.

– Puis-je vous poser une question d'ordre personnel, Daniel ?

– Naturellement.


244

L’ombre du vent

– Je vous prie de me répondre en toute sincérité, ajouta Fermín, et il se racla la gorge.

Croyez-vous que je pourrais arriver à être père ?

Il dut tire la perplexité sur ma figure, car il s'empressa d'ajouter :

– Je ne veux pas dire père biologique. Certes, vous devez me trouver un peu chétif mais, grâce à Dieu, la providence a bien voulu me doter de la fougue et de la puissance virile d'un taureau d'Andalousie. Je parle d’un autre genre de père. Un bon père, vous comprenez.

– Un bon père ?

– Oui. Comme le vôtre. Un homme possédant une tête, un cœur et une âme. Un homme capable d'écouter, de guider et de respecter un enfant, et non de l'étouffer sous ses propres défauts. Quelqu'un que l'enfant n'aimerait pas seulement parce que c'est son père, mais qu'il admirerait pour ce qu'il est réellement. Quelqu'un à qui son enfant voudrait ressembler.

– Pourquoi me demandez-vous ça, Fermín ? Je pensais que vous ne croyiez pas au mariage et à la famille. Le joug et tout le reste, vous vous souvenez ?

– Écoutez, tout ça, c'est affaire d'appréciation.

Mariage et famille ne sont que ce que nous en faisons.

Sinon, ils ne constituent qu'un tas d'hypocrisies. Du toc et des bavardages. Mais s'il y a vraiment de l'amour, un amour dont on ne parle pas et qu'on ne clame pas aux quatre vents, qu'on n'affiche pas et qui n'a pas besoin de démonstrations...

– On dirait que vous êtes devenu un autre homme, Fermín.

– C'est que je le suis. Bernarda m'a fait désirer devenir meilleur.

– Et comment ?


245

Ville d'ombres

– Parce que je veux la mériter. Vous, pour le moment, vous ne comprenez pas, vous êtes trop jeune. Avec le temps, vous verrez que parfois, ce qui compte, ce n'est pas ce qu'on a, mais ce à quoi on renonce. Bernarda et moi, nous avons eu une discussion. C'est une vraie mère poule, vous le savez.

Elle ne le dit pas, mais je crois que le plus grand bonheur pour elle en ce monde serait d'avoir des enfants. Moi, cette femme, je l'aime plus que les abricots au sirop. Tout ça pour vous dire que je suis capable de passer par l'église après trente-deux ans d'abstinence cléricale et de réciter les psaumes de saint Séraphin, bref de faire le nécessaire.

– Je trouve que vous vous emballez vite, Fermín.

Vous venez à peine de faire sa connaissance...

– C'est que, voyez-vous Daniel, à mon âge, on commence à voir clairement les choses, ou alors on reste définitivement idiot. Cette vie vaut la peine d'être vécue pour trois ou quatre raisons, sinon autant aller planter les choux. J'ai fait beaucoup de bêtises, et je sais désormais que tout ce que je veux, c'est rendre Bernarda heureuse et mourir un jour dans ses bras. Je veux redevenir un homme respectable, vous comprenez ? Pas pour moi, parce qu'en ce qui me concerne ce chœur de guenons que nous appelons l'humanité me donne le cafard, mais pour elle. Parce que Bernarda croit à ce genre de choses, les feuilletons à la radio, les curés, la respectabilité et la vierge de Lourdes. Elle est comme ça et je l'aime ainsi, sans que cela change d'un iota mes convictions. Et c'est pour ça que je veux qu'elle puisse se sentir fière de moi. Je veux qu'elle pense : mon Fermín est un homme qui en a, comme Cary Grant, Hemingway ou Manolete.

Je croisai les bras, en prenant toute la mesure de l'affaire.


246

L’ombre du vent

– Avez-vous parlé de tout ça avec elle ? D'avoir des enfants ensemble ?

– Non, grand Dieu. Pour qui me prenez-vous ?

Vous croyez que je me promène dans le monde en annonçant aux femmes que j'ai envie de les mettre enceintes ? Cela ne signifie pas pour autant que je n'en suis pas capable, hein ? Parce que si je voulais, je pourrais faire sur-le-champ des triplés à cette idiote de Merceditas, et les doigts dans le nez, mais...

– Avez-vous dit à Bernarda que vous vouliez fonder une famille ?

– Pas besoin de dire ces choses-là, Daniel. Elles se lisent sur le visage.

J'approuvai.

– Eh bien, en ce cas, et dans la mesure où mon opinion peut avoir quelque valeur, je suis sûr que vous ferez un bon père et un mari formidable. Même si vous ne croyez en rien, car au moins vous resterez toujours lucide.

La joie éclaira son visage.

– Vous êtes sincère ?

– Bien sûr.

– Alors vous m'ôtez un poids énorme. Parce que, rien que de penser à mon géniteur et de me dire que je pourrais être pour quelqu'un ce qu'il a été pour moi, je suis tenté de me faire stériliser.

– Soyez sans crainte, Fermín. D'ailleurs, il n'existe probablement pas de traitement qui puisse venir à bout de votre vigueur inséminatrice.

– Ça, c'est vrai aussi, réfléchit-il. Bon, allez vous reposer, je ne veux pas vous embêter davantage.

– Vous ne m'embêtez pas, Fermín. Et j'ai l'impression que je ne fermerai pas l'œil de la nuit.

– Ça fait du bien là où ça gratte... A propos, je ne vous ai pas parlé de cette boîte postale, vous vous souvenez ?


247

Ville d'ombres

– Vous avez trouvé quelque chose ?

– Je vous avais bien dit de me faire confiance.

Ce matin, à l'heure du déjeuner, je me suis rendu à la grande poste et j'ai taillé une bavette avec une vieille connaissance qui y travaille. La boîte postale numéro 2321 est au nom d'un certain José María Requejo, un avocat dont le cabinet est situé rue Léon-XIII. Je me suis permis d'aller vérifier l'adresse de l'intéressé et je n'ai pas été surpris de découvrir qu'elle n'existe pas, mais je suppose que vous étiez déjà au courant. Le courrier qui arrive à cette boîte est ramassé depuis des années par la même personne. Je le sais parce que certaines lettres provenant d'un administrateur de biens sont envoyées en recommandé, ce qui implique de signer un reçu en présentant sa carte d'identité.

– Qui est-ce ? Un employé de Me Requejo ?

demandai-je.

– Je ne le sais pas encore, mais j'ai ma petite idée. Soit je me trompe complètement, soit le dénommé Requejo existe autant que la Vierge de Fatima. Je peux seulement vous donner le nom de la personne qui vient chercher le courrier : Nuria Monfort.

J'en restai pantois.

– Nuria Monfort ? Vous en êtes sûr, Fermín ?

– J'ai vu plusieurs reçus de mes propres yeux.

Tous portaient ce nom et le numéro de la carte d'identité. A voir vos yeux de merlan frit, je constate que cette révélation vous surprend.

– Plutôt.

– Puis-je vous demander qui est cette Nuria Monfort ? L'employé m'a dit qu'il s'en souvenait à la perfection, vu qu'elle est venue retirer le courrier il y a une quinzaine de jours et que, à son jugement impartial, elle était mieux roulée que la Vénus de 248

L’ombre du vent

Milo, avec des nichons de marbre. Et je fais confiance à son coup d'oeil, car, avant la guerre, il était professeur d'esthétique à l'Université, mais comme c'était un lointain cousin de Largo Caballero, aujourd'hui il lèche les timbres...

– J'ai vu cette femme aujourd'hui même, chez elle, murmurai-je.

Fermín m'observa, stupéfait.

– Nuria Monfort ? Je commence à croire que je me suis trompé sur votre compte, Daniel. Vous êtes devenu un authentique Casanova.

– Ce n'est pas ce que vous pensez, Fermín.

– Alors vous êtes idiot. Moi, à votre âge, j'étais toujours d'attaque, matin, midi et soir.

Je contemplai ce petit homme maigre et osseux, avec son nez proéminent et son teint citron, et me rendis compte qu'il était devenu mon meilleur ami.

– Je peux vous raconter quelque chose, Fermín ? Quelque chose qui me trotte dans la tête depuis un bon bout de temps.

– Bien sûr. Surtout si c'est scabreux et si ça concerne cette péronnelle.

Pour la seconde fois de la soirée je relatai pour Fermín l'histoire de Julián Carax et l'énigme de sa mort. Fermín écoutait avec la plus grande attention, prenant des notes et m'interrompant de temps à autre pour se faire préciser un détail dont l'importance m'échappait. En m'entendant moi-même, les lacunes de cette histoire m'apparaissaient de plus en plus évidentes. A plusieurs reprises, je dus hésiter, car je m'égarais en essayant de comprendre pour quelle raison Nuria Monfort m'avait abusé. Que signifiait le fait qu'elle soit allée prendre, des années durant, le courrier adressé à un cabinet d'avocats inexistant censé gérer l'appartement de la famille 249

Ville d'ombres

Fortuny-Carax ? Je ne m'aperçus pas que je formulais mes doutes A haute voix.

– Nous ignorons encore pourquoi cette femme vous a menti, dit Fermín. Mais nous pouvons supposer que si elle l'a fait sur ce point, elle a pu le faire – et ne s'en est pas privée – sur beaucoup d'autres.

Je soupirai, consterné.

– Que suggérez-vous, Julián ?

A son tour, Julián Romero de Torres soupira en prenant un air hautement philosophique.

– Je vais vous le dire. Dimanche, si vous êtes d'accord, nous irons faire un petit tour, mine de rien, au collège San Gabriel, et nous nous livrerons à quelques investigations sur les origines de l'amitié entre ce Carax et l'autre gars, le richard...

– Aldaya.

– Vous verrez, je sais très bien m'y prendre avec les curés, malgré ma gueule de moine débauché ou peut-être à cause d'elle. Quatre flatteries, et je les mets dans ma poche.

– Ce qui veut dire ?

– Ce qui veut dire, mon garçon, qu'ils vont chanter comme la Chorale de Montserrat.


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L’ombre du vent


10


Je passai le samedi dans les transes, derrière le comptoir de la librairie, en espérant à chaque instant voir Bea apparaître à la porte comme par enchantement. Dès que le téléphone sonnait, je me précipitais pour répondre, arrachant le combiné des mains de mon père ou de Fermín. Au milieu de l'après-midi, après une vingtaine d'appels de clients et toujours sans nouvelles de Bea, je commençai à accepter que le monde et ma misérable existence soient proches de leur fin. Mon père estimait une bibliothèque à San Gervasio, et Fermín en profita pour m'administrer une autre de ses leçons magistrales

sur

les

mystères

des

intrigues

amoureuses.

– Reprenez-vous, ou vous allez vous retrouver avec un ulcère, me conseilla-t-il. Faire sa cour, c'est comme danser le tango : absurde et tout en fioritures.

Mais vous êtes l'homme, et l'initiative vous revient.

Les choses commençaient à prendre une tournure funeste.

– L'initiative ? Moi ?

– Que voulez-vous ? Il faut bien payer le privilège de pisser debout.

– Mais puisque Bea m'a fait comprendre qu'elle me ferait signe.


251

Ville d'ombres

– Vous ne connaissez guère les femmes, Daniel.

Je parie tout ce que vous voudrez que la donzelle est en ce moment chez elle, en train de guetter langoureusement par la fenêtre, style Dame aux Camélias, dans l'espoir de vous voir arriver pour la sauver de la barbarie de monsieur son père et l'entraîner dans une spirale irrésistible de stupre et de luxure.

– Vous en êtes sûr ?

– C'est scientifique.

– Et si elle avait décidé de ne plus jamais me revoir ?

– Écoutez, Daniel. Les femmes, à part quelques exceptions qui confirment la règle comme votre voisine Merceditas, sont plus intelligentes que nous, ou en tout cas plus sincères avec elles-mêmes quand il s'agit de savoir ce qu'elles veulent. Ça n'a rien à voir avec ce qu'elles vous disent, à vous ou au reste du monde. Vous affrontez une énigme de la nature, Daniel. La femme, c'est Babel et labyrinthe. Si vous la laissez réfléchir, vous êtes perdu. Souvenez-vous-en : cœur chaud, tête froide. L'a b c du séducteur.

Fermín

s'employait

à

me

détailler

les

particularités et les techniques de l'art de la séduction quand la clochette de la porte retentit et nous vîmes entrer mon ami Tomás Aguilar. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. La providence me refusait Bea mais m'envoyait son frère. Tomás avait le visage sombre et un air abattu.

– Eh bien, en voilà une mine funèbre, monsieur Tomás, commenta Fermín. Vous accepterez bien quand même un petit café ?

– Je ne dirai pas non, dit Tomás, avec sa réserve habituelle.


252

L’ombre du vent

Fermín s'affaira à lui servir une tasse de la mixture qu'il conservait dans un thermos et qui répandait un arôme suspect de xérès.

– Tu as des soucis ? demandai-je.

Tomás haussa les épaules.

– Rien de nouveau. Mon père est dans ses mauvais jours, et j'ai préféré sortir un moment prendre l'air.

Je déglutis.

– Et pourquoi ?

– Va savoir. Cette nuit, ma sœur Bea est rentrée très tard. Mon père l'attendait, dans tous ses états, comme toujours. Elle a refusé de dire d’où elle venait et avec qui elle était sortie, et mon père s'est mis dans une colère folle. Il a hurlé jusqu'à quatre heures du matin en la traitant de traînée, jurant qu'il allait l'envoyer dans un couvent et que, si elle se faisait mettre enceinte, il la jetterait à coups de pied dans la rue comme une putain.

Fermín me lança un coup d'œil d'avertissement Je sentis la température des gouttes de sueur qui me coulaient dans le dos baisser de plusieurs degrés.

– Ce matin, poursuivit Tomás, Bea s'est enfermée dans sa chambre et ne l'a pas quittée de toute la journée. Mon père s'est planté dans le salon en lisant des magazines et en écoutant des opérettes à la radio, pousse à son maximum. A l'entracte de Luisa Fernanda, j’ai dû sortir parce que je devenais fou.

– Bah, votre sœur était sûrement avec son petit ami, non ? plaisanta Fermín. Rien de plus naturel.

Je lui expédiai derrière le comptoir un coup de pied qu’il évita avec une agilité de chat.

– Son fiancé fait son service militaire, précisa Tomás. Il n'aura pas de permission avant quinze jours. D'ailleurs, quand elle sort avec lui, elle est de retour à huit heures au plus tard.


253

Ville d'ombres

– Et vous n'avez pas une idée de l'endroit où elle est allée et en quelle compagnie ?

– Il vous a déjà dit que non, Fermín, m'interposai-je pressé de changer de sujet.

– Et votre père non plus ? insista Fermín, manifestement aux anges.

– Non. Mais il a juré de tirer ça au clair, et de casser les jambes et la figure au coupable dès qu'il saura qui il est.

Je devins livide. Fermín me servit une tasse de son breuvage sans poser d'autres questions. J'avalai d'un trait le liquide au goût de gasoil tiède. Tomás m'observait en silence, impénétrable.

– Vous avez entendu ? dit soudain Fermín. Ça ressemble au roulement de tambour avant le saut de la mort.

– Non.

– C'est le ventre de votre serviteur qui gargouille. Écoutez, j'ai une de ces faims... Ça ne vous gêne pas si je vous laisse seuls un moment ? Je voudrais faire un tour à la crémerie voir si je peux avoir quelque chose pour casser la croûte. Sans compter qu'il y a une nouvelle vendeuse qui vient de Reus et qui a tout ce qu'il faut pour donner du goût au pain. Elle s'appelle Maria Virtudes, mais en fait de vertus, elle a du vice, la garce... Comme ça vous pourrez parler tranquillement, pas vrai ?

Dix secondes plus tard, comme par magie, Fermín avait disparu en direction de son casse-croûte et à la rencontre de la nymphe. Tomás et moi nous retrouvâmes seuls dans un silence qui promettait d'être plus solide que le franc suisse.

– Tomás, commençai-je, la bouche sèche. Hier soir, ta sœur était avec moi.

Il me dévisagea, presque sans sourciller. J'avalai ma salive.


254

L’ombre du vent

– Dis quelque chose, l’implorai-je.

– Tu dérailles.

Une minute s'écoula, durant laquelle on n'entendit que les rumeurs de la rue. Tomás gardait sa tasse toujours pleine dans la main.

– Tu es sérieux ? demanda-t-il.

–Je ne l'ai vue qu'une fois.

– Ça n'est pas une réponse.

– Tu es fâché ?

Il haussa les épaules.

– Je suppose que tu sais ce que tu fais. Tu cesserais de la voir, si je te le demandais ?

– Oui, mentis-je. Mais ne me le demande pas.

Tomás baissa la tête.

– Tu ne connais pas Bea, murmura-t-il.

Je me tus. Nous laissâmes passer plusieurs minutes sans prononcer un mot, absorbés dans la contemplation des formes grises qui examinaient la vitrine, priant pour que l'une d'elles se décide à entrer et nous tire de ce silence empoisonné. Enfin, Tomás posa la tasse sur le comptoir et se dirigea vers la porte.

– Tu t'en vas déjà ?

Il fit signe que oui.

– On se verra demain ? dis-je. On pourrait aller au cinéma, avec Fermín, comme avant.

Il s'arrêta sur le seuil.

– Je ne te le dirai qu'une fois, Daniel : ne fais pas de mal à ma sœur.

En sortant, il croisa Fermín qui revenait avec un sac de pâtes fumantes. Fermín le regarda disparaître dans la nuit et hocha la tête. Il posa ses provisions sur le comptoir et m'offrit un gâteau tout frais. Je déclinai l'offre. Je n'aurais pas été capable d'avaler une aspirine.


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Ville d'ombres

– Ça lui passera, Daniel. Vous verrez. Entre amis, ces choses-là sont normales.

– Je ne sais pas, soufflai-je.


11


Le dimanche, nous nous retrouvâmes à sept heures du matin au café Canaletas, où Fermín me régala d'un café au lait et de brioches dont la texture, même adoucie de beurre, offrait une certaine similitude avec celle de la pierre ponce. Nous fûmes servis par un garçon arborant une fine moustache et un insigne de la Phalange à la boutonnière. Il ne cessait de chantonner et, interrogé sur la cause de sa bonne humeur, il nous expliqua qu'il venait tout juste d'être père. Nous le félicitâmes, et il insista pour nous faire cadeau à chacun d'un Faria que nous devions fumer dans la journée à la santé de son premier-né.

Nous l'assurâmes que nous n'y manquerions pas.

Fermín le regardait en dessous, les sourcils froncés, et je le suspectai de manigancer quelque chose.

Pendant le petit déjeuner, Fermín tint à inaugurer nos travaux de détective par un exposé général de l'énigme.

– Au début, nous avons l'amitié sincère entre deux garçons, Julián Carax et Jorge Aldaya, camarades de classe depuis leur enfance, comme 256

L’ombre du vent

monsieur Tomás et vous. Pendant des années, tout va bien. Des amis inséparables qui ont la vie devant eux.

Un jour, pourtant, se produit un conflit qui brise cette amitié. Pour paraphraser les dramaturges de salon, le conflit porte un nom de femme et s'appelle Penélope.

Carrément homérique. Vous me suivez ?

Seuls me vinrent à l'esprit les derniers mots de Tomás Aguilar, la veille au soir, dans la librairie :

« Ne fais pas de mal à ma sœur. » Je fus pris de nausées.

– En 1919, Julián Carax s'embarque pour Paris comme un vulgaire Ulysse, poursuivit Fermín. La lettre signée de Penélope, qu'il n'a jamais reçu, établit qu’à ce moment-là la jeune fille vit enfermée chez elle, prisonnière de sa famille pour des raisons encore obscures, et que l'amitié entre Aldaya et Carax est morte.

Pis, d'après ce qu'écrit Penélope, son frère Jorge a juré que s'il revoit son ancien ami Julián, il le tuera.

Paroles définitives qui scellent la fin d'une amitié. Pas besoin d'être un grand savant pour en déduire que le conflit est la conséquence directe de la relation qui unit Penélope et Carax.

Une sueur froide m'inondait le front. Je sentis le café au lait et les quatre bouchées que j'avais avalés me remonter dans la gorge.

– Dans ces conditions, nous devons supposer que Carax n'a jamais su ce qui était arrivé à Penélope, parce que la lettre ne lui est jamais parvenue. Sa vie se perd dans les brouillards parisiens, où il mène une existence de fantôme entre son emploi de pianiste dans une maison de plaisir et une carrière désastreuse de romancier. Ces années à Paris sont un mystère. Tout ce qui en reste, c'est une œuvre littéraire oubliée et virtuellement disparue. Nous savons qu'à un moment donné il décide de se marier 257

Ville d'ombres

avec une femme énigmatique et fortunée qui a le double de son âge. La nature de ce mariage, si nous devons nous en tenir aux témoignages, ressemble davantage à un acte de charité ou d'amitié de la part d'une dame malade qu'à une aventure romantique.

Selon toutes les apparences, la mécène, craignant pour l’avenir de son protégé, décide de lui léguer sa fortune et de quitter ce monde avec une glorieuse auréole de protectrice des arts. Les Parisiens sont comme ça.

– Ce fut peut-être un amour sincère, protestai-je dans un filet de voix.

– Dites-moi, Daniel, vous vous sentez bien ?

Vous êtes blanc comme un linge et vous suez à grosses gouttes.

– Je vais très bien, mentis-je.

– Où en étais-je ? L'amour, c'est comme le saucisson : pur porc et mortadelle. Tout y a sa place et sa fonction. Carax avait déclaré qu'il ne s'estimait digne d'aucun amour et, de fait, nous ne lui connaissons aucune idylle durant son séjour à Paris.

Certes, il travaillait dans une maison close, et peut-

être les ardeurs primitives de l'instinct étaient-elles satisfaites par la fraternisation entre employés de la même entreprise, comme s'il s'agissait d'une prime ou, en termes plus élégants, d'un cadeau de Noël.

Mais ce ne sont là que spéculations. Revenons au moment où le mariage de Carax et de sa protectrice est annoncé... Jorge Aldaya fait alors sa réapparition sur la scène de cette ténébreuse affaire. Nous savons qu'il prend contact avec l'éditeur de Carax à Barcelone pour obtenir l'adresse du romancier. Peu après, le matin même de son mariage, Julián Carax se bat en duel avec un inconnu dans le cimetière du Père-Lachaise et disparaît. Le mariage n'aura jamais lieu. A partir de là, tout devient flou.


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L’ombre du vent

Fermín se ménagea une pause dramatique, en m'adressant son regard le plus machiavélique.

– Il semble donc que Carax, faisant une fois de plus la preuve de son remarquable esprit d'à-propos, repasse la frontière et revient à Barcelone en 1936, juste au moment où éclate la guerre civile. Ses activités et son domicile à Barcelone au cours de ces semaines sont inconnus. Nous supposons qu'il reste un mois dans la ville sans joindre aucune de ses connaissances. Ni son père, ni son amie Nuria Monfort. Un peu plus tard, on le trouve mort dans la rue, assassiné d'un coup de feu. Peu après, on voit se présenter le sinistre personnage qui se fait appeler Laín Coubert, nom qu'il a emprunté à un personnage du dernier roman de Carax, et qui, n’en jetez plus, n'est autre que le prince des enfers. Ce prétendu diable déclare son intention d'effacer de la carte le peu qui demeure de Carax en détruisant à jamais ses livres. Pour finir de porter le mélodrame à son comble, il apparaît sous la forme d'un homme sans visage, défiguré par les flammes. Un affreux échappé d'un opéra romantique, en qui, pour embrouiller encore un peu les choses, Nuria Monfort croit reconnaître la voix de Jorge Aldaya.

– Je vous rappelle que Nuria Monfort m'a menti, fis-je remarquer.

– C'est vrai, mais on ne peut écarter le fait que si Nuria Monfort vous a menti, c'est surtout par omission, ou peut-être pour ne pas trop s'impliquer dans l'affaire. Les raisons de dire la vérité sont limitées, mais le nombre de celles qui poussent à mentir est infini. Dites-moi, vous êtes sûr que vous vous sentez bien ? Votre visage a la pâleur d'un téton de Galicienne.

Je fis non de la tête et me précipitai vers les toilettes.


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Ville d'ombres

Je rendis le petit déjeuner, le dîner et, avec, une bonne partie de la colère que je portais en moi. Je mis ma tête sous le robinet, fis couler l'eau glacée et contemplai mon visage dans la glace lépreuse sur laquelle quelqu'un avait griffonné au crayon gras l'inscription : « Girón, salopards. » En revenant à notre table, je trouvai Fermín au comptoir, payant l'addition et discutant football avec le garçon qui nous avait servis.

– Ça va mieux ? me demanda-t-il.

Je fis signe que oui.

– Baisse de tension, dit Fermín. Prenez un Sugus, ça guérit de tout.

En sortant du café, Fermín insista pour que nous empruntions un taxi jusqu'au collège San Gabriel plutôt que le métro, arguant qu'il y avait une semaine de fresques murales commémoratives et que les tunnels étaient faits pour les rats.

– Un taxi jusqu'à Sarriá coûtera une fortune, objectai-je.

– C'est aux frais de la bêtise humaine, trancha Fermín. Le patriote s'est trompé en me rendant la monnaie, et à mon avantage. D'ailleurs vous n'êtes pas en état de voyager sous terre.

Nantis ainsi de fonds illicites, nous nous postâmes au bas de la Rambla de Cataluña et attendîmes la venue d'un taxi. Nous dûmes en laisser passer un certain nombre, Fermín ayant déclaré que, pour une fois qu'il montait dans une automobile, il lui fallait au moins une Studebaker. Le véhicule qui trouva grâce à ses yeux et se rendit à ses gesticulations désordonnées nous fit faire le trajet en un quart d'heure. Fermín insista pour monter à l'avant, ce qui lui donna l'occasion de se lancer avec le chauffeur dans une discussion sur l'or de Moscou et 260

L’ombre du vent

Joseph Staline, lequel était l'idole et le guide spirituel à distance dudit chauffeur.

– Trois grandes figures dominent ce siècle : Dolores Ibárruri, Manolete et Staline, proclama notre automédon, prêt à nous gratifier d'une hagiographie détaillée de l'illustre camarade.

J'étais confortablement installé sur la banquette arrière, indifférent à leurs échanges oratoires, profitant de l'air froid qui entrait par la vitre baissée.

Enchanté de rouler en Studebaker, Fermín donnait la réplique, ponctuant de temps à autre de questions passablement oiseuses le curriculum intime du leader soviétique dont se gargarisait le chauffeur.

– Pourtant, je me suis laissé dire qu'il souffre beaucoup de la prostate depuis qu'il a avalé un noyau de nèfle, et qu'il ne peut plus uriner si on ne lui joue pas l'Internationale, laissa tomber Fermín.

– Propagande fasciste, affirma le chauffeur, plus dévot que jamais. Le camarade pisse comme un taureau. La Volga aimerait bien avoir un débit comme le sien.

Cette discussion d'un haut niveau politique nous accompagna tout au long de la Via Augusta, tandis que nous gagnions les hauteurs de la ville. Le jour se levait et une brise fraîche revêtait le ciel d'un bleu ardent. Arrivé rue Ganduxer, le chauffeur tourna à droite et nous entreprîmes la lente ascension vers la promenade de la Bonanova.

Le collège San Gabriel s'élevait au milieu des arbres au bout de la rue étroite et sinueuse qui montait de la Bonanova. La façade, criblée de fenêtres minces comme les lames de couteau, dessinait les formes d'un palais gothique en briques rouges, dont les arcs et les tourelles s'élevaient telles des flèches de cathédrale au-dessus bouquet de platanes. Nous congédiâmes le taxi et pénétrâmes 261

Ville d'ombres

dans le jardin ombragé, parsemé de fontaines d'où émergeaient des chérubins couverts de mousse, et de sentiers dallés qui serpentaient parmi les arbres.

Fermín me résuma le passé de l'institution en m’administrant une de ses habituelles leçons magistrales d'histoire sociale.

– Même si, aujourd'hui, vous trouvez qu'il ressemble au mausolée de Raspoutine, le collège San Gabriel a été en son temps l'une des institutions les plus prestigieuses et les plus chics de Barcelone. Son déclin a commencé à l'époque de la République, parce que les nouveaux riches du moment, industriels et banquiers aux noms trop neufs dont il avait refusé de recevoir les rejetons, ont décidé de créer leurs propres écoles où ils seraient traités avec respect et pourraient à leur tour refuser la place aux autres.

L'argent agit comme n'importe quel virus : après avoir pourri l'âme de celui qui l'héberge, il part à la recherche de sang frais. Dans ce monde, un nom dure moins qu'une dragée. A ses heures fastes, disons entre 1880 et 1930, le collège San Gabriel accueillait la crème des enfants des vieilles familles nanties de solides coffres-forts. Les Aldaya et compagnie venaient en ce lieu sinistre fraterniser avec leurs pairs, entendre la messe et apprendre l'histoire pour pouvoir la reproduire ad nauseam.

– Mais Julien Carax n'en faisait pas précisément partie, fîs-je observer.

– Parfois, ces nobles institutions offrent une ou deux bourses au fils du jardinier ou d'un cireur de chaussures afin de démontrer leur grandeur d'âme et leur générosité chrétienne, avança Fermín. Le moyen le plus efficace de rendre les pauvres inoffensifs est de leur apprendre à vouloir imiter les riches. C'est là le poison qui permet au capitalisme d'aveugler les...


262

L’ombre du vent

– Ne vous embarquez pas dans des théories sociales, Fermín, car si l'un de ces bons pères nous entend, on nous jettera dehors à coups de pied, l'arrêtai-je, en remarquant que deux prêtres nous observaient avec curiosité et circonspection du haut des marches qui menaient à l'entrée du collège, et en me demandant s'ils avaient distingué quelque chose de notre conversation.

L'un d'eux s'avança en arborant un sourire poli, mains croisées sur la poitrine dans un geste épiscopal. Il devait avoir la cinquantaine, et sa maigreur et son crâne dégarni lui donnaient l'allure d'un oiseau de proie. Son regard était pénétrant, et il répandait une odeur d'eau de Cologne fraîche et de naphtaline.

– Bonjour. Je suis le père Fernando Ramos, annonça-t-il. En quoi puis-je vous être utile ?

Fermín lui tendit une main que le prêtre étudia brièvement avant de la serrer, toujours retranché derrière son sourire glacial.

– Fermín Romero de Torres, conseiller bibliographique de Sempere & fils, qui a l'immense plaisir de saluer respectueusement Votre Très Sainte Excellence. Permettez-moi de vous présenter mon collaborateur et ami, Daniel, jeune homme de grand avenir et de haute ferveur chrétienne.

Le père Fernando nous observa sans sourciller.

J'aurais voulu rentrer sous terre.

– Tout le plaisir est pour moi, monsieur Romero de Torres, répliqua-t-il cordialement. Puis-je vous demander ce qui amène une si remarquable association dans notre humble institution ?

– Très révérend père, nous essayons de retrouver deux anciens élèves du collège San Gabriel : Jorge Aldaya et Julián Carax.


263

Ville d'ombres

Le père Fernando pinça les lèvres et haussa un sourcil.

– Julián est mort depuis plus de quinze a Aldaya est parti en Argentine, dit-il sèchement

– Vous les connaissiez ? s'enquit Fermín.

Le regard aigu du prêtre s'arrêta sur chacun de nous ayant de répondre.

– Nous avons été camarades de classe. Puis-je connaître la raison de votre intérêt ?

J'en étais encore à me demander comment répond quand Fermín me devança.

– Il se trouve que nous sommes en possession d'une série d'objets qui appartiennent ou ont appartenu, car la jurisprudence dans ces cas-là n'est pas claire, aux deux susnommés.

– Et quelle est la nature de ces objets, si je ne suis pas indiscret ?

– Je vous supplie, très révérend père, de respecter notre silence, car Dieu m'est témoin qu'abondent en la matière des motifs de conscience et de secret qui n'ont rien à voir avec la confiance aveugle que nous vouons à Votre Excellence et à l'ordre qu'elle représente avec tant de distinction et de dévotion, débita Fermín à toute allure.

Le

père

Fernando

le

regardait

avec

ahurissement. Je décidai de prendre le contrôle de la conversation avant que Fermín ait pu récupérer son souffle.

– Les objets auxquels fait référence M. Romero de Terres sont de nature privée, souvenirs et bibelots dont la valeur est purement sentimentale. Ce que nous voudrions vous demander, mon père, si ce n'est pas trop vous importuner, c'est de nous parler du souvenir que vous avez de Julián et d'Aldaya, du temps où vous étiez condisciples.


264

L’ombre du vent

Le père Fernando nous observait sans se départir de sa méfiance. Je me rendais compte que nos explications ne suffisaient pas à justifier notre intérêt et à obtenir sa collaboration. Je lançai un coup d'oeil suppliant à Fermín, espérant qu'il allait trouver une argutie quelconque susceptible de nous gagner la confiance du prêtre.

– Savez-vous que vous ressemblez un peu à Julián, quand il était jeune ? s'exclama soudain le père Fernando.

Je vis le visage de Fermín s'éclairer. Nous y voilà, pensai-je. Il faut tout jouer sur cette carte.

– Vous êtes un lynx, mon révérend père, proclama Fermín en feignant la stupéfaction. Votre perspicacité nous a impitoyablement démasqués.

Vous serez au moins cardinal, ou pape.

– De quoi parlez-vous ?

– N’est-ce pas d'une évidence criante ?

– A vrai dire, non.

– Pouvons-nous compter sur le secret de la confession ?

– Nous sommes dans un jardin, pas dans un confessionnal.

– Nous nous contenterons de votre discrétion ecclésiastique.

– Vous l'avez.

Fermín poussa un profond soupir et me regarda d'un air mélancolique.

– Daniel, nous ne pouvons continuer plus longtemps de mentir à ce saint soldat du Christ.

– Non, bien sûr... confirmai-je, tout à fait perdu.

Fermín se rapprocha du prêtre et lui chuchota sur un ton confidentiel :

– Mon père, nous avons des raisons solides comme le roc de soupçonner que notre ami Daniel ici présent n’est autre que le fils de feu Julián Carax.


265

Ville d'ombres

D'où notre intérêt à reconstituer le passé de ce dernier et à faire revivre la mémoire d'un illustre absent que la Parque voulut arracher trop tôt à un innocent enfant.

Le père Fernando, interdit, planta ses yeux dans les miens.

– Est-ce vrai ?

Je fis signe que oui. Fermín, prenant un air affligé me donna une tape sur l'épaule.

– Regardez-le, pauvre petit, qui cherche un géniteur perdu dans les brumes de la mémoire. Qu'y a-t-il déplus triste que cela, dites-moi, très révérend père ?

– Vous avez des preuves de ce que vous affirmez ?

Fermín m'attrapa par le menton et offrit mon visage en garantie.

Quelle

meilleure

preuve

pouvez-vous

souhaiter, monsieur l'abbé, que cette figure, témoin muet et aveuglant de la paternité en question ?

Le prêtre parut hésiter.

– M'aiderez-vous, mon père ? implorai-je bassement. Je vous en prie...

Le père Fernando soupira, mal à l'aise.

– Je ne vois rien de mal à cela, dit-il finalement Que voulez-vous savoir ?

– Tout, répondit Fermín.


266

L’ombre du vent


12


Le père Fernando récapitula ses souvenirs sur un ton proche de l'homélie. Il construisait ses phrases avec une clarté et une sobriété magistrales, en les arrangeant de telle sorte qu'elles semblaient contenir une

moralité

sous-jacente,

jamais

exprimée

ouvertement. Des années d'enseignement lui avaient donné le ton ferme et didactique de celui qui est habitué à être entendu mais se demande s'il est écouté.

– Si ma mémoire ne me trompe pas, Julián Carax est entré au collège San Gabriel en 1914. J'ai tout de suite sympathisé avec lui, car nous faisions partie du petit groupe d'élèves qui ne venaient pas de familles

fortunées.

On

nous

surnommait

le

« commando des Mordenvie ». Chacun de nous avait son histoire. J'avais obtenu une bourse grâce à mon père qui, pendant vingt-cinq ans, a travaillé aux cuisines de cette maison. Julián avait été accepté grâce à l'intercession de M. Aldaya, client de la chapellerie Fortuny, propriété de son père. C'était une autre époque, évidemment, et, en ce temps-là, le pouvoir était concentré dans quelques familles et dynasties. Ce monde a disparu, ses derniers vestiges 267

Ville d'ombres

ont été emportés par la République, je suppose que c'est un bien. Tout ce qui en reste, ce sont ces noms sur les entêtes des entreprises, des banques et des sociétés anonymes. Comme toutes les villes anciennes, Barcelone est une superposition de ruines.

Les grandes gloires dont tant d'entre nous s'enorgueillissaient, palais, usines et monuments, toutes ces choses auxquelles nous avions l'habitude de nous identifier, ne sont plus que cadavres et reliques d'une civilisation éteinte.

Arrivé à ce point, le père Fernando se ménagea une pause solennelle, comme s'il attendait une réponse de la congrégation sous forme de citations latines ou d'une réplique de son missel.

– Je ne peux que dire amen, car vous venez d'énoncer une grande vérité, approuva Fermín pour nous sauver de ce silence gênant.

– Vous nous parliez de la première année de mon père au collège, ajoutai-je sur un ton suave.

Le père Fernando acquiesça.

– Il se faisait déjà appeler Carax, bien que son véritable nom fût Fortuny. Au début, quelques garçons se moquaient de lui pour cette raison et aussi, je suppose, parce qu'il était un Mordenvie. Ils se moquaient aussi de moi parce que j'étais le fils du cuisinier. Vous savez comment sont les enfants. Au fond de leur cœur Dieu les a remplis de bonté, mais ils répètent ce qu'ils entendent chez eux.

– De petits anges, ponctua Fermín.

– Quel souvenir avez-vous de mon père ?

– Mon Dieu, c'est si loin, tout ça... A l'époque le meilleur ami de votre père n'était pas Jorge Aldaya, mais un garçon qui s'appelait Miquel Moliner. Miquel venait d'une famille presque aussi riche que les Aldaya, et j'oserai dire que c'était l'élève le plus extravagant que j'aie jamais vu dans cette école. Le 268

L’ombre du vent

père supérieur le croyait possédé du démon parce qu'il récitait Marx en allemand pendant la messe.

– Signe indubitable de possession, confirma Fermín.

– Miquel et Julián s'entendaient très bien. Nous nous réunissions parfois pendant la récréation de midi, et Julián nous racontait des histoires. Ou alors il nous parlait de sa famille et des Aldaya...

Le prêtre sembla hésiter.

– Même après avoir quitté l'école, Miquel et moi restâmes quelque temps en contact. Julián était déjà parti pour Paris. Je sais que Miquel le regrettait, il parlait souvent de lui et se rappelait les confidences qu'il avait jadis reçues. Plus tard, quand je suis entré au séminaire, Miquel a dit que j'étais passé à l’ennemi : il plaisantait, mais nous nous sommes tout de même éloignés l'un de l'autre.

– Avez-vous été informé du mariage de Miquel avec une dénommée Nuria Monfort ?

– Miquel, marié ?

– Ça vous étonne ?

– Je suppose que je devrais être étonné, mais...

Je ne sais pas. A vrai dire, cela fait des années je n'ai plus de ses nouvelles. Depuis avant la guerre.

– Lui est-il arrivé, de prononcer devant vous le nom de Nuria Monfort ?

– Non, jamais. Il n'a jamais parlé de se marier, ni fait état d’une fiancée... Vous savez, je ne suis pas vraiment sûr de bien faire en vous racontant tout cela. Ce sont des choses que Julián et Miquel m'ont confiées à titre personnel, étant entendu qu'elles resteraient entre nous...

– Vous refuseriez à un fils l'unique possibilité de récupérer la mémoire de son père ? s'exclama Fermín.


269

Ville d'ombres

Le père Fernando se débattait entre le doute et, me sembla-t-il, l'envie de se souvenir, de retrouver ces jours disparus.

– Je suppose qu'après tant d'années cela n'a plus d’importance. Je me souviens encore du jour où Julián nous a expliqué comment il avait connu les Aldaya et combien, sans qu'il s'en rende compte, sa vie en avait été changée...

… Par une après-midi d'octobre 1914, une machine que beaucoup prirent pour un catafalque monté sur roues s'arrêta devant la chapellerie Fortuny. Il en émergea la figure altière, majestueuse et arrogante de M. Ricardo Aldaya, déjà à l'époque un des hommes les plus riches non seulement de Barcelone, mais de toute l’Espagne, dont l'empire d'industries textiles formait une chaîne de citadelles et de colonies tout au long des rivières et des fleuves de la catalogne. De sa main droite il tenait les rênes des branques et des propriétés douanières de la moitié de la province. De la gauche, toujours en action, il tirait les ficelles de la députation, de la municipalité, de divers ministères, de l’évêché et des autorités douanières du port.

Cette après-midi-là, ce visage aux moustaches exubérantes, ces favoris royaux et cette tête dégarnie qui intimidaient tout le monde avaient besoin d'un chapeau. M. Aldaya entra dans le magasin d'Antoni Fortuny et, après s'être livré à une inspection sommaire des installations, laissa tomber un regard sévère sur le chapelier et son aide, le jeune Julián, avant de prononcer ces mots : « On m'a dit que c'est d'ici que, malgré les apparences, sortent les meilleurs chapeaux de Barcelone. L'automne s'annonce maussade et je vais avoir besoin de six 270

L’ombre du vent

hauts-de-forme, d'une douzaine de chapeaux melon, de casquettes de chasseur et de quelque chose à porter aux Cortes à Madrid. Vous notez, ou vous attendez que je vous le répète ? » Tel fut le début d'une active et lucrative relation qui vit le père et le fils unir leurs efforts pour satisfaire la commande de M. Ricardo Aldaya. Julián, qui lisait les journaux et à qui la position d'Aldaya n'avait pas échappé, se dit qu'il ne pouvait faire défaut à son père en ce moment crucial et décisif pour son commerce. Dès l'instant où le potentat avait franchi le seuil de magasin, le chapelier s'était mis à léviter de joie. Aldaya lui avait promis que, s'il était content, il recommanderait son établissement à ses amis. Cela signifiait que la chapellerie Fortuny bondirait, du niveau d'un commerce digne mais modeste, à celui des plus hautes sphères, coiffant les têtes petites et grosses des députés, cardinaux et ministres. Les jours qui suivirent passèrent comme par enchantement.

Julián n'alla pas en classe et consacra des journées de dix-huit et vingt heures à travailler dans l'atelier de la boutique. Son père, vaincu par l'enthousiasme, l'embrassait même de temps en temps sans s'en rendre compte. Il alla jusqu'à offrir, pour la première fois depuis quatorze ans, une robe et une paire de chaussures à sa femme Sophie. Il était méconnaissable. Un dimanche, il oublia d'aller à la messe, et l'après-midi, gonflé d'orgueil, prit Julián dans ses bras et lui dit, les larmes aux yeux :

« Grand-père serait fier de nous. »

L'une des opérations les plus complexes d'un point de vue technique et politique, dans la science désormais disparue de la chapellerie, consistait à prendre les mesures. M. Ricardo Aldaya avait, selon Julián, un crâne dont la forme tenait à la fois du melon et du rocher. Dès qu'il avait aperçu la tête du 271

Ville d'ombres

grand homme, le chapelier avait été conscient des difficultés, et le soir même, quand Julián lui dit qu'elle lui rappelait certains sommets désolés du massif de Montserrat, Fortuny ne put qu'être d'accord.

« Père, avec tout le respect que je vous dois, vous savez que j'ai la main plus sûre que vous pour prendre les mesures, car ça vous rend nerveux.

Laissez-moi faire. » Le chapelier accepta de bonne grâce et, le lendemain, quand Aldaya arriva dans sa Mercedes Benz, ce fut Julián qui le reçut et le conduisit dans l'atelier. En découvrant que ses mesures allaient être prises par un garçon de quatorze ans, Aldaya se mit en colère.

« Quoi ? Un gamin ? Vous vous payez de ma tête ? » Julián, qui était conscient de la signification publique du personnage mais ne se sentait pas pour autant intimidé, répliqua : « Monsieur Aldaya, pour se payer votre tête, il faudrait qu'il y ait des cheveux dessus, car vous avez le caillou aussi nu que la place des Arènes, et si nous ne vous faisons pas rapidement un jeu de chapeaux, les gens vont confondre votre crâne avec l'esplanade de Cerdá »

En entendant ces mots, Fortuny faillit tomber raide.

Aldaya, impavide, planta son regard dans celui de Julián. Puis, à la surprise générale, il éclatait de rire comme il ne l'avait pas fait depuis des années.

« Ce lascar ira loin, Fortuné », prédit Aldaya, qui ne parvenait pas à retenir le nom du chapelier.

C'est ainsi qu'ils purent constater que M.

Ricardo Aldaya en avait par-dessus la tête – cette tête à la calvitie galopante – de tous les gens qui le craignaient, l'adulaient et se transformaient en carpettes sur son passage. Il méprisait les lèche-culs, 272

L’ombre du vent

les pleutres et quiconque faisait preuve de faiblesse physique, mentale ou morale. Face à ce garçon, tout juste un apprenti, qui avait eu assez d'audace et d'esprit pour se moquerez lui, il décida qu'il avait trouvé la chapellerie idéale et doubla sa commande.

Toute la semaine, il vint de bonne grâce à ses rendez-vous pour que Julián prenne ses mesures et lui fasse essayer des modèles. Antoni Fortuny était émerveillé de voir le chef de file de la société catalane se tordre de rire aux plaisanteries et aux histoires que lui racontait ce fils qui lui était inconnu, avec qui il ne parlait jamais et qui, depuis des années, ne donnait aucun signe d'un quelconque sens de l'humour. A la fin de la semaine, Aldaya prit le chapelier pour une conversation confidentielle.

– Dites-moi, Fortuné, votre fils est doué. Vous n’avez honte de le garder dans cette boutique de quatre sous à peigner la girafe et mourir d'ennui ?

– C'est un bon commerce, monsieur Ricardo, et le garçon fait preuve d'habileté, même s'il ne sait pas se tenir.

– Ne dites pas de bêtises. A quel collège l'envoyez-vous ?

– Eh bien, il va à l'école de...

– Ça, c'est bon pour le peuple. Chez la jeunesse, le talent, l'esprit, si on ne s'en occupe pas, se gâchent et dépérissent. Il faut lui donner sa chance. L'aider.

Comprenez-vous, Fortuné ?

– Vous vous trompez sur mon fils. Pour ce qui est d’avoir de l'esprit, rien de rien. A part la géographie, et encore... Ses maîtres disent qu'il est perpétuellement distrait et que sa conduite est très mauvaise : tout le portrait de sa mère. Ici, au moins, il aura un métier honorable et...

– Fortuné, vous me cassez les pieds. Je vais de ce pas voir le conseil d'administration du collège San 273

Ville d'ombres

Gabriel pour lui dire d'accepter votre fils dans la même class que mon aîné, Jorge. Faire moins serait indigne.

Le chapelier ouvrit des yeux grands comme des soucoupes. Le collège San Gabriel était la pépinière du gratin de la haute société.

– Mais, monsieur Ricardo, je ne pourrai même pas payer...

– Personne ne vous a dit que vous auriez un sou à verser. Je me charge de l'éducation de ce garçon.

Vous, le père, vous avez seulement à dire oui.

– Dans ce cas c'est oui, bien sûr, il ne manquerait plus que ça, mais...

– Inutile d’en dire plus alors. A condition que Julián soit d’accord, naturellement.

– Ça serait le comble, s’il ne faisait pas ce qu’on lui ordonne.

A ce point de la conversation, Julián apparu à la porte de l’arrière-boutique, une forme de chapeau dans les mains.

– M. Ricardo, quand vous voulez…

– Dis-moi, Julián, que fais-tu cet après-midi ?demanda Aldaya.

Julián regarda son père et l’industriel.

– Eh bien, je dois aider mon père au magasin.

– Et à part ça ?

– Je pensais aller à la bibliothèque de …

– Tu aimes livres, hein ?

– Oui, monsieur.

– As-tu lu Conrad ? Au cœur des ténèbres ?

– trois fois.

Le chapelier fronça les sourcils, totalement perdu.

– Et c’est qui ce Conrad ? Peut-on savoir ?


274

L’ombre du vent

Aldaya le fit taire d’un geste qui semblait avoir été

forgé

pour

dompter

une

assemblée

d’actionnaires.

– J’ai chez moi une bibliothèque de quatorze mille volumes, Julián. Dans ma jeunesse, j’ai beaucoup lu, mais aujourd’hui je n’ai plus le temps.

Maintenant que j’y pense, j’ai trois livres qui portent la signature autographe de Conrad. Impossible de faire entrer mon fils Jorge dans une bibliothèque, même de force. Chez nous, la seule personne qui lit et réfléchit est ma fille Penélope, donc tous ces livres sont voués à la disparition. Tu aimerais les voir ?

Julián acquiesça en silence. Le chapelier assistait à la scène avec une inquiétude qu’il ne parvenait pas à définir. Tous ces noms lui étaient inconnus. Les romans, chacun le savait, c'était bon pour les femmes et les oisifs. Ce titre, Au cœur des ténèbres, évoquait, pour le moins, le péché mortel.

– Fortuné, votre fils vient avec moi, je veux le présenter à Jorge. Soyez tranquille, nous vous le rendrons. Dis-moi, mon garçon, es-tu déjà monté dans une Mercedes Benz ?

Julián en déduisit que l'industriel désignait le monument impérial dans lequel il se déplaçait. Il fit non de la tête.

– Eh bien, tu vas le faire. C'est comme aller au ciel, mais sans avoir besoin de mourir.

Antoni Fortuny les vit partir dans cet équipage de luxe délirant et, en interrogeant son cœur, il n'y trouva que tristesse. Ce soir-là, en dînant avec Sophie (qui portait sa robe et ses souliers neufs, et n'avait presque pas de marques de coups), il se demanda en quoi, cette fois, il s'était trompé. Juste au moment où Dieu lui rendait un fis, Aldaya le lui enlevait.


275

Ville d'ombres

– Ôte-moi cette robe, tu as l'air d'une grue. Et je ne veux plus voir ce vin sur la table. La piquette coupée d'eau suffit. On a déjà assez de frais comme ça.

Julián n'était jamais allé de l'autre côté de la Diagonale. Cette enfilade d'arbres, d'immeubles et d'hôtels particuliers ancrés à l'orée d'une ville était une frontière interdite. Par-delà la Diagonale s'étendaient des collines, des contrées et des villages aux richesses et aux légendes mystérieuses. Dans la voiture, Aldaya lui parlait du collège San Gabriel, de nouveaux amis inconnus, d'un avenir qu'il n'avait pas cru possible.

– Et que comptes-tu faire, Julián ? Je veux dire dans la vie.

– Je ne sais pas. Je pense parfois que j'aimerais être écrivain. Romancier.

– Comme Conrad, hein ? Tu es bien jeune, évidement. Et, dis-moi, la banque ne te tente pas ?

– Je ne sais pas, monsieur. A vrai dire, ça ne m'est jamais venu à l'idée. Je n'ai jamais vu plus de trois pesetas à la fois. La haute finance est pour moi une énigme.

Aldaya rit.

– Ce n'est pourtant pas compliqué, Julián. Le truc, c’est qu'au lieu d'additionner trois pesetas et trois pesetas, on additionne trois millions et trois millions. Ça n'est pas le mystère de la Sainte Trinité.

Cette après-midi-là, en montant l'avenue du Tibidabo, Julián crut franchir les portes du paradis.

Des résidences aux allures de cathédrales bordaient le chemin. A mi-parcours, le chauffeur prit un virage et ils franchirent une grille. Immédiatement, une armée de domestiques se mit en branle pour recevoir le maître. Tout ce que Julián pouvait voir, c'était une bâtisse majestueuse de trois étages. Il ne lui était 276

L’ombre du vent

jamais venu à l'esprit que des personnes faites de chair et d'os puissent vivre dans un lieu pareil. Il se laissa entraîner dans le hall, traversa une salle voûtée d'où partait un escalier de marbre recouvert d'une moquette de velours, et pénétra dans une grande pièce dont les murs étaient tapissé de livres du sol à l'infini.

– Qu'est-ce que tu en dis ? demanda Aldaya.

Julián l'entendait à peine.

– Damián, demandez à Jorge de descendre tout suite à la bibliothèque.

Les domestiques, sans visage ni présence audible filaient au moindre ordre de leur maître avec l’efficacité et la docilité d’une troupe d’insectes bien entraînés.

– Tu vas avoir besoin d'une garde-robe, Julián.

Il y a trop d'imbéciles qui ne remarquent que l'apparence... Je dirai à Jacinta de s'en charger, tu n'auras pas à t'en soucier. D'ailleurs, mieux vaut que tu ne mentionnes pas ton père, pour qu'on ne t'embête pas. Regarde, voici Jorge. Jorge, je veux que tu fasses la connaissance d'un garçon formidable qui sera ton nouveau camarade de classe Julián Fortu...

– Julián Carax, précisa celui-ci.

– Julián Carax, répéta Aldaya, satisfait. Ce nom sonne bien. Je te présente mon fils Jorge.

Julián tendit la main et Jorge Aldaya la serra.

Son contact était tiède, sans enthousiasme. Son visage avait les traits bien dessinés et la pâleur auxquels on pouvait s'attendre de la part d’un garçon qui avait grandi dans ce monde de poupées géantes. Les vêtements et les souliers qu'il portait semblèrent à Julián sortir tout droit d'un roman.

Dans son regard se lisaient la suffisance et l'arrogance, le mépris et une politesse sucrée. Julián 277

Ville d'ombres

lui sourit franchement, devinant l'incertitude, la crainte et le vide derrière cette carapace pompeuse, empruntée pur la circonstance.

– Est-ce vrai que tu n'as lu aucun de ces livres ?

– Les livres sont assommants.

– Les livres sont des miroirs, et l'on n'y voit que ce qu'on porte en soi-même, répliqua Julián.

M. Ricardo Aldaya rit de nouveau.

– Eh bien, je vous laisse faire connaissance.

Julián, tu verras que Jorge, sous ses dehors d'enfant gâté, n'est aussi bête qu'il le paraît. Il tient quelque de son père.

Les paroles d’Aldaya semblèrent tomber comme des poignards sur le garçon, mais son sourire ne faiblit pas d'un millimètre. Julián se repentit de sa réplique et eut de la peine pour lui.

– Tu dois être le fils du chapelier, dit Jorge, sans malice. Mon père parle beaucoup de toi, dernièrement.

– C'est l'effet de la nouveauté. J'espère que tu ne m'en veux pas. Sous des dehors de monsieur je-sais-tout, je ne suis pas aussi idiot que je le parais.

Jorge sourit. Julián trouva qu'il souriait comme les personnes qui n'ont pas d'amis, avec gratitude.

– Suis-moi, je vais te montrer le reste de la maison.

Ils quittèrent la bibliothèque pour se diriger vers la porte principale et les jardins. En traversant la salle d'où partait l'escalier, Julián leva les yeux et aperçut le contour d'une silhouette qui montait, la main sur la rampe. Il eut le sentiment de rêver. La fillette devait avoir douze ou treize ans et était accompagnée d'une femme d'âge mûr, petite et rougeaude, qui avait toutes les apparences d'une gouvernante. Elle portait une robe de satin bleu. Ses cheveux étaient couleur amande, et la peau de ses 278

L’ombre du vent

épaules et de sa gorge délicate semblait translucide.

Elle s'arrêta en haut des marches et se retourna un instant. Pendant une seconde, leurs regards se rencontrèrent, et elle lui accorda l'ébauche d'un sourire. Puis la gouvernante passa les bras autour des épaules de la petite fille et la guida vers le seuil d'un couloir où elles disparurent toutes deux. Julián baissa les yeux et se retrouva avec Jorge.

– C’est Penélope, ma sœur. Tu la verras plus tard. Elle est un peu timbrée. Elle passe ses journées à lire. Allons, viens, je veux que tu voies la chapelle du souterrain. Les cuisinières disent qu'elle est hantée.

Julián le suivit docilement, mais son monde vacillait. Pour la première fois depuis qu'il était monté dans la Mercedes Benz de M. Ricardo Aldaya, il comprit ce qui lui arrivait. Il avait rêvé d'elle tant de fois, sur ce même escalier, avec cette même robe bleue et ce même éclair dans son regard de cendre, sans savoir qui elle était ni pourquoi elle lui souriait.

Dans le jardin, il se laissa entraîner par Jorge jusqu'aux remises et aux courts de tennis. Alors seulement il se retourna et la vit, à la fenêtre du deuxième étage. Il distinguait à peine sa silhouette, mais il sut qu'elle souriait encore et que, d'une manière, ou d'une autre, elle aussi l'avait reconnu.

Cette apparition fugace de Penélope Aldaya accompagna Julián pendant les premières semaines au collège San Gabriel. Ce monde nouveau recelait beaucoup d'hypocrisies, et il ne les supportait pas toutes. Les élèves se comportaient en princes hautains et arrogants, et leurs professeurs en domestiques dociles et cultivés. Le premier ami que se fit Julián, après Jorge Aldaya, fut un garçon nommé Fernando Ramos, fils d’un cuisinier du collège, qui ne pouvait imaginer qu’il finirait un jour 279

Ville d'ombres

en soutane et enseignerait dans les salles de classe où il avait grandi. Fernando, que les autres appelaient « Marmiton » et qu'ils traitaient en valet, était vif et éveillé, mais n'avait pratiquement pas d'amis. Son unique camarade était un garçon extravagant nommé Miquel Moliner qui devait devenir, avec le temps, le meilleur ami que Julián eut jamais dans cette école. Miquel Moliner, qui débordait d'intelligence et manquait de patience, aimait faire enrager ses maîtres en mettant en doute leurs affirmations par des jeux dialectiques où il faisait preuve d'autant d'esprit que d'acharnement vipérin. Les autres craignaient sa langue effilée et le tenaient pour un spécimen d’espèce différente, ce qui, en un certain sens, n'était pas tout à fait faux.

Malgré ses allures bohèmes et le ton peu aristocratique qu'il affectait, Miquel était le fils d’un industriel qui s'était enrichi jusqu’à l’absurde dans le commerce des armes.

– C'est vrai ce qu'on m'a dit, Carax ? Que ton père fabrique des chapeaux ? demanda-t-il quand Fernando Ramos les présenta l'un à l'autre.

– Julián pour les amis. Et moi on m'a dit que le tien fabrique des canons.

– Il les vend seulement. La seule chose qu'il sait fabriquer, c'est de l'argent. Mes amis, qui se limitent en fait à Nietzsche et, ici, au camarade Fernando, m'appellent Miquel.

Miquel Moliner était un garçon triste. Il souffrait d'une obsession malsaine de la mort et de tout ce qui pouvait comporter une résonance funèbre, et il y consacrait une bonne part de son temps. Sa mère était morte trois années auparavant dans un étrange accident qu'un médecin inepte avait osé qualifier de suicide. C'était Miquel qui avait découvert le cadavre flottant entre deux eaux dans le 280

L’ombre du vent

puits de la villa d'été que la famille possédait à Argentona. Quand on avait hissé la morte avec des cordes, on avait trouvé les poches de son manteau pleines de pierres. Il y avait aussi une lettre en allemand, langue maternelle de sa mère, mais M.

Moliner, qui ne s'était jamais donné la peine d’apprendre cet idiome, l'avait brûlée l'après-midi sans permettre à quiconque de la lire. Miguel Moliner voyait la mort partout, dans les feuilles sèches, les oiseaux tombés du nid, les vieillards et la pluie qui emportait tout. Il avait un don exceptionnel pour le dessin et passait des heures à dessiner au fusain des scènes où l’on voyait une dans perdue dans la brume et sur des plages désertes, dont Julián imagina qu’elle était sa mère.

– Que veux-tu faire quand tu seras grand, Miquel ?

– Je ne serai jamais grand, répondait-il, énigmatique.

Sa principale passion, outre dessiner et contredire toute créature vivante, était la lecture des œuvre d’un mystérieux médecin autrichien qui, les années passant, devait se rendre célèbre, un certain Sigmund Freud. Grâce à sa défunte mère Miquel Moliner lisait et écrivait l'allemand à la perfection, et il possédait plusieurs livres du docteur viennois.

Son terrain de prédilection était l'interprétation des rêves. Il avait l'habitude de demander aux gens de quoi ils avaient rêvé, pour établir ensuite un diagnostic. Il disait toujours qu'il mourrait jeune et que cela lui était égal. Julián croyait que, à force de tant penser à la mort, il avait fini par lui trouver plus de sens qu’à la vie.

– Le jour où je disparaîtrai, tout ce que je possède sera à toi, Julián, disait-il souvent. Sauf les rêves.


281

Ville d'ombres

Outre Fernando Ramos, Miquel Moliner et Jorge Aldaya, Julián se lia bientôt avec un garçon timide et un sauvage, nommé Javier, fils unique des concierges de San Gabriel qui habitaient un modeste logis situé à l’entrée des jardins du collège. Javier, que les autres leçons considéraient plus ou moins comme un laquais, comme Fernando, rôdait seul dans les jardins et les cours de l'enceinte, sans nouer de relations avec personne. A force de vaguer dans le collège, il avait fini par en connaître les moindres recoins, les tunnels des souterrains, les passages qui conduisaient aux tours et toutes sortes de cachettes dans des labyrinthes dont nul ne se souvenait plus. Il portait toujours sur lui un canif qu'il avait subtilisé dans les tiroirs de son père, et il aimait tailler dans le bois des figurines qu'il conservait à l'intérieur du pigeonnier. Son père, Ramón, le concierge, était un vétéran de la guerre de Cuba où il avait perdu une main et (chuchotait-on avec une certaine malice) le testicule droit, emporté par une balle tirée par Théodore Roosevelt en personne dans la charge de Los Cochinos. Convaincu que l'oisiveté était mère de tous les vices, Ramón « l'Unicouille » (comme le surnommaient les élèves) chargeait son fils de ramasser dans un sac les aiguilles de pin du bosquet et les feuilles mortes de la cour aux fontaines.

Ramón était un brave homme, un peu fruste et condamné par la fatalité à se choisir de mauvaises compagnies. La pire était sa femme.

« L'Unicouille » avait épousé une maritorne à l'esprit borné et aux délires de princesse avec des allures de souillon, qui aimait s'exhiber en tenue légère devant son fils et les élèves du collège, motif hebdomadaire de réjouissance et d'horreur. Son nom de baptême était Maria Craponcia, mais elle se faisait appeler Yvonne parce qu'elle trouvait cela 282

L’ombre du vent

plus distingué. Yvonne avait l'habitude d'interroger son fils sur les possibilités d'ascension sociale que pourraient lui procurer les amitiés que, croyait-elle, il nouait avec la crème de la société barcelonaise.

Elle le questionnait sur la fortune de el ou tel, en s'imaginant déjà attifée de soie et reçue dans les salons du grand monde pour y prendre le thé.

Javier essayait de passer le moins de temps possible chez lui et était heureux des tâches que lui imposait son père, pour dures qu'elles fussent.

N'importe quelle excuse lui était bonne pour rester seul, s'échapper sans son monde secret et sculpter ses figurines en bois. Du plus loin qu'ils l'apercevaient, certains élèves du collège se moquaient de lui et lui lançaient des pierres. Un jour, Julián fut si peiné de voir un caillou lui ouvrir le front et le faire choir sur le gravier, qu'il décida de lui venir en aide et de lui proposer son amitié. Javier pensa d'abord que Julián venait l’achever, sous les quolibets des autres.

– Mon nom est Julián, dit-il en lui tendant la main. Mes amis et moi, nous allions faire une partie d'échecs sous les pins, et je me demandais si tu aurais envie de t e joindre à nous.

– Je ne sais pas jouer aux échecs.

– Il y a encore quinze jours, moi non plus je ne savais pas. Mais Miquel est un bon professeur...

Le

garçon

le

regarda

avec

méfiance,

s'attendant d’un moment à l’autre aux moqueries, à l'attaque sournoise.

– Je ne sais pas si tes amis voudront de moi...

– Ce sont eux qui ont eu l'idée. Qu'en dis-tu Dès lors, Javier rejoignait le groupe quand il avait finit ses corvées. Il restait sans parler, écoutant et observant les autres. Aldaya en avait un peu peur.

Fernando, qui avait subi dans sa chair le mépris des 283

Ville d'ombres

autres du fait de ses humbles origines, se dépensait en amabilités envers le garçon énigmatique. Miquel Moliner, qui lui enseignait les rudiments des échecs et l'observait d'un oeil clinique, était le moins convaincu de tous.

– C'est un cinglé. Il chasse les chats et les pigeons, et il les martyrise pendant des heures avec son couteau. Après, il les enterre sous les pins.

Charmant !

– Qui t'a dit ça ?

– C'est lui-même qui me l’a raconté l’autre jour, pendant que je lui enseignais le gambit du cavalier.

Il m'a dit aussi que sa mère le prend parfois dans son lit la nuit, et le tripote.

– Il t'a dit ça pour te faire marcher.

– Je ne crois pas. Ce type est maboul, Julián, et ce n'est probablement pas sa faute.

Julián faisait un effort pour ignorer les avertissements et les prophéties de Miquel, mais c'était vrai que nouer une relation amicale avec le fils du concierge n'était pas facile. Yvonne, en particulier, ne voyait pas Julián ni Fernando Ramos d'un bon œil. De toute cette troupe de jeunes messieurs, ils étaient les seuls sans le sou. On disait que le père de Julián était un humble boutiquier et que sa mère n'avait jamais réussi à être plus qu'une répétitrice de musique.

« Ces gens n'ont pas de classe, ils ne sont ni riches ni élégants, mon chéri, le chapitrait-elle. Celui qui te convient c'est Aldaya, qui vient d'une famille bien. – Oui, mère, répondait-il, c'est comme vous voudrez. » Avec le temps, Javier parut faire un peu plus confiance à ses nouveaux amis. Il lui arrivait de desserrer les dents, et il sculpta un jeu d'échecs pour Miquel Moliner, en guise de remerciement pour ses leçons. Un beau jour, alors que personne ne croyait 284

L’ombre du vent

plus que c'était possible, ils découvrirent que Javier savait sourire et qu'il avait un joli rire clair, un rire d'enfant.

– Tu vois, c'est un garçon tout à fait normal, faisait valoir Julián.

Pourtant Miquel Moliner ne se le tenait pas pour dit, et continuait d'observer le garçon avec une méfiance et une distance quasi scientifiques.

– Javier est fasciné par toi, Julián, dit-il un jour. Tout ce qu’il fait, il le fait pour obtenir ton approbation.

– Quelle bêtise ! Il a un père et une mère pour ça; moi je ne suis qu’un ami.

– Tu es un inconscient, oui ! Son père est un pauvre type tout juste capable de trouver ses fesses quand il va cabinets, et Mme Yvonne est une harpie avec une cervelle de puce qui passe ses journées à poil en faillit semblant de rien, convaincue d'être Sarah Bernhardt ou quelque chose de pire encore que je préfère ne pas mentionner. Le gosse, comme il se doit, se cherche un substitut, et toi, ange sauveur, tu tombes du ciel et lui tends la main. Saint Julián de la Fontaine, patron des déshérités.

– Ton docteur Freud te pourrit le cerveau, Miquel. Nous avons tous besoin d'amis. Y compris toi.

– Ce garçon n'a et n'aura jamais aucun ami. Il a une âme d'araignée. L'avenir nous dira si j'ai tort.

J'aimerai bien connaître ses rêves...

Miquel Moliner ne soupçonnait guère que les rêves de Javier étaient plus semblables à ceux de son ami Julián qu’il ne l'aurait cru possible. Un jour, plusieurs mois avant l'entrée de Julián au collège, alors que le fils du concierge était en train de ramasser les feuilles mortes dans la cour aux fontaines, le fastueux engin automobile de M.


285

Ville d'ombres

Ricardo Aldaya était arrivé. Cette après-midi-là, l'industriel n'était pas seul. Il était accompagné d'une apparition, un ange de lumière vêtu de soie qui semblait flotter dans l'air. L'ange n'était autre que sa fille Penélope. Elle était descendue de la Mercedes, s'était dirigée vers la fontaine en faisant valser son ombrelle et s'y était arrêter pour tremper une main dans l'eau du bassin. Comme toujours, Jacinta, sa gouvernante, ne la lâchait pas d'une semelle. Mais la petite fille aurait pu aussi bien être escortée d'une armée de domestiques : Javier n'avait d'yeux que pour elle. Il avait peur qu'un seul battement de paupières ne fasse s'évanouir la vision. Il était resté là, paralysé, souffle coupé, à épier l'apparition féerique. Peu après, comme si elle avait deviné sa présence et son regard furtif, Penélope avait levé les yeux vers lui. La beauté de ce visage avait produit sur lui une sensation douloureuse, insoutenable. Il avait cru entrevoir sur ses lèvres le début d'un sourire. Hors de lui, il avait couru se cacher en haut de la tour des citernes, à côté du pigeonnier installé dans les combles du collège, son refuge préféré. Ses mains tremblaient encore quand il avait pris ses outils et commencé une nouvelle statuette qu'il voulait sculpter à la ressemblance du visage aperçu un instant plus tôt. Ce soir-là, quand il était rentré à la maison du concierge, bien après l'heure habituelle, sa mère l'attendait, à demi nue et furieuse. Le garçon avait baissé les yeux en craignant que sa mère ne lise dedans, n'y voie se dessiner la fille du bassin et ne devine ses pensées.

– Où es-tu allé te fourrer, petit morveux ?

– Pardonnez-moi, mère. Je me suis perdu.

– Tu es perdu depuis le jour de ta naissance.

Des années plus tard, chaque fois qu'il introduirait le canon de son revolver dans la bouche 286

L’ombre du vent

d'un prisonnier et appuierait sur la détente, Javier Fumero évoquerait ce jour où il avait vu le crâne de sa mère éclater comme une pastèque mûre dans les parages d'une guinguette de Las Planas. Ce jour où il n'avait rien ressenti, à part la légère répugnance qu'inspirent les choses mortes. La Garde Civile, alertée par le gérant qui avait entendu le coup de feu, avait trouvé le garçon assis sur un rocher et tenant contre son ventre le fusil encore tiède. En voyant s'approcher les gardes il s’était b orné à hausser les épaules, la figure éclaboussée de gou ttes de sang comme s'il avait la petite vérole. En se guidant au bruit des sanglots, les gardes avaient découvert Ramón, « l'Unicouille », recroquevillé contre un a rbre, à trente mètres de là, dans les fourrés. Il trem blait comme un enfant et avait été incapable de se faire comprendre. Le lieutenant de la Garde Civile, après av oir beaucoup réfléchi, avait décidé que cette affaire était un tragique accident et l'avait qualifiée de tel dans mon procès -verbal, sinon dans sa conscience. Quand il avait demandé au garçon si l'on pouvait faire quelque chose pour lui, Francisco Javier Fumero avait répondu Il aimerait bien garder le fusil, car il voulait être soldat quand il serait grand...


– Quelque chose ne va pas, monsieur Romero de Torres ?

La subite apparition de Fumero dans le récit du père Fernando Ramos m'avait laissé de glace, mais l'effet sur Fermín avait été foudroyant. Il était tout jaune et ses mains tremblaient.

– Une baisse de tension, improvisa-t-il dans un filet de voix. Ce climat catalan s'avère parfois néfaste pour ceux qui, comme moi, viennent du Midi.


287

Ville d'ombres

– Puis-je vous offrir un verre d'eau ? demanda le prêtre, désolé.

– Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, mon révérend père. Ou peut-être un chocolat, pour le glucose...

Le prêtre remplit un verre d'eau, que Fermín vida avec avidité.

– Tout ce que j'ai, ce sont des bonbons à l'eucalyptus. Vous en voulez ?

– Que Dieu vous le rende.

Fermín engloutit une poignée de sucreries et, au bout d'un moment, il parut recouvrer une pâleur plus naturelle.

– Ce garçon, le fils du concierge qui avait perdu héroïquement son scrotum en défendant nos colonies, êtes-vous sûr qu'il s'appelait bien Fumero, Francisco Javier Fumero ?

– Mais oui. Vous le connaissez sûrement.

– Non, répondîmes-nous en chœur.

Le père Fernando fronça les sourcils.

– Cela m'étonne. Francisco Javier est devenu un personnage tristement célèbre.

– Nous ne sommes pas certains de vous comprendre...

– Vous me comprenez parfaitement. Francisco Javier Fumero est inspecteur-chef de la Brigade Criminelle de Barcelone et sa réputation est largement répandue, y compris chez nous qui ne sortons pas de cette enceinte. J'ajoute qu'à l'énoncé de son nom j'ai eu l'impression que vous rapetissiez de plusieurs centimètres.

– Maintenant que vous nous le dites, monsieur l'abbé, ce nom me rappelle bien quelque chose...

Le père Fernando nous lança un regard en coulisse.


288

L’ombre du vent

– Ce jeune homme n'est pas le fils de Julián Carax. Je me trompe ?

– Fils spirituel, Votre Eminence, ce qui pèse moralement davantage.

– Dans quel genre de manigances êtes-vous fourrés ? Qui vous envoie ?

J'eus alors la certitude que nous étions sur le point d'être expulsés du bureau du prêtre à grands coups de pied. Je décidai de faire taire Fermín et, pour une fois de jouer la carte de l'honnêteté.

– Vous avez raison, mon père. Je ne suis pas le fils de Julián Carax. Mais nous ne sommes envoyés par personne. Il y a des années, je suis tombé par hasard un livre de Julián Carax, un livre que l’on croyait disparu. Depuis, j'essaie d'en savoir davantage sur lui et d'éclaircir les circonstances de sa mort. M.

Romero Je Torres m'a apporté son aide...

– Quel livre ?

L'Ombre du Vent. Vous l'avez lu ?

J'ai lu tous les romans de Julián Carax.

Vous les avez gardés ?

Le prêtre rît non de la tête.

Est-ce que je peux vous demander ce que vous en avez fait ?

– Il y a de cela bien longtemps, quelqu'un a pénétré dans ma chambre et les a brûlés.

Vous

soupçonnez

une

personne

en

particulier ?

– Naturellement : Fumero. N'est-ce pas pour cela que vous êtes ici ?

J'échangeai avec Fermín un regard perplexe.

– L'inspecteur Fumero ? Pourquoi aurait-il voulu brûler ces livres ?

– Et qui d'autre, sinon ? Durant la dernière année que nous avons passée ensemble au collège, 289

Ville d'ombres

Francisco Javier a tenté de tuer Julián avec le fusil de son père. Si Miquel ne l'avait pas arrêté...

– Pourquoi a-t-il tenté de le tuer ? Julián avait son unique ami.

– Francisco Javier était obsédé par Penélope Aldaya. Personne ne le savait. Je pense que Penélope elle-même ne s'est jamais aperçue de l'existence du garçon. Il a le secret pendant des années.

Apparemment, il suivait Julián sans que celui-ci s'en aperçoive. Je crois qu'un jour il l’a vu l'embrasser. Je ne sais pas. Toujours est-il qu'il a essayé de le tuer en pleine lumière du jour. Miquel Moliner, qui n'avait jamais eu confiance en Fumero s'est jeté sur lui et l'a arrêté au dernier moment. On peut encore voir le trou qu'a fait la balle près de l'entrée. Chaque fois que j'y passe, je me souviens de cette journée.

– Qu'est-il arrivé à Fumero ?

– Lui et sa famille ont été expulsés. Je crois que Francisco Javier a été placé un certain temps dans un internat Nous avons eu de ses nouvelles quelques années plus tard, quand sa mère est morte dans un accident de chasse. Mais ce n'était pas un accident Miquel avait eu raison depuis le début Francisco Javier Fumero est un assassin.

– Si je vous racontais... murmura Fermín.

– Eh bien ! il ne serait pas trop tôt que vous me racontiez... et si possible quelque chose de véridique, pour changer.

– En tout cas, nous pouvons vous affirmer que ce n’est pas Fumero qui a brûlé vos livres.

– Qui donc, alors ?

– En toute certitude, c'est un homme défiguré par le feu qui se fait appeler Laín Coubert.

– N'est-ce pas le... ?

– Si. C'est le nom d'un personnage de Carax.

C'est le diable.


290

L’ombre du vent

Le père Fernando se laissa aller contre le dossier de son fauteuil, presque aussi déboussolé que nous.

– Ce qui semble de plus en plus clair, c'est que Penélope Aldaya est au centre de toute l'affaire, et c'est sur elle que nous en savons le moins... précisa Fermín.

– Je ne crois pas pouvoir vous aider sur ce point Je ne l’ai vue à peine deux ou trois fois, et de loin. Tout ce que je sais d’elle m'a été raconté par Julián, et c'est très peu. La seule personne que j'ai entendue quelquefois mentionner le nom de Penélope est Jacinta Coronado.

– Jacinta Coronado ?

– La gouvernante de Pénélope. Elle a élevé Jorge et Penélope. Elle les aimait à la folie, surtout Penélope. Elle venait parfois chercher Jorge au collège, car M. Aldaya n’aimait pas que ses enfants restent une seconde sans être surveillés par quelqu'un de la maison. Jacinta était un ange. Elle avait entendu dire que nous étions, Julián et moi, d'origine modeste, et elle nous apportait toujours un goûter, convaincue que nous mourions de faim. Je lui disais que mon père était cuisinier, qu'elle n'avait pas à s'inquiéter, que ce n'était pas la nourriture qui me faisait défaut Mais elle insistait Je l'attendais parfois, et je parlais avec elle. Je n'ai jamais connu de femme aussi généreuse. Elle n'avait pas d'enfant, on ne lui a jamais connu aucun homme. Elle était seule au monde et avait voué son existence à élever les enfants Aldaya. Elle aimait Penélope de toute son âme. Elle en parle encore...

– Vous êtes encore en relation avec Jacinta ?

– Je vais parfois lui rendre visite à l'asile de Santa Lucia. Elle n'a personne. Le Seigneur, pour des raisons qui restent voilées à notre entendement, ne nous récompense pas toujours dans cette vie. Jacinta 291

Ville d'ombres

est aujourd'hui une très vieille femme, et elle continue d'être ce qu'elle a toujours été.

Fermín et moi échangeâmes un coup d'oeil.

– Et Penélope ? Elle n'est jamais allée la voir ?

Le regard du père Fernando devint un puits de noirceur.

– Nul ne sait ce qui est arrivé à Pénélope. Pour Jacinta, cette enfant était toute sa vie. Lorsque les Aldaya sont partis en Amérique et qu'elle l'a perdue, elle a tout perdu.

– Pourquoi n'ont-ils pas emmené aussi Jacinta ?

Penélope est-elle partie en Argentine, avec le reste de la famille ? demandai-je.

Le prêtre haussa les épaules.

– Je l'ignore. Personne n'a jamais revu Penélope ni entendu parler d'elle après 1919.

– L'année où Carax est parti pour Paris, observa Fermín.

– Vous devez me garantir que vous n'irez pas embêter cette pauvre vieille pour déterrer des souvenirs douloureux.

– Pour qui nous prenez-vous, monsieur l'abbé ?

protesta Fermín, très digne.

Se rendant compte qu'il ne tirerait rien d'autre de nous, le père Fernando nous fit promettre de le tenir au courant de nos recherches. Pour le rassurer, Fermín s'entêta à vouloir jurer sur un Nouveau Testament qui était posé sur le bureau du prêtre.

– Laissez les Évangiles tranquilles. Votre parole me suffit

– Vous ne laissez rien passer, n'est-ce pas, mon père ? Vous êtes terrible !

– Venez, je vous raccompagne au portail.

Il nous conduisit à travers le jardin jusqu'à la grille dont les barreaux avaient la forme de piques, s'arrêta à distance prudente de la sortie et contempla 292

L’ombre du vent

la rue qui descendait, serpentine, vers le monde réel, comme s’il craignait de s'évaporer en risquant quelques pas de plus. Je me demandai depuis combien de temps le père Fernando n’avait pas franchi l'enceinte du collège San Gabriel.

– J'ai eu beaucoup de peine quand j'ai appris que Julián était mort, dit-il en baissant la voix. Nous avons été de vrais amis, Miquel, Aldaya, Julien et moi, et même Fumero : ce qui s'est passé ensuite, le fait que pis nous soyons perdus de vue, n'y change rien. J’avais toujours cru que nous resterions inséparables, mais la vie est un mystère. Je n'ai plus jamais eu d'amis comme ceux-là, et je ne crois pas que j'en retrouverai. J'espère que vous découvrirez ce que vous cherchez, Daniel.


13


La matinée était déjà avancée quand nous arrivâmes sur la promenade de la Bonanova, plongés tous deux dans nos réflexions. J'étais sûr que celles de Fermín étaient concentrées sur la sinistre apparition de l'inspecteur Fumero dans notre histoire. Je le regardai à la dérobée et vis son visage consterné, dévoré d'inquiétude. Un voile de nuages noirs s'étendait comme une flaque de sang et répandait des rais de lumière couleur de feuille morte.


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Ville d'ombres

– Si nous ne nous pressons pas, nous allons recevoir l'averse, dis-je.

– Pas encore. Ces nuages sont sournois, ils attenant la nuit.

– Ne me dites pas que vous vous y connaissez aussi en nuages.

– Vivre dans la rue nous enseigne plus choses qu'on ne souhaiterait. La seule pensée de Fumero m’a donné une faim épouvantable. Que diriez-vous d'aller dans un café de la place de Sarriá pour y commander deux sandwiches à la tortilla avec beaucoup d'oignon ?

Nous nous dirigeâmes vers la place, où une horde de petits vieux courtisaient les pigeons du cru, réduisant la vie à des miettes et à une attente sans but. Nous trouvâmes une table près de la porte du café, et Fermín se mit en devoir de régler leur compte aux deux sandwiches, le sien et le mien, à un demi de bière, deux tablettes de chocolat et un triple rhum.

Pour dessert, il s'envoya un Sugus. A la table voisine, un homme observait discrètement Fermín par-dessus son journal, en se posant probablement la même question que moi.

– Je me demande où vous casez tout ça, Fermín.

– Dans ma famille, on a toujours eu le métabolisme rapide. Ma sœur Jesusa, qu'elle repose en paix, était capable d'engloutir pour son goûter une omelette de six œufs au boudin et à l'ail doux, et de se conduire ensuite au dîner comme un cosaque. On l'appelait « Pâté de Foie » parce qu'elle avait l'haleine fétide. Elle était comme moi, vous savez ? Même figure et même corps secs, en plus maigre. Un docteur de Cáceres a dit un jour à ma mère que les Romero de Torres étaient le chaînon manquant entre l'homme et le requin-marteau, parce que notre organisme est constitué à quatre-vingt-dix pour cent 294

L’ombre du vent

de cartilage, concentré majoritairement dans le nez et le pavillon auditif. Au village, on nous confondait souvent, Jesusa et moi, parce que la môme n'a jamais réussi à avoir de la poitrine et a commencé à se raser avant moi. Elle est morte de phtisie à vingt-deux ans, vierge jusqu'à sa dernière heure et amoureuse en secret d'un faux jeton de curé qui, quand il la croisait dans la rue, lui disait toujours : « Bonjour, Fermín, te voilà devenu un vrai petit homme. » Ironies de la vie.

– Est-ce qu'ils vous manquent ?

– Qui ? Ma famille ?

Fermín haussa les épaules en se perdant dans un sourire nostalgique.

– Est-ce que je sais ? Peu de choses sont aussi trompeuses que les souvenirs. Voyez le bon père... Et vous ? Est-ce que votre mère vous manque ?

Je baissai les yeux.

– Beaucoup.

– Savez-vous le souvenir le plus fort que je garde de la mienne ? demanda Fermín. Son odeur. Elle sentait toujours le propre, le pain doux. Elle avait beau passer la journée à travailler aux champs et porter les mêmes hardes toute la semaine... elle sentait tout ce qu'il y a de bon en ce monde. Et pourtant, quelle brute ! Elle jurait comme un charretier, mais elle embaumait comme la princesse des contes. Du moins, je la voyais ainsi. Et vous ?

Quel est le souvenir le plus fort que vous gardez de votre mère, Daniel ?

J'hésitai un instant, pour rassembler les mots qui s'étranglaient dans ma gorge.

– Aucun. Cela fait des années que je ne peux plus me souvenir de ma mère. Ni de son visage, ni de sa voix, ni de son odeur. Ils ont disparu le matin du jour où j'ai découvert Julián Carax et ne sont pas revenus.


295

Ville d'ombres

Fermín m'observait en pesant prudemment sa réponse.

– Vous n'avez pas de portraits d'elle ?

– Je n'ai jamais voulu les regarder, dis-je.

– Pourquoi ?

Je n'avais raconté cela à personne, pas même à mon père ni à mon ami Tomás.

– Parce que ça me fait peur. Ça me fait peur de chercher un portrait de ma mère et de découvrir une étrangère. Cela va vous sembler idiot.

Fermín fit signe que non.

– Et vous pensez que si vous réussissez à percer le mystère de Julián Carax et à le sauver de l'oubli, le visage de votre mère vous reviendra ?

Je le contemplai en silence. Il n'y avait ni ironie ni jugement dans son regard. En cet instant, Fermín Romero de Torres me parut l'homme le plus sage de l'univers.

– Peut-être, répondis-je, sans réfléchir.

Sur le coup de midi, nous montâmes dans un autobus pour revenir dans le centre. Nous nous assîmes à l'avant, juste à côté du conducteur, circonstance que Fermín mit à profit pour entamer un débat sur les nombreux progrès, tant techniques qu'esthétiques, qu'il remarquait dans les transports publics de surface par rapport à la dernière fois où il les avait utilisés, aux alentours de 1940, en particulier dans le domaine de la signalisation, comme le démontrait un panneau qui annotait : « Il est interdit de cracher et de parler grasseyement. » Fermín l'examina d'un œil torve et décida de lui rendre hommage par un superbe crachat, ce qui nous attira aussitôt les regards sulfuriques d'un commando de trois vieilles bigotes assises à l'arrière, retranchées chacune derrière son missel.


296

L’ombre du vent

– Sauvage ! murmura la dévote du flanc est, qui offrait une étonnante ressemblance avec le général Yagüe.

– Elles font le compte, dit Fermín. Mon Espagne a trois saintes. Sainte Pimbêche, sainte Cafarde et sainte Nitouche. Nous avons transformé ce pays en cirque.

– Et comment ! confirma le conducteur. On était mieux avec Azaña. Et ne parlons pas de la circulation.

Y a de quoi être dégoûté.

Un passager installé à l’arrière rit, amusé par cet échange d'opinions. Je reconnus l'homme qui s'était assis à côté de nous dans le café. Son expression laissait supposer qu'il était du même bord que Fermín, et qu'il aurait aimé le voir continuer d'asticoter les bigotes. Je croisai brièvement son regard. Il m'adressa un sourire cordial et se replongea dans son journal. Arrivés rue Ganduxer, je vis que Fermín, pelotonné en boule sous sa gabardine, se payait un petit somme, bouche ouverte et visage béat.

Quand il se réveilla en sursaut, l'autobus filait au milieu des promeneurs élégants du cours San Gervasio.

– Je rêvais du père Fernando, me dit-il.

Seulement, dans mon rêve, il portait un maillot d'avant-centre du Real Madrid et se tenait à côté de la coupe de la ligue, qui brillait comme de l'or pur.

– Et alors ?

– Et alors, si Freud dit juste, ça signifie que le curé a probablement marqué un but dans notre camp.

– Il m'a pourtant paru honnête.

– Oui, c'est vrai. Trop même, peut-être. Parce que, d'habitude, les prêtres qui ont l'étoffe de saints, on les envoie tous comme missionnaires se faire bouffer par les moustiques ou les piranhas.


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– Vous exagérez.

– Bienheureuse innocence que la vôtre, Daniel.

Vous gobez tout ce qu'on vous raconte. Tenez, par exemple : le boniment que vous a fait avaler Nuria Monfort à propos de Miquel Moliner. Pour moi, cette dame vous a servi plus de mensonges qu'un éditorial de L'Osservatore Romano. Ne découvrons-nous pas maintenant qu'elle est mariée à un ami d'enfance d'Aldaya et de Carax ? Vous vous rendez compte ? Et là dessus, voilà que nous avons droit à l'histoire de Jacinta la bonne nounou : elle est peut-être véridique mais elle rappelle quand même trop un roman d'Hector Malot. Pour ne pas parler de la spectaculaire entrée en scène de Fumero dans le rôle du méchant tueur.

– Donc vous croyez que le père Fernando nous a menti ?

– Non, je suis comme vous, je le crois honnête, mais il ne porte pas son uniforme pour rien, et il s'est gardé quelques grains de son chapelet sous la soutane, si j'ose dire. A mon avis, s'il nous a menti, c'est par omission et par discrétion, pas par méchanceté ou pour nous embrouiller. De plus, je ne le vois pas capable d'inventer une histoire aussi compliquée. S'il savait mieux mentir, il ne donnerait pas de cours de latin et d'algèbre ; il serait déjà à l'archevêché avec le titre de cardinal et des petits gâteaux pour accompagner son café.

– Que suggérez-vous, alors ?

– Tôt ou tard, nous devrons aller déterrer la momie de la petite vieille angélique et la secouer par les talons pour savoir ce qui en tombera. Pour le moment, je vais faire quelques recherches, histoire de voir ce que je peux dégoter sur le dénommé Miquel Moliner. Et ça vaudrait aussi la peine de se pencher sur le cas de cette Nuria Monfort, qui me semble bien 298

L’ombre du vent

être ce que ma défunte mère appelait une faiseuse d’embrouilles.

– Vous vous trompez sur son compte, protestai-je.

– Oh, vous, il suffit qu'on vous montre une paire de nichons bien balancés, et vous croyez aussitôt avoir vu sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, ce qui, à votre âge, est bien excusable. Laissez-moi m'en occuper, Daniel, les suaves effluves de l'éternel féminin ne me font pas tourner la tête comme à vous.

A mon âge, le sang irrigue plus facilement la tête qu'il ne descend dans les parties molles.

– Quel langage choisi !

Fermín sortit son porte-monnaie et procéda à son inspection.

– Vous avez là une fortune, dis-je. Et tout ça vient de la monnaie de ce matin ?

– En partie. Le reste est légitime. C'est qu'aujourd’hui je sors ma Bernarda. Je ne peux rien refuser à cette femme-là. S'il le faut, je donnerai l'assaut à la Banque d'Espagne pour satisfaire tous ses caprices. Et vous, quels sont vos plans pour la suite de la journée ?

– Rien de particulier

– Et cette petite ?

– Quelle petite ?

– Ne faites pas l'idiot. Quelle petite ça pourrait être ? Je vous parle de la sœur d'Aguilar.

– Je ne sais pas.

– Vous savez très bien. Ce qui vous manque, si vous voulez que je vous dise, c'est des couilles pour prendre taureau par les cornes.

Nous en étions là quand le contrôleur s'approcha de nous, le regard éteint, en se curant les dents avec une dextérité digne d'un artiste de cirque.


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– Excusez-moi, mais les dames qui sont là demandent si vous pouvez employer un langage plus décent.

– Je les emmerde, répliqua Fermín d'une voix forte.

Le contrôleur se retourna vers les trois dames et haussa les épaules, geste signifiant qu'il avait fait ce qu'il pouvait, et qu'il n'avait pas l'intention d'en venir aux mains pour une question de pudeur sémantique.

– Il faut toujours que les gens qui n'ont pas de vie se mêlent de celle des autres, grommela Fermín.

De quoi parlions-nous ?

– De mon absence de détermination.

– Effectivement. Un cas chronique. Croyez-moi.

Allez chercher votre petite amie, la vie passe trop vite, et surtout la partie qui vaut la peine d'être vécue.

Vous avez entendu ce qu'a dit le curé. Sitôt venue, sitôt partie !

– Mais ce n'est pas ma petite amie.

– Alors gagnez-la avant qu'un autre ne la prenne, et spécialement un petit soldat de plomb.

– Vous parlez de Bea comme s'il s'agissait d'un trophée.

– Non. J'en parle comme d'une bénédiction, corrigea Fermín. Écoutez, Daniel. Le destin attend toujours au coin de la me. Comme un voyou, une pute ou un vendeur de loterie : ses trois incarnations favorites. Mais il ne vient pas vous démarcher à domicile. Il faut aller à sa rencontre.

Je consacrai le reste du trajet à méditer cette perle philosophique, tandis que Fermín entreprenait un autre petit somme, occupation pour laquelle il possédait un talent napoléonien. Nous descendîmes de l'autobus au coin de la Gran Vía et du Paseo de Gracia sous un ciel de cendre qui dévorait la lumière.

Fermín boutonna sa gabardine jusqu'au cou et 300

L’ombre du vent

annonça qu'il partait sans tarder pour sa pension, dans l'intention de se faire beau avant son rendez-vous avec Bernarda.

– Sachez que pour une personne d'allure aussi modeste que moi, la toilette doit prendre au moins quatre-vingt-dix minutes. L'esprit n'est rien sans l'apparence ; telle est la triste réalité de cette époque de cabotins. Vanitas peccata mundi.

Je le vis s'éloigner dans la Gran Vía, petit bout d'homme drapé dans sa gabardine grise flottant au vent comme une bannière râpée. Je me dirigeai vers la maison, où je projetais de trouver un bon livre et de me retirer du monde. En tournant le coin de la Puerta del Angel et de la rue Santa Ana, mon cœur bondit.

Fermín, comme toujours, avait dit vrai. Le destin m'attendait devant la librairie, en tailleur de flanelle grise, chaussures neuves et bas de soie, étudiant son reflet |ans la vitrine.

– Mon père croit que je suis à la messe de midi, dit Bea sans lever les yeux de sa propre image.

– C'est presque comme si tu y étais. Ici, à moins de vingt mètres, dans l'église de Santa Ana, il y a séance permanente depuis neuf heures du matin.

Nous parlions comme deux inconnus qui se sont arrêtés par hasard devant un magasin, en cherchant nos regards dans la glace de la vitrine.

– Il n'y a pas de quoi plaisanter. J'ai dû me procurer le bulletin paroissial pour savoir sur quoi portait le sermon. Il va me réclamer un synopsis détaillé.

– Ton père ne te lâche pas.

– Il a juré de te briser les jambes.

– Il faudrait d'abord qu'il trouve qui je suis. En attendant, mes jambes sont intactes et je cours plus que lui.


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Bea m'observait, tendue, en épiant les passants qui glissaient derrière nous, formes grises dans le vent.

– Je ne vois pas ce qui te fait rire, dit-elle. Je parle sérieusement

– Je ne ris pas. Je suis mort de trouille. Mais je suis si heureux de te voir.

Un mince sourire, nerveux, fugace.

– Moi aussi, admit-elle.

– Tu dis ça comme s'il s'agissait d'une maladie

– C'est pire que ça. Je me suis dit que si je te revoyais à la lumière du jour, je recouvrerais peut-

être la raison.

Je me demandai si c'était un compliment ou une condamnation.

– Il ne faut pas qu'on nous aperçoive ensemble, Daniel. Pas ainsi, en pleine rue.

– Si tu veux, nous pouvons entrer dans la librairie. Il y a une cafetière dans l'arrière-boutique et...

– Non. Je ne veux pas qu'on me voie entrer ou sortir d'ici. Si quelqu'un me surprend à parler avec toi, je pourrai toujours dire que je suis tombée par hasard sur le meilleur ami de mon frère. Mais si nous sommes vus deux fois ensemble, nous attirerons soupçons.

Je soupirai.

– Et qui va nous voir ? Qui s'intéresse à nos faits et gestes ?

– Les gens ont toujours des yeux pour voir ce qui ne les regarde pas, et mon père connaît la moitié de Barcelone.

– Alors pourquoi es-tu venue m'attendre ici ?

– Je ne suis pas venue t'attendre. Je suis venue à la messe, tu te souviens ? C'est toi-même qui l'as dit.


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– Tu me fais peur, Bea. Tu mens encore mieux que moi.

– Tu ne me connais pas, Daniel.

– C'est ce que dit ton frère.

Nos regards se rencontrèrent dans le reflet de la vitrine.

– Tu m'as montré l'autre nuit quelque chose que je n'avais jamais vu, murmura Bea. Maintenant, c'est mon tour.

Je fronçai les sourcils, intrigué. Bea ouvrit son sac, en tira un carton plié en deux et me le tendit.

– Tu n’es pas le seul à connaître des secrets dans Barcelone, Daniel. J'ai une surprise pour toi. Je t'attends à cette adresse aujourd'hui à quatre heures.

Personne ne doit être mis au courant de notre rendez-vous.

– Comment saurai-je que je suis au bon endroit ?

– Tu le sauras.

Je la regardai, intrigué, en me demandant si elle ne se moquait pas de moi.

– Si tu ne viens pas, je comprendrai, dit Bea. Je comprendrai que tu ne veux plus me revoir.

Sans me laisser le temps de répondre, Bea fit demi-tour et s'éloigna d'un pas rapide vers les Ramblas. Je restai là, le carton à la main et les mots sur les lèvres, à la suivre du regard jusqu'à ce que sa silhouette se fonde dans la pénombre grise qui annonçait l'orage. Je dépliai je carton. A l'intérieur, en caractères bleus, je pus lire une adresse que je connaissais bien :


32, avenue du Tibidabo


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