Cette fois, je me chargerai personnellement de le retirer de la circulation. Et je jouirai en le faisant, crois-moi. Je prendrai mon temps. Tu peux le lui dire si tu le vois. Parce que je le trouverai, même s'il se cache sous les pavés. Et toi, tu portes le numéro suivant.
L'agent Lerma réapparut dans la salle à manger et échangea un regard avec Fumero, un bref signe négatif. Fumero relâcha sa pression sur le percuteur et éloigna le revolver.
– Dommage, dit-il.
– De quoi l'accuse-t-on ? Pourquoi est-il recherché ?
Fumero me tourna le dos et alla vers les deux agents qui, à son signal, lâchèrent mon père.
– Vous vous en souviendrez, cracha ce dernier.
450
L’ombre du vent
Les yeux de Fumero s'attardèrent sur lui.
Instinctivement, mon père recula d'un pas. J'eus peur que la visite de l'inspecteur ne fasse que commencer mais, soudain, Fumero hocha la tête en ricanant tout bas et quitta l'appartement sans plus de cérémonie.
Lerma le suivit. Le troisième policier, mon garde du corps perpétuel, s'arrêta un instant sur le seuil. Il me regarda en silence, comme s'il voulait me dire quelque chose.
– Palacios ! aboya Fumero, dont la voix fut répercutée par les échos de l'escalier.
Palacios baissa les yeux et disparut. Je sortis sur le palier. Des bandes de lumière se dessinaient autour des portes des voisins dont on discernait dans la pénombre les têtes terrorisées. Les trois silhouettes noires des policiers se perdirent dans l'escalier, et leur martèlement furieux battit en retraite comme une marée empoisonnée, en laissant un sillage de peur et d'obscurité.
On
approchait
de
minuit
quand
nous
entendîmes de nouveaux coups à la porte, cette fois plus faibles, presque craintifs. Mon père, qui était en train de nettoyer à l'eau oxygénée la plaie que m'avait laissée le revolver de Fumero, s'arrêta net. Nos regards se rencontrèrent. Trois autres coups nous parvinrent.
Un instant, je crus que Fermín avait assisté à la totalité de l'incident, caché dans un recoin obscur de l'escalier.
– Qui est là ? demanda mon père.
– M. Anacleto.
Mon père soupira. Nous ouvrîmes la porte pour nous trouver face au professeur, plus pâle que jamais.
– Que se passe-t-il, monsieur Anacleto ? Vous ne vous sentez pas bien ? demanda mon père, en le faisant entrer.
451
Ville d'ombres
Le professeur tenait à la main un journal plié. Il se borna à nous le tendre avec un regard horrifié. Le papier était encore tiède et l'encre toute fraîche.
C'est l'édition d'aujourd'hui, murmura M.
Anacleto
La première chose que je vis fut les deux photos qui accompagnaient le titre. L'une montait un Fermín plus fourni en chair et en cheveux, moins vieux, peut-
être, de quinze ou vingt ans. La seconde révélait le visage d'une femme aux yeux clos et au teint de marbre. Je mis quelques secondes à la reconnaître, parce que je l'avais toujours vue dans la pénombre.
UN INDIGENT ASSASSINE UNE FEMME
EN PLEIN JOUR
Barcelone (Agences et Rédaction ). La police cherche l'indigent qui a assassiné cette après-midi à coups de couteau Nuria Monfort Masdedeu, âgée de trente-sept ans et habitant Barcelone Le crime a eu lieu vers le milieu de l'après-midi au quartier de San Gervasio, où la victime a été agressée sans raison apparente par l'indigent qui, semble-t-il et selon les informations de la Préfecture de Police, l’avait suivie pour des motifs qui n'ont pas encore été éclaircis.
L'assassin, Antonio José Gutiérrez Alcayete, âgé de cinquante et un ans et originaire de Villa Inmunda, province de Cáceres, serait un pervers notoire, ayant un long passé de troubles mentaux, évadé de le Prison Modèle il y a six ans, et qui aurait réussi à échapper aux autorités en prenant diverses identités. Au moment du crime, il portait une soutane. Il est armé et la police le qualifie 452
L’ombre du vent
d'extrêmement dangereux. On ignore encore si la victime et son assassin se connaissaient, bien que des sources proches de la Préfecture de Police indiquent que tout semble converger vers une telle hypothèse, et le mobile du crime reste inconnu. La victime a reçu six blessures d'arme blanche au ventre, au cou et à la poitrine. L'agression, qui a eu lieu à proximité d'un collège, a eu pour témoins plusieurs élèves qui ont alerté les professeurs de l'institution, lesquels, à leur tour, ont appelé la police et une ambulance.
D'après le rapport de la police, les blessures reçues par la victime étaient toutes fatales. A son admission à l'hôpital de Barcelone à 18 h 15, la victime avait cessé de vivre.
28
De toute la journée nous n'eûmes aucune nouvelle de Fermín. Mon père insista pour ouvrir la librairie comme n'importe quel jour et présenter une façade de normalité et d'innocence. La police avait posté un agent devant l'escalier, et un autre surveillait la place Santa Ana, planté sous le porche de l'église, tel l'ange de la dernière heure. Nous le voyions grelotter de froid sous la pluie dense qui était arrivée avec l'aube, la buée de son haleine se faisant de plus en plus diaphane, les mains enfoncées dans les 453
Ville d'ombres
poches de sa gabardine. Plus d'un voisin passait devant notre vitrine en jetant à la dérobée un regard à l'intérieur, mais pas un seul client n'osa entrer.
– La nouvelle a déjà dû se répandre, dis-je.
Mon père se borna à acquiescer. Il ne m'avait pas adressé un mot depuis le matin, ne s'exprimant que par gestes. La page où était annoncé l'assassinat de Nuria Monfort gisait sur le comptoir. Toutes les vingt minutes, il allait la parcourir avec une expression impénétrable. Hermétique, il accumulait sa colère au fil des heures.
– Tu auras beau lire et relire l'article, ce qu'il dit n'en sera pas plus vrai, dis-je.
Mon père leva les yeux et me regarda avec sévérité.
– Tu connaissais cette personne ? Nuria Monfort ?
– Je lui ai parlé deux fois, dis-je.
Le visage de Nuria Monfort envahit mon esprit.
Mon absence de sincérité avait un goût de nausée.
J'étais encore poursuivi par son odeur et le frôlement de ses lèvres, l'image de ce bureau si soigneusement rangé, et son regard triste et sage. « Deux fois. »
– Et pourquoi lui as-tu parlé ? Qu'est-ce qu'elle avait à voir avec toi ?
– Elle avait été l'amie de Julián Carax. Je suis allé lui rendre visite pour lui demander si elle se souvenait de lui. C'est tout. Elle est la fille d'Isaac, le gardien. C'est lui qui m'a donné son adresse.
– Fermín la connaissait ?
– Non.
– Comment peux-tu en être sûr ?
– Et toi, comment peux-tu en douter et accorder du crédit à ce tissu de mensonges ? Le peu que Fermín connaissait de cette femme, c'est moi qui le lui ai appris.
454
L’ombre du vent
– Et c'est pour ça qu'il la suivait ?
– Oui.
– Parce que tu le lui avais demandé.
Je gardai le silence. Mon père soupira.
– Tu ne comprends pas, papa.
– Bien sûr que non. Je ne vous comprends pas, ni toi ni Fermín.
– Papa, tout ce que nous connaissons de Fermín rend ce qui est écrit là impossible.
– Et que savons-nous de Fermín, hein ? Nous ne connaissions même pas son vrai nom.
– Tu te trompes sur son compte.
– Non, Daniel. C'est toi qui te trompes, et sur beaucoup de choses. Qui t'a demandé d'aller fouiller dans la vie d'autrui ?
– Je suis libre de parler avec qui je veux.
– Je suppose que tu te juges également libre des conséquences ?
– Tu insinues que je suis responsable de la mort de cette femme ?
– Cette femme, comme tu l'appelles, avait un nom et un prénom, et tu la connaissais.
– Tu n'as pas besoin de me le rappeler, répliquai-je, es larmes aux yeux.
Mon père me contempla avec tristesse en hochant la tête.
– Mon Dieu, je ne veux pas penser à l'état où doit être le pauvre Isaac, murmura-t-il comme pour ta-même.
– Je ne suis pas coupable de sa mort, dis-je dans un filet de voix, en pensant qu'à force de le répéter je finirais peut-être par le croire.
Mon père se retira dans l'arrière-boutique, en hochant tristement la tête.
– C'est toi le seul juge de ta responsabilité, Daniel. Parfois, je ne sais plus qui tu es.
455
Ville d'ombres
J'attrapai ma gabardine et m'échappai dans la rue et la pluie, là où personne ne me connaissait et ne pouvait lire dans mon âme.
Sans but précis, je me livrai à la pluie glacée. Je marchais yeux baissés, traînant avec moi l'image de Nuria Monfort sans vie, allongée sur une dalle froide de marbre, le corps criblé de coups de couteau. A chaque pas, la ville s'évanouissait autour de moi. Au moment de traverser, dans la rue Fontanella, je ne m'arrêtai pas pour regarder le feu de croisement. Je sentis comme un coup de vent me frôler le visage et me tournai pour voir une muraille de métal et de lumière se jeter sur moi à toute vitesse. Au dernier instant, un passant qui me suivait me tira en arrière et m'écarta de la trajectoire de l'autobus. Je vis la carrosserie étincelante à quelques centimètres de ma figure, une mort certaine à un dixième de seconde près. Le temps de recouvrer mes esprits, l'homme qui m'avait sauvé la vie s'éloignait déjà d'un pas de promeneur, silhouette en gabardine grise. Je restai cloué sur place, le souffle coupé. Dans la pluie qui brouillait tout, je pus voir que mon sauveur s'était arrêté de l'autre côté de la rue et m'observait. C'était le troisième policier, Palacios. Un mur de voitures s'interposa entre nous et, quand je regardai de nouveau, Palacios avait disparu.
Je me dirigeai vers la maison de Bea, incapable d'attendre davantage. J'avais besoin de me rappeler le peu de bon qu'il y avait en moi et que je ne devais qu'à elle. Je grimpai l'escalier quatre à quatre et m'arrêtai, hors d'haleine, devant la porte des Aguilar.
Je frappai trois fois avec force. Je rassemblai tout mon courage pris conscience de mon aspect : trempé jusqu'aux os. Je balayai les cheveux de mon front et 456
L’ombre du vent
me dis que LES dés étaient jetés. Si je devais tomber sur M. Aguilar prêt à me casser la figure et me briser les membres autant que ce soit le plus tôt possible. Je frappai de nouveau, et perçus des pas qui se rapprochaient Le judas s'entrouvrit. Un œil sombre et méfiant m'observait.
– Qui est-ce ?
Je reconnus la voix de Cecilia, une des domestiques de la famille Aguilar.
– Daniel Sempere, Cecilia.
Le judas se referma et, quelques secondes plus tard, j'entendis le concert des serrures et des verrous qui défendaient l'accès de l'appartement. La porte s'ouvrit lentement, et je vis Cecilia, en coiffe et uniforme, portant un chandelier et une bougie. A son expression alarmée, je devinai que je devais ressembler à un cadavre,
– Bonjour, Cecilia. Bea est là ?
Elle me regarda sans comprendre. Jusqu'à ce jour, dans les us et coutumes de la maison, ma présence, devenue ces derniers temps inhabituelle, était uniquement associée à Tomás, mon vieux camarade de classe.
– Mademoiselle Beatriz n'est pas là...
– Elle est sortie ?
Cecilia, qui n'était que panique cousue à un tablier, fit un signe affirmatif.
– Sais-tu quand elle rentrera ?
La bonne haussa les épaules.
– Elle est partie chez le docteur avec Monsieur et Madame il y a deux heures.
– Chez le docteur ? Elle est malade ?
– Je ne sais pas, monsieur.
– Quel docteur sont-ils allés voir ?
– Je ne sais pas non plus, monsieur.
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Ville d'ombres
Je décidai de ne pas martyriser davantage la pauvre femme de chambre. L'absence des parents de Bea m'ouvrait d'autres voies à explorer.
– Et Tomás, il est à la maison ?
– Oui, monsieur. Entrez, je vais le prévenir.
Je pénétrai dans le vestibule et attendis. En d'autres circonstances, je serais allé directement à la chambre de mon ami, mais je ne venais plus dans cette maison depuis si longtemps que je me sentais redevenu un étranger. Cecilia disparut dans le couloir, auréolée de lumière, en m'abandonnant à l'obscurité. Il me sembla entendre au loin la voix de Tomás, puis des pas. J'improvisai une excuse pour justifier ma visite inattendue. Mais ce fut la femme de chambre qui réapparut sur le seuil, regard contraint, et mon sourire se figea aussitôt
– Monsieur Tomás est très occupé, et il ne peut vous recevoir.
– Vous lui avez dit qui je suis ? Daniel Sempere.
– Oui, monsieur. Il vous prie de vous en aller.
Je reçus au creux de l'estomac un coup glacé qui me coupa le souffle.
– Je regrette, monsieur, dit Cecilia.
Je hochai la tête, sans trouver que répondre. La femme de chambre ouvrit la porte de ce que, quelques jours plus tôt, je considérais encore comme ma seconde maison.
– Monsieur veut-il un parapluie ?
– Non, merci, Cecilia.
– Je regrette, monsieur Daniel, répéta-t-elle.
– Je me forçai à lui adresser un large sourire.
– Ne t'inquiète pas, Cecilia.
La porte se referma en me laissant dans l’ombre.
Je restai un moment sans réaction, puis descendis lentement l’escalier. Arrivé au coin de la rue, je m’arrêtai pour me retourner. Je levai les yeux vers 458
L’ombre du vent
l’étage des Aguilar. Tomás se découpait dans l’encadrement de sa fenêtre. Il me regardait, immobile. Je le saluai de la main. Il ne me renvoya pas les gestes et rentra dans sa chambre. J’attendis presque cinq minutes, dans l’espoir de le voir réapparaître, mais en vain. Je m’en fus en compagnie de la pluie qui lava mes larmes.
29
En revenant à la librairie, je passai devant le cinéma Capitol où deux peintres juchés sur un échafaudage contemplaient avec désolation le panneau qui n’avait pas fini de sécher se diluer sous l’averse. La silhouette stoïque du policier de garde devant la librairie était repérable de loin. En approchant du magasin M. Federico Flaviá, je vis que l’horloger était sorti sur le seuil et regardait la pluie tomber. Les séquelles de son séjour au commissariat étaient encore lisibles sur son visage. Il portait un impeccable complet de laine grise et tenait une cigarette qu’il ne s’était pas donné le mal d’allumer.
– Tu as quelque chose contre les parapluies, Daniel ?
– Qu’y a-t-il de joli que la pluie, monsieur Federico ?
– La pneumonie. Allons, entre, ce que tu m'as demandé est prêt.
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Ville d'ombres
Je le dévisageai sans comprendre. M. Federico m'observait avec insistance, sans cesser de sourire. Je me bornai à faire un geste d'assentiment et le suivis à l'intérieur de son bazar aux merveilles. Dès que nous fûmes entrés, il me tendit un petit sac en papier kraft.
– Et maintenant, file, le fantoche qui surveille la librairie ne nous quitte pas des yeux.
Je glissai un regard à l'intérieur du sac. Il contenait un petit livre relié en cuir. Un missel. Le missel que Fermín avait à la main la dernière fois que je l'avais vu. M. Federico, en me poussant dehors, me fît signe de ne pas dire un mot. Une fois dans la rue, il retrouva sa sérénité et haussa la voix.
– Et rappelle-toi qu'il ne faut pas forcer le remontoir, sinon tu casseras encore le ressort, compris ?
– Soyez sans crainte, monsieur Federico, et merci.
En me rapprochant de l'agent en civil, je sentis que le nœud qui s'était formé dans mon estomac se serrait de plus en plus. Je passai devant l'homme et le saluai de la main qui tenait le sac remis par M.
Federico. Il me regardait d'un air vaguement intéressé. Je me glissai dans la librairie. Mon père se tenait derrière le comptoir, comme s'il n'avait pas bougé depuis mon départ. Ses yeux étaient tristes.
– Écoute, Daniel, pour tout à l'heure...
– Ne t'en fais pas. Tu avais raison.
– Tu trembles de froid.
J'acquiesçai, sans plus, et le vis partir chercher le thermos. J'en profitai pour m'éclipser dans l'arrière-boutique et examiner le missel. Le message de Fermín s'en échappa comme un papillon. Je le
rattrapai au vol.
460
L’ombre du vent
La feuille de papier à cigarettes était presque transparente et l'écriture minuscule, si bien que je dus la tenir à contre-jour pour pouvoir la déchiffrer, Cher Daniel
Ne croyez pas un mot de ce que disent les journaux, sur l'assassinat de Nuria Monfort. Comme toujours, c'est pur mensonge. Je suis sain et sauf, et caché en lieu sûr. N'essayez pas de me chercher ou de m'envoyer des messages. Détruisez ce mot dès que vous l'aurez lu. Pas besoin de l'avaler, il suffit de le brûler ou de le déchirer en mille morceaux. Je reprendrai contact avec vous, en faisant appel à mon ingéniosité habituelle et aux bons offices d'amis communs. Je vous prie de transmettre l'essence de ce message, en code et en toute discrétion, à l'élue de mon cœur. Vous, ne faites rien. Votre ami, le troisième homme,
F R d T.
Je relisais le message quand quelqu'un frappa à la porte du réduit.
– On peut ? demanda une voix inconnue.
Mon cœur bondit dans ma poitrine. Ne trouvant rien d'autre, je fis une boulette de la feuille de papier à cigarettes et l'avalai. Je tirai la chaîne et profitai du fracas de la chasse d'eau pour déglutir. Le papier avait le goût de cierge et de Sugus. En ouvrant la porte, je me trouvai face au sourire reptilien du policier qui quelques secondes plus tôt, était posté devant la librairie.
–Excusez-moi. Je ne sais pas si c'est d'entendre la pluie tomber toute la journée, mais j'étais au bord de pisser dans mon troc, sans parler du reste…
461
Ville d'ombres
– Je vous en prie, dis-je en lui cédant le passage.
Faites comme chez vous.
– Merci beaucoup.
L'agent, qui à la lumière de l'ampoule me parut ressembler à une belette, m'inspecta de haut en bas.
Son regard glauque comme un égout se posa sur le missel.
– Si je ne lis pas quelque chose, je n'y arrive pas, argumentai-je.
– Moi, c'est pareil. Et après ça, on dit que les Espagnols ne lisent pas. Vous me le prêtez ?
– Juste au-dessus de la chasse d'eau, il y a le dernier Prix de la Critique, proposai-je. Infaillible.
Je m'éloignai le plus dignement possible et rejoignis mon père qui était en train de me préparer un café au lait
– Qu'est-ce qu'il fait là ? l'interrogeai-je.
– Il m'a juré qu'il avait la colique. Qu'est-ce que je pouvais faire ?
– Le laisser dans la me, ça l'aurait réchauffé.
Mon père fronça les sourcils.
– Si tu n'y vois pas d'inconvénient, je monte.
– Bien sûr. Et mets des vêtements secs, sinon tu vas attraper une pneumonie.
L'appartement était froid et silencieux. J'allai dans la chambre et regardai par la fenêtre. Sous le porche de l'église Santa Ana, la seconde sentinelle n'avait pas quitté son poste. J'ôtai les vêtements mouillés et enfilai un pyjama épais et une robe de chambre qui avait appartenu à mon grand-père. Je m'allongeai sur le lit sans prendre la peine d'allumer et
m'abandonnai
à
la
pénombre
et
au
tambourinement de la pluie sur les carreaux. Je fermai les yeux et tentai de trouver l'image, le contact de la peau et l'odeur de Bea. Je n'avais pas fermé l'œil la nuit précédente, et la fatigue fit bientôt son effet.
462
L’ombre du vent
Dans mes rêves, la silhouette d'une Parque enveloppée de brume chevauchait au-dessus de Barcelone, lueur spectrale qui tombait sur les tours et les toits, tenant au bout de ses fils de deuil des centaines de petits cercueils blancs qui laissaient sur leur passage une traînée de fleurs sombres dont les pétales portaient, écrit avec du sang, le nom de Nuria Monfort.
Je me réveillai dans une aube grise qui filtrait par les vitres embuées. Je m'habillai chaudement et chaussai de gros souliers. Je sortis en silence dans le couloir pour traverser l'appartement presque à tâtons, me glissai par la porte et gagnai la rue. Au loin, les kiosques des Ramblas étaient déjà éclairés.
Je me dirigeai vers celui qui surnageait à l'embouchure de la rue Tallers et achetai la première édition du jour, qui sentait encore l'encre fraîche. J'en parcourus les pages à toute allure jusqu'à ce que je trouve la rubrique nécrologique. Le nom de Nuria Monfort était là, sous une croix d'imprimerie, et je sentis mon regard se brouiller. Je m'éloignai, le journal plié sous le bras, en quête d'obscurité.
L'enterrement était prévu pour l'après-midi, à quatre heures, au cimetière de Montjuïc. Je revins à la maison en faisant un détour. Mon père dormait toujours, et je retournai dans ma chambre. Je m'assis à ma table et sortis le stylo Meisterstück de son étui.
Je pris une feuille blanche et laissai la plume me guider. Dans main, elle n'avait rien à dire. Je cherchai en vain mots que je voulais offrir à Nuria Monfort, mais je fus incapable d'écrire ou de sentir quoi que ce soit, excepté cette terreur inexplicable que me causait son absence, le sentiment de la savoir disparue, arrachée d'un coup. Je sus qu'un jour elle reviendrait vers moi, des mois des années plus tard, que toujours je garderais son souvenir, quand je croiserais un 463
Ville d'ombres
inconnu, des images qui ne m'appartenaient pas, sans savoir si j'en étais digne. Tu n’es plus qu'ombres, pensai-je. Comme tu as vécu.
30
Peu avant trois heures de l'après-midi, sur le Paseo de Colón, je montai dans l'autobus qui devait me mener à Montjuïc. Derrière la vitre se dessinait la forêt de mâts et de pavillons qui flottaient dans la darse du port. L'autobus était presque vide. Quand il prit la route qui montât vers l'entrée est du grand cimetière de la ville, je restai le seul passager.
– A quelle heure passe le dernier bus ?
demandai-je au contrôleur avant de descendre.
– A quatre heures et demie.
Il me laissa aux portes de l'enceinte. Une avenue bordée de cyprès s'élevait dans la brume. Même de là, au pied de la montagne, on entrevoyait la ville infinie des morts qui escaladait le versant jusqu'au sommet pour continuer de l'autre côté. Avenues de tombes, allées de dalles, ruelles de mausolées, tours couronnées d'anges flamboyants, forêts de sépulcres se pressaient les unes contre les autres. La ville des morts était une fosse de palais, un ossuaire de mausolées monumentaux, gardés par des armées de statues en décomposition engluées dans la boue. Je 464
L’ombre du vent
respirai profondément avant de pénétrer dans le labyrinthe. Ma mère reposait à une centaine de mètres de ce chemin flanqué d’interminables tables rangées de mort et de désolation, À chaque pas je pouvais sentir le froid, le vide et le désespoir de ce lieu, l'horreur de son silence et des visages figés dans de vieux portraits abandonnés à la compagnie des cierges et des fleurs fanées. Je finis par distinguer au loin les lampes à gaz allumées autour d'une fosse. Les silhouettes d'une demi-douzaine de personnes s’alignaient en se découpant sur un ciel de cendre. Je pressai le pas et m'arrêtai quand je pus entendre les paroles du prêtre.
Le cercueil, un coffre en pin brut, était posé à même la boue. Deux fossoyeurs le gardaient, appuyés sur leurs pelles. J'examinai l'assistance. Le vieil Isaac, le gardien du Cimetière des Livres Oubliés, n'était pas venu à l'enterrement de sa fille. Je reconnus la voisine de palier, la tête secouée par les sanglots tandis qu'un homme à l'aspect défait la consolait en lui caressant le dos. Son mari, supposai-je. Près d'eux, une femme d'une quarantaine d'années, habillée de gris, tenait un bouquet de fleurs. Elle pleurait en silence, détournant ses yeux de la fosse et serrant les lèvres. Je ne l'avais jamais vue. A l'écart du groupe, engoncé dans une gabardine noire et tenant son chapeau derrière son dos, je vis le policier qui m'avait sauvé la vie la veille, Palacios. Il leva les yeux et m'observa quelques secondes sans qu'un trait de son visage le trahisse. Les paroles aveugles du prêtre, dépourvues de sens, étaient tout ce qui nous séparait du terrible silence. Je contemplai le cercueil, souillé de terre argileuse. J'imaginai Nuria Monfort couchée à l'intérieur, et c'est seulement quand l'inconnue me tendit une fleur de son bouquet que je me rendis compte de mes larmes. Je restai là, immobile, jusqu'à 465
Ville d'ombres
ce que le groupe se disperse et que, sur un signe du prêtre, les croque-morts s'apprêtent à faire leur travail à la lumière des lampes. Je glissai la fleur dans la poche de mon manteau et m'éloignai, incapable de prononcer l'adieu pour lequel j'étais venu.
La nuit commençait à tomber quand je parvins à la porte du cimetière, et je sus que j'avais raté le dernier autobus. Je me disposai à entreprendre une longue marche à l'ombre de la nécropole et m'engageai sur la route qui longeait le port pour rejoindre Barcelone. Une voiture noire stationnait à une vingtaine de mètres devant moi, phares allumés.
Le conducteur fumait une cigarette. Quand je tus tout près, Palacios ouvrit la portière et me fît signe de monter.
– Monte, je te rapprocherai de chez toi À cette heure-ci, tu ne trouveras ni autobus ni taxi.
J'hésitai un instant.
– Je préfère marcher.
– Ne dis pas de bêtises. Monte.
Il parlait d'un ton tranchant, comme quelqu'un qui l'habitude de commander et de se faire obéir sur-champ.
– S'il te plaît, ajouta-t-il.
Je montai, et le policier mit le moteur en marche.
– Enrique Palacios, dit-il en me tendant la main.
Je ne la serrai pas.
– Vous pouvez me déposer sur le Paseo de Colón.
La voiture démarra rapidement Nous fîmes une bonne partie du trajet sans desserrer les lèvres.
– Je veux que tu saches que je suis sincèrement désolé de ce qui est arrivé à Mme Monfort.
Dans sa bouche, ces mots me parurent une obscénité, une insulte.
466
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– Je vous remercie de m'avoir sauvé la vie l'autre jour, mais je dois vous dire aussi que je me fous que vous soyez désolé ou pas, monsieur Palacios.
– Je ne suis pas ce que tu penses, Daniel. Je voudrais t'aider.
– Si vous espérez que je vous dise où est Fermín vous pouvez me laisser ici même...
– Je me fiche complètement de l'endroit où est ton ami. Je ne suis pas en service.
Je ne dis rien.
– Tu ne me fais pas confiance, et je ne t'en veux pas. Mais au moins, écoute-moi. Toute cette affaire est allée trop loin. Cette femme n'aurait pas dû mourir. Je te demande de laisser tomber et d'oublier pour toujours cet homme, ce Carax.
– Vous en parlez comme si ça dépendait de ma volonté. Je ne suis qu'un spectateur. La pièce, c'est vous et vos chefs qui l'avez montée.
– Je suis fatigué des enterrements, Daniel. Je ne veux pas avoir à assister au tien.
– Tant mieux, parce que vous n'êtes pas invité.
– Je parle sérieusement.
– Moi aussi. Faites-moi le plaisir de vous arrêter et de me laisser ici.
– Nous serons au Paseo de Colon dans deux minutes.
– Ça m'est égal. Cette voiture pue la mort, comme vous. Laissez-moi descendre.
Palacios ralentit et s'arrêta sur le bas-côté. Je descendis et refermai violemment la portière, en évitant son regard. J'attendis qu'il s'éloigne, mais le policier ne se décidait pas à redémarrer. Je me retournai et vis qu’il baissait la vitre. Il me sembla lire sur son visage de la sincérité et même de la douleur, mais je refusai de leur accorder du crédit.
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Ville d'ombres
– Nuria Monfort est morte dans mes bras, Daniel, dit-il. Je crois que ses dernières paroles ont été un message pour toi.
– Qu'est-ce qu'elle a dit ? questionnai-je, en sentant ma voix se glacer. A-t-elle prononcé mon nom ?
– Elle délirait, mais je crois qu'elle parlait de toi.
A un moment, elle a dit qu'il y a des prisons pires que les mots. Ensuite, avant de mourir, elle m'a demandé de te dire de la laisser partir.
Je le regardai sans comprendre.
– Laisser partir qui ?
– Une certaine Pénélope. J'ai pensé que ce devait être ta fiancée.
Palacios détourna son regard et démarra dans le crépuscule. Je restai à contempler, déconcerté, les feux de la voiture se perdre dans la pénombre bleu et pourpre. Puis je pris le chemin du Paseo de Colon en me répétant les dernières paroles de Nuria Monfort sans en trouver le sens. Arrivé sur la place du Portal de la Paz, je m'arrêtai pour observer les quais proches de l'embarcadère des vedettes. Je m'assis sur les marches qui disparaissaient dans l'eau trouble, à l'endroit même où, une nuit qui remontait maintenant à des années, j'avais vu pour première fois Laín Coubert, l'homme sans visage.
– Il y a des prisons pires que les mots, murmurai-je.
Alors seulement je compris : le message de Nuria Monfort ne m'était pas destiné. Ce n'était pas moi qui devais laisser partir Pénélope. Ses dernières paroles ne s'adressaient pas à un étranger mais à l'homme qu'elle avait aimé en silence pendant quinze ans : Julián Carax.
468
L’ombre du vent
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Quand j'arrivai sur la place San Felipe Neri, il faisait déjà nuit noire. Un réverbère éclairait le banc sur lequel j'avais aperçu Nuria pour la première fois, désert et tatoué au canif de noms d'amoureux, d'insultes et de serments. Je levai les yeux vers les fenêtres de son logement, au troisième étage, et vis une lueur orangée et vacillante. Une bougie.
Je pénétrai dans la grotte obscure de l'entrée et montai l'escalier à tâtons. Un rai de lumière rougeâtre filtrait au bas de la porte entrouverte. Je posai la main sur la poignée et m'immobilisai pour écouter. Je crus entendre un murmure, une respiration entrecoupée qui provenaient de l'intérieur. Un instant, je crus qu'il me suffirait d'ouvrir pour la trouver en train de m'attendre, fumant près du balcon, jambes serrées et adossée au mur, à l'endroit même où je l'avais laissée. Avec précaution, craignant de la déranger, je poussai la porte et entrai. Les rideaux du balcon ondulaient dans la pièce. La silhouette était assise devant la fenêtre, le visage à contre-jour, une bougie allumée à la main. Une tache de clarté, brillante comme de la résine fraîche, glissa sur la peau pour tomber ensuite sur la poitrine. Isaac Monfort se retourna, te face ravagée de larmes.
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Ville d'ombres
– Je ne vous ai pas vu cette après-midi à l'enterrement, dis-je.
Il hocha la tête en silence et s'essuya les yeux du revers de son manteau.
– Nuria n'y était pas, murmura-t-il au bout d’un moment. Les morts ne viennent jamais à leur enterrement.
Il jeta un regard autour de lui, comme s’il voulait me signifier que sa fille était dans la pièce, assise près de nous dans la pénombre, et qu'elle nous écoutait.
– Savez-vous que je n'étais jamais venu ici ? dit-il. C'était toujours Nuria qui me rendait visite, « C'est plus commode pour vous, père, disait-elle. Pourquoi monter les escaliers ? » Moi je lui disais : « Très bien, si tu ne m'invites pas, je ne viendrai pas. » Et elle répondait : « Pas besoin d'invitation, père, c’est bon pour les étrangers. Vous pouvez venir quand vous voulez. » Cela ne m'est pas arrivé une seule fois en plus de quinze ans. Je lui répétais qu'elle avait choisi un mauvais quartier. Pas de lumière. Un vieil immeuble. Elle se bornait à acquiescer. Comme quand je lui disais qu'elle avait choisi une mauvaise vie. Pas d'avenir. Un mari sans métier et sans argent.
C'est étrange, cette manière que nous avons de juger les autres : c'est seulement quand ils viennent à nous manquer, quand on nous les prend, que nous découvrons à quel point notre mépris était misérable.
On nous les prend parce qu'ils n'ont jamais été à nous...
La voix du vieil homme, dénuée de son ironie habituelle, était désespérée et semblait venir d'aussi loin que son regard.
– Nuria vous aimait beaucoup, Isaac. N’en doutez pas un instant. Et je suis sûr qu'elle sentait bien que vous l'aimiez autant, improvisai-je.
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L’ombre du vent
Le vieil Isaac hocha de nouveau la tête. Il souriait, mais les larmes coulaient sans fin, silencieuses.
– Peut-être m'aimait-elle, à sa façon, comme je l’ai aimée à la mienne. Mais nous ne nous connaissions pas. Probablement parce que je ne l'ai jamais laissée me connaître, ou que je n'ai jamais su faire le premier pas. Nous avons passé notre vie comme deux étrangers qui se sont vus jadis tous les jours et continuent de se saluer poliment. Et je me dis que, peut-être, elle est morte sans me pardonner.
– Isaac, je vous assure...
– Daniel, vous êtes jeune et plein de bonne volonté, mais même si j'ai bu et si je ne sais plus ce que je dis, vous n'avez pas encore appris à mentir assez bien pour tromper un vieil homme au cœur ravagé de malheurs,
Je baissai les yeux.
– La police dit que l'homme qui l'a tuée est un ami à vous, aventura Isaac.
– La police ment.
Isaac acquiesça.
– Je sais.
– Je vous assure...
– Inutile, Daniel. Je suis convaincu que vous dites la vérité, m'interrompit Isaac, en tirant une enveloppe de la poche de son manteau.
– L'après-midi de sa mort, Nuria est venue me voir, comme elle le faisait autrefois. Je me souviens que nous avions l'habitude d'aller manger dans un café de la rue Guardia, où je la menais déjà quand elle était petite. Nous parlions toujours de livres, de livres anciens. Elle me racontait des choses de son travail, des choses insignifiantes, comme on en raconterait à un étranger dans un autobus... Un jour, elle m'a confié qu'elle avait l'impression de m'avoir déçu. Je 471
Ville d'ombres
lui ai demandé où elle avait péché cette idée absurde.
« Dans vos yeux, père, dans vos yeux. » Il ne m'est jamais venu à l'esprit que j'avais peut-être été pour elle une déception encore plus grande. Nous croyons parfois que les gens sont des billets de loterie : qu'ils sont là pour transformer en réalité nos absurdes illusions.
– Isaac, avec tout le respect que je vous dois, vous avez bu comme un cosaque, et vous racontez n'importe quoi.
– Le vin fait du sage un idiot et de l'idiot un sage. J'en sais assez pour comprendre que ma propre fille n'a jamais eu confiance en moi. Elle avait plus confiance en vous, Daniel, et elle ne vous avait vu que deux fois.
– Je vous assure que vous vous trompez.
– Cette dernière après-midi, elle m'a apporté cette enveloppe. Elle était très inquiète, préoccupée par quelque chose qu'elle n'a pas voulu m'avouer. Elle m'a prié de garder cette enveloppe et de vous remettre, s'il arrivait quelque chose.
– S'il arrivait quelque chose ?
– Ce sont les mots qu'elle a employés. Je l'ai vue si affolée que je lui ai proposé de nous rendre ensemble à la police : quel que soit le problème, nous trouverions bien une solution. Elle m'a répondu que la police était le dernier endroit où aller. Je l'ai suppliée de me révéler de quoi il s'agissait, mais elle m'a dit qu'elle devait partir et m'a fait promettre de vous donner cette enveloppe si elle ne revenait pas la chercher dans quelques jours. Elle m'a demandé de ne pas l'ouvrir.
Isaac me tendit l'enveloppe. Elle était ouverte.
– Je lui ai menti, comme toujours, dit-il.
J'inspectai l'enveloppe. Elle contenait une liasse de feuilles couvertes d'une écriture manuscrite.
472
L’ombre du vent
– Vous les avez lues ?
Lentement, le vieil homme acquiesça.
– Que disent-elles ?
Le vieil homme leva son visage vers moi. Ses lèvres tremblaient. Il me parut avoir vieilli de cent ans depuis notre dernière rencontre.
– C'est l'histoire que vous cherchiez, Daniel.
Celle d'une femme que je n'ai jamais connue, et pourtant elle portait mon nom et mon sang.
Maintenant, l’histoire vous appartient.
Je glissai l'enveloppe dans la poche de mon manteau,
– Si vous le voulez bien, je vais vous prier de me laisser seul avec elle. Tout à l'heure, pendant que je lisais ces pages, j'ai eu l'impression de la retrouver.
Malgré tous mes efforts, je n'arrive à me la rappeler que petite fille. Enfant, elle était très secrète, vous savez ? Elle observait tout d'un air pensif et ne riait jamais. Ce qu'elle aimait le plus, c'était qu'on lui raconte des histoires. Elle me demandait de lui en lire, mais je suis sûr qu'aucune petite fille n'a jamais appris à lire aussi tôt. Elle disait qu'elle voulait devenir écrivain et rédiger des encyclopédies et des traités d'histoire et de philosophie. Sa mère prétendait que tout ça était ma faute, que Nuria m'adorait et que, comme elle pensait que son père n'aimait que les livres, elle voulait en écrire pour que son père l'aime aussi.
– Isaac, je ne trouve pas que ce soit une bonne idée de rester seul ce soir. Pourquoi ne venez-vous pas avec moi ? Vous passerez la nuit à la maison, comme ça mon père vous tiendra compagnie.
Isaac refusa de nouveau.
– J'ai à faire, Daniel. Rentrez chez vous, et lisez ces pages. Elles vous appartiennent.
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Ville d'ombres
Le vieil homme détourna les yeux, et je me dirigeai vers la porte. J'étais sur le seuil quand j'entendis sa voix, à peine un chuchotement.
– Daniel ?
– Oui.
– Soyez très prudent.
Dans la rue, il me sembla que les ténèbres rampaient sur les pavés et me collaient aux talons. Je pressai l'allure et ne ralentis pas le rythme jusqu'à l'appartement. Je trouvai mon père rencogné dans son fauteuil, un livre ouvert sur les genoux. C'était un album de photos. En me voyant, il se redressa avec une expression de soulagement, comme s'il se sentait libéré de tout le poids du ciel.
– J'étais inquiet. Comment s'est passé l’enterrement ?
Je haussai les épaules, et mon père hocha la tête d'un air grave, sans insister.
– Je t'avais préparé à dîner. Si tu veux, réchauffe et...
– Merci, je n'ai pas faim. J'ai déjà mangé.
Il me regarda dans les yeux et hocha derechef la tête. Il se retourna et ramassa les assiettes disposées sur la table. Alors, sans bien savoir pourquoi, je m'approchai de lui et le serrai dans mes bras. Je sentis que mon père, surpris, m'étreignait à son tour.
– Daniel, tu te sens bien ?
Je ne l'en serrai que plus fort.
– Je t'aime, murmurai-je.
Les cloches de la cathédrale sonnaient quand je commençai la lecture du manuscrit de Nuria Monfort. Sa petite écriture, parfaitement formée, me rappela l’ordre qui régnait sur son bureau, comme si elle avait cherché dans les mots la paix et la sécurité que la n'avait pas voulu lui accorder.
1933 – 1955
Nuria Monfort : mémoire des
revenants
1
Il n'y a pas de seconde chance, sauf pour le remords. Julián Carax et moi nous sommes rencontrés à l'automne 1933. Je travaillais alors pour l'éditeur Toni Cabestany. M. Cabestany l'avait découvert en 1927, lors d'un de ses voyages de
« prospection éditoriale » à Paris. Julián gagnait sa vie en jouant du piano l'après-midi dans une maison close et écrivait la nuit La tenancière, une certaine Irène Marceau, était en relations avec la plupart des éditeurs parisiens, et grâce à ses interventions, ses faveurs ou ses menaces, Julián avait réussi à publier plusieurs romans dans différentes mates avec des résultats commerciaux désastreux. Cabestany avait acquis les droits exclusifs pour l'édition de l'œuvre de Carax en Espagne et en Amérique du Sud en échange d'une somme dérisoire qui incluait la traduction en espagnol par l'auteur lui-même des textes orignaux rédigés en français. Il espérait vendre trois mille exemplaires par livre, mais les premiers titres qu'il publia en Espagne furent un échec retentissant : il se vendit à peine une centaine d'exemplaires de chacun.
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L’ombre du vent
Malgré les mauvais résultats, nous recevions tous les ans un nouveau manuscrit de Julián que Cabestany accepta sans sourciller, expliquant qu'il avait pris un engage ment avec l'auteur, que les bénéfices n'étaient pas tout et qu'il fallait encourager la bonne littérature.
Un jour, intriguée, je lui demandai pourquoi il continuait à publier des romans de Julián Carax et à perdre de l'argent. Pour toute réponse, Cabestany alla à sa bibliothèque, prit un livre de Julián et m'invita à le lire. Ce que je fis. Deux semaines plus tard, je les avais tous dévorés. Cette fois ma question fut : comment se pouvait-il que nous en vendions si peu ?
– Je ne sais pas, dit Cabestany. Mais nous continuerons.
Cela me parut un geste noble et admirable qui ne cadrait pas avec l'image d'Harpagon que je m'étais faite de M. Cabestany. Peut-être l'avais-je mal jugé.
Le personnage de Julián Carax m'intriguait de plus en plus. Tout ce qui le concernait était nimbé de mystère. Une ou deux fois par mois, voire plus, quelqu'un appelait pour demander son adresse. Je me rendis vite compte qu'il s'agissait de la même personne sous des noms différents. Je me bornais à lui répéter ce qui figurait sur les couvertures des livres, à savoir que Julián Carax vivait à Paris. Avec le temps, l'homme cessa d'appeler. A toutes fins utiles, j'avais fait disparaître l'adresse de Carax des archives de la maison d'édition. Étant la seule à lui rire, je la connaissais par cœur. Des mois plus tard, je tombai par hasard sur les relevés comptables que l'imprimerie envoyait à M. Cabestany. En les parcourant, je m'aperçus que la totalité les éditions des livres de Julián Carax était financée par m individu étranger à l'entreprise et dont je n'avais jamais entendu parler : Miquel Moliner. Mieux : les 479
Nuria Monfort : mémoire de revenants coûts d'impression étaient fortement inférieurs à ceux facturés à M. Moliner. Les chiffres ne mentaient pas : la maison d'édition faisait de l'argent en imprimant des livres qui allaient directement s'entasser dans un entrepôt. Je n'eus pas le courage d'enquêter plus avant sur les indélicatesses financières de M. Cabestany. Je craignais de perdre ma place. Je notai seulement l'adresse à laquelle nous envoyions les factures établies au nom de Miquel Moliner, un hôtel particulier de la rue Puertaferrisa.
Je conservai cette adresse pendant des mois avant de me décider à m'y rendre. Finalement, ma conscience n'en pouvant plus, je m'y présentai, dans l'intention de dire à M. Moliner que Cabestany le lait. Il sourit et me dit qu'il le savait.
– Chacun fait ce pour quoi il est fait Je lui demandai si c'était lui qui avait si souvent appelé pour connaître l'adresse de Carax. Il me dit que non et, la mine préoccupée ajouta que je ne devais donner cette adresse à personne. Jamais.
Miquel Moliner était un homme énigmatique. Il vivait seul dans un hôtel particulier lugubre, presque en ruine qui faisait partie de l'héritage de son père, un industriel enrichi dans le commerce des armes et, disait-on, la fabrication des guerres. Loin de vivre dans le luxe, Miquel menait une existence monacale, consacrant cet argent qui, pour lui, était taché de sang, à restaurer musées, cathédrales, écoles, bibliothèques, hôpitaux, et à faire en sorte que les œuvres de son ami de jeunesse, Julián Carax, soient publiées dans sa ville natale.
– J'ai trop d'argent, et je n'ai pas d'autre ami que Julián, disait-il pour toute explication.
Il n'entretenait guère de relation avec ses frères ni avec le reste de sa famille, dont il parlait comme s'il s'agissait d'étrangers. Il ne s'était pas marié et sortit 480
L’ombre du vent
rarement de la demeure, dont il n'occupait que le dernier étage. Il avait là son bureau, ou il travaillait fiévreusement, écrivant des articles et des chroniques pour divers journaux et revues de Madrid et de Barcelone, traduisant des livres techniques de l'allemand
et
du
français,
corrigeant
des
encyclopédies et des manuels scolaires... Miquel Moliner était dévoré par une culpabilité qu'il soignait par le travail, et même s'il respectait, voire enviait l'oisiveté des autres, il la fuyait comme la peste. Loin de se vanter de son éthique du travail, il plaisantait sur cette frénésie de production et la décrivait comme une forme mineure de la lâcheté.
– Pendant qu'on travaille, on ne regarde pas la vie dans les yeux.
Nous devînmes bons amis presque sans nous en rendre compte. Nous avions beaucoup de choses en commun, peut-être trop. Miquel me parlait de livres, de son cher docteur Freud, de musique, mais surtout de son vieux camarade Julián. Nous nous voyions presque toutes les semaines. Miquel me racontait des histoires du temps de Julián au collège San Gabriel. Il conservait une collection de vieilles photos, de récits écrits par son ami adolescent. Miquel entretenait un culte pour Julián et, à travers ses paroles et ses souvenirs, j'appris à découvrir celui-ci, à en recréer une image dans l'absence. Un an après notre première rencontre, Miquel m'avoua qu'il était amoureux de moi. Je ne voulus pas le blesser, ni non plus lui mentir. Mentir à Miquel était impossible. Je lui répondis que j'avais beaucoup d'estime pour lui, qu'il m'était devenu très proche, mais que je ne l'aimais pas d'amour. Miquel me dit qu'il le savait.
– Tu es amoureuse de Julián, mais tu l'ignores encore.
481
Nuria Monfort : mémoire de revenants En août 1933, Julián m'écrivit pour m'annoncer qu'il avait pratiquement terminé le manuscrit d'un nouveau roman, intitulé Le Voleur de cathédrales.
Cabestany avait plusieurs contrats à renouveler en septembre avec Gallimard. Depuis des semaines, il était paralysé par une attaque de goutte et, pour me récompenser de mon zèle, il décida que j'irais en France à sa place négocier les nouveaux contrats et, en même temps, rencontrer Julián Carax pour prendre le nouveau livre. J'écrive à Julián en lui annonçant ma venue pour la mi-septembre et en lui demandant s'il pouvait me recommander un hôtel modeste et d'un prix acceptable. Julián répondit que je pouvais m'installer chez lui, un petit logement du quartier Saint-Germain, et économiser l'argent de l'hôtel pour d'autres dépenses. La veille de mon départ j'allai voir Miquel et lui demandai s'il avait un message pour Julián. Il hésita longtemps, puis me dit que non.
La première fois que je vis Julián en chair et en os, ce fut à la gare d'Austerlitz. L'automne était tombé sur Paris en traître, et la gare était noyée dans le brouillard. J'attendais sur le quai pendant que les autres voyageurs se dirigeaient vers la sortie. Je me retrouvai vite seule, et avisai un homme engoncé dans un imperméable noir, posté au bout du quai, qui me dévisageait derrière la fumée de sa cigarette. Au cours du voyage, je m'étais souvent demandé comment je reconnaîtrais Julián. Les photos que j'avais vues dans la collection de Miquel Moliner dataient d'au moins treize ou quatorze ans. Je regardai partout. Le quai était désert, à l'exception de cette silhouette et de moi. Je remarquai que l'homme n'observait avec une certaine curiosité, attendant peut-être, comme moi, quelqu'un d'autre. Ce ne pouvait être Julián. D'après ce que je savais, il avait 482
L’ombre du vent
alors trente-deux ans, et cet homme semblait plus âgé. Ses cheveux étaient gris, son visage exprimait la tristesse ou la fatigue. Trop pâle et trop maigre. Ou était-ce seulement l'effet du brouillard et du voyage épuisant ? Je m'étais accoutumée à l'image d'un Julián adolescent. Je m'approchai de l'inconnu avec circonspection et le regardai dans les yeux.
– Julián ?
L'étranger sourit et fit signe que oui. Julián avait le plus beau sourire du monde.
Il habitait une mansarde dans le quartier Saint-Germain. Le logement se limitait à deux pièces : la plus grande, avec une cuisine minuscule, donnait sur un petit balcon d'où l'on voyait les tours de Notre-Dame émerger d'une jungle de toits et de brume. La chambre à coucher n'avait pas de fenêtre et ne comportait qu'un ht d'une personne. Les cabinets étaient au fond du couloir et il les partageait avec les autres locataires. L'ensemble n'atteignait pas la surface du bureau de M. Cabestany. Julián avait fait le ménage à fond et tout préparé pour m'accueillir avec simplicité et confort Je fis semblant d'être ravie de son logement qui sentait encore la cire et le désinfectant, dispensés avec plus d'énergie que de savoir-faire. Les draps étaient neufs. Je vis qu'ils portaient des motifs imprimés, des dragons et des châteaux. Des draps d'enfant. Julián s'excusa en expliquant qu'il les avait achetés à un prix défiant toute concurrence, mais qu'ils étaient de première qualité. Ceux qui n'étaient pas décorés coûtaient le double et, argumenta-t-il, étaient plus ennuyeux.
Dans la pièce principale, une vieille table faisait face à la vue sur les tours de Notre-Dame. Dessus étaient posées la vieille machine à écrire Underwood acquise avec l'avance consentie par Cabestany et deux piles, l'une de feuillets vierges, l'autre de feuillets 483
Nuria Monfort : mémoire de revenants écrits au recto et au verso. Julián partageait son logis avec un énorme chat blanc qu'il appelait Kurtz. Le félin m'observait avec méfiance en se léchant les griffes aux pieds de son maître. Je dénombrai deux chaises, un portemanteau et guère plus. Et des livres.
Des livres tapissant les murs, du sol au plafond, sur deux rangées. Pendant que j'inspectais les lieux, Julián soupira.
– Il y a un hôtel à deux rues d'ici. Propre, bon marché et respectable. Je me suis permis d'y réserver une chambre... J'hésitai, mais j'avais peur de le vexer.
– Je serai très bien ici, à condition, bien sûr, ne soit pas trop gênant pour toi et pour Kurtz.
Kurtz et Julián échangèrent un regard. Julián fit signe que non, et le chat imita son geste. Je n'avais pas réalisé à quel point ils se ressemblaient Julián insista pour me céder la chambre à coucher. Il prétendit qu'il ne dormait presque pas et qu'il s'installerait dans la pièce principale sur un lit de camp prêté par son voisin, M. Darcieu, un vieil illusionniste qui lisait dans la main des demoiselles en se faisant payer d'un baiser. Cette première nuit, je m'endormis comme une masse, épuisée par le voyage. Je me réveillai à l'aube et découvris que Julián était sorti. Kurtz dormait sur la machine à écrire de son maître. Il ronflait comme un gros chien.
Je m'approchai de la table et vis le manuscrit du nouveau roman que j'étais venue chercher.
Le Voleur de cathédrales
Sur la première page, comme sur tous les romans de Julián, figurait la dédicace, écrite à la main :
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L’ombre du vent
Pour P
Je fus tentée de commencer à le lire. J'étais sur le point de prendre la deuxième page quand je m'aperçus que Kurtz me surveillait du coin de l'œil.
Comme je l'avais vu faire à Julián, je fis non de la tête. Le chat fit la même chose, et je remis la feuille à sa place. Au bout d'un moment, Julián apparut avec du pain frais, un thermos de café et du fromage blanc.
Nous prîmes le petit déjeuner sur le balcon. Julián parlait tout le temps, mais il fuyait mon regard. A la lumière de l'aube, je lui trouvai l'air d'un vieil enfant.
Il s'était rasé et avait revêtu ce que je supposai être son seul costume décent, un complétée coton beige, usé mais élégant. Je l'écoutai me parler des mystères de Notre-Dame, d'une prétendue barque fantôme qui voguait la nuit sur la Seine pour recueillir les âmes des amants désespérés qui s'étaient suicidés en se jetant dans l'eau glacée, de mille et une histoires fantastiques qu'il inventait au fur et à mesure de manière à ne pas me laisser le temps de poser des questions. Je le contemplais en silence, acquiesçant, cherchant en lui l'auteur des livres que je connaissais presque par cœur à force de tant les relire, le garçon que Miquel Moliner m'avait si souvent décrit.
– Combien de temps vas-tu rester à Paris ?
demanda-t-il.
J'estimais que mes tractations avec Gallimard me prendraient deux ou trois jours. J'avais mon premier rendez-vous dans l'après-midi. Je lui dis que je pensais consacrer deux jours à visiter la ville, avant de rentrer à Barcelone.
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Nuria Monfort : mémoire de revenants
– Paris exige plus de deux jours, dit Julián. Il ne se livre pas comme ça.
– Je ne dispose pas de plus de temps, Julián. M.
Cabestany est un patron généreux, mais tout a une limite...
– Cabestany est un pirate, mais même lui sait que Paris ne se visite pas en deux jours, ni en deux mois, ni en deux ans.
– Je ne peux pas rester deux ans à Paris, Julián.
Julián me regarda longuement et me sourit :
– Pourquoi pas ? Quelqu'un t'attend ?
Les discussions avec Gallimard et les visites de politesse à divers éditeurs avec qui Cabestany avait des contrats me prirent trois jours pleins, comme je l'avais prévu. Julián m'avait pourvu d'un guide et garde du corps, un garçon nommé Hervé qui avait tout juste treize ans et connaissait la ville comme sa poche. Hervé m'accompagnait de porte en porte, tenait à m'indiquer dans quels cafés manger un sandwich,
quelle
rue
éviter,
quels
passages
emprunter. Il m'attendait pendant des heures devant les bureaux des éditeurs sans perdre le sourire et sans accepter le moindre pourboire. Hervé baragouinait un espagnol comique, mêlé d'italien et de portugais.
– Signore Carax ya me a pagato con tuoda gènerosidade por meus serviçios...
D'après ce que je pus déduire, Hervé était l'orphelin d'une dame de l'établissement d'Irène Marceau et vivait dans la mansarde de celle-ci. Julián lui avait appris à lire, écrire et jouer du piano. Le dimanche, il l'emmenait au théâtre ou au concert.
Hervé idolâtrait et semblait prêt à faire n'importe quoi pour lui, y compris me guider jusqu'au bout du monde si nécessaire. Le troisième jour, il me demanda si j'étais la fiancée signore Carax. Je lui dis que non, juste une amie de passage. Il sembla déçu.
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L’ombre du vent
Julián passait presque toutes les nuits éveillé, assis à sa table avec Kurtz sur les genoux, corrigeant des pages ou regardant simplement, au loin, les tours de Notre-Dame. Une nuit que je ne pouvais pas dormir non plus, à cause du bruit de la pluie qui criblait le toit, je le rejoignis dans la pièce principale.
Nous nous regardâmes sans rien dire, et Julián m'offrit une cigarette. Puis, quand la pluie eut cessé, je lui demandai qui était P.
—Penélope, répondit-il.
Je le priai de me parler d'elle, de ces quatorze années d'exil à Paris. A mi-voix, dans la pénombre, Julián me raconta que Penélope était la seule femme qu'il ait jamais aimée.
Une nuit de l'hiver 1921, Irène Marceau avait trouvé Julián Carax errant dans les rues, incapable de se rappeler son nom et vomissant du sang. Il n'avait sur lui que quelques pièces de menue monnaie et des pages pliées, écrites à la main. Après les avoir lues, elle avait cru qu'elle était tombée sur un auteur célèbre, ivre mort, et qu'un éditeur généreux la récompenserait peut-être, quand il aurait repris conscience. Telle était du moins sa version, mais Julián savait qu'elle lui avait sauvé la vie par pitié. Il avait passé six mois dans une chambre du dernier étage du bordel d'Irène, en reprenant des forces. Les médecins avaient prévenu la matrone que si cet individu retombait malade, ils ne répondraient de lui.
Il s'était détruit l'estomac le foie, et il devrait vivre le reste de ses jours sans pouvoir se nourrir d'autre chose que de lait, de fromage blanc et de pain de mie.
Quand Julián avait recouvré la parole, Irène lui avait demandé qui il était.
– Personne, avait répondu Julián.
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Nuria Monfort : mémoire de revenants
– Eh bien, personne ne vit à mes crochets.
Qu'est-ce que tu sais faire ?
Julián avait dit qu'il savait jouer du piano.
– Montre-moi ça.
Julián s'était mis au piano du salon et, devant une assistance intriguée de quinze très jeunes demoiselles en petite tenue, il avait interprété un nocturne de Chopin. Elles avaient toutes applaudi, sauf Irène qui avait affirmé qu'il s'agissait d'une musique de morts et qu'elles étaient au service des vivants. Julián lui avait joué un ragtime et des airs d'Offenbach.
—Voilà qui est mieux.
Son nouveau travail lui assurait un salaire, un toit et deux repas par jour.
Il avait survécu à Paris grâce à la charité d'Irène Marceau, seule personne qui l'encourageât à écrire.
Elle aimait les romans sentimentaux et les biographies de saints et martyrs qui l’intriguaient énormément. D'après elle, le problème de Julián était qu’il avait le cœur empoisonné, raison pour laquelle il ne pouvait écrire que ces histoires d'épouvante et de ténèbres. Pourtant, elle lui avait trouvé un éditeur pour ses premiers romans et lui avait procuré cette mansarde où il se cachait du monde. Elle l'habillait et l'emmenait prendre l'air et le soleil, elle lui achetait des livres et lui demandait de l'accompagner à la messe tous les dimanches avant une promenade au Tuileries. Irène Marceau le maintenait en vie sans rien exiger d'autre que son amitié et la promesse de continuer à écrire. Avec le temps, elle lui avait permis de faire venir une de ses filles dans la mansarde, même si ce n'était que pour dormir l'un contre l'autre.
Irène riait en disant qu'elles se sentaient presque aussi seules que lui et avaient surtout besoin d'un peu de tendresse.
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L’ombre du vent
—Mon voisin, M. Darcieu, me tient pour l'homme le plus heureux du monde.
Je lui demandai pourquoi il n'était jamais retourné à Barcelone retrouver Penélope. Il s'enferma dans un long silence et, quand je cherchai son visage dans l'obscurité, je le découvris baigné de larmes.
Sans bien savoir ce que je faisais, je m'agenouillai près de lui et le serrai dans mes bras. Nous restâmes ainsi, enlacés sur cette chaise, jusqu'à ce que l'aube nous surprenne. Je ne sais lequel donna le premier baiser, ni si cela a de l'importance. Je sais que nos lèvres se joignirent et que je me laissai caresser sans me rendre compte que je pleurais aussi, ni sans savoir pourquoi. Ce matin-là, et tous ceux qui suivirent pendant les deux semaines que je passai avec Julián, nous nous aimâmes à même le sol, en silence. Puis, assis dans un café ou nous promenant dans les rues, je le regardais dans les yeux sans jamais avoir besoin de lui demander s'il continuait d'aimer Penélope. Je me souviens que, ces jours-là, j'appris à haïr cette fille de dix-sept ans (parce que, pour moi, Penélope a toujours eu dix-sept ans) que je n'avais jamais rencontrée et dont je commençais à rêver. J'inventai mille et une excuses pour télégraphier à Cabestany et prolonger mon séjour. Je ne m'inquiétais plus de perdre mon emploi et l'existence que j'avais laissée à Barcelone. Je me suis souvent demandé si c'était parce que ma vie était tellement vide qu'en arrivant à Paris j'étais tombée dans les bras de Julián, comme les filles d'Irène Marceau qui mendiaient un peu de tendresse faute de mieux. Je sais seulement que ces deux semaines ont été le seul moment de ma vie où je me suis sentie vraiment moi-même, où j'ai compris, avec cette absurde clarté des choses inexplicables, que je ne pourrais jamais aimer un autre homme 489
Nuria Monfort : mémoire de revenants comme j'aimais Julián, même si je passais le reste de mes jours à essayer.
Un jour, Julián s'endormit dans mes bras, épuisé. L'après-midi précédente, en passant devant la vitrine d'un prêteur sur gages, j'avais vu un stylo qui était exposé là depuis des années et dont le boutiquier assurait qu'il avait appartenu à Victor Hugo. Julián était trop démuni pour l’acheter, mais il le regardait tous les jours. Je m'habillai en silence et descendis à la boutique. Le stylo coûtait une fortune que je n'avais pas sur moi, mais le vendeur me dit qu'il accepterait un chèque en pesetas tiré sur n'importe quelle banque espagnole ayant une agence à Paris.
Avant de mourir, ma mère m'avait fait promettre d'économiser au fil des ans pour que je puisse m'acheter une robe de mariée. Le stylo de Victor Hugo me priva de voile et de couronne de fleurs d'oranger, et j'avais beau savoir que c'était une folie, jamais je n'ai dépensé mon argent avec plus de plaisir. En sortant de la boutique avec l'étui contenant l'instrument fabuleux, je m'aperçus qu'une femme me suivait. Une dame très élégante, les cheveux platinés et les yeux les plus bleus que j'aie jamais vus. Elle s’approcha et se présenta. C'était Irène Marceau, la protectrice de Julián. Hervé, mon petit guide, lui avait parlé de moi. Elle voulait juste me connaître : étais-je la femme que Julián avait attendue pendant toutes ces années ? Je n'eus pas besoin de lui expliquer, Irène se borna à hocher la tête et à me donner un baiser sur la joue. Je la vis s'éloigner dans la rue, et je sus alors que Julián ne serait jamais à moi, que je l'avais perdu avant même de commencer. Je revins à la mansarde, l'étui caché dans mon sac. Réveillé, Julián m'attendait. Je me déshabillai sans rien dire et nous fîmes l'amour pour la dernière fois. Quand il me demanda pourquoi je 490
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pleurais, je répondis que c'étaient des larmes de bonheur. Plus tard, pendant que Julián descendait chercher quelque chose à manger, je fis mes bagages et laissai l'étui avec le stylo sur la machine à écrire. Je mis le manuscrit du roman dans ma valise et partis avant le retour de Julián. Sur le palier, je rencontrai M. Darcieu, le vieil illusionniste qui lisait dans la main des demoiselles en se faisant payer d'un baiser.
Il me prit la main gauche et m'observa avec tristesse.
– Vous avez du poison dans le cœur, mademoiselle.
Quand je voulus m'acquitter selon son tarif habituel, il refusa avec douceur, et ce fut lui qui me baisa la main.
J'arrivai à la gare d'Austerlitz à midi, juste à temps pour prendre le train de Barcelone. Le contrôleur qui me vendit mon billet me demanda si je me sentais bien. Je fis signe que oui et m'enfermai dans le compartiment. Le train s'ébranlait déjà quand, regardant par la fenêtre, j'aperçus la silhouette de Julián sur le quai, au même endroit où je l'avais vu pour la première fois. Je fermai les yeux et ne les rouvris que lorsque le train eut laissé derrière lui la gare et cette ville magique où je ne pourrais jamais revenir. Ce jour-là était celui de mes vingt-quatre ans, et je sus que le meilleur de ma vie était resté derrière moi.
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Nuria Monfort : mémoire de revenants 2
A mon retour de Paris, je laissai passer un temps avant de revoir Miquel Moliner. J'avais besoin de m'ôter Julián de la tête et sentais que je ne saurais que répondre si Miquel me posait des questions sur lui. Quand nous nous retrouvâmes, je n'eus pas besoin de lui dire quoi que ce soit. Miquel me regarda dans les yeux et se borna à esquisser un signe d'acceptation. Il me parut plus maigre qu'avant mon départ, son visage était d'une pâleur presque maladive, et j'attribuai cela à l'excès de travail. Il m'avoua qu'il traversait des difficultés économiques.
Il avait dépensé la quasi-totalité de son héritage dans ses donations philanthropiques, et les avocats de ses frères tentaient de le déloger DE l'hôtel particulier en arguant d'une clause du testament du vieux Moliner, selon laquelle Miquel ne pourrait jouir de cette demeure qu'à condition de la maintenir en bon état et de justifier de sa solvabilité. Dans le cas contraire, l'hôtel particulier de la me Puertaferrisa reviendrait à ses fières,
– Même à l'article de la mort, mon père avait compris que je dépenserais son argent jusqu'au dernier centime pour tout ce qu'il avait détesté dans la vie.
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Ses revenus de chroniqueur et traducteur étaient loin de lui permettre d'entretenir semblable résidence.
– La difficulté n'est pas de gagner de l'argent, se lamentait-il. La difficulté est de le gagner en faisant quelque chose qui en vaille la peine.
Je le soupçonnais de boire en cachette. Parfois, mains tremblaient. J'allais chez lui tous les dimanches et l'obligeais à sortir, à quitter sa table de travail et ses encyclopédies. Je savais que me voir le faisait souffrir. Il se comportait comme s'il ne se souvenait pas de sa proposition de mariage ni de mon refus, mais je surprenais son regard quand il m'observait, et j'y lisais le désir et le regret : un regard de vaincu. L'unique excuse que je trouvais à ma cruauté était purement égoïste : Miquel était le seul à connaître la vérité sur Julián et Penélope Aldaya.
Au cours de ces mois que je passai loin de Julián, Penélope Aldaya était devenue un fantôme qui dévorait mes rêves et mes pensées. Je me souvenais encore de l'expression de déception sur le visage d'Irène Marceau quand elle avait compris que je n'étais pas la femme que Julián attendait. Penélope Aldaya, par son absence déloyale, se révélait une ennemie trop puissante pour moi. Invisible, je l'imaginais parfaite, telle une lumière qui me reléguait dans l'ombre, moi, indigne, vulgaire, trop physiquement présente. Je n'avais jamais pensé que l'on puisse haïr à ce point, et malgré soi, quelqu'un que l'on ne connaissait même pas, quelqu'un que l'on n'avait jamais vu. Je croyais, je suppose, qu'il me suffirait de me trouver face à face avec elle, de constater qu'elle était bien faite de chair et d'os, pour que le maléfice se brise et que Julián soit de nouveau libre. Et moi avec lui. Je voulus croire que c'était une 493
Nuria Monfort : mémoire de revenants question de temps, de patience. Tôt ou tard, Miquel me dirait la vérité. Et la vérité me délivrerait.
Un jour que nous nous promenions dans le cloître de la cathédrale, Miquel reparla de ses sentiments pour moi. Je le regardai et vis un homme seul et sans espoir. Je n'ignorais pas ce que je faisais quand je l'emmenai chez moi et le laissai me séduire.
Je savais que je lui mentais et qu'il le savait aussi, mais je n'avais rien d’autre au monde. C'est ainsi, par désespérance, que nous devînmes amants. Je voyais dans ses yeux ce que j'aurais voulu voir dans ceux de Julián. Je savais qu'en me donnant à lui je me vengeais de Julián, de Penélope et de tout ce qui m'était refusé. Miquel, malade de désir et de solitude, était conscient que notre amour était une comédie, et même ainsi, il ne pouvait me laisser partir. Il buvait de plus en plus et, souvent, ne parvenait à me posséder qu'à grand-peine. Il s'en sortait par des plaisanteries amères : après tout, prétendait-il, nous étions devenus un couple exemplaire dans un temps record. Nous nous faisions mutuellement du mal par dépit et par lâcheté. Une nuit, presque un an après mon retour de Paris, je lui demandai de me dire la vérité sur Penélope. Miquel avait bu, et il devint violent, comme jamais je ne l'avais vu auparavant.
Écumant de rage, il m’insulta et m'accusa de ne l'avoir jamais aimé, d'être une vulgaire prostituée. Il m'arracha les vêtements, voulut me forcer, et je m'allongeai en m'offrant sans résistance et en pleurant silencieusement. Miquel se décomposa et me supplia de lui pardonner. Comme j'aurais voulu pouvoir l'aimer, lui et non Julián, et choisir de rester près de lui ! Mais je ne le pouvais pas. Nous nous éteignîmes dans l'obscurité, et je lui demandai pardon pour tout le mal que je lui faisais. Il me dit alors que, si c'était vraiment ce que je voulais, il allait 494
L’ombre du vent
me raconter la vérité su Penélope Aldaya. Même là-
dessus, je m'étais trompée.
Ce dimanche de 1919, quand Miquel Moliner était venu à la gare de France remettre à son ami Julián le billet pour Paris et lui faire ses adieux, il savait déjà que Penélope ne serait pas au rendez-vous. Il savait que l’avant-veille, lorsque M. Ricardo Aldaya était rentré de Madrid, sa femme lui avait avoué qu’elle avait surpris Julián et leur fille dans la chambre de Jacinta, la gouvernante. Jorge Aldaya révéla à Miquel ce qui s'était passé ensuite, en lui faisant jurer de n'en jamais parler à personne.
Apprenant la nouvelle, M. Ricardo avait été pris d'une explosion de colère et s'était précipité avec des hurlements de dément dans la chambre de Penélope, qui s'était enfermée à clef et pleurait de terreur. M.
Ricardo avait défoncé la porte à coups de pied et trouvé sa fille à genoux, implorant son pardon. Il lui avait asséné une gifle qui l’avait précipitée à terre.
Jorge n'était pas capable de répéter les paroles qu'avait proférées son père dans sa rage. Tous les membres de la famille et les domestiques attendaient en bas, apeurés, ne sachant que faire. Jorge s'était réfugié dans sa chambre, dans le noir, mais, même là, les cris de M. Ricardo le poursuivaient. Jacinta avait été renvoyée sur-le-champ. M. Ricardo n'avait pas seulement daigné la voir. Il avait ordonné aux domestiques de la chasser de la maison, en les menaçant du même sort si l'un d'eux reprenait le moindre contact avec elle.
Lorsque M. Ricardo était descendu dans la bibliothèque, il était déjà minuit. Il avait enfermé Penélope à clef dans ce qui avait été la chambre de Jacinta et interdit formellement de monter la voir. De son refuge, Jorge entendait ses parents discuter à l'étage du dessous. Le docteur était venu au lever du 495
Nuria Monfort : mémoire de revenants jour. Mme Aldaya l'avait conduit dans la chambre où l'on retenait Penélope prisonnière, et avait attendu derrière la porte pendant que le médecin l'examinait.
En sortant, celui-ci s'était borné à hocher la tête affirmativement et à se faire régler sa note. Jorge avait entendu M. Ricardo lui dire que s'il répétait à quiconque ce qu'il avait constaté, il se faisait personnellement fort de ruiner sa réputation et sa carrière. Même Jorge pouvait comprendre ce que tout cela signifiait.
Jorge avoua qu'il était très inquiet pour Penélope et pour Julián. Jamais son père ne s'était mis dans une telle colère. Même en tenant compte de l'offense commise par les deux amants, Jorge ne comprenait pas la violence de cette rage. Il doit y avoir autre chose, disait-il, oui, autre chose. M.
Ricardo avait donné des instructions pour que Julián soit expulsé du collège San Gabriel et s'était mis en relation avec le père du garçon, dans le but de l'expédier immédiatement à l'armée. Miquel, en entendant cela, décida qu'il ne pouvait pas dire la vérité à Julián. S'il lui révélait que M. Ricardo Aldaya gardait Penélope enfermée et qu'elle portait en son sein un enfant de lui, Julián ne prendrait jamais le train pour Paris. Miquel savait que rester à Barcelone signifiait la fin de son ami. C'est ainsi qu'il prit sur toi de mentir et de le laisser partir pour Paris sans rien savoir de ce qui s'était passé et convaincu que Penélope le rejoindrait tôt ou tard. En disant adieu à Julián ce jour-là sur le quai de la gare de France, Miquel voulait croire que rien n'était perdu.
Quelques jours plus tard, quand on sut que Julián avait disparu, les portes de l'enfer s'ouvrirent.
M. Ricardo Aldaya écumait. Il mit la moitié de la police sur les traces du fugitif, sans succès. Il accusa alors le chapelier d'avoir saboté le plan qu'ils avaient 496
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conçu et le menaça de la ruine totale. Le chapelier, qui n'y comprenait rien, accusa à son tour sa femme, Sophie, d'avoir manigancé la fuite de ce fils dénaturé et lui promit de la jeter définitivement à la rue. Il ne vint à l'idée de personne que Miquel Moliner avait tout organisé. Personne, sauf Jorge Aldaya qui, au bout de deux semaines, tint à le revoir. Il ne montrait plus la terreur et l'angoisse qui l'avaient tenaillé auparavant. C'était un autre Jorge Aldaya, adulte et ayant perdu son innocence. Jorge avait fini par découvrir ce que cachait la rage de son père. Le motif de la visite était succinct : il savait qui avait aidé Julián à s'échapper. Il lui déclara qu'ils n'étaient plus amis, qu'il ne voulait plus jamais le voir, et le menaça de mort s'il dévoilait ce que lui, Jorge, lui avait confié deux semaines plus tôt.
Les jours passèrent, et Miquel reçut une lettre expédiée de Paris sous un faux nom : Julián lui donnait son adresse et lui faisait savoir qu'il allait bien, pensait beaucoup à lui et s'inquiétait pour sa mère et pour Penélope. La lettre en contenait une autre pour Penélope, que Miquel devait réexpédier de Barcelone, la première d'une série que Penélope ne lut jamais. Miquel, par prudence, laissa passer quelques mois. Il écrivait à Julián chaque semaine, en ne parlant que de ce qu'il croyait opportun, c'est-à-
dire presque rien. Julián, de son côté, parlait de Paris, des difficultés insurmontables qu'il rencontrait, de sa solitude et de son désespoir. Miquel lui envoyait argent, livres et amitié. Dans chaque lettre, Julián en joignait une autre pour Penélope. Miquel les envoyait de différents bureaux de poste, tout en sachant que c'était inutile. Julián ne cessait de demander des nouvelles de la jeune fille. Miquel ne pouvait toujours rien répondre. Il savait par Jacinta que Penélope 497
Nuria Monfort : mémoire de revenants n'était pas sortie de la maison depuis que son père l'avait enfermée dans la chambre du troisième étage.
Une nuit, Jorge sortit soudain de l'ombre, à deux pas de chez Miquel. « Tu es venu pour me tuer ? » demanda celui-ci. Jorge lui annonça qu'il voulait lui faire une faveur, ainsi qu'à son ami Julián.
Il lui remit une lettre en lui suggérant de la faire parvenir à Julián, où qu’il se terre. « Pour le bien de tous », dit-il d'un ton sentencieux. L'enveloppe contenait un billet, rédigé de la main de Penélope Aldaya :
Cher Julián,
Je t'écris pour t'annoncer mon prochain mariage et te prier de ne plus m'écrire, de m'oublier et de refaire ta vie. Je n'ai pas de ressentiment, mais je veux être sincère : je ne t'ai jamais aimé, et je ne pourrai jamais t'aimer. Je te souhaite d'être heureux, où que tu sois.
Penélope
Miquel lut et relut mille fois la lettre. L'écriture en était irréfutable, mais pas un instant il ne crut que Penélope l'avait conçue de sa propre volonté. « Où que tu sois... » Penélope savait parfaitement où était Julián : à Paris, en train de l'attendre. Si elle faisait semblant de ne pas connaître l'endroit où il se trouvait, réfléchit Miquel, c'était pour le protéger.
Pour la même raison, Miquel ne parvenait pas à comprendre ce qui l'avait conduite à lui adresser ces lignes. Quelles menaces inconnues M. Ricardo Aldaya, qui la cloîtrait comme une prisonnière depuis des mois, pouvait-il faire peser sur elle ? Mieux que personne, Penélope savait que cette lettre équivalait à 498
L’ombre du vent
enfoncer un poignard empoisonné dans le cœur de Julián : un jeune homme de dix-neuf ans perdu dans une ville lointaine et hostile, abandonné de tous, survivant à grand-peine grâce au secret espoir de la revoir. De quoi voulait-elle le protéger en coupant les ponts de cette manière ? Après avoir longuement pesé le pour et le contre, Miquel décida de ne pas envoyer la lettre. Pas, en tout cas, avant d'en connaître la cause. Sans une bonne raison, elle ne serait entre ses mains que le coup fatal qui transpercerait l'âme de son ami.
Plus tard, il sut que M. Ricardo Aldaya, fatigué de voir Jacinta monter la garde aux portes de chez lui en mendiant des nouvelles de Penélope, avait eu recours à ses nombreuses connaissances haut placées pour faire interner la gouvernante de sa fille à l'asile de Horta. Quand Miquel Moliner voulut lui rendre visite, on lui en refusa l'accès. Jacinta Coronado devait passer ses trois premiers mois à l'isolement.
Après cette période de silence et d'obscurité, lui expliqua l'un des docteurs, un individu très jeune et souriant, la docilité de la patiente était garantie.
Miquel eut soudain l'inspiration de se renseigner dans la pension où Jacinta avait logé à la suite de son renvoi. Après qu'il se fut présenté, la patronne se souvint que Jacinta avait laissé un message à son intention et trois semaines impayées. Il régla la dette, quoique doutant de sa véracité, et prit le message où la gouvernante écrivait qu'une bonne de la maison, Laura, avait été renvoyée quand on avait su qu'elle avait expédié à Julián une lettre écrite par Penélope.
Miquel pensa que la seule adresse à laquelle Penélope, du fond de sa captivité, pouvait envoyer la missive était celle des parents de Julián, boulevard San Antonio, avec l'espoir que ceux-ci la feraient suivre à Paris.
499
Nuria Monfort : mémoire de revenants Il décida donc d'aller voir Sophie Carax afin de récupérer la lettre et de l'expédier lui-même à Paris.
En arrivant au domicile de la famille Fortuny, Miquel eut une mauvaise surprise : Sophie Carax n'y habitait plus. Elle avait quitté son mari quelques jours plus tôt. Telle était du moins la rumeur circulant dans l'escalier. Il essaya alors de parler au chapelier, qui passait toutes ses journées enfermé dans son magasin, rongé par la rage et l'humiliation. Miquel lui expliqua qu’il était venu chercher une lettre qui avait dû arriver au nom de son fils Julián. La seule réponse de Fortuny fut :
– Je n'ai pas de fils.
Miquel Moliner repartit sans savoir que la lettre avait échoué dans les mains de la concierge de l'immeuble et que, des années plus tard, toi, Daniel, tu la trouverais et lirais les mots que Penélope avait adressés, cette fois du fond du cœur, à Julián et qu'il n'avait jamais reçus.
Au moment où il sortait de la chapellerie, une voisine d'escalier qui dit s'appeler Viçenteta l'aborda en lui demandant s'il cherchait Sophie. Il répondit par l'affirmative.
– Je suis un ami de Julián.
Viçenteta l'informa que Sophie habitait une pension située dans une ruelle derrière l'immeuble de la Poste, en attendant le départ du bateau qui devait la mener Amérique. Miquel se rendit à cette adresse et gravit un escalier étroit et misérable, privé de la lumière du jour. Au quatrième étage de cette spirale crasseuse aux marches de guingois, il trouva Sophie Carax dans une chambre sombre et humide. La mère de Julián était assise face à la fenêtre sur un sommier où deux valises, qu'elle n'avait même pas défaites, gisaient comme des cercueils scellant ses vingt-deux années barcelonaises.
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L’ombre du vent
En lisant la lettre signée par Penélope que Jorge Aldaya avait remise à Julián, Sophie versa des larmes de rage.
– Elle sait, murmura-t-elle. Pauvre petite, elle sait...
– Elle sait quoi ? demanda Miquel.
– Tout est ma faute, dit Sophie. Tout est ma faute.
Miquel lui tenait les mains, sans comprendre.
Sophie n'eut pas le courage d'affronter son regard.
– Julián et Penélope sont frère et sœur, murmura-t-elle.
3
Bien des années avant de devenir l'esclave d'Antoni Fortuny, Sophie Carax était une jeune fille qui devait subvenir à ses besoins par elle-même. Elle avait à peine dix-neuf ans quand elle était arrivée à Barcelone où l'attendait un emploi qu'elle ne put garder. Avant de mourir, son père lui avait procuré des références pour qu'elle puisse entrer au service des Benarens, une famille prospère de commerçants alsaciens établis à Barcelone.
– A ma mort, lui avait-il recommandé, va les voir, et ils t'accueilleront comme leur enfant.
L'accueil, en effet, avait été chaleureux. Trop chaleureux, hélas. Car M. Benarens avait décidé de la recevoir à bras et gonades ouverts. Mme Benarens, non sans s'apitoyer sur elle et sur sa mauvaise 501
Nuria Monfort : mémoire de revenants fortune, lui avait donné cent pesetas avant de la mettre à la rue.
– Tu as la vie devant toi, et moi je n'ai que ce mari misérable et lubrique.
Une école de musique de la rue Diputación s'arrangea pour lui procurer du travail comme professeur particulier de piano et de solfège. Il était alors de bon ton que les filles de bonne famille soient instruites dans les arts de société et possèdent quelques notions de la musique pratiquée dans les salons, où la polonaise était réputée moins dangereuse que les conversations ou les lectures osées. Sophie Carax commença donc à visiter régulièrement des hôtels particuliers où des femmes de chambre amidonnées et muettes la conduisaient aux salles de musique retrouver la progéniture hargneuse de l'aristocratie industrielle, qui se moquait de son accent, de sa timidité ou de sa condition de domestique tout juste bonne à servir de métronome. Avec le temps, elle apprit à se concentrer sur la mince part des élèves, pas plus de dix pour cent, qui s'élevaient au-dessus de leur condition de petits animaux parfumés, et à oublier les autres.
Sur ces entrefaites, elle fit la connaissance d’un jeune chapelier (puisque, tout fier de sa profession, c’est ainsi qu'il se présentait). Antoni Fortuny, pour qui elle ressentait une chaude sympathie et rien de plus, ne tarda pas à lui proposer le mariage, offre que Sophie déclinait une douzaine de fois par mois.
Chaque fois qu'ils se quittaient, Sophie décidait de ne plus le revoir, car elle ne souhaitait pas le blesser. Le chapelier, imperméable à ses refus, revenait à l'assaut en l'invitant à un bal, une promenade ou à un chocolat avec des meringues rue Canuda. Seule à Barcelone, Sophie résistait difficilement à son enthousiasme, à sa compagne et à son adoration. Il 502
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lui suffisait de regarder Antoni Fortuny pour savoir qu'elle ne pourrait jamais l'aimer. En tout cas pas comme elle espérait aimer un jour quelqu’un. Mais elle avait du mal à refuser l'image d'elle-même qu'elle lisait dans ses yeux humides. Il n'y avait que là qu'elle lisait le reflet de la Sophie qu'elle aurait désiré être.
C'est ainsi que, plaisir ou faiblesse, Sophie continuait à jouer avec les sentiments du chapelier en croyant qu’il finirait par rencontrer une jeune fille mieux disposée et qu'il s'en irait vers un destin plus généreux. Entretemps, se sentir ainsi désirée et admirée suffisait à tromper sa solitude et sa nostalgie.
Elle voyait Antoni Fortuny le dimanche, après la messe. La semaine était occupée par ses leçons de musique. Son élève préférée était une jeune fille douée d'un vrai talent, nommée Ana Valls, fille d'un riche fabricant de machines textiles qui avait fait fortune en partant de rien, au prix d'efforts et de sacrifices immenses consentis surtout par les autres Ana proclamait son ambition de devenir une grande compositrice et interprétait pour Sophie de petits morceaux comportant inévitablement des motifs de Grieg et de Schumann, mais non dénués d'une certaine inventivité. M. Valls, convaincu que les femmes étaient incapables de composer autre chose que des chaussettes tricotées et des courtepointes crochetées, voyait néanmoins d'un bon œil que sa fille sache se débrouiller au piano, car, projetant de lui faire épouser un héritier titré, il savait que les gens raffinés aimaient qu'à la docilité et la fertilité de leur jeunesse en fleur, les demoiselles à marier ajoutent un ou deux talents pour les arts d'agrément.
C'est dans cette maison que Sophie rencontra l'un des principaux bienfaiteurs et parrains financiers de M. Valls : M. Ricardo Aldaya, héritier de l'empire Aldaya, déjà le grand espoir de la ploutocratie 503
Nuria Monfort : mémoire de revenants catalane de cette fin de siècle. Ricardo Aldaya avait épousé quelques mois auparavant une riche héritière à la beauté aveuglante et au nom imprononçable, deux attributs que les mauvaises langues donnaient pour véridiques, car on racontait que son mari ne lui voyait aucune beauté et ne se donnait jamais la peine de prononcer son nom. Il s'agissait d'un mariage entre familles et banques, et non d'un enfantillage romantique, disait M. Valls qui avait pour maxime que l'on ne doit pas mélanger I affaires de cœur et affaires tout court.
Il suffit à Sophie d'échanger un regard avec M.
Ricardo pour comprendre qu'elle était perdue à jamais. Aldaya possédait des yeux de loup, affamés et perçants, qui allaient droit au but, et il savait exactement où et quand donner le coup de crocs mortel. Il lui baisa la main lentement, en en caressant les doigts de ses lèvres. Autant le chapelier était courtois et empressé, autant M. Ricardo respirait la cruauté et la force. Son sourire de carnassier signifiait clairement qu'il était capable de lire dans ses pensées et ses désirs, et qu'il se moquait d'eux. Sophie ressentit pour lui ce mépris vacillant qu'éveillent les choses que nous désirons le plus sans oser nous l'avouer. Elle se dit qu'elle ne le reverrait jamais, qu'au besoin elle arrêterait de donner des leçons à son élève préférée, si cela lui permettait de ne pas se retrouver face à face avec Ricardo Aldaya. Rien, depuis qu'elle était au monde, ne lui avait jamais fait aussi peur que de pressentir la bête fauve sous la peau de cet homme et de reconnaître en lui son prédateur vêtu de lin. Toutes ces pensées lui traversèrent l'esprit en quelques secondes, tandis qu'elle inventait une excuse maladroite pour s'éclipser, devant la perplexité de M. Valls, le ricanement d'Aldaya et le regard désolé de la petite 504
L’ombre du vent
Ana, qui comprenait mieux les grandes personnes que
la
musique
et
savait
qu'elle
perdait
irrémédiablement son professeur.
Une semaine plus tard, devant ta porte de l'école de musique de la rue Diputación, Sophie se heurta à M. Ricardo Aldaya qui l'attendait en fumant et en feuilletant un journal. Ils échangèrent un regard et, sans prononcer un mot, l'homme l'entraîna vers une maison à deux pas de là. C'était un immeuble neuf, encore sans locataires. Au premier étage M. Ricardo ouvrit une porte et fit entrer Sophie. L'appartement était un labyrinthe de couloirs et de galeries, aux murs nus et aux plafonds invisibles. Il ne contenait ni meubles, ni tableaux, ni lampes, ni aucun objet qui puisse laisser penser que cet espace était habité. M.
Ricardo ferma la porte et tous deux se dévisagèrent.
– Toute la semaine, je n'ai cessé de penser à toi.
Ose m'affirmer que tu n'as pas fait la même chose, je te laisserai partir et tu ne me reverras jamais, dit Ricardo.
Sophie ne répondit rien.
L'histoire de leurs rencontres furtives dura quatre-vingt-seize jours. Ils se voyaient l'après-midi, toujours dans cet appartement vide, au coin de la me Diputación et de la Rambla de Cataluña. Les mardis et les jeudis, à trois heures. Leurs rendez-vous ne duraient jamais plus d'une heure. Parfois Sophie restait seule après le départ d'Aldaya, tremblante et en larmes, réfugiée dans une chambre quelconque.
Puis, quand venait le dimanche, elle cherchait désespérément dans les yeux de Fortuny des vestiges de la femme qu'elle sentait disparaître, pour y lire la dévotion du chapelier et son propre mensonge. Il ne voyait pas les marques sur sa peau, les griffures et les brûlures qui parsemaient son corps. Il ne voyait pas le désespoir dans son sourire, dans sa docilité. Il ne 505
Nuria Monfort : mémoire de revenants voyait rien. C'est peut-être pour cela qu'elle accepta de l'épouser. Elle pressentait déjà qu'elle portait l'enfant d'Aldaya, mais elle avait peur de le dire au père, presque aussi peur que de le perdre. Une fois de plus, ce fut lui qui lut sur son corps ce que Sophie était incapable de lui avouer. Il lui donna cinq cents pesetas, une adresse rue Platería et l’ordre de se débarrasser de l’entant. Sophie refusa, et M. Ricardo la gifla jusqu'à faire jaillir le sang de ses oreilles, en la menaçant de la faire tuer si elle osait parler de leurs rencontres ou prétendre que le bébé était de lui.
Lorsqu'elle dit au chapelier que des voyous l'avaient agressée sur la Plaza del Pino, il la crut. Lorsqu'elle lui dit qu'elle voulait devenir sa femme, il la crut. Le jour de leurs noces, quelqu'un envoya par erreur à l'église une imposante couronne mortuaire. Tout le monde rit nerveusement de cette confusion du fleuriste. Tout le monde sauf Sophie, qui savait que M. Ricardo Aldaya s'était souvenu d'elle le jour de son mariage.
4
Sophie Carax n'avait jamais pensé que, des années après, elle reverrait M. Ricardo (devenu un homme mûr à la tête de l'empire familial, père de deux enfants), qu'il voudrait faire la connaissance du fils qu'il ava voulu effacer pour cinq cents pesetas.
– C'est peut-être parce que je vieillis, dit-il en guise d'explication, mais je veux savoir qui est ce garçon, lui donner dans la vie les chances que mérite 506
L’ombre du vent
un enfant de mon sang. Je n'avais jamais pensé à lui, mais à présent étrangement, j'y pense tout le temps.
Ricardo Aldaya avait décidé qu'il ne se reconnaissait pas dans son fils Jorge. Le garçon était fragile, réservé, il n'avait ni la prestance ni l'esprit de son père. Il ne tenait rien de lui, hormis le nom. Un jour, M. Ricardo s'était réveillé dans le lit d'une domestique en sentant que son corps vieillissait, que Dieu lui avait retiré sa grâce. Pris de panique, il avait couru se regarder dans un miroir, tout nu, et il avait eu l'impression que celui-ci lui mentait : cet homme ne pouvait être lui.
Il avait voulu alors retrouver l'homme qu'il n'était plus, qui lui avait été volé. Depuis des années, il connaissait l'existence du fils du chapelier. Il n'avait pas non plus oublié Sophie, à sa manière. M. Ricardo Aldaya n'oubliait jamais rien. Le moment venu, il décida de voir le garçon. Pour la première fois depuis quinze ans, il tombait sur quelqu'un qui n'avait pas peur de lui, osait le défier et même se moquer de lui.
Il reconnut en lui l'allant, l'ambition silencieuse que le vulgaire ne distingue pas, mais qui vous consume de l'intérieur. Dieu lui avait rendu sa jeunesse.
Sophie, pâle reflet de la femme dont il se souvenait, n'avait pas la force de s'interposer. Le chapelier n'était qu'un bouffon, un rustre méchant et rancunier dont il était sûr d'acheter la complicité. Il décida d'arracher Julián à ce monde irrespirable de médiocrité et de pauvreté pour lui ouvrir les portes de son paradis financier. Il ferait ses études au collège San Gabriel, jouirait de tous les privilèges de sa classe et suivrait le chemin que son père lui avait choisi. M.
Ricardo voulait un successeur digne de lui. Jorge, élevé dans du coton, vivrait toujours à l'ombre de ses privilèges, allant d'échec en échec. Penélope, l'adorable Penélope, était une femme, donc un trésor, 507
Nuria Monfort : mémoire de revenants mais un trésor ne fait pas un trésorier. Julián, avec son âme de poète, et donc d'assassin, réunissait les qualités nécessaires. Ce n'était qu'une question de temps. M. Ricardo estimait qu'en dix ans il aurait sculpté ce garçon à son image.
Jamais, durant toute la période où Julián fréquenta les Aldaya comme un membre de la famille (et, mieux, un membre choisi par lui), l'idée ne l’effleura que ce garçon ne voulait rien recevoir de lui, excepté Penélope. Pas un instant il ne soupçonna que Julián le méprisait en secret et qu'il acceptait cette comédie dans le seul but de rester près de Penélope.
De la posséder totalement et pleinement. En cela, oui, ils se ressemblaient
Lorsque sa femme lui annonça qu'elle avait découvert Julián et Penélope nus, dans des circonstances qui ne prêtaient pas à confusion, l'univers entier s'embrasa. L'horreur et la trahison, la colère indicible de se savoir outragé dans ce qu'il avait de plus sacré, roulé à son propre jeu, humilié et frappé par celui qu'il avait appris à adorer comme lui-même, l’envahirent avec une telle fureur que personne ne put comprendre la violence de son emportement. Quand le médecin venu examiner Penélope confirma que la jeune fille avait été déflorée et qu'elle se trouvait probablement enceinte, l'âme de M. Ricardo Aldaya plongea tout entière dans le liquide épais et visqueux de la haine aveugle. Il sentait que la main de Julián, la main qui avait planté le poignard au plus profond de son cœur, était sa propre main. Il ne le savait pas encore, mais le jour où il donna l’ordre d'enfermer Penélope à clef dans la chambre du troisième étage fut aussi celui où il commença de mourir. Tout ce qu'il accomplit dès lors ne fut que les manifestations de son autodestruction.
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L’ombre du vent
En collaboration avec le chapelier tant méprisé, il s'arrangea pour que Julián disparaisse de la scène.
Une fois celui-ci à l'armée, il donnerait des instructions pour que sa mort soit déguisée en accident. Il interdit à tous, médecins, domestiques ou membres de la famille excepté sa femme, de voir Penélope au cours des mois où la jeune fille demeura emprisonnée dans cette chambre qui sentait la maladie et la mort. Pendant ce temps, ses associés commençaient de le lâcher et manœuvraient dans son dos pour le priver de son pouvoir en y employant la fortune qu'ils ne devaient qu'à lui. Déjà l'empire Aldaya se défaisait en silence, dans des réunions et des conciliabules de couloir, à Madrid et dans les banques de Genève. Julián, comme il s'en était douté, s'était échappé. Au fond de son cœur, sans se l'avouer, il se sentait fier du jeune homme, même s'il le souhaitait mort. Il avait fait ce que lui-même aurait fait à sa place. Quelqu'un paierait pour lui.
Le 26 septembre 1919, Penélope Aldaya mit au monde un enfant mort-né. Si un médecin avait pu l'examiner avant, il aurait immédiatement dit que le bébé était en danger et qu'une césarienne était indispensable. Si un médecin avait été présent lors de l'accouchement, il aurait probablement pu maîtriser l'hémorragie dans laquelle s'enfuyait la vie de Penélope, qui hurlait en griffant la porte fermée tandis que, de l'autre côté, son père pleurait en silence sous le regard de sa mère tremblante. Si un médecin avait assisté à la scène, il aurait accusé M.
Ricardo Aldaya d'assassinat, car aucun autre mot ne pouvait décrire la vision de cette cellule ensanglantée et obscure. Mais il n'y avait personne, et quand ils finirent par ouvrir la porte pour découvrir Penélope morte, gisant dans son sang et étreignant un bébé cramoisi et luisant, ils furent incapables de desserrer 509
Nuria Monfort : mémoire de revenants les lèvres. Les deux corps furent enterrés dans la crypte de la cave, sans cérémonie ni témoins. Draps et vêtements allèrent aux chaudières, et la chambre fut scellée par un mur en pierre.
Lorsque Jorge Aldaya, accablé de culpabilité et de honte, révéla ce qui s'était passé à Miquel Moliner, celui-ci décida d'envoyer à Julián la lettre signée de Penélope où elle déclarait qu'elle ne l'aimait pas, lui demandait de l'oublier et annonçait un mariage imaginaire. Plutôt que de lui livrer la vérité, il préférait que Julián croie à ce mensonge et refasse sa vie à l'ombre d'une trahison. Deux ans plus tard, quand Mme Aldaya mourut, beaucoup accusèrent les maléfices qui hantaient la villa, mais son fils Jorge sut qu'elle avait été tuée par le feu qui la dévorait de l’intérieur, que les cris de Penélope et ses coups désespérés conte la porte n'avaient cessé de résonner en elle. La famille était en plein déclin, et la fortune des Aldaya s'écroulait comme châteaux de sable sous la marée des convoitises effrénées, de la revanche et de la marche inéluctable de l'histoire. Des secrétaires et des comptables mirent au point le départ en Argentine, début d'un nouveau commerce plus modeste. Il importait avant tout de mettre de la distance. De fuir les spectres qui hantaient les couloirs de la villa Aldaya depuis toujours.
Les Aldaya partirent un matin de 1922 dans le plus obscur des anonymats, voyageant sous un taux nom sur le bateau qui devait les mener à travers l'Atlantique au port de La Plata. Jorge et son père partageaient la même cabine. Le vieil Aldaya, portant sur lui l’odeur de la mort et de la maladie, tenait à peine debout. Les médecins à qui il n'avait pas permis de visiter Penélope le craignaient trop pour lui dire la vérité, mais il savait que la mort avait embarqué sur le même bateau, et que ce corps que Dieu avait 510
L’ombre du vent
commencé à lui voler le jour où il avait décidé de connaître son fils Julián se consumait. Au cours de la traversée, installé sur le pont, grelottant sous les couvertures et affrontant le vide infini de l'océan, il sut qu'il ne reverrait pas la terre. Parfois, assis à l'arrière, il observait la bande de requins qui suivait le navire depuis l'escale de Tenerife. Il avait entendu un officier de bord dire que cette escorte sinistre était habituelle dans les navigations transocéaniques. Les squales se nourrissaient des charognes que le bateau laissait dans son sillage. Mais, pour Ricardo Aldaya, c'était lui que ces démons suivaient « Vous m'attendez », pensait-il et il voyait en eux le véritable visage de Dieu. C'est alors qu'il fit jurer à son fils Jorge, qu'il avait tant méprisé et auquel il lui allait maintenant recourir, d'accomplir sa dernière volonté.
– Tu trouveras Julián Carax, et tu le tueras.
Jure-le-moi.
En se réveillant un matin, deux jours avant l'arrivée à Buenos Aires, Jorge vit que la couchette de son père était vide. Il sortit pour le chercher sur le pont désert, couvert de brouillard et d'embruns. Il trouva son peignoir abandonné sur la plage arrière, encore tiède. Le sillage du navire se perdait dans une forêt de brumes écarlates, et l'océan saignait, luisant et calme. On put constater alors que la bande de requins ne les suivait plus, et que, au loin, un cercle de nageoires dorsales semblait danser. Jusqu'à la fin de la traversée, aucun voyageur ne revit les squales, et quand Jorge Aldaya débarqua à Buenos Aires et que l'officiel des douanes lui demanda s'il voyageait seul, il se borna à répondre oui II voyageait seul depuis longtemps.
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Nuria Monfort : mémoire de revenants 5
Dix ans après son arrivée à Buenos Aires, Jorge Aldaya, ou la loque humaine qu'il était devenu, revint à Barcelone. Les malheurs qui avaient commencé à disloquer la famille Aldaya sur le vieux continent n'avaient fait que se multiplier en Argentine. Là, Jorge avait dû affronter seul le monde et l'héritage moribond de Ricardo Aldaya, un combat pour lequel il n'avait jamais eu les armes ni l'aplomb de son père. Il avait débarqué à Buenos Aires le cœur vide et l'âme déchirée de remords.
L'Amérique, devait-il dire plus tard en manière d'excuse ou d’épitaphe, est un mirage, une terre de prédateurs et de charognards, alors qu'il avait été élevé pour les privilèges et les façons absurdes de la vieille Europe, cadavre qui tenait debout par là force d'inertie. En quelques années, il avait tout perdu, en commençant par sa réputation et en finissant par sa montre en or, cadeau de son père pours a première communion. Grâce à elle, il put acheter le billet de retour. L'homme qui rentra en Espagne était une épave, un sac d'amertume et d'échecs, qui ne possédait rien d'autre désormais que la mémoire de tout ce qu'on lui avait arraché et la haine pour celui qu'il considérait comme le coupable de sa ruine : Julián Carax.
La promesse qu'il avait faite à son père le taraudait toujours. Dès qu'il se retrouva à 512
L’ombre du vent
Barcelone, il chercha les traces de Julián, pour découvrir que, comme lui, celui-ci semblait avoir disparu d'une Barcelone qui n'était plus celle qu’il avait quittée dix ans auparavant. C'est alors que, par un de ces hasards surprenants et calculés du destin, il rencontra un personnage de sa lointaine jeunesse. Après une carrière exemplaire dans les maisons de redressement et les prisons de l'Etat, Francisco Javier Fumero était entré dans l'armée et avait atteint le grade de lieutenant. Beaucoup lui prédisaient un avenir de général, quand une affaire louche qui ne fut jamais éclaircie avait motivé son expulsion. Mais déjà sa réputation dépassait son rang et ses attributions. On racontait beaucoup de choses sur lui, mais on le craignait plus encore.
Francisco Javier Fumero, ce garçon timide et perturbé qui avait l'habitude de ramasser les feuilles mortes dans la cour du collège San Gabriel, était devenu un tueur. On chuchotait qu'il liquidait des notables pour de l'argent, qu'il expédiait AD PATRES
des figures politiques pour le compte de diverses forces occultes, et qu'il était la mort personnifiée.
Aldaya et lui se reconnurent tout de suite dans les brumes du café Novedades. Aldaya était malade, miné par une fièvre mystérieuse dont il rendait responsables les insectes des forêts américaines.
« Là-bas, même les moustiques sont des fils de pute », se lamentait-il. Fumero l’écoutait avec un mélange de fascination et de répugnance. Il ressentait de la vénération pour les moustiques et les insectes en général. Il admirait leur discipline, leur résistance et leur organisation. Ils ne connaissaient ni la fainéantise, ni l'insolence, ni la sodomie, ni la dégénérescence de la race. Ses spécimens préférés étaient les arachnides qui, grâce à leur science extraordinaire, savaient tisser un piège et attendre 513
Nuria Monfort : mémoire de revenants avec une patience infinie que leurs proies viennent tôt ou tard y succomber, par stupidité ou nonchalance. A son avis, la société civile avait beaucoup à apprendre des insectes. Aldaya était un cas clair de ruine morale et physique. Il avait énormément vieilli et semblait se laisser aller.
Fumero détestait les gens sans tonus musculaire. Ils lui donnaient la nausée.
– Javier, je vais très mal, implora Aldaya.
Peux-tu m'aider pendant quelques jours ?
Intrigué, Fumero décida d'emmener Aldaya chez lui. Il vivait dans un appartement sombre du Raval, rue Cadena, en compagnie de nombreux insectes qu'il hébergeait dans des flacons de pharmacie, ainsi que d'une demi-douzaine de livres, mais pas n'importe lesquels : les romans que Carax avait publiés aux éditions Cabestany. Fumero paya les femmes de l'appartement d'en face – un duo, mère et fille, qui le laissaient les pincer et les brûler avec une cigarette quand la clientèle se faisait rare, surtout les fins de mois – pour qu'elles s'occupent d'Aldaya pendant ses heures de travail. Il n'avait aucun intérêt à le voir mourir. Du moins pas encore.
Francisco Javier Fumero était entré dans la Brigade Criminelle, où il y avait toujours un emploi pour un personnel qualifié, capable d'affronter les affaires les plus difficiles et les plus ingrates, où la discrétion était de rigueur pour que les gens respectables puissent continuer de vivre avec leurs illusions. C'est à peu près dans ces termes que s'était exprimé
le
lieutenant
Durán,
un
homme
affectionnant la prosopopée méditative, sous le commandement duquel Fumero avait fait ses débuts.
– Être policier n'est pas un travail, mais un sacerdoce, proclamait Durán. Ce qu'il faut à 514
L’ombre du vent
L'Espagne, c'est plus de couilles et moins de bavardages.
Hélas, le lieutenant Durán ne devait pas tarder à perdre la vie dans un accident spectaculaire, au cours dune descente de police à la Barceloneta.
Dans la confusion de la bagarre avec les anarchistes, Durán était tombé du cinquième étage et s'était écrasé en répandant une rosace de viscères.
Tout le monde s'accorda pour dire que l'Espagne avait perdu un grand homme, une personnalité exceptionnelle par sa vision de l'avenir, un penseur qui ne craignait pas l'action. Fier de lui succéder à son poste, Fumero savait qu'il avait bien fait de le pousser, car Durán se faisait vieux pour ce travail.
Les vieux– comme les infirmes, les gitans et les pédés
–, avec ou sans tonus musculaire, donnaient à Fumero des envies de vomir. Dieu, parfois, commettait des bévues. Il était du devoir de tout homme intègre de corriger ces petites erreurs et de garder le monde présentable.
En mars 1932, quelques semaines après leur rencontre au café Novedades, Jorge Aldaya commença de se sentir mieux et ouvrit son cœur à Fumero. Il lui demanda pardon pour tout le mal qu'il lui avait fait dans leur adolescence et, les larmes aux yeux, lui raconta toute son histoire, sans rien omettre. Fumero, très attentif, l'écouta en silence. En fait, il se demandait s'il devait tuer Aldaya sur-le-champ ou attendre. Il jugea qu'Aldaya était si faible que la lame du couteau plantée dans sa chair malodorante
et
ramollie
par
l'oisiveté
lui
procurerait une trop douce agonie. Il décida d'ajourner la vivisection. L'histoire l'intriguait, surtout la partie concernant Julián Carax.
Il savait, par les renseignements qu'il avait pu obtenir aux éditions Cabestany, que Carax vivait à 515
Nuria Monfort : mémoire de revenants Paris, mais Paris est une grande ville et personne, aux éditions, ne semblait connaître l'adresse exacte.
Personne, sauf une femme du nom de Monfort, qui refusait de la divulguer. Discrètement, Fumero l'avait suivie deux ou trois fois à la sortie de son bureau. Il avait réussi à voyager dans le tramway à moins d'un mètre d'elle. Les femmes ne le remarquaient jamais, ou alors elles détournaient aussitôt leur regard en feignant à ne pas l'avoir vu.
Un soir, après l'avoir filée jusqu'au porche de sa maison, sur la Plaza del Pino, Fumero était revenu chez lui et s'était masturbé furieusement en imaginant qu'il plongeait la lame de son couteau dans le corps de cette femme, deux ou trois centimètres à chaque coup, avec lenteur et méthode, tout en la regardant dans les yeux. Peut-être alors daignerait-elle donner l'adresse de Carax et le traiter avec le respect dû à un officier de la force publique.
Julián Carax était la seule personne que Fumero s'était proposé de tuer sans pouvoir y parvenir. Peut-être parce qu'elle avait été la première, et que, pour cela comme pour le reste, il faut du temps pour apprendre. En entendant de nouveau ce nom, il esquissa ce sourire qui faisait si peur à ses deux voisines : le regard fixe, en se passant lentement la langue sur la lèvre supérieure.
Il se souvenait de Carax embrassant Penélope dans la villa de l'avenue du Tibidabo. Sa Penélope. Son amour à lui avait été pur, vraiment pur, pensait Fumero : pareil à ceux que l'on voit dans les films.
Fumero aimait beaucoup le cinéma, il y allait au moins deux fois par semaine. C'est dans une salle de cinéma qu'il avait compris que Penélope avait été l'amour de sa vie. Les autres, en particulier sa mère, n'avaient été que des putains. En écoutant les 516
L’ombre du vent
dernières péripéties du récit d'Aldaya, il décida que, tout compte fait, une lettre ne le tuerait pas. En fait, il se réjouissait que le destin les au réunis.
Il eut une vision, semblable aux films qu'il goûtait tant : Aldaya allait lui servir les autres sur un plateau. Tôt ou tard, ils finiraient tous attrapés dans sa toile.
6
Au cours de l’hiver 1934, les frères Moliner parvinrent à déshériter Miquel et à l'expulser de l'hôtel de la rue Puertaferrisa, aujourd'hui vide et en ruine. Ils voulaient juste le voir à la rue, dépouillé du peu qui lui restait, de ses livres, de cette liberté et de cet isolement qu'ils considéraient comme une offense et qui leur mettaient la rage au cœur. Il refusa de m'en parler et de faire appel à mon aide. C'est seulement quand je vins le chercher à ce qui avait été son domicile que je sus qu'il était devenu un quasi-clochard. J'y trouvai les hommes de main de ses frères en train de se livrer à l'inventaire des lieux et de faire main basse sur ses quelques biens personnels. Depuis plusieurs nuits, Miquel dormait dans une pension de la rue Canuda, un bouge lugubre et humide qui avait la couleur et l'odeur d'un charnier. En découvrant la chambre dans laquelle il s'était confiné, une sorte de cercueil sans fenêtres avec un châlit de prison, je pris Miquel et l'emmenai chez moi. Il n'arrêtait pas de tousser et semblait à 517
Nuria Monfort : mémoire de revenants bout II me dit souffrir d'un rhume mal soigné, un bobo de vieille fille qui finirait par le quitter à force d'ennui. Quinze jours plus tard, son état avait empiré.
Comme il s'habillait toujours en noir, je mis du temps à comprendre que les taches sur ses manches étaient du sang. J'appelai un médecin qui, dès qu'il l'eut ausculté, me demanda pourquoi je ne l'avais pas fait venir plus tôt. Miquel avait la tuberculose. Ruiné et malade, il ne vivait plus que de souvenirs et de remords. C'était l'homme le plus généreux et le plus fragile que j'aie jamais connu, mon unique ami. Nous nous sommes mariés un matin de février, à la mairie.
Notre voyage de noces se limita à prendre le funiculaire du Tibidabo pour contempler Barcelone du haut des terrasses du parc, ville miniature dans le brouillard. Nous ne fimes part de notre union à personne, ni à Cabestany, ni à mon père, ni à sa famille qui le donnait pour mort. Je finis par écrire une lettre à Julián pour le lui annoncer, mais je ne l'envoyai pas. Notre mariage resta secret. Plusieurs mois après la cérémonie, un individu sonna à la porte. Il dit s'appeler Jorge Aldaya. C'était un homme détruit, le visage ruisselant de sueur – et pourtant il gelait à pierre fendre. En retrouvant Miquel au bout de plus de dix ans, Aldaya eut un sourire amer et dit :
« Nous sommes tous maudits. Toi, Julián, Fumero et moi. » Il prétendit être venu se réconcilier avec son vieil ami Miquel, en espérant que celui-ci lui ferait assez confiance pour lui donner le moyen d'entrer en relation avec Julián Carax, car il avait un message très important pour lui de la part de son défunt père, M. Ricardo Aldaya. Miquel déclara ignorer où se trouvait Carax.
– Cela fait des années que nous nous sommes perdus de vue. La dernière fois que j'ai entendu parler de lui, il vivait en Italie.
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L’ombre du vent
Aldaya s'attendait à cette réponse.
– Tu me déçois, Miquel. J'espérais que le temps et tes malheurs t'avaient rendu plus sage.
– Il est des déceptions qui honorent celui qui les inspire.
Aldaya, minuscule, rachitique et prêt à se liquéfier en fiel, rit.
– Fumero vous envoie ses plus sincères félicitations pour votre mariage, dit-il en regagnant la porte.
Ces mots me glacèrent le cœur. Miquel ne dit rien, mais, cette nuit-là, tandis que nous nous tenions enlacés en faisant semblant de chercher un sommeil impossible, je sus qu'Aldaya avait raison. Nous étions maudits.
Plusieurs mois passèrent sans nouvelles de Julián ou d'Aldaya. Miquel continuait d'assurer quelques collaborations avec des journaux de Barcelone et de Madrid. Il travaillait sans arrêt devant sa machine à écrire, rédigeant des choses qu'il qualifiait de niaiseries tout juste bonnes à être lues dans le tramway. J'avais toujours mon emploi aux éditions Cabestany, peut-être parce que c'était la seule manière de me sentir plus près de Julián. Celui-ci m'avait envoyé une brève missive pour m'annoncer qu'il travaillait à un nouveau roman intitulé L'Ombre du Vent et qu'il espérait le terminer dans quelques mois. La lettre ne faisait aucune allusion à ce que nous avions vécu. Le ton était plus froid et plus distant que jamais. Mes tentatives de le détester furent vaines. Je commençais à croire que Julián n'était pas un homme, mais une maladie.
Miquel ne se faisait pas d'illusions sur mes sentiments. Il me donnait son affection et sa ferveur sans rien demander d'autre en échange que ma compagnie et, peut-être, ma discrétion. Jamais je 519
Nuria Monfort : mémoire de revenants n'entendais de lui un reproche ou un regret. Avec le temps, je finis par éprouver à son égard une infime tendresse, bien au-delà de l'amitié qui nous avait unis et de la pitié qui nous avait ensuite accablés. Miquel avait ouvert un livret de caisse d'épargne à mon nom, sur lequel il déposait presque tout ce qu'il gagnait. Il ne disait jamais non à une collaboration, une critique ou un écho. Quand je lui demandais pourquoi il travaillait tant, il se bornait à sourire, ou me répondait qu'il s'ennuierait trop à ne rien faire. Il n'y eut jamais de mensonge entre nous, même dans nos silences. Miquel savait qu'il allait bientôt mourir, que la maladie lui comptait les mois avec avarice.
– Tu dois me promettre que s'il m'arrive quelque chose, tu prendras cet argent et te remarieras, que tu auras des enfants et que tu nous oublieras tous, moi le premier.
– Et avec qui veux-tu que je me marie, Miquel ?
Ne dis pas de bêtises.
Parfois, il me regardait avec un doux sourire, comme si la simple contemplation de ma présence était plus grand trésor. Tous les soirs, il venait me chercher à la sortie de la maison d'édition, son unique moment de délassement de la journée. Je le voyais cheminé, courbé, toussant, et feignant une force qui n'était plus qu'une ombre. Il m'emmenait manger ou faire du lèche-vitrines dans la rue Fernando, puis nous rentrions à la maison où il continuait de travailler jusqu'à minuit passé. Je bénissais en silence chaque minute que nous vivions ensemble, chaque nuit qu’il passait contre moi, et je devais cacher mes larmes de colère quand je pensais que j'avais été incapable d'aimer cet homme comme il m'aimait, incapable de lui donner tout ce j'avais vainement déposé aux pieds de Julián. Bien nuits je me suis juré d'oublier Julián, de consacrer le reste de ma vie à 520
L’ombre du vent
rendre heureux ce pauvre homme et à lui restituer au moins quelques miettes de ce qu'il m'avait donné.
J'avais été l'amante de Julien pendant deux semaines, mais je serais la femme de Miquel toute ma vie. Si, un jour, ces pages parviennent entre tes mains et si tu me juges, comme je l'ai fait en les écrivant et en me regardant dans ce miroir de malédictions et de remords, souviens-toi de moi ainsi, Daniel.
Le manuscrit du dernier roman de Julián arriva à la fin de 1935. Je ne sais si ce fut par dépit ou par peur, je le remis à l'imprimeur sans même le lire. Les derniers fonds de Miquel en avaient financé l'édition d'avance, des mois auparavant. Cabestany, qui se débattait déjà avec ses problèmes de santé, connaissait d'autres préoccupations. Cette même semaine, le docteur qui soignait Miquel vint me voir à la maison d'édition, très inquiet Il m'expliqua que Miquel devait ralentir son rythme de travail et se reposer, sinon le peu qui pouvait être fait pour lutter contre la phtisie serait réduit à néant.
– Il devrait être à la montagne, pas à Barcelone où il respire un air chargé de charbon et d'eau de Javel. Il n'a pas neuf vies comme un chat, et je ne suis pas une nounou. Persuadez-le d'être raisonnable.
Moi, il ne m'écoute pas.
A midi, je décidai de revenir chez nous pour parler à Miquel. J'allais ouvrir la porte de l'appartement quand j'entendis des voix à l'intérieur.
Miquel discutait avec quelqu'un. Je crus d'abord qu'il s'agissait d'un envoyé du journal, mais il me sembla percevoir le nom de Julián dans la conversation.
J'entendis des pas se rapprocher de la porte et courus me cacher à l'étage supérieur. De là, je pus apercevoir le visiteur.
C'était un homme vêtu de noir, d'allure ordinaire, avec une bouche mince comme une 521
Nuria Monfort : mémoire de revenants coupure à vif. Il avait des yeux noirs et inexpressifs, des yeux de poisson. Avant de disparaître dans l'escalier, il s'arrêta et leva la tête vers la pénombre.
Je me collai contre le mur en retenant ma respiration.
Le visiteur resta immobile quelques instants, comme s'il pouvait sentir ma présence, en se passant la langue sur les lèvres avec un sourire de carnassier.
J'attendis que le bruit de ses pas s'éteigne complètement avant de quitter ma cachette et d'entrer dans l'appartement. Une odeur de camphre flottait dans l'air. Miquel était assis près de la fenêtre, les bras ballants. Ses lèvres tremblaient. Je lui demandai qui était l'homme et ce qu'il voulait
– C'était Fumero. Il apportait des nouvelles de Julián.
– Que sait-il de Julián ?
Miquel me regarda, plus abattu que jamais.
– Julián se marie.
Cette annonce me laissa sans voix. Je m'assis sur une chaise, et Miquel me prit les mains. Il parlait avec difficulté et sur un ton fatigué. Avant que j'aie réussi à ouvrir la bouche, Miquel me résuma ce que lui avait raconté le policier et ce qu'on pouvait en déduire.
Fumero avait utilisé ses relations dans la police parisienne pour localiser le domicile de Julián Carax et le tenir sous surveillance. Miquel supposait que cela remontait à plusieurs mois, voire plusieurs années. Ce qui l'inquiétait n'était pas que Fumero ait trouvé Carax, c'était inévitable, mais qu'il ait décidé de le révéler maintenant, en même temps que l'étrange nouvelle d'un mariage incompréhensible.
Les noces, d'après lui, devaient être célébrées au début de l'été 1936. De la fiancée, on ne connaissait que le nom, ce qui, en l'occurrence, était plus que suffisant : Irène Marceau, la propriétaire de 522
L’ombre du vent
l'établissement où Julián avait travaillé comme pianiste.
– Je ne comprends pas, dis-je tout bas. Julián se marie avec sa mécène ?
– Précisément. Ce n'est pas un mariage, c'est un contrat.
Irène Marceau avait vingt-cinq ou trente ans de plus que Julián. Miquel pensait qu'elle avait décidé de contracter ce lien pour transmettre son patrimoine à Julián et assurer son avenir.
– Mais elle l'aide déjà. Elle l'a toujours aidé.
– Peut-être sait-elle qu'elle ne sera pas toujours là, suggéra Miquel.
Ces mots avaient, pour notre propre situation, un écho trop proche. Je m'agenouillai près de lui et l'enlaçai. Je me mordis les lèvres pour qu'il ne me voie pas pleurer.
– Julián n'aime pas cette femme, Nuria, affirmat-il, croyant que c'était la cause de mon chagrin.
– Julián n'aime personne excepté lui-même et ses maudits livres, murmurai-je.
Je levai les yeux et rencontrai le sourire de Miquel, un sourire de vieil enfant sage.
– Et dans quelle intention Fumero révèle-t-il tout ça ?
Nous ne tardâmes pas à le savoir. Quelques jours plus tard, un Jorge Aldaya réduit à l'état de spectre famélique se présenta chez nous, ivre de colère et écumant de rage. Fumero lui avait dit que Julián allait épouser une femme riche et que la cérémonie se déroulerait dans des fastes de roman-feuilleton. Depuis des jours, Aldaya était hanté par des visions où l'auteur de ses malheurs, couvert de paillettes, chevauchait une fortune que lui-même avait vue disparaître. Fumero ne lui avait pas précisé qu'Irène Marceau, si elle jouissait d'une certaine 523
Nuria Monfort : mémoire de revenants aisance économique, était une tenancière de bordel et non une princesse de féerie viennoise. Il n'avait pas expliqué que la fiancée avait trente ans de plus que Carax et qu'il s'agissait moins d'un mariage que d'un geste de charité envers un homme fini et sans moyens de subsistance. Il ne lui avait donné ni la date ni le lieu. Il s'était limité à semer les germes d’une fantasmagorie qui dévorait de l'intérieur le peu que les fièvres avaient laissé dans son corps desséché et putréfié.
– Fumero t'a menti, Jorge, lui dit Miquel.
– Et c'est toi, le roi des menteurs, qui oses accuser les autres ! délirait Aldaya.
Il ne fut pas nécessaire qu'Aldaya révèle ses pensées qui, dans un corps si délabré, se lisaient presque mot à mot, sous la peau translucide de son visage cadavérique. Miquel vit clair dans le jeu de Fumero. Vingt ans plus tôt, au collège San Gabriel, il lui avait appris à jouer aux échecs. Fumero appliquait la stratégie de la mante religieuse et possédait la patience des immortels. Miquel envoya une lettre à Julián pour l'avertir.
Quand Fumero jugea le moment venu, il endoctrina Aldaya, distilla dans son cœur tout le venin qu'il avait à sa disposition et lui annonça que Julián allait se marier dans trois jours. En sa qualité d'officier de police, argumenta-t-il, il ne pouvait pas se compromettre dans une affaire de cet ordre. Mais Aldaya, en sa qualité de civil, pouvait se rendre à Paris et faire en sorte que ce mariage n'ait jamais lieu.
Comment ? questionna un Aldaya fiévreux, consumé par la haine. En le provoquant en duel et cela le jour de la cérémonie. Fumero lui procura même l'arme avec laquelle Jorge fut convaincu qu'il allait trouer le cœur plein de fiel qui avait causé la ruine de la dynastie des Aldaya. Le rapport de la police 524
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parisienne devait préciser par la suite que l'arme trouvée à ses pieds était défectueuse et ne pouvait faire que ce qu'elle avait fait : lui exploser au visage.
Fumero le savait lorsqu'il la lui avait remise dans une boîte, sur le quai de la gare de France. Il savait que la fièvre, la stupidité et la rage aveugle l'empêcheraient de tuer Julián Carax dans un duel d'honneur démodé, au petit matin dans le cimetière du Père-Lachaise. Et il savait aussi que si, par impossible, il parvenait à livrer ce duel, ce serait lui que l'arme tuerait. Ce n'était pas Carax qui devait mourir dans cette rencontre, mais Aldaya. Son existence absurde, son corps et son âme en sursis auxquels la patience de Fumero avait permis de végéter, auraient ainsi servi à quelque chose.
Fumero savait, enfin, que Julián n'accepterait jamais de tirer sur son ancien camarade, moribond et pitoyable. C'est pourquoi il indiqua clairement à Aldaya la marche à suivre. Il devrait avouer que la lettre écrite jadis par Penélope pour lui annoncer son mariage et lui demander de l'oublier était une imposture. Il devrait lui révéler que c'était lui, Jorge Aldaya, qui avait obligé sa sœur à rédiger ce tissu de mensonges tandis qu'elle pleurait désespérément en clamant son amour éternel pour Julián. Il devrait lui affirmer qu'elle l'avait attendu, l'âme brisée et le cœur saignant, triste à mourir de cet abandon. Cela suffirait. Cela suffirait pour que Carax appuie sur la détente et lui brûle la cervelle. Pour qu'il oublie tout projet de mariage et ne puisse plus avoir d'autre pensée que celle de retourner à Barcelone à la recherche de Penélope et d'une vie détruite. Et à Barcelone, lui, Fumero, l'attendrait dans la grande toile d'araignée qu'il avait tissée.
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Nuria Monfort : mémoire de revenants 7
Julián Carax passa la frontière française peu de jours avant qu'éclate la guerre civile. La première et unique édition de L'Ombre du Vent venait de sortir des presses pour aller rejoindre l'anonymat et l'invisibilité des livres précédents. A ce moment-là, Miquel ne pouvait pratiquement plus travailler. Il s'asseyait deux ou trois heures par jour devant sa machine à écrire, mais la faiblesse et la fièvre l'empêchaient d'aligner des mots sur le papier. Il avait perdu plusieurs collaborations du fait de ses retards dans la remise des articles. D'autres journaux avaient peur de le publier, après avoir reçu des menaces anonymes. Il ne lui restait qu'une chronique quotidienne dans le Diario de Barcelona qu'il signait
« Adrián Maltés ». Le spectre de la guerre rôdait déjà.
Le pays puait la peur. Sans occupation et trop faible même pour se plaindre, Miquel descendait sur la place ou marchait jusqu'à l'avenue de la Cathédrale, en emportant toujours un livre de Julián comme une amulette. La dernière fois que le médecin l'avait pesé, il n'atteignait pas les soixante kilos. Nous apprîmes la nouvelle du soulèvement au Maroc par la radio et, quelques heures plus tard, un collègue du journal vint nous annoncer que Cansinos, LE rédacteur en chef, venait d'être assassiné d'une balle dans la nuque devant le café Canaletas deux heures plus tôt Personne n'osait enlever le corps, qui restait là, sur le trottoir éclaboussé de sang.
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L’ombre du vent
Les brèves mais intenses journées de la terreur initiale ne se firent pas attendre. Les troupes du général Goded enfilèrent la Diagonale et le Paseo de Gracia en direction du centre de la ville, où le feu commença. C'était un dimanche, et beaucoup de Barcelonais étaient sortis prendre l'air en croyant encore qu'ils pourraient aller passer la journée dans une guinguette sur la route de Las Planas. La période la plus noire de la guerre à Barcelone ne devait pourtant venir que deux ans plus tard. Car peu après le début de l'affrontement, les troupes du général Goded – miracle ou mauvaise coordination entre les commandements – se rendirent. Le gouvernement de Lluís Companys semblait avoir repris le contrôle, mais ce qui s'était réellement passé constituait un bouleversement d'une tout autre ampleur : on allait le constater au cours des semaines suivantes.
Barcelone était désormais au pouvoir des syndicats anarchistes. Après des jours de troubles et de combats de rue, le bruit courut enfin qu'après leur reddition les quatre généraux rebelles avaient été exécutés au fort de Montjuïc. Un ami de Miquel, un journaliste britannique témoin de la scène, dit que le peloton d'exécution était composé de sept hommes, mais qu'au dernier moment des douzaines de miliciens s'étaient joints à la fête. Les corps avaient reçu tant de balles qu'ils s'étaient éparpillés en morceaux impossibles à reconnaître, et l'on avait dû les mettre dans les cercueils à l'état presque liquide.
Certains voulurent croire que le conflit était terminé, que les troupes fascistes ne reviendraient jamais à Barcelone et que la rébellion avait échoué. Ce n'en étaient que les prémices.
Nous apprîmes que Julien se trouvait à Barcelone le jour de la reddition de Goded par une lettre d'Irène Marceau, dans laquelle elle nous disait 527
Nuria Monfort : mémoire de revenants qu'il avait tué Jorge Aldaya dans un duel au cimetière du Père-Lachaise.
Avant même qu'Aldaya n'expire, un appel anonyme avait alerté la police. Julián, recherché pour meurtre, avait dû s'enfuir sur-le-champ de Paris.
Nous n'eûmes aucun doute quant à l'identité de celui qui avait téléphoné. Nous attendions anxieusement que Julián manifeste pour l'avertir du danger qui le guettait et le protéger d'un piège pire que celui que lui avait tendu Fumero : la découverte de la vérité. Trois jours plus tard, Julián ne donnait toujours pas signe de vie. Miquel ne voulait pas me faire partager son inquiétude, mais je savais parfaitement ce qu'il pensait Julián était renne pour Penélope, pas pour nous.
– Que va-t-il se passer quand il saura la vérité ?
demandai-je.
– Nous ferons en sorte que ça n'arrive pas, répondait Miquel.
Il était évident que la première chose qu’il constaterait, c'était que la famille Aldaya avait disparu. Il n’y avait pas beaucoup d'endroits où commencer ses recherches. Nous en fîmes la liste et entreprîmes notre périple. La villa de l'avenue du Tibidabo n'était qu'une propriété déserte, retranchée derrière des chaînes et des rideaux de lierre. Un fleuriste ambulant qui vendait des bottes de roses et d'œillets en face nous dit qu'un individu avait bien rôdé récemment près de la maison, mais qu'il s'agissait d'un homme d'âge mûr presque un vieillard, et légèrement boiteux.
– Drôlement mal luné, je vous assure. J'ai voulu lui vendre un œillet pour sa boutonnière, et il m'a envoyé chier en disant qu'il y avait une guerre et que c'était vraiment pas le moment de penser aux rieurs.
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L’ombre du vent
Il n'avait vu personne d'autre. Miquel lui acheta quelques roses fanées et lui donna à tout hasard le numéro de téléphone de la rédaction du Diario de Barcelona, pour qu'il lui laisse un message au cas où un homme correspondant au signalement de Carax se manifesterait. Notre étape suivante fut le collège San Gabriel où Miquel retrouva son vieux camarade de classe, Fernando Ramos.
Fernando
officiait
maintenant
comme
professeur de latin et de grec, et il portait soutane. En voyant Miquel dans un état de santé aussi désastreux, il fut bouleversé. Il n'avait pas reçu la visite de Julián, mais il nous promit de nous alerter s'il passait et de tenter de le retenir. Fumero était venu avant nous, nous confessa-t-il, apeuré. Il se faisait désormais appeler l'inspecteur Fumero, et il l'avait averti qu'en temps de guerre mieux valait se tenir à carreau.
– Beaucoup de gens allaient bientôt mourir, et l'uniforme, qu'il soit de soldat ou de curé, ne protégeait pas des balles...
Fernando Ramos nous avoua que nul ne savait exactement à quel corps ou groupe appartenait Fumero, et que lui-même ne s'était pas senti la force de lui poser la question. Je suis incapable de te décrire, Daniel, ce que furent ces premiers jours de guerre à Barcelone. L'air semblait saturé de peur et de haine. Les regards étaient méfiants, et l'on respirait dans les rues un silence qui vous prenait aux tripes. Chaque jour, chaque heure, de nouvelles rumeurs, de nouveaux murmures couraient. Je me souviens d'une nuit où, rentrant à la maison, Miquel et moi descendions les Ramblas. Elles étaient désertes, sans âme qui vive. Miquel contemplait les façades, les volets à travers lesquels des visages invisibles épiaient la rue, et il disait percevoir le bruit des couteaux qu'on aiguisait derrière les murs.
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Nuria Monfort : mémoire de revenants Le lendemain, nous allâmes à la chapellerie Fortuny, sans grand espoir d'y rencontrer Julián. Un habitant de l'immeuble nous informa que le chapelier, terrifié par les événements des derniers jours, s'était enfermé dans son magasin. Nous eûmes beau frapper, il refusa d'ouvrir. L'après-midi même, une fusillade avait éclaté à une rue de là, et les flaques de sang étaient encore visibles sur le boulevard San Antonio où un cadavre de cheval gisait sur la chaussée, à la merci des chiens errants qui lui ouvraient le ventre à coups de crocs pendant que, tout près, quelques gamins les regardaient faire en leur lançant des pierres. Tout ce que nous pûmes obtenir tut de voir le visage épouvanté du chapelier à travers la grille de la porte. Nous lui dîmes que nous cherchions son fils Julián. Il nous répondit que son fils était mort et qu'il allait appeler la police si nous ne partions pas. Nous le quittâmes découragés.
Des jours durant, nous parcourûmes cafés et commerces, en demandant si on avait vu Julián.
Nous enquêtâmes dans des hôtels et des pensions, des gares, des banques où il aurait pu changer de l'argent... Personne ne se souvenait d'un homme correspondant à notre description. Nous craignîmes qu'il ne soit tombé entre les griffes de Fumero, et Miquel s'arrangea pour qu'un collègue du journal ayant des relations à la préfecture vérifie si Julián n'était pas en prison. Il n'en trouva aucun indice.
Deux semaines s'étaient écoulées et la terre semblait l'avoir englouti.
Miquel ne dormait presque pas, attendant toujours des nouvelles de son ami. Un soir, il revint de sa promenade quotidienne avec une bouteille de porto, ni plus ni moins. Ils lui en avaient fait cadeau au journal, après que le sous-directeur lui eut 530
L’ombre du vent
annoncé qu'ils ne pourraient plus publier sa chronique.
– Ils ne veulent pas avoir d'histoires, et je les comprends.
– Que vas-tu faire ?
– Me soûler, et tout de suite.
Miquel but à peine un demi-verre, mais je vidai la bouteille sans m'en apercevoir, avec l'estomac vide.
Il était presque minuit quand je fus prise d'une torpeur irrésistible et m'effondrai sur le canapé. Je rêvai que Miquel m'embrassait sur le front et me recouvrait d'un châle. Quand je me réveillai, j'avais un mal à la tête horrible, signe d'une féroce gueule de bois. Je voulus reprocher à Miquel de m'avoir fait boire, mais j'étais seule dans l'appartement. J'aperçus un mot sur la machine à écrire : il me demandait de ne pas m'alarmer et de l'attendre. Il était parti à la recherche de Julián et allait le ramener à la maison. Il terminait en me disant qu'il m'aimait Le papier m'échappa des mains. Je me rendis compte alors qu'avant de partir il avait enlevé toutes ses amures de sa table de travail, comme s'il pensait qu'il n'en aurait plus besoin, et je sus que je ne le reverrais jamais.
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Cette après-midi-là, le fleuriste ambulant avait téléphoné à la rédaction du Diario de Barcelona et laissé un message pour Miquel : il avait vu l'homme que nous lui avions décrit rôder comme un fantôme autour de la villa. Il était plus de minuit quand 531
Nuria Monfort : mémoire de revenants Miquel arriva au numéro 32 de l'avenue du Tibidabo, une vallée lugubre et déserte striée de rayons de lune qui filtraient entre les arbres. Miquel n'avait pas vu Julián depuis des années, mais il le reconnut tout de suite à la légèreté de son pas, presque félin. Sa silhouette glissait dans l'ombre du jardin, non loin du bassin. Julián, après avoir sauté par-dessus le mur, guettait la maison, tel un animal inquiet. Miquel aurait pu l'appeler de là où il était, mais il préféra ne pas alerter d'éventuels témoins. Il avait l'impression que des regards furtifs espionnaient l'avenue depuis les fenêtres obscures des maisons voisines. Il contourna l'enceinte de la propriété jusqu'à la partie qui donnait sur les anciens courts de tennis et les remises. Il trouva les fissures et les pierres descellées dont Julián s'était servi pour son escalade. Il se hissa à grand-peine. Le souffle lui manquait, des élancements lui lacéraient le cœur, des éclairs aveuglants passaient devant ses yeux comme des coups de fouet. Il s'allongea sur le faîte du mur, les mains tremblantes, et appela Julián tout bas. La silhouette s'immobilisa près de la fontaine, se confondant avec les statues. Miquel put voir des yeux briller, braqués sur lui. Il se demanda si Julián allait le reconnaître, au bout de dix-sept ans et malgré la maladie qui lui avait pris jusqu'à son souffle. Une silhouette s'approcha lentement. Elle tenait un objet dans la main droite, luisant et long. Un éclat de verre.
– Julián... chuchota Miquel.
La forme s'arrêta net. Miquel entendit le verre tomber sur le gravier. Le visage de Julián émergea de l'obscurité. Une barbe de quinze jours couvrait ses traits émanés.
– Miquel ?
Incapable de sauter de l'autre côté, et pas davantage de rebrousser chemin, Miquel tendit le 532
L’ombre du vent
bras. Julián grimpa sur le mur et, saisissant d'une main le poing de son ami avec force, posa l'autre sur son visage. Un long moment, ils se regardèrent en silence, chacun cherchant sur l'autre les blessures que la vie lui avait infligées.
– Il faut filer d'ici, Julián. Fumero te cherche.
L'histoire avec Aldaya était un piège.
– Je sais, murmura Carax d'une voix neutre.
– La villa est fermée. Cela fait des années que personne n'y habite, ajouta Miquel. Vite, aide-moi à descendre et allons-nous-en.
Carax reprit son ascension. Quand il put tenir les deux mains de son ami dans les siennes, il sentit à quel point le corps de celui-ci s'était consumé sous les vêtements trop larges. Il n'avait presque plus de chairs ni de muscles. Une fois de l'autre côté, Carax saisit Miquel sous les aisselles et, chargé ainsi de tout son poids, ils s'éloignèrent dans l'obscurité de la rue Roman Macaya.
– Qu'est-ce que tu as ? chuchota Carax.
– Ce n'est rien. Un peu de fièvre. Ça sera bientôt passé.
Tout, en Miquel, sentait la maladie, et Julián ne le questionna pas plus avant. Ils descendirent la rue Léon-XIII jusqu'au cours San Gervasio, où l'on apercevait les lumières d'un café. Ils s'attablèrent au fond, loin de l'entrée et des fenêtres. Deux clients fumaient au comptoir en écoutant la radio. Le garçon, un homme au teint cireux dont les yeux semblaient rivés au sol, prit leur commande. Brandy chaud, café, et, si possible, quelque chose à manger.
Miquel n'avala pas une bouchée. Carax, apparemment affamé, dévora pour deux. Les amis se dévisageaient à la lueur glauque du café, pris dans les sortilèges du passé. Ils s'étaient quittés adolescents et la vie les réunissait de nouveau, l'un fugitif, l'autre 533
Nuria Monfort : mémoire de revenants moribond. Chacun se demandait si, au jeu de la vie, les cartes les avaient trahis ou s'ils n'avaient pas su s'en servir.
– Je ne t'ai jamais dit merci pour tout ce que tu as fait pour moi, Miquel.
– Ne commence pas maintenant J'ai fait ce que je devais et ce que je voulais faire. Tu n'as pas à me remercier.
– Comment va Nuria ?
– Comme tu l'as laissée.
Carax baissa les yeux.
– Nous nous sommes mariés il y a quelques mois. Je ne sais si elle t'a écrit pour te l'annoncer.
Les lèvres de Carax se contractèrent, et il fit lentement signe que non.
– Tu n'as pas le droit de lui faire des reproches, Julián.
– Je sais. Je n'ai aucun droit, à rien.
– Pourquoi n'as-tu pas fait appel à nous, Julián ?
– Je ne voulais pas vous compromettre.
– Cela ne dépend plus de toi. Où étais-tu, tout ce temps ? Nous avons cru que la terre t'avait avalé.
– Presque. J'étais à la maison. La maison de mon père.
Miquel le regarda avec étonnement. Julián lui raconta comment, ne sachant où aller en débarquant à Barcelone, il s'était dirigé vers la maison où il avait grandi, en craignant de n'y trouver personne. La chapellerie était toujours là, ouverte, et un vieil homme chauve, le regard éteint, était seul derrière le comptoir. Il n'avait pas voulu entrer ni lui faire savoir qu'il était de retour, mais Antoni Fortuny avait levé les yeux vers l'étranger qui se tenait de l'autre côté de la vitrine. Leurs regards s'étaient rencontrés, et Julián, bien qu'il eût préféré partir en courant, était 534
L’ombre du vent
resté paralysé. Il avait vu des larmes se former sur le visage du chapelier, qui s'était traîné jusqu'à la porte pour sortir dans la rue. Sans prononcer un mot, Fortuny avait fait entrer son fils, baissé les grilles et, le monde extérieur ainsi banni, l'avait serré dans ses bras en pleurant.
Plus tard, le chapelier avait expliqué que, l'avant-veille, la police était venue poser des questions. Un certain Fumero, un homme affligé d'une réputation sinistre, dont on chuchotait qu'il avait été le mois précédent à la solde des tueurs du général Goded et qu'il était maintenant comme cul et chemise avec les anarchistes, lui avait dit que Julián allait revenir à Barcelone, qu'après avoir assassiné Jorge Aldaya de sang-froid à Paris il était recherché pour d'autres délits, dont le chapelier ne s'était pas donné la peine d'écouter l’énumération. Si, par un hasard à vrai dire improbable, l'enfant prodigue venait à se présenter chez le chapelier, Fumero était sûr que celui-ci aurait à cœur de remplir son devoir de citoyen et de l'en avertir. Fortuny avait répondu que, bien sûr, on pouvait compter sur lui. Dès que le sinistre cortège de la police avait quitté le magasin, le chapelier, outré qu'une vipère telle que Fumero puisse donner sa bassesse pour acquise, était parti pour la chapelle de la cathédrale où il avait jadis rencontré Sophie, et avait supplié le saint de diriger les pas de l'enfant prodigue vers sa maison avant qu'il ne soit trop tard. Effectivement, Julián était venu, et son père l'avait averti du danger qui planait sur lui.
– Je ne sais pas ce que tu veux faire à Barcelone, mon enfant, mais laisse-moi le faire à ta place et cache-toi dans la maison. Ta chambre est toujours telle que tu l'as laissée, et elle est à toi pour tout le temps où tu en auras besoin.
535
Nuria Monfort : mémoire de revenants Julián lui avait avoué qu'il était rentré pour chercher Penélope. Le chapelier lui avait promis qu'il la trouverait et qu'une fois réunis il les aiderait à fuir ensemble dans un lieu sûr, loin de Fumero et du passé, loin de tout
Julián était resté cloîtré dans l'appartement du boulevard San Antonio, tandis que le chapelier parcourait la ville. Il passait ses journées dans son ancienne chambre, où, comme le lui avait dit son père, rien n'avait été changé, même si tout lui semblait maintenant plus petit, comme si les maisons, les objets, ou peut-être la vie elle-même, rétrécissaient avec le temps. Beaucoup de ses vieux cahiers étaient encore là, des crayons qu'il se rappelait avoir taillés la semaine précédant son départ pour Paris, des livres qui attendaient d'être lus, des vêtements bien repassés de jeune garçon dans les armoires. Le chapelier lui avait raconté que Sophie l'avait quitté peu de temps après sa fuite, qu'il n'avait pas reçue nouvelles pendant des années, mais qu'elle lui avait finalement écrit de Bogota où elle vivait avec un autre homme. Ils correspondaient régulièrement, « toujours en parlant de toi », parce que, confessa le chapelier, « tu es le seul lien entre nous ». En l'entendant prononcer ces mots, Julián s'était dit que le chapelier avait attendu d'avoir perdu sa femme pour l'aimer.
– On n'aime véritablement qu'une fois dans sa vie, Julián, même si on ne s'en rend pas compte à temps.
Le chapelier, qui semblait avoir entamé une course contre la montre pour conjurer toute une existence de malchance, ne doutait pas que Penélope était cet amour unique dans la vie de son fils et croyait, sans s'en rendre compte, que s'il l'aidait à la récupérer, lui-même récupérerait quelque chose de ce 536
L’ombre du vent
qu'il avait perdu, dans ce vide qui pesait sur tout son être avec l'acharnement d'une malédiction.
Malgré tous ses efforts et à son grand désespoir, Fortuny dut vite admettre qu'il ne subsistait aucune trace de Penélope ni de sa famille dans tout Barcelone. Cet homme d'humble origine, qui avait dû travailler toute sa vie pour se maintenir la tête hors de l'eau, avait toujours accordé à l'argent et à la caste le privilège de l'immortalité. Mais quinze années de ruine et de misère avaient suffi pour rayer de la face de la terre les palais, les industries et les vestiges d'une dynastie. A la mention du nom d'Aldaya, beaucoup reconnaissaient la musique du mot, mais presque personne ne se rappelait ce qu'il signifiait. Le jour où Miquel Moliner et Nuria Monfort s'étaient présentés au magasin, le chapelier avait été persuadé qu'ils étaient des agents de Fumero. Nul ne lui arracherait à nouveau son fils. Cette fois, Dieu tout-puissant, ce même Dieu qui toute sa vie avait ignoré ses prières, pouvait bien descendre en personne des cieux, il se chargerait lui-même, et avec joie, de lui arracher les yeux s'il osait encore éloigner Julián du naufrage de sa vie.
Le chapelier était l'homme que le marchand de fleurs se rappelait avoir vu rôder quelques jours plus tôt près de la villa de l'avenue du Tibidabo. Ce que le fleuriste avait interprété comme de la mauvaise humeur n'était que la fermeté d'esprit de ceux qui, mieux vaut tard que jamais, ont trouvé un but dans leur vie et le poursuivent avec la férocité que donne le temps gaspillé. Hélas, le Seigneur n'avait pas voulu écouter l'ultime prière de Fortuny, et celui-ci, désespéré, avait été incapable de trouver ce qu'il cherchait : le salut de son fils, de lui-même, sous les traits d'une jeune fille dont personne ne se souvenait et dont personne ne savait rien. Combien d'âmes 537
Nuria Monfort : mémoire de revenants perdues Te faut-il, Seigneur, pour satisfaire Ton appétit ? demandait le chapelier. Dieu, dans Son infini silence, le regardait et restait impavide.
– Je ne la trouve pas, Julián... Je te jure que...
– Ne vous désolez pas, père. C'est une chose que je dois accomplir moi-même. Vous m'aviez aidé autant que vous le pouviez.
Cette nuit-là, Julián était enfin sorti, à la recherche de Penélope.
Miquel écoutait le récit de son ami, ne sachant s'il s'agissait d'un miracle ou d'une malédiction. Il ne prêta pas attention au serveur qui s'était dirigé vers le téléphone, avait chuchoté en leur tournant le dos et surveillait l'entrée du coin de l'œil en nettoyant les verres, zèle suspect dans un établissement où la saleté s'épanouissait à son aise. Il ne lui vint pas à l'esprit que Fumero était passé, comme dans des dizaines d'autres, dans ce café à un jet de pierre de la villa Aldaya, et qu'il suffisait dès lors que Carax y mette le pied pour que l'appel ne soit qu'une question de secondes. Quand la voiture de police s'arrêta devant la porte et que le garçon disparut dans la cuisine, Miquel ressentit seulement le calme froid et serein de la fatalité. Carax lut dans son regard, et tous deux se retournèrent en même temps. Trois gabardines grises se dessinaient comme des spectres derrière les vitrines. Trois visages crachant de la buée sur les vitres. Aucun des trois hommes n'était Fumero. Les charognards le précédaient.
– Partons d'ici. Julien...
– Nous n'avons nulle part où aller, dit Carax, avec une sérénité qui amena son ami à l'observer avec attention.
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L’ombre du vent
Il vit alors le revolver dans la main de Julián, dont les yeux exprimaient une froide résolution. Le carillon de la porte couvrit le murmure de la radio.
Miquel arracha le pistolet des mains de Carax et le regarda fixement.
– Donne-moi ton passeport, Julián.
Les trois policiers firent semblant de s'asseoir au bar. L'un d'eux les surveillait à la dérobée. Les deux autres tâtaient l'intérieur de leur gabardine.
– Ton passeport, Julián. Tout de suite.
Carax refusa en silence.
– Je n'ai plus qu'un mois à vivre, deux avec un peu de chance. L'un de nous doit sortir vivant d'ici, Julián. Tu as plus d'atouts que moi. Je ne sais pas si tu trouveras Penélope. Mais Nuria t'attend.
– Nuria est ta femme.
– Souviens-toi de notre pacte : quand je mourrai, tout ce qui est à moi sera à toi...
– ... sauf les rêves.
Ils se sourirent pour la dernière fois. Julián lui tendit son passeport. Miquel le mit avec l'exemplaire de L'Ombre du Vent qu'il portait dans son manteau depuis le jour où il l'avait reçu.
– A bientôt, murmura Julián.
– Ne te presse pas. J'attendrai.
Juste au moment où les trois policiers se tournaient vers eux, Miquel se leva et avança dans leur direction. Ils ne virent d'abord qu'un moribond pâle et tremblant qui leur souriait tandis que du sang filtrait aux commissures de ses lèvres minces, sans vie. Quand ils aperçurent le revolver, Miquel n'était plus qu'a trois mètres. L’un d'eux voulut crier, mais la première balle lui arracha la mâchoire inférieure. Le corps tomba, inerte, à genoux, aux pieds de Miquel.
Les deux agents avaient dégainé leurs armes. Le deuxième coup de feu traversa le ventre de celui qui 539
Nuria Monfort : mémoire de revenants semblait le plus vieux. La balle lui coupa la colonne vertébrale en deux et un paquet de viscères gicla sur le bar. Miquel n'eut pas temps de tirer une troisième fois. Le dernier policier lui avait déjà enfoncé le canon de son arme dans les côtes, à la hauteur du cœur, et il eut juste le temps de distinguer son regard que la panique rendait dément
– Ne bouge pas, ordure, ou je te jure que je te réduis en bouillie.
Miquel sourit et leva lentement son revolver vers le visage du policier. L'homme ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans et ses lèvres tremblaient
– Tu diras à Fumero, de la part de Carax, que je souviens de son petit costume marin.