– Je sais. Pardonne-moi.
Je sortis de la douche, sur le tapis de bain. Le halo de vapeur formait des nœuds argentés, la clarté de la lucarne posait un voile blanc sur la face de Clara. Elle était telle que dans mon souvenir. Quatre années d’absence ne m’avaient pour ainsi dire servi à rien.
– Ta voix a changé, dit-elle. Et toi aussi, Daniel ?
– Je suis toujours aussi bête, si c’est ce qui t’intrigue.
Et puis lâche, ajoutai-je en moi-même. Elle avait toujours le même sourire brisé qui me faisait mal, même dans la pénombre. Elle tendit la main, et comme huit ans plus tôt, le soir de la bibliothèque de l’Ateneo, je compris tout de suite. Je la guidai vers 384
L’ombre du vent
mon visage et sentis ses doigts me redécouvrir, tandis que ses lèvres dessinaient des paroles en silence.
– Je n’ai jamais voulu te faire de mal, Daniel.
Pardonne-moi.
Je lui pris la main et la baisai dans l’obscurité.
– C’est moi qui te demande pardon.
Cette atmosphère mélodramatique fut réduite à néant
par
l’apparition
de
Bernarda
dans
l’encadrement de la porte. Bien qu’elle fût presque ivre, elle vit bien que j’étais tout nu, ruisselant, la lumière éteinte, et que je pressais la main de Clara contre mes lèvres.
– Pour l’amour de Dieu, monsieur Daniel, vous n’avez pas honte ? Jésus, Marie, Joseph ! Il y en a qui sont vraiment incorrigibles…
Outrée, Bernarda battit en retraite, et j’espérai que les effets du brandy dissipés, le souvenir de cette visite s’évanouirait de son esprit comme un songe.
Clara recula de quelques pas et me tendit les vêtements qu’elle tenait sous son bras gauche.
– Mon oncle m’a donné ces habits pour que tu les mettes. Ils datent de sa jeunesse. Il dit que tu as beaucoup grandi et qu’ils t’iront. Je n’aurais pas dû entrer sans frapper.
Je pris ce qu’elle m’avait apporté et passai le linge de corps, chaud et parfumé, la chemise de coton rose, les chaussettes, le gilet, le pantalon et la veste.
Le miroir me renvoyait l’image d’un démarcheur à domicile, sourire en moins. Quand je revins à la cuisine, le docteur Soldevila venait juste de sortir de la chambre où il avait soigné Fermín, pour informer l’assistance de son état.
– Pour le moment, le pire est passé, annonça-t-il. Ces choses-là semblent toujours plus graves qu’elles ne le sont. Votre ami souffre d’un fracture au bras gauche et de deux côtes cassées, il a perdu trois 385
Ville d'ombres
dents et présente de multiples hématomes, plaies et contusions, mais il n’y a par chance ni hémorragie interne ni symptôme de lésion cérébrale. Les journaux pliés que le patient portaient sous ses vêtements pour se protéger du froid et augmenter sa corpulence, comme il dit, lui ont servi d’armure pour amortir les coups. Il y a quelques instants, il a repris conscience pendant plusieurs minutes et m’a prié de vous faire savoir qu’il se sent comme un jeune homme de vingt ans, qu’il veut un sandwich au saucisson et à l’ail, des chocolats et des Sugus au citron. En principe, je n’y vois pas d’inconvénient, mais je crois qu’il serait préférable de commencer par des jus de fruits, du yoghourt et peut-être un peu de riz à l’eau. De plus, et comme preuve de sa vigueur et de sa lucidité d’esprit, il m’a prié de vous transmettre que, pendant que l'infirmière Amparito lui faisait quelques points de suture à la jambe, il a eu une érection aussi raide qu’un battant de cloche.
– C'est que c'est un homme, un vrai, a murmuré Bernarda en manière d'excuse.
– Quand pourrons-nous le voir ? demandai-je.
– Il vaut mieux éviter les visites pour l’instant.
Demain matin, peut-être. Un peu de repos ne lui fera pas de mal et j'aimerais, dès la première heure, le mener à l'hôpital de la Mer pour qu'on lui fasse un encéphalogramme, ce qui nous rassurera, mais je crois que tout va bien et que M. Romero de Torres sera comme neuf dans quelques jours. A en juger par les cicatrices et les marques qu'il porte sur le corps, cet homme s'est tiré de pires épreuves et il a tout pour survivre. Si vous voulez une copie de mon ordonnance pour porter plainte à la police...
– Ce ne sera pas nécessaire, l'interrompis-je.
386
L’ombre du vent
– Jeune homme, je vous préviens que c'aurait pu être très sérieux. Il faut tout de suite avertir la police.
Barceló m'observait avec attention. Je lui rendis son regard, et il hocha la tête.
– Nous avons le temps, avant de faire ces démarches, docteur, ne vous inquiétez pas, dit-il.
Pour l'heure, l'important est d'être sûr que le patient va bien. Je porterai plainte moi-même demain matin.
D'ailleurs les autorités ont droit à un peu de paix et de repos nocturnes.
Manifestement, le docteur ne voyait pas d'un bon œil ma suggestion de cacher les faits à la police mais, en constatant que Barceló en prenait la responsabilité, il haussa les épaules et retourna dans la chambre afin de poursuivre ses soins. Dès qu'il eut disparu, Barceló me fit signe de le suivre dans son bureau. Bernarda soupirait sur son tabouret, cuvant son brandy et sa frayeur.
– Bernarda, remuez-vous. Faites-nous un peu de café. Bien fort.
– Oui, monsieur. Tout de suite.
Je suivis Barceló dans son bureau, une caverne noyée dans les brumes de tabac à pipe qui s'insinuaient entre les piles de livres et de papiers.
Les échos du piano de Clara nous arrivaient par bouffées, à contretemps. A l'évidence, les leçons du professeur Neri n'avaient pas beaucoup servi, au moins sur le terrain musical. Le libraire me désigna un siège et bourra sa pipe.
– J'ai appelé ton père. Je lui ai dit que Fermín un petit accident et que tu l'as amené ici.
– Il l'a avalé ?
– Je ne crois pas.
– Ah !
387
Ville d'ombres
Le libraire alluma sa pipe et se carra dans son fauteuil, jouissant de son allure méphistophélique. A l'autre bout de l'appartement, Clara humiliait Debussy. Barceló leva les yeux au ciel.
–
Qu'est
devenu
le
professeur
de
musique ?demandai-je.
– Je l'ai renvoyé. Il a abusé de son autorité
– Ah !
– Tu es sûr qu'ils ne t'ont pas tabassé, toi aussi ?
Tu ne parles que par monosyllabes. Gamin, tu étais plus bavard.
La porte du bureau s'ouvrit, et Bernarda entra avec un plateau sur lequel étaient posés deux tasses fumantes et un sucrier. En voyant sa démarche, j'eus peur de me trouver sur la trajectoire d'une averse de café bouillant.
– Faites excuses. Monsieur veut-il une goutte de brandy dedans ?
– Je crois que la bouteille de Lepanto a bien gagné son repos pour cette nuit, Bernarda. Et vous aussi. Allez, partez vous coucher. Daniel et moi, nous resterons éveillés au cas où il se produirait quelque chose. Puisque Fermín est dans votre chambre, vous pouvez aller dans la mienne.
– Oh ! non, monsieur, certainement pas.
– C'est un ordre. Et ne discutez pas. Je veux que vous soyez endormie dans cinq minutes.
– Mais, monsieur...
– Vous comptez toujours sur vos étrennes, Bernarda ?
– Je ferai comme vous dites, monsieur Barceló.
Mais je dormirai sur le couvre-lit. Manquerait plus que ça.
Barceló
attendit
cérémonieusement
que
Bernarda se soit retirée. Il se servit sept morceaux de 388
L’ombre du vent
sucre et remua la cuiller dans sa tasse avec un sourire félin, dans des nuages de tabac hollandais.
– Tu vois. Je dois mener la maison d'une main de fer.
– Oui, vous êtes devenu un ogre, monsieur Gustave
– Et toi un faiseur d'embrouilles. Dis-moi, Daniel, maintenant que personne ne nous entend : pourquoi n'est-ce pas une bonne idée d'avertir la police ?
– Parce qu'elle est déjà au courant.
– Tu veux dire que... ?
J'acquiesçai.
– Dans quel pétrin t'es-tu fourré, si ma question n'est pas indiscrète ?
Je soupirai.
– Je peux t'aider ?
Je relevai les yeux. Barceló me souriait sans malice. Pour une fois, son visage n'exprimait pas la moindre ironie.
– Est-ce que, par hasard, tout ça ne serait pas lié au livre de Carax que tu as refusé de me vendre quand tu aurais dû ?
Il ne me laissa pas le temps de revenir de ma surprise.
– Je pourrais vous aider, proposa-t-il. J'ai largement ce qui vous manque : l'argent et le bon sens.
– Croyez-moi, monsieur Gustavo, j'ai déjà compromis trop de monde dans cette histoire.
– Alors une personne de plus... Allons, fais-moi confiance. Dis-toi que je suis ton confesseur.
– Cela fait des années que je ne me confesse plus.
– Ça se lit sur ta figure.
389
Ville d'ombres
20
Gustavo Barceló avait une écoute contemplative, digne d'un Salomon, d'un médecin ou d'un nonce apostolique. Il m'observait, coudes sur la table et mains jointes sous le menton comme pour une prière, sans presque battre des paupières, hochant de temps en temps la tête comme s'il repérait des symptômes ou de légers détails dans mon récit pour établir son propre diagnostic des faits, à mesure que je les lui servais à ma façon. A chacune de mes pauses, le libraire arquait les sourcils d'un air inquisiteur et faisait un geste de la main droite pour me signifier qu'il suivait toujours le galimatias de mon histoire, laquelle semblait l'amuser énormément A certaines occasions, il prenait des notes à main levée ou portait son regard vers l'infini comme pour considérer toutes les implications. La plupart du temps, il arborait un sourire sardonique que je ne pouvais éviter d'attribuer à ma naïveté ou à la gaucherie de mes conjectures.
– Ecoutez, si ça vous semble idiot, je me tais.
– Au contraire. Le sot parle, le lâche se tait, le sage écoute.
– Qui a dit ça ? Sénèque ?
– Non. M Braulio Recolons, charcutier rue Aviñón, qui possède un don extraordinaire tant pour 390
L’ombre du vent
le boudin que pour l'aphorisme bien placé. Continue, s'il te plaît. Tu me pariais de cette délicieuse jeune fille …
– Bea ? Ça, c'est mon affaire : elle n'a rien avoir avec le reste.
Barceló riait tout bas. Je m'apprêtais donc à continuer la relation de mes aventures, quand le docteur Soldevila apparut à la porte du bureau, l'air épuisé, en poussant de gros soupirs.
– Excusez-moi. Je partais. Le patient va bien, et, si je peux employer cette métaphore, il déborde d'énergie. Cet nomme nous enterrera tous. Il affirme à présent que les sédatifs lui sont montés à la tête, et il est surexcité Il refuse de se reposer et prétend qu'il doit discuter avec M. Daniel d'affaires dont il n'a pas voulu préciser la nature en alléguant qu'il ne croit pas au serment d’Hippocrate, ou d'Hypocrite, comme il dit.
– Nous allons le voir fout de suite. Et pardonnez au pauvre Fermín. Ses paroles sont sans doute la conséquence du traumatisme.
– Peut-être, mais je pencherais plutôt pour de la goujaterie, car il n'y a pas moyen de l’empêcher de caresser l'amère-train de l'infirmière et de débiter des vers de mirliton pour louer la fermeté de ses fesses et le galbe de ses cuisses.
Nous escortâmes le docteur et son assistante jusqu'à la porte et les remerciâmes avec effusion de leurs bons offices. En entrant dans la chambre, nous découvrîmes que Bernarda, envers et contre tout, avait enfreint les ordres de Barceló et avait rejoint Fermín sur le lit où le brandy et la fatigue avaient finalement réussi à lui faire trouver le sommeil.
Fermín, couvert de bandes, de pansements et d’emplâtres, lui caressait tendrement les cheveux.
Son visage n’était qu’un énorme hématome qui faisait 391
Ville d'ombres
peine à voir, d’où émergeaient le nez indemne, les oreilles comme des antennes de télévision, et des yeux de petite souris écrasée. Le sourire édenté et mâchuré était triomphal, et il nous reçut en levant la main droite en signe de victoire.
–
Comment
vous
sentez-vous,
Fermín ?
demandai-je.
– Rajeuni de vingt ans, dit-il à voix basse pour ne pas réveiller Bernarda.
– A d'autres, Fermín ! Vous êtes dans un état épouvantable. Etes-vous sûr que ça va ? La tête ne vous tourne pas ? Vous n'entendez pas des voix ?
– Maintenant que vous me le faites remarquer, j'ai par moments l'impression d'entendre un murmure dissonant et arythmique, comme si un macaque essayait de jouer du piano.
Barceló fronça les sourcils. Clara continuait de massacrer sa partition dans le lointain.
– Ne vous inquiétez pas, Daniel j'ai encaissé des raclées pires que celle-là. Ce Fumero ne sait même pas cogner correctement.
– Ce Fumero vous a quand même refait le visage, dit Barceló. Et je vois que vous fréquentez les hautes sphères.
– Je n'en étais pas encore arrivé à cette partie de l'histoire, dis-je.
Fermín me lança un regard alarmé.
– Soyez tranquille, Fermín. Daniel est en train de me mettre au courant de la pièce dans laquelle vous jouez tous deux. Je dois reconnaître que c'est très intéressant. Et vous, Fermín, que penseriez-vous de vous confesser ? Je vous signale que j'ai fait deux ans de séminaire.
– Je vous en donnais au moins trois, monsieur Gustavo.
392
L’ombre du vent
– Tout se perd, à commencer par la décence.
C'est la première fois que vous venez chez moi, et je vous retrouve au lit avec la bonne.
– Regardez-la, cette pauvre petite, mon ange.
Sachez, monsieur Gustavo, que mes intentions sont honnêtes.
– Vos intentions sont votre affaire et celle de Bernarda, qui est majeure depuis belle lurette. Et maintenant, passons aux choses sérieuses. Dans quel bourbier vous êtes-vous fourvoyés tous les deux ?
– Qu'est-ce que vous lui avez raconté, Daniel ?
– Nous en étions au deuxième acte : entrée de la femme fatale, comme disent les Français, précisa Barceló.
– Nuria Monfort ? demanda Fermín.
Barceló se pourlécha les babines.
– Parce qu'il y en a d'autres ? Ça devrait s'appeler L’Enlèvement au sérail.
– Je vous prie de parler moins fort, vous oubliez ma fiancée.
– Ne vous en faites pas pour votre fiancée, elle a une demi-bouteille de Lepanto dans les veines. Nous tirerions au canon qu'elle ne se réveillerait pas. Allez, dites à Daniel de me raconter le reste. Trois têtes valent mieux que deux pour réfléchir, surtout quand la troisième est la mienne.
Fermín ébaucha un haussement d'épaules sous bandages et les emplâtres.
– Je ne m'y oppose pas, Daniel. A vous de décider.
Résigné à accepter M. Gustavo à bord, je poursuivis mon récit jusqu'au moment où Fumero et ses hommes nous avaient surpris dans la rue Moncada, quelques heures plus tôt. Une fois finie ma narration, Barceló se leva et, pensif, arpenta la 393
Ville d'ombres
chambre. Fermín et moi l'observions d'un œil suspicieux. Bernarda ronflait comme une otarie.
– Ma toute petite, chuchotait Fermín extatique.
– Plusieurs choses retiennent mon attention, dit finalement le libraire. D'abord il est évident que l’inspecteur Fumero est impliqué là-dedans jusqu'au cou, même si le pourquoi et le comment m'échappent. D'un côté il y a cette femme...
– Nuria Monfort.
– Puis nous avons l'histoire du retour de Julián Carax à Barcelone et de son assassinat en pleine rue au bout d'un mois, durant lequel personne ne sait ce qu’il a fait. Manifestement, la femme ment comme une arracheuse de dents.
– C'est ce que je dis depuis le début, confirma Fermín. Mais voilà, la jeunesse s'échauffe vite et n'a guère de vision d'ensemble...
– Vous pouvez parler, saint Jean Bouche d'Or.
– La paix, dit Barceló. Ne nous énervons pas et tenons-nous-en aux faits. Quelque chose, dans ce que m'a raconté Daniel, m'a paru plus étrange encore que le reste, s'il se peut : non à cause du caractère rocambolesque de l'histoire, mais plutôt d'un détail essentiel et apparemment banal.
– Éclairez-nous, monsieur Gustavo.
– Eh bien voici : le père de Carax a refusé de reconnaître le cadavre de son fils en prétendant qu'il n'avait pas d'enfant Je trouve ça très étonnant.
Quasiment contre nature. Aucun père au monde ne peut faire ça. Peu importe la mésentente qui pouvait régner entre eux. La mort a toujours cet effet : elle ne laisse personne à l'abri de la sensiblerie. Face à un cercueil, tout le monde devient bon et ne voit plus que ce qu'il a envie de voir.
394
L’ombre du vent
– Ah ! la belle phrase, monsieur Gustavo, s'exclama Fermín, flatteur. Ça ne vous gêne pas si je l'ajoute à mon répertoire ?
– Il y a toujours des exceptions, objectai-je.
Nous savons que M. Fortuny était un peu spécial.
– Tout ce que nous savons de lui, ce sont des commérages de troisième main, trancha Barceló.
Quand tout un chacun s'acharne à présenter un individu comme un monstre, de deux choses l’une : ou c'était un saint, ou on ne nous dit pas tout
– On dirait que vous avez pris le chapelier en sympathie, dit Fermín.
– Avec tout le respect que je dois à la profession de concierge, quand la réputation du personnage en question tient à ce genre de témoignage, mon premier sentiment est la méfiance.
– Si nous appliquons ce principe, nous ne pouvons être sûrs de personne. Tout ce que nous savons est, et vous le dites bien, de troisième ou de quatrième main. Avec ou sans concierge.
– Méfie-toi de celui qui fait confiance à tout le monde, fit remarquer Barceló.
– Quel esprit vous avez, monsieur Gustavo, s'exclama Fermín. De vraies perles de culture. Si seulement j'avais votre clairvoyance !
– La seule chose qui soit réellement claire dans tout ça, c'est que vous avez besoin de mon aide, logistique et probablement pécuniaire, si vous prétendez résoudre cet embrouillamini avant que l'inspecteur Fumero ne vous réserve une suite dans le pénitencier de San Sebas. Fermín, je peux considérer que vous êtes avec moi ?
– J'obéis à Daniel. S'il l'ordonne, je ferai même l'Enfant Jésus dans la crèche.
– Et toi, Daniel, qu'en dis-tu ?
– Vous avez déjà tout dit. Que proposez-vous ?
395
Ville d'ombres
– Voici mon plan : dès que Fermín sera rétabli, Daniel, tu iras voir en toute innocence Mme Nuria Monfort, et tu abattras ton jeu. Tu lui feras comprendre que tu sais qu'elle a menti et qu'elle te cache quelque chose, que ce soit beaucoup ou peu, et on verra.
– On verra quoi ?
– On verra comment elle réagira. Elle ne te dira rien naturellement. Ou elle te sortira un nouveau mensonge, l'important est de planter la banderille, et, pour prolonger la comparaison tauromachique, de voir où nous mènera le taureau – ou plutôt la génisse.
Et c'est là que vous, Fermín, vous faites votre entrée.
Pendant que Daniel pendra sonnette au chat, vous surveillerez discrètement la suspecte, et vous attendrez qu'elle morde à l'hameçon. Dès qu’elle l’aura fait, vous la suivrez.
– A condition qu'elle aille quelque part, protestai-je.
– Homme de peu de foi. Elle ira. Tôt ou tard. Et quelque chose me dit que ce sera plus tôt que tard.
C'est la base de la psychologie féminine.
– Et vous, pendant ce temps, que comptez-vous faire, docteur Freud ? demandai-je.
– Ça, c'est mon affaire : vous le saurez en temps utile. Et vous me remercierez.
Je cherchai un soutien dans le regard de Fermín, mais le pauvre s'était endormi en tenant Bernarda enlacée, tandis que Barceló poursuivait son discours triomphal. Sa tête était tombée sur le côté et son sourire bienheureux laissait couler de la bave sur sa poitrine. Bernarda émettait des ronflements profonds et caverneux.
– Pourvu que celui-là ne lui fasse pas de mal, soupira Barceló.
– Fermín est un grand bonhomme, affirmai-je.
396
L’ombre du vent
– Il doit l'être, parce qu'à mon avis ce n'est pas avec cette tronche qu'il a pu faire sa conquête. Bon, partons.
Nous éteignîmes la lumière et quittâmes la pièce sur la pointe des pieds, en fermant la porte pour laisser les deux tourtereaux à leur repos. Il me sembla que le premier souffle de l'aube filtrait par les fenêtres de la galerie, au fond du couloir.
– Supposons que je vous dise non, chuchotai-je.
Que je vous demande d'oublier.
Barceló sourit.
– Trop tard, Daniel. Tu aurais dû me vendre ce livre il y a des années, quand l'occasion s'en est présentée.
J'arrivai à la maison au petit jour, après avoir traîné ce ridicule costume prêté et le naufrage d'une nuit interminable dans les rues humides aux luisances pourpres. Je trouvai mon père endormi dans son fauteuil, une couverture sur les jambes et son livre préféré ouvert dans les mains, un exemplaire du Candide de Voltaire qu'il relisait deux fois par an, les deux seules où je l'entendais rire de tout son cœur. Je l'observai en silence. Il avait les cheveux gris et clairsemés, et la peau de son visage avait commencé à perdre de sa fermeté autour des pommettes. Je contemplai cet homme que j'avais imaginé autrefois fort, presque invincible, et je le vis fragile, vaincu sans le savoir. Vaincu, je l'étais peut-
être moi-même. Je me penchai pour rajuster cette couverture qu'il promettait depuis des années de donner à une œuvre de bienfaisance, et l'embrassai sur le front comme si je voulais le protéger des fils invisibles
qui
l'éloignaient
de
moi,
de
cet
appartement exigu et de mes souvenirs. Comme si je croyais que ce baiser pourrait tromper le temps et le 397
Ville d'ombres
convaincre de passer au large, de revenir un autre jour, dans une autre vie.
21
Je passai presque toute la matinée à rêver éveillé l'arrière-boutique en évoquant des images de Bea. Je modelais sa nudité sous mes mains et croyais respirer à nouveau son haleine de pain frais. Je me surprenais à me rappeler avec une précision photographique les plis de son corps, l'éclat de ma salive sur ses lèvres et cette ligne de duvet blond, presque transparent, qui descendait le long de son ventre jusqu'à cet endroit que mon ami Fermín, dans ses conférences improvisées sur la logique charnelle, dénommait « la sente du xérès. »
Je consultai ma montre pour la énième fois et vis avec horreur que plusieurs heures me séparaient encore moment où je pourrais revoir – et toucher –
Bea. J’essayai de mettre de l'ordre dans les reçus du mois, mais le bruit des liasses de papier me rappelait le froissement des dessous de Beatriz Aguilar, sœur de mon plus intime camarade d'enfance, glissant sur ses hanches et ses cuisses.
– Daniel, tu es dans les nuages. Quelque chose te tracasse ? C'est Fermín ? demanda mon père.
J'acquiesçai, honteux. Mon meilleur ami avait laissé plusieurs côtes pour me sauver la peau 398
L’ombre du vent
quelques heures plus tôt, et ma première pensée était pour l'agrafe d'un soutien-gorge.
– Quand on parle du loup...
Je levai les yeux : il était là. Fermín Romero de Torres en chair et en os, vêtu de son plus beau costume d'où il émergeait comme un vieux cigare noirâtre et tordu, franchissait le seuil, arborant un sourire triomphal et un pimpant œillet à la boutonnière.
– Mais que faites-vous ici, malheureux ? Ne deviez-vous pas garder le repos ?
– J'ai laissé le repos se garder tout seul. Je suis un homme d'action. Et quand je ne suis pas là, vous ne vendez rien, pas même un catéchisme Faisant la sourde oreille aux conseils du docteur, Fermín était décidé à reprendre son poste. II avait le teint jaune et marbré de bleus, il boitait de vilaine façon et se déplaçait comme un pantin cassé.
– Pour l'amour de Dieu, allez vous coucher immédiatement, Fermín, dit mon père, horrifié.
– Pas question. Les statistique le démontrent : il meurt plus de gens dans leur lit qu'au front Toutes nos protestations tombèrent dans l'oreille d'un sourd. Mon père céda vite, car quelque chose dans le regard de Fermín suggérait que si ses os le faisaient atrocement souffrir, la perspective de se retrouver seul dans la chambre de la pension le tourmentait, encore davantage.
– Bon, mais si je vous vois porter autre chose qu'un crayon, vous allez m'entendre.
– A vos ordres. Vous avez ma parole que je ne soulèverai rien, pas même le soupçon.
Sans plus tergiverser, Fermín enfila sa blouse bleue et s'arma d'un chiffon et d'une bouteille d'alcool avec lesquels il s'installa derrière le comptoir dans l'intention de remettre à neuf les reliures des quinze 399
Ville d'ombres
exemplaires défraîchis, arrivés le matin même, d'un titre très recherché, Le Tricorne : Histoire de la Garde Civile en vers alexandrins par Fulgencio Capón, jeune auteur porté aux nues par la critique unanime. Tout en se livrant à cette tâche, Fermín lançait des regards furtifs et clignait de l'œil à l'instar du célèbre diable boiteux.
– Vous avez les oreilles rouges comme des piments, Daniel.
– Ça doit être à force de vous entendre dire des sottises.
– Ou la fièvre. Quand revoyez-vous la demoiselle ?
– Ça ne vous regarde pas.
– Vous avez tort On ne peut plus plaisanter ?
C’est vrai, la plaisanterie est un dangereux vasodilatateur.
– Allez vous faire voir.
Comme d'habitude depuis quelque temps, l'après-midi fut lente et morose. Un client à la voix aussi grise que sa gabardine entra pour demander un livre de Zorrilla, persuadé qu'il s'agissait d'une chronique des aventures polissonnes d'une fille légère dans le Madrid des empereurs d'Autriche. Mon père ne sut que lui répondre, mais Fermín vint à la rescousse, fort courtoisement pour une fois.
– Vous faites erreur, monsieur. Zorrilla est un dramaturge. Ce qui vous intéresse probablement, c'est Don Juan. Il y a dedans beaucoup d'histoires de jupons et, en plus, le héros a une liaison avec une nonne.
– Je l'achète.
L'après-midi s'achevait quand je pris le métro qui me laissa au bas de l'avenue du Tibidabo. La 400
L’ombre du vent
silhouette du tramway bleu s'éloignait dans un brouillard violacé. Je décidai de ne pas attendre son retour et fis le chemin à pied dans la nuit tombante.
J'aperçus bientôt les contours de «L'Ange de brume».
Je sortis la clef que m'avait donnée Bea et ouvris la petite porte découpée dans la grille. J'entrai dans le jardin et laissai la porte apparemment fermée mais en réalité entrouverte, pour permettre à Bea de s'y glisser. J'étais arrivé volontaire en avance. Je savais que Bea ne serait pas là avant une demi-heure, sinon plus. Je voulais être seul pour sentir l’atmosphère de la maison et l'explorer avant que Bea ne vienne la transfigurer par sa présence. Je m'arrêtai un instant pour contempler la fontaine et la main de l'ange qui émergeait de l'eau teintée de pourpre. L'index, accusateur, semblait effilé comme poignard. Je m'approchai du bassin. Le visage sculpté, sans regard ni âme, frissonnait sous la sous la surface.
Je gravis les marches qui menaient à l'entrée. La porte principale était entrebâillée. Je fus soudain inquiet, car je croyais l'avoir refermée derrière moi l'autre nuit. J'examinai la serrure, qui ne semblait pas avoir été forcée. Je poussai doucement la porte vers l'intérieur, et le souffle de la maison me caressa le visage, une exhalaison de bois brûlé, de moisissure et de fleurs fanées. Je sortis la boîte d'allumettes que j'avais prise avant de quitter la librairie et m'agenouillai pour allumer la première des bougies laissées par Bea. Une flammèche cuivrée jaillit d'entre mes mains et dévoila les formes dansantes des murs parcourus de larmes d'humidité, des plafonds effondrés et des portes délabrées.
J'allai à la suivante et l'allumai à son tour, Lentement, comme si j'observais un rituel, je remontai la file de bougies en créant au fur et à mesure un halo de lumière ambrée qui flottait dans 401
Ville d'ombres
l'air comme use toile d'araignée tendue entre des rideaux d'obscurité impénétrable. Mon parcours s'acheva devant la cheminée de la bibliothèque, près des couvertures qui étaient restées par terre, maculées de cendre. Je m'assis là, faisant face à la salle. Je m'étais attendu au silence, mais la maison respirait en produisant mille bruits. Grincements de la charpente, frôlements du vent dans les tuiles du toit, craquements dans les murs, sous le sol, se déplaçant dans les cloisons.
Trente minutes devaient s'être écoulées quand je me rendis compte que le froid et la pénombre commençaient à m'endormir. Je me levai et parcourus la salle pour me réchauffer. Il ne restait dans le foyer que les débris d'une bûche, et je me dis que, le temps que Bea arrive, la température à l'intérieur de la villa aurait suffisamment baissé pour m'inspirer pudeur et chasteté en effaçant toutes les visions fiévreuses qui m'avaient habité des jours durant. Désireux de me livrer à une occupation plus concrète et moins poétique que la contemplation des ruines du temps, je décidai d'explorer la villa à la recherche d'une matière inflammable susceptible de redonner un peu de chaleur à la salle et à ces deux couvertures qui, pour le moment, grelottaient devant la cheminée éteinte, bien loin des brûlants souvenirs que je gardais d'elles.
Mes notions de littérature victorienne me suggéraient que le plus raisonnable était de débuter la visite parle sous-sol, où avaient dû se trouver les cuisines et, à coup sûr, un formidable fourneau. Fort de cette idée, je mis presque cinq minutes à trouver une porte ou un escalier qui m'y conduise. Je choisis une grosse porte en bois sculpté au bout d'un couloir.
402
L’ombre du vent
C'était un chef-d'œuvre d'ébénisterie, orné d'anges, de guirlandes et d'une grande croix au centre. La poignée était au milieu, sous la croix. J'essayai sans succès de la tourner. Le mécanisme devait être bloqué, ou simplement rongé par la rouille. Le seul moyen de vaincre cette porte était de la forcer avec un levier ou de l'enfoncer à coups de hache, solutions que j'écartai vite. Je l’examinai à la lueur des bougies, en me faisant la réflexion qu'elle évoquait davantage un sarcophage qu'une porte. Que pouvait-elle bien cacher ?
Un coup d'œil plus sérieux aux anges sculptés m'enleva l'envie de le découvrir, et je m'en éloignai.
J'étais sur le point d'abandonner ma recherche quand, presque par hasard, je rencontrai, à l'autre extrémité du couloir, une petite porte que je pris d'abord pour un placard destiné aux balais et aux seaux. La poignée céda tout de suite. De l'autre côté, je devinai un escalier qui descendait à pic vers un puits obscur. Une intense odeur de terre mouillée me fouetta le visage. Cette odeur, si étrangement familière, et la vue de ce trou noir m'évoquèrent brutalement une image que je conservais depuis mon enfance, ensevelie sous d'épaisses couches de peur.
Une après-midi pluvieuse dans le quartier est du cimetière de Montjuïc, face à la mer parmi une forêt de mausolées insensés, de croix et de dalles sculptées de têtes de mort et d'enfants sans lèvres ni regard aux relents d'au-delà, les silhouettes d'une vingtaine d'adultes dont je ne pouvais me rappeler que les vêtements noirs trempés et la main de mon père tenant la mienne trop fort, comme s'il voulait ainsi arrêter ses larmes, tandis que les paroles creuses d'un prêtre tombaient dans cette fosse de 403
Ville d'ombres
marbre et que trois croque-morts poussaient un cercueil gris sur lequel la pluie glissait comme de la cire fondue, d'où je croyais entendre sortir la voix de ma mère me suppliant de la libérer de cette prison de pierre et de ténèbres, mais je ne pouvais que trembler et murmurer d'une voix éteinte à mon père de ne pas me serrer la main si fort, qu'il me faisait mal, et cette odeur de terre fraîche, terre de cendre et de pluie, dévorait tout, odeur de mort et de néant.
J'ouvris les yeux et descendis les marches presque en aveugle, car la clarté de la bougie parvenait juste à dérober quelques centimètres à l'obscurité. Une fois en bas, je levai la bougie et inspectai les alentours. Je ne découvris ni cuisine ni réserve de bois sec. Devant moi s'ouvrait un étroit couloir qui allait mourir dans une salle en demi-cercle où se dressait une forme humaine au visage sillonné de larmes de sang, les yeux noirs sans fond, les bras déployés comme des ailes et un serpent hérissé de pointes lui labourant les tempes Je sentis une vague de froid s'abattre sur ma nuque. Il me fallut un moment pour recouvrer mon sang-froid et comprendre que je contemplais l'effigie d'un Christ
sculptée dans le bois, sur le mur d'une chapelle. Je fis quelques pas et crus voir des spectres. Une douzaine de torses féminins dénudés s'entassaient dans un coin de l'ancienne chapelle. Privés de bras et de tête, ils étaient fixés sur un trépied. Chacun avait une forme nettement différenciée, et je n'eus aucun mal à distinguer le contour de femmes de constitutions et d'âges très divers. A la hauteur du ventre, des mots étaient tracés au crayon gras. «Isabel, Eugenia, Pénélope.» Pour une fois, mes lectures victoriennes vinrent à mon secours, et je compris que j'avais sous 404
L’ombre du vent
les yeux les vestiges d'une pratique révolue, un écho du temps où les familles fortunées disposaient de mannequins faits aux mesures de chacun de leurs membres féminins pour la confection des robes et des trousseaux. En dépit du regard sévère et menaçant du Christ, je ne pus résister à la tentation de tendre la main pour effleurer la poitrine qui portait le nom de Pénélope Aldaya.
A ce moment, il me sembla entendre des pas au rez-de-chaussée. Je pensai que Bea venait d'arriver et parcourait la villa à ma recherche. Je quittai la chapelle avec soulagement et repris la direction de l'escalier. J'allais remonter, quand j'aperçus à l'autre bout du couloir une chaudière et une installation de chauffage apparemment en bon état qui semblaient incongrues dans ce sous-sol abandonné. Je me souvins des paroles de Bea : la société immobilière qui avait essayé en vain de vendre la villa Aldaya avait réalisé quelques travaux d'amélioration dans le but d'attirer les acheteurs potentiels. Je m'approchai pour examiner l'installation plus en détail et constatai qu'il s'agissait d'un système de radiateurs alimentés par une petite chaudière. Je trouvai plusieurs seaux de charbon, des morceaux de bois et quelques bidons que je supposai pleins de pétrole. J'ouvris la porte du foyer et inspectai l’intérieur. Tout paraissait en ordre.
Je jugeai peu probable que cet engin puisse encore fonctionner après tant d'années, mais je remplis quand même le foyer de charbon et de bois, dûment arrosés de pétrole. Sur ces entrefaites, je crus percevoir un craquement de charpente et, un instant, je regardai derrière moi. Je fus assailli par la vision des pointes ensanglantées qui se détachaient de la croix et, face aux ténèbres, je tremblai à l'idée de distinguer, à quelques pas seulement de moi, la figure 405
Ville d'ombres
de ce Christ venant à ma rencontre en arborant un sourire de loup.
Au contact de la bougie, la chaudière s'alluma d'un coup, et la flamme jaillit dans un grand fracas métallique. Je refermai la porte du foyer et reculai, de moins en moins certain du bien-fondé de mes tentatives. Le tirage de la chaudière semblait difficultueux, et je décidai de remonter au rez-de-chaussée pour voir si mon initiative était suivie d'un effet quelconque. Je gravis l'escalier et retournai dans le grand salon en espérant y trouver Bea, mais il n'y avait aucune trace d'elle. J'estimai qu'une heure s'était écoulée depuis mon arrivée, et mes craintes que l'objet de mes troubles désirs ne vienne jamais prirent une tournure de douloureuse vraisemblance.
Pour calmer mon inquiétude, je décidai de poursuivre mes exploits de spécialiste du chauffage central et partis à la recherche de radiateurs. Tous ceux que je trouvai confirmèrent surtout la vanité de mes efforts.
Ils étaient aussi froids que des icebergs. Tous sauf un.
Dans une petite pièce de quatre ou cinq mètres carrés au plus, un cabinet de toilette situé, me sembla-t-il, juste au-dessus de la chaufferie, une certaine chaleur était perceptible. Je m'accroupis et constatai avec joie que le carrelage était tiède. C'est là que Béa me trouva, à genoux pour tâter le carrelage comme un imbécile, arborant le sourire stupide de l'âne qui voulait jouer de la flûte.
En examinant le passé et en tentant de reconstituer les événements de cette nuit-là, l'unique excuse qui me vient à l'esprit pour justifier mon comportement est de rappeler qu'à dix-huit ans, quand on manque de subtilité et d'expérience, un vieux cabinet de toilette peut parfois vous apparaître 406
L’ombre du vent
comme un paradis. Deux minutes me suffirent pour convaincre Bea que nous devions prendre les couvertures du salon et nous enfermer dans ce réduit avec pour seule compagnie deux bougies et des chandeliers dignes d'un musée. Mon principal argument, climatologique, fit rapidement son chemin chez Bea, et la faible chaleur qui émanait du carrelage dissipa sa crainte première que mon expédient ne mette le feu à la maison. Après, dans la pénombre que la flamme des bougies teintait de rouge, tandis que je la déshabillais de mes doigts tremblants, elle souriait en cherchant mon regard et en me démontrant bien que, désormais, quoi que je puisse imaginer, elle l'avait déjà imaginé avant moi.
Je me la remémore, assise, le dos contre la porte fermée, les bras ouverts, les mains tendues vers moi.
Je me souviens de sa manière de garder la tête bien droite, avec un air de défi, pendant que je lui caressais la gorge du bout des doigts. Je me souviens du moment où elle a pris mes mains, les a posées sur ses seins, de son regard et de ses lèvres qui ont frémi quand j'en ai pris les pointes entre mes doigts pour les pincer doucement. Je me souviens du moment où elle s'est laissée glisser sur le sol tandis que je cherchais son ventre de mes lèvres, et je me souviens de ses cuisses blanches qui se sont ouvertes pour me recevoir.
– Tu avais déjà fait ça, Daniel ?
– En rêve.
– Et en vrai ?
– Non. Et toi ?
– Non. Même avec Clara Barceló ?
Je ris, probablement de moi-même.
– Qu'est-ce que tu sais de Clara Barceló ?
– Rien.
– Eh bien moi, encore moins, dis-je.
407
Ville d'ombres
– Je ne te crois pas.
Je me penchai sur elle et la regardai dans les yeux.
– Je ne l'avais jamais fait avec personne.
Bea sourit Ma main alla se perdre entre ses cuisses et je me lançai à la recherche de sa bouche, convaincu que le cannibalisme était l'incarnation suprême de la connaissance.
– Daniel ? demanda Bea dans un filet de voix.
– Quoi ?
La réponse n'atteignit jamais ses lèvres.
Subitement une langue d'air froid siffla sous la porte et dans la seconde interminable qui s'écoula avant que le vent n’éteigne les bougies, nos regards se rencontrèrent : nous sentîmes que la magie de ce moment se brisait en mille morceaux. Un instant nous suffit pour savoir que quelqu'un se tenait de l’autre côté de la porte. Je vis la peur se dessiner sur le visage de Bea, puis l'obscurité nous enveloppa. Le coup contre la porte vint ensuite. Brutal, comme si un poing d'acier s'était abattu en l’arrachant presque de ses gonds.
Je sentis le corps de Bea s'arquer dans le noir et la pris dans mes bras. Nous reculâmes dans le réduit, juste avant que le second coup n'enfonce la porte en renvoyant battre le mur avec une force terrible. Bea cria et se serra contre moi. Un instant, je ne vis que les ténèbres bleues ramper depuis le corridor et les serpents de fumée des bougies éteintes monter en spirale. L'encadrement de la porte dessinait des bouches d'ombre, et je crus distinguer une silhouette anguleuse qui se découpait aux frontières de l'obscurité.
Je sortis dans le couloir, craignant ou peut-être souhaitant me trouver seul face à un étranger, un vagabond qui se serait aventuré dans la villa en ruine 408
L’ombre du vent
pour y chercher un abri contre une nuit inclémente.
Mais ne vis personne, juste les rais bleutés filtrant par te volets. Recroquevillée dans un coin de la salle de bain, tremblante, Bea murmura mon nom.
– Il n'y a personne, dis-je. C'était peut-être une rafale de vent
– Le vent ne cogne pas aux portes, Daniel Allons-nous-en.
Je regagnai le réduit et ramassai nos vêtements
– Tiens, habille-toi. Nous allons jeter un coup d’œil.
– Il vain mieux partir tout de suite.
– Je veux seulement vérifier quelque chose.
Nous nous rhabillâmes en hâte dans le noir.
Pendant quelques secondes, nous pûmes voir notre haleine se dessiner dans l'air. Je saisis une des bougies tombées par terre et la rallumai. Un air glacial circulait dans la maison, comme si on avait ouvert des portes et des fenêtres.
– Tu vois ? C’est le vent
Bea se borna à nier en silence. Nous nous dirigeâmes vers la salle. Je protégeais la flamme avec la main. Bea me suivait de près, retenant sa respiration.
– Qu'est-ce que nous cherchons, Daniel ?
– J'en ai juste pour une minute.
– Non, partons.
– D'accord.
Nous revînmes sur nos pas pour gagner la sortie, et ce fut alors que je la vis : la porte en bois sculpté, au bout du couloir, que j'avais essayé d'ouvrir une ou deux heures auparavant sans y parvenir, était entrebâillée.
– Que se passe-t-il ? demanda Bea.
– Attends-moi ici.
– Daniel, je t'en prie...
409
Ville d'ombres
Je pénétrai dans le couloir, tenant la bougie dont la flamme vacillait dans le courant d'air glacé.
Bea soupira et me suivit à contrecœur. Je m'arrêtai devant la porte. On devinait des marches de marbre qui descendaient dans l’obscurité. Je m'engageai dans l'escalier. Bea, pétrifiée sur le seuil, tenait la bougie levée.
– Je t'en prie, Daniel, allons-nous-en...
Je descendis marche après marche jusqu'au fond. Le halo spectral de la bougie dessina une salle rectangulaire aux murs de pierre nus couverts de crucifix. Le froid qui régnait en ce lieu coupait la respiration. Devant moi, je devinai une dalle de marbre sur laquelle je crus discerner deux formes blanches semblables, mais de tailles différentes, disposés côte à côte. Elles reflétaient le tremblement de la flamme avec plus d'intensité que le reste de la salle, et je pensai qu'elles étaient en bois poli.
J'avançai encore d'un pas, et, à ce moment enfin, je compris. Les deux formes étaient des cercueils blancs. L'un d'eux mesurait à peine une trentaine de centimètres. Je sentis sur ma nuque une étreinte glacée. C'était le sarcophage d'un enfant. Je me trouvais dans une crypte.
Sans me rendre compte de mes actes, je m'approchai de la dalle de marbre, suffisamment près pour pouvoir la toucher. Je vis alors que les deux cercueils portaient, gravés, un nom et une croix. Un manteau de cendres les dissimulait. Je posai la main sur le plus grand. Lentement, comme en transe, sans plus réfléchir, je balayai le dessus du cercueil. J'eus du mal à lire dans l'obscurité que la flamme de la bougie faisait rougeoyer.
410
L’ombre du vent
PENELOPE ALDAYA
1902-1919
Je restai paralysé. Quelque chose ou quelqu'un se déplaçait dans l'ombre. Je sentis l’air glacé glisser sur ma peau et alors, seulement, je reculai de quelques pas.
– Hors d'ici ! murmura la voix dans l'ombre.
Je la reconnus sur-le-champ. Laín Coubert. La voix du diable.
Je me précipitai dans l'escalier, saisis Bea par le bras et l'entraînai en hâte vers la sortie. Nous avions perdu la bougie, et nous courions en aveugles. Bea, terrifiée, ne comprenait pas mon subit affolement.
Elle n'avait rien vu. Elle n'avait rien entendu. Je ne perdis pas temps en explications. Je craignais à chaque instant que quelque chose ne bondisse de l’ombre pour nous barrer le chemin, mais la porte principale nous attendait au bout du couloir, ses fentes projetant un rectangle de lumière.
– Elle est fermée, chuchota Bea.
Je fouillai mes poches à la recherche de la clef.
Je me retournai une fraction de seconde, et j’eus la certitude que deux points brillants avançaient lentement vers nous du fond du couloir : des yeux.
Mes doigts trouvèrent la clef. Je l’introduisis dans la serrure avec l’énergie du désespoir et poussai violemment Bea dehors. Elle dut lire la peur dans ma voix, car elle courut vers la grille et ne s’arrêta que lorsque nous nous retrouvâmes tous deux sur le trottoir de l’avenue Tibidabo, hors d’haleine et couverts de sueur froide.
– Que s’est-il passé dans la cave, Daniel ? Il y avait quelqu’un ?
– Non.
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Ville d'ombres
– Tu es tout pâle.
– Je suis tout pâle. Marchons.
– Et la clef ?
Je l’avais laissée à l’intérieur, dans la serrure. Je ne me sentais aucune envie de retourner là-bas.
– Je crois que je l’ai perdue en sortant. Nous reviendrons la chercher un autre jour.
Nous nous éloignâmes dans l’avenue au pas de gymnastique. Nous ne ralentîmes qu’à une centaine de mètres de la villa, dont la silhouette était à peine visible dans la nuit. Je m’aperçus alors que ma main était encore tachée de cendres, et rendis grâces au manteau d’ombre nocturne qui cachait à Bea les larmes de terreur le long de mes joues.
Nous descendîmes la rue Balmes jusqu’à la place Núñez de Arce, où nous trouvâmes un taxi solitaire.
Nous ne prononçâmes pas un mot jusqu’à la rue Consejo de Ciento. Bea m’avait pris la main et, à plusieurs reprises, je la surpris qui m’observait avec des yeux vitreux, impénétrables. Je me penchai pour l’embrasser, mais elle ne desserra pas les lèvres.
– Quand pourrai-je te revoir ?
– Je t’appellerai demain ou après-demain.
– Tu me le promets ?
Elle fit oui pour la tête.
– Tu peux appeler à la maison ou à la librairie.
C’est le même numéro. Ru l’as, n’est-ce pas ?
Elle fit de nouveau signe que oui. Je demandai au chauffeur de s’arrêter un moment au coin des rues Muntaner et Diputación. Je proposai à Bea de l’accompagner jusqu’à la porte, mais elle refusa et s’éloigna sans me laisser l’embrasser une dernière fois, ni même lui effleurer la main. Elle quitta le taxi en courant. Les fenêtres de l’appartement des Aguilar étaient allumées, et je pus voir distinctement mon ami Tomás qui me guettait de sa chambre où nous 412
L’ombre du vent
avions passé tant d’après-midi à bavarder ou à jouer aux échecs. Je le saluai de la main, avec un sourire forcé qu’il ne vit probablement pas. Il ne me rendit pas mon salut ; Sa silhouette resta immobile, collée à la vitre. Quelques secondes plus tard, elle disparut, et les fenêtres s’obscurcirent. Il nous attendait, pensai-je.
22
A la maison, je trouvai sur la table les restes d'un dîner pour deux. Mon père n'était plus là, et je me demandai s'il ne s'était pas enfin décidé à inviter Merceditas. Je me glissai dans ma chambre sans allumer. A peine m'étais-je assis sur le bord du lit que je sentis qu'il y avait quelqu'un dessus, les mains croisées sur la poitrine comme un mort. Un coup de fouet glacé me cingla le ventre, mais, très vite, je reconnus les ronflements et le profil de ce nez incomparable. J'allumai la lampe de chevet et vis Fermín Romero de Torres, perdu dans un sourire radieux et émettant des petits gémissements de plaisir sur la courtepointe. Je poussai un soupir, et le dormeur ouvrit les paupières. A ma vue, il parut étonné. Manifestement, il s'attendait à une autre compagnie. Il se frotta les yeux et regarda autour de lui pour comprendre où il se trouvait.
413
Ville d'ombres
– J'espère que je ne vous ai pas effrayé.
Bernarda prétend que, quand je dors, je ressemble à un Boris Karloff espagnol.
– Que faites-vous sur mon lit, Fermín ?
Il leva au ciel des yeux nostalgiques.
– Je rêvais à Carole Lombard. Nous étions à Tanger, dans des bains turcs, et je l'enduisais tout entière d'huile, de celle qu'on vend pour le cul des bébés. Avez-vous déjà enduit une femme d'huile, de haut en bas, consciencieusement ?
– Fermín, il est minuit et demi, et je tombe de sommeil.
– Pardonnez-moi, Daniel. Monsieur votre père a insisté pour que je monte dîner et, ensuite j’ai eu un coup de barre à cause de la viande de bœuf qui a sur moi un effet narcotique. Votre père m’a proposé de m’étendre ici un moment, en prétendant que vous ne vous en offusqueriez pas…
– Et je ne m’en offusque pas, Fermín. Vous m’avez seulement surpris. Restez sur le lit, retournez auprès de carole lombard qui doit s’impatienter. Et couvrez-vous, il fait un froid de loup, vous risquez d’attraper un rhume. Moi, j’irai dans la salle à manger.
Fermín obtempéra docilement. Les hématomes de son visage s’étaient enflammés, et sa tête, avec sa barbe de plusieurs jours et ses cheveux clairsemés, ressemblait à un fruit blet tombé de l’arbre. Je pris une couverture dans la commode et m’installai comme je pus, persuadé de ne pas fermer l’œil de la nuit. L’image des deux cercueils me hantait. Je fermai les yeux et, de toutes mes forces, essayai de la chasser. Je parvins à la remplacer par celle de Bea nue dans la salle de bain, à la lueur des bougies. Bercé par ces heureuses pensées, il me sembla en tendre le murmure lointain de la mer et je me demandai si, 414
L’ombre du vent
sans que je m’en aperçoive, le sommeil ne m’avait pas déjà vaincu. Peut-être voguai-je vers Tanger ? Puis je compris qu’il s’agissait des ronflements de Fermín et, un instant après, le monde disparut. De toute ma vie, je n’ai mieux dormi que cette nuit-là, ni plus profondément.
Quand le jour se leva, il pleuvait à torrents, les rues n’existaient plus, et la pluie fouettait les volets avec rage. Le téléphone sonna à sept heures et demie.
Je bondis hors du fauteuil, le cœur battant la chamade. Fermín, en peignoir et pantoufles, et mon père, cafetière à la main, échangèrent un coup d’œil qui commençait à devenir habituel.
– Bea ? chuchotai-je dans le combine, en leur tournant le dos.
Je crus entendre un soupir dans l’appareil.
– Bea, c’est toi ?
Je n’obtins pas de réponse et, quelques secondes plus tard, la communication fut coupée. Une minute entière, je contemplai le téléphone dans l’espoir qu’il sonnerait à nouveau.
– Ils rappelleront plus tard, daniel. Pour le moment, viens prendre ton petit déjeuner, dit mon père.
Elle rappellera plus tard, me répétai-je.
Quelqu’un à dû la surprendre. Ça ne doit pas être facile de tromper la vigilance de M. Aguilar. Je n’ai pas de raison de m’inquiéter. Avec cette excuse et d’autres du même acabit, je me traînai jusqu’à la table pour faire semblant d’accompagner mon père et Fermín dans leurs agapes. C’était peut-être la faute de la pluie, mais tout ce que j’avalais était insipide. Il plut toute la matinée et, peu après l’ouverture de la 415
Ville d'ombres
librairie, une panne d’électricité affecta tout l’ensemble du quartier et dura jusqu’à midi.
– Il ne manquait plus que ça, soupira mon père.
A trois heures, les premières fuites se manifestèrent. Fermín s’offrit pour monter chez Merceditas et lui demander de nous prêter des cuvettes, des assiettes ou n’importe quel réceptacle concave propre à recueillir les gouttes. Mon père s’y opposa
catégoriquement.
Pour
calmer
mon
inquiétude, je racontai à Fermín ce que j’avais vu dans la crypte. Fermín m’écouta, fasciné, mais malgré son insistance titanesque, je refusai de lui d’écrire la consistance, la texture et la disposition du buste de Bea. La journée s’écoula sou la pluie.
Après le dîner, sous prétexte de faire quelques pas pour me dégourdir les jambes, je laissa mon père à sa lecture et me dirigeai vers la demeure de Bea. Je m’arrêtai au carrefour pour contempler les fenêtres et me demander ce que je faisais là. Espion, voyeur, ridicules, furent quelques-uns des qualificatifs qui me vinrent à l’esprit. Mais aussi dépourvu de dignité que de manteau pour me protéger de la température glaciale, je m’abritai sous un porche et restai près d’une demi-heure. Pas trace de Bea.
Il était presque minuit quand je rentrai à la maison, grelottant e portant tout le poids du monde sur mes épaules. Elle appellera demain, me répétai-je mille fois, en tentant de trouver le sommeil. Bea n’appela pas le lendemain. Ni le surlendemain. Ni de toute la semaine, la plus longue et la dernière de ma vie.
Sept jours, c’est assez pour mourir.
416
L’ombre du vent
23
Seul un homme qui n’a plus qu’une semaine à vivre est capable de gaspiller son temps comme je le fis ces jours-là. Je le passai à surveiller le téléphone et me faire un sang d’encre, à ce point prisonnier de mon propre aveuglement que j’étais incapable de deviner ce que le destin me tenait en réserve. Le lundi à midi, je me rendis à la faculté de Lettres, place de l’Université, dans l’intention de voir Bea. Je savais que cela ne lui ferait sûrement pas plaisir de m’y rencontrer, ni qu’on nous surprenne ensemble en public, mais je préférais encore affronter sa colère plutôt que prolonger cette incertitude.
Je demandai au secrétariat où se trouvait la salle de cours du professeur Velázquez et attendis la sortie des étudiants. Je patientai quelque vingt minutes, puis les portes s’ouvrirent pour laisser passer la figure arrogant et guindée du professer Velázquez, entouré comme d’habitude de sa petite cour d’admiratrices.
Cinq minutes plus tard, Bea était toujours invisible.
Je décidai de m’approcher des portes de la salle pour jeter un coup d’œil. Un trio de filles à l’allure de groupe paroissial bavardaient et échangeaient des notes de cours ou des confidences. Celle qui paraissait la cheftaine de la congrégation s’aperçut de ma présence et interrompit son monologue pour me mitrailler d’un œil inquisiteur.
417
Ville d'ombres
– Excusez-moi, je cherchais Beatriz Aguilar.
Savez-vous si elle a assisté à ce cours ?
Les filles échangèrent un regard venimeux et se mire en devoir de me radiographier.
– Tu es fon fiancé ? demanda l’une. L’aspirant ?
Je me bornai à lui offrir un sourire vide qu’elles prirent pour un assentiment. Seul me le rendit la troisième, avec timidité et en détournant les yeux. Les deux autres me toisèrent.
– Je ne t’imaginais pas comme ça, lança celle qui semblait être à la tête du commando.
– Et ton uniforme ? demanda sa lieutenante, en m’observant avec méfiance.
– Je suis en permission. Savez-vous si elle est déjà partie ?
– Beatriz n’est pas venue au cours, m’informa la cheftaine, d’un air de défi.
– Ah, non ?
– Non, confirma la lieutenante, pleine de doutes et de soupçons. Tu devrais le savoir, puisque tu es son fiancé.
– Je suis son fiancé, pas un gendarme.
– Bon, allons-nous-en, c’est un crétin, conclut la cheftaine.
Toutes
deux
passèrent
devant
moi
en
m’adressant un regard sournois et un demi-sourire dégoûté. La troisième resta à la traîne, s’arrêta un instant avant de sortir et, après s’être assurée que les autres ne la voyaient pas, me glissa à l’oreille :
– Beatriz n’est pas venue non plus vendredi.
– Sais-tu pourquoi ?
– Tu n’es pas son fiancé, n’est-ce pas ?
– Non. Seulement un ami.
– Je crois qu’elle est malade.
– Malade ?
418
L’ombre du vent
– C’est ce qu’a dit une fille qui l’a appelée chez elle. Maintenant, il faut que je file.
Avant que j’aie pu la remercier de son aide, la fille était partie rejoindre ses compagnes, qui l’attendaient à l’autre bout de la cour en la foudroyant du regard.
– Daniel, il a du se passer quelque chose d’imprévu. Une vielle tante est morte, un perroquet a attrapé les oreillons, ou elle-même s'est enrhumée à force de se promener si souvent les fesses à l’air...
Enfin, Dieu seul sait quoi. Contrairement à ce que vous croyez, l'univers ne tourne pas autour des caprices de votre entrejambe. D'autres facteurs influent sur l'avenir de l'humanité.
– Vous imaginez que je ne le sais pas ? On dirait que vous ne me connaissez guère, Fermín.
– Mon cher, si seulement Dieu m'avait donné des hanches plus larges, je pourrais même vous avoir fait : c'est dire si je vous connais. Croyez-moi. Sortez-vous tout ça de la tête, et aérez-vous. L'attente est la rouille de l'âme.
– Alors comme ça, vous me trouvez ridicule.
– Non. Je vous trouve inquiétant Je sais qu'à votre âge ces choses s'apparentent à la fin du monde, mais tout a une limite. Ce soir, nous irons faire la noce dans une maison de la rue Platería qui, paraît-il, fait fureur. Je me suis laissé dire qu'il y a des filles nordiques récemment arrivées de Ciudad Real qui sont ébouriffantes. Je vous invite.
– Et que dira Bernarda ?
– Les filles, c'est pour vous. Moi, j'ai l'intention de vous attendre dans la petite salle, en lisant une revue et en contemplant le spectacle de loin, car je me 419
Ville d'ombres
suis converti à la monogamie, sinon dans ma tête, du moins dans les faits.
– Je vous remercie, Fermín, mais...
– Un garçon de dix-huit ans qui refuse une proposition comme celle-là n'est pas en possession de toutes ses facultés. Il faut agir sans tarder. Tenez.
Il fouilla dans ses poches et me tendit quelques pièces. Je me demandai si c'était avec ça qu'il pensait financer la visite au somptueux harem regorgeant de nymphes des plaines septentrionales.
– A ce tarif-là, elles ne nous diront même pas bonsoir, Fermín.
– Vous êtes décidément du genre à tomber de l'arbre sans jamais parvenir à toucher terre, Daniel.
Vous croyez pour de bon que je vais vous mener chez les putes pour vous restituer avec une blennorragie carabinée à monsieur votre père qui est le plus saint homme que j'aie jamais rencontré ? Si j'ai parlé de ces jeunes personnes, c'était pour voir comment vous réagiriez, en faisant appel à la seule partie de votre individu qui semble encore en état de fonctionner.
Cet argent, c'est pour que vous alliez à la cabine du coin téléphoner à votre amoureuse.
– Bea m'a demandé expressément de ne pas l'appeler.
– Elle vous a dit aussi qu'elle vous appellerait vendredi. Nous sommes lundi. Voyez vous-même.
Faire confiance aux femmes est une chose, et faire confiance à ce qu'elles disent en est une autre.
Vaincu par ses arguments, je m'éclipsai de la librairie pour me rendre dans une cabine publique où je composai le numéro des Aguilar. A la cinquième sonnerie, quelqu'un décrocha et écouta sans parler.
Cinq secondes éternelles passèrent.
– Bea ? murmurai-je. C'est toi ?
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La voix qui me répondit m'atteignit comme un coup de masse au creux du ventre.
– Espèce de salaud, je te jure que je vais t'arracher l'âme, et le reste avec !
Le ton était celui de la rage contenue. Froid et calme. C'est ce qui me fit le plus peur. Je pouvais imaginer
M.
Aguilar
dans
l'entrée
de
son
appartement, tenant à la main le téléphone avec lequel il avait si souvent appelé mon père pour lui dire que j'avais passé l'après-midi en compagnie de Tomás et que je rentrerais en retard. Je restai à écouter la respiration du père de Bea, muet, en me demandant s'il avait reconnu ma voix.
– Je vois que tu n'as pas assez de couilles pour parler, canaille. N'importe quelle ordure est capable de faire comme toi, mais si tu étais un homme, tu aurais au moins le courage de dire qui tu es. Moi, je serais mort de honte de savoir qu'une fille de dix-sept ans en a plus que dans le pantalon : elle n'a pas voulu donner ton nom, et elle ne le donnera pas. Et puisque tu n'en as pas assez pour le faire à sa place, c'est elle qui va payer pour que tu as fait.
Lorsque je raccrochai, mes mains tremblaient Je ne pris conscience de mon acte qu'après avoir quitté la cabine pour rentrer à la librairie en traînant les pieds. Je n'avais pas pensé un instant que mon appel ne ferait qu'empirer la situation. Mon seul souci avait été de garder l'anonymat et de me protéger. Je reniais ceux que je disais aimer et que je me bornais à utiliser. Tel avait déjà été mon comportement pendant que l'inspecteur Fumero frappait Fermín.
Maintenant, j'abandonnais Bea à son sort. Et je me conduirais encore ainsi dès que les circonstances m'en donneraient l'occasion. Je restai dix minutes dans la me, en essayant de me calmer, avant de regagner la librairie. Peut-être devais-je rappeler et 421
Ville d'ombres
dire à M. Aguilar que c'était moi, que j'aimais sa fille à la folie, point final. Si après cela, il avait envie de venir dans son uniforme de commandant pour me casser la figure, c'était son droit
J'étais sur le point d'entrer dans la boutique quand je remarquai que quelqu'un m’observait depuis le proche d'en face. Je pensai d'abord qu'il s’agissait de M. Federico, l’horloger, mais un coup d'œil me suffit pour constater que l’individu était nettement plus grand et plus costaud. Je m'arrêtai pour lui rendre son regard et à ma grande surprise, il me fit un signe de la tête, comme s’il voulait me saluer et m'indiquer qu'il se moquait tout à fait d'avoir été repéré. Un réverbère éclairait son profil.
Les traits me parurent familiers. Il pressa le pas, boutonna sa gabardine et s’éloigna parmi les passants dans la direction des Ramblas. A ce moment, je le reconnus : c'était le policier qui m'avait immobilisé pendant que l'inspecteur Fumero agressait Fermín.
Quand j'entrai dans la librairie, ce dernier leva les yeux et me lança un regard interrogateur.
– Vous en faites une tête !
– Fermín, je crois que nous avons un problème.
Ce soir-là, nous passâmes à l'application du plan aussi sophistiqué que peu consistant conçu quelques jours plus tôt avec M. Gustavo Barceló.
– Nous devons d'abord nous assurer que vous ne vous trompez pas et que nous sommes bien l'objet d'une surveillance policière. Nous allons donc, mine de rien, effectuer une petite promenade en direction d'Els Quatre Gats pour voir si l'individu en question nous surveille toujours. Mais pas un mot de tout ça à votre père, ou vous allez lui faire avoir un calcul aux reins.
– Et que voulez-vous que je lui dise ? Ça fait déjà un bout de temps qu'il se doute de quelque chose.
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L’ombre du vent
– Dites-lui ce qui vous passera par la tête.
– Et pourquoi précisément Els Quatre Gats ?
– Parce qu'on y sert les meilleurs sandwiches au saucisson dans un rayon de cinq kilomètres et qu'il faut bien que nous trouvions un endroit pour causer.
N'ergotez pas sur tout, et faites ce que je vous dis, Daniel.
N'importe quelle activité qui me permettrait d'échapper à mes pensées étant bienvenue, j'obéis docilement et, quelques minutes plus tard, je sortais après avoir promis à mon père d'être de retour pour le dîner. Fermín m'attendait au coin de la Puerta del Angel. J'allais le rejoindre quand il me signifia, d'un mouvement des sourcils, de poursuivre mon chemin.
– Ne vous retournez pas. Notre oiseau est à vingt mètres.
– C'est le même ?
– Je ne crois pas, à moins que l'humidité ne l'ait fait rétrécir. Celui-là semble être un novice. Il a un journal sportif qui date de six jours. Fumero doit recruter des apprentis à l'école maternelle.
Arrivés à Els Quatre Gats, notre personnage incognito prit une table à quelques mètres de la nôtre et fit semblant de lire pour la énième fois les détails des matches de la semaine passée. Toutes les vingt secondes, il nous jetait un regard à la dérobée.
– Pauvre petit, regardez comme il transpire, dit Fermín en hochant la tête. Je vous trouve un peu distrait, Daniel. Vous avez pu parler à la demoiselle ?
– C'est son père qui a répondu.
– Et vous avez eu une conversation aimable et cordiale ?
– Plutôt un monologue.
– Je vois. Dois-je en inférer que vous ne l'appelez pas encore papa ?
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Ville d'ombres
– Il m'a dit, textuellement, qu'il m'arracherait l'âme et le reste.
– Simple figure de style.
La silhouette du garçon se balança au-dessus de nous, Fermín commanda de quoi nourrir un régiment, en se frottant les mains de satisfaction.
– Et vous, Daniel, vous ne prenez rien ?
Je fis signe que non. Quand le garçon revint, chargé de deux plateaux débordant de tapas, de sandwiches et de bières diverses, Fermín lui donna un gros billet et lui dit qu'il pouvait garder la monnaie.
– Chef, vous voyez cet individu à la table qui est près de la fenêtre, habillé en grillon de Pinocchio, et qui se sert de son journal comme d'une cagoule ?
Le garçon acquiesça d'un air complice.
– Auriez-vous la bonté d'aller lui dire que l'inspecteur Fumero lui a envoyé un message urgent : il doit se rendre sur-le-champ au marché de la Boquería acheter pour cent pesetas de pois chiches bouillis et les livrer sans tarder au commissariat (en taxi si nécessaire), sinon il peut se préparer à porter ses bijoux de famille en bandoulière. Dois-je répéter ?
– Inutile, monsieur. Cent pesetas de pois chiches ou les bijoux de famille.
Fermín lui donna un autre billet.
– Que Dieu vous bénisse.
Le garçon s'inclina avec respect et se dirigea vers la table de notre suiveur pour délivrer le message. En entendant l'ordre, le visage de la sentinelle se décomposa. Il resta immobile quinze secondes, se débattant contre des forces insondables, puis se lança au galop vers la rue. Fermín n'eut pas un battement de cils. En d'autres circonstances je me serais réjoui de l'épisode, mais ce soir-là j'étais incapable de penser à autre chose qu'à Bea.
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L’ombre du vent
– Daniel, redescendez sur terre, nous avons des affaires urgentes à discuter. Demain, comme convenu, vous irez rendre visite à Nuria Monfort.
– Et une fois là, qu'est-ce que je lui dirai ?
– La matière ne manque pas. Il s'agit de faire ce que M. Barceló a énoncé avec beaucoup de bon sens.
Vous lui expliquerez qu'elle a perfidement menti à propos de Carax, que son supposé mari Miquel Moliner n'est pas en prison comme elle le prétend, que vous avez découvert qu'elle était la main occulte chargée de prendre le courrier de l'ancien appartement de la famille Fortuny-Carax en se servant d'une boîte postale au nom d'un cabinet d'avocats inexistant... Elle devra avoir l'impression que ça sent le roussi pour elle. Tout ça sur le mode mélodramatique, avec des accents de prophète biblique. Ensuite, le coup porté, vous vous en irez en la laissant macérer dans le jus du remords.
– Et pendant ce temps...
– Pendant ce temps, je me tiendrai prêt à la suivre, ce que je me propose de mener à bien en usant techniques modernes de camouflage.
– Ça ne marchera pas, Fermín.
– Homme de peu de foi. Mais qu'a bien pu vous dire le père de la demoiselle pour vous mettre dans cet état ? Il vous a menacé ? N'en tenez pas compte.
Allons, qu'est-ce que cet énergumène vous a dégoisé ?
Je répondis sans réfléchir.
– La vérité.
– La vérité selon saint Daniel martyr ?
– Moquez-vous tant que vous voudrez. Je le mérite.
– Je ne me moque pas, Daniel. Seulement je n'aime pas vous voir dans ces dispositions d'autoflagellation, On dirait que vous êtes prêt pour le cilice. Vous n'avez rien fait de mal. Il y a assez de 425
Ville d'ombres
bourreaux dans la vie pour qu'on n'en rajoute pas en se faisant son propre Torquemada.
– Vous parlez par expérience ?
Fermín haussa les épaules.
– Vous ne m'avez jamais dit comment vous avez rencontré Fumero, insistai-je.
– Vous voulez que je vous raconte une histoire morale ?
– Seulement si vous voulez bien.
Fermín se servit un verre de vin et le vida d'un trait.
– Ainsi soit-il, soupira-t-il comme pour lui-même Ce que je peux vous dire de Fumero n'est un mystère pour personne. La première fois que j'ai entendu parler de lui, le futur inspecteur était un pistolero au service des anarchistes de la FAI. Il s'était taillé une grande réputation, parce qu'il était sans peur et sans scrupules. Il lui suffisait d'un nom, et il vous l'expédiait d'une balle dans la tête en pleine rue et en plein jour. Des talents comme celui-là prennent une grande valeur par des temps agités. Il était aussi sans fidélité ni credo. Il ne servait une cause que le temps de gravir un échelon. Le monde regorge d'individus comme lui, mais peu ont le talent de Fumero. Des anarchistes, il est passé chez les communistes ; de là aux fascistes, il n'y avait qu'un pas. Il espionnait et vendait ses informations dans un camp et dans l'autre, et prenait de l'argent à tous.
Cela faisait un bout de temps que je l'avais à l'œil. A l'époque, je travaillais pour le gouvernement de la Généralité de Catalogne. On me confondait parfois avec le frère de Companys, et ça me remplissait de fierté.
– Qu'est-ce que vous y faisiez ?
– Un peu de tout. Dans les romans d'aujourd'hui, on appelle ça de l'espionnage, mais en 426
L’ombre du vent
temps de guerre nous sommes tous des espions. Une partie de mon travail consistait à surveiller les individus comme Fumero. Ce sont les plus dangereux. Des vipères, sans couleur et sans conscience. En temps de guerre, ils sortent de partout. En temps de paix, ils mettent le masque.
Mais ils sont toujours là. Par milliers. En tout cas, j'ai fini par voir clair dans son jeu. Mais trop tard.
Barcelone est tombée en quelques jours, et la situation s'est retournée comme une crêpe. J'ai été poursuivi en vrai criminel, et mes supérieurs se sont vus obligés de se terrer comme des rats.
Naturellement, Fumero était à la tête de l'opération de « nettoyage ». La grande purge à coups de pistolet avait lieu dans la rue, ou au fort de Montjuïc. Moi, j'ai été pris sur le port, au moment où j'essayais de trouver des places sur un cargo grec pour expédier quelques-uns de mes chefs en France. J'ai été conduit à Montjuïc où je suis resté deux jours enfermé dans le noir total, sans eau et sans air. Quand j'ai revu la lumière, c'était celle de la flamme d'un chalumeau.
Fumero et un individu qui ne parlait qu'allemand m'ont pendu par les pieds. L'Allemand m'a débarrassé de mes vêtements en les brûlant avec le chalumeau. Apparemment, il avait une longue pratique. Quand je me suis retrouvé nu avec tous les poils grillés, Fumero m'a annoncé que si je ne lui disais pas où se cachaient mes supérieurs, la vraie séance commencerait. Je ne suis pas courageux, Daniel. Je ne l'ai jamais été, mais le peu de courage que je possède, je l'ai utilisé pour l'envoyer chier. Sur un signe de Fumero, l'Allemand m'a injecté je ne sais quoi dans la fesse et a attendu quelques minutes.
Puis, pendant que Fumero fumait et m'observait en souriant,
il
a
commencé
à
m'arroser
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Ville d'ombres
consciencieusement avec le chalumeau. Vous avez vu les marques...
J'acquiesçai. Fermín parlait d'un ton calme, sans émotion.
– Ces marques ne sont pas les pires. Les pires restent à l'intérieur. J'ai tenu bon une heure sous le chalumeau, mais cela n'avait peut-être duré qu'une minute. Je ne sais pas. J'ai fini par donner les noms, prénoms, et jusqu'à la taille des cols de chemise de tous mes supérieurs, et même à en inventer. Ils m'ont laissé dans une ruelle du Pueblo Seco, à poil et la peau brûlée. Une brave femme m'a pris chez elle et m'a soigné pendant deux mois. Les communistes avaient tué son mari et ses deux fils juste devant sa porte. Elle ne savait pas pourquoi. Quand j'ai pu me lever et sortir, j'ai su que tous mes supérieurs avaient été arrêtés et exécutés quelques heures après que je les avais dénoncés.
– Fermín, si vous ne voulez pas me raconter ça...
– Non, non. Je préfère que vous sachiez à qui vous avez affaire. Quand je suis revenu chez moi, on m'a informé que ma maison avait été confisquée par le gouvernement, ainsi que tous mes biens. Sans le savoir, j'étais devenu un clochard. J'ai essayé de trouver un travail. Impossible. La seule chose que je pouvais obtenir, c'était une bouteille de vin à la tireuse pour quelques centimes. C'est un poison lent, qui vous bouffe les tripes comme de l'acide, mais j'étais convaincu que, tôt ou tard, il ferait son effet. Je me disais qu'un jour je retournerais à Cuba rejoindre ma mulâtre. J'ai été arrêté au moment où j'essayais de monter sur un bateau en instance de départ pour La Havane. J'ai oublié combien de temps je suis resté en prison. Passé la première année, on commence à tout perdre, y compris la raison. En sortant, j'ai vécu dans la rue, et c'est là que vous m'avez découvert, une 428
L’ombre du vent
éternité plus tard. Il y en avait beaucoup comme moi, compagnons de galère ou d'amnistie. Ceux qui avaient de la chance pouvaient compter sur quelqu'un ou quelque chose à leur sortie. Les autres, nous allions grossir l'armée des déshérités. Une fois qu'on a reçu la carte de ce club, on est membre à vie. Pour la plupart, nous ne sortions que la nuit, quand personne ne pouvait nous surprendre. Je revoyais rarement ceux qui partageaient mon sort La vie dans la rue est brève. Les gens vous regardent avec dégoût, même ceux qui vous font l'aumône, mais ce n'est rien comparé à la répugnance qu'on s'inspire soi-même.
C'est comme vivre attaché à un cadavre qui marche, qui a faim, qui pue et qui refuse de mourir. De temps à autre, Fumero et ses hommes m'arrêtaient et m'accusaient d'un méfait absurde, comme de guetter les petites filles à la sortie d'un collège de bonnes sœurs. Je n'ai jamais compris le sens de ces comédies.
Je crois que la police souhaitait disposer d'un volant de suspects sur lesquels mettre la main en cas de besoin. Lors d'une de mes rencontres avec Fumero, qui a tout aujourd'hui d'un personnage important et respectable, je lui ai demandé pourquoi il ne m'avait pas tué comme les autres. Il a ri et m'a dit qu'il existait des choses pires que la mort. Il m'a expliqué qu'il ne tuait jamais une balance. Il la laissait pourrir sur pied.
– Fermín, vous n'êtes pas une balance.
N'importe qui aurait fait pareil à votre place. Vous êtes mon meilleur ami.
– Je ne mérite pas votre amitié, Daniel. Vous et votre père m'avez sauvé la vie, et elle vous appartient.
Tout ce que je peux faire pour vous, je le ferai. Le jour où l'avez sorti de la rue, Fermín Romero de Torres est né une seconde fois.
– Ce n'est pas votre vrai nom, n'est-ce pas ?
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Fermín hocha la tête.
– Ce nom-là, je l'ai lu sur une affiche de corrida.
L'autre est enterré. L'homme qui vivait dans sa peau est mort, Daniel. Il revient parfois dans mes cauchemars. Mais vous m'avez appris à être un autre homme, et vous m'avez donné une raison de revivre : Bernarda.
– Fermín...
– Ne dites rien, Daniel. Pardonne-moi seulement, si vous le pouvez.
Je l'étreignis en silence et le laissai pleurer. Les gens nous jetaient des coups d'oeil soupçonneux, et je leur rendais un regard enflammé. Au bout d'un moment, ils décidèrent de nous ignorer. Puis, pendant que je raccompagnais mon ami à sa pension, il retrouva la voix.
– S'il vous plaît, ce que je vous ai raconté aujourd'hui, je ne veux pas que Bernarda...
– Ni Bernarda ni personne. Pas un mot, Fermín.
Nous nous séparâmes en nous serrant la main.
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Je restai éveillé toute la nuit étendu sur le lit, lumière allumée, en contemplant le superbe stylo Montblanc avec lequel je n'avais plus écrit depuis des années et qui était devenu pour moi ce que peut représenter une paire de gants de luxe pour un manchot. A plusieurs reprises, je fus tenté d'aller rôder du côté de la maison des Aguilar et, à défaut d'autre perspective, de me livrer. Mais, après avoir longuement tergiversé, je me dis que débarquer au petit matin au domicile du père de Bea n'améliorerait pas beaucoup la situation dans laquelle elle se trouvait. A l'aube, la fatigue et l'impossibilité de fixer mes pensées m'aidèrent à récupérer mon égoïsme congénital, et je ne tardai pas à me convaincre que la meilleure solution était de laisser couler de l'eau sous les ponts et qu'avec le temps la rivière emporterait tout le mauvais sang.
La matinée passa dans le train-train habituel de la librairie et j'en profitai pour somnoler debout avec (au dire de mon père) la grâce et l'équilibre d'un flamant rose. A midi, comme nous en étions convenus la veille avec Fermín, je feignis de partir faire un tour, et il prétendit que c'était l'heure d'aller au dispensaire se faire retirer des points de suture.
Peut-être manquais-je de perspicacité, mais il me 431
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sembla que mon père accepta les deux bobards sans sourciller. L'idée de lui mentir systématiquement commençait à m'empoisonner l'esprit, et je l'avais confié à Fermín un peu plus tôt, profitant d'un moment où mon père était sorti faire course.
– Daniel, la relation père-fils est fondée sur des milliers de petits mensonges affectueux. Les Rois mages qui laissent des cadeaux aux enfants, la petite souris qui vient chercher la dent sous l'oreiller pour mettre une pièce à la place, etc. Ça n'en est qu'un de plus. Ne vous sentez pas coupable.
Le moment venu, j'inventai donc un nouveau prétexte et me dirigeai vers le domicile de Nuria Monfort dont je conservais le contact et le parfum gravés au tréfonds de ma mémoire. La place San Felipe Neri avait été envahie par une bande de pigeons qui paressaient sur les pavés. J'espérais trouver Nuria Monfort en compagnie de son livre, mais le lieu était désert. Je traversai le terre-plein sous la surveillance attentive de douzaines de volatiles et jetai un regard aux alentours, cherchant en vain la présence de Fermín camouflé en Dieu sait quoi, puisqu'il avait refusé de me révéler la ruse qu'il avait imaginée. Je gagnai l'escalier et vérifiai que le nom de Miquel Moliner figurait toujours sur la boîte aux lettres. Je me demandai si ce détail serait celui que j'indiquerais à Nuria Monfort comme le premier accroc à la vérité dans l'histoire qu'elle m'avait racontée. En montant dans la pénombre, j'en vins à souhaiter de ne pas la trouver chez elle. Nul n'a autant de compassion pour un menteur qu'un autre menteur. Parvenu à son étage, je fis une pause pour rassembler mon courage et inventer une excuse quelconque susceptible de justifier ma visite. La radio de la voisine beuglait toujours de l'autre côté du palier, transmettant, cette fois, un concours de 432
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connaissances religieuses qui portait pour titre «Les saints vont au paradis» et tenait en suspens les auditoires de toute l'Espagne chaque mardi à midi.
Et maintenant, pour vingt pesetas, dites-nous, Bartolomé, sous quelle forme apparaît le Malin aux sages du tabernacle dans la parabole de l'ange et de la courge du livre de Josué : a) un chevreau, b) un marchand, de cruches, c) un saltimbanque avec une guenon ?
Quand éclatèrent les applaudissements dans les studios de Radio Nacional, je me plantai avec résolution devant la porte de Nuria Monfort et appuyai sur la sonnette pendant plusieurs secondes.
J'entendis l'écho se perdre dans les profondeurs de l'appartement et poussai un soupir de soulagement.
J'allais repartir quand je perçus un bruit de pas qui s'approchaient de la porte et vis l'orifice de l'œilleton s'éclairer d'une larme de lumière. Je souris. J'écoutai la clef tourner dans la serrure et inspirai profondément.
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– Daniel, murmura le sourire à contre-jour.
La fumée bleue de la cigarette lui masquait le visage. Ses lèvres brillaient de carmin sombre et laissaient des traces sanglantes sur le filtre qu'elle tenait entre l'index et le majeur. Il existe des personnes dont on se souvient et d'autres dont on rêve. Pour moi, Nuria Monfort avait la consistance et la crédibilité d'un mirage : on ne se pose pas de questions sur sa réalité, on le suit, simplement, jusqu'au moment où il s'évanouit ou se défait Je la suivis donc dans l'étroit salon obscur où se trouvaient sa table de travail, ses livres et la collection de crayons alignés comme un prodige de symétrie.
– Je pensais que je ne te reverrais pas.
– Désolé de vous décevoir.
Elle s'assit sur la chaise de bureau en croisant les jambes et en se penchant en arrière. J'arrachai mon regard de sa gorge et le concentrai sur une tache d'humidité au mur. Je m'approchai de la fenêtre pour un rapide coup d'œil sur la place. Aucune trace de Fermín. Je pouvais entendre derrière moi la respiration de Nuria Monfort, sentir son regard.
– Il y a quelques jours, un de mes amis a découvert que l'administrateur de biens responsable de l'ancien appartement de la famille Fortuny-Carax 434
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envoyait du courrier au nom d'un cabinet d'avocats qui, semble-t-il, n'existe pas. Ce même ami a découvert aussi que la personne qui venait chercher le courrier adressé à cette boîte avait utilisé votre nom, madame Monfort...
– Tais-toi.
Je me retournai et la vis reculer dans l'ombre.
– Tu me juges sans me connaître, dit-elle.
– Alors apprenez-moi à vous connaître.
– A qui as-tu répété ça ? Qui d'autre sait ce que tu viens de me dire ?
– Plus de gens qu'il ne faudrait. Depuis quelque temps, la police me suit régulièrement.
– Fumero ?
Je fis signe que oui. Il me sembla que ses mains tremblaient.
Tu ne sais pas ce que tu as fait, Daniel.
– Alors dites-le-moi, répliquai-je avec une dureté que je ne ressentais pas.
– Tu t'imagines que tu as le droit, parce que tu as trouvé un livre, de t'immiscer dans la vie de personnes que tu ne connais pas, dans des affaires que tu ne pas comprendre et qui ne t'appartiennent pas.
– Que vous le vouliez ou non, désormais elles m'appartiennent.
– Tu ne sais pas ce que tu dis.
– Je suis allé dans la villa Aldaya. Je sais que Jorge Aldaya s'y cache. Je sais que c'est lui qui a assassiné Carax.
Elle me dévisagea longuement, en pesant ses mots.
– Fumero est au courant ?
– Je ne sais pas.
– Tu aurais intérêt à savoir. Est-ce que Fumero t'a suivi jusqu'ici ?
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La colère qui flambait dans ses yeux me brûlait.
J'étais entré avec le rôle de juge et de procureur, mais chaque minute qui s'écoulait me faisait sentir plus coupable.
– Je ne crois pas. Vous le saviez ? Vous saviez que c'est Aldaya qui a tué Julián et qui se cache dans cette maison... Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit ?
Elle eut un sourire amer.
– Tu ne comprends donc rien ?
– Je comprends que vous avez menti pour défendre l'homme qui a assassiné celui que vous appelez votre ami et que vous avez couvert ce crime pendant des années, un homme dont l'unique but est d'effacer toute trace de l'existence de Julián Carax, qui brûle ses livres. Je comprends que vous avez menti à propos de votre mari, qu'il n'est pas en prison, et naturellement pas non plus ici. Voilà ce que je comprends.
Nuria hocha la tête.
– Va-t'en, Daniel. Quitte cette maison et ne reviens plus. Tu as déjà fait assez de mal comme ça.
Je gagnai la porte en la laissant dans le salon. Je m'arrêtai à mi-chemin et revins sur mes pas. Nuria Monfort s'était effondrée par terre, contre le mur.
Toute la magie de sa présence s'était envolée.
Je traversai la place San Felipe Neri, le regard au sol. Je traînais avec moi toute la douleur que j'avais cueillie sur les lèvres de cette femme, une douleur dont je me sentais maintenant complice et instrument, sans arriver à en comprendre le comment ni le pourquoi. « Tu ne sais pas ce que m'as fait, Daniel. » Je voulais seulement m'éloigner de ce lieu. En passant devant l'église, c'est à peine si je remarquai, devant le porche, le prêtre maigre au nez pointu qui esquissait des gestes de bénédiction en tenant à la main un missel et un chapelet.
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Je rentrai à la librairie avec trois quarts d'heure de retard. En me voyant, mon père fronça les sourcils d'un air réprobateur et regarda la pendule.
– En voilà une heure ! Vous saviez que je dois aller voir un client à San Cugat, et vous me laissez tout seul.
– Fermín n'est pas encore de retour ?
Mon père fît signe que non avec toute l'énergie qu'il pouvait déployer quand il était de mauvaise humeur.
– En tout cas, tu as reçu une lettre. Je te l'ai mise à côté de la caisse.
– Papa, pardonne-moi, mais...
Il me fit signe de lui épargner mes excuses, prit sa gabardine et son chapeau, et sortit sans dire au revoir. Le connaissant, je me dis que sa colère aurait disparu avant qu'il soit arrivé à la gare. Ce qui me surprenait, c'était l'absence de Fermín. Je l'avais vu déguisé en curé de comédie sur la place San Felipe Neri, attendant la sortie précipitée de Nuria Monfort qui le mènerait jusqu'au grand secret de l'intrigue.
Ma confiance en cette stratégie avait été réduite en cendres, et j'imaginais que si Nuria Monfort sortait 437
Ville d'ombres
réellement, elle ne conduirait Fermín qu'à la pharmacie ou à la boulangerie. Un fameux plan.
J'allai à la caisse jeter un coup d'œil à la lettre dont mon père m'avait parlé. L'enveloppe était blanche et rectangulaire, comme une pierre tombale, avec, en guise de croix, une mention qui parvint à pulvériser le peu de vaillance que je conservais encore pour affronter la fin de la journée.
GOUVERNEMENT MILITAIRE
DE BARCELONE
BUREAU DU RECRUTEMENT
– Alléluia ! murmurai-je.
Je n'avais pas besoin d'ouvrir l'enveloppe pour ce qu'elle contenait, mais je le fis pourtant, ne serait-ce que pour boire la coupe jusqu'à la lie. La lettre était succincte, deux paragraphes de cette prose, mi-proclamation enflammée mi-air d'opérette, qui caractérise le genre épistolaire militaire. On m'y annonçait que, dans un délai de deux mois, le dénommé Daniel Sempere Martin aurait l'honneur et la fierté d'accomplir le devoir le plus sacré et le plus édifiant que la vie offrait à un Celtibérique de sexe mâle : servir la patrie et revêtir l'uniforme de la croisade nationale pour la défense du bastion spirituel de l'Occident. Du moins étais-je sûr que Firmin serait capable de mettre en avant la côté humoristique de la chose et de nous faire rire un moment en nous régalant de sa version en vers de La Défaite finale de la collusion judéo-maçonnique.
Deux mois. Huit semaines. Soixante jours. Je pouvais toujours diviser le temps en allant jusqu'aux secondes et obtenir ainsi un chiffre kilométrique. Il me restait 438
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cinq millions cent quatre-vingt-quatre mille secondes de liberté. Peut-être que M. Federico, dont mon père disait qu'il était capable de fabriquer une Volkswagen, pourrait me confectionner une horloge munie de freins à disques. Peut-être que quelqu'un m'expliquerait le moyen d'arranger les choses afin que je ne perde pas Bea pour toujours. En entendant le carillon de la porte, je crus que Fermín était revenu, finalement convaincu que nos velléités de détectives ne valaient pas tripette.
– Eh bien ! C'est l'héritier qui garde le château, comme il se doit ? Mais quelle triste figure !
J'aimerais voir un sourire éclairer ce visage de carême, mon garçon, dit M. Gustavo Barceló, affublé d'un manteau en poil de chameau et brandissant comme une crosse de cardinal une canne en ivoire dont il n'avait nul besoin. Ton père n'est pas là, Daniel ?
– Je suis désolé, monsieur Gustavo. Il est allé chez un client, et je pense qu'il ne reviendra pas avant...
– Parfait. Ce n'est pas lui que je venais voir, et mieux vaut qu'il n'entende pas ce que j'ai à te dire.
Il me fît un clin d'œil en retirant ses gants et en promenant un regard distrait sur la boutique.
– Et notre collègue Fermín ? Il est dans les parages ?
– Disparu au champ d'honneur.
– Je suppose qu'il applique ses talents à élucider le mystère Carax ?
– Corps et âme. La dernière fois que je l'ai vu il portait une soutane et dispensait sa bénédiction urbi et orbi.
– Ah... C'est ma faute, je n'aurais pas dû vous asticoter. Je ne sais pas ce qui m'a pris.
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– Je vous vois inquiet. Il est arrivé quelque chose ?
– Pas exactement. Ou plutôt si, en quelque sorte.
– Que vouliez-vous me dire, monsieur Gustavo ?
Le libraire m'adressa un sourire bienveillant.
Son habituel air de supériorité et son arrogance de salon avaient complètement disparu. A leur place, je crus deviner une certaine gravité, une bonne dose de prudence et beaucoup de préoccupation.
– Ce matin, j'ai fait la connaissance de M.
Manuel Gutiérrez Fonseca, âgé de cinquante-neuf ans, célibataire et fonctionnaire à la morgue municipale de Barcelone depuis 1924. Il a blanchi trente ans sous le harnois au seuil des ténèbres. La formule est de lui, pas de moi. M. Manuel est un personnage de la vieille école, courtois, agréable et toujours prêt à rendre service. Il vit dans une chambre qu'il loue rue Ceniza depuis quinze ans et partage avec douze perruches à qui il a appris à chanter la marche funèbre. Il a un abonnement au poulailler du Liceo. Il aime Verdi et Donizetti. Il m'a dit que, dans son travail, l'important est de suivre le règlement.
Le
règlement
a
tout
prévu,
particulièrement dans les cas où l'on ne sait pas ce qu'il faut faire. Il y a quinze ans, M. Manuel a ouvert un sac de toile apporté par la police et s'est trouvé nez à nez avec son meilleur ami d'enfance. Le reste du corps était dans un sac à part. Le cœur déchiré, M.
Manuel a appliqué le règlement.
– Voulez-vous un café, monsieur Gustavo ? Vous êtes en train de devenir tout jaune.
– S'il te plaît
J'allai au thermos et lui en versai une tasse avec huit morceaux de sucre. Il l'avala d'un trait.
– Vous vous sentez mieux ?
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– Je me sens renaître. Donc, comme je te disais, M. Manuel était de garde le jour de septembre 1936
où l'on a apporté le corps de Julián Carax au service des autopsies. Naturellement, M. Manuel ne se souvenait pas du nom, mais une consultation des archives et une donation de cent pesetas à son fonds de retraite lui ont remarquablement rafraîchi la mémoire. Tu me suis ?
Je fis signe que oui, suspendu à ses lèvres.
– M. Manuel se rappelle les détails de ce jour-là parce que, selon ce qu'il m'a raconté, c'est l'un des rares cas où il s'est vu contraint d'enfreindre le règlement. La police a prétendu que le cadavre avait été trouvé dans une ruelle du Raval peu avant le lever du soleil. Le corps est arrivé à la morgue dans le courant de la matinée. Il n'y avait sur lui qu'un livre et un passeport l'identifiant comme Julián Fortuny Carax, né à Barcelone en 1900. Le passeport portait un tampon du poste-frontière de La Junquera, indiquant que Carax était entré dans le pays un mois auparavant. La cause de la mort était, apparemment, une blessure par balle. M. Manuel n'est pas médecin mais, avec le temps, il a appris le répertoire. A son jugement, la blessure, située juste au niveau du cœur, avait été produite par un tir à bout portant. Grâce au passeport, on a pu savoir où habitait M. Fortuny, le père de Carax, qui est venu le soir même à la morgue identifier le corps.
– Jusqu'ici, tout coïncide avec ce qu'a raconté Nuria Monfort.
Barceló acquiesça.
– Oui. Mais ce que Nuria Monfort ne t'a pas raconté, c’est que mon ami Manuel, ayant l'impression que la police ne faisait guère de zèle dans cette affaire et constatant que l'auteur du livre trouvé dans la poche du cadavre portait un nom identique à 441
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celui du défunt, prit l’initiative, ce même soir et en attendant l'arrivée de M. Fortuny, d'appeler la maison d'édition pour l'informer du triste événement.
– Nuria Monfort m'a dit que l'employé de la morgue avait appelé la maison d'édition trois jours après, alors que le corps était déjà enterré dans une fosse commune.
– D'après M. Manuel, il a appelé le jour même de l'arrivée du corps au dépôt. Il a parlé à une demoiselle qui l'a remercié de son appel. M. Manuel se souvient d'avoir été un peu choqué par son comportement. Selon ses propres paroles, « c'était comme si elle était déjà au courant ».
– Et Fortuny ? Est-ce vrai qu'il a refusé de reconnaître son fils ?
– C'est là ce qui m'intrigue le plus. M. Manuel explique qu'il a vu arriver à la tombée de la nuit un petit homme tremblant, accompagné d'agents police.
C'était Fortuny. D'après lui, la seule chose à laquelle il ne parvient pas à s'habituer, c'est le moment où la famille vient identifier le corps d'un être cher. M.
Manuel dit qu'il ne souhaite à personne pareille épreuve. Le plus terrible, c'est quand le mort est jeune et que ce sont les parents, ou un conjoint, qui doivent le reconnaître. M. Manuel se souvient bien de Fortuny. Il dit qu'en arrivant au dépôt il pouvait à peine tenir debout, qu'il pleurait comme un enfant et que les deux policiers devaient le porter à bout de bras. Il n'arrêtait pas de gémir : « Qu'ont-ils fait de mon fils, qu'ont-ils fait de mon fils ? »
– Il a quand même vu le corps ?
– M. Manuel m'a assuré avoir été sur le point de suggérer aux agents de lui épargner cette formalité.
C'est la seule fois où il a été tenté de ne pas respecter le règlement. Le cadavre était dans un état épouvantable. A son arrivée au dépôt, il était 442
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probablement mort depuis plus de vingt-quatre heures, et non le matin même comme le prétendait la police. M. Manuel craignait qu'à sa vue le vieil homme ne tienne pas le coup. Fortuny répétait que c'était impossible, que son Julián ne pouvait pas être mort. Alors M. Manuel a retiré le linceul qui couvrait le corps, et les deux agents ont demandé au père s'il reconnaissait son fils Julián.
– Et ?
– Fortuny est resté muet, en contemplant le cadavre pendant presque une minute. Puis il a fait demi-tour et il est parti.
– Il est parti ?
– Il a filé comme un lapin.
– Et les policiers ? Ils ne l'ont pas rattrapé ?
N'étaient-ils pas là pour lui faire identifier le corps.
Barceló eut un sourire malin.
– En théorie. Mais M. Manuel se rappelle qu'une autre personne se trouvait dans la salle, un troisième policier qui était entré sur la pointe des pieds pendant que les agents préparaient Fortuny, et qui assistait à la scène en silence, adossé au mur, la cigarette au bec. M. Manuel s'en souvient, parce que, quand il a dit que le règlement interdisait de fumer, un des agents lui a fait signe de se taire. Selon lui, après le départ de Fortuny, le troisième policier s'est approché, a jeté un coup d'oeil sur le corps et lui a craché à la figure. Puis il a pris le passeport et donné l'ordre d'expédier le cadavre à Can Tunis pour qu'il soit enterré dès l'aube dans une fosse commune.
– Ça n'a pas de sens.
– C'est ce qu'a pensé M. Manuel. Surtout que ça ne collait pas avec le règlement. « Mais puisque nous ne savons toujours pas qui est cet homme », disait-il.
Les policiers n'ont rien dit. Fâché, M. Manuel les a interpellés : « Ou alors vous le savez ? Parce que ça 443
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saute aux yeux qu'il est mort depuis plus d'une journée au moins. » Naturellement, M. Manuel, qui n'a rien d'un imbécile, s'abritait derrière le règlement.
En entendant ses protestations, le troisième policier s'est approché et lui a demandé, les yeux dans les yeux, s'il avait envie d'accompagner le défunt dans son dernier voyage. M. Manuel m'a raconté qu'il avait été terrifié. Que cet homme avait un regard de fou et qu'il n'a pas douté un instant qu'il parlait sérieusement. Il a murmuré qu'il s'agissait seulement de respecter le règlement, que personne ne savait qui était cet homme et que, dans ces conditions, on ne pouvait pas l'enterrer comme ça. « Cet homme est celui que je dis qu'il est », a répliqué le policier. Là-
dessus, il a pris le registre et l'a signé en disant que l'affaire était close. M. Manuel affirme qu' n'est pas près d'oublier cette signature, parce que, pendant toutes les années de guerre, et longtemps encore, il l'a retrouvée sur des dizaines de pages de registre des décès concernant des corps qui arrivaient d'on ne savait où et que personne n'arrivait à identifier...
– L'inspecteur Francisco Javier Fumero...
– Orgueil et bastion de la Préfecture de Police.
Tu sais ce que ça signifie, Daniel ?
– Que nous avons donné des coups à l'aveuglette depuis le début.
Barceló prit son chapeau et sa canne, et se dirigea vers la porte en hochant la tête.
– Non. Que les coups vont commencer maintenant.
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Je passai l’après-midi à ruminer la lettre funeste qui m'annonçait mon incorporation dans l'armée et à guetter un signe de vie de Fermín. L'heure de la fermeture était déjà passée, et Fermín continua de jouer la fille de l'air. Je pris le téléphone et appelai la pension de la rue Joaquin Costa. Mme Encarna me dit d'une voix fortement anisée qu'elle n'avait pas vu Fermín de la journée.
– S'il n'est pas là dans une demi-heure, il dînera froid, je ne suis pas le Ritz. Il ne lui est rien arrivé, au moins ?
– Ne vous inquiétez pas, madame Encarna. Il avait un rendez-vous, et il a dû s'attarder. En tout cas, si vous le voyez avant d'aller vous coucher, je vous serai très reconnaissant de lui dire d'appeler Daniel Sempere, le voisin de votre amie Merceditas.
– Je le ferai, mais je vous préviens : à huit heures et demie, moi, je suis au lit.
Après quoi j'appelai chez Barceló, dans l'espoir que Fermín était allé là-bas vider le garde-manger de Bernarda ou lui conter fleurette dans la lingerie. Je n'avais pas pensé que ce serait Clara qui me repolirait.
– Daniel, en voilà une surprise.
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Pour
moi
aussi,
me
dis-je.
Avec
des
circonlocutions dignes de M. Anacleto, je plaçai l'objet de mon appel dans la conversation tout en faisant semblant de ne lui accorder qu'une importance secondaire.
– Non, Fermín n'est pas passé aujourd’hui. Et je crois que Bernarda est restée avec moi toute l'après-midi. Nous avons parlé de toi, tu sais.
– Eh bien, la conversation n'a pas dû être palpitante !
– Bernarda dit qu'elle te trouve très beau, que tu es devenu un homme.
– Je prends beaucoup de vitamines.
Un long silence.
– Daniel, tu crois que nous pourrions redevenir amis un jour ? Combien d'années faudra-t-il pour que tu me pardonnes ?
– Nous sommes amis, Clara, et je n’ai rien à te pardonner. Tu le sais.
– Mon oncle m'a dit que tu continues d’enquêter sur Julián Carax. Si tu passais un jour, à l’heure du thé, tu pourrais me raconter ce que tu as découvert.
– Un de ces jours, je n'y manquerai pas.
– Je vais me marier, Daniel.
Je restai à regarder l'écouteur. J'eus l'impression que mes pieds s'enfonçaient dans le sol ou que mon squelette rétrécissait de plusieurs centimètres.
– Tu es toujours là, Daniel ?
– Oui.
– Ça t'a surpris.
J'avalai ma salive qui avait la consistance du ciment armé.
– Non. Ce qui me surprend, c’est que tu ne sois pas déjà mariée. Ce ne sont pas les prétendants qui doivent manquer. Qui est l'heureux élu ?
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– Tu ne le connais pas. Il s'appelle Jacobo. C'est un ami de mon oncle Gustavo. Il est à la direction de la Banque d'Espagne. Nous nous sommes rencontrés à un récital d'opéra organisé par mon oncle. Il est plus vieux que moi, mais nous nous entendons bien, et c'est le plus important, tu ne trouves pas ?
Je refoulai l'ironie qui me montait aux lèvres en me mordant la langue. Elle avait un goût de poison
– Naturellement... Eh bien ! toutes mes félicitations.
– Tu ne me pardonneras jamais, n'est-ce pas, Daniel ? Pour toi, je serai toujours Clara Barceló la perfide.
Il y eut un autre silence à couper au couteau.
– Et toi, Daniel ? Fermín m'a dit que tu as une petite amie ravissante.
– Il faut que je te laisse, Clara, un client vient d'entrer. Je te rappellerai dans la semaine, et nous prendrons rendez-vous pour l'après-midi. Encore toutes mes félicitations.
Je raccrochai et soupirai.
Mon père revint de sa visite au client, l'air abattu et peu désireux de faire la conversation. Je mis la table, et il prépara le dîner sans presque me poser de questions sur Fermín ou la journée à la librairie.
Nous mangeâmes sans décoller les yeux de notre assiette et retranchés dans le bavardage de la radio.
Mon père avait à peine touché à la nourriture. Il se bornait à tourner sa cuiller dans la soupe aqueuse et sans saveur, comme s'il cherchait de l'or au fond.
– Tu n'as rien mangé, dis-je.
Il haussa les épaules. La radio continuait à nous mitrailler de futilités. Mon père se leva et l’éteignît.
– Qu'est-ce qu'il y avait dans la lettre de l'année ? demanda-t-il enfin,
– Je pars pour le service dans deux mois.
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Son regard me sembla vieillir de dix ans.
– Barceló me dit qu'il va trouver un moyen de me faire affecter au Gouvernement Militaire de Barcelone après mes classes. Je pourrai même venir dormir à la maison, risquai-je.
Mon père répondit par un geste d'assentiment anémique. Son regard me fît de la peine, et je me levai pour desservir, il resta assis, les yeux dans le vide et les mains croisées sous le menton. Je me disposais à taire la vaisselle quand j'entendis des pas dans l'escalier. Des pas fermes et pressés, qui martelaient les marches et rendaient un son funeste.
Ils s'arrêtèrent à notre étage. Mon père se leva, inquiet. Une seconde plus tard, plusieurs coups furent frappés à la porte et une voix tonitruante, rageuse et vaguement familière aboya :
– Police ! Ouvrez !
Mille poignards traversèrent mes pensées. Une nouvelle volée de coups ébranla la porte. Mon père se dirigea vers l'entrée et regarda par l'œilleton.
– Qu'est-ce que vous voulez, à cette heure-ci ?
– Ou vous ouvrez cette porte, ou nous la défonçons à coups de pied, monsieur Sempere. Ne me le faites pas répéter.
Je reconnus la voix de Fumero et sentis un souffle glacé s'abattre sur moi. Mon père me lança un regard interrogateur. Je lui fis signe d'obéir.
Étouffant un soupir, il ouvrit la porte. Les silhouettes de Fumero et de ses deux acolytes habituels se découpèrent dans la lumière jaune de l'encadrement.
Des gabardines grises sur pantins de cendre.
– Où est-il ? hurla Fumero en écartant mon père d'une poussée de la main et en se précipitant dans la salle à manger.
Mon père fit mine de le retenir, mais un des agents qui suivaient l'inspecteur l'attrapa par le bras 448
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et le plaqua contre le mur, en le maintenant avec l'impassibilité et l'efficacité d'une machine habituée à ce travail. C'était l'individu qui nous avait suivis, Fermín et moi, celui qui m'avait tenu pendant que Fumero tabassait mon ami devant l'asile de Santa Lucia, celui qui m'avait surveillé deux soirs plus tôt. Il m'adressa un regard vide, indéchiffrable. J'allai à la rencontre de Fumero, en affichant tout le calme que j'étais capable de simuler. Les yeux de l'inspecteur étaient injectés de sang. Une balafre récente zébrait sa joue gauche, bordée de sang séché.
– Où est-il ?
– Qui ?
Fumero baissa les yeux et hocha la tête en marmonnant quelque chose pour lui-même. Quand il releva la tête, il avait un sourire canin aux lèvres et un pistolet à la main. Sans détourner les yeux des miens, il donna un coup de crosse dans le vase de fleurs fanées sur la table. Le vase éclata en morceaux, l'eau et les fleurs se répandirent sur la nappe. Malgré moi, je sursautai. Mon père vociférait dans l'entrée, entre les deux agents. Je pus à peine saisir ce qu'il disait.
Tout ce que j'étais capable de comprendre, c'était la pression glacée du canon de revolver enfoncé dans ma joue, et son odeur de poudre.
– Ne te fous pas de moi, petit merdeux, ou ton père devra ramasser ta cervelle sur le plancher. Tu entends ?
J'acquiesçai en tremblant. Fumero appuyait le canon de son arme avec force sur ma joue. Je sentis qu'il me déchirait la peau, mais je ne risquai pas le moindre mouvement.
– Je te le demande pour la dernière fois : où est-il ?
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Je vis ma propre image reflétée dans les pupilles noires de l'inspecteur qui se contractaient lentement tandis que, du pouce, il armait le percuteur.
– Il n'est pas ici. Je ne l'ai pas vu depuis midi C'est la vérité.
Fumero resta immobile pendant près d'une demi-minute, en me labourant le visage avec le revolver et en se passant la langue sur les lèvres.
– Lerma ! commanda-t-il. Jette un coup d'œil.
L'un des agents s'empressa de faire le tour de l'appartement. Mon père se débattait en vain entre les mains du troisième policier.
– Si tu m'as menti et si nous le trouvons ici, je te jure que je casse les deux jambes à ton père, murmura Fumero.
– Mon père ne sait rien. Laissez-le tranquille.
– C'est toi qui ne sais pas à quel jeu tu joues.
Mais dès que j'aurai chopé ton ami, fini de jouer. Ni juges, ni hôpitaux, ni rien de toutes ces conneries.