LIVRE I Terres promises

Chapitre 1

— Comme dans les romans russes, a dit ma mère, tout commence par une histoire d’amour contrariée. Ephraïm Rabinovitch aimait Anna Gavronsky, dont la mère, Liba Gavronsky née Yankelevitch, était une cousine germaine de la famille. Mais cette passion n’était pas du goût des Gavronsky…

Lélia m’a regardée en voyant bien que je n’y comprenais rien. Elle a coincé sa clope à la commissure de ses lèvres et, l’œil mi-clos à cause de la fumée, elle a commencé à fouiller dans ses archives.

— Tiens, je vais te lire cette lettre, ça va t’éclairer… Elle est écrite par la grande sœur d’Ephraïm, en 1918, à Moscou :

Chère Véra,

Mes parents n’ont que des ennuis. As-tu entendu parler de cette histoire entre Ephraïm et notre cousine Aniouta ? Si non, je peux seulement te le confier sous le sceau du secret, bien que, semble-t-il, quelques-uns des nôtres soient déjà au courant. En bref, An et notre Fédia (il a eu 24 ans il y a deux jours) sont tombés amoureux l’un de l’autre. Les nôtres en ont horriblement souffert, ils en devenaient fous. Tante ne sait rien, ce serait une catastrophe si elle l’apprenait. Ils la rencontrent tout le temps et se tourmentent beaucoup. Notre Ephraïm aime beaucoup Aniouta. Mais j’avoue que je ne crois guère à la sincérité de ses sentiments à elle. Voilà les nouvelles de chez nous. Parfois j’en ai par-dessus la tête de cette histoire. Bon, ma chérie, il faut que j’arrête d’écrire. Je vais aller poster ma lettre moi-même, pour être sûre qu’elle soit bien partie…

Tendrement, Sara.

— Si je comprends bien, Ephraïm fut contraint de renoncer à son premier amour ?

— Et pour cela, on lui trouve vite une autre fiancée, qui sera donc Emma Wolf.

— Le deuxième prénom de la carte postale…

— Tout à fait.

— Elle faisait aussi partie de la famille éloignée ?

— Non, pas du tout. Emma venait de Lodz. Elle était la fille d’un grand industriel qui possédait plusieurs usines de textile, Maurice Wolf, et sa mère s’appelait Rebecca Trotski. Mais rien à voir avec le révolutionnaire.

— Dis-moi, comment Ephraïm et Emma se sont-ils rencontrés ? Parce que Lodz est au moins à mille kilomètres de Moscou.

— Bien plus de mille kilomètres ! Soit les familles ont fait appel à la chadkhanit de la synagogue, c’est-à-dire la marieuse. Soit la famille d’Ephraïm était la kest-eltern d’Emma.

— La quoi ?

— La « kest-eltern ». C’est du yiddish. Comment t’expliquer… Tu te rappelles de la langue inuktitut ?

Quand j’étais enfant, Lélia, m’avait enseigné qu’il existe cinquante-deux mots pour désigner la neige chez les esquimaux. On dit qanik pour la neige quand elle tombe, aputi pour la neige déjà tombée, et aniou pour la neige qui sert à faire de l’eau…

— Eh bien, en yiddish, a ajouté ma mère, il existe différents termes pour dire « la famille ». On utilise un mot pour dire « la famille » proprement dite, un autre mot pour dire « la belle-famille », encore un autre mot pour dire « ceux qu’on considère comme sa famille » même en l’absence de lien de parenté. Et il existe un terme quasiment intraduisible, qui serait comme « la famille nourricière » – di kest-eltern, ce qu’on pourrait traduire comme « la famille invitante » – car il était de tradition, lorsque des parents envoyaient un enfant au loin faire ses études supérieures, qu’ils cherchent une famille pour le loger et le nourrir.

— La famille Rabinovitch était donc la kest-eltern d’Emma.

— Voilà… mais laisse-toi faire, et ne t’inquiète pas, tu vas finir par t’y retrouver…


Très tôt dans sa vie, Ephraïm Rabinovitch rompt avec la religion de ses parents. À l’adolescence, il devient membre du Parti socialiste révolutionnaire, et déclare à ses parents qu’il ne croit pas en Dieu. Par provocation, il fait tout ce qui est interdit aux Juifs le jour de Kippour : il fume des cigarettes, il se rase, boit et mange.

En 1919, Ephraïm a 25 ans. C’est un jeune homme moderne, svelte, aux traits fins. Si sa peau n’était pas si brune et si sa moustache était moins noire, on pourrait le prendre pour un vrai Russe. Ce brillant ingénieur sort tout juste de l’université, ayant échappé au numerus clausus qui limitait à 3 % le nombre de Juifs admis à l’entrée. Il veut participer à la grande aventure du progrès, il a de hautes ambitions pour son pays et pour son peuple, le peuple russe, qu’il veut accompagner dans la Révolution.

Pour Ephraïm, être juif ne veut rien dire. Il se définit avant tout comme socialiste. D’ailleurs, il vit à Moscou à la moscovite. Il accepte de se marier à la synagogue uniquement parce que c’est important pour sa future femme. Mais il prévient Emma :

— Nous ne vivrons pas dans le respect de la religion.


La tradition veut que, le jour de son mariage, à la fin de la cérémonie, le marié brise un verre avec son pied droit. Ce geste rappelle la destruction du temple de Jérusalem. Ensuite le marié peut faire un vœu. Ephraïm fait celui d’effacer à jamais le souvenir de sa cousine Aniouta. Mais en regardant au sol les débris de verre éparpillés, il lui semble que c’est son cœur qui gît là, en mille morceaux.

Chapitre 2

Ce vendredi 18 avril 1919, les jeunes mariés quittent Moscou pour se rendre dans la datcha de Nachman et Esther Rabinovitch, les parents d’Ephraïm, à cinquante kilomètres de la capitale. Si Ephraïm a accepté de venir fêter Pessah, la pâque juive, c’est parce que son père a insisté, sur un ton inhabituel, et parce que sa femme est enceinte. Voilà l’occasion d’annoncer la nouvelle à ses frères et sœurs.


— Emma est enceinte de Myriam ?

— Tout à fait, de ta grand-mère…


En chemin, Ephraïm confie à sa femme que Pessah est la fête qu’il a toujours préférée. Enfant, il aimait son mystère, celui des herbes amères, de l’eau salée et des pommes au miel qu’on pose sur un plateau au milieu de la table. Il aimait quand son père lui expliquait que la douceur des pommes devait rappeler aux Juifs combien il faut se méfier du confort.

— En Égypte, insistait Nachman, les Juifs étaient esclaves, c’est-à-dire : logés et nourris. Ils avaient un toit sur la tête et de la nourriture dans la main. Tu comprends ? La liberté, elle, est incertaine. Elle s’acquiert dans la douleur. L’eau salée que nous posons sur la table le soir de Pessah représente les larmes de ceux qui se défont de leurs chaînes. Et ces herbes amères nous rappellent que la condition de l’homme libre est par essence douloureuse. Mon fils, écoute-moi, dès que tu sentiras le miel se poser sur tes lèvres, demande-toi : de quoi, de qui, suis-je l’esclave ?

Ephraïm sait que son âme révolutionnaire est née là, dans les récits de son père.


Ce soir-là, en arrivant chez ses parents, il se précipite dans la cuisine, pour sentir l’odeur fade et singulière des matsots, les galettes de pain sans levure préparées par Katerina, la vieille cuisinière. Ému, il attrape sa main toute ridée pour la poser sur le ventre de sa jeune femme.

— Regarde-le, dit Nachman à Esther qui observe la scène, notre fils est fier comme un châtaignier qui montre tous ses fruits aux passants.


Les parents ont invité tous les cousins Rabinovitch du côté de Nachman et tous les cousins Frant du côté d’Esther. Pourquoi tant de monde ? se demande Ephraïm, en soupesant un couteau en argent, brillant d’avoir été briqué des heures à la cendre de cheminée.

— Ils ont aussi invité les Gavronsky ? demande-t-il, inquiet, à sa petite sœur Bella.

— Non, répond-elle, sans dévoiler que les deux familles se sont mises d’accord pour éviter un face-à-face entre la cousine Aniouta et Emma.

— Mais pourquoi ont-ils fait venir autant de cousins cette année… Ils ont quelque chose à nous annoncer ? poursuit Ephraïm en allumant une cigarette pour cacher son trouble.

— Oui, mais ne me questionne pas. Je n’ai pas le droit d’en parler avant le dîner.


Le soir de Pessah, il est de tradition que le patriarche lise à haute voix la Haggadah, c’est-à-dire le récit de la sortie d’Égypte du peuple hébreu conduit par Moïse. À la fin des prières, Nachman se lève et frappe le plat de son couteau contre son verre.

— Si j’insiste ce soir sur ces derniers mots du Livre, dit-il en s’adressant à toute la table, « Reconstruis Jérusalem, la ville sainte, rapidement de nos jours et fais-nous monter en elle », c’est parce que mon rôle de chef de famille est de vous avertir.

— Nous avertir de quoi, papa ?

— Qu’il est temps de partir. Nous devons tous quitter le pays. Le plus vite possible.

— Partir ? demandent ses fils.

Nachman ferme les yeux. Comment convaincre ses enfants ? Comment trouver les mots justes ? C’est comme une odeur âcre dans l’air, comme un vent froid qui souffle pour annoncer le gel qui va s’abattre, c’est invisible, presque rien, et pourtant c’est là, c’est d’abord revenu dans ses cauchemars, des cauchemars traversés par les souvenirs de sa jeunesse, quand on le cachait derrière la maison, avec les autres enfants, certaines nuits de Noël, parce que des hommes avinés venaient punir le peuple qui avait tué le Christ. Ils rentraient dans les maisons pour violer les femmes et tuer les hommes.

Cette violence s’était calmée quand le tsar Alexandre III avait renforcé l’antisémitisme d’État, avec les lois de mai, qui privaient les Juifs de la plupart de leurs libertés. Nachman était jeune homme quand tout leur fut désormais interdit. Interdit d’aller à l’université, interdit de se déplacer d’une région à l’autre, interdit de donner des prénoms chrétiens aux enfants, interdit de faire du théâtre. Ces mesures humiliantes ayant satisfait le peuple, pendant une trentaine d’années, il y eut moins de sang coulé. De sorte que les enfants de Nachman n’avaient pas connu la peur des 24 décembre, quand la meute sort de table avec l’envie de tuer.

Mais depuis quelques années, Nachman avait senti revenir dans l’air une odeur de soufre et de pourriture. Les Centuries noires, ce groupe monarchiste d’extrême droite mené par Vladimir Pourichkévitch, s’organisaient dans l’ombre. Cet ancien courtisan du tsar fondait des thèses sur l’idée d’un complot juif. Il attendait son heure pour revenir. Et Nachman ne croyait pas que cette Révolution toute neuve, menée par ses enfants, chasserait les vieilles haines.

— Oui. Partir. Mes enfants, écoutez-moi bien, dit calmement Nachman : es’shtinkt shlekht drek – ça pue la merde.

Sur ces mots, les fourchettes cessent de tinter dans les assiettes, les enfants arrêtent de piailler, le silence se fait. Nachman peut enfin parler.

— Vous êtes pour la plupart de jeunes mariés. Ephraïm, tu vas bientôt être papa pour la première fois. Vous avez de l’élan, du courage – toute la vie devant vous. C’est le moment de faire vos bagages.

Nachman se tourne vers sa femme dont il serre la main :

— Esther et moi avons décidé de partir en Palestine. Nous avons acheté un bout de terre près de Haïfa. Nous ferons pousser des oranges. Venez avec nous. Et j’achèterai là-bas des terres pour vous.

— Mais Nachman, tu vas vraiment t’installer en terre d’Israël ?

Jamais les enfants Rabinovitch n’auraient pu imaginer une chose pareille. Avant la Révolution leur père appartenait à la Première Guilde des commerçants, c’est-à-dire qu’il faisait partie des rares Juifs qui avaient le droit de se déplacer librement dans le pays. C’était un privilège inouï pour Nachman de pouvoir vivre en Russie comme un Russe. Il avait acquis une belle place dans la société, qu’il veut abandonner pour s’exiler à l’autre bout du monde, dans un pays désertique au climat hostile, et y faire pousser des oranges ? Quelle drôle d’idée ! Lui qui ne sait même pas éplucher une poire sans l’aide de la cuisinière…

Nachman prend un petit crayon qu’il mouille du bout de ses lèvres. Tout en regardant sa descendance, il ajoute :

— Bon. Je vais faire un tour de table. Et j’exige de chacun, vous m’entendez bien, de chacun, qu’il me donne une destination. J’irai acheter des billets de bateau pour tout le monde. Vous quittez le pays dans les trois prochains mois, c’est compris ? Bella, je commence par toi, c’est facile, tu viens avec nous. Donc voilà, je note : Bella, Haïfa, Palestine. Ephraïm ?

— J’attends que mes frères se prononcent, répond Ephraïm.

— Je me verrais bien à Paris, dit Emmanuel, le petit dernier de la fratrie, en se balançant avec désinvolture sur sa chaise.

— Évitez Paris, Berlin, Prague, répond sérieusement Ephraïm. Dans ces villes, les bonnes places sont occupées depuis des générations. Vous ne trouverez pas à vous établir. On vous jugera soit trop brillants, soit pas assez.

— Je ne m’inquiète pas, j’ai déjà une fiancée qui m’attend là-bas, répond Emmanuel, pour faire rire toute la table.

— Mon pauvre fils, s’agace Nachman, tu auras une vie de porc. Stupide et brève.

— Je préfère mourir à Paris que dans le trou du cul du monde, papa !

— Ohhhh, répond Nachman en secouant sa main devant lui de façon menaçante, Yeder nar iz klug un komish far zikh : Chaque imbécile se croit intelligent. Je ne plaisante pas du tout. Allez. Si vous ne voulez pas me suivre, tentez l’Amérique, ce sera très bien aussi, ajoute-t-il en soupirant.

Des cow-boys et des Indiens. L’Amérique. Non merci, pensent les enfants Rabinovitch. Des paysages trop flous. Au moins la Palestine, ils savent à quoi cela ressemble puisque c’est écrit dans la Bible : un tas de cailloux.

— Regarde-moi ça, dit Nachman à sa femme. On dirait une bande de côtelettes avec des yeux ! Réfléchissez un peu ! En Europe, vous ne trouverez rien. Rien. Rien de bon. Tandis qu’en Amérique, en Palestine, vous aurez du travail facilement !

— Papa, tu t’inquiètes toujours pour rien. Le pire qui puisse t’arriver ici, c’est que ton tailleur devienne un socialiste !

Il est vrai qu’à observer Nachman et Esther, assis l’un à côté de l’autre, comme deux petits gâteaux dans la vitrine du pâtissier, il est difficile de les imaginer en fermiers d’un nouveau monde. Ils se tiennent droits, impeccablement apprêtés. Esther est encore coquette, malgré ses cheveux blancs, qu’elle porte en chignon bas. Elle ne boude ni les rangées de perles, ni les camées. Nachman porte toujours ses fameux costumes trois-pièces coupés chez les meilleurs couturiers français de Moscou. Sa barbe est blanche comme du coton et toute sa fantaisie s’exprime dans ses cravates à pois, qu’il assortit à ses mouchoirs de poche.

Exaspéré par ses enfants, Nachman se lève de table. La veine de son cou a tant gonflé qu’elle semble sur le point d’éclabousser la belle nappe d’Esther. Il faut qu’il aille s’allonger pour calmer son cœur qui s’emballe. Avant de fermer la porte de la salle à manger, Nachman demande à tout le monde de bien réfléchir, avant de conclure :

— Il faut que vous compreniez une chose : un jour, ils voudront tous nous voir disparaître.

Après ce départ théâtral, les conversations reprennent joyeusement autour de la table, jusque tard dans la nuit. Emma s’installe au piano, elle recule un peu le tabouret à cause de son ventre. La jeune femme est diplômée du prestigieux Conservatoire national de musique. Mais elle aurait voulu devenir physicienne. Mais elle n’a pas pu à cause du numerus clausus. Elle espère de tout son cœur que l’enfant qu’elle porte vivra dans un monde où il choisira ses études.

Bercé par les morceaux de musique que sa femme interprète au salon, Ephraïm parle politique avec ses frères et sœurs au coin du feu. Cette soirée est si agréable, la fratrie se soude, en se moquant gentiment du patriarche. Rabinovitch ne savent pas que ce sont les dernières heures qu’ils passent ensemble, tous réunis.

Chapitre 3

Le lendemain, Emma et Ephraïm quittent la datcha familiale, tout le monde se dit au revoir dans la bonne humeur, on promet de se revoir vite avant l’été.

Emma regarde le paysage défiler derrière la fenêtre de leur fiacre. Elle se demande si son beau-père n’a pas raison, peut-être serait-il plus prudent de partir s’installer en Palestine. Le nom de son mari figure sur une liste. La police peut venir l’arrêter chez lui à tout moment.


— Quelle liste ? Pourquoi Ephraïm est-il poursuivi ? Parce qu’il est juif ?

— Non, pas à ce moment-là. Je te l’ai dit, mon grand-père est un socialiste révolutionnaire. Or, après la révolution d’Octobre, les bolcheviques ont commencé à éliminer leurs anciens frères d’armes : les mencheviques et les socialistes révolutionnaires sont pourchassés.


De retour à Moscou, Ephraïm doit donc se cacher. Il trouve une planque, près de son appartement, afin de pouvoir rendre visite à sa femme, de temps en temps.

Ce soir-là, il veut se laver avant de repartir. Pour couvrir les bruits de l’eau sur la cuvette en zinc de la cuisine, Emma s’installe au piano, en appuyant fort sur les touches d’ivoire. Elle se méfie des voisins et des délations.

Soudain, on frappe à la porte. Les coups sont secs. Autoritaires. Emma se dirige vers l’entrée, la main sur son gros ventre.

— Qui est là ?

— Nous cherchons ton mari, Emma Rabinovitch.

Emma fait patienter les policiers dans le couloir, que son mari ait le temps de ranger toutes ses affaires et de s’installer dans une cachette qu’ils ont fabriquée, un faux fond d’armoire, derrière les couvertures et le linge de maison.

— Il n’est pas là.

— Laisse-nous entrer.

— Je prenais un bain, laissez-moi m’habiller.

— Fais venir ton mari, ordonnent les policiers qui commencent à s’agacer.

— Je n’ai aucune nouvelle de lui depuis plus d’un mois.

— Tu sais où il se cache ?

— Non, je n’en ai aucune idée.

— Nous allons défoncer la porte et fouiller la maison.

— Eh bien si vous le trouvez, donnez-lui de mes nouvelles !

Emma ouvre la porte et met son gros ventre bien en avant, sous le nez des policiers.

— Regardez comme il m’a abandonnée… dans cet état !

Les policiers entrent dans l’appartement. Emma s’aperçoit que la casquette d’Ephraïm traîne sur le gros fauteuil du salon. Alors elle feint un malaise. Elle sent la casquette s’écraser sous son poids. Son cœur bat très fort.


— Ta grand-mère Myriam n’est encore qu’un fœtus, mais elle vient d’éprouver physiquement ce que signifie avoir la peur au ventre. Les organes d’Emma se resserrent autour du fœtus.


À la fin de la perquisition, la jeune femme reste imperturbable :

— Je ne vous raccompagne pas, ou je crains bien de perdre les eaux ! dit-elle aux policiers, le front pâle. Vous seriez dans l’obligation de m’aider à accoucher.

Les policiers s’en vont en maudissant les bonnes femmes enceintes. Au bout de longues minutes de silence, Ephraïm sort de sa cachette et trouve sa femme allongée sur le tapis devant le feu, recroquevillée sur elle-même – son ventre est si douloureux qu’elle ne peut pas se relever. Ephraïm craint le pire. Il fait la promesse à Emma que, si l’enfant survit, ils partiront à Riga, en Lettonie.


— Pourquoi la Lettonie ?

— Parce qu’elle vient tout juste d’acquérir son indépendance. Et que, désormais, les Juifs peuvent s’y installer sans être soumis aux lois sur le commerce.

Chapitre 4

Ta grand-mère Myriam – Mirotchka de son surnom familial – naît à Moscou le 7 août 1919 selon l’Office des réfugiés qui établira ses papiers à Paris. Mais la date est incertaine en raison de la différence entre le calendrier grégorien et le calendrier julien. Ainsi Myriam ne connaîtra jamais le jour exact de sa naissance.

Elle vient au monde dans la douceur éclatante de Leto, qui signifie « l’été » en russe. Elle naît quasiment dans une valise, pendant que ses parents préparent leur grand départ pour Riga. Ephraïm a étudié la rentabilité du commerce du caviar et compte se lancer dans une affaire profitable. Pour s’établir en Lettonie, Ephraïm et Emma ont vendu tout ce qu’ils possèdent, les meubles, la vaisselle, les tapis. Sauf le samovar.


— C’est celui qui est dans le salon ?

— Tout à fait. Et qui a traversé plus de frontières que toi et moi réunies.


Les Rabinovitch quittent Moscou en pleine nuit pour atteindre clandestinement la frontière en prenant les routes de campagnes – avec leur nourrisson dans une carriole branlante. Le voyage est long et difficile, presque mille kilomètres, mais il les éloigne de la police bolchevique. Emma divertit sa petite Mirotchka, elle lui chuchote des histoires à l’heure des terreurs vespérales, elle soulève les couvertures pour lui montrer par-dessus la charrette :

— On dit que la nuit tombe, mais ce n’est pas vrai, regarde, la nuit sort lentement de terre…

La dernière nuit, quelques heures avant d’arriver à la frontière, Ephraïm a une sensation étrange : l’attelage est bien léger. Il tourne la tête et s’aperçoit alors que la charrette a disparu.

Lorsque Emma a senti que la charrette se détachait, elle n’a pas pu crier, par crainte de se faire repérer. Elle attend que son mari fasse demi-tour, ne sachant pas ce qui lui fait le plus peur, les bolcheviques ou les loups. Mais Ephraïm finit par revenir. Et l’attelage réussit à franchir la frontière avant le lever du jour.


— Regarde, me dit Lélia. Après la mort de Myriam, j’ai retrouvé des papiers dans son bureau. Des brouillons de textes, des bouts de lettres – c’est comme ça que j’ai retrouvé l’histoire de la charrette. Elle se termine ainsi : « Tout se passe bien à l’aube, à l’heure grise, avant l’aurore. Car arrivés en Lettonie nous avons passé quelques jours en prison à cause des formalités administratives. Ma mère m’allaitait encore, aussi je ne garde aucun mauvais souvenir de son lait au goût de seigle et de sarrasin durant ces jours-là. »

— Les phrases suivantes sont presque incompréhensibles…

— C’est le début d’Alzheimer. J’ai parfois passé des heures à tenter de comprendre ce qui se cachait derrière une erreur grammaticale. La langue est un labyrinthe dans lequel la mémoire se perd.

— Je connaissais l’histoire de la casquette qu’il faut absolument cacher aux policiers. Myriam me l’avait écrite sous forme de conte pour enfant quand j’étais petite. Cela s’appelait « L’épisode de la casquette ». Mais je ne savais pas qu’il s’agissait de son histoire. Je croyais qu’elle inventait.

— Ces contes un peu tristes que vous écrivait votre grand-mère pour vos anniversaires étaient tous des apologues de sa vie. Ils m’ont été précieux pour reconstituer certains événements de son enfance.

— Mais pour le reste, comment as-tu réussi à reconstituer toute cette histoire avec autant de précision ?

— Je suis partie de presque rien, de quelques photos aux légendes indéchiffrables, de bribes de confidences de ta grand-mère jetées sur des bouts de papier, que j’ai retrouvés après sa mort. L’accès aux archives françaises au tournant de l’an 2000, les témoignages de Yad Vashem, et ceux des survivants des camps, ont permis de restituer la vie de ces êtres. Tous les documents cependant ne sont pas fiables et peuvent orienter sur d’étranges pistes. Il est arrivé que l’administration française fasse des erreurs. Seul le recoupement permanent et minutieux des documents, avec l’aide d’archivistes, m’a permis d’établir des faits et des dates.


J’ai levé les yeux au-dessus de l’immense bibliothèque. Les boîtes d’archives de ma mère, qui me faisaient peur autrefois, m’apparurent soudain comme les arcanes d’un savoir aussi vaste qu’un continent. Lélia avait parcouru l’Histoire comme elle aurait parcouru des pays. Ses récits de voyages dessinaient en elle des paysages intérieurs qu’il me faudrait à mon tour visiter. En posant ma main sur mon ventre, je demandai silencieusement à ma fille d’écouter attentivement avec moi, la suite de cette vieille histoire qui concernait sa vie toute neuve.

Chapitre 5

À Riga, la petite famille s’installe dans une jolie maison en bois située Alexandra isl, N° 60/66 dz 2156. Emma est appréciée par les habitants du quartier, elle s’intègre bien. Elle admire son mari, qui s’est lancé dans le commerce du caviar avec succès.

— Mon mari a une âme d’entrepreneur et le sens des relations, écrit-elle avec fierté à ses parents à Lodz. Il m’a acheté un piano pour que je puisse réveiller mes doigts endormis. Il me donne tout l’argent dont j’ai besoin, et il m’encourage aussi à donner des cours de musique aux petites filles du quartier.

Grâce aux ventes de caviar, le couple s’achète une datcha à Bilderlingshof, comme les familles de la bonne société lettone. Ephraïm offre à sa femme le luxe d’une nurse allemande qui vient seconder Emma dans ses travaux domestiques.

— Ainsi tu pourras travailler davantage. Les femmes doivent être indépendantes.

Emma en profite pour se rendre à la grande synagogue de Riga, connue pour ses chantres et surtout pour ses chœurs. Elle affirme à son mari qu’il s’agit seulement d’y recruter de nouvelles élèves. Pas d’y prier. Quand elle arrive à la fin de l’office, c’est un bouleversement pour elle d’entendre parler polonais. Elle retrouve d’anciennes familles de Lodz et l’atmosphère provinciale de sa ville natale. C’est comme des petites miettes d’enfance qu’elle peut grappiller.

Emma apprend par les commères de la synagogue que la cousine Aniouta s’est mariée avec un Juif allemand et vit désormais à Berlin.

— N’en parle pas à ton mari, surtout ne ravive pas le souvenir de ton ancienne rivale, lui conseille la Rebbetzin – la femme du rabbin, qui a pour charge de prodiguer les conseils aux épouses de la communauté.

De son côté, Ephraïm reçoit des nouvelles très encourageantes de ses parents. Leur orangeraie prospère. Bella a été engagée comme costumière dans un théâtre à Haïfa. Les frères, éparpillés aux quatre coins de l’Europe, ont trouvé de bonnes situations. Sauf le petit dernier, Emmanuel. À Paris, il a le projet de devenir acteur de cinéma – « Pour le moment, écrit son frère Boris, il n’a pas encore trouvé de rôle. Il a déjà 30 ans, et je m’inquiète pour lui. Mais il est jeune, j’espère qu’il va percer. Je l’ai déjà observé sur des prises de vues. Il est capable, il progressera. »

Ephraïm fait l’acquisition d’un appareil photographique pour fixer à jamais le visage de Myriam. Il habille sa fille comme une poupée, lui met les plus beaux habits et dans les cheveux les plus riches rubans. Avec ses robes blanches, la petite fille est la princesse du royaume de Riga. C’est une enfant fière et conquérante, consciente de son importance aux yeux de ses parents – donc aux yeux du monde entier.

Quand on passe devant la maison des Rabinovitch, rue Alexandra, les notes de piano résonnent dans l’air – les voisins ne se plaignent jamais, au contraire, ils apprécient la musique. Les semaines passent, heureuses, comme si tout était devenu facile. Un soir de Pessah, Emma demande à Ephraïm de dresser un plateau pour le dîner.

— S’il te plaît. Ne lis pas les prières, mais au moins la sortie d’Égypte.

Ephraïm finit par accepter et montre à Myriam comment on dispose l’œuf, les herbes amères, les morceaux de pomme au miel, l’eau salée, et un os d’agneau au centre du plateau. Il se prend au jeu pour un soir et raconte l’histoire de Moïse, exactement comme son père le faisait autrefois.

— En quoi cette nuit diffère-t-elle des autres nuits ? Pourquoi mange-t-on des herbes amères ? Ma petite, Pessah nous apprend que le peuple juif est un peuple libre. Mais que cette liberté a un prix. La sueur et les larmes.

Pour ce dîner de Pessah, Emma a préparé des matsots selon la recette de Katerina, la vieille cuisinière de ses beaux-parents. Elle veut que son mari retrouve la fadeur délicieuse des repas de son enfance. Ce soir-là Ephraïm est d’excellente humeur, il fait rire la petite en imitant son grand-père :

— Le foie haché est le meilleur remède contre les misérables problèmes de la vie, dit-il en prenant l’accent russe de Nachman, avant d’enfourner dans son gosier des petits pâtés de volaille.

Mais au milieu des rires, Ephraïm ressent soudain une peine dans le cœur – Aniouta. Une image traverse son esprit, celle de sa cousine, qu’il imagine au même moment, fêtant Pessah dans sa propre famille, avec un mari, un bébé peut-être, penchée sur le livre de prières, autour d’une table éclairée à la bougie. Combien la maturité doit l’avoir rendue belle, songe-t-il. Encore plus belle ! Une ombre assombrit son visage, qu’Emma remarque immédiatement.

— Tout va bien ? demande-t-elle.

— Et si nous faisions un autre enfant ? répond Ephraïm.


Dix mois plus tard, Noémie – la Noémie de la carte postale – naît à Riga le 15 février 1923. Cette petite sœur détrône Myriam de son royaume, elle a le visage rond de sa mère, rond comme la lune.


Grâce à l’argent qu’il dégage des ventes de ses œufs d’esturgeon, Ephraïm achète un local pour y installer un laboratoire expérimental. Il veut créer de nouvelles machines. Ephraïm passe des soirées entières, l’œil brillant, à expliquer à sa femme les principes de ses inventions.

— Les machines seront une révolution. Elles libéreront les femmes de leur harassant travail domestique. Écoute ça : « Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat », tu n’es pas d’accord ? demande Ephraïm qui continue de lire Karl Marx, même s’il est désormais un patron à la tête d’un florissant commerce.

— Mon mari est pareil à l’électricité, écrit Emma à ses parents, il voyage partout pour apporter la lumière du progrès.

Mais Ephraïm l’ingénieur, le progressiste, le cosmopolite, a oublié que celui qui vient d’ailleurs restera pour toujours celui qui vient d’ailleurs. La terrible erreur que commet Ephraïm, c’est de croire qu’il peut installer son bonheur quelque part. L’année suivante, en 1924, un baril de caviar avarié plonge sa petite entreprise dans la banqueroute. Malchance ou manœuvre de jaloux ? Ces migrants arrivés en charrette sont devenus trop vite des notables. Les Rabinovitch deviennent persona non grata dans le Riga des goys. Les voisins de la cour Binderling demandent à Emma de cesser d’importuner le quartier avec le va-et-vient de ses élèves. Elle apprend par ses relations de la synagogue que des Lettons ont pris son mari pour cible et qu’ils l’importuneront jusqu’à ce qu’il n’ait plus d’autre choix que de partir. Elle comprend qu’il faut faire les valises, encore une fois. Mais pour aller où ?

Emma écrit à ses parents, mais les nouvelles de Pologne ne sont pas bonnes. Son père, Maurice Wolf, semble inquiet à cause des grèves qui éclatent partout dans le pays.

— Tu sais ma fille combien mon plus grand bonheur serait de t’avoir près de moi. Mais je ne dois pas être égoïste et mon devoir de père est de te dire que vous devez peut-être réfléchir à vous éloigner davantage, ton mari, toi et les enfants.

Ephraïm envoie un télégramme à son petit frère, Emmanuel. Mais malheureusement, ce dernier occupe à Paris l’appartement d’amis peintres, Robert et Sonia Delaunay, qui ont un petit garçon. Ephraïm écrit alors à Boris, son grand frère réfugié à Prague, comme de nombreux membres du parti SR. Mais là-bas, la situation politique est trop instable et Boris déconseille à Ephraïm de venir s’installer.

Ephraïm n’a plus d’argent et plus de choix. La mort dans l’âme, il envoie en Palestine un télégramme : Nous arrivons.

Chapitre 6

Pour se rendre en Terre promise, il faut piquer au sud de Riga, sur deux mille cinq cents kilomètres en ligne droite. Traverser la Lettonie, la Lituanie, la Pologne et la Hongrie avant de prendre le bateau à Constanza en Roumanie. Le voyage dure quarante jours. Comme celui de Moïse au mont Sinaï.

— On s’arrêtera chez mes parents à Lodz. Je voudrais présenter les filles à ma famille, annonce Emma à son mari.


Après avoir traversé l’étang Ludka, Emma retrouve sa ville d’enfance qui lui avait tant manqué. L’effervescence du trafic, entre les trolleys, les voitures et les drojkis qui se croisent dans un brouhaha infernal, effraye les enfants mais ravit Emma.

— Chaque ville a son odeur, tu sais, dit-elle à Myriam. Ferme les yeux et respire.

Myriam baisse les paupières et sent le parfum des lilas et du goudron du quartier Baluty entrer en elle, les effluves d’huile et de savon des rues de Polesie, les odeurs de cholent qui sortent des cuisines, et partout la poussière des tissus, leurs peluches qui s’échappent des fenêtres. En traversant les quartiers ouvriers juifs, pour la première fois Myriam découvre ces hommes habillés en noir, nuées d’oiseaux austères, avec leurs barbes sombres, leurs papillotes qui rebondissent de chaque côté des oreilles comme des ressorts, leurs tsitsits qui tombent sur leurs longs caftans de reps et leurs larges chapeaux de fourrure sur la tête. Certains portent sur le front un phylactère, gros dé noir mystérieux.

— Qu’est-ce que c’est ? demande Myriam qui, à l’âge de 5 ans, n’est encore jamais entrée dans une synagogue.

— Ce sont des religieux, répond Emma avec respect, ils étudient les textes.

— Personne ne les a prévenus de l’arrivée du XXe siècle ! rigole Ephraïm.

Myriam s’imprègne de ces visions fantasmagoriques du quartier juif. Le regard d’une petite vendeuse de gâteaux au pavot, une enfant de son âge, s’inscrit en elle, ainsi que les silhouettes des vieilles femmes, assises par terre, foulards colorés sur la tête, vendant des fruits pourris et des peignes sans dents. Myriam se demande qui peut bien leur acheter des choses aussi sales ?

En ces années 20, les rues de Lodz semblent surgir du siècle précédent mais aussi d’un livre ancien fait de contes étranges, d’un monde grouillant de personnages aussi merveilleux qu’effrayants, un monde dangereux où les voleurs rusés et les belles prostituées surgissent à chaque coin de rue armés de leur panache, où les hommes vivent avec les bêtes dans des rues labyrinthiques, où les filles de rabbins veulent étudier la médecine et leurs amoureux éconduits prendre des revanches sur la vie, où les carpes vivantes baignent dans des bassines, se mettant soudain à parler comme dans les légendes yiddish, où l’on chuchote des histoires de miroirs noirs, où l’on mange dans la rue des petits pains frais beurrés au fromage blanc.

Myriam se souviendra toute sa vie de l’odeur doucement écœurante des vendeurs de beignets au chocolat dans la chaleur de la ville en ébullition.


Les Rabinovitch arrivent ensuite dans le quartier polonais, où l’on entend aussi le clac-clac des métiers à tisser. Mais l’accueil est pour le moins brutal.

Hep hep Jude, entendent-ils sur leur passage.

Une bande de gamins, suivie par des chiens, leur lance des petits graviers. Myriam reçoit une pierre pointue, juste sous l’œil. Quelques gouttes de sang gâtent la belle robe qu’elle porte pour le voyage.

— Ce n’est rien, lui dit Emma, ce sont des gamins, des imbéciles.

Emma essaye d’enlever la tache de sang avec son mouchoir, mais Myriam garde un point rouge sous l’œil, qui tournera noir. Ephraïm et Emma tentent de la rassurer. Mais la petite fille comprend bien que ses parents se sentent menacés par « quelque chose ».

— Regardez, dit Emma pour distraire les filles, les bâtiments avec les murs rouges, c’est l’usine de votre grand-père. Autrefois, il a fait un voyage à Shanghai pour étudier différentes techniques de métier à tisser. Il vous fera une couverture en soie.

Le visage d’Emma s’assombrit. Sur les murs de la filature, elle lit des inscriptions peintes à la main : WOLF = LOUP = PATRON JUIF.


— Ne m’en parle pas, soupire Maurice Wolf en prenant sa fille dans ses bras. Les Polonais ne veulent plus travailler dans les mêmes salles que les Juifs – parce qu’ils se détestent entre eux. Mais celui qu’ils détestent par-dessus tout, c’est moi ! Je ne sais pas si c’est parce que je suis leur patron – ou parce que je suis juif…

Ce climat délétère n’empêche pas Emma, Ephraïm, Myriam et Noémie de passer des jours heureux dans la datcha des Wolf, entre Piotrkow et les rives de la Pilca. Tout le monde surjoue la bonne humeur et les sujets de conversation tournent autour des enfants, du temps qu’il fait et des repas. Emma exagère pour ses parents son enthousiasme à partir en Palestine, leur expliquant combien cette nouvelle aventure est formidable pour son mari, qui pourra développer là-bas toutes ses inventions.

C’est soir de shabbat, les Wolf ont dressé une magnifique table pour le dîner, et les bonnes polonaises s’affairent en cuisine, elles seules ont le droit d’allumer le four et de faire tout ce qui est interdit aux Juifs ce soir-là. Emma retrouve avec bonheur ses trois sœurs. Fania est devenue dentiste, elle a épousé un Rajcher. La belle Olga est devenue médecin, elle a épousé un Mendels. Maria est fiancée à un Gutman et se prépare elle aussi à faire des études de médecine. Emma reste muette devant son petit frère, Viktor, qu’elle n’avait pas vu depuis si longtemps. L’adolescent est devenu un jeune homme à la barbe bouclée, il est marié et établi comme avocat au 39, rue Zeromskiego, non loin du centre-ville.

Ephraïm a apporté son impressionnant appareil photographique pour immortaliser ce jour où la famille Wolf au grand complet pose sur les marches de l’escalier devant leur maison de villégiature.


— Regarde, me dit Lélia. Je vais te montrer la photographie.

— Elle est troublante, dis-je.

— Ah, tu vois ça toi aussi.

— Oui, les visages s’effacent, les sourires peinent à exister. Comme s’il flottait la conscience ténue du précipice.

Sur la photographie, ma grand-mère Myriam est la fillette avec le nœud dans les cheveux, la robe et les chaussettes blanches, la tête penchée sur le côté.

— J’ai retrouvé cette photographie complètement par hasard, me dit ma mère. Chez le neveu d’un ami de Myriam. Le jour où elle a été prise, lui avait-elle confié, les adultes et les enfants avaient joué tous ensemble au jeu de la chandelle dans le jardin. Myriam avait ajouté que ce jour-là, en plein milieu du jeu, une pensée avait traversé sa tête : « Celui qui gagnera la partie sera celui qui vivra le plus longtemps. »

— C’est à la fois une prémonition morbide, et un vœu très étrange pour une enfant de 5 ans… Elle s’en souvenait ?

— Oui, je peux te dire qu’elle s’en souvenait parfaitement, soixante ans plus tard, cette pensée l’a hantée tout au long de sa vie.

— Pourquoi confier ce secret à un inconnu ? Elle qui ne parlait jamais à personne, c’est bizarre.

— Non, quand on y pense, ce n’est pas si étrange…

J’approchai la photographie pour mieux observer tous ces visages. Je pouvais désormais nommer chaque personne. Ephraïm, Emma, Noémie, mais aussi Maurice, Olga, Viktor, Fania… Les fantômes n’étaient plus des entités abstraites, ils n’étaient plus des chiffres dans des livres d’histoire. J’ai ressenti une contraction très forte dans mon ventre, qui m’a fait fermer les yeux. Lélia s’est inquiétée.

— Tu veux qu’on arrête ?

— Non, non… ça va aller.

— Tu n’es pas trop fatiguée ? Tu as le courage d’écouter la suite ?

J’ai répondu oui d’un signe de tête.

J’ai montré mon ventre à ma mère.

— Dans quelques décennies, les enfants de ma fille retrouveront à leur tour des photographies. Et nous aussi, nous aurons l’air d’appartenir à un monde très ancien. Peut-être même plus ancien encore…


Le lendemain matin, Emma, Ephraïm et leurs deux filles partent pour un voyage de presque deux mille kilomètres. C’est la première fois que Myriam prend un train. Elle colle son visage contre la vitre, pendant des heures, le nez et les joues écrasés, elle ne se lasse pas du spectacle, il lui semble que le train invente pour elle des paysages, au fur et à mesure qu’il avance, elle compose des histoires dans sa tête. Elle trouve les gares des villes impressionnantes. À Budapest, elle croit que le train entre dans une cathédrale. Les gares de campagne, au contraire, lui apparaissent comme des maisons de poupées, avec leurs briques rouges ou leurs volets de bois peints dans des couleurs vives. Un matin, au réveil, les forêts de hêtres ont été remplacées par une voie creusée dans la roche, si proche qu’elle menace de s’abattre sur eux. Un peu plus loin, au-dessus d’un pont plongé dans la brume, Myriam dit à sa mère :

— Regarde maman, nous roulons au-dessus des nuages !

Cent fois par jour, Emma demande aux filles de rester sages pour ne pas déranger leurs voisins. Mais Myriam s’échappe dans les couloirs, où il y a mille aventures à vivre, surtout aux heures des repas, quand les secousses du train renversent les assiettes sur les robes des femmes et la bière sur les plastrons des hommes. Myriam se régale, de cette joie vengeresse que ressentent les enfants devant l’infortune des adultes.

Au bout d’une heure, Emma part à la recherche de Myriam. Elle traverse un à un les compartiments où les familles jouent aux cartes et se disputent dans mille langues étrangères. Cette promenade dans les couloirs du train rappelle à Emma ses marches dans Lodz, autrefois, avec ses sœurs et ses parents, au printemps, quand la vie domestique perçait à travers les fenêtres ouvertes.

— Quand vais-je les revoir ? se demande-t-elle.

Emma retrouve Myriam au bout du wagon, grondée par la grosse matriochka qui surveille le samovar. Elle s’excuse et emmène Myriam à la voiture-restaurant où, dans une atmosphère de cantine de caserne, on mange tous les jours le même repas, chou et poisson. Un monsieur y raconte en russe des histoires fantastiques à propos de l’Orient-Express.

— C’est autre chose que cette carcasse ! On y rentre comme dans une boîte à bijoux. Tout rutile ! Et les verres sont en cristal de Baccarat. La presse du monde entier est servie le matin avec des croissants chauds. Les cheminots ont des tenues bleu nuit et or assorties aux couleurs des tapisseries…

Cette nuit-là, Myriam s’endort bercée par le roulis du train, elle rêve qu’elle est à l’intérieur d’un être vivant, un formidable squelette aux veines d’acier. Et puis un matin, c’est la fin du voyage.

Arrivée au port de Constanza, Myriam est très déçue que la mer Noire ne soit pas noire. La famille embarque à bord du paquebot Dacia de la Serviciul maritim român, la compagnie de navigation de l’État roumain qui assure un service de paquebots de luxe rapides sur les lignes desservant Constanza-Haïfa. Emma admire cet élégant bateau entièrement blanc, un vapeur avec deux cheminées fines qui s’élancent vers le ciel comme les bras d’une jeune mariée.

La croisière est très confortable et Emma profite des derniers moments de raffinement européen avant leur arrivée en Terre promise. Le premier soir, ils dînent dans la grande salle de restaurant, d’un excellent menu qui se termine par un dessert de pommes douces confites au miel.

Chapitre 7

Lorsque Emma aperçoit ses beaux-parents, Nachman et Esther, à la sortie du paquebot, elle a une drôle d’impression.

Où sont passés les costumes trois-pièces ? Les colliers de perles ? Les cols en dentelle et les cravates à pois ? Sa belle-mère porte un gilet difforme, quant à Nachman, son pantalon tirebouchonne sur de vieilles chaussures abîmées.

Emma regarde son mari, que s’est-il passé ? Ses beaux-parents ont tellement changé, la vie d’agriculteurs a transformé leurs corps. Ils ont pris du ventre autant que des muscles. Leurs traits sont plus épais et leurs peaux cuites par le soleil se sont creusées de rides.

— Ils ont des têtes d’Indiens, se dit Emma.


Le rire tonitruant de Nachman résonne dans la cuisine, tandis qu’il cherche désespérément la bouteille qu’il a prévue pour leur arrivée à Migdal.

— « Un homme vient de la poussière et dans la poussière il finira », dit-il en prenant Emma par le bras – mais en attendant, il est bon de boire de la vodka ! J’espère que vous n’avez pas oublié mes cornichons !

Le bocal en verre a traversé quatre frontières sans se briser. Emma sort de sa valise les malosol’nyye, qui signifie en russe « légèrement salés ». Ces cornichons baignent dans une eau de saumure, aromatisés aux clous de girofle et au fenouil, ce sont les préférés de Nachman.

— Mon père a bien changé, se dit Ephraïm en l’observant, il s’est épaissi, il est plus doux aussi, il rit volontiers… Le lait vieillit pour devenir du fromage…

Puis il regarde autour de lui la maison de ses parents. Tout ici est rudimentaire.

— Je vais vous faire visiter l’orangeraie ! lance Nachman, fier de lui. Allez ! Venez !

Les petites filles courent vers les canaux qui serpentent, fleuves miniatures à travers les orangers à perte de vue. Sur les murets, elles posent consciencieusement un pied après l’autre, les bras en position de funambule, pour ne pas tomber dans les couloirs d’irrigation.

Les ouvriers agricoles s’étonnent en regardant passer les petites-filles du patron, dont les chaussures pleines de poussière s’abîment entre les allées. À l’heure de la sieste, ils vont se reposer à l’ombre des caroubiers aux troncs larges et tordus, rugueux, dont les fleurs rouge carmin tachent les vêtements – Myriam se souviendra que leurs graines donnaient une farine qui avait le goût du chocolat.

Une fois ramassées, explique Nachman, les oranges sont transportées en charrette dans de grands hangars, où les femmes, assises à même le sol, les enveloppent. Une à une. C’est un long et fastidieux travail. Elles humectent leurs doigts pour y coller avec rapidité un « papier d’agrume », ce papier japonais fin comme une feuille de cigarette.

Ephraïm et Emma ont toujours cette drôle d’impression qui ne les quitte pas depuis leur arrivée. Ils s’attendaient à des bâtiments neufs et rutilants. Mais tout est de bric et de broc. Ils constatent que les affaires ne sont pas aussi bonnes que les parents le racontaient dans leurs lettres. La Palestine n’est pas une terre d’abondance pour les Rabinovitch. La vérité, c’est que Nachman et Esther ont du mal à faire prospérer leur orangeraie.

Ephraïm est arrivé avec des projets dans ses valises. Des plans de machines. Des espoirs de brevets. Il s’était imaginé que son père pourrait financer sur place le développement de ses idées. Malheureusement, les difficultés matérielles de ses parents l’obligent à trouver du travail.

Il est tout de suite engagé à Haïfa, dans une entreprise d’électricité, la Palestine Electric Corporation, grâce à la communauté juive, très soudée.

— Eh oui, maintenant je suis sioniste ! annonce Nachman à son fils, avec une grande fierté.

Nachman va chercher un livre lu, relu et annoté, qu’il tend à Ephraïm.

— La voilà, la véritable révolution.

Le livre s’intitule L’État des Juifs. L’auteur, Théodore Herzl, y pose les fondements de la création d’un État indépendant.

Ephraïm ne lit pas le livre. Il partage son temps entre l’orangeraie de ses parents, où il doit donner un sérieux coup de main, et son travail d’ingénieur à la P.E.C. Il ne lui reste que quelques soirs pour se plonger dans ses travaux personnels. Souvent, il s’endort sur ses plans.

Emma souffre de voir les rêves de son mari brisés dans leur élan. Elle-même cesse de jouer du piano, faute d’instrument. Pour ne pas oublier, elle demande à Nachman de lui fabriquer un clavier avec des chutes de bois. Les petites filles apprennent à jouer en silence sur un piano factice.

Ephraïm et Emma se consolent, en voyant combien Myriam et Noémie sont heureuses dans cette vie au grand air. Elles aiment marcher sous les palmiers en tirant leurs grands-parents par la manche. Myriam va au jardin d’enfants à Haïfa, elle apprend à parler hébreu, Noémie aussi. C’est le mouvement sioniste qui œuvre à la pratique de la langue.


— Tu veux dire que les Juifs ne parlaient pas hébreu, avant, dans leur vie quotidienne ?

— Non. La langue hébraïque était la langue des textes, uniquement.

— Un peu comme si Pascal, au lieu de traduire la Bible en français, avait encouragé les gens à parler latin ?

— Exactement. L’hébreu est donc le troisième alphabet que Myriam apprend à lire et écrire. À l’âge de 6 ans, Myriam sait déjà s’exprimer en russe, en allemand grâce à sa nourrice de Riga, en hébreu, elle connaît quelques rudiments d’arabe… et elle comprend le yiddish. En revanche, elle ne connaît pas un mot de français.


Au mois de décembre, pour Hanoucca, la fête des lumières, les deux sœurs apprennent à fabriquer des bougies avec des oranges, en confectionnant une mèche avec la tige dans l’écorce vidée du fruit. Il faut la remplir d’huile d’olive. Les rites liturgiques scandent l’année des enfants, Hanoucca, Pessah, Souccot, Kippour… Et puis un nouvel événement, un petit frère, leur arrive le 14 décembre 1925. Itzhaak.

Après la naissance de son fils, Emma renoue ouvertement avec la religion. Ephraïm n’a pas la force de s’opposer – il proteste à sa manière, en se rasant le jour de Kippour. Autrefois, sa mère poussait des soupirs quand son fils provoquait Dieu. Mais désormais elle ne lui en fait plus le reproche. Tout le monde se rend compte qu’Ephraïm ne va pas bien, épuisé par la chaleur, par ses allers-retours entre Migdal et Haïfa. Il semble se soustraire à lui-même.

Cinq années de cette vie-là passent. Ce sont des cycles. Un peu plus de quatre ans en Lettonie. Presque cinq ans en Palestine. Contrairement à Riga, où la chute fut aussi rapide que brutale, leur situation à Migdal se dégrade d’année en année, lentement mais sûrement.

— Le 10 janvier 1929, Ephraïm écrit à son grand frère Boris une lettre que je vais te montrer. Une lettre dans laquelle il avoue le désastre que représente l’aventure palestinienne pour leurs parents et pour lui-même. Il se dit « sans un sou et sans perspective en quoi que ce soit, sans savoir où je vais, ce que j’aurai à manger demain, sans savoir non plus comment donner du pain à mes enfants ». Il dit aussi : « L’exploitation de nos parents est criblée de dettes. »


Les Pessahs en Palestine ne ressemblent pas à ceux de Russie. Les couverts d’argent ont laissé place à de vieilles fourchettes aux dents tordues. Ephraïm regarde son père dépoussiérer les Haggadahs qui se salissent d’année en année. Néanmoins il ne peut s’empêcher d’être attendri en voyant ses filles lire tant bien que mal le récit de la sortie d’Égypte, sur des livres trop grands pour leurs petites mains.

Pessah en hébreu, explique Nachman, signifie passer par-dessus. Parce que Dieu passa au-dessus des maisons juives pour les épargner. Mais il signifie aussi un passage, passage de la mer Rouge, passage du peuple hébreu devenu peuple juif, passage de l’hiver au printemps. C’est une renaissance.

Du bout des lèvres, Ephraïm répète les paroles de son père, qu’il connaît par cœur. Il les a entendues tous les ans, les mêmes mots, les mêmes phrases, depuis presque quarante ans.

— Quarante ans bientôt… s’étonne Ephraïm.

Ce soir-là, son esprit lui donne rendez-vous avec le souvenir de sa cousine. Aniouta. Jamais il ne prononce son prénom à voix haute.

Mah Nichtana ? Qu’y a-t-il de changé ? En quoi cette nuit diffère-t-elle des autres nuits ? Nous étions esclaves du Pharaon en Égypte…

Ces questions posées par les enfants font divaguer Ephraïm. Soudain il a peur, peur de mourir dans ce pays sans avoir accompli son destin. Cette nuit-là, il ne parvient pas à dormir. La mélancolie le gagne. Elle devient un paysage mental dans lequel il se promène, parfois des jours entiers. Il a l’impression que sa vie, sa véritable vie, n’a jamais commencé.

Il reçoit des lettres de son frère qui aggravent son mal.

Emmanuel est plus heureux que jamais. Il a déposé un dossier de naturalisation française grâce au soutien de Jean Renoir qui lui a écrit une lettre de recommandation. Il tourne dans ses films et commence à percer. Il habite avec sa fiancée, la peintre Lydia Mandel, au 3 rue Joseph-Bara, dans le 6e arrondissement, entre la rue d’Assas et la rue Notre-Dame-des-Champs, tout près du quartier Montparnasse. En lisant ces lettres, Ephraïm a l’impression d’entendre, au loin, les sons joyeux d’une fête où son frère s’amuse sans lui.

Emma remarque que le comportement d’Ephraïm a changé. Elle interroge la Rebbetzin de la synagogue.

— Ce n’est pas de ta faute si ton mari est troyerik. C’est à cause de l’air de ce pays : il est comme un animal, déplacé sous une latitude qui ne correspond pas à son tempérament. Tu ne pourras rien y faire tant que vous vivrez ici.

— Pour une fois que la femme du rabbin ne dit pas de bêtise, confirme Ephraïm. Elle a raison, je n’aime pas ce pays. L’Europe me manque.

— Très bien, répond Emma. Allons nous installer en France.

Ephraïm prend le visage d’Emma dans ses mains et embrasse vigoureusement ses lèvres. Surprise, elle rit, d’un rire qui n’avait pas résonné dans sa gorge depuis longtemps. Le soir même, Ephraïm se remet à étudier ses plans sur la table de la cuisine. Pour conquérir Paris, il n’arrivera pas les mains vides, mais avec une invention : une machine à boulange qui accélère le processus de levée de la pâte à pain. Paris n’est-elle pas la capitale de la baguette ? Désormais, il ne pense qu’à ses projets. Ephraïm redevient ce brillant ingénieur capable de travailler sur son brevet des nuits entières sans se fatiguer.

Ce jour de juin 1929, Emma cherche ses filles pour leur annoncer la nouvelle. Elle les aperçoit au loin, marchant l’une derrière l’autre, comme deux petites gymnastes en équilibre, sur le muret en terre blanche qui sert à guider l’eau miraculeuse du lac de Tibériade. Emma prend Myriam et Noémie à part, sous le hangar des oranges. Leur odeur brillante de pétrole est si puissante qu’elle imprègne les cheveux des fillettes jusqu’au soir, où leur parfum continue de flotter dans la chambre à coucher.

Emma déplie l’un des papiers d’agrume, avec le dessin d’un bateau rouge et bleu.

— Vous voyez ce bateau qui transporte nos oranges vers l’Europe ? demande Emma à ses filles. Eh bien nous allons le prendre ! Cela va être passionnant de découvrir le monde.

Puis Emma prend une des oranges dans sa main.

— Imaginez que c’est le globe terrestre !

Sous les yeux de ses filles, elle enlève l’écorce par petits bouts, pour dessiner la terre et les océans.

— Vous voyez, nous sommes là. Et… nous allons… aller… là ! En France ! À Paris !

Emma prend un clou qu’elle plante dans la chair de l’orange.

— Regardez, c’est la tour Eiffel !

Myriam écoute sa mère, attentive à ces mots nouveaux : Paris, la France, la tour Eiffel. Mais, sous le discours sémillant, elle comprend.

Il va falloir partir. De nouveau partir. C’est ainsi. Myriam s’est habituée. Elle sait que, pour ne pas souffrir, il suffit de marcher droit devant soi et ne jamais, jamais, se retourner.

La petite Noémie se met à pleurer. Il est terrible pour elle de quitter ses grands-parents, dieux mythiques de ce paradis peuplé d’oliviers et de dattiers, où, dans leurs jambes, elle fait des siestes à l’ombre des grenadiers.


— Tout est prêt papa, dit Ephraïm à son père. Emma passera l’été en Pologne, avant de me rejoindre à Paris. Elle n’a pas vu sa famille depuis longtemps et elle veut leur présenter Itzhaak. Pendant ce temps, je me rendrai en France en éclaireur pour préparer l’arrivée des filles et nous trouver un logement.

Nachman secoue sa barbe de coton, de droite à gauche. Ce départ est une très mauvaise idée.

— Que crois-tu gagner en allant à Paris ?

— La fortune ! Avec ma machine à pain.

— Personne ne voudra de toi.

— Papa… ne dit-on pas « Heureux comme un Juif en France » ? Ce pays a toujours été bon avec nous. Dreyfus ! Le pays entier s’est levé pour défendre un petit Juif inconnu !

— Seulement la moitié d’un pays, mon fils. Pense à l’autre moitié…

— Arrête… dès que j’aurai assez d’argent, je vous ferai venir.

— Non merci. Besser mit un klugn dans gehenem eyder mit un nar dans ganeydn… Mieux vaut être un sage en enfer qu’un imbécile au paradis.

Chapitre 8

Emma et Ephraïm se retrouvent sur le port de Haïfa, à l’endroit même où ils avaient débarqué cinq ans auparavant. Ils ont un enfant de plus et quelques cheveux blancs. Emma a pris des hanches et de la poitrine, Ephraïm est devenu maigre comme une ficelle. Ils ont vieilli et leurs habits sont usés. Qu’importe, ce départ leur donne l’impression d’avoir de nouveau 20 ans.

Ephraïm embarque pour Marseille, d’où il rejoindra Paris. Et Emma pour Constanza, direction la Pologne.

La famille d’Emma s’émerveille devant Itzhaak, le petit garçon qu’ils ne connaissaient pas. Maurice, son grand-père, lui apprend à marcher sur le magnifique perron en pierre de taille où grimpent les lierres. Emma décide que, désormais, on appellera Itzhaak « Jacques » – ça sonne chic et français.


— Il faut que tu saches que tous les personnages de cette histoire ont plusieurs prénoms et plusieurs orthographes. Il m’a fallu du temps pour comprendre, à travers les lettres que je lisais, qu’Ephraïm, Fédia, Fedenka, Fiodor et Théodore étaient… une seule et même personne ! Écoute-moi bien, c’est seulement au bout de dix ans que j’ai réalisé que Borya n’était pas une cousine Rabinovitch. Mais que Borya était Boris ! Bon, ne t’inquiète pas, je vais te faire une liste avec les équivalents, que tu puisses t’y retrouver. Vois-tu, à travers les siècles, les Juifs de Russie ont attrapé quelques caractéristiques de l’âme slave. Ce goût pour les changements de prénoms… et bien sûr, le refus de renoncer à l’amour. L’âme slave.


Cet été-là, l’été 1929, les Wolf reçoivent la visite d’un frère d’Ephraïm, l’oncle Boris. Il arrive de Tchécoslovaquie pour passer quelques jours en Pologne avec ses nièces et sa belle-sœur. Lui aussi avait dû fuir les bolcheviques.

Dans sa jeunesse, l’oncle Boris avait été un vrai Boïvik – un militant. À 14 ans il avait créé dans son lycée un Kruski, un cercle politique. Devenu chef de l’Organisation militaire du PSR, de la 12e armée, vice-président du Comité exécutif des Soviets du Front nord, il fut député au soviet des paysans, élu membre de l’Assemblée constituante, désigné par le PSR.


— Mais soudain, après avoir donné vingt-cinq années de sa vie à la Révolution, après avoir connu l’ivresse des grandes assemblées politiques… il a tout arrêté. Du jour au lendemain. Pour devenir paysan.


Pour Myriam et Noémie, l’oncle Boris est l’éternel oncle Boris. Avec ses drôles de chapeaux de paille et son crâne désormais lisse comme un œuf. Il est devenu fermier, naturaliste, agronome et collectionneur de papillons. Ses voyages lui permettent d’approfondir ses connaissances sur les plantes. Cet oncle tchekhovien est aimé de tout le monde. Les filles font de longues promenades avec lui dans la forêt, elles découvrent le nom latin des fleurs et les propriétés des champignons. Elles apprennent comment imiter le son d’une trompette avec un brin d’herbe coincé entre leurs doigts. Il faut le choisir à la fois large et solide, pour que le son résonne.


— Regarde ces photos, me dit Lélia, elles ont été prises cet été-là. Myriam, Noémie et leurs cousines portent des robes en coton cousues sur le même patron, manches courtes, tissus fleuris et tablier blanc.

— Elles me font penser à celles que Myriam nous fabriquait lorsque nous étions petites.

— Oui, elle vous faisait poser dans ces robes folkloriques, pour prendre des photos exactement comme celle-ci, en rang, de la plus grande à la plus petite.

— Peut-être que Myriam pensait à la Pologne en nous voyant. Je me souviens que parfois, son regard se perdait.

Chapitre 9

Dans le paquebot qui le mène de Haïfa à Marseille, Ephraïm éprouve une sensation étrange. Cela fait dix ans qu’il ne s’est pas retrouvé seul. Seul dans un lit, seul pour lire, seul pour dîner quand bon lui semble. Les premiers jours, il cherche sans cesse autour de lui la présence des enfants, leurs rires et même leurs disputes. Et puis soudain, l’image délicate de sa cousine vient emplir l’espace vide. Elle hante son esprit le temps de la traversée. Sur le pont, fixant son regard sur l’écume des vagues dans le sillon du bateau, il imagine les lettres qu’il pourrait lui écrire… An… Aniouta chérie, Anouchkaïa mon petit Hanneton… je t’écris du paquebot qui m’emmène vers la France…

Arrivé à Paris, Ephraïm retrouve son petit frère Emmanuel qui a obtenu la nationalité française. Il porte un nouveau patronyme au générique des films. Il est désormais Manuel Raaby – et non plus Emmanuel Rabinovitch.

— Tu es complètement idiot, il fallait prendre un nom français ! s’étonne Ephraïm.

— Ah non ! Moi il me faut un nom d’artiste ! Tu peux prononcer Woua-a-baie, à l’américaine.

Ephraïm éclate de rire car son petit frère a l’air de tout sauf d’un Américain.

Emmanuel travaille avec Jean Renoir. Il a fait une brève apparition dans La Petite Marchande d’allumettes puis il joue l’un des rôles principaux de Tire-au-flanc, une comédie antimilitariste tournée en Algérie. Il sera aussi dans La Nuit du carrefour, d’après un Maigret de Simenon.

L’arrivée du cinéma parlant l’oblige à travailler sa diction pour gommer son accent russe. Il prend aussi des leçons d’anglais et se passionne pour Hollywood.

Grâce à ses relations, Emmanuel a repéré une maison pour Ephraïm près des studios cinématographiques de Boulogne-Billancourt. C’est ainsi qu’à la fin de l’été, les cinq Rabinovitch, Ephraïm, Emma, Myriam, Noémie, et celui que désormais on appelle Jacques, emménagent au 11 rue Fessart.

En cette rentrée de septembre 1929, les filles ne vont pas encore à l’école. Un précepteur vient à la maison leur apprendre le français. Elles le maîtrisent plus vite que leurs parents.

Emma donne des leçons de piano aux enfants des beaux quartiers. Cela fait cinq ans qu’elle n’a pas joué sur un vrai instrument. Ephraïm réussit à entrer au conseil d’administration d’une société d’ingénierie automobile, la Société des carburants, lubrifiants et accessoires. Un bon début pour faire des affaires.

Tout va très vite, très bien, comme aux premiers temps de Riga. Deux années passent. Ephraïm envoie une lettre à son père, dans laquelle il se félicite de sa décision.

Le 1er avril 1931, la famille quitte Boulogne et déménage aux portes de Paris, 131 boulevard Brune, près de la porte d’Orléans. L’immeuble, nouvellement bâti, possède le confort moderne, gaz de ville, eau et électricité. Ephraïm est heureux de pouvoir offrir un tel luxe à sa femme et à ses enfants. Il se passionne pour la croisière jaune, une expédition organisée par la famille Citroën entre Beyrouth et la Chine.

— Une famille juive de Hollande qui vendait des citrons avant de faire fortune dans les diamants puis l’automobile… Citrons, Citroën !

Ces destins fascinent Ephraïm, qui veut lui aussi être naturalisé français. Il sait que les démarches seront longues, mais il est résolu à les mener jusqu’au bout.

Ephraïm décide que ses filles iront dans le meilleur établissement de Paris. Au printemps, les Rabinovitch sont accueillis par la directrice du lycée Fénelon, pour une visite du petit collège. Fondé à la fin du XIXe, c’est la première institution laïque « d’excellence » pour jeunes filles.

— Les professeures sont d’une grande exigence avec les élèves, prévient-elle.

Pour des petites étrangères qui ne parlaient pas un mot de français deux ans auparavant, il sera difficile d’y réussir.

— Mais vous ne devez pas vous décourager.

En passant devant la fenêtre extérieure du gymnase, les Rabinovitch aperçoivent les bras et les jambes des jeunes filles tourbillonnant silencieusement dans l’air, comme des papillons de nuit.

Myriam et Noémie sont impressionnées par la salle de dessin, décorée avec des têtes de statues grecques en plâtre.

— On dirait le musée du Louvre, disent-elles à la directrice.

Myriam et Noémie regrettent de ne pas manger à la cantine. Le réfectoire est si beau, avec ses nappes blanches, ses corbeilles à pain en osier, ses petits bouquets de fleurs. Il ressemble à un restaurant.

À Fénelon, la discipline est sévère et la bonne tenue impérative. Blouse beige avec nom et classe brodés au fil rouge, pas de maquillage.

— Interdiction d’être attendue aux abords du lycée par un garçon, même si c’est un frère, annonce sèchement la directrice.

Sous le grand escalier, la statue en bronze d’Œdipe aveugle, guidé par sa fille Antigone, fascine les fillettes.

Quand ils sortent dans la rue, Ephraïm s’accroupit et prend chacune de ses filles par la main :

— Vous devez être les premières de la classe, c’est compris ?


En septembre 1931, les filles font leur rentrée dans les petites classes du lycée Fénelon. Myriam a presque 12 ans et Noémie 8 ans. Sur leur fiche d’inscription, on peut lire : « Palestiniennes d’origine lituanienne, sans nationalité. »

Pour se rendre à Fénelon, Myriam et Noémie prennent le métro tous les matins. Dix stations séparent la porte d’Orléans de la place de l’Odéon, ensuite elles traversent la cour de Rohan qui débouche dans la rue de l’Éperon. L’ensemble du trajet prend une demi-heure sans courir. Elles le font quatre fois par jour : externes, elles doivent rentrer à midi boulevard Brune pour avaler un déjeuner en vingt minutes à peine. La cantine coûte plus cher que les tickets de métro.

Ces trajets quotidiens sont des épreuves pour les fillettes. Elles se tiennent l’une à côté de l’autre comme des soldats vaillants. Myriam est toujours là pour que Noémie ne fasse pas de mauvaise rencontre dans le métro. Noémie est toujours là pour attirer la sympathie des autres enfants dans la cour de récréation. Elles fonctionnent désormais comme le gouvernement d’un petit État dont elles sont les deux reines.


— En 1999, quand j’ai fait mes dossiers pour entrer en khâgne au lycée Fénelon, tu savais que Myriam et sa sœur y avaient été élèves soixante-dix ans auparavant ?

— Pas du tout, figure-toi – je n’en étais pas encore là dans mes recherches. Sinon, je t’en aurais parlé évidemment.

— Tu ne trouves pas cela surprenant ?

— Quoi ?

— À l’époque je rêvais d’entrer au lycée Fénelon, tu te souviens ? J’étais tellement déterminée au moment de préparer mes dossiers. Comme si…


La famille déménage une nouvelle fois en février 1932. Ephraïm a trouvé un appartement plus grand, 78 rue de l’Amiral-Mouchez, au cinquième étage d’un immeuble de brique qui existe toujours. C’est un appartement de quatre pièces avec cuisine, salle de bains, toilettes et entrée, gaz de ville, eau et électricité. Le téléphone est installé : GOB(elins) 22-62. Au rez-de-chaussée, il y a un bureau de poste. L’immeuble jouxte le parc Montsouris, à deux pas de la gare Cité universitaire. Les filles n’ont plus que deux stations pour arriver au lycée, ce qui facilite leur vie quotidienne. Il suffit ensuite de couper par le jardin du Luxembourg, en longeant le manège de chevaux de bois, où l’on ne gagne rien à décrocher les anneaux.

Pour Emma, c’est le cinquième déménagement depuis qu’elle est mère. Chaque fois, c’est une épreuve, il faut tout ranger, tout trier, laver, plier. Elle n’aime pas, quand elle arrive dans une nouvelle maison, dans un nouveau quartier, cette sensation de chercher ses habitudes comme un objet égaré.

Ainsi les mois se succèdent, les filles grandissent et s’affirment. Jacques, le petit dernier, reste ce gros garçon joufflu dans les jupes de sa mère.

L’avenir se dessine avec ses promesses. Myriam a 13 ans, elle s’imagine étudiante à la Sorbonne, une fois qu’elle aura passé son bac. Le soir, elle raconte à sa petite sœur la vie qui les attend. Les bistrots enfumés du Quartier latin, la bibliothèque Sainte-Geneviève. Elles ont intégré l’idée qu’elles devront accomplir le destin inachevé de leur mère.

— Je m’installerai dans une chambre de bonne rue Soufflot.

— Je pourrais venir vivre avec toi ?

— Bien sûr, tu auras ta chambre, juste à côté de la mienne.

Et ces histoires les font frissonner de bonheur.

Chapitre 10

Une élève de Fénelon organise un thé d’anniversaire pour les camarades de sa classe. Toutes les fillettes sont invitées. Toutes, sauf Noémie. Qui rentre à la maison les joues rouges de colère. Ephraïm est encore plus vexé que Noémie qu’elle n’ait pas été invitée à cet anniversaire, organisé par une vieille famille française dans leur hôtel particulier du 16e arrondissement.

— La vraie noblesse est celle du savoir, explique Ephraïm. Nous irons visiter le Louvre pendant que ces demoiselles s’empiffreront de petits gâteaux.

Ephraïm marche avec ses deux filles, furieux, en direction du carrousel. Sur le pont des Arts, un type l’arrête brusquement, en l’attrapant par le bras. Ephraïm est prêt à se fâcher. Mais il reconnaît alors un ami du Parti socialiste révolutionnaire, qu’il n’a pas vu depuis presque quinze ans.

— Je croyais que tu étais parti t’installer en Allemagne au moment des procès ? lui demande Ephraïm.

— Oui, mais je suis parti il y a un mois, pour venir ici avec ma femme et mes enfants. La situation est difficile pour nous là-bas, tu sais.

L’homme évoque un incendie qui a eu lieu les jours précédents et qui a ravagé le siège du Parlement. Les communistes et les Juifs ont été accusés bien évidemment. Puis il évoque les haines antisémites du nouveau parti élu au Reichstag, le Parti national-socialiste des travailleurs.

— Ils veulent exclure les Juifs de la fonction publique ! Mais oui ! Tous les Juifs ! Comment ça, tu n’étais pas au courant ?


Le soir même, il en parle avec Emma.

— Ce type, je m’en souviens, il s’affolait pour tout déjà… tempère Ephraïm pour ne pas l’effrayer.

Mais Emma se montre soucieuse. Ce n’est pas la première fois qu’elle entend dire que Juifs seraient maltraités en Allemagne, plus sérieusement qu’il n’y paraît. Elle voudrait que son mari se renseigne davantage.

Le lendemain, Ephraïm se rend au kiosque à journaux de la gare de l’Est pour y acheter la presse allemande. Il lit les articles, où l’on accuse les Juifs de tous les maux. Et, pour la première fois, il découvre le visage du nouveau chancelier Adolf Hitler. En rentrant chez lui, Ephraïm se rase la moustache.

Chapitre 11

Le 13 juillet 1933 est le jour de la grande distribution des prix au lycée Fénelon. Les professeurs sont réunis autour de madame la directrice, qui trône sur l’estrade décorée de cocardes tricolores. La chorale des élèves entonne La Marseillaise.

Myriam et Noémie se tiennent devant, l’une à côté de l’autre. Noémie a le visage rond de sa mère, mais la finesse des traits de son père. C’est une ravissante petite fille, souriante et espiègle. Le visage de Myriam est plus sévère. Sérieuse, droite, elle est moins demandée dans la cour de récréation. Mais chaque année, elle est élue déléguée par ses camarades.

Madame la directrice annonce les prix d’excellence, les premiers prix, les accessits et les tableaux d’honneur. Dans son discours, elle cite en exemple les sœurs Rabinovitch, qui font un parcours remarquable depuis le premier jour de leur arrivée.

Myriam, qui a bientôt 14 ans, obtient le prix d’excellence de sa classe et rafle les premiers et deuxièmes prix dans toutes les matières, sauf en gymnastique, couture, et dessin. Noémie, qui a 10 ans, est aussi félicitée.

Emma se demande, presque inquiète, si tout cela n’est pas trop beau pour être vrai. Ephraïm, lui, est comblé. Ses filles font désormais partie de l’élite parisienne.

— Fier comme un châtaignier qui montre tous ses fruits aux passants, aurait dit Nachman.

Après la cérémonie, Ephraïm décide que toute la famille rentrera à pied rue de l’Amiral-Mouchez.

La douceur du Luxembourg, en ce 13 juillet, est irrésistible. Dans l’harmonie de ce jardin à la française, où volètent les papillons sous le regard des statues des Reines de France et femmes illustres, les petits enfants chancellent en faisant leurs premiers pas près du bassin aux bateaux en bois. Les familles rentrent paisiblement chez elles, profitant de la beauté des parterres et du murmure des fontaines. On se salue d’un signe de tête, les messieurs soulèvent leurs chapeaux et leurs épouses sourient avec grâce, devant les chaises vert olive qui attendent les fesses des étudiants de la Sorbonne.

Ephraïm tient fermement le bras d’Emma contre lui. Il n’en revient pas d’être l’un des personnages de ce décor si français.

— Il va bientôt falloir nous trouver un nouveau nom, dit-il en regardant loin devant lui avec sérieux.

Cette assurance d’obtenir la nationalité française fait peur à Emma, qui serre fort la petite main de son dernier enfant, comme pour conjurer le sort. Elle repense aux paroles qu’elle a entendues, pendant le discours de la directrice, de certaines mères qui chuchotaient dans leurs dos :

— Que ces gens sont vulgaires, à exulter de fierté pour leurs enfants.

— Ils sont tellement contents d’eux.

— Ils veulent nous écraser en poussant leurs filles à prendre les meilleures places.

Dans la soirée, Ephraïm propose à sa femme et ses filles d’aller danser au bal populaire du quartier pour fêter la prise de la Bastille, comme tout bon Français.

— Les filles ont si bien travaillé, on peut fêter ça, non ?

Devant la bonne humeur de son mari, Emma chasse loin d’elle ses mauvaises pensées.

Myriam, Noémie et Jacques n’ont jamais vu leurs parents danser. C’est avec étonnement qu’ils les regardent s’enlacer dans les flonflons de la fête.


— Ce 13 juillet, Anne, retiens bien cette date, ce 13 juillet 1933 est un jour de fête pour les Rabinovitch, je dirais même, un jour de bonheur parfait.

Chapitre 12

Le lendemain, le 14 juillet 1933, Ephraïm apprend dans la presse que le parti nazi est devenu officiellement l’unique parti en Allemagne. L’article précise que la stérilisation sera imposée aux personnes atteintes d’infirmités physiques et mentales, afin de sauvegarder la pureté de la race germanique. Ephraïm referme le journal, il a décidé que rien ne viendra entraver sa bonne humeur.

Emma et les enfants font leurs valises. Ils passent la fin du mois de juillet à Lodz chez les Wolf. Maurice, le père d’Emma, offre à Jacques son Talit, le grand châle de prière des hommes :

— Ainsi, il portera son grand-père sur son dos le jour où il montera à la Torah, dit Maurice à sa fille, évoquant ainsi la bar-mitsva de son petit-fils.

Ce cadeau désigne Jacques comme l’héritier spirituel de son grand-père. Emma, émue, prend le châle ancestral, râpé par le temps. Et malgré tout, au moment de le ranger dans sa valise, elle sent au bout de ses doigts que ce cadeau pourrait empoisonner son couple.

En août, Emma et les enfants passent une quinzaine de jours dans la ferme expérimentale de l’oncle Boris en Tchécoslovaquie, pendant qu’Ephraïm, lui, reste à Paris, profiter du calme de l’appartement pour mettre au point sa machine à boulange.

Ces vacances marquent les enfants Rabinovitch d’un bonheur profond. « Je regrette la Pologne, écrit Noémie quelques jours après son retour à Paris. Comme on y était bien ! Il me semble que je sens les roses de chez oncle Boris. Ah, oui ! Je regrette bien la Tchéco, la maison, le jardin, les poules, les champs, le ciel bleu, les promenades, le pays. »

L’année suivante, Myriam est présentée au concours général d’espagnol. C’est la sixième langue qu’elle maîtrise. Elle s’intéresse à la philosophie. Noémie, elle, se passionne pour les Lettres. Elle écrit des poèmes dans son journal intime et rédige des petites nouvelles. Elle obtient le premier prix de langue française et de géographie. Sa professeure, Mlle Lenoir, note qu’elle a « de grandes qualités littéraires » et l’encourage à écrire.

— Être publiée, un jour, songe Noémie en fermant les yeux.

L’adolescente porte désormais ses longs cheveux noirs en nattes, posées en couronne sur sa tête, à la façon des jeunes intellectuelles de la Sorbonne. Elle admire Irène Némirovsky qui s’est fait connaître avec son roman David Golder.

— J’ai entendu dire qu’elle donne une mauvaise image des Juifs, s’inquiète Ephraïm.

— Pas du tout papa… tu ne la connais même pas.

— Tu ferais mieux de lire les prix Goncourt et surtout les romanciers français.

Le 1er octobre 1935, Ephraïm dépose les statuts de sa société, la SIRE, Société industrielle de radio-électricité, sise au 10-12, rue Brillat-Savarin dans le 13e arrondissement. Au tribunal de commerce de Paris où elle est enregistrée, le formulaire indique qu’Ephraïm est « palestinien ». La SIRE est une société à responsabilité limitée, de 25 000 francs de capital, constituée en 250 parts de 100 francs chacune. Ephraïm en possède la moitié, l’autre moitié est partagée avec deux autres associés – Marc Bologouski et Osjasz Komorn, tous deux polonais. Osjasz appartient comme lui au conseil d’administration de la Société des carburants, lubrifiants et accessoires sise au 56 rue du Faubourg Saint-Honoré. La société est fichée au service du contre-espionnage.


— Maman, attends. Attends, dis-je en ouvrant la fenêtre de la pièce enfumée. Tu n’es pas obligée d’entrer dans chaque détail, de me donner chaque adresse.

— Tout est important. Ces détails sont ceux qui m’ont permis de reconstituer peu à peu le destin des Rabinovitch, et je te rappelle que je suis partie de rien, me répond Lélia en allumant une cigarette avec le mégot de la précédente.


Jacques, qui a presque 10 ans, rentre de l’école bouleversé. Il s’enferme dans sa chambre et ne veut parler à personne. À cause d’une phrase, prononcée par un de ses camarades dans la cour de récréation :

— Tirez l’oreille à un Juif et tous entendront mal.

Sur le moment, il n’a pas compris ce que cela voulait dire. Puis un élève de sa classe l’a poursuivi pour lui tirer les oreilles. Et quelques garçons se sont lancés à sa poursuite.

Ces histoires ne plaisent pas du tout à Ephraïm, qui commence à s’agacer.

— Tout cela, dit-il à ses filles, c’est à cause des Juifs allemands qui débarquent à Paris. Les Français se sentent envahis. Si, si, je vous le dis.

Les filles se lient d’amitié avec Colette Grés, une élève de Fénelon dont le père vient de mourir brutalement. Ephraïm est satisfait que ses filles soient amies avec une goy. D’ailleurs il demande à Emma de prendre exemple sur elles.

— Il faut faire des efforts pour notre dossier de naturalisation, lui dit-il. Évite de fréquenter trop de Juifs…

— Alors j’arrête de dormir dans ton lit ! répond-elle.

Cela fait rire les filles. Pas Ephraïm.

Leur amie Colette habite avec sa mère rue Hautefeuille, à l’angle de la rue des Écoles, au deuxième étage d’un immeuble avec cour pavée et tourelle médiévale. Noémie et Myriam passent de longues après-midis dans cette étrange pièce ronde, au milieu des livres. C’est là qu’elles continuent à rêver de leur avenir. Noémie sera écrivain. Et Myriam, professeure de philosophie.

Chapitre 13

Ephraïm suit de près l’ascension de Léon Blum. Les adversaires politiques, ainsi que la presse de droite, se répandent. On traite Blum de « vil laquais des banquiers de Londres », « ami de Rothschild et d’autres banquiers de toute évidence juifs ». « C’est un homme à fusiller, écrit Charles Maurras, mais dans le dos. » Cet article a des conséquences.

Le 13 février 1936, Léon Blum est attaqué boulevard Saint-Germain, par des membres de l’Action française et des Camelots du roi, qui, l’ayant reconnu, le blessent à la nuque et à la jambe. Ils le menacent de mort.

À Dijon, des vitrines sont vandalisées et plusieurs commerçants reçoivent dans la même semaine cette lettre anonyme : « Tu appartiens à une RACE qui veut ruiner la France et faire la RÉVOLUTION dans notre pays qui n’est pas le tien, puisque tu es juif et que les Juifs n’ont pas de patrie. »

Quelques mois plus tard, Ephraïm se procure le pamphlet de Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre. Il veut comprendre ce que lisent les Français – plus de 75 000 exemplaires se sont vendus en seulement quelques semaines.

Le livre en main, il s’installe dans un café. Et comme un vrai Parisien, il commande un verre de bordeaux – lui qui ne boit jamais d’alcool. Il commence sa lecture. « Un Juif est composé de 85 % de culot et de 15 % de vide… Les Juifs, eux, n’ont pas honte du tout de leur race juive, tout au contraire, nom de Dieu ! Leur religion, leur bagout, leur raison d’être, leur tyrannie, tout l’arsenal des fantastiques privilèges juifs… » Ephraïm fait une pause, la gorge nouée, il termine son verre de vin et en commande un autre. « Je ne sais plus quel empoté de petit youtre (j’ai oublié son nom, mais c’était un nom youtre) s’est donné le mal, pendant cinq ou six numéros d’une publication dite médicale (en réalité chiots de Juifs), de venir chier sur mes ouvrages et mes “grossièretés” au nom de la psychiatrie. » Ephraïm suffoque en pensant au nombre de gens qui achètent cette logorrhée délirante. Il sort dans la rue, chancelant, la nausée au fond de la gorge. Il remonte à pied le boulevard Saint-Michel, longe péniblement les grilles du Luxembourg. Et, ce faisant, il se remémore ce passage de la Bible, qui l’effrayait enfant :

« Dieu dit à Abraham : sache bien que tes descendants seront pour toujours des étrangers sur une terre qui n’est pas la leur. On les asservira et on les fera souffrir pendant quatre cents ans. »

Chapitre 14

Myriam quitte le lycée avec le bachot en poche et le prix de l’Association des anciennes élèves de Fénelon, attribué chaque année « à l’élève idéale, inestimable au point de vue moral, intellectuel et artistique ».

Noémie passe dans la classe supérieure avec les félicitations de ses professeures. Jacques, au collège Henri IV, a des résultats moins brillants que ses deux sœurs, mais il se débrouille très bien en gymnastique. En décembre, il entre dans sa quatorzième année, l’âge de la bar-mitsvah. C’est la cérémonie la plus importante dans la vie d’un Juif, le passage à l’âge adulte, l’entrée dans la communauté des hommes. Mais Ephraïm ne veut pas en entendre parler.

— Je dépose un dossier pour obtenir la nationalité française ! Et tu veux te lancer dans des rites folkloriques ? Mais tu es tombée sur la tête ? demande-t-il à sa femme.

La question de la bar-mitsvah de Jacques provoque une fissure dans le couple. C’est le plus profond désaccord qu’ils aient connu depuis le début de leur mariage. Emma doit se résoudre à ne jamais voir son fils faire miniane, les épaules couvertes du Talit que son grand-père lui a offert. Sa déception est profonde.

Jacques ne comprend pas bien ce qui se passe, il ne connaît rien à la liturgie juive, mais il sent au fond de lui que son père lui refuse quelque chose, sans pouvoir expliquer exactement quoi.

Jacques fête ses 13 ans le 14 décembre 1938. Sans aller à la synagogue. Au deuxième trimestre, ses notes chutent. Il devient le dernier de sa classe et à la maison, il se réfugie dans les jupes de sa mère comme un enfant. Au printemps, Emma commence à s’inquiéter.

— Jacques ne grandit plus, remarque-t-elle. Sa croissance s’est arrêtée.

— Ça passera, répond Ephraïm.

Chapitre 15

Ephraïm est concentré sur sa demande de naturalisation, pour lui et sa famille. Il dépose un dossier auprès des autorités compétentes, en se recommandant de l’écrivain Joseph Kessel qui écrit une lettre. L’avis du commissaire de police est favorable : « Bien assimilé, parlant couramment la langue. Bons renseignements… »

— Nous serons bientôt français, promet-il à Emma.

Sur les papiers remplis par l’administration, ils sont pour le moment déclarés « Palestiniens d’origine russe ».

Ephraïm est confiant, mais néanmoins, il faut compter plusieurs semaines avant d’avoir la réponse officielle. En attendant, il s’est déjà choisi un nouveau patronyme. Un nom qui sonne comme celui d’un héros de roman du XIXe : Eugène Rivoche. Il fait parfois claquer ce nom entre ses lèvres en se regardant dans le miroir de la salle de bains.

— Eugène Rivoche. Que c’est élégant, tu ne trouves pas ? demande-t-il à Myriam.

— … mais comment tu l’as choisi ?

— Eh bien je vais te répondre… est-ce que tu as lu, quelque part, dans un livre de généalogie par exemple, qu’on était cousins des Rothschild ?

— Non papa, répond Myriam en rigolant.

— Il fallait donc que je trouve un nom à partir de mes initiales : pour ne pas être obligé de faire refaire toutes mes chemises et mes mouchoirs !

Ephraïm sent que les portes de Paris vont bientôt s’ouvrir devant lui. Il se démène pour essayer de faire connaître son invention, sa machine pour la boulange. Il a déposé en Allemagne et en France un brevet auprès du ministère du Commerce et de l’Industrie sous les deux noms, Ephraïm Rabinovitch et Eugène Rivoche. Il s’en explique à Jacques :

— Tu verras mon fils que, dans la vie, il faut savoir anticiper. Retiens ça. Avoir un coup d’avance est plus utile que d’avoir du génie.


— Au début, me dit Lélia, je ne comprenais pas pourquoi je trouvais dans les archives deux brevets identiques, aux mêmes dates, mais avec des noms différents. C’était tellement mystérieux. Il m’en aura fallu du temps pour comprendre que les deux noms recouvraient en réalité une seule et même personne.


Ephraïm Rabinovitch, alias Eugène Rivoche, a donc inventé une machine qui réduit le temps nécessaire à la fabrication du pain. Elle permet d’accélérer le processus de fermentation de la pâte. Et de gagner deux heures sur chaque fournée, ce qui est énorme dans la journée d’un boulanger !

Assez vite, la machine d’Ephraïm intéresse. Paraît dans le Daily Mail un grand article sur l’invention d’Ephraïm-Eugène, intitulé « A Major Discovery », que je te ferai lire. On y apprend que des expériences sont menées près de Noisiel, à l’initiative de l’industriel et sénateur de Seine-et-Marne Gaston Menier – oui, le Menier des chocolats Menier – pour montrer les performances de la machine. Ephraïm rêve d’un succès fulgurant, comme celui que connaît Jean Mantelet, qui vient d’inventer le presse-purée avec son premier ustensile. Le Moulinex.

En attendant que son brevet pour la pâte à pain fasse des émules, Ephraïm-Eugène se lance dans de nouvelles aventures savantes – des recherches sur la désagrégation mécanique du son. Ephraïm veut fabriquer des bobines pour les postes à galène. Il achète un lot de trente radios, qui envahissent l’appartement. Les filles apprennent avec lui à les monter et à les démonter, elles trouvent cela très amusant.

Quelques semaines plus tard, la demande de naturalisation de la famille Rabinovitch est refusée. Ephraïm est ébranlé, des douleurs l’assaillent, tout le long de l’œsophage et en arrière du sternum. Il tente de comprendre d’où vient ce refus. On lui conseille de redéposer un dossier plus complet dans six mois.

Désormais, Ephraïm voit des agents de l’administration cachés derrière chaque réverbère parisien – prêts à mettre en doute sa parfaite « assimilation ». Il fuit tout ce qui peut évoquer ses origines étrangères. Avant, il avait honte de prononcer son nom. Maintenant, il évite de le faire. Dans la rue, s’il entend parler russe, yiddish ou même allemand, il change de trottoir. Emma n’a plus le droit de se rendre rue des Rosiers pour faire son marché. Ephraïm travaille à faire disparaître son accent russe pour parler comme ses enfants – « pointu ».

Le seul Juif qu’Ephraïm fréquente, c’est son frère.

— J’ai de plus en plus de mal à obtenir des rôles, lui explique Emmanuel. Il y a trop de Juifs, dans le cinéma, entend-on dire çà et là. Je ne sais pas ce que je vais devenir.

Ephraïm repense aux paroles de son père, vingt ans plus tôt :

— Mes enfants, ça pue la merde.

Alors, il décide d’agir. Il achète une maison de campagne, pour s’éloigner de Paris. Il trouve une ferme, dans l’Eure, près d’Évreux, surnommée Le Petit Chemin, dans un hameau appelé Les Forges. C’est une belle bâtisse, avec son toit en ardoise, son cellier, son vieux puits, sa grange et sa mare sur un terrain d’un peu plus de 25 ares.

— Faisons-nous un peu discrets si vous voulez bien, demande Ephraïm à sa femme et ses enfants quand ils arrivent au village.

— Se faire discrets, papa ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Cela veut dire, ne pas clamer sur tous les toits qu’on est juifs ! dit-il avec son accent russe qui, plus que tous les autres membres de la famille, trahit immédiatement ses origines.

Mais cet été 1938, un vent de Yiddishkeit va souffler sur leur maison de l’Eure. Car le vieux Nachman arrive de Palestine pour passer les vacances avec ses petits-enfants.

— Il n’a pas l’air juif, soupire Ephraïm en voyant son père débarquer en Normandie. Il a l’air de cent Juifs.

Chapitre 16

Devant l’état du jardin, le vieux Nachman secoue sa longue barbe blanche. Il faut tout reprendre en main, créer un potager, remettre le puits en état de fonctionner, transformer la petite grange en poulailler. Il faut planter des fleurs aussi, pour sa belle-fille Emma qui aime les beaux bouquets. Cette dernière lui conseille plutôt de se reposer et d’arrêter de s’agiter dans tous les sens.

Kolzman es rirt zikh an aiver, klert men nit fun kaiver. Tant qu’un membre remue, on ne pense pas à la tombe, répond-il.

Manches retroussées, Nachman se met à bêcher la terre de Normandie.

— C’est du beurre comparé à la terre de Migdal ! dit-il en riant.

Les mains de Nachman semblent insuffler la vie aux plantes. Du haut de ses 84 ans, il est le plus vaillant de la famille, frais comme un œil, il donne des ordres auxquels tout le monde obéit avec joie. Surtout Jacques, qui fait la rencontre de ce grand-père. Sans jamais se plaindre, Jacques pousse des brouettes remplies de gravats, retourne la terre, plante des graines et cloue des planches, du matin au soir. À l’heure du déjeuner le vieil homme et l’adolescent restent dans le jardin, pour casser la croûte sur leur chantier comme deux ouvriers agricoles.

— On a à faire, expliquent-ils à Emma qui leur propose de déjeuner plus confortablement dans la cuisine.

Jacques découvre l’irrésistible accent de son grand-père, sa façon de parler en ratissant le fond du palais jusqu’au larynx. Il découvre aussi le yiddish, cette langue aux mots sucrés qui roulent dans la gorge de Nachman comme des bonbons. Jacques aime ces yeux bleu-gris qui brillent comme deux billes de verre, leur teinte est pâle, d’une couleur mélancolique et lointaine, lavée par le soleil de Migdal. Le petit-fils tombe sous le charme de ce grand-père de Palestine. Esther, elle, n’est pas venue, elle ne supporte plus les longs voyages, à cause de ses rhumatismes.


Emma observe, ravie, le corps frêle et nerveux du garçon qui s’agite autour de la stature massive et lente du vieil homme. Parfois Nachman se fige sur place, son cœur s’affole, il pose la main sur sa poitrine. Alors Jacques accourt, de peur que son grand-père ne tombe au milieu des outils. Mais Nachman reprend ses esprits et lève les yeux au ciel en secouant la tête :

— Ne t’inquiète pas comme ça mon grand… je compte bien rester en vie !

Puis il ajoute, en lui faisant un clin d’œil :

— Ne serait-ce que par curiosité.

Pendant ce temps, Myriam, inscrite en philosophie, lit les ouvrages au programme. Noémie a commencé l’écriture d’un roman et d’une pièce de théâtre. Elles travaillent côte à côte, sur des chaises longues, chapeau de paille sur la tête, en attendant l’arrivée de leur amie Colette, qui passe ses vacances à quelques kilomètres seulement, dans une maison que son père avait achetée peu de temps avant sa mort.

Quand elles ont bien travaillé, elles partent toutes les trois à vélo, en vadrouille dans la forêt, puis elles reviennent le soir pour dîner avec la famille autour de la table. L’atmosphère est joyeuse. L’oncle Emmanuel vient leur rendre visite – il s’est séparé de la peintre Lydia Mandel pour vivre avec Natalia, une vendeuse au « Toutmain », 26 avenue des Champs-Élysées, originaire de Riga. Ils ont déménagé 35 rue de l’Espérance, dans le 13e arrondissement.

— Regarde comme la vie est douce, quand tu arrêtes de t’inquiéter pour tout, dit Emma à son mari en allumant une bougie.

Ephraïm accepte que tous les vendredis, Emma prépare quelques hallots, le pain tressé de shabbat, pour faire plaisir à Nachman.

— Tu es triste que ton fils ne croie pas en Dieu ? demande Jacques à son grand-père.

— Autrefois oui, j’étais triste. Mais aujourd’hui, je me dis que l’important est que Dieu croit en ton père.

Emma constate que Jacques prend chaque jour un centimètre. On le surnomme Jack and the Beanstalk. Il faut lui tailler de nouveaux pantalons et en attendant, il met les vêtements de son père. Sa voix change et des poils follets apparaissent sur ses joues. Lui qui ne s’était jamais intéressé à rien, en dehors du football et des billes, découvre que ses parents ont été jeunes, qu’ils ont vécu dans plusieurs pays, en Russie, en Pologne, en Lettonie, en Palestine. Il pose des questions sur sa famille, veut connaître le prénom de ses cousins aux quatre coins de l’Europe. Il boit du vin, dont il n’aime pas le goût, mais pour faire comme les adultes.

— Comment tu as réussi à faire grandir notre fils si vite ? demande Emma à son beau-père.

— C’est une très bonne question à laquelle je vais te donner une très bonne réponse. Les sages disent qu’il faut éduquer un enfant en tenant compte de son caractère. Or Jacques a un caractère bien différent de celui de ses sœurs, il n’aime pas les règles scolaires, il n’aime pas apprendre pour apprendre, c’est un garçon qui a besoin de comprendre l’intérêt immédiat de ce qu’il est en train de faire. C’est ce que les Anglais appellent un late bloomer. Tu verras. Ton fils sera un bâtisseur. Plus tard, tu pourras être fière de lui.

Ce soir-là, les adultes racontent de vieilles histoires tout en sirotant un verre de sliwowitz rapportée de Palestine. Emma se fait la réflexion : Nachman n’ose jamais parler de la famille Gavronsky. Cela fait vingt ans. Vingt ans que son beau-père évite le sujet devant elle. Alors Emma, dans un mélange d’orgueil, d’ivresse et de provocation, prend son air le plus détaché pour demander :

— Et vous avez des nouvelles d’Anna Gavronsky ?

Nachman se racle la gorge et jette un coup d’œil furtif à son fils.

— Oui, oui, répond-il un peu gêné. Aniouta vit désormais à Berlin avec son mari et leur fils unique. Elle a failli mourir en couches, le bébé était trop gros. Je crois qu’elle n’a malheureusement pas eu le droit d’avoir d’autres enfants après ça. À un moment donné, ils avaient le projet de partir tous les trois aux États-Unis, mais je ne sais pas où cela en est.

À ces mots, Ephraïm ne peut imaginer ce qu’il aurait ressenti si on lui avait annoncé la mort d’Aniouta. Cette pensée fait trembler tout son corps. Il est si bouleversé qu’au moment de se mettre au lit, il ne peut cacher son trouble :

— Pourquoi as-tu posé cette question à mon père ?

— J’ai trouvé que c’était humiliant. Ton père évite le sujet, comme si elle était encore une rivale.

— C’était une erreur, dit Ephraïm.

Oui c’était une erreur, songe Emma en elle-même.

Ephraïm se laisse envahir par le souvenir de sa cousine, durant tout le mois d’août, Aniouta apparaît dans la chaleur de ses siestes. Il revoit la grâce de sa taille, si fine qu’il pouvait l’attraper avec ses deux mains et toucher ses doigts de chaque côté, en un tour complet. Il l’imagine nue et offerte à lui.


À la fin de l’été, la famille se prépare pour rentrer à Paris après deux mois de vacances, il faut fermer la maison. Grâce à Jacques et Nachman, le jardin est devenu une vraie petite ferme agricole. Jacques annonce à son grand-père son désir de devenir ingénieur agronome.

Shein vi di zibben velten ! Magnifique comme les sept mondes ! le félicite Nachman. Tu viendras travailler avec moi à Migdal !

— Nachman, dit Emma, restez encore quelques semaines avec nous. Vous pourrez profiter de Paris, la ville est si belle en septembre.

Mais le vieil homme refuse :

Un gast iz vi regen az er doi’ert tsu lang, vert er a last. Un invité est comme la pluie, quand il s’attarde, il devient une nuisance. Je vous aime mes enfants, mais je dois aller mourir en Palestine, sans témoins. Oui, oui, comme un vieil animal.

— Arrête papa, dit Ephraïm, tu ne vas pas mourir…

— Tu vois Emma, ton mari est comme tous les hommes ! Il sait qu’il va mourir et pourtant il ne veut pas le croire… Vous savez quoi ? L’année prochaine, vous passerez voir ma tombe. Et vous en profiterez pour vous installer à Migdal. Parce que la France…

Nachman ne termine pas sa phrase et balaye l’air avec sa main, comme s’il chassait devant son visage des mouches invisibles.

Chapitre 17

En septembre 1938, les enfants Rabinovitch font leur rentrée des classes. Myriam est en philosophie à la Sorbonne, Noémie passe la première partie de son bachot à Fénelon et s’inscrit à la Croix-Rouge, Jacques est en quatrième au collège Henri IV.

Ephraïm essaye de faire avancer son dossier de naturalisation – mais il a l’impression désormais qu’à chaque rendez-vous avec l’administration, il fait un pas en arrière. Il y a toujours un nouveau problème, un papier qui manque, un détail à éclaircir. Ephraïm rentre sombre de ses audiences et pose son chapeau dans l’entrée de l’appartement en agitant la tête de gauche à droite. Il repense à cette expression de son père :

— Une foule de gens. Et pas une seule vraie personne parmi eux.

Au début du mois de novembre, il s’inquiète sérieusement devant l’arrivée de réfugiés venus d’Allemagne. Des événements terribles ont précipité les Juifs hors du pays, du jour au lendemain. Certains sont partis en prenant ce qu’ils pouvaient dans une valise, laissant tout derrière eux. Ephraïm soupire et ne veut même pas en entendre parler.

— Parce que je sais déjà l’essentiel : tous ces Juifs qui débarquent en France, ça ne va pas arranger mes affaires…

Quelques jours plus tard, Emma rentre à la maison avec une drôle de nouvelle.

— J’ai rencontré ta cousine Anna Gavronsky, elle est à Paris avec son fils. Ils ont fui Berlin, son mari a été arrêté par la police allemande.

Ephraïm est si surpris qu’il reste silencieux, fixant le broc d’eau posé sur la table, les yeux dans le vague.

— Où l’as-tu vue ? finit-il par demander.

— Elle te cherchait mais elle avait perdu ton adresse, alors elle s’est rendue dans plusieurs synagogues et elle est tombée… sur moi.

Ephraïm ne relève pas le fait que sa femme fréquente encore les lieux de culte malgré ses recommandations.

— Vous vous êtes parlé ? demande fébrilement Ephraïm.

— Oui. Je lui ai proposé de venir dîner à la maison avec son fils. Mais elle a refusé.

Ephraïm ressent une contraction dans la poitrine, comme si quelqu’un appuyait très fort.

— Pourquoi ? demande Ephraïm.

— Elle a dit qu’elle ne pouvait pas accepter l’invitation, puisqu’elle ne pourrait pas la rendre.

Ephraïm reconnaît Aniouta à cette réponse, il rit d’un rire nerveux.

— Même au milieu du chaos, il faut qu’elle pense à la bienséance. C’est bien une Gavronsky…

— Je lui ai répondu que nous étions de la famille et que nous ne pensions pas comme ça.

— Tu as bien fait, répond Ephraïm en se levant de sa chaise – qu’il fait tomber par terre dans sa brusquerie.

Emma a encore quelque chose d’important à lui dire. Elle froisse nerveusement un morceau de papier dans sa poche, qu’Aniouta lui a donné, avec l’adresse de l’hôtel où elle s’est installée avec son fils. Emma hésite à donner ce message à son mari. La cousine est encore belle, son corps n’a pas été abîmé par sa grossesse. Son visage s’est certes un peu creusé et sa poitrine est moins généreuse qu’autrefois, mais elle est encore très désirable.

— Elle aimerait que tu ailles la voir, finit par dire Emma, en tendant le morceau de papier.

Ephraïm reconnaît tout de suite l’écriture délicate, ronde et appliquée de sa cousine. Cette vision le bouleverse.

— Que crois-tu que je doive faire ? demande Ephraïm à Emma, en mettant ses mains au fond de ses poches, pour ne pas lui montrer qu’elles tremblent.

Emma regarde son mari dans les yeux :

— Je pense que tu devrais aller la voir.

— Maintenant ? demande Ephraïm.

— Oui. Elle dit qu’elle veut quitter Paris le plus vite possible.

Aussitôt, Ephraïm attrape son manteau et met son chapeau sur la tête. Il sent son corps se tendre, son sang le fouetter, comme dans sa jeunesse. Il traverse Paris, la Seine, comme s’il flottait au-dessus du sol, ses pensées entremêlées s’échappent de sa tête, ses jambes retrouvent leur musculature d’autrefois, il marche à toute allure vers le nord de la ville. Il comprend qu’il attendait ce moment, qu’il l’espérait et le redoutait en même temps, depuis si longtemps. La dernière fois qu’il a vu Aniouta, c’était pour lui annoncer officiellement son mariage avec Emma, l’année 1918. Il y a vingt ans quasiment jour pour jour. Aniouta avait feint la surprise, mais elle était déjà au courant des projets de son cousin. Au début, elle avait un peu pleuré devant lui. Aniouta avait la larme facile mais Ephraïm en avait été bouleversé.

— Un mot de toi et j’annule le mariage.

— Oh toi ! avait-elle répondu, passant des larmes au rire. Que tu es dramatique ! C’est idiot mais tu me fais rire… allez, allez, nous resterons toujours cousins.

C’était un mauvais souvenir pour Ephraïm. Un très mauvais souvenir.


L’hôtel d’Aniouta, caché derrière la gare de l’Est, tombe quasiment en ruine.

Drôle d’endroit pour une Gavronsky, se dit Ephraïm en observant l’état du tapis, aussi fatigué que la bonne femme derrière le comptoir de l’accueil.

Planquée derrière sa vitrine, la femme cherche dans le registre, mais ne trouve pas la cousine parmi les clients de l’hôtel.

— Vous êtes sûr que c’est ça le nom ?

— Excusez-moi, c’est son nom de jeune fille que je vous ai donné…

Ephraïm se rend compte qu’il est incapable de se souvenir du nom de son mari. Il l’avait su pourtant, mais il l’a oublié.

— Essayez Goldberg, non, Glasberg ! À moins que ce soit Grinberg…

Sa nervosité l’empêche de réfléchir, c’est alors qu’il entend le grelot de la porte d’entrée de l’hôtel. Il se retourne et voit Aniouta faire son apparition dans un manteau de fourrure tacheté et une toque en panthère des neiges. L’air froid a rougi ses joues et tendu la peau de son visage, lui donnant cet air fier de princesse russe qui rend les hommes fous. Elle tient quelques paquets joliment emballés dans sa main.

— Ah tu es déjà là, dit-elle, comme s’ils s’étaient vus la veille. Attends-moi au salon, je vais poser mes affaires dans ma chambre.

Ephraïm reste pantelant, silencieux, face à cette vision presque surnaturelle, tant il lui semble qu’Aniouta n’a pas changé depuis vingt ans.

— Commande-moi un chocolat chaud, tu seras un ange. Excuse-moi mais je ne m’attendais pas à te voir arriver si vite, lui dit-elle dans un français adorable.

Ephraïm se demande si cette phrase est un reproche. Il doit bien reconnaître qu’il a accouru comme un chien au retour de son maître.


— Un matin, nous nous sommes réveillés avec mon mari, explique Aniouta en buvant son chocolat par petites lapées, et toutes les vitrines des commerçants Jude dans la rue à côté de chez nous étaient cassées. Il y avait du verre partout sur le trottoir, tout le quartier brillait comme du cristal. Tu ne peux pas imaginer, je n’avais jamais vu ça de ma vie. Ensuite nous avons reçu un coup de téléphone qui nous a appris qu’un ami de mon mari avait été assassiné, devant sa femme et ses enfants, chez lui, au milieu de la nuit. Quand nous avons raccroché, des policiers ont sonné à la maison pour emmener mon mari. Juste avant de partir, il m’a fait promettre de quitter Berlin avec notre fils, sur-le-champ.

— Il a bien fait, répond Ephraïm, dont les jambes tapent nerveusement le bord de sa chaise.

— Tu te rends compte ? Je n’ai même pas rangé mes affaires. Je suis partie, le lit défait. Avec une seule valise. Dans la précipitation la plus terrifiante.

Son sang bat si fort dans ses tempes, qu’Ephraïm a du mal à se concentrer sur les propos de sa cousine. Aniouta a exactement le même âge qu’Emma, 46 ans, mais elle a l’air d’une jeune fille. Ephraïm se demande comment une telle chose est possible.

— Je descends à Marseille dès que possible, d’où nous embarquerons pour New York.

— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? demande Ephraïm. Tu as besoin d’argent ?

— Non, tu es un ange. J’ai pris tout l’argent que mon mari avait préparé, pour que mon fils David et moi puissions tout de suite nous installer aux États-Unis. On ne sait pas pour combien de temps d’ailleurs…

— Alors dis-moi, en quoi puis-je t’être utile ?

Aniouta met sa main sur l’avant-bras d’Ephraïm. Ce geste le trouble tant qu’il a du mal à se concentrer sur les paroles de sa cousine.

— Mon Fédia chéri, il faut que tu partes toi aussi.

Ephraïm reste silencieux quelques secondes, ne pouvant détacher ses yeux de la petite main d’Aniouta, posée sur la manche de sa veste. Ses ongles de nacre rose l’émoustillent. Il s’imagine sur un paquebot de luxe avec Aniouta, accompagné de David, qu’il considérera comme un nouveau fils. Il sent l’air marin et la sirène du bateau revigorer ses sens. Cette vision frappe son esprit si fort, qu’elle fait gonfler la veine de son cou.

— Tu veux que je parte avec toi ? demande Ephraïm.

Aniouta regarde son cousin en fronçant les sourcils. Puis elle éclate de rire. Ses petites dents brillent.

— Mais non ! dit Aniouta. Oh, tu me fais rire ! Je ne sais pas comment tu réussis une chose pareille ! Avec ce que nous vivons. Non mais soyons sérieux… Écoute-moi. Vous devez partir le plus vite possible avec ta femme. Tes enfants. Régler vos affaires, vendre vos biens. Tout ce que vous avez, changez-le en or. Et prenez des billets de bateau pour l’Amérique.

Le rire d’Aniouta, sifflant comme celui d’un petit oiseau, sonne aux oreilles d’Ephraïm d’une façon insupportable.

— Écoute-moi, ajoute Aniouta en secouant le bras de son cousin. C’est important ce que j’ai à te dire. Je t’ai contacté pour t’avertir, pour que tu saches. Ils ne veulent pas seulement qu’on quitte l’Allemagne. Il ne s’agit pas de nous mettre à la porte : mais de nous détruire ! Si Adolf Hitler réussit à conquérir l’Europe, nous ne serons plus en sécurité nulle part. Nulle part Ephraïm ! Tu m’entends ?

Mais Ephraïm n’entend plus que ce rire pointu, méchamment attendri, le même aujourd’hui qu’il y a vingt ans, quand il lui avait proposé d’annuler son mariage pour elle. Maintenant il n’a qu’une seule envie, quitter cette femme, prétentieuse comme tous les Gavronsky du reste.

— Tu as une tache de chocolat sur le coin de la bouche, lui dit Ephraïm en se levant de table. Mais j’ai compris le message, je te remercie, maintenant il faut que je parte.

— Déjà ? Je veux te présenter mon fils, David !

— C’est impossible, ma femme m’attend. Je suis désolé, je n’ai pas le temps.

Ephraïm voit combien Aniouta est vexée qu’il prenne congé d’elle aussi vite. Il le vit comme une victoire.


— Que pensait-elle ? Que j’allais passer la soirée dans son hôtel ? Dans sa chambre peut-être ?

Sur le chemin du retour, Ephraïm prend un taxi, soulagé de voir l’hôtel d’Aniouta s’éloigner dans le rétroviseur. Il se met à rire dans la voiture, d’un rire étrange. Le chauffeur pense que son client est ivre. Il l’est d’une certaine manière, ivre d’une liberté retrouvée.

— Je n’aime plus Aniouta, se dit-il à lui-même, parlant tout haut comme un fou à l’arrière de la voiture. Qu’elle était ridicule, à répéter les phrases de son mari, comme un perroquet, sans doute un gros notable bien riche, un de ces patrons insupportables qui provoquent la haine contre les Juifs. Et puis elle n’est plus si belle, à la vérité. L’ovale de son visage s’affaisse, comme ses paupières. Il y avait quelques taches brunes sur sa main…

Ephraïm se met à suer dans la voiture, son corps exsude tout l’amour de sa cousine, qui s’échappe de chaque pore de sa peau.

— Tu es déjà là ? s’étonne Emma, qui ne s’attendait pas à voir son mari rentrer si tôt.

Emma épluche silencieusement ses légumes pour occuper ses mains nerveuses.

— Oui, déjà, répond Ephraïm embrassant Emma sur le front, heureux de retrouver la chaleur de son appartement, de sentir les odeurs de cuisine et le bruit des enfants dans le couloir.

Jamais son foyer ne lui a semblé si accueillant.

— Aniouta voulait m’annoncer qu’elle part pour l’Amérique. On n’allait pas non plus y passer la soirée. Elle pense que nous devrions prendre nos dispositions et fuir l’Europe le plus vite possible. Qu’en penses-tu ?

— Et toi ? répond Emma.

— Je ne sais pas, je voulais avoir ton avis.

Emma prend un long temps pour réfléchir. Elle se lève de table, lance tous les légumes dans la casserole d’eau, la vapeur chaude brûle son visage. Puis elle se retourne vers son mari.

— Je t’ai toujours suivi. S’il faut partir et tout recommencer, je te suivrai.

Ephraïm regarde sa femme avec amour. Comment a-t-il mérité une épouse aussi dévouée et fidèle ? Comment peut-il aimer une autre femme qu’elle ? Il se lève pour la prendre dans ses bras.

— Voilà ce que je pense, répond Ephraïm. Si ma cousine Aniouta avait des connaissances en politique, nous le saurions depuis longtemps. Je crois qu’elle est trop émotive. Bien sûr, ce qui se passe en Allemagne est terrible… mais l’Allemagne n’est pas la France. Elle confond tout. Tu sais quoi ? Ses yeux étaient ceux d’une folle. Les pupilles dilatées. Et puis, que faire en Amérique ? À notre âge ? Tu repasserais des pantalons à New York ? Pour une misère en plus ! Et moi ? Non, non, non, il y a déjà bien trop de Juifs là-bas. Toutes le bonnes places seront déjà prises. Emma je ne veux plus t’imposer cela.

— Tu es sûr de toi ?

Ephraïm prend quelques secondes pour réfléchir sérieusement à la question posée par sa femme, et conclut :

— Ce serait complètement idiot. Partir juste au moment où nous allons obtenir nos papiers français. N’en parlons plus et appelle les enfants. Dis-leur qu’on passe à table.

Chapitre 18

Après onze années de recherches, l’oncle Boris a mis au point un appareil qui peut déterminer le sexe des poussins avant leur éclosion. En observant l’évolution des araignées de l’œuf, ces filaments rouges qui constituent les veines du futur poussin, il peut prédire s’il sera une poule ou un coq. Une révolution, commentée dans plusieurs journaux tchèques dont le Prager Presse, le Prager Tagblatt, un journal pragois francophile, et le Narodni Osvobozeni.

Au début du mois de décembre 1938, Boris débarque de Tchéchoslovaquie pour déposer les brevets de son invention en France. La société d’Ephraïm, la SIRE, va représenter ses travaux scientifiques. Les deux frères s’enferment des jours entiers dans le bureau pour rédiger les documents. Ils sont dans un état d’excitation qui rejaillit sur toute la maison. Emma respire un peu – son mari cesse pour un temps de ressasser ses colères contre l’administration.

Pour les vacances de Noël, toute la famille part à la campagne, dans la maison des Forges en Normandie.

— Un vrai kolkhoze ! Je vois que Nachman est passé par là ! s’exclame l’oncle Boris en arrivant. Mais il va falloir faire des améliorations…

L’oncle Boris, devenu paysan après avoir été haut membre du PSR, connaît tout sur la vie des animaux. Grâce à lui, la petite ferme des Rabinovitch s’agrandit. Boris installe des poules ainsi que quelques cochons. Myriam et Noémie adorent cet oncle rêveur. Les adultes sans progéniture fascinent les enfants autant qu’ils les rassurent.

Emma voudrait fêter Hanoucca en famille, mais les deux frères s’y opposent. Devant cette coalition et la bonne humeur de son mari, elle n’insiste pas.

— Mais je vous promets, les enfants, annonce Ephraïm, que dès lors que nous obtiendrons la nationalité française, nous fêterons Noël, et nous achèterons un sapin !

— Et la crèche avec le petit Jésus ? demande Myriam pour se moquer de son père.

— Non… il ne faut pas exagérer… répond-il en regardant sa femme.

Lorsqu’ils rentrent à Paris, le 5 janvier 1939, Boris reçoit une invitation de l’Université du Maryland pour se rendre au prochain congrès mondial de l’aviculture, le Speeding Up Production, Seventh World’s Poultry Congress. C’est la consécration et pour l’occasion, Ephraïm achète une bouteille de champagne. Emmanuel vient dîner rue de l’Amiral-Mouchez. Il annonce à ses frères qu’il a le projet de partir aux États-Unis pour tenter sa chance à Hollywood.

— Aujourd’hui, je regrette de ne pas avoir écouté papa quand il nous a dit de partir en Amérique. J’aurais réussi, comme les Fritz Lang, les Lubitsch, Otto Preminger ou Billy Wilder, qui sont partis au bon moment… J’étais trop jeune, je croyais savoir tout mieux que mon père…

Mais Boris et Ephraïm lui conseillent d’attendre un peu, de mûrir sa réflexion.


De retour en Tchécoslovaquie, l’oncle Boris envoie à ses nièces et à son frère Ephraïm des cartes postales inquiètes.

La situation en Europe se dégrade.

— On ne se rendait pas compte, écrit-il.

En mars, l’Allemagne envahit la Tchécoslovaquie. Boris est coincé sur le territoire et doit renoncer à se rendre au Congrès mondial de l’aviculture dans le Maryland. C’est une grande déception. Il repense à sa conversation avec Emmanuel et se demande s’il n’aurait pas dû l’encourager à partir aux États-Unis avant que cela ne devienne impossible.

Nachman demande à toute la famille de venir le rejoindre en Palestine pour y passer les vacances d’été 1939. Mais Emma et Ephraïm, qui se souviennent de semaines terribles sous une canicule écrasante, préfèrent rester dans la fraîcheur de leur maison en Normandie. Et puis Ephraïm compte toujours sur sa naturalisation : un voyage à Haïfa ne serait pas bien vu dans son dossier.

Au mois de mai, la France s’engage à aider militairement la Pologne en cas d’attaque allemande. Emma écrit tous les jours à ses parents des lettres qui voyagent jusqu’à Lodz. Elle ne montre à personne ses craintes, surtout pas aux enfants.

Pendant les vacances, Myriam se met à peindre de petites natures mortes, des corbeilles de fruits, des verres de vin et autres vanités. Elle préfère le mot anglais pour parler de ses tableaux : still life. Toujours en vie. Noémie écrit son journal intime, tous les jours, consciencieusement. Et Jacques potasse le Sommaire d’agronomie de Lasnier-Lachaise. Au début du mois de septembre, la veille de leur retour à Paris, Myriam et Noémie se rendent à Évreux pour se ravitailler en gouaches et petites toiles.

Tandis qu’elles longent l’imposant bâtiment de la caisse d’épargne, poussant leurs vélos à côté d’elles, les filles entendent retentir le tocsin de la grande tour de l’Horloge. Ce sont des coups répétés et prolongés, à n’en plus finir. Puis toutes les cloches des églises carillonnent. Quand elles arrivent devant le marchand de couleurs, celui-ci abaisse sa vitrine en fer dans un boucan de ferraille.

— Rentrez chez vous ! lance-t-il aux sœurs.

Un cri perce par une fenêtre ouverte.

Myriam se souviendra que cela fait beaucoup de bruit, une déclaration de guerre.

Les deux filles se dépêchent de rentrer à vélo à la ferme. Sur le chemin du retour, la campagne est exactement la même. Indifférente.


La famille Rabinovitch, qui était sur le point de fermer la maison, défait les valises. Ils ne rentreront pas à Paris, à cause des menaces de bombardements.

Les parents vont à la mairie déclarer la maison des Forges en tant que résidence principale. Ce qui permettra à Noémie et Jacques d’aller au lycée à Évreux.

Ils se sentent plus en sécurité à la campagne, et puis les voisins sont aimables. Il est facile de se nourrir grâce au jardin potager planté par Nachman et les poules de Boris donnent de gros œufs bien frais. Dans ce chaos, Ephraïm se félicite d’avoir acheté cette ferme au bon moment.

Une semaine plus tard, Noémie et Jacques font leur rentrée. Noémie en classe de terminale. Jacques en troisième. Myriam fait des allers-retours à Paris pour se rendre à la Sorbonne où elle suit ses cours de philo. Emma fait venir un piano pour pouvoir faire ses gammes. Le dimanche, Ephraïm joue aux échecs avec le mari de l’institutrice.

— Nous sommes en guerre, répètent les Rabinovitch, comme si le sens de ces mots allait bien finir par devenir tangible dans cette vie tout à fait normale.

Pour le moment ce sont des mots employés à la radio, des mots lus dans les journaux, qu’on se répète de voisins en voisins, au bistrot.

Dans une lettre adressée à son oncle Boris, Noémie écrit : « Pourtant je n’ai pas envie de mourir. Il fait si bon de vivre quand le ciel est bleu. »

Les semaines passent ainsi dans une atmosphère étrange, c’est l’insouciance grave des périodes troublées, quand au loin gronde la rumeur irréelle de la guerre. Et la masse abstraite des morts au front.


— J’ai retrouvé dans les papiers de Myriam quelques pages d’un cahier de Noémie. Elle écrit : « Et le reste du monde va son train, on mange, on boit, on dort, on vaque à ses besoins et c’est tout. Ah oui, on sait qu’on se bat quelque part. Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, moi j’ai tout ce qu’il faut. Non sans blague, on crève de faim là-bas dit-on en s’empiffrant des mets les plus divers. Encore Barcelone, je veux de la musique, et le bouton de la TSF tourne remplaçant les nouvelles que le speaker donne par la voix merveilleusement roucoularde de Tino Rossi. Quel succès. Indifférents, complètement indifférents. Des yeux clos, un air de candeur et d’innocence. On discute toujours, on crie beaucoup on se crêpe le chignon on se raccommode et pendant ce temps les hommes meurent. »


Les Allemands ont envahi la Pologne. Les Français et les Anglais lancent de faibles offensives, ils semblent ne pas véritablement y croire. C’est une sorte de « fausse guerre », que les Anglais surnomment the phoney war. Un journaliste français confond avec le mot funny et cette histoire devient pour toujours la « drôle de guerre ».

Le père d’Emma, Maurice Wolf, écrit des lettres à sa fille dans lesquelles il lui raconte la campagne de septembre et l’entrée des blindés dans la ville de Lodz. Les Wolf vont devoir déménager pour laisser leur maison aux occupants germaniques, et peut-être même leur céder la filature ainsi que la belle datcha où, sur le perron en pierre, Jacques a appris à faire ses premiers pas. Il est douloureux d’imaginer des soldats allemands monter les escaliers où grimpe le lierre. Toute la ville est réorganisée et les quartiers sont divisés en territoires. Miasto, Baluty et Marysin sont réservés aux Juifs. Les Wolf doivent déménager à Baluty pour s’y installer dans un petit appartement. Un couvre-feu est instauré. Les habitants n’ont pas le droit de sortir de chez eux entre sept heures du soir et sept heures du matin.

Ephraïm, comme la plupart des Juifs de France, ne comprend pas ce qui est en train de se tramer.

— La Pologne n’est pas la France, répète-t-il à sa femme.


À la fin de l’année scolaire, la drôle de guerre se termine. Les examens sont reportés ou supprimés. Les filles ne savent pas comment elles obtiendront leurs diplômes. Ephraïm apprend dans le journal que les Allemands sont à Paris – menace étrange, à la fois lointaine et proche. Les premiers bombardements. Le 23 juin 1940, Hitler décide de visiter la ville avec son architecte personnel, Speer, afin que celui-ci s’inspire de Paris pour le projet Welthauptstadt Germania, autrement dit Germania, capitale du monde. Adolf Hitler veut faire de Berlin une ville modèle, reproduisant les plus grands monuments d’Europe, mais avec des volumes dix fois supérieurs aux originaux, dont les Champs-Élysées et l’Arc de Triomphe. Son monument préféré est l’opéra Garnier, avec son architecture néo-baroque.

— Il possède le plus bel escalier du monde ! Quand les dames, dans leurs toilettes précieuses, descendent devant les uniformes faisant la haie… Monsieur Speer, nous aussi, nous devons construire quelque chose comme ça !

Tous les Allemands ne sont pas aussi enthousiastes qu’Hitler à l’idée de venir en France. Les soldats de l’Occupation doivent quitter leur foyer, leur patrie, leur femme et leurs enfants. L’office de propagande nazie lance une grande campagne publicitaire. L’idée est de promouvoir la qualité de vie française. Une expression yiddish est cyniquement détournée pour devenir un slogan nazi, Glücklich wie Gott in Frankreich – Heureux comme Dieu en France.

La famille Rabinovitch ne rentre pas à Paris après l’annonce de l’armistice du 22 juin 1940. Ils suivent les départs vers l’ouest et posent leurs valises pour quelques semaines en Bretagne, au Faouët près de Saint-Brieuc. Les filles sont d’abord surprises par l’odeur de varech, de sel et de goémon aux abords de la plage. Puis elles s’habituent. Un matin, la mer s’est retirée très loin, à perte de vue. Les filles n’ont jamais vu cela de leurs yeux, elles restent un moment silencieuses.

— On dirait que la mer aussi a peur, dit Noémie.

Pendant quelques jours, les journaux ne paraissent plus, l’occupation de Paris devient alors une chose irréelle, surtout quand on profite des derniers rayons de soleil sur la plage. Les yeux fermés. Le visage tendu vers la mer. Le bruit des vagues et des enfants qui font des châteaux de sable. Les derniers jours d’août donnent plus que jamais l’impression diffuse que ces moments de bonheur ne reviendront plus. Les journées d’insouciance, les moments inutiles. Cette sensation désagréable des derniers jours, que tout ce qui est vécu est déjà perdu.

Chapitre 19

Rentrée des classes 1940. La France se met à l’heure allemande imposée par Berlin. Les administrations doivent avancer d’une heure toutes les horloges et l’on s’y perd, surtout dans les horaires de correspondances à la SNCF. Désormais les lettres sont timbrées avec la surcharge Deutsches Reich et la croix gammée flotte sur la chambre des députés. Les écoles sont réquisitionnées, un couvre-feu est imposé de vingt et une heures à six heures du matin, l’éclairage public ne fonctionne plus la nuit et il faut des tickets de rationnement pour faire ses courses. Les civils doivent aveugler toutes leurs fenêtres en les recouvrant de satinette noire, ou d’un coup de peinture, afin d’éviter le signalement des villes aux avions alliés. Les soldats allemands font des vérifications. Les jours raccourcissent. Pétain est le chef de l’État français. Il engage une politique de rénovation nationale et signe la première « loi portant statut des Juifs ». Tout commence là. Avec la première ordonnance allemande du 27 septembre 1940 et la loi du 3 octobre suivant. Myriam écrira plus tard, pour résumer la situation :

— Un jour, tout se perturba.

Le propre de cette catastrophe réside dans le paradoxe de sa lenteur et sa brutalité. On regarde en arrière et on se demande pourquoi on n’a pas réagi avant, quand on avait tout le temps. On se dit, comment ai-je pu être aussi confiant ? Mais il est trop tard. Cette loi du 3 octobre 1940 considère comme juive « toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif ». Elle interdit aux Juifs les métiers de la fonction publique. Les enseignants, le personnel des armées, les agents de l’État, les employés des collectivités publiques – tous doivent quitter leurs fonctions. Elle leur interdit aussi de publier des articles de presse dans les journaux. Ou d’exercer les métiers qui concernent le spectacle : théâtre, cinéma, radio.


— Il n’y avait pas aussi une liste d’auteurs interdits à la vente ?

— Tout à fait, la « liste Otto », du nom de l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, Otto Abetz. Elle établit la liste de tous les ouvrages retirés de la vente des librairies. Y figuraient évidemment tous les auteurs juifs, mais aussi les auteurs communistes, les Français « dérangeants » pour le régime, comme Colette, Aristide Bruant, André Malraux, Louis Aragon, et même les morts, comme Jean de La Fontaine…


Le 14 octobre 1940, Ephraïm est le premier à se faire recenser en tant que « Juif » à la préfecture d’Évreux. Lui, Emma et Jacques portent respectivement les numéros d’ordre 1, 2, 3 sur le registre qui est composé de feuilles de copies, grand format, petits carreaux. Ephaïm n’ayant pas reçu l’accord pour sa nationalité française, la famille est fichée comme « Juifs étrangers ». Cela fait pourtant plus de dix ans qu’ils vivent en France. Ephraïm espère que l’administration française se souviendra un jour de sa diligence à obéir. Il doit décliner son identité et préciser son métier, ce qui lui pose un problème. Les ordonnances allemandes interdisent aux Juifs les métiers d’« entrepreneur, directeur et administrateur ». Il lui est donc interdit de dire la vérité : qu’il dirige une petite société d’ingénierie. Pour autant, il n’a pas envie de dire qu’il est sans emploi. Donc le voilà obligé de mentir, et de s’inventer un métier en piochant dans la liste des métiers autorisés. Ephraïm choisit « cultivateur » – lui qui avait tant détesté la vie agricole en Palestine. En signant le registre, Ephraïm écrit dans la marge qu’il est fier de ceux qui ont fait la guerre à l’Allemagne en 1939-1940, et il signe une deuxième fois. Les filles trouvent l’attitude de leur père gênante. Elles ont honte de son geste ridicule.

— Tu crois que Pétain va lire le registre ?

Elles refusent d’aller se faire recenser. Ephraïm se fâche, ses filles ne se rendent pas compte du danger qu’elles courent. Emma est bouleversée. Elle supplie ses filles d’obéir. Quatre jours plus tard, le 18 octobre 1940, les filles finissent par se rendre ensemble à la préfecture pour signer à contrecœur le registre de recensement. Elles se déclarent sans religion et portent les numéros 51 et 52. La préfecture leur fournit de nouvelles cartes, sur lesquelles est inscrit le mot « Juif ». Les cartes sont délivrées par la préfecture d’Évreux, le 15 novembre 1940, no 40 AK 87 577.

Emmanuel nourrit toujours l’espoir d’un départ vers l’Amérique. Mais il doit trouver des fonds pour la traversée – il n’a plus d’engagement depuis qu’il lui est interdit de jouer dans des films. Il ne sait pas où trouver de l’argent et, en attendant, ne se fait pas recenser. Ephraïm est agacé par son petit frère, qui cherche toujours à se démarquer.

— C’est obligatoire d’aller se présenter à la préfecture, lui fait-il remarquer.

— L’administration, ça m’angoisse, répond Emmanuel en allumant avec nonchalance une cigarette. Qu’ils aillent tous se faire foutre.


— Emmanuel n’est pas allé se faire recenser ?

— Non, il choisit l’illégalité. Tu vois, toute leur vie, Nachman et Esther se sont fait du souci pour leur fils Emmanuel, parce que c’était un enfant désinvolte, qui ne voulait pas travailler à l’école ni rien faire comme tout le monde. Et c’est sa désinvolture qui le sauvera. Regarde Ephraïm et Emmanuel. Les voici donc, les deux frères que tout oppose. Deux frères mythologiques. Ephraïm a toujours été travailleur, fidèle à son épouse, soucieux du bien commun. Emmanuel n’a jamais tenu ses promesses aux femmes, il disparaissait à la moindre difficulté, et se foutait de la France comme de sa première chemise. En temps de paix, ce sont les Ephraïm qui fondent un peuple – parce qu’ils font des enfants et qu’ils les élèvent avec amour, avec patience et intelligence, jour après jour. Ils sont les garants d’un pays qui fonctionne. En temps de chaos, ce sont les Emmanuel qui sauvent le peuple – parce qu’ils ne se soumettent à aucune règle et sèment des enfants dans d’autres pays, des enfants qu’ils ne reconnaîtront pas, qu’ils n’élèveront pas – mais qui leur survivront.

— C’est terrible de se dire qu’Ephraïm obéit à l’État, quand l’État organise sa destruction.

— Mais cela, il ne le sait pas. Il ne peut même pas l’envisager.


Une ordonnance annonce que les ressortissants étrangers de « la race juive » vont être « internés dans des camps », « en résidence forcée ». Elle est brève, lapidaire. Et peu claire. Pourquoi devraient-ils être internés dans des camps ? Et dans quel but ? Les rumeurs évoquent des départs en Allemagne pour « y travailler » sans autre précision. Dans les ordonnances, les Juifs étrangers et sans profession sont considérés comme « en surnombre à l’économie nationale ». Ils vont donc servir de main-d’œuvre dans le pays des vainqueurs.


— … Ce qui est très important aussi, c’est de noter que les premiers départs concernent uniquement « les Juifs étrangers ».

— C’est pensé, j’imagine…

— Bien sûr. Les Français assimilés ont des appuis dans la société. Si les ordonnances avaient commencé par s’attaquer aux Juifs « français », les gens auraient davantage réagi – les amis, les collègues de travail, les clients, les conjoints… Regarde ce qui s’est passé pendant l’affaire Dreyfus.

— Les étrangers, eux, sont moins enracinés dans le pays – donc ils sont « invisibles »…

— Ils vivent dans la zone grise de l’indifférence. Qui va s’offusquer qu’on s’attaque à la famille Rabinovitch ? Ils ne connaissent personne en dehors de leur cercle familial ! Donc ce qui va compter, au départ, dans la mise en place de ces ordonnances, c’est de faire des Juifs une catégorie « à part ». Avec, à l’intérieur de cette catégorie, plusieurs catégories. Les étrangers, les Français, les jeunes, les vieux. C’est tout un système réfléchi et organisé.

— Maman… il y a bien un moment où on ne pourra plus dire « on ne savait pas »…

— L’indifférence concerne tout le monde. Envers qui, aujourd’hui, es-tu indifférente ? Pose-toi la question. Quelles victimes, qui vivent sous des tentes, sous des ponts d’autoroute, ou parquées loin des villes, sont tes invisibles ? Le régime de Vichy cherche à extraire les Juifs de la société française, et y parvient…


Ephraïm est convoqué à la préfecture. En dehors de ce déplacement, il n’est plus autorisé à voyager.

On le reçoit pour mettre à jour les renseignements le concernant lui et sa famille.

— Au précédent rendez-vous, vous vous êtes déclaré « cultivateur », affirme l’agent administratif qui le reçoit.

Ephraïm se sent mal, il sait qu’il a menti.

— Combien possédez-vous d’hectares ? Avez-vous des employés ? Des ouvriers agricoles ? Quelles machines utilisez-vous ?

Ephraïm est bien obligé de dire la vérité. En dehors de son petit jardin, de ses trois poules, ses quatre cochons et d’un petit terrain potager qu’il partage avec un voisin… on ne peut pas dire qu’il soit à la tête d’une grande propriété agricole.

La personne chargée de mettre à jour la fiche d’Ephraïm s’empresse de rayer la mention « cultivateur » au crayon de papier. Elle inscrit dans la marge : « M. Rabinovitch possède une propriété de 25 ares sur laquelle il a quelques pommiers. Il élève quelques poules et lapins pour sa consommation personnelle. »


— Tu comprends la logique ? Elle est redoutable.

— Oui, on te pousse à mentir, puis on te traite de menteur. On t’empêche de travailler – et ensuite on t’explique que tu es un parasite sur le territoire.

— Sur la fiche, la mention « cultivateur » est donc remplacée par « sp », qui signifie « sans profession ». Voici comment Ephraïm est transformé en chômeur apatride, profitant des fruits d’une terre française dont il a voulu être le « propriétaire » mais qui n’aurait jamais dû lui appartenir. Ce n’est pas tout. Il n’est plus « apatride », mais désormais « d’origine indéterminée ».

— Je vois. Être apatride, c’est être quelque chose. Être indéterminé, c’est louche.


Au même moment, les entreprises et biens appartenant aux Juifs doivent être mis sous séquestre. Les commerçants et les patrons doivent eux-mêmes aller se déclarer au commissariat de leur quartier. C’est ce qu’on appelle « l’aryanisation des entreprises ». Ephraïm va devoir céder la SIRE à des gérants français – avec ses inventions, ses brevets, ceux de son frère, soit vingt années de travail – tout cela part dans les mains de la Compagnie générale des eaux.

Pendant que ce grand filet de pêche est cousu fil à fil par l’État français et l’occupant, la vie des sœurs Rabinovitch se poursuit, dans leur élan vital. Noémie écrit une nouvelle, qu’elle fait lire à son ancienne professeure de Fénelon, Mlle Lenoir, qui connaît des gens dans l’édition. Évidemment, il faudra trouver un pseudonyme, mais Noémie croit en son talent. Myriam, quant à elle, rencontre dans le quartier de la Sorbonne un jeune homme qui s’appelle Vicente. Il a 21 ans, son père est le peintre Francis Picabia, sa mère Gabriële Buffet est une figure de l’intelligentsia parisienne. Ce ne sont pas des parents, ce sont des génies.

Chapitre 20

Vicente Picabia est un jeune homme qui a poussé seul comme le chiendent qui rend la vie dure aux jardiniers, comme les pissenlits que rien n’étouffe. Il s’est faufilé partout de sa naissance à ses 21 ans, désiré nulle part, précédé partout d’une mauvaise réputation, méprisé par ses professeurs, ballotté de pensions en pensions. Enfant, il était souvent resté seul sous le grand porche de l’école, le jour des vacances, à l’heure où ses camarades rentraient chez eux. Ses parents ne venaient pas le chercher, trop occupés à être eux-mêmes des enfants.

Gabriële passait le moins de temps possible avec ce petit dernier, qu’elle trouvait trop flou. Elle n’avait rien à lui dire, elle attendait qu’il devienne plus intéressant avant de faire sa connaissance. Vicente était né bien après ses frères et sœurs, sans doute par accident – ses parents étaient déjà séparés depuis longtemps. Gabriële l’inscrivit en pension à l’École des Roches, à Verneuil dans l’Eure, un établissement moderne qui s’inspirait des méthodes d’éducation anglaises, basées sur le sport au grand air et les activités en atelier. Elle avait lu comme tout le monde le best-seller d’Edmond Demolins, traduit dans plus de huit langues, À quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons ?, dont la quatrième de couverture donnait la réponse immédiate, faisant fi de tout suspens : « Elle tient à l’éducation. »

Malgré ces initiatives, Vicente n’apprit rien à l’École des Roches. Il cherchait ses mots en répétant inlassablement le début d’une phrase. Il ne parvenait pas à se concentrer et, lorsqu’il fallait lire à haute voix devant la classe, les lettres et les mots s’inversaient.

— Mais cela ne sert à rien l’école, mon grand. L’important, c’est de vivre, de sentir, lui disait sa mère.

— Ne t’embête pas avec l’orthographe, lui répétait son père. Ce qui est beau, c’est d’inventer des mots.

Quand il rencontre Myriam, en octobre 1940, Vicente n’a aucun diplôme, pas même le brevet des collèges. Avant la guerre, il était plongeur dans un restaurant. Maintenant, il veut devenir guide de montagne et poète. Son problème, c’est la grammaire. Il a déposé une annonce à la Sorbonne, pour chercher un étudiant qui lui donnerait des cours. C’est comme ça qu’il fait la connaissance de Myriam. Ils sont nés à trois semaines d’intervalle, Myriam quelque part au mois d’août en Russie, et Vicente, le 15 septembre, à Paris.


— Ce n’est pas un hasard, ai-je dit à Lélia.

— Que veux-tu dire ?

— Ce n’est pas un hasard que je sois née un 15 septembre, exactement comme ton père.

— Tu sais, on peut définir le hasard sous trois angles. Soit il sert à définir des événements merveilleux, soit des événements aléatoires, soit des événements accidentels. Tu te ranges dans une des catégories ?

— Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’une mémoire nous pousse vers des lieux connus de nos ancêtres, nous entraîne à célébrer des dates qui furent importantes dans le passé, ou à apprécier des gens dont – sans que nous le sachions – la famille a croisé autrefois la nôtre. Tu peux appeler cela de la psycho-généalogie ou croire en une mémoire des cellules… mais moi je ne parle pas de hasard. Je suis née un 15 septembre, j’ai fait mes classes préparatoires au lycée Fénelon, puis mes études à la Sorbonne, j’habite rue Joseph-Bara comme l’oncle Emmanuel… La liste des détails est troublante, maman.

— Peut-être… qui sait ?


Myriam et Vicente se donnent rendez-vous deux fois par semaine, au bistrot L’Écritoire, place de la Sorbonne. Myriam apporte le Vaugelas, ainsi que des cahiers et des stylos pour écrire. Vicente arrive les mains dans les poches, les cheveux en désordre, dégageant une étrange odeur d’écurie. Il s’habille d’une drôle de façon, un jour drapé dans une vieille cape, le lendemain avec son costume de chasseur alpin, mais jamais deux fois de la même manière. Myriam n’a jamais vu un garçon pareil.

Très vite, elle se rend compte que Vicente a un problème de diction, il accroche sur les mots difficiles. Il a aussi du mal à se concentrer mais il est drôle et désarmant. Il adore lui faire perdre son sérieux professoral en faisant des blagues. La jeune fille éclate de rire au milieu des mots irréguliers et des accords de participes passés.

Vicente commande des grogs. Gagné par une légère ivresse, il invente des phrases absurdes pour les dictées, il démontre le caractère illogique des règles de grammaire. Il se moque du sérieux pontifiant des étudiants de la Sorbonne, imite les professeurs en train de boire leur thé doctement.

— On serait mieux à la piscine Lutetia, conclut-il en parlant fort.

À la fin du cours, Vicente pose des questions à l’étudiante, des rafales de questions, sur ses parents, sur sa vie en Palestine, sur les pays qu’elle a traversés. Il lui demande de répéter la même phrase dans toutes les langues qu’elle connaît. Puis la regarde, concentré. Personne ne s’est jamais intéressé à Myriam avec autant d’intensité.

Lui en revanche se livre peu. Tout ce qu’elle apprend, c’est qu’il a quitté son emploi de « placier en baromètres ».

— Ils m’ont viré au bout d’un mois. J’aurais été meilleur à vendre des livres. Moi j’aime les auteurs américains. Tu connais The Savoy Cocktail Book ?

Dès le premier jour, Myriam est troublée par la beauté de son visage d’Espagnol, sa chevelure noire et, sous les yeux, une ombre, comme la marque d’une douleur ancienne. Il tient ses traits de son grand-père, un être flegmatique qui n’a jamais travaillé de sa vie ; maigre comme un jeune toréro, il avait épousé en secondes noces un petit rat de l’Opéra en âge d’être sa fille. Il avait des cernes sous les yeux.

Au bout de quelques semaines, ces rendez-vous deviennent pour Myriam les seuls qui comptent. Autour d’elle, l’espace se rétrécit, le temps aussi, à cause du couvre-feu, du dernier métro, des magasins fermés, des livres censurés, des voyages interdits, il y a partout des barrières. Mais elle n’en souffre plus depuis Vicente, son nouvel horizon.

Elle qui n’a jamais été coquette le devient. Dans cette période de pénurie où il faut faire sa lessive à l’eau froide et sans savon, elle réussit à se procurer un flacon de shampooing Edjé à moitié entamé, ainsi qu’un fond de parfum qui lui coûte toutes ses économies, Soir de Paris de Bourjois, un bouquet de roses damascena et de violettes surnommé « le philtre d’amour » qui avait joui d’une réputation sulfureuse lors de son lancement.

À la vue du flacon, Noémie comprend que sa grande sœur a fait une rencontre. Troublée de n’être pas dans la confidence, son esprit divague. Cela doit être un homme marié ou un des professeurs de la Sorbonne, pense-t-elle.

Un jour, Vicente n’est pas au rendez-vous. Myriam attend, impatiente de commencer son cours, maquillée, parfumée. Puis elle s’inquiète, peut-être que son élève est coincé dans le métro à cause d’une alerte ? Après quatre heures d’attente, elle ressent un sentiment d’humiliation et s’en veut d’avoir raté le cours de Gaston Bachelard sur la philosophie des sciences.

La fois suivante, lorsque Myriam arrive au bistrot, le serveur l’informe que « le jeune homme de d’habitude » a laissé une enveloppe pour elle. À l’intérieur il y a une feuille, avec quelque chose griffonné au crayon à papier. Un poème.

Tu sais, les femmes,

Il ne faut pas chercher à les retenir

C’est comme les cheveux

On peut un peu retarder leur départ

Mais elles finissent toujours par s’en aller.

Toi tu ne réponds pas comme les autres

De quelle époque reviens-tu ?

Les amis autour de moi me donnent l’impression qu’il

n’y a personne.

Tu es la lune aux yeux noirs

J’avais beaucoup de choses à te dire,

Mais j’ai tout oublié.

Je me sens épuisé

Ma tête s’écroule doucement,

Il y a encore des cigarettes mais mon briquet ne marche plus

Et les allumettes du monde entier sont mouillées par les larmes

La vie n’est pas le contraire de la mort,

pas plus que jour n’est le contraire de la nuit

Ce sont peut-être deux frères jumeaux qui n’ont

pas la même mère.

Commencement du monde

Toi ou moi

Fin du monde

Je n’ai plus d’encre.

Heureusement pour toi ?

Au dos de la feuille, Vicente a fait exprès de mal orthographier : « Ge tinvite a une fette ché ma merre de main soire. Vyen. » Myriam rit mais son cœur soudain bat très fort.

— Il y a l’adresse, mais il n’a pas indiqué l’heure, dit Myriam à Noémie, en lui montrant la feuille. À ton avis, qu’est-ce que je dois faire ? Je ne voudrais pas arriver trop tôt ni trop tard.

Noémie apprend tout d’un coup : que sa sœur est amoureuse d’un poète, qu’il est beau et organise des fêtes chez sa mère.

— Je peux venir avec toi ?

— Non, pas cette fois-ci, répond Myriam en chuchotant, comme pour atténuer la peine.

Comment expliquer à Noémie que cette nuit lui appartient, qu’elle veut la vivre seule, pour une fois ? Elles ont toujours été deux, mais pour cette histoire-là, ce n’est pas un chiffre possible.

Noémie, blessée, se sent méprisée. Elle déteste cet homme qui l’éloigne de sa sœur. Elle déteste qu’il écrive des poèmes beaux et bizarres. Myriam devait se fiancer à un jeune étudiant avec qui elle aurait préparé l’agrégation de philosophie. Les poètes, les fils de peintre, les marginaux, c’était pour elle. Pour elle que les hommes devaient écrire des poèmes, pour elle qu’on devait organiser des fêtes joyeuses, elle, la belle lune aux yeux noirs. Elle s’enferme dans sa chambre et écrit rageusement dans ses cahiers qu’elle cache sous son lit.

Le lendemain soir, Myriam demande à son amie de l’aider à teindre ses jambes. D’une main sûre, Colette trace un trait au crayon noir sur ses mollets, pour feindre la couture des bas.

— Tu peux le laisser te caresser, mais pas trop loin ou il finira par comprendre la supercherie, lui dit Colette en riant.


Myriam se rend à la fête de Vicente, fébrile. En montant les escaliers, elle n’entend ni les éclats de voix ni la musique. Silence. Se serait-elle trompée de jour ? Embarrassée, elle sonne à la porte de l’appartement. Myriam hésite, elle compte jusqu’à trente avant de repartir, mais soudain Vicente apparaît dans l’embrasure de la porte. Son beau visage est plongé dans le noir, de toute évidence il dormait et l’appartement est vide.

— Je suis désolée, je me suis trompée de jour… s’excuse Myriam.

— J’ai annulé. Attends-moi, je vais chercher une bougie.

Vicente revient dans un peignoir oriental qui dégage une odeur d’encens et de poussière, la bougie qu’il tient dans la main fait miroiter les mille petits miroirs cousus sur le tissu. Vicente ouvre la marche, pieds nus, comme un prince maharadja.

Myriam pénètre dans l’appartement éclairé par la seule lueur de la flamme, elle traverse des pièces encombrées d’un fouillis de vieilleries, comme un magasin d’antiquités, avec des tableaux entassés les uns sur les autres au pied des murs, des photographies posées sur les étagères et des statuettes africaines.

— Il ne faut pas faire de bruit, dit Vicente en chuchotant, parce qu’il y a quelqu’un qui dort…

En silence, Vicente conduit Myriam jusqu’à la cuisine, où dans la lumière électrique, elle s’aperçoit qu’il s’est maquillé les yeux avec de la poudre de khôl. Vicente ouvre une bouteille de vin qu’il goûte directement au goulot. Puis il tend un verre à Myriam. Elle aperçoit alors qu’il est nu sous son peignoir de femme.

— J’ai bien aimé le poème, dit-elle.

Mais Vicente ne répond pas merci, parce qu’en vérité, ce poème n’est pas de lui, il l’a volé, en fouillant dans les lettres que Francis Picabia envoie à Gabriële Buffet. Bien qu’ils soient divorcés depuis quinze ans, leur correspondance est toujours amoureuse.

— Tu veux ? demande-t-il en montrant une corbeille de fruits.

Alors Vicente épluche une poire dont il ôte la peau, il coupe des petits morceaux qu’il tend à Myriam, un à un, dégoulinants de jus, que la jeune femme mange docilement.

— J’avais plus envie de cette fête parce que j’ai découvert ce matin que mon père s’est remarié. Ça fait six mois. Personne ne m’a prévenu, dit-il à Myriam. Je compte pour rien dans cette famille.

— Avec qui s’est-il remarié ?

— Une Suisse allemande, une conne. C’était notre jeune fille au pair. J’ai toujours pensé qu’on écrivait « jeune fille au père ».

C’est la première fois de sa vie que Myriam rencontre un garçon dont les parents sont divorcés.

— Tu n’en as jamais souffert ? demande la jeune fille.

— Oh tu sais, ceux qui médisent derrière mon dos, mon cul les contemple… Mon père et la Suisse se sont mariés le 22 juin ! Le jour même de l’armistice. Tu vois, ça en dit long sur leur union… Quand je pense que j’étais pas invité. Je suis sûr que le jumeau y était.

— Tu as un frère jumeau ?

— Non. C’est comme ça que je l’appelle, le jumeau, parce que frère, j’y arrive pas.

Alors Vicente raconte à Myriam l’étrange histoire de sa naissance.

— Mes parents étaient séparés, mon père s’était installé chez sa maîtresse, Germaine, et ma mère vivait ici avec Marcel Duchamp, le meilleur ami de mon père. Enfin. Tu vois quoi…

Myriam ne voit rien mais elle écoute. Elle n’a jamais entendu d’histoires pareilles.

— Germaine est tombée enceinte de Francis, c’est ce qu’elle voulait. Mais quand elle a compris que Gabriële était aussi enceinte, elle a fait toute une histoire, elle s’est demandé si Francis n’était pas encore secrètement amoureux de sa femme… Francis l’a rassurée en disant que l’enfant n’était pas de lui, mais de Marcel. Tu me suis ?

Myriam n’ose pas lui dire non.

— Les deux filles sont tombées enceintes en même temps. Ma mère et la maîtresse de mon père. C’est simple non ?

Vicente se lève pour chercher un cendrier.

— Germaine se plaignait quand même beaucoup, elle voulait se marier avec mon père, pour clarifier la situation de l’enfant. Mais Francis a écrit « Dieu a inventé le concubinage. Satan le mariage » sur les murs de son immeuble. Les voisins se sont plaints, cela a fait une histoire tout ça…

Vicente fut le premier à naître. Et Marcel le mit au monde. Peut-être espérait-il être le père de ce ready-made vivant ? Mais Vicente était noir comme un petit taureau d’Espagne et personne ne put douter du fait qu’il était le fils de Francis Picabia. Tout le monde fut très déçu. Francis le premier, qui dut choisir un prénom en sa qualité de père. Il décida de l’appeler Lorenzo. Quelques semaines plus tard, Marcel Duchamp, dégagé de ses responsabilités, partit pour l’Amérique. Et l’autre femme accoucha à son tour d’un petit garçon aux cheveux noirs. Francis dut choisir de nouveau un prénom et comme il était à court d’idées, il décida de l’appeler aussi Lorenzo.

— Il faut penser à l’aspect pratique des choses.

Vicente détestait son prénom et son demi-frère. Il était obligé de passer des vacances avec lui, dans le sud de la France, quand il allait voir son père. Francis aimait faire la plaisanterie :

— Je vous présente mes deux fils, Lorenzo et Lorenzo.

Vicente en souffrait.

Francis engagea une jeune fille au pair, Olga Molher, que les garçons surnommaient Olga de Malheur ou Olga Molaire. Elle était moins intelligente que Gabriële, moins belle que Germaine, mais elle savait y faire avec Francis. Elle obtint tout de lui et révéla alors sa vraie nature : elle n’aimait pas s’occuper des enfants.


— Je n’étais bien nulle part et personne ne voulait de moi. Alors à l’âge de 6 ans, j’ai essayé de me suicider. C’était en pension, j’ai sauté du deuxième étage. Malheureusement, je m’en suis sorti avec seulement deux côtes fêlées et le bras cassé. Personne ne parla de l’incident à mes parents. À l’âge de 11 ans, un matin, j’ai décidé qu’on ne m’appellerait plus Lorenzo mais Vicente. Et en 1939, je me suis engagé dans le 70e régiment des chasseurs alpins de forteresse. Incorporé soldat deuxième classe. Ma mère m’avait appris à skier et j’ai pensé qu’elle aurait été fière de moi, une fois dans sa vie. Ensuite j’ai demandé à partir avec un bataillon de chasseurs alpins pour la campagne de Norvège. J’ai fait la bataille de Narvik. Évacué en juin avec les Polonais. Puis débarqué à Brest. La mort ne veut pas de moi, tu vois, même elle. C’est comme ça.

Vicente découpe des petits morceaux de fruit que Myriam mange doucement, sans en refuser un seul, de peur que Vicente ne s’arrête de parler.

— Merde, ça ne se voit pas trop que je pleure ? demande-t-il en essuyant son œil charbonneux de ses doigts sucrés, pleins de jus.

Il se lève pour aller chercher un torchon, Myriam prend ses mains pour les porter à sa bouche. Elle lèche ses doigts. Il pose ses lèvres sur les siennes, maladroitement, sans bouger. Myriam sent le torse nu de Vicente sous son peignoir. Il la prend par la main et l’emmène vers une petite chambre au bout d’un couloir.

— C’est la chambre de ma sœur Jeanine, tu peux rester dormir à cause du couvre-feu, dit-il. Je reviens.

Myriam s’allonge tout habillée sur le lit qu’elle n’ose pas défaire. En attendant Vicente, elle repense à l’odeur de ses doigts, à sa beauté sombre et brûlante, à ce baiser étrange. Une chaleur inconnue au creux du ventre, elle regarde l’aube percer à travers les volets fermés. Soudain elle entend du bruit dans la cuisine et pense que Vicente prépare un café.


— Vous voulez quelque chose ? lui demande une petite bonne femme, avec le peignoir aux miroirs indiens que son fils portait la veille.

Avant que Myriam ait eu le temps de répondre, Gabriële lui sert une tasse en ajoutant :

— Vous avez laissé un beau bazar dans la cuisine.

Myriam rougit en voyant la bouteille de vin terminée, les épluchures de fruits et les cigarettes fumées.

Gabriële jauge Myriam. Elle est moins jolie que la précédente, la petite Rosie. Son fils brise les cœurs avec une constance qu’elle ne lui connaît que dans ce domaine.

— Avec lui, ça se termine toujours mal.

Gabriële aurait voulu que son fils soit homosexuel, elle trouvait ça chic et provocant. Elle lui disait souvent :

— C’est plus simple les garçons, crois-moi.

— Qu’est-ce que tu en sais ? répondait agressivement Vicente, qui ne supportait pas que sa mère parle aussi librement.

Vicente avait une beauté qui provoquait brutalement le désir, des jeunes filles aux vieux messieurs. À l’école, il avait connu les aventures des pensionnats et les attouchements honteux de professeurs salaces. Et quand il rentrait chez ses parents, il retrouvait un monde d’adultes à la vie trop libre pour son esprit d’enfant, il connaissait les odeurs de foutre dans leurs draps. Au bout du compte, tout cela avait fini par détraquer quelque chose en lui. Ses histoires d’amour étaient toujours bizarres. Mais que faire ? se demandait sa mère.


Vicente entre dans la cuisine, les yeux encore endormis, les paupières gonflées. Il voit la tête de sa mère contrariée, alors sans réfléchir il attrape la main de Myriam et dit d’une voix solennelle :

— Maman je te présente Myriam, nous allons nous fiancer.

Myriam et Gabriële arrêtent leur geste en même temps, la jeune fille sent le sol se dérober sous elle, mais la mère reste calme, elle n’en croit pas un mot.

— Nous nous fréquentons depuis deux mois, ajoute-t-il tranquillement. Je ne t’ai jamais parlé d’elle, parce que c’est très sérieux.

— Bien, je ne sais pas quoi dire, répond Gabriële, gênée.

— Myriam est en philosophie à la Sorbonne, elle parle six langues, oui, six, son père était un révolutionnaire, elle a traversé la Russie en charrette, fait de la prison en Lettonie, vu les Carpates dans un train, vogué sur la mer Noire, appris l’hébreu à Jérusalem, ramassé des oranges avec des Arabes en Palestine…

— Mais votre vie est un roman ! dit Gabriële en se moquant un peu de l’emphase de son fils.

— Tu es jalouse ? demande Vicente avec désinvolture.


Myriam se jette dans les rues de Paris avec le sentiment qu’elle a joué sa vie entière en une seule nuit. Elle rentre chez elle au petit matin, comme dans un conte, la lune lui a donné un fiancé. Et plus rien ne sera comme avant, à cause de ce garçon compliqué, mais beau, d’une beauté à crever.

Chapitre 21

Les semaines suivantes, Myriam présente son fiancé à sa sœur et à Colette, autour d’un chocolat chaud à la pâtisserie Viennoise, rue de l’École-de-Médecine. Colette le trouve épatant. Noémie est plus réservée, elle ressent l’aventure de sa sœur comme un abandon.

— Fais attention. Ne te jette pas dans les bras du premier venu, dit-elle. Je te rappelle que Pétain veut interdire le divorce.

Myriam voit bien, sous ces conseils bienveillants, poindre des accents de jalousie. Elle ne relève pas.

Vicente, lui aussi, présente sa fiancée à ses amis. Ils sont étranges et mal élevés, ils prennent de la confiture au haschich, ils boivent des glass, ils détestent les bourgeois, ils ont les cheveux longs gominés et des vestes à soufflet, ils ne se déplacent qu’entre les trois monts : Montmartre, Montparnasse, et la villa Montmorency, où certaines nuits, avenue des Sycomores, Vicente a dormi chez André Gide.

Ils jugent Myriam trop sérieuse :

— Elle est terne et besogneuse. Rosie était une bourgeoise, mais elle était jolie.

Vicente répond alors cette phrase que lui avait dite un jour son père, devant un coucher de soleil :

— Méfie-toi de ce qui est joli. Cherche ce qui est beau.

— Mais qu’est-ce que tu lui trouves de beau ?

Vicente regarde ses amis en insistant bien sur chacun des mots :

— Elle est juive.

Myriam, c’est son cri de guerre. C’est son fragment noir de beauté. Avec elle, il emmerde la terre entière. Les Allemands, les bourgeois et Olga Molaire.


Noémie, qui avait toujours été une élève brillante, se met à travailler de façon incohérente. Son professeur d’allemand écrit sur son bulletin, à la fin du premier trimestre : « Élève déconcertante. Fait très bien ou très mal. »

Elle quitte l’hypokhâgne pour suivre les cours de littérature en auditeur libre à la Sorbonne – ainsi elle retrouve sa sœur. Elle est prête à l’attendre des heures, devant les portes de l’amphithéâtre Richelieu, simplement pour pouvoir rentrer en métro avec Myriam, comme autrefois quand elles revenaient du collège.

— Elle m’étouffe, dit Myriam à sa mère.

— Mais c’est ta sœur et tu as de la chance de l’avoir, répond Emma dont la gorge se serre.

Myriam s’en veut. Elle sait que sa mère n’a plus de nouvelles de ses parents ni de ses sœurs depuis plusieurs semaines. Les lettres envoyées en Pologne restent sans réponse.


Un matin, à Lodz, les parents d’Emma se réveillent prisonniers. Leur quartier a été bouclé pendant la nuit, avec des barrières en bois, doublées de fils barbelés. Les patrouilles de la police régulière empêchent les gens de s’enfuir. Impossible d’entrer, impossible de sortir. Les magasins ne sont pas approvisionnés. Les germes et les microbes se répandent. Semaine après semaine le ghetto devient un tombeau à ciel ouvert. Chaque jour, des dizaines de personnes y meurent de famine ou de maladie. Les corps s’entassent sur des charrettes dont on ne sait pas quoi faire. Il se répand des odeurs infectes. Les Allemands n’entrent pas à cause des épidémies. Ils attendent. C’est le début de l’extermination des Juifs, par mort « naturelle ».

Voilà pourquoi Emma n’a plus de nouvelles de ses parents, ni d’Olga, Fania, Maria, ni de Viktor, son petit frère.


Noémie s’inscrit dans un cours de formation accélérée de professeur, qui lui permettrait d’obtenir un diplôme au mois de juillet si les examens ne sont pas repoussés. Et ainsi, de gagner sa vie, tout en écrivant.


— Regarde cette lettre. On y voit que, malgré l’interdiction faite aux Juifs de publier des livres, elle n’abandonne pas son projet.

Sorbonne 9 h en attendant le prof.

Chère Maman, cher Papa, cher Jacquot,

J’ai eu il y a trois semaines une espèce de « choc sentimental ». Et depuis j’ai écrit avec une très grande facilité de nombreux petits poèmes en prose.

De tout ce que j’ai écrit, ils sont certainement les plus publiables. En ce sens qu’ils sont mûrs, et comportent déjà en eux quelque chose. Je les ai envoyés à Mlle Lenoir et hier elle m’a demandé de venir pour que nous en parlions. Ils lui ont plu. Il y avait même des moments où elle me disait quelles étaient les choses qu’elle aimait, j’en étais gênée… Enfin, elle est très emballée.

Bibliothèque Sorbonne 3 h 20

Elle les a tapés à la machine et envoyés à quelqu’un qui pourra en donner un jugement bien plus impartial, car elle a peur d’être trop sévère ou de ne pas l’être assez. Vraiment, hier a été un grand jour pour moi.

Je ne sais pas exactement comment dire les choses, mais j’ai senti hier avec force que plus tard, non pas plus tard comme on dit un jour, mais dans deux ou trois ans, peut-être plus tôt, peut-être plus tard, j’écrirai et je publierai.

Voilà, je vous aurais raconté bien des choses plus précises encore. Mais je ne peux pas. C’est trop compliqué et par moment trop douloureux. Toujours est-il que je dois à quelqu’un ça. Pas mal. Que j’aime beaucoup.

Là-dessus je vous embrasse fort et attends Jacquot vendredi. Je serai à la gare.

Je vous embrasse No.

Cette lettre, non datée, a été écrite avant le mois de juin 1941. À cette date, Myriam et Noémie apprennent qu’un numerus clausus limite à présent l’inscription des étudiants juifs à l’université. Elles doivent renoncer à la Sorbonne.

Numerus clausus. Ce mot les choque. Elles l’entendaient dans la bouche de leur mère, qui n’avait pas pu faire les études de physique dont elle rêvait. Ces mots latins évoquaient une période éloignée, la Russie, le XIXe siècle… Jamais elles n’auraient pu imaginer que cela pourrait un jour les concerner.

À Paris, des attentats sont commis contre des soldats allemands. En représailles, des otages sont fusillés. Et les théâtres, restaurants et cinémas sont fermés pour un temps donné. Les filles ont la sensation de ne plus avoir le droit de rien faire.

Quelques jours plus tard, Ephraïm apprend que les Allemands sont rentrés dans Riga. La grande synagogue chorale où sa femme aimait aller chanter a été incendiée par des nationalistes. Ils ont enfermé les gens à l’intérieur de la synagogue et les ont brûlés vifs.

Ephraïm ne dit rien à Emma. Tout comme Emma cache à Ephraïm qu’elle ne reçoit plus de courrier de Pologne. Chacun protège l’autre.

Ils doivent se rendre à la préfecture pour signer les registres. Ephraïm, qui a entendu parler de départs vers l’Allemagne, pose des questions à l’agent d’administration.

— Mais qu’est-ce qu’on y fait exactement, en Allemagne ?

L’agent tend à Ephraïm un dépliant, sur lequel on voit le dessin d’un ouvrier regarder vers l’est. En lettres capitales, on peut lire : « Si tu veux gagner davantage… viens travailler en Allemagne. Renseignez-vous : office de placement allemand ou Feldkommandantur ou Kreiskommandantur. »

— Pourquoi pas, dit Ephraïm à Emma. Peut-être que travailler quelques mois, au nom de la France, permettrait de faire avancer notre naturalisation ? Cela montrerait nos efforts et surtout, notre bonne volonté.

Dans les couloirs, les Rabinovitch croisent Joseph Debord, le mari de l’institutrice des Forges, qui est employé à la préfecture.

— Qu’en pensez-vous ? demande Ephraïm en lui montrant le dépliant.

Joseph Debord jette un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, puis sans rien dire, attrape le dépliant des mains d’Ephraïm et le déchire en deux. Les Rabinovitch le regardent s’éloigner silencieusement dans le couloir.

Chapitre 22

En face de l’opéra Garnier, la façade d’un immeuble Art déco ressemble à une gigantesque boîte de biscuits rose, avec sa galerie commerciale, son cinéma Le Berlitz, et son dancing au décor peint par Zino. Une dizaine d’ouvriers, trapézistes au bout de leurs cordes, y hissent une affiche aux dimensions gigantesques. On découvre alors, sur plusieurs mètres de hauteur, le dessin d’un vieil homme aux doigts crochus, aux lèvres lippues, qui s’accroche à un globe terrestre comme s’il voulait le posséder. En lettres capitales rouges, on peut lire : « LE JUIF ET LA FRANCE ». L’exposition est organisée par l’Institut d’étude des questions juives, dont la principale mission est d’orchestrer une propagande antisémite de grande ampleur pour le compte de l’occupant.

L’exposition débute le 5 septembre 1941, elle a pour fonction d’expliquer aux Parisiens pourquoi les Juifs forment une race dangereuse pour la France. Il s’agit de prouver « scientifiquement » qu’ils sont avides, menteurs, corrompus, et obsédés sexuels. Cette manipulation de l’opinion publique permet de démontrer que l’ennemi de la France, c’est le Juif. Pas l’Allemand.

L’exposition est pédagogique et ludique. Dès l’entrée, les visiteurs peuvent se faire photographier devant la reproduction géante d’un nez juif. Des maquettes mettent en scène différents faciès : des nez crochus, des lèvres épaisses, des cheveux sales. À la sortie, un mur présente les photographies de nombreuses personnalités juives, Léon Blum, Pierre Lazareff, Henri Bernstein ou encore Bernard Natan, qui tous incarnent « le péril juif dans tous les domaines de l’activité nationale ». La France est symbolisée par l’image d’une belle femme « victime de sa générosité ».

Les visiteurs peuvent ensuite acheter un ticket pour voir, au cinéma Le Berlitz, un documentaire allemand, supervisé par Goebbels, intitulé Le Juif éternel. L’écrivain Lucien Rebatet l’a qualifié de chef-d’œuvre.

Cette manipulation de l’opinion publique a des conséquences. Au mois d’octobre, six synagogues parisiennes sont plastiquées par des militants collaborationnistes armés par l’occupant. Rue Copernic, la bombe détruit une partie de l’édifice, où des fenêtres sont arrachées. Le lendemain, un rapport des renseignements généraux mentionne : « L’annonce des attentats commis hier contre les synagogues n’a causé dans le public ni surprise ni émoi. “Cela devait arriver”, entend-on dire avec une certaine pointe d’indifférence. »

Cette propagande permet aussi de justifier les mesures antisémites, qui s’intensifient. Les familles qui ont un poste de radio doivent le rendre à la préfecture de police en même temps qu’ils émargent les listes. Tous les comptes bancaires sont soumis au Service du contrôle des administrateurs provisoires. Les arrestations, principalement de Polonais en âge de travailler, commencent.

Les préfectures organisent le recensement des biens de chacune des familles présentes sur leur territoire, afin que l’État puisse confisquer ce qui l’intéresse. Il sera décrété que les Juifs doivent payer une amende d’un milliard de francs.


— Comme tu pourras le constater sur la fiche que j’ai retrouvée, les Rabinovitch ne possédaient plus grand-chose.

Ordonnance concernant une amende imposée aux Juifs.

Nom : Rabinovitch

Prénoms : Ephraïm Emma et leurs enfants

Résidence : Les Forges

Indication des objets de valeur saisissables sans dommage pour l’économie générale ni pour les créanciers français (argenterie, bijoux, œuvres d’art, valeurs mobilières, etc.) :

Une voiture automobile et mobilier de première nécessité.

Tous les dimanches, Ephraïm joue aux échecs avec Joseph Debord, le mari de l’institutrice.

— Je crois que les Juifs devraient essayer de quitter la France, dit-il à Ephraïm en déplaçant un pion sur l’échiquier.

— Nous n’avons pas de papiers et nous sommes assignés à résidence, répond Ephraïm.

— Peut-être que… vous pourriez vous renseigner quand même ?

— Mais comment ?

— Par exemple, quelqu’un pourrait le faire pour vous.

Ephraïm comprend bien le message que veut lui faire passer Debord. Mais il a l’habitude de gérer ses affaires lui-même, surtout en ce qui concerne sa famille.

— Écoutez, chuchote Debord, si un jour, il vous arrivait un problème… venez me voir chez moi – mais jamais à la Préfecture.

Ces paroles font malgré tout leur chemin dans l’esprit d’Ephraïm, qui réfléchit aux possibilités de partir à l’étranger. Pourquoi ne pas retourner chez Nachman pour quelque temps, en trouvant un moyen de voyager clandestinement ? Mais la Grande-Bretagne n’autorise plus les Juifs à émigrer en Palestine sous mandat britannique. Ephraïm se renseigne alors pour les États-Unis, mais les politiques d’accueil des immigrés se sont durcies. Roosevelt a mis en place une politique restrictive d’immigration. Un paquebot fuyant le Troisième Reich a dû faire demi-tour et les mille passagers du Saint-Louis ont été renvoyés en Europe.

Des frontières s’érigent de toute part. Ce qui était encore possible il y a quelques mois, ne l’est plus désormais.

Pour partir, il faudrait trouver de l’argent, mais tout ce qui leur appartient est hypothéqué par l’État français. Et puis il faudrait voyager clandestinement, tout recommencer depuis le bas de l’échelle. Ephraïm se sent trop vieux pour ça, il n’a plus le courage d’embarquer sa famille dans une charrette pour traverser des forêts enneigées.

Son corps fatigué est aussi une limite, sa frontière.


Vicente et Myriam se marient le 15 novembre 1941 à la mairie des Forges, sans dragées ni photographe. Les Picabia, pour qui ce n’est pas un événement, ne font pas le déplacement. Myriam porte une robe polonaise de sa mère, en lin lourd, brodée d’un liseré rouge. Pour se rendre à la mairie, il faut traverser le village. Les habitants regardent passer le cortège des Rabinovitch, avec leur drôle d’allure, Noémie a mis sur la tête un petit chapeau à voilette prêté par Mme Debord, l’institutrice. Et Myriam un napperon plié comme un foulard. Le maire trouve que ces gens ont l’air de ces saltimbanques qu’on voit errer aux abords des villes, moitié artistes, moitié voleurs.

— Ces Juifs, ils sont quand même bizarres… dit-il à sa secrétaire de mairie.

Personne n’a vu cela aux Forges, une noce sans messe, sans chanson de régiment, ni danse au son d’un accordéon. La cérémonie est un peu pâlotte, certes, mais elle délivre Myriam : elle est rayée de la liste des Juifs de l’Eure pour être transférée sur la liste de Paris.

Myriam s’installe donc officiellement à Paris, rue de Vaugirard, dans un appartement au cinquième et dernier étage. Trois chambres de bonnes reliées entre elles par un long couloir.

Désormais jeune mariée, Myriam essaye de tenir son foyer. Mais Vicente ne veut rien changer à leurs habitudes.

— Arrête, on n’est pas devenus des petits bourgeois. Et puis on s’en fout de faire le ménage.

Il faut quand même se nourrir. Quand elle n’est pas en cours à la Sorbonne, Myriam fait la queue devant les magasins d’alimentation. En tant que Juive, elle n’a pas le droit de faire ses courses en même temps que les Françaises : seulement entre quinze heures et seize heures. Le ticket de rationnement DN donne droit à du tapioca, le DR à des petits pois, et le ticket 36 à des mange-tout. Parfois quand arrive son tour, il ne reste plus rien. Elle s’excuse auprès de Vicente.

— Pas la peine de t’excuser ! On va boire, c’est bien mieux que manger !

Vicente aime s’étourdir le ventre vide, il entraîne Myriam avec lui dans les caves interdites, au Dupont-Latin à l’angle de la rue des Écoles, et au café Capoulade rue Soufflot. Myriam écrira : « Un soir rue Gay-Lussac avec Vicente. Le bruit que nous faisons incommode les voisins. Ils appellent la police. Alors j’ai sauté par une fenêtre. Il faisait nuit noire. Arrivant au niveau de la rue des Feuillantines, j’entends venir une patrouille de deux policiers français. Dans un coin sombre, je me suis accroupie. »

Sauter, se cacher, échapper à la police : c’est comme un grand jeu dont il faut se sortir vivante. Myriam ne doute de rien et surtout pas du fait qu’elle est invincible.


— Après la guerre, on va découvrir un syndrome de dépression qui va toucher certains résistants. Parce que jamais ils ne s’étaient sentis aussi vivants que frôlant la mort à chaque instant. Tu crois que Myriam a pu le ressentir ?

— … Mon père oui, c’est sûr. Vicente a souffert du retour à la « vie normale ». Il avait besoin de la brûlure du risque.


Petit à petit, à mesure que l’administration fait son travail minutieux d’épouilleuse, cherchant à recenser un à un chaque Juif vivant sur le sol français, l’occupant continue d’émettre de nouvelles ordonnances qui restreignent toujours plus leur liberté. C’est un travail lent, efficace. Entre la fin de l’année 1941 et le courant 1942, les Juifs ne doivent plus s’éloigner de chez eux dans un rayon de plus de cinq kilomètres. Le couvre-feu leur est imposé à partir de vingt heures – ils n’ont pas le droit de déménager. En mai 1942, le port d’une étoile jaune bien visible sur leur manteau est obligatoire afin de faciliter le travail de la police qui doit vérifier qu’ils respectent le couvre-feu et les restrictions de déplacement.

En signe de protestation, les étudiants de la Sorbonne cousent sur leurs vestes des étoiles jaunes avec l’inscription « Philo ». Ils se font arrêter au Quartier latin par des policiers. Les parents deviennent fous.

— Mais vous vous rendez compte des risques que vous prenez ?

La famille Rabinovitch est enfermée dans sa campagne, elle n’a plus le droit de voyager, plus le droit de sortir le soir, plus le droit de prendre le train.

Myriam et Vicente, eux, peuvent faire des allers-retours entre Paris et la Normandie. À l’aller, ils emportent dans leurs bagages des objets de première nécessité et, au retour, de la nourriture. Ces mouvements de va-et-vient donnent un peu d’air à la famille Rabinovitch.

C’est pour Noémie que la situation est la plus douloureuse, surtout lorsqu’elle voit sa grande sœur prendre le train pour Paris avec son jeune et beau mari.


Un soir, assise à la terrasse de La Rhumerie martiniquaise, 166 boulevard Saint-Germain, Myriam boit un verre avec Vicente et sa bande de copains. Il commence à se faire tard, le couvre-feu interdit aux Juifs de se trouver dans la rue après huit heures du soir, mais Myriam n’a pas envie de quitter cette bande joyeuse qui rigole à gorge déployée dans les vapeurs d’alcool. Elle est majeure, elle est mariée, elle est femme, elle veut sentir sur sa peau la morsure de la liberté. Elle ferme les yeux et penche la tête en arrière pour mieux apprécier la brûlure du rhum, de ses lèvres jusqu’au fond de sa gorge.

Quand elle rouvre les yeux, la police est là. Contrôle des papiers. C’est rapide comme une inondation. Quelques secondes plus tôt, elle pouvait se lever, partir – s’en sortir. En une respiration, elle est prise, la main au collet, c’est terminé. Elle ressent d’étroites caresses glacées sur ses joues et sa nuque – sous les bras. Sensation de noyade. Et pourtant, elle pourrait presque en rire d’ivresse. L’alcool lui donne la sensation ouatée que tout cela n’est peut-être pas une scène de la vie réelle.

Dans La Rhumerie martiniquaise, la tension monte parmi les buveurs assis en terrasse, la présence des uniformes n’est pas agréable, les clients montrent une forme d’hostilité. Les hommes fouillent dans leurs poches, un peu trop longtemps, afin d’agacer les policiers. Les dames soupirent en cherchant leurs papiers dans leurs sacs à main.

Myriam sait qu’elle est foutue. Des éclairs inutiles traversent sa pensée. S’enfermer dans les toilettes ? Le policier viendra l’y chercher. Payer son verre et partir comme si de rien n’était ? Non. On l’a déjà repérée. Partir en courant ? Mais on la rattraperait bien vite. Myriam est prise au piège. Tout devient absurde. Son verre de rhum. Le cendrier. Les cigarettes écrasées. Mourir pour se sentir libre en buvant de l’alcool à la terrasse d’un café parisien. Quelle absurdité quand la vie s’arrête. Myriam tend sa carte d’identité au policier, sur laquelle le mot « JUIF » est tamponné.

— Vous êtes en fraude.

Oui, elle le sait. C’est passible d’internement. Elle peut dès ce soir être envoyée dans ces étranges « camps » dont personne ne sait ce qu’il s’y passe. En silence elle se lève. Elle prend ses affaires, son manteau, son sac, fait un signe de la main à Vicente puis elle suit les policiers. Les clients la regardent s’éloigner, menottes aux poignets. Pendant quelques minutes, on s’indigne du sort réservé aux Juifs.

— Cette jeune femme, elle n’a rien fait.

— Ces ordonnances sont humiliantes.

Puis les rires reprennent. Et les cocktails au rhum finissent d’être sirotés.

Désespéré, Vicente quitte la table pour se rendre chez sa mère et lui raconter ce qui vient de se passer.

— Mais qu’est-ce que vous faisiez dans la rue ? hurle Gabriële. Deux idiots vous êtes ! Vous pensez que c’est un jeu ? Je t’avais dit que Myriam ne devait pas continuer à traîner dehors, la nuit.

— Mais maman, c’est ma femme, dit Vicente, elle ne peut pas rester enfermée chez nous toute la soirée.

— Écoute-moi bien Vicente, parce que je ne rigole pas. On va se parler de choses sérieuses, toi et moi.

Pendant que mère et fils ont la première conversation de leur vie, Myriam est emmenée au commissariat de la rue de l’Abbaye où elle passe la nuit. Au matin, elle est transférée à pied à la préfecture de police, au dépôt, qui se trouve sur l’île Saint-Louis, mais on ne lui passe pas les menottes. Elle dort une seconde nuit en prison.

Le dimanche matin, un policier vient la chercher.

Le visage de cet homme est dur, fermé. Il ne regarde jamais Myriam dans les yeux, mais toujours par terre. Une fois dans la rue, il la fait monter dans sa voiture en disant :

— Montez, sans discuter.

Pendant que le policier fait le tour de sa voiture pour aller s’asseoir au volant, Myriam respire l’odeur de son chemisier à l’endroit des aisselles, pour se rendre compte, gênée, qu’elle sent très mauvais après ces deux jours passés au dépôt.

Myriam demande si elle va être transférée dans une autre prison parisienne. Mais le policier ne répond pas. Ils roulent dans un Paris vide et silencieux. Depuis que les Français n’ont plus le droit de prendre leur voiture, la capitale est affreusement calme. Myriam et le policier suivent les panneaux blancs, bordés de noir, qui ont été posés partout dans la ville pour que les Allemands s’y repèrent.

Myriam finit par comprendre, inquiète, qu’il l’emmène à la gare, car le policier prend systématiquement la direction Der Bahnhof Saint-Lazare. Elle se demande si elle est envoyée dans un de ces camps éloignés de Paris. Effrayant.

Myriam regarde par la fenêtre le défilé des employés de bureau, les passants avec leurs lunettes dorées, leurs serviettes de cuir, leurs costumes noirs et leurs souliers vernis, qui courent pour attraper un des rares autobus qui roulent au ralenti à cause du mauvais gazogène. Elle se demande si elle va, un jour, faire à nouveau partie de ce qui lui semble désormais un décor derrière une vitre.

Soudain la voiture s’arrête dans une des ruelles adjacentes. Le policier sort de la poche de son uniforme trois pièces de 10 francs, qu’il donne à Myriam. Elle remarque que ses mains sont fines et qu’elles tremblent.

— Pour votre billet de train. Rentrez chez vos parents, dit le policier en lui donnant l’argent.

Cette phrase est très claire. Mais Myriam reste interdite, regardant dans sa main les épis de blé sous la devise de la France, liberté, égalité, fraternité.

— Dépêchez-vous, ajoute le policier avec nervosité.

— Ce sont mes parents qui vous ont… ?

— Pas de questions, coupe le policier. Entrez dans la gare, je vous surveille.

— Laissez-moi juste écrire une lettre, je veux prévenir mon mari.


— Attends maman, cette histoire de policier me semble très étrange. C’est toi qui imagines que les choses se sont passées ainsi ?

— Non ma fille, je n’invente rien. Je restitue et je reconstitue. Voilà tout. Regarde. Enfin, lis plutôt.

Lélia me tend une page, arrachée d’un cahier d’écolier, une feuille quadrillée, recto verso. Je reconnais l’écriture de Myriam.


« Il est vrai que pour moi la chance s’est souvent manifestée. L’étoile ? Je ne l’ai jamais portée. La Rhumerie martiniquaise à Saint-Germain-des-Prés. Avais-je déjà le beau tampon rouge, juive, ou était-ce simplement mon nom ? Une vérification d’identité, heure trop tardive, vers 8 heures du soir ? Les Juifs devaient observer le couvre-feu, donc arrestation et conduite au commissariat rue de l’Abbaye. J’ai dormi sur l’épaule d’un gars charmant, souteneur de son métier, Riton je crois, et le matin, à pied, sans menottes ni cinéma, un policier en civil m’a amenée à la préfecture de police dans l’île Saint-Louis. On servait du café à ceux qui pouvaient payer. J’étais là avec une Espagnole, énorme, qui pestait contre les Français. J’avais un peu d’argent. Quand le garçon de café est revenu chercher les tasses vides, il emporte avec la vaisselle un billet que j’avais fourré sous les quelques pièces pour le pourboire. “Je vous donne tout ce que j’ai et vous demande de signaler ma présence ici, au numéro… pour dire que je me trouve à la préfecture.” J’ai passé la nuit, et le dimanche matin un policier est venu me chercher. “On m’a chargé de vous amener à la gare. J’ai l’argent pour votre billet.” Je n’ai pas pu repasser chez moi. Le policier m’a autorisée à écrire une lettre à mon mari. Il m’a rendu mes papiers et de là je suis partie aux Forges. »


— Tu te souviens ? Quand je te disais de retenir la date du 13 juillet 1933, comme celle d’un jour de bonheur parfait ?

— Le jour de la remise des prix au lycée Fénelon…

— Nous voici rendus très exactement neuf ans plus tard. Le 13 juillet 1942. Aux Forges.

Chapitre 23

Jacques a été reçu à la première partie du baccalauréat – il est allé à Évreux chercher ses résultats avec l’étoile jaune sur son veston. Sur le chemin du retour, Jacques et Noémie sont partis à vélo pour rendre visite à Colette, lui annoncer la bonne nouvelle.

La journée a été chaude. Ils se sont bien amusés tous les trois. Depuis que Myriam est mariée, Jacques a pris sa place entre les deux filles. Noémie apprécie cette nouvelle alliance, inattendue. Elle découvre son petit frère, au caractère joyeux. Colette songe à leur proposer de rester dormir à la maison, puis finalement, y renonce.

En rentrant chez leurs parents, Jacques et Noémie s’arrêtent sur la place du village des Forges, où le bal du soir se prépare, avec son estrade et ses lampions.

— Tu crois qu’on pourra venir faire un tour après le dîner ? demande Jacques à Noémie.

Elle ébouriffe son petit frère dans un geste moqueur. Il peste en lançant ses grands bras dans l’air. Il ne supporte pas qu’on touche à ses cheveux.

— Allez, tu connais la réponse.

Ils rentrent chez leurs parents en pliant leurs vestes sur le porte-bagages de sorte qu’on ne puisse pas voir leur étoile. Bien leur en a pris. Ils ont croisé des Allemands à moto et c’est déjà l’heure du couvre-feu.

Pour le dîner du soir, Emma a trouvé de quoi faire un bon repas et dresse une jolie table sous les arbres, il faut fêter les résultats de Jacques. Depuis qu’il a décidé de devenir ingénieur agronome, il travaille aussi bien que ses sœurs.

Emma décore la nappe avec des fleurs qu’elle dispose soigneusement en chemin de table. Myriam est là. Elle n’est pas retournée à Paris depuis sa miraculeuse libération de prison. Toute la famille dîne dans le jardin, derrière la maison. Ils sont tous les cinq, aux mêmes places qu’ils occupaient autour de la table en Palestine, comme en Pologne, puis à Paris rue de l’Amiral-Mouchez – cette table, c’est leur barque. La nuit semble ne plus vouloir tomber, l’air du jardin est encore gorgé de la chaleur sucrée du jour.

Soudain, un ronronnement de moteur perce le calme de cette soirée. Une voiture s’approche – non, ce sont deux voitures. Dans le jardin, les conversations s’interrompent, les oreilles se dressent comme ceux d’animaux inquiets. On attend que le bruit s’éloigne, qu’il s’évanouisse. Mais non. Il persiste, s’amplifie. Les cœurs se crispent. Tous les cinq retiennent leur souffle. Ils entendent le bruit des portes et des bottes qui claquent.

Les mains se cherchent sous la table, les doigts s’entrelacent, dans les cœurs une déchirure. Des coups sont frappés, les enfants sursautent.

— Que tout le monde reste calme, je vais ouvrir, dit Ephraïm.

Il sort, voit les deux voitures garées, l’une avec trois militaires allemands et l’autre avec deux gendarmes français, dont l’un est censé traduire les instructions. Mais Ephraïm, qui parle l’allemand, comprend les consignes et leurs conversations.

Les gendarmes sont venus chercher ses enfants.

— Prenez-moi à leur place, dit-il tout de suite aux policiers.

— Ce n’est pas possible. Qu’ils préparent en vitesse une valise pour leur voyage.

— Quel voyage ? Où vont-ils ?

— Vous serez informés en temps et en heure.

— Ce sont mes enfants ! J’ai besoin de savoir.

— Ils vont partir travailler. Personne ne leur fera de mal. Vous aurez des nouvelles.

— Mais où ? Quand ?

— Nous ne sommes pas là pour discuter, nous avons l’ordre de chercher deux personnes, nous repartirons avec ces deux personnes.

Deux personnes ?

Mais bien sûr, se dit Ephraïm, Myriam est sur les listes de Paris. Ils parlent de Noémie et Jacques.

— Tout le monde est couché, dit-il. Ma femme est au lit, il serait plus facile de revenir demain matin.

— Demain c’est le 14 juillet, la gendarmerie sera fermée.

— Laissez-moi juste quelques minutes, alors, que ma femme et mes enfants aient le temps de s’habiller.

— Une minute, pas plus, disent les policiers.

Ephraïm marche calmement vers la maison, tout en réfléchissant. Faut-il demander à Myriam de s’embarquer avec eux ? C’est l’aînée, la plus débrouillarde, elle pourrait partir avec les deux petits, pour les aider à s’en sortir – n’a-t-elle pas réussi à s’échapper toute seule de prison ? Ou au contraire, faut-il dire à Myriam de se cacher pour ne surtout pas prendre le risque d’être arrêtée ?

Dans le jardin, tout le monde attend le père en silence.

— C’est la police. Ils sont venus chercher Noémie et Jacques. Montez faire vos valises. Pas toi Myriam. Tu n’es pas sur la liste.

— Mais ils vont nous emmener où ? demande Noémie.

— Travailler en Allemagne. Donc prenez des pull-overs. Allez, dépêchez-vous.

— Je pars avec eux, dit Myriam.

Elle se lève d’un bond pour faire aussi sa valise. Alors quelque chose traverse Ephraïm. Le souvenir inconscient et lointain de cette nuit où la police bolchevique était venue l’arrêter. Emma avait eu un malaise et il s’était approché de son ventre en ayant peur que le bébé soit mort.

— Va te cacher dans le jardin, lui dit-il en la prenant fermement par le bras.

— Mais papa… proteste Myriam.

Ephraïm entend les policiers qui frappent à la porte pour entrer dans la maison. Il attrape sa fille par le col, il serre son chemisier jusqu’à l’étrangler, avant de lui ordonner, droit dans les yeux et la bouche déformée par la peur :

— Fous le camp loin d’ici. C’est compris ?

Chapitre 24

— Pourquoi les enfants Rabinovitch sont-ils arrêtés – et non pas leurs parents ?

— Oui, cela semble étrange, parce que nous avons en tête ces images où l’on voit des familles entières arrêtées ensemble : parents, grands-parents, enfants… Mais il y a eu plusieurs sortes d’arrestations. Le projet du Troisième Reich, l’extermination de millions de personnes, était un projet si vaste, qu’ils ont dû procéder étape par étape, sur plusieurs années. Dans un premier temps, on a vu comment la promulgation des ordonnances visait à neutraliser les Juifs pour les empêcher d’agir. Tu as compris le tour de passe-passe ?

— Oui, séparer les Juifs de la population française, les éloigner physiquement, les rendre invisibles.

— Jusque dans le métro, où ils n’avaient plus le droit de prendre les mêmes wagons que les Français…

— Mais tout le monde ne sera pas indifférent. Je me souviens de cette phrase de Simone Veil : « Dans aucun autre pays, il n’y a eu un élan de solidarité comparable à ce qui s’est passé chez nous. »

— Elle avait raison. La proportion de Juifs sauvés de la déportation pendant la Seconde Guerre mondiale en France fut élevée par rapport aux autres pays occupés par les nazis. Mais pour en revenir à ta question, non, en effet, les Juifs n’étaient pas, au départ, déportés en famille. Les premiers déportés, ceux de 1941, étaient uniquement des hommes, dans la force de l’âge. La plupart polonais. On a appelé cela : la convocation du billet vert. Parce que les hommes qui étaient embarqués recevaient une assignation sous forme d’un billet de couleur verte.

Ils prennent d’abord les hommes, vaillants, pour crédibiliser l’idée qu’on va envoyer cette main-d’œuvre travailler. Les jeunes pères de famille, les étudiants, les ouvriers costauds, etc. Ephraïm, qui a plus de 50 ans, n’est donc pas concerné. Cela permet d’éliminer en premier les hommes forts. Ceux qui peuvent se battre, ceux qui savent se servir d’une arme. Tu vois, quand tu disais que tu ne comprenais pas pourquoi les gens s’étaient laissé faire, comme des vivants déjà morts – et que cette idée était insupportable… Eh bien ces hommes, les « billets verts », ne se sont pas laissé embarquer sans réagir. Tout d’abord, presque la moitié d’entre eux ne sont pas allés à leur convocation. Les billets verts se sont ensuite battus. Beaucoup vont s’échapper – ou essayer de s’échapper – des camps français de transit où ils sont enfermés. J’ai lu des récits d’évasions, de bagarres terribles avec les surveillants de camps. Sur les 3 700 billets verts arrêtés, presque 800 ont réussi à s’échapper – même si la plupart ont été arrêtés de nouveau.

Tout cela est calculé pour faire croire aux gens qu’il s’agit « seulement » d’emprisonner les Juifs et de les envoyer travailler quelque part en France. Pas de les tuer. En gros, on les associe à des prisonniers de guerre. Et puis, petit à petit, on va arrêter aussi des jeunes, comme Jacques et Noémie, puis d’autres nationalités – et puis petit à petit tout le monde va y passer, les jeunes, les vieux, les hommes, les femmes, les étrangers, les pas étrangers… même les enfants. J’insiste sur cette question des enfants, tu sais sans doute que les Allemands voulaient déporter les enfants après leurs parents. De son côté, le gouvernement de Vichy voulait se débarrasser des enfants juifs le plus vite possible. L’administration française a exprimé à l’administration allemande « le souhait de voir les convois à destination du Reich inclure également les enfants ». C’est écrit noir sur blanc.

Les Allemands auraient inventé un nom de code, Vent de printemps, pour désigner l’opération visant à mettre un coup d’accélérateur dans le processus de déportation des Juifs de l’Europe de l’Ouest. L’idée d’origine consistait à arrêter tout le monde le même jour, à Amsterdam, à Bruxelles et à Paris.

— Le même jour ! On voit la mégalomanie du rêve antisémite : arrêter tous les Juifs d’Europe en même temps, à la même heure !

— Mais les choses vont s’avérer plus difficiles à mettre en place. Le 7 juillet 1942, une rencontre est organisée à Paris entre représentants des deux pays. Les Allemands exposent leur projet. Aux Français de l’exécuter. L’opération prévoit – entre autres – le départ de quatre convois de train par semaine, chacun devant transporter 1 000 Juifs. Soit 16 000 Juifs par mois envoyés vers l’Est – dans le but d’obtenir, en un trimestre, un premier contingent de 40 000 Juifs déportés de France. Je dis bien un premier contingent. Car l’objectif fixé, pour l’année 1942, est de déporter 100 000 Juifs du sol français. Et ce n’est qu’un début. C’est clair, net et précis.

Le lendemain de la réunion, les commandants de gendarmerie de différents départements reçoivent les ordres suivants. Je te lis la note telle qu’elle a été écrite : « Tous les Juifs âgés de 18 ans à 45 ans inclus, des deux sexes, de nationalités polonaise, tchécoslovaque, russe, allemande et précédemment autrichienne, grecque, yougoslave, norvégienne, hollandaise, belge, luxembourgeoise, et apatrides devront être immédiatement arrêtés et transférés dans le camp de transit de Pithiviers. Les Juifs qui de visu sont reconnus estropiés ainsi que les Juifs issus de mariage mixte ne devront pas être arrêtés. Les arrestations devront être intégralement exécutées le 13 juillet à 20 heures. Les Juifs arrêtés devront être livrés pour le 15 juillet à 20 heures, dernier délai, au camp de transit. »

— Le 13 juillet, c’est le jour de l’arrestation des enfants Rabinovitch. Noémie a 19 ans, elle entre dans les critères. Mais Jacques ? Il n’a que 16 ans et demi – or, 18 ans c’est 18 ans – et l’administration respecte normalement les règles.

— Tout à fait. Tu as raison. Jacques ne devrait pas être embarqué. Mais l’État français a un problème. Dans certains départements, le nombre de Juifs disponibles pour la déportation n’atteint pas les objectifs de rentabilité demandés par les Allemands. Tu te souviens ce que je t’ai dit ? Mille Juifs par convois, quatre convois par semaine. Etc. L’ordre officieux est donc donné que les limites d’âge des Juifs arrêtés soient élargies à 16 ans. Je pense que c’est pour ça que Jacques se retrouve sur la liste.

— Et Myriam ? Que se serait-il passé pour elle si elle s’était présentée aux Allemands ce soir-là ?

— Elle aurait été embarquée avec son frère et sa sœur – afin d’atteindre…

— … les objectifs de rentabilité.

— Mais ce soir-là, elle n’était pas sur la liste, parce qu’elle venait de se marier. C’est le mince fil de hasard auquel tient chacune de nos vies.

Chapitre 25

Serrés l’un contre l’autre, Noémie et Jacques sont assis à l’arrière de la voiture de police, vers une destination inconnue. Jacques a mis sa tête contre l’épaule de sa grande sœur, les yeux fermés, il repense à ce jeu d’autrefois, qui consistait à trouver des séries de mots commençant par la même lettre dans différentes catégories. Sport, batailles célèbres, héros. Noémie tient dans une main celle de son frère et dans l’autre leur valise. Elle fait la liste de tout ce qu’elle a oublié de prendre dans la précipitation : sa pommade Rosat pour les lèvres gercées, un morceau de savon et son gilet bordeaux qu’elle aime tant. Elle regrette d’avoir emporté la bouteille de lotion capillaire Pétrole Hahn de Jacques qui prend une place inutile.

Elle pose sa joue contre la vitre et regarde les rues du village, qu’elle connaît par cœur. Dans cette nuit particulière, les jeunes gens de son âge se rendent au bal, ils avancent par petites grappes. Les phares de la voiture éclairent leurs jambes et leurs bustes. Pas leurs visages. Au fond, elle préfère.

Noémie se dit que cette épreuve fera d’elle un écrivain, oui, un jour, elle écrira tout ça. Elle observe pour ne rien oublier, chaque détail, les filles qui marchent pieds nus, tenant dans leurs mains leurs chaussures vernies pour ne pas les abîmer sur les cailloux des chemins, leurs seins gonflés par des corsages trop serrés. Elle racontera les garçons poussant leurs vélos devant elles et des cris d’animaux pour les faire rire, leurs cheveux gominés, brillants sous la lune. Et dans l’air, elle décrira la promesse érotique de la danse, une jeunesse grisée sans avoir bu, enivrée par les flonflons du bal dont les notes parviennent, portées par le vent de ce mois de juillet. Le vent lourd et parfumé du soir d’été.

La voiture de police prend la sortie du village en direction d’Évreux. À la lisière de la forêt, un couple sort des buissons, comme pris en flagrant délit dans la lumière des phares. Ils se tiennent par la main. Cette vision blesse Noémie. Comme si elle savait que jamais cela ne lui arriverait.

La voiture s’enfonce dans la forêt, le silence envahit la route puis la maison où Ephraïm et Emma se trouvent seuls à présent, pétrifiés de peur, le silence envahit aussi le jardin où Myriam se cache. Elle attend que quelque chose se passe, sans savoir quoi exactement.


Un jour, beaucoup plus tard, au milieu des années 70, dans le cabinet d’un dentiste, à Nice, une après-midi de grande chaleur, soudain, Myriam comprendra ce qu’elle attendait, allongée dans le jardin. Elle sera envahie par le souvenir de cette attente. Lui reviendra la sensation de l’herbe sur ses lèvres. Et celle de la peur au ventre. Elle comprendra alors qu’elle espérait que son père change d’avis. Tout simplement. Elle attendait que son père vienne la chercher pour lui demander de rejoindre Jacques et Noémie.


Mais Ephraïm ne revient pas sur sa décision et demande à Emma de fermer les volets puis de se coucher, tout en gardant son calme. Que la panique ne s’installe pas dans leur maison.

— La peur fait prendre les mauvaises décisions, dit-il avant d’éteindre les bougies.

Myriam voit que ses parents ont fermé les volets de leur chambre. Elle attend encore un peu. Et quand elle comprend que personne ne viendra la cueillir dans ce jardin, au creux de la nuit, en silence, elle choisit le vélo de son père, bien qu’il soit trop grand pour elle. En enroulant ses doigts autour du guidon, Myriam sent les mains d’Epraïm se glisser dans les siennes pour lui donner du courage – le vélo tout entier devient le corps du père, une ossature fine mais solide, des muscles résistants et souples, capables de conduire sa fille toute la nuit jusqu’à Paris.

Elle est confiante, elle sait qu’il faut profiter de la générosité de l’obscurité, et surtout, de la bonté de la forêt, qui ne juge personne et abrite en son sein tous les fugitifs. Ses parents lui avaient tant de fois raconté la fuite de Russie, l’épisode de la charrette qui se détache. Fuir, s’en sortir, elle sait faire. Soudain sur le bord de la route, Myriam aperçoit la forme d’un animal, qui la fait freiner d’un coup sec. Elle s’arrête devant le cadavre d’un oiseau mort, dont le sang noir se mêle aux plumes éparpillées. Cette vision morbide la trouble comme un mauvais présage. Myriam recouvre d’humus le corps bombé de l’animal, encore chaud, puis elle récite en chuchotant les vers araméens que lui avait appris Nachman en Palestine, le kaddish des endeuillés, et seulement après avoir prononcé ces paroles rituelles, elle trouve la force de repartir, fille d’oiseau, elle vole en prenant les chemins de traverse, elle se cache dans les bordures de forêt, se faufile adroitement comme les animaux sur son passage – avec eux elle n’est jamais seule, ils sont ses compagnons de disparition.

Aux premières vibrations de l’air, aux premières lueurs fluorescentes du matin, Myriam aperçoit enfin la Zone de Paris. Elle est presque arrivée.


— Ce qu’on appelle la Zone, m’explique Lélia, était à l’origine un grand terrain vague qui encerclait Paris. Une zone de tir… réservée au canon pour l’artillerie française. Non aedificandi. Mais y poussa peu à peu toute la pauvreté des rejetés de la capitale, des misérables hugoliens, des familles aux mille enfants, tous ceux que les grands travaux du baron Haussmann avaient chassés du centre de Paris s’y entassèrent dans des baraques, dans des cabanons de bois ou des roulottes, des cahutes qui baignaient dans la boue et l’eau croupie, dans des bicoques rafistolées. Chaque quartier avait sa spécialité, il y avait les chiffonniers de Clignancourt et les biffins de Saint-Ouen, les boumians de Levallois et les rempailleurs d’Ivry, les ramasseurs de rats, qui revendaient les bestioles aux laboratoires des quais de Seine pour leurs expériences. Les ramasseurs de crottes blanches, qui revendaient la merde au kilo, à des artisans gantiers qui s’en servaient pour blanchir le cuir. Chaque quartier avait sa communauté, il y avait les Italiens, les Arméniens, les Espagnols, les Portugais… mais tous étaient surnommés les zonards ou les zoniers.


À l’heure où Myriam traverse la ceinture noire de la Zone, tout est calme dans ce lieu sans eau et sans électricité, mais non sans humour, car les habitants qui poussent là au milieu de la moisissure ont nommé leurs ruelles avec des jeux de mots improbables : ainsi Myriam traverse-t-elle la « rue-Barbe », la « rue-Bens » – mais aussi la « rue-Scie ».

Il est six heures du matin, les fleurs de la Zone ont terminé leur travail de nuit, les ouvriers et artisans commencent leur journée, c’est la levée du couvre-feu pour les travailleurs bleu bronze qui embauchent dans la capitale au petit jour en rêvant d’un café crème. Myriam attend avec eux l’ouverture de la porte de Paris, elle se faufile dans une foule de vélos qui s’avance, en faisant bien attention à observer les règles que tous les habitants qui circulent à vélo doivent respecter dans les rues de la capitale. Ne pas lâcher le guidon. Ne pas mettre la main à la poche. Ne pas éloigner les pieds des pédales. Respecter la priorité aux véhicules dont les plaques d’immatriculation sont WH, WL, WM, SS ou POL.

Myriam traverse un Paris presque vide, les quelques rares passants semblent filer en rasant les murs. La beauté de la ville lui redonne de l’espoir. Le jour qui se lève efface ses pensées, le petit matin frais de l’été lave les idées noires de la nuit.

— Comment ai-je pu imaginer que mon frère et ma sœur allaient être envoyés en Allemagne ? C’est absurde. Ils sont mineurs.

Myriam se souvient qu’une nuit, dans la maison de Boulogne, la première maison que la famille avait habitée au retour de Palestine, sa sœur ne pouvait pas s’endormir à cause d’une araignée près de leur lit. Mais au petit matin, elle s’était aperçue que l’affreuse bête n’était qu’un bout de ficelle enroulé sur lui-même. Les voilà, les idées noires – des broutilles que l’imagination recouvre de poils dans l’obscurité, se dit Myriam. Et le petit matin chasse les angoisses folles de la nuit.

Myriam traverse le pont de la Concorde vers le boulevard Saint-Germain. Elle ne fait pas attention à l’immense banderole affichée sur la façade du Palais-Bourbon, « Deutschland siegt an allen Fronten », auréolée d’un immense V de la victoire. Elle continue de penser que ses parents réussiront à récupérer Jacques et Noémie avant qu’ils ne soient envoyés en Allemagne.

— Quand ils se rendront compte que mon frère et ma sœur ne savent à peu près rien faire de leurs dix doigts, les Allemands les renverront chez nous, se dit-elle pour se donner la force de monter quatre à quatre les six étages jusqu’à son appartement de la rue de Vaugirard.


Vicente ouvre la porte dans un nuage de fumée. Il fait entrer Myriam et retourne boire son café dans le salon, plongé dans des pensées qui l’ont tenu éveillé toute la nuit, à en croire ses cernes sous les yeux et le cendrier plein posé sur la table. Myriam lui raconte avec nervosité l’arrestation de Jacques et Noémie, son retour en vélo vers Paris, mais Vicente n’écoute pas, il est ailleurs, lui non plus n’a pas dormi de la nuit. Il se rallume une cigarette avec le cul de la précédente, en silence, va chercher une tasse de Tonimalt dans la cuisine, une boisson à base de grains de malt transformés en paillettes qui remplace le café et que Vicente achète à prix d’or en pharmacie.

— Attends-moi là, je reviens, dit-il en lui tendant la tasse.

Un nuage de fumée s’échappe au-dessus de la tête de son mari au moment où il disparaît dans le couloir – et Myriam imagine une locomotive entrant dans un long tunnel. Puis elle s’allonge sur le tapis, épuisée, son corps entier lui fait mal après cette nuit de fuite, elle se sent entièrement rouée des milliers de coups de talons donnés dans les pédales. Elle en tremble, allongée sur le sol dans la poussière du tapis du salon, elle ferme les yeux et soudain, elle croit entendre des bruits provenir de la chambre du fond. La voix d’une femme.

— Une femme ? Une femme aurait donc dormi dans mon lit, avec mon mari ? Non, c’est impossible.

Et Myriam plonge dans le sommeil jusqu’à ce qu’un petit personnage miniature, une petite bonne femme, la secoue énergiquement pour la réveiller.

Chapitre 26

— Je te présente ma grande sœur, précise Vicente, comme si la petitesse de la jeune femme pouvait en faire douter.

Jeanine a trois ans de plus que Vicente mais elle lui arrive bien en dessous des épaules. Comme Gabriële. Myriam trouve d’ailleurs que la fille ressemble à la mère d’une façon troublante, avec son front large de femme intelligente, avec ses lèvres fines et décidées.


— Sur certaines photographies d’archives, dit Lélia, il m’est arrivé de les confondre, tu sais.

— Comment est-ce possible que Myriam n’ait jamais rencontré la sœur de son mari ?

— Je te rappelle que chez les Picabia, on ne s’est jamais vraiment intéressé au concept de « famille », si ce n’est pour détruire cette notion bourgeoise. Aucun membre Picabia n’avait daigné se rendre au mariage de Vicente et Myriam – et puis c’est vrai que Jeanine était une jeune femme très occupée. Deux ans plus tôt, en mars 1940, elle avait obtenu son diplôme d’infirmière de la Croix-Rouge, avant de rejoindre la section sanitaire du 19e régiment du Train à Metz. Après l’armistice et jusqu’à sa démobilisation en décembre 1940, elle fut affectée à la section de Châteauroux pour gérer le ravitaillement des camps de prisonniers de Bretagne et de Bordeaux. Ce n’est pas une oisive, tu comprends ? C’est une femme qui conduit des ambulances. Même si, de dos, on pourrait la confondre avec une enfant de 12 ans.


— Tu n’es pas enceinte ? questionne Jeanine de but en blanc.

— Non, répond Myriam.

— Bon ça va, on va pouvoir la mettre dans la Citroën de maman.

— Dans la Citroën ? demande Myriam.

Mais Jeanine ne répond pas, elle s’adresse uniquement à Vicente.

— Elle prendra la place des valises de Jean – tu les descendras en train – qu’est-ce que tu veux que je te dise ? de toute façon, maintenant, on n’a plus le choix. On part demain matin à la levée du couvre-feu.

Myriam ne comprend rien mais Jeanine lui fait signe de ne pas poser de questions.

— Tu te souviens du « miracle » qui s’est produit, lorsqu’un policier est venu te sortir de prison ? Ce « miracle », ma grande, avait un visage, un nom, une famille et des enfants. Ce miracle avait aussi un grade, celui d’adjudant-chef. Ce miracle s’est fait arrêter par la Gestapo la semaine dernière, compris ? Donc voilà la situation. Tu ne peux pas rester en zone occupée. C’est trop dangereux maintenant qu’on sait que la police est susceptible de te rechercher au même titre que ton frère et ta sœur. C’est dangereux pour toi. Donc pour ton mari. Donc pour moi. On va te passer en zone libre. On ne peut pas partir aujourd’hui parce que c’est férié. Les voitures n’ont pas le droit de circuler. On partira demain matin, à la première heure, de chez ma mère. Prépare-toi, on va chez elle, maintenant.

— Je dois prévenir mes parents.

Jeanine soupire.

— Non, tu ne peux pas les prévenir… toi et Vicente, vous êtes vraiment des enfants.

Vicente comprend que sa sœur n’en supporterait pas davantage et pour la première fois de sa vie, il s’adresse à Myriam comme un mari :

— Pas la peine de parlementer. Tu pars avec Jeanine. Tout de suite. C’est comme ça.

— Mets plusieurs sous-vêtements les uns sur les autres, lui conseille Jeanine, parce que tu ne pourras pas prendre de valise avec toi.

En sortant de l’immeuble, Jeanine attrape Myriam par le bras.

— Tu ne poses pas de questions, tu me suis. Et si on croise la police c’est moi qui parle.


Parfois, l’esprit se colle sur des surfaces inutiles. Certains détails absurdes retiennent l’attention quand la réalité se vide de toute sa substance habituelle, quand la vie devient si folle qu’on ne peut faire appel à aucune expérience. Et tandis que les deux jeunes femmes descendent la rue qui longe le théâtre de l’Odéon, le cerveau de Myriam fixe une image qui s’imprime dans sa mémoire : l’affiche d’une comédie de Courteline. Longtemps après la guerre, peut-être à cause de l’association phonétique des mots « culotte » et « Courteline », coq-à-l’âne absurde, toute évocation du dramaturge lui fera automatiquement penser aux cinq culottes qu’elle avait enfilées les unes sur les autres ce jour-là, ces cinq culottes qui faisaient bouffer sa jupe quand elle marchait le long des murs du théâtre sous les arcades en pierres ocre. Ces cinq culottes qui lui tiendraient toute une année, jusqu’à l’usure, jusqu’à être trouées à l’entrejambe.

Quand elles arrivent chez Gabriële, Jeanine dit à Myriam :

— Tu ne manges rien de salé et demain matin tu ne bois pas une goutte d’eau, c’est compris ?


Jacques et Noémie se réveillent en prison comme des criminels. Ils ont été incarcérés à Évreux la veille au soir, à 23 h 20 selon le livre d’écrou. Motif d’incarcération : Juifs. Jacques s’appelle désormais Isaac. Il est enfermé avec Nathan Lieberman, un Allemand né à Berlin âgé de 19 ans. Israël Gutman, un Polonais de 32 ans, et son frère Abraham Gutman, 39 ans.

Jacques repense aux récits de ses parents, eux aussi ont connu la prison, quand ils ont fui la Russie juste avant d’entrer en Lettonie. Pour eux, tout s’était bien terminé.

— Ils ont été libérés au bout de quelques jours, raconte-t-il à Nathan, Israël et Abraham pour les rassurer.

En ce 14 juillet, l’ensemble des brigades de gendarmerie est mobilisé. Les Allemands craignent des débordements patriotiques et interdisent tout défilé ou rassemblement. Les transferts sont reportés. Jacques et Noémie passent une nuit supplémentaire à Évreux.

Ce matin-là, à quelques kilomètres de la prison où se trouvent ses enfants, Ephraïm a les yeux grands ouverts dans son lit. Une phrase le hante, une phrase prononcée par son père, le dernier soir de Pessah où toute la famille a été réunie. Nachman leur avait dit : « Un jour, ils voudront tous nous voir disparaître. »

— Non… ce n’est pas possible… songe Ephraïm.

Et pourtant. Il se demande pourquoi il n’a plus de nouvelles de ses beaux-parents à Lodz. Plus de nouvelles de Boris à Prague. Plus de nouvelles des anciens de Riga. Partout, un silence de mort.

Ephraïm repense au rire d’Aniouta, son rire cruel qui l’avait empêché de prendre au sérieux ses projets de fuite. Elle était aux États-Unis depuis quatre ans, quatre ans déjà. Cela lui paraissait une éternité. Et lui, qu’avait-il fait en quatre ans ? Il s’était laissé embourber dans une situation inextricable, pris au piège de la montée des eaux qu’il était en train d’observer. Doucement mais sûrement.

Au même moment, à Paris, Myriam est réveillée par Jeanine dans l’appartement de Gabriële. Elle a dormi toute habillée, elle se sent comme après une nuit en train.

Les deux jeunes femmes sortent de l’appartement et se dirigent vers une ruelle à l’écart où une voiture les attend. Gabriële est là, mains gantées, drapée, chapeautée, allure décidée. On dirait qu’elle se rend à un rallye automobile, avec sa Citroën traction faux cabriolet dotée d’un moteur 4 cylindres à soupapes en tête. La banquette arrière est entièrement recouverte d’un monceau de sacs et de valises, le tout surmonté d’un tas de paquets emballés. Myriam voit émerger des formes sombres roulées dans du papier journal, puis les têtes de quatre corbeaux. Vision étrange. Myriam se demande comment elle va s’asseoir au milieu de tout ce fatras, alors Jeanine jette un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, la ruelle est vide, aucun passant, aucune voiture à l’horizon, d’un geste rapide elle écarte les sacs pour montrer à Myriam une trappe dans la banquette.

— Faufile-toi là-dedans, dépêche-toi.

Myriam comprend alors qu’un faux fond est fabriqué dans le dossier arrière, relié au coffre de la voiture.

Avec un ami garagiste, Jeanine avait aménagé la voiture de sa mère, afin d’y créer un espace secret, dans lequel Myriam se glisse. Telle Alice au pays des merveilles, elle rapetisse pour entrer à l’intérieur du coffre et s’enroule dans la cachette, mais, au moment d’allonger ses jambes, elle sent quelque chose bouger dans le fond du terrier, quelque chose de vivant, elle pense d’abord à un animal mais c’est un homme qui attendait là sans bouger.

Myriam ne peut pas le voir en entier, elle en devine des morceaux, son regard clair de poète, sa frange ronde, comme une tonsure de prêtre – et sur le menton une fossette de pitre.


— C’est Jean Hans Arp, qui est alors âgé de 56 ans.

— Le peintre ?

— Oui, c’était un ami intime de Gabriële. J’ai découvert cet épisode en retrouvant des écrits de Myriam, après sa mort, où elle mentionnait « passage de la ligne de démarcation dans un coffre avec Jean Arp ». J’ai appris ensuite qu’à ce moment-là, il rejoint Nérac, dans le sud-ouest de la France, où il a rendez-vous avec sa femme, Sophie Taeuber. Ils fuient Paris, parce que Jean est d’origine allemande, mais aussi parce que ce sont des artistes dits « dégénérés » – et à ce titre, ils peuvent être arrêtés.


Allongés l’un à côté de l’autre, la jeune femme et le peintre n’échangent aucune parole car le temps des silences a commencé ce jour-là, des mots que l’on ne prononce pas pour se protéger, des questions que l’on ne pose pas, pas même à soi-même, pour ne pas se mettre en danger. Jean Arp ne sait pas que la jeune fille est juive. Myriam ne sait pas que Jean Arp fuit le nazisme pour des raisons idéologiques.

La voiture avance doucement en direction de la porte d’Orléans. Là, Jeanine et Gabriële doivent se justifier en montrant leur Ausweis, une attestation qui leur donne l’autorisation de se déplacer. C’est un faux, bien évidemment, qu’elles montrent aux soldats avec assurance. Les deux femmes ont mis au point une histoire de mariage. Jeanine est censée retrouver son futur mari pour la noce. Devant les soldats, Jeanine joue la jeune femme troublée, et Gabriële la mère dépassée par les événements. Jamais mère et fille n’ont été aussi charmantes, ni aussi souriantes.

— Si vous saviez le nombre de valises que ma fille m’a fait mettre dans le coffre ! Un déménagement. Elle a voulu emmener son trousseau que nous devrons ensuite rapporter à Paris. N’est-ce pas absurde ? Vous êtes mariés ? Je vous le déconseille.

Gabriële fait rire les soldats, elle leur parle en allemand, qu’elle a appris dans sa jeunesse lorsqu’elle étudiait la musique à Berlin. Ils apprécient cette Française pétillante qui s’adresse à eux dans une langue impeccable, ils la félicitent, elle les remercie, on s’attarde et on bavarde. Gabriële propose de donner aux soldats un des oiseaux morts qu’elle descend pour le repas de noces. Les corbeaux sont des mets recherchés sous l’Occupation, ils se vendent jusqu’à 20 francs pièce – et font de bons bouillons.

Willen Sie eins ? propose Gabriële.

Nein, danke, danke.

La vérification des papiers se passe bien, les soldats laissent partir les deux femmes. Et Gabriële démarre tranquillement la voiture, surtout, sans précipitation.


Ephraïm et Emma Rabinovitch n’ont pas dormi de la nuit, ils ont attendu que le matin arrive, et avec lui, l’ouverture des bureaux de la mairie. Calmement ils s’habillent. Emma veut dire quelque chose à Ephraïm mais son mari lui fait comprendre d’un signe de la main que, pour le moment, il ne peut supporter que le silence. Après s’être habillée, Emma descend dans la cuisine et pose sur la table les bols des enfants, leurs cuillères et leurs serviettes. Ephraïm la regarde faire sans rien dire, sans savoir quoi penser de ce geste. Puis ils se rendent ensemble, droits et dignes, à la mairie des Forges. M. Brians, le maire, leur ouvre ce matin-là. C’est un homme petit, une frange noire plaquée sur son front blanc, luisant comme un ventre de poisson. Depuis que les Rabinovitch se sont installés sur sa commune, il n’a qu’une seule envie, les en voir disparaître.

— Nous voulons savoir où ont été emmenés nos enfants.

— La préfecture ne nous dit rien, répond le maire de sa petite voix fluette.

— Ils sont tous les deux mineurs ! Vous êtes donc dans l’obligation de nous informer de l’endroit où ils se trouvent.

— Je ne suis dans l’obligation de rien du tout. Parlez-moi sur un autre ton. Et ce n’est pas la peine d’insister.

— Nous voudrions leur donner de l’argent, surtout s’ils doivent voyager.

— Eh bien je serais vous, je garderais votre argent pour vous.

— Que voulez-vous dire ?

— Non, non, rien, répond le maire avec lâcheté.

Ephraïm a envie de lui casser la figure mais il remet son chapeau sur sa tête et sort en espérant que sa bonne conduite lui permettra de revoir vite ses enfants.

— Et si on allait chez les Debord ? demande Emma en sortant de la mairie.

— On aurait dû y penser plus tôt.

Emma et Ephraïm sonnent à leur porte, mais personne ne répond. Ils attendent un peu, dans l’espoir de voir l’institutrice et son mari revenir du marché. Mais un voisin qui passe par là leur explique que les Debord sont partis pour les vacances d’été, depuis deux jours déjà.

— C’est monsieur qui portait les valises, je peux vous dire qu’il était chargé !

— Vous savez quand ils vont rentrer ?

— Pas avant la fin de l’été, je pense.

— Vous avez une adresse où je pourrais leur écrire ?

— Ah non monsieur, il va falloir attendre le mois de septembre j’ai bien peur.


L’essence est réquisitionnée par les Allemands. Jeanine et Gabriële, comme tous les Français, doivent donc utiliser d’autres liquides capables de faire fonctionner des moteurs à explosion. Une voiture peut se déplacer au cognac Godet, à l’eau de Cologne, au détachant pour vêtements, à la dissolution, voire au vin rouge. Jeanine et Gabriële roulent ce jour-là avec un mélange composé d’essence, de benzol et d’alcool de betterave.

Les effluves qui proviennent de la traction avant mettent Myriam et Jean dans un état d’ivresse, proche d’une demi-conscience. Ils sont précipités l’un contre l’autre dans les tournants, les sauts de la voiture les propulsent sur la tôle du coffre. Le sculpteur fait son possible pour s’excuser lorsque son bras ou sa cuisse écrase le corps de la jeune fille. Pardon de vous toucher, semble-t-il dire avec les yeux, pardon d’être contre vous… De temps en temps, la voiture s’arrête au bord d’un sous-bois. Jeanine fait sortir Myriam et Jean. Tenir debout, faire circuler le sang. Et puis retourner dans le coffre plusieurs heures durant. Chaque kilomètre les rapproche de la zone libre. Mais il leur faudra passer les contrôles, qui se trouvent sur la ligne de démarcation.

Cette ligne coupe la France en deux sur presque mille deux cents kilomètres, elle divise le territoire non sans quelques absurdités – au château de Chenonceau, bâti sur le lit de la rivière, on entre dans le domaine en zone occupée mais on se promène dans le parc en toute liberté.

Gabriële et Jeanine ont décidé de passer par Tournus, en Saône-et-Loire, ce qui n’est pas le chemin le plus court pour se rendre à Nérac, mais c’est une route que Gabriële connaît comme sa poche, elle l’a parcourue tant de fois en son temps avec Francis, mais aussi Marcel et Guillaume.

Le poste de frontière pour passer la « déma » se trouve à Chalon-sur-Saône. Gabriële et Jeanine ont prévu d’arriver à l’heure du déjeuner, quand les travailleurs traversent la ville pour rentrer manger chez eux.

— Les soldats n’auront pas envie de faire du zèle, pense Jeanine.

Quand elles traversent la ville, Gabriële et Jeanine passent par la place de l’Hôtel de ville, où le drapeau nazi flotte dans l’air comme une menace. Elles s’arrêtent pour demander leur chemin puis, tout doucement, elles longent les bâtiments de la caserne Carnot qui a été réquisitionnée pour loger les troupes allemandes et rebaptisée « caserne Adolf Hitler ». Elles avancent sur la place du Port-Villiers, où s’ennuie un immense piédestal vide dont le bronze a été récupéré par l’occupant pour être fondu. Le fantôme de la statue, le portrait en pied de Joseph Nicéphore Niépce, l’inventeur de la photographie, semble flotter dans l’air à la recherche de son socle.

Les deux femmes aperçoivent le pont des Chavannes où se trouve le poste de contrôle, une guérite en bois installée à l’entrée, à l’endroit même où, au Moyen Âge, s’organisaient les péages. Du côté allemand, ce sont les hommes du Service de surveillance des frontières qui en assurent le contrôle. Et du côté français, les gardes mobiles de réserve. Ils sont nombreux et semblent bien moins sympathiques que les soldats de l’octroi de Paris. Les grandes rafles de Juifs qui viennent d’avoir lieu dans toute la France occupée obligent les services de police à redoubler d’attention, à cause des tentatives de fuite.

Les cœurs de la mère et de la fille cognent fort dans leurs poitrines. Heureusement, comme elles l’avaient prévu, elles ne sont pas les seules à vouloir passer la frontière à cette heure-ci. De nombreux vélos traversent dans les deux sens, des riverains qui franchissent la ligne quotidiennement pour leur travail et doivent montrer leur Ausweis dit « de proximité », valable dans un rayon de cinq kilomètres.

En attendant leur tour, Jeanine et Gabriële lisent l’affiche, posée la veille, qui précise quelles représailles sont prévues pour les familles qui voudraient aider des personnes recherchées par la police :

1. – Tous les proches parents masculins en ligne ascendante ainsi que les beaux-frères et les cousins à partir de 18 ans seront fusillés.

2. – Toutes les femmes au même degré de parenté seront condamnées aux travaux forcés.

3. – Tous les enfants, jusqu’à 17 ans révolus, des hommes et des femmes frappés par ces mesures, seront remis à une maison d’éducation surveillée.

Mère et fille sont prévenues de ce qui les attend. Ce n’est pas le moment de flancher. Les gardes s’approchent de leur Citroën pour le contrôle. Les deux femmes tendent leurs faux Ausweis et repartent dans leur grand numéro de charme, l’excitation du mariage, la robe de la mariée, le trousseau, la dot, les invités. Les gardes sont moins commodes que ceux de Paris mais ils finissent par les laisser passer – une mère qui marie sa fille, ça se respecte. Puis c’est au tour des Allemands, postés quelques mètres plus loin.

Il faut les convaincre de ne pas défaire les valises ni ouvrir le coffre. Le fait que Gabriële parle parfaitement l’allemand est un avantage, les soldats sont sensibles aux efforts que fait la dame, qui demande des nouvelles de Berlin, la ville a dû changer depuis ses études de musique, c’était en 1906, que le temps passe vite, elle a adoré les Berlinois… Soudain, les chiens se mettent à renifler près du coffre, ils tirent sur leurs laisses, insistent, aboyant de plus en plus fort, ils veulent faire comprendre à leurs maîtres qu’ils ont senti à l’intérieur quelque chose de vivant.

Myriam et Jean Arp entendent des coups frappés sur la tôle par leurs gueules enragées. Myriam ferme les yeux et s’arrête de respirer.

Au dehors, les Allemands essayent de comprendre pourquoi leurs chiens sont en train de devenir fous.

Tut mir leid meine Damen, das ist etwas im Kofferaum. Pardon mesdames, il y a quelque chose qui excite les chiens dans votre coffre…

— Ah, c’est à cause de nos corbeaux ! dit Gabriële en allemand. Die Krähen ! Die Krähen !

Elle attrape les oiseaux qui gisent sur la banquette arrière. C’est pour le banquet du mariage ! Et Gabriële met les corbeaux sous le museau des chiens. Et les chiens se ruent sur les appâts, oubliant le coffre de la voiture. Des plumes noires volètent dans tous les sens, les soldats voient le banquet de la noce englouti dans l’estomac de leurs bêtes.

Embarrassés, ils laissent filer la Citroën.


Dans le rétroviseur, Gabriële et Jeanine regardent la guérite des soldats devenir de plus en plus petite – jusqu’à disparaître. À la sortie de Tournus, Jeanine demande à sa mère de s’arrêter, elle veut rassurer ses passagers. Myriam tremble de tout son corps.

— C’est bon, on a réussi, dit-elle pour la calmer.

Puis Jeanine fait quelques pas sur la route et gonfle ses poumons de l’air de la zone libre. Ses jambes deviennent molles, elle pose un genou à terre, puis l’autre. Et reste quelques secondes ainsi, prostrée, la tête penchée en avant.

— Allez ma grande, il nous reste encore six cents kilomètres à faire avant la nuit, dit Gabriële en posant sa main sur l’épaule de sa fille.

C’est la première fois qu’elle montre une véritable tendresse à l’un de ses enfants.

Gabriële et Jeanine roulent sans s’arrêter. Un peu avant minuit, à l’heure du couvre-feu, la voiture entre dans une grande propriété. Myriam sent la voiture qui ralentit et des voix qui chuchotent. On lui demande de sortir du coffre, ce n’est pas facile avec les membres engourdis. Elle est emmenée comme une prisonnière dans une chambre inconnue, où elle s’endort sans demander son reste.

Lorsque Myriam se réveille le lendemain, des bleus sont apparus sur sa peau. Elle a du mal à poser un pied par terre mais s’approche de la fenêtre. Elle découvre un château dont l’allée majestueuse est bordée de grands chênes. Il ressemble à une grande villa italienne, avec sa façade ocre et ses balustrades d’opérette. Elle qui n’avait jamais franchi la Loire, découvre la beauté de la lumière humide scintillant dans les arbres. Une femme entre alors dans la chambre, avec une carafe et un verre d’eau.

— Où sommes-nous ? lui demande-t-elle.

— Au château de Lamothe, à Villeneuve-sur-Lot, répond l’inconnue.

— Mais où sont les autres ?

— Partis tôt ce matin.

Myriam s’aperçoit en effet que la Citroën n’est plus dans la cour.

— Ils m’ont abandonnée là, songe Myriam avant de s’allonger par terre, car ses jambes n’arrivent plus à la porter.

Chapitre 27

Au petit matin du 15 juillet, Jacques et Noémie quittent la prison d’Évreux accompagnés de quatorze autres personnes. Jacques est le plus jeune. Le groupe est mené au siège de la 3e légion de gendarmerie à Rouen, où l’on regroupe tous les Juifs arrêtés dans l’Eure lors de la rafle du 13 juillet.

Le lendemain après-midi, le 16 juillet 1942, les parents Rabinovitch apprennent que des arrestations massives ont eu lieu à Paris, le matin même. Des familles ont été tirées du lit dès quatre heures du matin, obligées de partir sur-le-champ avec une valise, sous la menace des coups. Ces arrestations ne passent pas inaperçues. Les renseignements généraux parisiens notent dans un rapport : « Bien que la population française soit, dans son ensemble et d’une manière générale, assez antisémite, elle n’en juge pas moins sévèrement ces mesures, qu’elle qualifie d’inhumaines. »

— Ils prennent même des jeunes femmes avec leurs enfants, c’est ma sœur qui est concierge à Paris qui m’a raconté ça, explique une voisine du village à Emma. La police est venue avec des serruriers, quand les gens refusent d’ouvrir, ils entrent en force.

— Et ensuite, ajoute le mari, ils vont voir les gardiens d’immeuble pour dire d’aller fermer le gaz dans les appartements. Parce qu’ils vont pas revenir de sitôt…

— On a emmené les familles au Vélodrome d’Hiver, paraît-il. Vous connaissez ?

Le Vélodrome d’Hiver, oui, Emma voit très bien ce stade, rue Nélaton dans le 15e, où ont lieu les compétitions de cyclisme, de hockey sur glace, et les matchs de boxe. Quand Jacques était petit, une année, son père l’avait emmené assister au « Patin d’or », une course de patinage à roulettes.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? songe Ephraïm, gagné par la frayeur.

Emma et Ephraïm retournent à la mairie pour en savoir davantage. Monsieur Brians, le maire des Forges, s’agace, devant ce couple d’étrangers, drapés dans leur dignité, qui passent leur temps à hanter les couloirs de la mairie.

— Nous avons entendu dire que des Juifs ont été rassemblés à Paris. Nous voudrions savoir si nos enfants se trouvent parmi eux, dit Ephraïm au maire.

— Pour cela, il nous faut une autorisation spéciale de déplacement, ajoute Emma.

— Faut voir avec la préfecture, répond le maire, en fermant à clé la porte de son bureau.

Le maire boit un petit verre de cognac pour se remettre. Il demande à sa secrétaire de mairie de lui éviter désormais tout contact avec ces gens. Cette jeune femme porte un joli nom, Rose Madeleine.

Chapitre 28

Le 17 juillet, Jacques et Noémie sont transférés vers un camp d’internement qui se trouve à deux cents kilomètres de la prison de Rouen. Dans le Loiret, près d’Orléans. Le voyage dure toute la matinée.

La première chose qu’ils voient en arrivant au camp de Pithiviers, ce sont des miradors équipés de projecteurs ainsi que des fils barbelés. Derrière ces grillages sinistres, se profilent toutes sortes de bâtiments. Cela ressemble à une prison en plein air, un camp militaire sous haute surveillance.

Les policiers font descendre tout le monde du camion. À l’entrée du camp, le frère et la sœur font la queue avec d’autres, devant eux, derrière eux. Tous attendent d’être enregistrés. L’officier de police qui inscrit les arrivants est assis derrière une petite table en bois, il s’applique, secondé dans sa tâche par un soldat. Jacques remarque leurs casquettes rutilantes. Leurs bottes en cuir brillent sous le soleil de juillet.

Jacques est inscrit dans le livre d’écrou sous le numéro 2582. Noémie sous le numéro 147. Tous remplissent la fiche des comptes spéciaux : Jacques et Noémie n’ont pas un centime sur eux. Leur groupe rejoint ensuite d’autres arrivants dans la cour. Les haut-parleurs leur demandent de se mettre en rang, dans le calme, pour écouter le règlement du camp. L’emploi du temps est tous les jours le même, 7 heures café, de 8 heures à 11 heures corvées de propreté et d’aménagement, à 11 heures 30 repas, de 14 heures à 17 heures 30 de nouveau corvées de propreté et d’aménagement, 18 heures repas et 22 heures 30 extinction des feux. On demande aux prisonniers d’être patients et coopératifs, on leur promet de meilleures conditions de vie lorsqu’ils seront affectés à l’étranger, sur leur lieu de travail. Le camp n’est qu’une étape de transition, à chacun de prendre sur soi et d’être obéissant. Les haut-parleurs leur demandent de se mettre en marche pour rejoindre leur baraquement. Jacques et Noémie découvrent le camp de Pithiviers. Il comporte dix-neuf baraques et peut accueillir jusqu’à deux milles internés. Les bâtiments sont en bois, tous construits selon le modèle « Adrian », du nom de Louis Adrian – un ingénieur militaire qui avait conçu ces baraquements rapidement démontables pendant la guerre de 14-18. Longs de trente mètres et larges de six mètres, un couloir central départage deux rangées de châlits à étages recouverts de paille. C’est le couchage des internés.

Dans ces baraques, on étouffe de chaleur l’été et l’hiver on meurt de froid. Les conditions sanitaires sont déplorables, les maladies circulent aussi vite que les rats qui se faufilent par dizaines dans les parois. On entend le bruit de leurs griffes croches qui courent sur le bois, nuit et jour. Jacques et Noémie découvrent les lavabos et les sanitaires qui se trouvent en extérieur, si l’on peut appeler sanitaires ces latrines où chacun s’accroupit pour faire ses besoins au-dessus de fossés recouverts de ciment. Il faut faire cela devant les autres.

Les cuisines sont en dur, ainsi que les bâtiments de l’administration. En passant devant l’infirmerie, Noémie sent le regard d’une femme en blouse blanche se poser sur elle, une Française d’une quarantaine d’années, les cheveux bouclés, qui semble prendre sa pause dehors sur les marches. Elle regarde Noémie, longtemps, de ses yeux clairs et intenses.

Jacques et Noémie sont de nouveau éloignés l’un de l’autre : Jacques occupe la baraque 5 et Noémie la baraque 9. Chaque séparation est pénible et provoque chez Jacques des crises de panique. La compagnie des hommes ne lui est pas familière.

— Je viendrai te voir dès que possible, lui promet sa sœur.

Noémie entre dans sa baraque, où une femme polonaise lui montre comment suspendre ses vêtements pour ne pas se faire voler ses affaires pendant la nuit. Elle s’adresse à elle dans un dialecte approximatif et Noémie lui répond en polonais. Les prisonniers de juillet 1942 sont pour la plupart des Juifs étrangers, des Polonais, des Russes, des Allemands, des Autrichiens. Beaucoup d’entre eux ne parlent pas bien français et en particulier les femmes qui restent la plupart du temps à la maison. Dans le camp, le yiddish est la langue commune, que tout le monde comprend. Un prisonnier est d’ailleurs préposé à la traduction des ordres que les haut-parleurs déversent à longueur de journée.

Pendant que Noémie installe ses affaires, elle sent soudain une main encercler son bras avec fermeté. Une poigne d’homme. Mais quand elle se retourne, elle se trouve face à la femme aux yeux clairs, qui la regardait fixement devant l’infirmerie.

— Toi, lui dit-elle, tu parles français ?

— Oui, répond Noémie, étonnée.

— Tu parles d’autres langues ?

— L’allemand. Je parle aussi le russe, le polonais et l’hébreu.

— Le yiddish ?

— Un peu.

— Parfait. Dès que tu as terminé de t’installer, tu vas à l’infirmerie. Si des soldats te demandent quoi que ce soit, tu dis que le docteur Hautval t’attend. Dépêche-toi.

Noémie obéit aux ordres, elle installe ses affaires. Et trouve au fond de sa valise sa petite pommade Rosat qu’elle pensait avoir oubliée. Puis elle se rend directement à l’infirmerie.

Arrivée là-bas, la femme au regard intense lui lance une blouse blanche.

— Tu mets ça. Et tu regardes ce que je fais, lui dit-elle.

Noémie regarde la blouse.

— Oui elle est sale, affirme la femme, on n’a pas mieux.

— Mais, qui est le docteur Hautval ? demande la jeune fille.

— C’est moi. Je vais t’apprendre tout ce que doit savoir une aide-soignante, il faut que tu retiennes les termes et que tu respectes les règles d’hygiène, c’est compris ? Si tu t’en sors bien, tu viendras tous les jours travailler avec moi.

Jusqu’au soir, sans s’arrêter, Noémie observe avec attention le travail du médecin. Elle se charge de la désinfection des ustensiles. L’adolescente comprend vite que l’essentiel de sa tâche consiste aussi à rassurer, écouter, apporter son soutien aux femmes qui arrivent à l’infirmerie. La journée passe très vite car les malades affluent sans discontinuer, des femmes de toutes les nationalités, dont il faut s’occuper dans l’urgence.

— C’est bien, lui dit le docteur Hautval à la fin de la journée. Tu mémorises tout. Je veux te revoir ici demain matin. Mais fais attention : tu t’approches trop des malades. Tu ne dois pas toucher leur sang ni respirer les miasmes. Si tu tombes malade, qui va m’aider ?


— Attends maman, cette histoire de docteur et d’infirmerie, comment la connais-tu ?

— Je n’invente rien. Le docteur Adélaïde Hautval a vraiment existé, elle a écrit un livre après la guerre, Médecine et crimes contre l’humanité. Tiens, j’ai le livre là, attrape-le s’il te plaît. J’ai surligné certains passages. Regarde, elle décrit cette journée du 17 juillet où les nouveaux internés arrivent par vagues : « Vingt-cinq femmes. Toutes des étrangères qui vivent en France. Dès leur entrée je suis frappée par une jeune fille, No Rabinovitch. Visage lituanien type, corps charpenté, sain, solide. Elle a dix-neuf ans. Tout de suite, je jette mon dévolu sur elle. Elle deviendra ma meilleure collaboratrice. »

— C’est émouvant que cette femme se souvienne de Noémie et qu’elle ait écrit sur elle.

— Tu vas voir, elle en parle beaucoup dans son livre. Cette Adélaïde Hautval a été une Juste parmi les Nations. À l’époque du récit, elle avait 36 ans, neuropsychiatre, fille de pasteur, transférée à Pithiviers pour s’occuper de l’infirmerie du camp. Son livre n’est pas le seul témoignage sur Noémie que j’ai retrouvé : elle marquait les gens, partout où elle passait. Je vais te raconter.


À la fin de cette première journée, le docteur Hautval donne à sa nouvelle aide-soignante deux petits morceaux de sucre blanc. Noémie traverse le camp en les serrant précieusement dans sa poche, elle a hâte de les donner à son frère. Mais quand elle le retrouve, Jacques est furieux.

— Tu n’es pas venue une seule fois me voir, je t’ai attendue toute la journée.

Puis il fait fondre les deux morceaux de sucre dans sa bouche et se radoucit.

— Qu’est-ce que tu as fait ? lui demande Noémie.

— Les corvées. On m’a envoyé aux chiottes avec les jeunes. Tu verrais les vers blancs, gros comme des doigts, comme ça, ils grouillent au fond des latrines. C’est dégueulasse. Il faut les asperger de Crésyl, un désinfectant en granules, mais l’odeur âcre m’a donné mal à la tête alors je suis retourné à la baraque. C’est horrible ici, dis. Tu ne te rends pas compte. Il y a des rats. On les entend quand on s’allonge sur les lits. Je voudrais rentrer chez nous. Fais quelque chose. Myriam, elle, elle aurait trouvé une solution, dit Jacques.

Noémie ne supporte pas cette remarque et attrape les épaules de son petit frère pour le secouer.

— Elle est où Myriam ? Hein ? Va la voir. Demande-lui une solution. Vas-y !

Jacques s’excuse en baissant les yeux. Le lendemain matin, Noémie apprend que le camp autorise l’envoi d’une lettre par personne et par mois. Elle décide d’écrire tout de suite à ses parents, pour les rassurer. Cela fait cinq jours qu’ils ont été séparés. Cinq jours sans nouvelles les uns des autres. Noémie enjolive : elle dit qu’elle travaille à l’infirmerie et que Jacques se porte bien.

Ensuite, elle rejoint son poste pour une nouvelle journée de travail. Quand Noémie arrive, le docteur est en pleine dispute avec l’administrateur du camp, elle dénonce le manque de moyens de son équipe. L’administrateur répond par des menaces. Noémie comprend alors que le docteur Hautval n’est pas une employée du camp, mais une prisonnière. Une prisonnière comme elle.

— Quand ma mère est morte, en avril dernier, se confie Hautval à la fin de la journée, j’ai voulu me rendre à Paris pour son enterrement. Mais je n’avais pas d’Ausweis. J’ai donc décidé de franchir illégalement la ligne à Vierzon et je me suis fait arrêter par la police. Puis interner à la prison de Bourges. Là, j’ai vu un soldat allemand maltraiter une famille juive et je suis intervenue. « Puisque tu défends les Juifs, tu partageras leur sort », m’a répondu le soldat qui était très vexé qu’une femme, française, lui tienne tête. J’ai dû porter l’étoile jaune et un brassard avec l’inscription « amie des Juifs ». Peu de temps après, le camp de Pithiviers a fait savoir qu’ils avaient besoin d’un médecin. C’est comme ça que j’ai été envoyée ici, afin de gérer l’infirmerie. Mais toujours en tant que prisonnière. Au moins j’aide les autres.

— Justement, pensez-vous que je pourrais avoir du papier et un stylo ?

— Pour quoi faire ? demande le docteur Hautval.

— C’est pour mon roman.

— Je vais voir ce que je peux faire.

Le soir même, le docteur Hautval apporte à Noémie deux stylos et quelques feuilles de papier.

— J’ai pu t’obtenir ça de l’administration, mais il faut que tu me rendes un service.

— Qu’est-ce que je peux faire ?

— Tiens, tu vois cette femme là-bas ? Elle s’appelle Hode Frucht.

— Je la connais, elle est dans ma baraque.

— Alors ce soir, tu iras lui écrire une lettre pour son mari.


— Tout cela, tu l’as appris dans le livre du docteur Hautval ?

— C’est au hasard de mes recherches que j’ai appris que Noémie était devenue l’écrivain public des femmes de Pithiviers. En rencontrant les descendants de Hode Frucht. Ils m’ont montré les lettres manuscrites de Noémie, avec son écriture si jolie. Tu sais, comme toutes les adolescentes, Noémie avait des fantaisies d’écriture. Elle faisait des M majuscules avec des jambages bouclés, qu’on retrouve sur toutes les lettres rédigées pour ses compagnes du camp.

— Qu’est-ce que les femmes racontaient dans ces lettres ?

— Les prisonnières voulaient rassurer leurs proches, ne pas les inquiéter, leur dire que tout allait bien… elles ne disaient pas la vérité. C’est pourquoi ces correspondances ont été utilisées plus tard par les révisionnistes.


Jacques vient voir Noémie à l’infirmerie. Rien ne va, un soldat lui a confisqué sa lotion Pétrole Hahn, il a des douleurs au ventre, il se sent seul. Noémie lui conseille de se faire des amis.

Ce soir-là, les hommes de sa baraque organisent un shabbat dans un coin du camp. Jacques les rejoint et se met tout au fond. Cela lui plaît, la sensation de faire partie d’un groupe. Après les prières, les hommes restent à parler entre eux, comme à la synagogue. Jacques entend alors leurs conversations, ils parlent des trains qui partent. Personne ne sait exactement où ils vont. Certains évoquent la Prusse-Orientale, d’autres la région de Koenigsberg.

— Ce serait pour travailler dans les mines de sel en Silésie.

— Moi j’ai entendu parler de fermes.

— Si c’est vrai, c’est bien.

— Tu parles. Tu crois que tu vas aller traire des vaches ?

— C’est nous qu’ils vont mener à l’abattoir. Une balle dans la nuque. Devant des fosses. Un par un.

Ces histoires font peur à Jacques. Il en parle à Noémie, qui à son tour demande au docteur Hautval ce qu’elle pense de toutes ces rumeurs effrayantes. Le docteur attrape Noémie par le bras et, droit dans les yeux, lui dit avec véhémence :

— Écoute-moi bien No, ici, on appelle ça « radio chiotte ». Tiens-toi loin de toutes ces histoires dégueulasses. Et dis à ton frère de faire la même chose. Ici les conditions sont dures, il faut pouvoir les supporter. Ces récits horribles, il faut les fuir. C’est compris ?


— À ce moment-là, le docteur Hautval croyait sincèrement que les prisonniers du camp de Pithiviers étaient envoyés en Allemagne pour travailler. Dans ses mémoires, elle écrira : « J’ai encore beaucoup de chemin à faire avant de comprendre. » Une façon pudique de dire ce à quoi elle va bientôt être confrontée. Si tu veux un aperçu, lis le sous-titre de son livre : Médecine et crimes contre l’humanité : le refus d’un médecin, déporté à Auschwitz, de participer aux expériences médicales. Prends-le si tu veux, je te conseille de te munir d’une bassine, parce que je t’assure que ça donne envie de vomir et ce n’est pas une façon de parler.

— Mais pourquoi le docteur Hautval va-t-elle être envoyée à Auschwitz ? Elle n’est ni juive ni prisonnière politique.

— Elle était trop grande gueule, elle défendait trop les faibles. Elle sera déportée début 1943.


Les 17 et 18 juillet sont des journées chaudes. Beaucoup de travail à l’infirmerie. Évanouissements, malaises, les femmes enceintes ont des contractions. Une femme hongroise demande une piqûre de coramine, elle est médecin, elle sait qu’elle est en train de faire une crise cardiaque.

Le lendemain, le 19 juillet, les premières familles débarquent du Vélodrome d’Hiver. Les huit mille personnes emprisonnées depuis plusieurs jours ont été réparties entre les différents camps de transit, Pithiviers et Beaune-la-Rolande. Pour la première fois, il y a majoritairement des enfants et leurs mères. Ainsi que des personnes âgées.


— Quelques jours avant les grandes rafles, des rumeurs avaient circulé dans Paris. Certains chefs de famille avaient pu s’enfuir. Seuls. Parce que personne n’avait anticipé que cette fois-ci, les femmes et les enfants seraient embarqués. Tu imagines la culpabilité de ces pères ? Comment vivre après ça ?


Le camps de Pithiviers n’a pas la capacité d’accueillir autant de monde d’un seul coup. Il n’y a plus de place dans les baraques, plus de lit nulle part, rien n’est prévu ni adapté à ce flot.

Les bus arrivent sans discontinuer. L’arrivée des familles à Pithiviers provoque une panique qui s’empare de tous, des prisonniers qui étaient là avant eux, des administrateurs du camp, des soignants et des policiers eux-mêmes. Le secrétariat général à la Santé avait pourtant envoyé une lettre au secrétaire général de la police, René Bousquet, pour avertir que les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande « ne sont pas aménagés pour recevoir un nombre trop important d’internés (…). Ils ne pourraient les héberger, même pour un temps relativement court, qu’au détriment des règles les plus élémentaires d’hygiène et au risque de voir se développer, surtout dans la saison chaude, des épidémies d’affection contagieuses. » Mais aucune mesure d’hygiène n’est prise. En revanche, le 23 juillet, le préfet du Loiret envoie sur place cinquante gendarmes supplémentaires.

L’administration pénitentiaire n’a rien prévu pour les enfants en bas âge. Il n’y a pas de nourriture appropriée, il n’y a pas de quoi les laver, ni les changer. Pas de médicaments adaptés. Dans la chaleur de ce mois de juillet, la situation des mères est effroyable, elles n’ont pas de langes, pas d’eau propre, les autorités n’ont pas pensé qu’il faudrait fournir du lait – ni des ustensiles pour faire bouillir l’eau. Un rapport d’inspection est envoyé à ce sujet au préfet. Qui n’en fera rien. Mais de nouveaux fils barbelés sont rapidement livrés, afin de doubler ceux existants. Les gendarmes ont eu peur que les petits enfants puissent s’échapper en se faufilant.

Au camp, le rapport d’un policier indique que « le contingent de juifs arrivé aujourd’hui se compose, pour 90 % au moins, de femmes et d’enfants. Tous les internés sont très fatigués et déprimés par leur séjour au Vélodrome d’Hiver, où ils ont été très mal installés et ont manqué de tout ». Quand Adélaïde Hautval prend connaissance de ce rapport, elle se dit que les termes « très fatigués » et « déprimés » sont de drôles d’euphémismes. Les familles arrivent du Vél’ d’Hiv dans un état de détresse absolue. Elles ont passé plusieurs jours entassées dans un stade, dormant par terre, sans sanitaires, dans des gradins ruisselants d’urine à l’odeur insoutenable. La chaleur était étouffante. L’air saturé de poussière, irrespirable. Les hommes sont sales, ils ont été traités comme du bétail, humiliés, battus par les policiers, les femmes aussi sont puantes de chaleur, celles qui ont eu leurs règles ont leurs habits ensanglantés, les enfants sont poussiéreux et dans un état d’épuisement inimaginable. Une femme s’est suicidée en se jetant depuis les gradins sur la foule. Sur les dix toilettes, la moitié a été condamnée, à cause des fenêtres qui donnaient sur la rue et pouvaient permettre aux gens de s’échapper. Il ne restait donc que cinq latrines pour près de huit mille personnes. Dès la première matinée, les cabinets débordèrent et il fallut s’asseoir sur les excréments. Comme on ne leur donnait ni nourriture ni eau, les pompiers ont fini par ouvrir les vannes d’incendie pour désaltérer les hommes, femmes et enfants qui mouraient littéralement de soif. Désobéissance civile.

Le 21 juillet, Adélaïde et Noémie assistent au déplacement des mères et enfants en bas âge, qui sont parqués dans les hangars qui servaient jusque-là d’ateliers, désormais réquisitionnés et transformés en dortoirs. On les fait s’allonger à même le sol, sur de la paille. Il n’y a pas assez de cuillères ni de gamelles pour tout le monde, alors on met la soupe dans de vieilles carcasses de conserve. Aux enfants, on distribue d’anciennes boîtes de biscuits secs de la Croix-Rouge. Elles leur servent à manger, mais aussi à recueillir les urines la nuit. Les enfants se blessent sur le fer qui leur incise la peau.

La situation sanitaire se dégrade et des épidémies se propagent. Jacques attrape la dysenterie. Il reste le plus souvent possible dans sa baraque, où on entre « comme dans des cages à lapins, paille, poussière, vermine, maladies, disputes, criailleries. Pas une minute d’isolement », écrit Adélaïde Hautval dans ses mémoires. Noémie de son côté aide à gérer les débordements à l’infirmerie. Le docteur Hautval ajoute : « À l’infirmerie nous sommes deux, No et moi. On y trouve toutes les maladies possibles : des dysenteries graves, des scarlatines, des diphtéries, coqueluches, rougeoles. » Les gendarmes réclament des bons d’essence pour leurs camions en gare de Pithiviers, ils demandent de nouvelles baraques pour entasser les nouveaux venus. Rien ne les a formés à ça.


— Que racontent-ils à leurs femmes, quand ils rentrent chez eux le soir ?

— L’histoire ne le dit pas.


Noémie impressionne le docteur non seulement par sa capacité de travail, mais aussi par sa sagesse. Elle dit souvent qu’il lui faudra elle-même passer par des épreuves terribles et faire preuve d’un grand courage. Elle le sent. « D’où lui vient cette connaissance ? » écrira le docteur Hautval dans ses mémoires. Le soir, dans la baraque, Noémie rédige son roman, jusqu’à ce que la nuit l’empêche absolument de voir.

Une Polonaise vient lui parler :

— Celle qui couchait là, à ta place. La femme avant toi. Écrivain aussi.

— Ah bon ? demande Noémie. Il y avait une femme écrivain ici ?

— Comment c’était son nom déjà ? demande la Polonaise à une autre femme.

— Je me souviens que de son prénom, répond-elle. Irène.

— Irène Némirovsky ? demande Noémie en fronçant les sourcils.

— Oui, c’est ça ! répond la jeune femme.


Irène Némirovsky n’est restée que deux jours au camp de Pithiviers, baraque no 9. Elle a été déportée avec le convoi no 6 du 17 juillet, soit quelques heures avant l’arrivée de Noémie.


Le 25 juillet, le docteur Hautval comprend, en passant dans les couloirs de l’administration, qu’un nouveau départ de convoi se prépare. Mille personnes vont être envoyées en Allemagne, afin de désengorger le camp. Elle a peur d’être séparée de Noémie. « No est une aide magnifique, écrit-elle. Elle regarde la vie en pleine face, attendant d’elle quelque chose de fort, de riche. Elle est prête à s’y jeter corps et âme, débordante de possibilités, sachant qu’elle sera appelée à être celle vers laquelle regarderont beaucoup de gens. » Adélaïde Hautval réfléchit à une solution pour garder « No » auprès d’elle. Elle en parle à l’un des administrateurs du camp.

— Ne m’enlevez pas cette aide-soignante. J’ai mis beaucoup de temps à la former. Elle est efficace.

— Très bien. Nous allons chercher une solution. Laissez-moi réfléchir.

La lettre que Noémie avait envoyée à ses parents arrive aux Forges ce même samedi 25 juillet. Ils sont rassurés. Ephraïm prend alors sa plume pour écrire une lettre au préfet de l’Eure. Il veut savoir ce que l’administration française compte faire de ses enfants. Combien de temps vont-ils rester au camp de Pithiviers ? Quelle sera ensuite la situation dans les semaines à venir ? Il joint à son courrier une enveloppe timbrée, pour obtenir une réponse.


— Un jour, aux archives de la préfecture de l’Eure, je suis tombée sur cette lettre d’Ephraïm. C’était bouleversant. J’ai tenu dans les mains l’enveloppe qu’il avait fournie, avec son timbre d’1,50 F à l’effigie du maréchal Pétain. Personne n’avait répondu.

— Je croyais que les archives de l’administration avaient été détruites après la guerre ?

— Pas vraiment, disons que l’État français a nettoyé ses administrations, notamment des dossiers compromettants. Mais trois départements n’ont pas obéi – dont, par chance pour nous, l’Eure. Tu n’imagines pas ce qui est encore là, dans les archives, comme un monde souterrain, un monde parallèle, encore vivant. Des braises sur lesquelles il suffit de souffler pour les raviver.


Les jours passent. Ils sont ponctués par les démarches d’Ephraïm et d’Emma à la mairie pour notifier leur présence. Que peuvent-ils faire d’autre, sinon attendre des nouvelles de leurs enfants ?

Pendant ce temps, le docteur Hautval et l’administrateur du camp de Pithiviers ont trouvé une solution pour que Noémie ne soit pas sur la liste du prochain départ de convoi. En ce mois de juillet 1942, certaines personnes sont encore épargnées par les départs à Auschwitz : les Juifs français, les Juifs mariés avec des Français, les Roumains, les Belges, les Turcs, les Hongrois, les Luxembourgeois et les Lituaniens.

— Votre aide-soignante appartient-elle à l’une de ces catégories ?

Adélaïde se souvient que Noémie est née à Riga. Elle sait que c’est en Lettonie, et non en Lituanie, mais elle tente sa chance. L’administrateur du camp ne fait pas la différence entre les deux.

— Trouvez-moi sa fiche d’entrée qui prouve sa nationalité lituanienne et je veillerai à ce qu’elle ne parte pas.

Hautval se précipite dans les bureaux de l’administration pour récupérer sa fiche d’entrée. Malheureusement, le lieu de naissance de Noémie n’y est pas mentionné.

— Essayez, propose l’administrateur du camp, de retrouver un acte de naissance. En attendant, j’indique que son cas n’est pas clair et que le départ est suspendu.

L’administrateur du camp rédige, ce mardi 28 juillet, une liste intitulée : « Camp de Pithiviers : personnes paraissant avoir été arrêtées par erreur ». Sur cette liste, il inscrit les noms de Jacques et Noémie Rabinovitch.


— Cette liste, tu l’as retrouvée, maman ?

Lélia fit oui de la tête. Je sentais que son émotion était trop profonde pour prononcer des paroles. J’essayai d’imaginer ce qu’elle avait pu ressentir en lisant ces mots : personnes paraissant avoir été arrêtées par erreur. Mais imaginer n’est parfois pas possible. Il faut alors simplement écouter l’écho du silence.


Adélaïde Hautval fait une demande spéciale à l’administration pour tenter de retrouver les papiers d’entrée en France de Jacques et Noémie. Elle ne croit pas au miracle, mais elle gagne du temps.

La nouvelle se répand dans le camp qu’un nouveau départ de convoi est imminent. Où vont ces trains ? Que vont devenir les enfants ? Un mouvement de panique gagne les internées. Certaines femmes hurlent qu’on les envoie à la mort. Elles propagent l’idée qu’ils finiront tous assassinés. Ces femmes considérées comme « folles » sont mises à l’écart pour ne pas contaminer le moral des autres. Le docteur Adélaïde Hautval écrit dans ses mémoires : « L’une d’elle clame : On nous mettra dans des trains, puis, après la frontière, ils feront sauter les wagons ! Ces paroles nous rendent songeurs. Se pourrait-il qu’elle voie juste, de cette clairvoyance illuminée que possèdent quelquefois les aliénés ? »


Le convoi no 13 se prépare à Pithiviers. Le docteur Hautval consulte la liste des noms dans les bureaux de l’administration. Elle n’en a pas le droit et prend des risques. Elle découvre que tout le groupe des prisonniers de Rouen fait partie du convoi. Dont Jacques et Noémie. Elle essaye une dernière fois de convaincre le chef de camp de retarder le départ des Rabinovitch.

— J’attends une vérification quant à leur possible nationalité lituanienne, dit-elle.

— Pas le temps d’attendre, répond le chef de camp.

Le docteur Hautval se met en colère.

— Je fais comment sans elle ? Nous sommes débordés à l’infirmerie ! Vous voulez que les épidémies se propagent davantage ? Cela va être une catastrophe, elles vont aussi toucher les surveillants, les policiers…

Elle sait que c’est la grande crainte de l’administration. Les travailleurs extérieurs ne veulent plus venir à cause des épidémies et il est de plus en plus difficile de trouver de la main-d’œuvre. Le chef de camp soupire.

— Je ne vous garantis rien.

Tous les prisonniers sont appelés dans la cour. La liste des 690 hommes, 359 femmes et 147 enfants, annoncée par les haut-parleurs, se termine.

Jacques et Noémie n’en font pas partie.

Les mères qui doivent s’avancer dans le convoi, laissant leurs enfants au camp, parfois des bébés, refusent de partir. Certaines se jettent la tête contre le sol. Une femme est mise nue par les gendarmes, passée sous une douche froide, et remise dans les rangs sans ses habits. Le commandant du camp demande au docteur Adélaïde Hautval de calmer toutes ces femmes qui rendent la situation ingérable – il sait que le docteur a de l’influence auprès des internées.

Adélaïde accepte de leur parler à condition qu’on lui donne des explications sur la façon dont le gouvernement français envisage de traiter les enfants. Le commandant du camp lui montre une lettre de la préfecture d’Orléans : « Les parents seront envoyés à l’avance pour préparer le camp. La plus grande sollicitude sera mise en œuvre pour que les conditions de vie pour ces enfants soient les meilleures possibles. » Rassurée par cette lettre qui donne des gages de bon traitement, le docteur Adélaïde promet aux mères que, bientôt, leurs enfants les rejoindront en bonne santé.

— Vous serez enfin tous réunis.

Jacques et Noémie voient leurs compagnons de Rouen sortir par la grande porte. À travers les barbelés, ils les regardent se mettre en rang dans un grand champ près du camp. Là, ils sont dépouillés de leurs objets de valeur, puis partent à pied rejoindre la gare de Pithiviers.


Au camp, les heures qui suivent les départs de convoi sont mutiques. Personne ne parle. Au milieu de la nuit, un cri déchire le silence. Un homme s’est ouvert les veines avec le verre de sa montre.

Chapitre 29

Noémie et le docteur Hautval doivent s’occuper des soins pour les petits en bas âge dont les mères sont parties lors du dernier convoi : « No et moi devons assurer les soins nocturnes. De tout côté on entend pipi et caca. » Ils parlent entre eux la langue des enfants du camp, que les adultes ne comprennent pas. Beaucoup sont malades, fièvre, otites, rougeoles, scarlatines, toutes les maladies enfantines. Certains enfants ont des poux jusque dans les cils. Les plus âgés vagabondent dans le camp, en bande, ils observent en haut des latrines les objets qui y ont été jetés au dernier moment par ceux qui devaient partir, ne voulant pas laisser aux gendarmes leurs précieux souvenirs. Et les enfants regardent, fascinés, ces objets qui brillent dans la merde, dans les trous, au fond des feuillées.

Dès le lendemain, le 1er août, le docteur Adélaïde Hautval apprend qu’un nouveau convoi se prépare. Elle est chargée par le commandant du camp, qui travaille pour le compte de la police judiciaire, de préparer la séparation des mères et de leurs petits.

— Dites-leur qu’une fois là-bas, les enfants iront à l’école.

Ces femmes refusent de laisser leurs enfants et deviennent folles, elles s’en prennent aux gardes, bravant les coups. Certaines sont frappées jusqu’à perdre connaissance, pour lâcher leurs enfants.

Noémie est chargée de coudre le nom, le prénom et l’âge des enfants, sur de petits cordons blancs.

— C’est pour faciliter les transferts, dit-on aux mères qui vont partir. Que vous puissiez retrouver vos enfants quand ils vous rejoindront.

Mais les enfants n’y comprennent rien. À peine posés, ils arrachent leurs cordons ou se les échangent quelques minutes plus tard.

— Comment va-t-on retrouver nos enfants !

— Ils ne connaissent pas leur nom de famille !

— Comment allez-vous faire pour nous les envoyer ?

Les petits enfants errent, sales, déboussolés, la morve au nez et le regard vide. Des gendarmes s’amusent avec eux comme avec de petits animaux. À la tondeuse, ils dessinent des formes sur leurs crânes, leur font des coiffures ridicules, ajoutant l’humiliation à la misère. C’est leur jeu, leur divertissement.

Dans les hangars, on reconnaît les petits déjà séparés de leurs mères depuis le dernier départ parce qu’ils ont arrêté de pleurer. Certains ne bougent plus, à moitié engourdis dans la paille. D’une docilité surprenante, ils sont comme des poupées molles, perdus, dans un état de saleté indescriptible. Autour d’eux une nuée d’insectes tourne et vrombit, comme s’ils attendaient d’un moment à l’autre que la chair vivante devienne cadavre. Le spectacle est insoutenable.

Les petits ne répondent pas à l’appel des noms. Ils sont trop petits. Les gendarmes s’énervent. Un garçon s’approche et demande tout doucement s’il peut jouer avec le sifflet du monsieur. L’homme ne sait pas quoi répondre, il se tourne vers son supérieur.

Le lendemain matin, le docteur découvre sur les listes que Noémie et son frère sont appelés pour le départ du prochain convoi. Il faut de nouveau les sauver.

Adélaïde compte sur le commandant allemand. C’est son dernier recours. Il vient sur place les jours de départ pour superviser l’organisation du convoi. Il a autorité sur les Français.

Dès qu’il arrive, le docteur Hautval explique au commandant la perte regrettable que le départ de son aide-soignante représenterait pour l’organisation du camp.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’elle n’a pas d’enfant.

— Je ne vois pas le rapport.

— Allez faire un tour dans le hangar et vous comprendrez qu’aucune mère ne pourrait supporter d’y travailler. J’ai besoin de quelqu’un qui puisse garder son calme.

Einverstanden, répond le commandant allemand. Je vais la faire rayer de la liste.


Ce jour-là, le 2 août 1942, il fait très chaud. Ce convoi prévoit le départ de 52 hommes, 982 femmes et 108 enfants. Les mères déportées sans leurs enfants se mettent à pousser des hurlements qui s’entendent jusque dans le village de Pithiviers. Des écoliers témoigneront, des décennies plus tard, avoir entendu les cris des femmes pendant qu’ils jouaient dans leur cour de récréation. Au milieu de ce chaos, les noms de Jacques et Noémie sont crachés par les haut-parleurs. Le docteur Hautvaul est furieuse, elle trouve le commandant allemand, qui la rassure :

— Je n’oublie pas ma promesse, lui dit-il, elle ne partira pas. Elle va simplement subir la fouille comme les autres, mais ensuite je la ferai revenir.

Les femmes sont regroupées en rangs pour être envoyées dans le champ extérieur au camp – les petits enfants s’agrippent à tout ce qu’ils peuvent, se traînent par terre, les gendarmes les assomment en leur mettant de grands coups de pied. Un survivant se souviendra tout de même avoir vu un gendarme pleurer en voyant des minuscules mains se frayer un chemin entre les barbelés.

Les haut-parleurs répètent que :

— Les enfants et les parents seront réunis plus tard.

Mais les mères n’y croient pas, les femmes forment un essaim qui tourbillonne dans tous les sens. Les gendarmes français sont dépassés. La foule gonfle et se presse vers la grande porte d’entrée, on pousse, on pousse, la porte est sur le point d’être forcée. Mais soudain elle s’ouvre en grand et un camion allemand s’arrête devant la foule. À l’intérieur, chaque soldat est armé d’une mitraillette, qu’il braque sur les femmes. Un responsable est chargé d’expliquer dans le haut-parleur que chacun doit rentrer dans sa baraque pour éviter un bain de sang. Sauf les appelés, qui ont ordre de se mettre en rang dans le calme.

Noémie et Jacques marchent vers le champ où les fouilles sont organisées. Ils sont disposés en ligne. Chacun doit poser sur une table ses bijoux ainsi que tout l’argent qu’il possède. Lorsque les femmes ne vont pas assez vite, on arrache les boucles directement sur leurs oreilles. Elles subissent ensuite une fouille gynécologique et anale afin de vérifier qu’elles ne cachent pas de l’argent dans leurs entrailles. Les heures passent et « le soleil tape dur sur le pré qui n’offre aucun abri », écrit le docteur Hautvaul qui s’inquiète de ne pas voir revenir Noémie. Elle finit par trouver le commandant :

— Vous m’avez promis, cela fait des heures qu’ils sont partis.

— J’y vais, dit-il.

Noémie, depuis sa place, observe l’arrivée du commandant allemand. Il parle avec les chefs français. Puis pointe l’index en sa direction. Noémie comprend que les hommes parlent d’elle, qu’Adélaïde a réussi à intervenir en sa faveur. Le commandant allemand avance entre les rangs et se dirige vers elle. Le cœur de Noémie s’accélère.

— C’est toi l’aide-soignante ?

— Oui, répond-elle.

— Bon, tu viens avec moi, dit-il.

Noémie le suit à travers les rangs. Puis s’arrête. Elle cherche au loin la silhouette de Jacques.

— Et mon frère ? demande-t-elle au commandant. Il faut aller le chercher lui aussi.

— Il ne travaille pas à l’infirmerie à ce que je sache. Avance.

Noémie explique que ce n’est pas possible, qu’elle ne peut pas se séparer de son frère. Agacé, le commandant fait signe aux gendarmes que finalement la jeune fille reste dans son rang. Le convoi peut à présent partir pour la gare. Coup de sifflet. Il faut se mettre en marche. Au milieu du champ, brisant le silence, une voix d’homme s’élève dans le ciel :

Frendz, mir zenen toyt ! Mes amis, nous sommes tous morts.

Chapitre 30

Il est 19 heures. Le convoi no 14, qu’on appellera le convoi des mères, marche en direction de la gare. Adélaïde Hautval tente d’apercevoir Noémie à travers la foule qui défile devant les barbelés, mais en vain.

À la gare de Pithiviers, le frère et la sœur découvrent le train qui les attend, un train de marchandises dont les wagons sont conçus à l’origine pour recevoir huit chevaux. Les soldats comptent les hommes et les femmes qu’ils poussent à l’intérieur, jusqu’à quatre-vingts personnes par wagon. Une femme se débat et refuse de monter. Elle est frappée et se retrouve avec la mâchoire cassée.

Puis on explique aux prisonniers :

— Si l’un d’entre vous tente de s’évader pendant le voyage, tout son wagon sera exécuté.

Le train reste à quai. Les mille passent une nuit entière à attendre, immobiles, serrés dans leurs wagons. Ne sachant rien de ce qui va leur arriver. Les plus chanceux sont ceux qui se trouvent près de la lucarne grillagée – et peuvent un peu respirer. Jacques a envie de vomir à cause de l’odeur, et sa dysenterie l’a affaibli. Au petit matin, il entend le signal du départ. Tandis que le train se met lentement en marche, une voix d’homme s’élève au-dessus des wagons.

Yit-gadal ve-yit-kadash shemay rabba, Be-al-ma dee vra chi-roo-tay ve-yam-lich mal-choo-tay…

Ce sont les premiers mots du kaddish derabbanan, la prière des morts. En colère, une mère hurle en mettant sa main sur les oreilles de sa fille :

Shtil im ! Mais faites-le taire !


Pour se donner du courage, les jeunes imaginent les travaux qu’ils vont faire en Allemagne.

— Toi tu es docteur, tu pourras travailler dans un hôpital, dit une petite fille à Noémie.

— Mais je ne suis pas docteur, répond l’adolescente.

— Taisez-vous ! disent les adultes. Économisez votre salive.

Ils ont raison. La chaleur de ce mois d’août devient étouffante. Les prisonniers, entassés les uns sur les autres, n’ont pas d’eau. Lorsque les mains sortent des wagons, réclamant de quoi boire, les gendarmes les frappent du bout de leurs crosses et les doigts se brisent sur les parois.

Jacques s’allonge par terre pour coller son visage contre le sol et respirer un peu d’air entre les lattes du plancher. Noémie se met au-dessus de lui pour empêcher les autres de le piétiner. Aux heures où le soleil tape le plus fort, certains se déshabillent, hommes et femmes restent en sous-vêtements, à demi nus.

— On dirait des animaux, dit Jacques.

— Tu ne dois pas dire ça, répond Noémie.

Le voyage dure trois jours et il faut faire ses besoins devant tout le monde dans une tinette. Lorsque la tinette est pleine, il ne reste que le coin, avec un tas de paille. Ceux qui rêvent de se jeter dehors ne le font pas, pour ne pas prendre le risque de faire tuer tous les autres. Pour tenir, Noémie pense à son roman qu’elle a laissé dans sa chambre, son début de roman, elle le réécrit dans sa tête et imagine la suite.


Au bout de trois jours, le train, qui n’avait jamais sifflé dans aucune des cinquante-trois gares traversées, se met à émettre un son strident. Il freine brusquement. Les portes des wagons sont ouvertes avec fracas. Jacques et Noémie sont aveuglés par des lumières de projecteurs, beaucoup plus puissants qu’à Pithiviers. Ils ne voient pas, ne comprennent pas où ils se trouvent, ils entendent les aboiements des chiens qui se jettent en avant pour les mordre. Aux chiens s’ajoutent les hurlements des gardes qui crient leur colère, alle runter, raus et schnell, pour faire sortir les mille personnes du train. Les gardes matraquent les malades couchés sur le sol des wagons, il faut réveiller ceux qui sont évanouis et faire évacuer les morts. Noémie reçoit un coup sur le visage qui fait enfler sa lèvre. La violence du coup lui ôte tous ses repères, elle ne comprend plus dans quel sens elle doit avancer et lâche la main de Jacques. Puis elle le retrouve, qui court devant elle, sur la rampe. Pendant qu’elle court elle aussi pour le rattraper, sous les ordres allemands, elle sent une épouvantable odeur qui l’envahit soudain, une odeur qu’elle n’a jamais sentie de sa vie, un fond nauséabond, une odeur de corne et de graisse brûlées.

— Dites que vous avez 18 ans, entend Jacques dans la précipitation sans savoir d’où vient cette phrase.

C’est un de ces cadavres vivants, en pyjama rayé, qui lui a chuchoté ce conseil. Longilignes, la peau sur les os, ces êtres semblent entièrement vidés de leur sang. Sur la tête, ils portent l’étrange casquette ronde des malfaiteurs. Leurs regards sont figés, comme s’ils contemplaient avec effroi une chose invisible qu’eux seuls peuvent voir. Schnell, schnell, schnell, vite, vite, vite, les gardes leur ordonnent de retirer la paille souillée des wagons.

Quand tout le monde est sur la rampe, les malades, les femmes enceintes et les enfants sont mis d’un côté. Ceux qui sont fatigués peuvent se joindre à eux. Des camions arrivent pour les emmener directement à l’infirmerie.

Mais soudain tout s’arrête. Hurlements, aboiements de chiens, coups de matraque.

— Il manque un enfant !

Les mitraillettes se braquent. Les mains se lèvent. Affolement.

— Si un enfant s’est échappé, on fusille tous les autres.

Les armes brillent dans la lumière des projecteurs. Il faut retrouver le petit qui manque. Les mères tremblent. Les secondes passent.

— C’est bon ! crie un homme en uniforme qui passe devant eux.

L’homme tient dans la main le petit cadavre d’un enfant, pas plus grand qu’un chat écrasé, retrouvé sous la paille d’un wagon. Les mitraillettes s’abaissent. Le mouvement reprend. Le tri des hommes et des femmes commence.

— Je suis fatigué, dit Jacques à Noémie. Je veux aller dans les camions pour l’infirmerie.

— Non, on reste ensemble.

Jacques hésite mais il finit par suivre les autres.

— On se retrouvera là-bas, dit-il en s’éloignant.

Noémie le regarde, impuissante, disparaître à l’arrière du camion. De nouveau elle se prend un coup sur la tête. Pas le temps de s’arrêter. Il faut se mettre en colonne pour marcher en direction du bâtiment principal. C’est un rectangle en brique, long peut-être d’un kilomètre. Au milieu, une tour avec un toit en triangle, c’est la porte pour rentrer à l’intérieur du camp. On dirait la bouche grande ouverte de l’enfer, surmontée de miradors, comme deux yeux haineux. Un groupe de SS interroge succinctement les nouveaux détenus. Deux groupes sont formés, d’un côté les aptes au travail, de l’autre, les jugés inaptes. Noémie fait partie des sélectionnés pour le travail. (À l’été 1942, les tatouages sur l’avant-bras gauche ne sont pas encore pratiqués. Seuls les prisonniers soviétiques se font marquer avec une plaque composée d’aiguilles formant des chiffres, appliquée sur la poitrine. Les schreiber – détenus chargés de tatouer chiffre à chiffre les nouveaux arrivants – commenceront en 1943, pour permettre aux nazis de rationaliser la gestion des morts en simplifiant leur identification.)

Un officier supérieur s’adresse à tous les arrivants. Son costume est rutilant, tout y brille, du cuir de ses chaussures aux boutons de sa veste. Il fait le salut nazi, puis annonce :

— Vous êtes ici dans le camp modèle du Troisième Reich. Nous y faisons travailler les parasites qui ont toujours vécu à la charge des autres. Vous allez enfin apprendre à vous rendre utiles. Soyez satisfaits de contribuer à l’effort de guerre du Reich.

Noémie est ensuite envoyée vers la gauche, au camp des femmes, où elle passe par le centre de désinfection, dit « le sauna ». Toutes les femmes y sont déshabillées puis assises sur des gradins, les unes à côté des autres. Elles doivent attendre toutes nues, chacune leur tour, d’être entièrement rasées – crâne, poils pubiens – puis douchées. Seules quelques jeunes filles échappent à la tonte, celles qui seront envoyées au bordel du camp.

Au passage de la tondeuse, les longs cheveux de Noémie, ses cheveux qui faisaient sa fierté, qu’elle remontait en couronne sur le haut de sa tête, tombent sur le sol. Ils se mêlent aux cheveux des autres femmes, formant un immense tapis chatoyant. Ces cheveux servirent, selon la circulaire Glücks de ce 6 août 1942, à fabriquer des pantoufles pour les équipages des sous-marins. Et des bas en feutre pour les membres de la compagnie des trains.

Les vêtements des arrivants sont rassemblés dans des baraques appelées « Canada », où ils sont triés, ainsi que les objets qui peuvent avoir de la valeur. Les mouchoirs, peignes, blaireaux et valises sont envoyés à l’Office chargé de la diffusion du germanisme. Les montres vont à l’Office central d’administration économique des SS à Oranienburg. Les lunettes au service sanitaire. Dans les camps, tout ce qui peut être rentabilisé est récupéré et recyclé. Les corps sont eux-mêmes exploités. Les cendres humaines, riches en phosphates, sont déversées comme engrais sur les sols des marais asséchés. Les dents en or fournissent chaque jour, après la fonte, plusieurs kilos d’or pur. Une fonderie est installée près du camp, d’où les lingots sortent pour rejoindre les coffres-forts secrets de la SS à Berlin.

Noémie reçoit une écuelle et une cuillère avant d’être conduite dans sa baraque. Elle découvre le camp, vingt fois plus grand que celui de Pithiviers. Il faut beaucoup marcher, sans cesse sous la surveillance des gardes armés, sous les cris des hommes et les aboiements des chiens. Il lui semble entendre les violons d’un orchestre, elle se dit que c’est impossible, et pourtant elle aperçoit des musiciens juifs sur une estrade, ils accompagnent en musique les activités du camp. Pour s’amuser, les gardes ont déguisé ces hommes avec des robes. Le chef d’orchestre porte une tenue blanche de mariée.

Dans les baraques, toutes les femmes ont le crâne tondu, certaines saignent à cause du rasoir. Noémie retrouve des châlits, comme à Pithiviers, sauf qu’il faut partager sa couche avec cinq ou six filles. Il n’y a pas de paille et elles dorment à même les planches.

Noémie demande à une prisonnière où elle se trouve. Auschwitz. Noémie n’a jamais entendu ce nom. Elle ne sait pas où cela se situe sur une carte. Elle explique aux autres filles que son frère est parti dans le camion des malades, elle voudrait savoir comment le retrouver. Une prisonnière attrape Noémie par l’épaule, l’entraîne à l’entrée de la baraque et pointe son doigt vers les cheminées, d’où s’échappe une épaisse fumée bourrée de cendre grise, une fumée huileuse et noire. Noémie pense que c’est la direction de l’infirmerie, et espère y retrouver son frère le lendemain.


Le camion de Jacques traverse le camp, vers une petite forêt de bouleaux. Dans ce bois, il y a des baraquements, où, lui dit-on, il va pouvoir se laver. À l’arrivée, quelqu’un l’interroge sur ses études. Les adultes doivent indiquer leur métier. Il s’agit encore de faire croire aux prisonniers qu’ils vont travailler.

Jacques ne ment pas sur sa date de naissance, il ne fait pas croire qu’il a 18 ans, comme on le lui a conseillé. Il n’a pas osé, par peur des représailles. On le dirige ensuite vers un escalier souterrain qui mène à une salle de déshabillage. À partir de là, une très longue queue se forme, comme un long serpent noir, car les premiers camions sont rejoints par ceux qui ont été jugés « inaptes » au travail.

Jacques apprend qu’il doit prendre une douche avec un produit spécial, pour être désinfecté, avant l’installation dans le camp. On lui tend une serviette et un morceau de savon. Les SS expliquent qu’après cette douche, ils auront le droit à un repas. Ils pourront même se reposer et dormir, avant leur journée de travail qui commencera le lendemain. Ces paroles donnent à Jacques un peu d’espoir. Il se dépêche, plus vite il passera la corvée de désinfection, plus vite il pourra enfin remplir son ventre vide. La faiblesse physique explique aussi la passivité des prisonniers.

Dans la salle de déshabillage, tout le long des murs, se trouvent des numéros. Jacques s’assoit sur une petite planche pour enlever ses habits. Il n’aime pas se mettre nu devant les hommes. Il n’aime pas qu’on regarde son sexe, il est gêné par le corps des autres. Un SS de garde, accompagné d’un prisonnier français chargé de la traduction, lui explique de retenir le numéro sous lequel il laisse ses affaires, afin de les retrouver facilement quand il sortira de la douche. Il lui demande aussi de lacer ses chaussures entre elles.

Tout doit être bien plié et bien rangé, pour faciliter le travail du tri quand les affaires arriveront au Canada.

Schnell, schnell, schnell. Jacques et les autres prisonniers sont bousculés pour maintenir les rythmes de cadence, mais aussi pour qu’ils n’aient pas le temps de réfléchir, pas le temps de réagir.

Les gardes SS les poussent avec leurs mitraillettes pour bourrer la salle de douche avec le plus de monde possible. Jacques reçoit un coup de crosse qui lui déboîte l’épaule. Une fois la pièce bondée, les gardes ferment les portes à clé. À l’extérieur, deux prisonniers du Sonderkommando soulèvent une trappe afin d’introduire du gaz dans la pièce, du Zyklon B, un gaz à base d’acide cyanhydrique qui agit en quelques minutes. Les prisonniers regardent alors en direction des pommeaux qui se trouvent au plafond. Très vite ils comprennent.

Je vois le visage de Jacques, sa tête brune d’enfant, posée contre le sol de la chambre à gaz.

Je pose mes mains sur ses yeux grands ouverts pour les fermer dans cette page.

Noémie meurt du typhus quelques semaines après son arrivée à Auschwitz. Comme Irène Némirovsky. L’histoire ne dit pas si elles se sont rencontrées.

Chapitre 31

À la fin du mois d’août, Ephraïm et Emma Rabinovitch reçoivent une visite de Joseph Debord. À son retour de vacances, il a appris que les enfants Rabinovitch avaient été arrêtés au début de l’été.

— Je peux vous aider à rejoindre l’Espagne, leur dit-il.

— Nous préférons attendre le retour de nos enfants, répond Ephraïm, en raccompagnant le mari de l’institutrice à la porte de chez lui.

Ephraïm rentre dans sa maison. Il met la table, pose les couverts des enfants. Comme tous les jours depuis leur arrestation.

Le jeudi 8 octobre 1942 à seize heures, les Rabinovitch entendent des coups forts, frappés à la porte d’entrée. Ils attendent ce moment depuis longtemps. Ils ouvrent calmement aux deux gendarmes français qui sont venus les chercher. Une nouvelle opération générale contre les Juifs apatrides a été lancée.


— J’ai le nom des deux gendarmes, me dit Lélia. Tu veux les connaître ?

J’ai réfléchi, et j’ai répondu à ma mère que je ne préférais pas.


Emma et Ephraïm sont prêts, ils ont préparé leurs valises, ils ont mis la maison en ordre, ils ont posé des draps sur les meubles pour les protéger de la poussière. Emma a pris soin de classer les papiers de Noémie. Elle a rangé dans un tiroir les carnets de sa fille. « CARNETS NOÉMIE », a-t-elle écrit sur l’enveloppe.

Les Rabinovitch se laissent faire, ils sentent, ils savent, qu’ils vont rejoindre leurs enfants. Ils se rendent aux gendarmes, véritablement, ils se rendent.

Ephraïm porte un élégant feutre gris sur la tête. Emma son tailleur bleu marine, confortable, un manteau avec un col de fourrure, une paire de chaussures rouges aux talons pas trop hauts pour pouvoir marcher facilement. Son sac à main contient un crayon, un porte-mine, un couteau de poche, une lime à ongles, des gants noirs, un porte-monnaie et une carte d’alimentation. Et tout leur argent.

Ils ont une valise pour deux, presque rien, mais quelques objets qui feront plaisir aux enfants, quand ils les retrouveront. Emma a pris pour Jacques son jeu d’osselets et pour Noémie un carnet neuf avec du beau papier. Ils seront contents. Ephraïm et Emma franchissent le pas de la porte de la maison des Forges entre les deux gendarmes.

Ils ne se retournent pas.


La voiture les emmène à la gendarmerie de Conches où ils seront incarcérés deux jours avant d’être transférés à Gaillon, petite ville de l’Eure. Le lieu d’internement administratif est un château Renaissance, à flanc de colline et dominant la ville. Il a été transformé en prison sous Napoléon. Depuis septembre 1941, il est réservé aux communistes, aux droit-commun et aux personnes se livrant « au trafic illicite de denrées alimentaires », c’est-à-dire le marché noir. Quelques Juifs y passent en transit avant d’être transférés à Drancy.

Les formalités d’écrou se font dans les bureaux de la gendarmerie, Ephraïm a la fiche 165 et Emma la 166. Ils sont respectivement en possession de 3 390 francs et de 3 650 francs.

Sur sa fiche, il est noté qu’Ephraïm a les yeux « bleu ardoise ».

Quelques jours plus tard, Ephraïm et Emma partent de Gaillon. Ils débarquent au camp de Drancy le 16 octobre 1942. Où on leur prend tout leur argent. Ce jour-là, la fouille des nouveaux entrants rapporte 141 880 francs à la Caisse des dépôts et consignations.

À Drancy, l’organisation du camp est différente de celle de Pithiviers. Les internés sont organisés non pas en baraques mais en escaliers. La vie est rythmée par des coups de sifflet qu’il faut savoir reconnaître. 3 longs, 3 courts : appels des chefs d’escalier pour une petite arrivée d’internés. 3 fois 3 longs, 3 courts : appels des chefs d’escalier pour une grande arrivée d’internés. 3 longs : fermeture des fenêtres. 2 longs : corvées d’épluchures. 4 longs : corvée de pain et de légumes. 1 long : appel et fin d’appel. 2 longs, 2 brefs : corvées générales.

Le soir du 2 novembre, les appelés sont environ un millier. Parmi eux, Emma et Ephraïm. Ils sont rassemblés à l’intérieur d’un espace grillagé de la cour où débouchent les escaliers 1 à 4. Ces escaliers sont réservés aux départs imminents.

Les internés des « escaliers de départ » sont séparés du reste du camp et n’ont pas le droit de se mélanger aux autres. Emma atterrit dans l’escalier 2, chambre 7, 3e étage, porte 280. Avant le départ, une dernière fouille. Il fait froid, les femmes doivent se présenter sans chaussures ni sous-vêtements. Ce sont les dernières consignes, pour réduire le stockage à l’arrivée.

Puis Ephraïm et Emma sont embarqués dans des cars pour la gare du Bourget. Comme leurs enfants, ils passent une nuit à attendre dans le train, avant le départ du convoi qui démarre le 4 novembre à 8 h 55.

Ephraïm ferme les yeux. Quelques images. Les mains de sa mère quand il était petit enfant, elles sentaient bon la pommade. La lumière dans les arbres autour de la datcha de ses parents. Lors d’un repas de famille, une robe blanche de sa cousine qui compressait ses seins comme deux colombes enfermées dans une cage de dentelles. Le verre brisé sous son pied le jour de son mariage. Le goût du caviar qui avait fait sa fortune. Sa joie de voir ses deux petites filles jouant dans les orangeraies de ses parents. Le rire de Nachman dans le jardin, avec son fils Jacques. Les moustaches de son frère Boris, concentré sur sa collection de papillons. Le brevet qu’il avait déposé au nom d’Eugène Rivoche et sur le chemin du retour, la sensation que sa vie allait enfin commencer.

Ephraïm regarde Emma. Son visage est un paysage qu’il a tant parcouru. Il prend les pieds de sa femme, ses pieds gelés à cause du froid dans le wagon à bestiaux. Et les réchauffe dans ses mains en soufflant dessus.

Emma et Ephraïm furent gazés, dès leur arrivée à Auschwitz, la nuit du 6 au 7 novembre, en raison de leur âge, 50 ans et 52 ans.


— Fier comme un châtaignier qui montre tous ses fruits aux passants.

Chaque semaine, M. Brians, le maire des Forges, doit envoyer une liste à la Préfecture de l’Eure. Une liste qui s’intitule : « Juifs existants à ce jour sur la commune ».

Ce jour-là, monsieur le maire écrit, en s’appliquant de son écriture ronde et joliment calligraphiée, avec la satisfaction du travail bien fait :

« Néant. »

— Voilà, ma fille. C’est ainsi que s’achèvent les vies d’Ephraïm, Emma, Jacques et Noémie. Myriam n’a jamais rien raconté de son vivant. Je ne l’ai jamais entendue prononcer le prénom de ses parents ni de ses frère et sœur. Tout ce que je sais, je l’ai reconstitué grâce aux archives, en lisant des livres, et aussi parce que j’ai retrouvé des brouillons dans les affaires de ma mère après sa mort. Celui-ci par exemple, elle l’a écrit au moment du procès Klaus Barbie. Je te laisse lire.

L’affaire Barbie.

Quelle que soit la forme du procès, les souvenirs s’éveillent, et tout ce que j’ai dans une cassette de ma mémoire, se déroule, peu à peu, en ordre ou en désordre, avec quelques blancs et beaucoup de (illisible). Dire que ce sont des souvenirs, non, ce sont des moments de la vie, où man hat es erlebt, – on l’a vécu, c’est en soi, c’est imprégné, une marque peut-être – mais je n’ai pas envie de vivre avec ces souvenirs-là, car on n’en tire aucune expérience. Toute description est banale. On arrivait à vivre, sans demander son reste, impuissants souvent et actifs pourtant devant l’ampleur du cataclysme. Celui qui survit à un accident d’avion, peut-il savoir d’où vient sa chance ? S’il était arrivé quelques minutes plus tôt, ou plus tard, aurait-il occupé la bonne place ? Il n’est pas un héros, il a eu de la chance, et c’est tout.

Les grands coups de chance qui m’ont sauvée.

1) Lors d’une vérification d’identité dans le train qui me ramenait vers Paris après l’exode.

2) Après le couvre-feu à l’angle de la rue des Feuillantines et de Gay-Lussac.

3) Lors de mon arrestation à la Rhumerie martiniquaise.

4) Au marché de la rue Mouffetard.

5) Traversée de la ligne de démarcation à Tournus dans le coffre d’une voiture avec Jean Arp.

6) Les 2 gendarmes sur le plateau à Bououx.

7) Lors des rendez-vous des Filles du calvaire à la fin de la guerre lorsque je suis rentrée dans la Résistance.

Les situations les plus banales 1, 4, 6,

les plus cocasses 2,

une chance inouïe 3,

risquée 5,

risque accepté, organisé 7.

Que ces situations aient été banales, risquées, cocasses, inouïes ou acceptées, la chance a joué en ma faveur. J’ai toujours essayé de garder mon espoir et le plus de sang-froid possible. Se souvenir c’est rapide. Rédiger c’est autre chose. Je m’arrête là aujourd’hui.

— Les personnages sont des ombres, conclut Lélia en ouvrant la fenêtre sur le soir tombant, pour allumer la dernière cigarette de son paquet. Personne ne pourra plus dire comment ils furent exactement de leur vivant. Myriam a gardé la plupart de leurs secrets. Mais bientôt, il faudra reprendre là où Myriam s’est arrêtée. Et rédiger. Allez viens, on va faire un tour au tabac, cela nous fera prendre l’air.

Pendant que j’attends Lélia dans la voiture garée en double file, au carrefour de la Vache noire, où le bureau de tabac reste ouvert après huit heures du soir, j’entends un petit bruit, puis je sens un faible écoulement le long de mes cuisses. Un mince filet d’eau tiède sort de mon corps, que je ne parviens pas à arrêter.

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