Claire,
Je t’ai téléphoné ce matin pour te dire que je voulais te parler d’un sujet, mais qu’il fallait mettre mes idées par écrit. Les ranger. Alors voilà.
Tu sais que je suis en train d’essayer de comprendre qui a envoyé la carte postale anonyme à Lélia, et bien évidemment, cette enquête remue des choses en moi. Je lis beaucoup de choses et je suis tombée sur cette phrase de Daniel Mendelsohn dans L’Étreinte fugitive : « Comme de nombreux athées, je compense par la superstition et je crois au pouvoir des prénoms. »
Le pouvoir des prénoms. Ça m’a fait un drôle de truc cette phrase, tu vois. Ça m’a fait réfléchir.
J’ai réalisé qu’à la naissance, nos parents nous ont donné comme deuxième prénom, à l’une et à l’autre, des prénoms hébreux. Des prénoms cachés. Je suis Myriam et tu es Noémie. Nous sommes les sœurs Berest mais à l’intérieur de nous, nous sommes aussi les sœurs Rabinovitch. Je suis celle qui survit. Et toi celle qui ne survit pas. Je suis celle qui s’échappe. Toi celle qu’on assassine. Je ne sais pas quel est le plus mauvais costume à endosser. Sur cette réponse, je ne parierais pas. C’est perdant-perdant, cet héritage-là. Nos parents avaient-ils réfléchi à cela ? C’était une autre époque comme on dit.
La phrase de Mendelsohn m’a remuée et je me demande, je te demande – je nous demande – ce que nous devons faire de cette désignation-là. C’est-à-dire, ce que nous en avons fait jusqu’à aujourd’hui, ce que ces prénoms sont venus travailler silencieusement en nous, dans nos caractères et nos façons d’envisager le monde. Au fond, pour reprendre la formule de Mendelsohn : quel pouvoir ces prénoms ont-ils pris dans nos vies ? Et dans notre lien ? Je me demande ce que nous pouvons déduire et construire de cette histoire de prénoms. Prénoms qui apparaissent brutalement sur la carte postale, comme si on nous les jetait au visage. Prénoms cachés dans nos patronymes.
Les conséquences, heureuses ou malheureuses d’ailleurs, sur nos tempéraments.
Ces prénoms aux consonances hébraïques sont comme une peau sous la peau. La peau d’une histoire plus grande que nous qui nous précède et nous dépasse. Je vois comment ils ont fait entrer en nous quelque chose de troublant, qui est la notion de destin.
Nos parents auraient peut-être dû éviter de nous donner ces prénoms si lourds à porter. Peut-être. Peut-être que les choses auraient été plus faciles, plus légères en nous, entre nous, si nous n’étions pas Myriam et Noémie. Mais peut-être qu’elles auraient été moins intéressantes aussi. Peut-être ne serions-nous pas devenues écrivains. Qui sait.
Ces derniers jours je me suis posé cette question : en quoi suis-je Myriam ?
Je te livre en vrac mes réponses.
Je suis Myriam, je suis celle qui s’échappe, toujours, celle qui ne reste pas à la table de la famille, celle qui part, ailleurs, dans l’idée qu’il faut sauver sa peau.
Je suis Myriam, je m’adapte aux situations, je sais me faire discrète, je sais me contorsionner dans un coffre, je sais devenir invisible, je sais changer d’environnement, changer de milieu social, changer de nature.
Je suis Myriam, je sais avoir l’air française plus que n’importe quelle Française, j’anticipe les situations, je m’adapte, je sais me fondre dans le paysage pour que l’on ne se pose pas la question de savoir d’où je viens, je suis discrète, je suis polie, je suis bien élevée, je suis un peu distante, un peu froide aussi. On me l’a souvent reproché. Mais c’est la condition de ma survie.
Je suis Myriam, je suis dure, je ne manifeste pas ma tendresse aux gens que j’aime, je ne suis pas toujours à l’aise avec les preuves d’amour. La famille est pour moi un sujet compliqué.
Je suis Myriam, je regarde toujours où se trouve la porte de sortie, je fuis le danger, je n’aime pas les situations limites, je vois les problèmes bien avant qu’ils n’arrivent, je prends les chemins de traverse, je suis attentive au comportement des gens, je préfère l’eau qui dort, je me faufile entre les mailles du filet. Parce que j’ai été désignée ainsi.
Je suis « Myriam » – je suis : celle qui survit.
Toi, tu es Noémie.
Tu es Noémie bien plus encore que je ne suis Myriam.
Parce que ce prénom n’était même pas caché.
Autrefois nous t’appelions aussi Claire-Noémie, comme un prénom composé.
Je me souviens, quand nous étions enfants – tu devais avoir 5 ou 6 ans, et moi 8 ou 9, pas davantage –, une nuit tu m’avais appelée, de l’autre côté de la chambre. J’étais venue te voir dans ton petit lit, et tu m’avais dit :
— Je suis la réincarnation de Noémie.
C’était bizarre quand on y repense. Non ? Comment cette idée était-elle venue se loger dans ta tête ? Dans ta tête de petite enfant ? Lélia ne nous parlait jamais de son histoire à cette époque-là.
Nous n’en avons jamais reparlé ensemble et je ne sais même pas si tu te souviens de cet épisode-là. Tu t’en souviens ?
Voilà.
Je ne sais pas ce que je vais découvrir au bout de mon enquête ni qui est l’auteur de la carte postale, je ne sais pas non plus quelles seront les conséquences de tout cela. On verra.
Prends le temps de me répondre, ce n’est pas pressé, j’imagine que tu es en train de terminer les corrections de tes épreuves… les épreuves, elles portent bien leur nom. Mais courage. J’ai grande hâte de lire ton livre sur Frida Kahlo, je sens profondément qu’il sera beau, fort et important pour toi.
Je t’embrasse, et aussi ta Frida,
A.
Anne,
J’ai relu plusieurs fois ton mail depuis que tu me l’as envoyé. Et je t’avoue que les deux premières fois que je l’ai lu, j’ai pleuré.
Comme un enfant pleure quand il se fait mal, de façon irrépressible, de façon bruyante, hoquets et corps qui tremble. Parce que sa douleur lui semble, probablement, injuste.
Puis en le relisant je n’ai plus pleuré, je l’ai relu encore et encore, et j’ai neutralisé le premier sentiment que j’ai ressenti : une impossibilité et une sorte d’effroi.
En le neutralisant, j’ai pu me concentrer sur tes questions, et tenter, ce soir, de t’y répondre.
Oui, je me souviens.
Je me souviens de t’avoir appelée un soir quand j’étais une petite enfant pour te dire que j’étais la réincarnation de Noémie. Je m’en souviens parmi les quelques scènes primitives que nous gardons de notre enfance avec la vivacité et la précision des images d’un film qui serait projeté dans notre tête.
Oui, Lélia ne parlait pas vraiment de tout cela à cette époque. Mais elle en parlait en silence. C’était partout. Dans tous les livres de la bibliothèque, dans ses douleurs et ses incohérences, dans quelques photos secrètes pas bien cachées. La Shoah c’était un jeu de pistes dans la maison, on ne pouvait que suivre les indices pour jouer aux Indiens et aux cow-boys.
Isabel n’avait pas de second prénom, comme Lélia.
Et toi, tu t’appelais Myriam. Et moi, je m’appelais Noémie.
Maman m’a dit un jour qu’elle voulait originellement me le donner en premier prénom, Noémie, et Papa a suggéré qu’en deuxième, c’était mieux. Elle m’a dit : mais Noémie c’est aussi un si joli prénom. Et c’est bien vrai.
Puis elle a dit, mais Claire, c’était bien. C’était la lumière.
Et je crois qu’en effet c’est bien aussi. Elle dont le prénom veut dire la Nuit en hébreu.
Alors, moi, enfant, je regardais la photo de Noémie Rabinovitch que j’avais piquée dans le bureau de Maman pour y envisager une vérité. Dans le sens propre du terme en-visager, chercher dans le visage de cette morte ce qu’il y avait de moi. Je me souviens de trouver que j’avais les mêmes joues (je dirai pommettes maintenant, mais j’étais enfant), j’avais les mêmes yeux bleus.
Quand les tiens sont verts, comme ceux de Myriam.
J’avais les mêmes cheveux longs tressés.
Mais ai-je tressé mes cheveux longs pendant dix ans par mimétisme ? C’est une question. À laquelle je ne cherche pas de réponse.
Sur cette photo, Noémie avait un air mongol, les yeux un peu bridés et ces fameuse pommettes hautes, et les miens de yeux disparaissaient en fente quand je souriais sur les photos, on me remarquait alors cet air mongol de nos ancêtres. Sans oublier cette légendaire tache de naissance mongole qui apparaît en haut des fesses à la naissance, puis qui disparaît, paraît-il. Maman racontait souvent que nous l’avions toutes eue. Bien sûr, quand je t’écris, la femme de 38 ans que je suis se superpose avec l’enfant de 6 ans, et je t’écris de cet endroit là, mélangé et confus.
J’ai été (sans raison claire) ardente bénévole à la Croix-Rouge, à l’exact âge où Noémie se retrouvait à travailler à l’infirmerie de son camp de transit avant de prendre la direction d’Auschwitz. J’y passais mes week-ends, à la Croix-Rouge. Et puis j’ai arrêté du jour au lendemain.
Les puzzles bizarres, je les ai faits au cours de mes insomnies.
Je me souviens avec une clarté cruelle du jour où petite enfant on m’a dit : « Ta famille, ils sont morts dans un four. » Et qu’après j’ai longtemps observé le four de notre cuisine pour me figurer comment c’était donc possible, cela. Comment avait-on réussi à tous les fourrer là-dedans ? C’est le genre de casse-tête sur lequel on s’épuise. Et jeune adulte, pendant une fête improvisée lors d’une absence parentale, j’ai cassé ce putain de four, et je me souviens qu’obscurément, ça m’a fait du bien.
Quand je me suis barrée à New York, à 20 ans, du jour au lendemain, plantant tout ce que je faisais, eh bien là-bas à New York, je suis allée au musée de la Shoah. Beaucoup de salles. Et dans l’une d’entre elles, sur un mur, une photographie accrochée. Petite. C’était Myriam. Je l’ai reconnue. J’ai commencé à me sentir mal. Je me suis approchée, il y avait une légende : Myriam et Jacques Rabinovitch, ça venait de la collection de Klarsfeld.
Je me suis évanouie. J’ai été sortie du musée par la sortie de secours, je me souviens.
Mais oui, à 6 ans, je t’ai effectivement appelée pour te dire cette chose, monstrueuse à sa manière. Que j’étais la réincarnation de cette fille morte, que je ne connaissais pas, que personne ne connaît, parce qu’elle est morte trop tôt et que les gens qui la connaissaient sont morts avec elle. Tous, d’un coup. Et qu’elle n’a pas vécu. Elle dont je ne sais rien. Et c’est affreux.
Mais je sais, nous savons, qu’elle voulait être écrivain.
Et voilà. Petite enfant, je disais que je serais écrivain. Et je l’ai affirmé avec force et endurance jusqu’à ce que je le devienne, pour de vrai.
Pour de vrai, comme disent les petits enfants.
Et oui, dans mes vieilles nuits de dérive, j’ai parfois formulé cette idée que je vivais la vie qu’une autre n’avait pas pu vivre, parce que c’était mon obligation. Je ne le pense pas aujourd’hui. Je dis que je l’ai formulé à un moment dans ma vie, cela, quand j’étais mal, comme un exorcisme. Et nous y voilà.
Je suis celle qui a joué à saute-mouton par-dessus ses effrois, voir jusqu’où on tombe. Et celle qui a recouvert ses bras de tatouages pour y planquer les ombres.
Mais je te l’écris là aujourd’hui, parce que je n’ai pas à avoir honte. Je n’ai plus honte. J’allais dire, je n’ai plus honte de mes bras.
Alors, oui, à ce compte-là, tu es Myriam, tu es discrète, tu es polie, tu es bien élevée. Tu es celle qui trouve la porte de sortie, qui fuit le danger, et les situations limites. L’inverse de moi donc. Qui me suis allègrement foutue dans des situations de danger, pour la faire courte.
Myriam sauve sa peau et tout le monde meurt dans l’histoire.
Elle n’a sauvé personne.
Mais. Comment l’aurait-elle pu ?
Moi je t’ai demandé de me sauver. Tellement de fois. Fardeau.
Quand j’avais 6 ans et que je te disais que j’étais la réincarnation de Noémie. Quand je te disais que je t’aimais et que je ne comprenais pas que tu ne me le dises pas toi, que tu ne me serres pas contre toi (autre scène primitive très vivace). Parce que, comme tu le dis, toi ou Myriam, tu as l’air dur, froid, tu as du mal avec l’expression des sentiments, tu n’es pas à l’aise.
Et je t’ai appelée certaines nuits quand les ombres étaient trop fortes.
Tout cela, c’est loin de moi maintenant, c’était une autre. J’ai fait ma paix et je ne suis pas morte.
Que disent ces prénoms de nous ? Tu me demandes.
Anne-Myriam sommée de sauver encore et encore Claire-Noémie pour ne pas qu’elle meure. Comme tu sauves les Rabinovitch en suivant les chemins de la carte postale.
Quelles incidences ont-ils eues, ces prénoms, sur nos personnalités et nos liens, pas toujours faciles ? Tu me demandes. Diable.
Aujourd’hui et depuis maintenant plusieurs années, la pulsion que tu me sauves, a disparu. Ce n’était pas ton rôle. Et moi, j’ai arrêté de m’assassiner. Mes récriminations sur ta froideur, aussi, ont disparu. J’espère que c’est le cas aussi pour ton agacement à mon égard. Par discrétion d’autres mots (et pudeur), car il y en aurait mille de mots, car je t’en ai fait voir.
Car je sais aussi être discrète et pudique, et toi, tu n’es pas une femme qui se fond dans le décor, ou qui quitte la table, bien au contraire.
Je crois qu’arrivées à 40 ans, l’une et l’autre, nous commençons à peine à nous connaître, en ayant pourtant tant vécu ensemble.
Je crois que Myriam et Noémie n’ont pas eu la chance d’à peine commencer à se connaître.
Je crois que nous avons survécu à nos disputes, à nos trahisons, à nos incompréhensions.
Je crois que jamais je n’aurais pu t’écrire cela si tu ne m’avais pas envoyé ce message avec ces questions venues de la tombe.
Je crois mais je ne sais rien.
Nous avons survécu.
Et Myriam, elle, n’avait pas le pouvoir de sauver sa sœur.
Ce n’était pas sa faute.
Noémie n’a pas pu écrire.
Toi et moi sommes devenues écrivains.
Nous avons même écrit à quatre mains, et ce ne fut pas simple, mais beau et intense.
J’ai l’espoir gai, Anne, qu’un jour pour toi, je serai une force vive, un abri.
Une force Claire.
Bonne route avec la carte postale.
Je t’embrasse toi et ta fille.
De tout mon corps,
De tous mes bras,
c.
Post-Scriptum :
A dokh leben oune liebkheit. Dous ken gournicht gournicht zein. Mais vivre sans tendresse, on ne le pourrait pas.