— Maman, j’ai pensé à quelque chose. Et si la carte postale était adressée à Yves ?
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Si, regarde. On pourrait lire le « M. Bouveris » comme : « Monsieur Bouveris » et non « Myriam Bouveris ».
— Je ne pense pas du tout. Yves n’a absolument rien à voir avec toute cette histoire.
— Pourquoi pas ?
— Tu divagues. Yves était mort depuis longtemps en 2003, c’est impossible.
— Mais je te rappelle que la carte postale date du début des années 90…
— Bon arrête. Yves… c’est l’autre vie de Myriam. Une vie qui n’a rien à voir avec le monde d’avant la guerre.
Lélia s’est levée en écrasant sa cigarette.
— C’est toujours la même chose avec toi, tu étais déjà comme ça petite, butée, a dit Lélia en quittant la pièce.
Je savais très bien qu’elle allait revenir. Son paquet de cigarettes étant vide, elle était allée prendre un paquet de sa cartouche au premier étage.
— Bon, explique-moi pourquoi ce « M. Bouveris » t’intéresse…
— Alors voilà. L’auteur de la carte postale aurait pu choisir d’écrire à Myriam sous d’autres noms. Il aurait pu écrire à Myriam Rabinovitch ou à Myriam Picabia. Or, il a choisi d’écrire à « Myriam Bouveris », du nom de son second mari. Donc… je dois m’intéresser à lui, Yves.
— Que veux-tu savoir ?
— Quels rapports entretenais-tu avec lui par exemple ?
— Pas vraiment de rapports. Il était un peu distant. Je dirais… indifférent.
— Il était gentil avec toi ?
— Yves était quelqu’un de très gentil, de fin et d’intelligent. Avec tout le monde, en particulier avec ses propres enfants. Sauf avec moi. Pourquoi ? Je ne sais pas…
— Peut-être qu’il voyait en toi le fantôme de Vicente ?
— Peut-être. Lui et Myriam ont emporté tant de secrets avec eux.
— Je voudrais revenir sur un point, maman. Un jour tu m’as dit, à propos d’Yves, qu’il avait des crises. Comment est-ce que cela se manifestait ?
— Soudain il était perdu, paniqué. Comme désorienté. Et puis en juin 1962, il s’est passé quelque chose de très étrange. Il était au téléphone, pour son boulot. Et soudain, il s’est mis à bégayer. Ensuite, Yves n’a pu travailler pendant les dix ans qui ont suivi cette crise.
— Mais quelqu’un a réussi à comprendre d’où venait son mal ?
— Pas vraiment. Peu de temps avant sa mort, il a écrit une lettre étrange : « Plus d’une fois je me suis figuré que certaines choses néfastes étaient absolues, définitives et tout cela à présent je l’avais totalement oublié. »
— Mais quelles étaient ces choses néfastes et absolues ? Qu’avait-il oublié qui a ressurgi ? À quoi faisait-il allusion ?
— Je n’en sais rien. Mais mon intuition est que cela concerne les événements qui se sont déroulés pendant leur trio à la fin de la guerre. Mais je ne sais pas grand-chose sur cette période-là. Je ne pourrais pas vraiment t’aider.
— Tu ne sais rien ?
— Non, je perds la trace de Myriam à partir du moment où elle traverse la ligne de démarcation avec Jean Arp dans le coffre de voiture et qu’elle se retrouve dans ce château à Villeneuve-sur-Lot.
— Tu perds sa trace jusqu’où ?
— Je dirais jusqu’à ma naissance en 1944. Entre les deux, je ne peux rien te dire.
— Tu ne sais même pas comment Yves est arrivé dans la vie de Myriam et de ton père ?
— Non.
— Tu n’as jamais voulu savoir ?
— Là ma fille, il s’agit d’entrer dans la chambre à coucher de mes parents…
— Cela te gêne ?
— Disons qu’il s’est passé des choses… que je ne juge pas. Ils ont vécu leur vie comme ils avaient envie de la vivre. Et puis c’était la guerre.
— Je ferai des recherches maman, je ferai des recherches de mon côté, pour reconstituer cette période de la vie de Myriam.
— Alors je te laisse faire seule ce chemin.
— Si je découvre qui a envoyé la carte postale, tu auras envie que je te le dise ?
— Ce sera à toi de décider, le moment venu.
— Comment saurai-je ?
— Il y a un proverbe yiddish qui te donnera peut-être une réponse : A khave iz nit dafke der vos visht dir op di trern ni der vos brengt dikh bekhlal nit tsi trern.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Le véritable ami n’est pas celui qui sèche tes larmes. C’est celui qui n’en fait pas couler.
Août 1942. Myriam se cache dans le château de Villeneuve-sur-Lot depuis presque deux semaines. Une nuit, elle est réveillée par son mari. Vicente arrive de Paris, il ment, il dit qu’il a eu ses parents au téléphone, il dit que tout va bien. Myriam ferme les yeux et sent que bientôt il ne restera plus rien de ces jours lointains d’incertitude. Ils quittent Villeneuve avant le lever du soleil, dans une voiture que Myriam n’avait jamais vue auparavant, direction Marseille.
— Ne pas poser de questions, se rappelle-t-elle.
Chaque ville possède sa propre odeur, Migdal sentait un parfum lumineux d’oranges mélangé à une odeur de roche, persistante et profonde. Lodz sentait le tissu et les fleurs de jardin, leurs nectars opulents se superposaient aux odeurs de frottement métallique des tramways contre le bitume. Myriam découvre que Marseille sent les bains parfumés et la saleté des eaux, l’odeur chaude des caisses en bois déversées sur le port. Contrairement à Paris, ici les étals donnent un sentiment miraculeux d’abondance. Vicente et Myriam ne sont plus habitués aux mouvements des passants sur les trottoirs, aux bousculades des carrefours. Ils vont boire une bière fraîche dans l’un des bistrots du port, à l’heure des odeurs d’eaux de Cologne et de mousse à raser. Tous les deux attablés en terrasse, comme de jeunes amoureux, ils se sourient en plongeant leurs lèvres dans les verres remplis de mousse. Leurs têtes tournent un peu. Ils commandent le plat du jour, des côtes d’agneau parfumées au thym, qu’ils mangent avec les doigts. Autour d’eux, ils entendent parler toutes les langues. Marseille est devenue depuis l’armistice l’une des principales villes refuges de la zone non occupée. Français recherchés et étrangers s’y retrouvent dans l’espoir de prendre la mer. Marseille a été baptisée « la nouvelle Jérusalem de la Méditerranée » dans un article fielleux du quotidien Le Matin.
Vicente se confectionne des chaussures avec des morceaux de pneu de voiture, attachés par un lacet de cuir. Il fait des voyages avec sa sœur Jeanine. Deux jours par-ci, quatre jours par-là. Il ne dit jamais où, ni pourquoi.
Myriam passe trois mois à Marseille, la plupart du temps, elle est seule. À la terrasse des cafés, légèrement enivrée par la bière, elle s’invente des histoires qui lui donnent des nouvelles de Noémie et Jacques.
— Mais bien sûr, je connais votre sœur ! Je l’ai croisée ! Et votre frère ! Vos parents sont venus les chercher ! Mais bien sûr ! Comme je vous parle !
Parfois au milieu de la foule, elle reconnaît leurs silhouettes. Son corps entier se fige. Elle se met à courir pour attraper le bras d’une jeune femme. Mais quand elle se retourne, la passante n’est jamais Noémie. Myriam s’excuse, elle est déçue. La nuit qui suit est toujours mauvaise, mais le lendemain l’espoir renaît.
Au mois de novembre, elle entend parler allemand sur la Canebière. La « zone libre » a été envahie. Marseille n’est plus la bonne mère, la ville refuge. Sur les vitrines des magasins apparaissent des panneaux : « Entrée strictement réservée aux Aryens. » Les vérifications de papiers sont de plus en plus fréquentes, même à la sortie des cinémas, où les films américains sont désormais interdits.
Marseille ressemble à Paris avec son couvre-feu et ses patrouilles allemandes, ses lampadaires qui ne s’allument plus la nuit.
Myriam envie les rats qui peuvent disparaître dans les murs. Elle n’a plus le goût du risque comme du temps de La Rhumerie martiniquaise, boulevard Saint-Germain. Elle ne se sent plus protégée par une force invisible. Depuis que Jacques et Noémie ont été arrêtés, quelque chose en elle a changé : elle connaît la peur.
Vicente a envie de marcher vers le port, prendre l’air, malgré la présence des uniformes. Il s’attarde cours Saint-Louis. Myriam l’attrape par le bras et lui montre une jeune femme qui marche vers eux, lunettes de soleil, habillée d’une robe légère, comme une vacancière.
— Regarde, dit Myriam. On dirait Jeanine.
— C’est elle, répond Vicente. On a rendez-vous.
Dans ce drôle d’accoutrement, Jeanine entraîne son frère dans une des petites ruelles à l’écart. Myriam les attend devant le kiosque à journaux. Elle discute avec le vendeur, qui retire les albums de Donald et Mickey de ses étals :
— Faut les remplacer par des albums à colorier, ordre de Vichy… dit-il en secouant la tête.
Pendant ce temps, Jeanine annonce à son frère que la jeune fille qui s’occupait de leurs faux Ausweis a été arrêtée. Une poupée de 22 ans, aux boucles blondes et des dents comme des dragées. Sa famille possédait à Lille de très bons « ustensiles de cuisine » : de faux tampons administratifs.
Sa mission consistait à faire des allers-retours entre Lille et Paris pour transporter les papiers. Chaque fois qu’elle prenait le train, elle se précipitait vers le compartiment des officiers allemands. Elle souriait, minaudait, demandait s’il y avait de la place pour elle. Évidemment, les officiers étaient charmés, ils faisaient claquer leurs bottes en donnant du « mademoiselle », et s’occupaient de ses bagages. La jeune femme passait le reste du voyage au milieu de tous ces messieurs. Les faux papiers cousus dans la doublure de son manteau.
Une fois arrivée en gare, elle demandait à un Allemand de l’aider à porter sa valise – c’est ainsi, escortée, qu’elle traversait la gare sans être contrôlée. La jolie poupée de porcelaine.
Mais un officier s’était retrouvé par hasard dans le même wagon qu’elle, trois fois de suite. Il avait fini par comprendre son manège.
— En prison, pendant son interrogatoire, une dizaine de gars lui sont passés dessus, dit Jeanine avec la terreur au ventre.
Le frère et la sœur annoncent à Myriam qu’ils vont retourner à Paris où ils ont « des choses à faire ».
— On va te déposer dans une auberge de jeunesse, dans l’arrière-pays. Tu nous attendras là-bas.
Myriam n’a pas le temps de protester.
— C’est trop dangereux pour toi de rester ici.
En montant dans la voiture conduite par Jeanine, Myriam a la sensation de s’éloigner encore un peu plus de Jacques et Noémie. Elle demande à Jeanine une dernière faveur. Elle voudrait envoyer une carte postale à ses parents pour les rassurer.
Jeanine refuse.
— C’est nous mettre tous en danger.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? rétorque Vicente. De toute façon, on se barre de Marseille. C’est bon, dit-il à Myriam.
Au guichet de la poste marseillaise, Myriam achète donc une « carte interzone » à 80 centimes. C’est le seul courrier autorisé à circuler entre les deux zones, la « nono », contraction de « non autorisée » – et la « ja-ja », traduction allemande de « oui-oui ». Toutes les cartes sont lues par la commission de contrôle postal, et si le message semble douteux, la carte est détruite sur-le-champ.
« Après avoir complété cette carte strictement réservée à la correspondance d’ordre familial, biffer les indications inutiles. Il est indispensable d’écrire très lisiblement pour faciliter le contrôle des autorités allemandes. »
Les cartes sont préremplies. Sur la première ligne, vierge, Myriam écrit : Madame Picabia.
Puis elle doit choisir entre :
— en bonne santé
— fatigué
— tué
— prisonnier
— décédé
— sans nouvelles
Elle entoure en bonne santé.
Puis il faut qu’elle choisisse entre :
— a besoin d’argent
— a besoin de bagages
— a besoin de provisions
— est de retour à
— travaille à
— va entrer à l’école de
— a été reçu à
Myriam entoure travaille à et complète par Marseille.
Au bas de la carte, une formule de salutation est préremplie par les autorités : Affectueuses pensées. Baisers.
— Ce n’est pas possible, dit Jeanine en regardant par-dessus l’épaule de Myriam. Madame Picabia, c’est moi. Et oui, je suis recherchée à Marseille…
En soupirant, Jeanine déchire la carte et va en acheter une autre, qu’elle remplit elle-même.
« Marie est en bonne santé. Elle a été reçue à son examen. Ne pas lui envoyer de colis, elle a tout ce qu’il faut. »
— Vous êtes pénibles tous les deux, dit-elle en rentrant dans la voiture. À croire que vous ne comprenez rien.
Durant tout le trajet, Jeanine et Vicente ne s’adressent pas la parole. Sur la route d’Apt, ils s’arrêtent devant un ancien prieuré en ruines transformé en auberge de jeunesse.
— On te laisse là, dit Jeanine à Myriam. Tu peux faire confiance au père aubergiste, il s’appelle François. Il est avec nous.
C’est la première fois que Myriam entre dans une auberge de jeunesse. Elle en avait entendu parler, avant la guerre. Les chansons au coin du feu, les grandes promenades dans la nature, les nuits dans les dortoirs. Elle s’était promis d’essayer, une fois pour voir, avec Colette et Noémie.
Au début des années 30, Jean Giono, l’écrivain de Manosque, le futur auteur du Hussard sur le toit, avait fait paraître un court roman qui connut un grand succès. Et provoqua un mouvement qu’on appela « le retour à la terre ». Comme le héros du livre, les jeunes gens des villes voulaient désormais vivre dans la nature, s’installer dans les villages provençaux pour retaper de vieilles fermes abandonnées. Cette génération n’avait plus envie des appartements étroits des grandes villes où avaient émigré leurs grands-parents au moment de la révolution industrielle.
Les garçons et les filles qui fréquentaient les auberges de jeunesse rêvaient d’idéaux – au coin du feu, anarchistes, pacifistes et communistes discutaient âprement, au son des guitares. Plus tard dans la nuit, les bouches se prenaient, oubliant les désaccords, un même désir se dressait dans le noir entre les corps réconciliés.
Et puis, ce fut la guerre.
Certains refusèrent de s’engager dans l’armée et se retrouvèrent en prison. D’autres furent envoyés et tués au front. Au coin du feu, on n’entendait plus la guitare. Toutes les auberges durent fermer leurs portes.
Le maréchal Pétain s’appropria ce mouvement, avec l’idée que « la terre, elle, ne ment pas ». En 1940, après l’armistice, il autorisa la réouverture des auberges de jeunesse. Les thèmes des soirées spectacles seraient approuvés par l’administration, ainsi que les listes de chansons autorisées au coin du feu. Dorénavant, les auberges ne seraient plus mixtes.
François Morenas, l’un des fondateurs du mouvement ajiste, avait refusé de se plier aux règles de Vichy. Contraint de fermer son auberge du Regain, qu’il avait appelée ainsi en hommage à Giono, il alla se faire oublier dans un ancien prieuré en ruines, Clermont d’Apt. Cette auberge de jeunesse n’en avait plus officiellement le nom, mais on savait dans la région qu’on y trouverait toujours un repas et un lit pour la nuit. Ces auberges interdites, ces lieux dissidents, continuèrent d’exister clandestinement pour devenir le refuge des jeunes gens en marge de la société, pacifistes, résistants, communistes, Juifs, et bientôt des réfractaires au STO.
Myriam ne sort pas de sa chambre. François Morenas lui dépose chaque matin une biscotte de pain ramollie dans un ersatz de café, qu’elle n’avale qu’à midi. Elle ne se lave pas, ne se change pas, elle porte toujours ses cinq culottes. C’est comme arrêter le temps, ne plus prendre soin de soi. Myriam pense à Jacques et Noémie.
— Où sont-ils ? Que font-ils ?
Le vent d’est souffle une semaine. Un soir, Myriam voit Vicente et Jeanine surgir par la fenêtre de sa chambre. Ils émergent des oliviers, comme rejetés par une mer d’écume verte. Elle sait, dès qu’elle aperçoit le visage de son mari, qu’il ne lui donnera pas de nouvelles de ses parents, ni de son frère et sa sœur.
— Mais viens, dit Vicente, on va marcher, j’ai des choses à te dire. C’est à propos de Jeanine.
Jeanine Picabia s’était toujours tenue loin du monde de ses parents. Elle trouvait que les grands artistes étaient surtout de grands égoïstes. Elle était comme les enfants de magiciens, qui, ayant grandi dans les coulisses, ne peuvent croire à l’illusion du spectacle.
Jeanine avait toujours voulu être libre, et ne pas dépendre d’un mari. Très tôt, elle avait passé son diplôme d’infirmière pour gagner sa vie.
Dès les premiers jours de la guerre, elle avait commencé à travailler pour ce qu’on ne pouvait pas encore appeler « la Résistance », mais qui allait le devenir.
Infirmière de la Croix-Rouge, conductrice d’ambulance, elle transporte des documents confidentiels entre Paris et le consulat britannique transféré à Marseille. Les documents sont cachés dans les pansements, sous les seringues de morphine.
Ensuite, elle fréquente un groupe de Cherbourg, qui organise la fuite d’aviateurs et de parachutistes anglais. Une sorte de pré-réseau d’évasion.
Son nom circule. Jeanine est repérée par le SIS, Secret Intelligence Service – autrement dit le service des renseignements extérieurs anglais –, également connu sous la dénomination de MI6. En novembre 1940 elle rencontre Boris Guimpel-Levitzky qui la met en contact avec les Anglais. Deux mois plus tard, elle reçoit l’ordre de créer un nouveau réseau spécialisé dans le renseignement maritime. Elle accepte cette mission en sachant qu’elle risque sa vie.
Elle doit s’associer avec un autre Français, Jacques Legrand. Le réseau de Jeanine et Jacques est baptisé Gloria-SMH. « Gloria » est le nom de code de Jeanine et « SMH » celui de Jacques Legrand. Trois lettres qui signifient, quand on les lit à l’envers, Her Majesty’s Service.
En février 1941, Gloria-SMH réussit un très gros coup. Des agents du réseau repèrent en rade de Brest des bateaux allemands, le Scharnhorst, un croiseur de la Kriegsmarine, avec son sister-ship le Gneisenau, et le Prinz Eugen, un croiseur lourd. Grâce à ces renseignements, les Anglais organisent un raid aérien qui va les endommager. C’est une victoire. Gloria-SMH reçoit 100 000 francs de Londres pour agrandir le réseau.
Jacques Legrand recrute parmi des universitaires et des professeurs de lycée. La plupart sont des « boîtes aux lettres », c’est-à-dire des gens qui acceptent de recevoir des documents chez eux. Ils ne savent pas ce qu’ils contiennent, ils abritent le courrier – mais risquent quand même leurs vies. Il faudrait pouvoir tous les nommer, tous les saluer pour leur courage, Suzanne Roussel, professeure au lycée Henri IV, Germaine Tillion, professeure au lycée Fénelon, Gilbert Thomazon, Alfred Perron, professeur au lycée Buffon… Legrand engage aussi un ecclésiastique, l’abbé Alesch, vicaire de La Varenne Saint-Hilaire en région parisienne. Les jeunes gens qui veulent entrer dans les réseaux de résistance vont « se confesser » à lui. Ensuite l’abbé les recommande auprès de ses différents contacts.
Jeanine, elle, recrute dans l’entourage de ses parents, des artistes qui ont l’habitude de se déplacer à travers l’Europe, ils parlent souvent plusieurs langues. Dans la Résistance, tous les métiers qui permettent de faire voyager des documents sont importants. Les employés de la SNCF, par exemple, sont des agents très recherchés.
La compagne de Marcel Duchamp, Mary Reynolds, une Américaine du Minnesota, devient un agent du réseau sous le nom de « Gentle Mary ». Ainsi qu’un écrivain irlandais, qui a déjà travaillé au sein de la SOE britannique. Un homme de confiance, excellent traducteur. Son nom de code est « Samson », mais son véritable patronyme est Samuel Beckett. Promu d’abord sergent-chef au sein du réseau Gloria-SMH, il monte vite en grade et devient sous-lieutenant.
Samuel Beckett travaille de chez lui, dans son appartement de la rue des Favorites. Il analyse les documents, les compare, les compile, détermine leur degré d’importance, hiérarchise les urgences, puis traduit tout en anglais avant de les dactylographier. Ensuite il cache les documents secrets dans les pages de son manuscrit Murphy. Alfred Perron, un membre de Gloria-SMH, emporte le manuscrit chez le photographe du réseau pour transformer les documents en microfilms, qui seront expédiés en Angleterre.
C’est à cette époque que Jeanine recrute son petit frère Vicente ainsi que sa mère Gabriële. Elle intègre le réseau à 60 ans et prend comme nom de code « Madame Pic ».
— Voilà, tu sais tout, dit Vicente à Myriam.
— Maintenant tu es avec nous. Si on tombe, tu tombes. C’est compris ? demande Jeanine.
Oui, cela faisait longtemps que Myriam avait tout compris.
Jeanine doit quitter l’auberge pour aller à Lyon. Quelques jours plus tôt, deux membres du réseau, l’abbé Alesch, alias « Bishop », et Germaine Tillion, devaient s’y rendre pour donner un microfilm contenant vingt-cinq planches photographiques : les plans de défense côtière à Dieppe. Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu.
Germaine Tillion a été interpellée gare de Lyon par la police allemande – et arrêtée. L’abbé Alesch a pu passer entre les mailles du filet. C’est lui heureusement qui avait le microfilm, caché dans une grosse boîte d’allumettes.
Bishop a donc continué seul la mission. Il devait donner les microfilms à son contact lyonnais, Miss Hall. Mais ils ne se sont pas trouvés devant le point de rendez-vous, l’hôtel Terminus. Miss Hall est revenu le lendemain, mais Bishop n’était pas là. Ce n’est que le surlendemain que Bishop a pu lui donner les microfilms – avant de disparaître dans la nature. Depuis, le réseau a perdu toute trace de l’abbé.
Inquiète, Jeanine veut comprendre ce qui s’est passé. À Lyon, elle retrouve un agent spécial de la SOE, Philippe de Vomécourt, alias « Gauthier », qui est en contact avec Miss Hall. Ils ouvrent la boîte d’allumettes et Jeanine découvre que le microfilm ne contient pas les plans de défense côtière à Dieppe mais des documents sans intérêt. Jeanine et Philippe de Vomécourt comprennent alors que Bishop, l’abbé Alesch, a vendu le réseau.
Des arrestations ont lieu au même moment à Paris, ce qui confirme la trahison. Jacques Legrand, alias « SMH », est arrêté par la Gestapo. Philippe de Vomécourt lui aussi avec le photographe qui faisait les microfilms. Samuel Beckett charge sa compagne, Suzanne Déchevaux-Dumesnil, de prévenir d’autres membres. Mais Suzanne est contrôlée en chemin, obligée de faire demi-tour. Le couple se cache chez l’écrivain Nathalie Sarraute. Douze membres du réseau sont emprisonnés à Fresnes et à Romainville avant d’être fusillés. Puis quatre-vingts sont envoyés en déportation à Ravensbrück, Mauthausen et Buchenwald. C’est presque la moitié du réseau qui est décimée en quelques jours.
Jeanine applique la marche à suivre en cas de trahison. Elle ordonne la cessation d’activité immédiate du réseau dans toute la France. Et coupe ses liens avec les membres.
À ce jour, Jeanine devient l’une des femmes les plus recherchées de France. Elle doit quitter le territoire. C’est à son tour de voyager dans un coffre de voiture, une Renault 6 chevaux dont Samuel Beckett a aménagé le coffre avec l’aide d’un ami. Il se rend avec sa femme dans le sud de la France, à Roussillon. En chemin, il laisse Jeanine à l’auberge de jeunesse où se cachent son frère et Myriam.
Elle leur annonce qu’elle va essayer de rejoindre l’Angleterre par l’Espagne. Ce qui veut dire : traverser les Pyrénées à pied.
— Je préfère encore mourir là-haut que d’être arrêtée, dit-elle.
Jeanine sait le sort réservé aux femmes résistantes. Les viols, crimes parfaits, silencieux.
Myriam et Vicente lui disent au revoir dans l’obscurité, sans embrassades ni paroles réconfortantes, sans coupo santo ni promesse de se revoir, surtout ne pas se souhaiter bonne chance, ne rien dire, juste une poignée de main pour conjurer le sort.
Myriam et Vicente. Les voilà réunis. Les deux qui ont égaré leurs sœurs dans la nuit de la guerre.
Le lendemain, François Morenas, le directeur de l’auberge de jeunesse, leur annonce que l’endroit est surveillé.
— C’est trop dangereux pour vous de rester chez moi. Les gendarmes vont venir fouiller mes registres.
François les conduit à Buoux, le village d’à côté, sur les hauteurs. Là-bas, il y a un café-auberge qui loge des voyageurs.
— C’est complet ! annonce le patron du café.
— Bon, dit François. On va aller voir Madame Chabaud.
Dans la région, tout le monde respecte cette veuve de la Grande Guerre.
— Oui, j’ai une maison de libre, dit-elle à Myriam et Vicente. Elle n’est pas grande mais on peut y loger à deux. C’est là-haut, sur le plateau des Claparèdes. La maison du pendu.
— Ce sera parfait, chuchote François. Les gendarmes n’aiment pas trop les fantômes. Et puis c’est haut. Vous verrez.
En effet, il faut marcher trente minutes depuis le village, à travers les amandiers, uniquement en pente raide, sans aucun répit, avant d’atteindre le plateau des Claparèdes.
— Dans le coin, on parachute, alors les Allemands patrouillent, prévient François. Si vous ne voulez pas avoir d’ennuis, fermez bien vos volets avant d’éclairer le soir, ne fumez jamais vos cigarettes dehors ni à la fenêtre, et puis je vous conseille de boucher les interstices des fenêtres par où peut rentrer la lumière, on ne sait jamais. Même les trous de serrure tant que vous y êtes.
Maman,
Ce matin il m’est revenu un souvenir. Je devais avoir 10 ans, Myriam m’avait proposé une promenade dans la colline. Nous marchions dans la chaleur de l’été, toutes les deux, elle avait ramassé sur le rebord du chemin, je m’en souviens, une chrysalide d’abeille. Elle me l’avait donnée en me disant d’y faire très attention parce que c’était fragile. Ensuite elle s’est mise à me parler de la guerre. J’ai ressenti une gêne très forte.
Quand nous sommes rentrées, j’ai voulu te raconter. Mais tout était flou dans ma tête et je fus incapable de te restituer quoi que ce soit. Je me souviens de ta réaction, comme une brûlure. Tu me posais des questions et je répondais systématiquement : « Je ne sais pas. » Ce moment est peut-être l’un des plus constitutifs de mon caractère.
Depuis ce jour, lorsque je ne sais pas répondre à une question, lorsque j’ai oublié quelque chose que je devrais avoir retenu, je tombe dans un trou noir, à cause de ce sentiment de culpabilité, très anciens, vis-à-vis de Myriam, vis-à-vis de toi. Alors je voudrais que tu ne m’en veuilles pas d’oser aller réveiller les morts. Et de les refaire vivre. Je crois que je cherche ce que Myriam a bien pu me dire ce jour-là.
À ce sujet, j’ai fait une découverte.
Dans ses brouillons, Myriam parle d’une Madame Chabaud, chez qui elle a passé une année, à Buoux, pendant la guerre. J’ai cherché dans les pages blanches et ce nom est apparu. Toujours dans ce village.
J’ai tout de suite composé le numéro de téléphone et je suis tombée sur une femme très gentille, mariée au petit-fils de cette Madame Chabaud. Elle m’a dit : « Oui, oui, la maison du pendu existe toujours. Et je sais que la grand-mère de mon mari y a caché des Résistants. Rappelez demain, mon mari vous racontera mieux que moi. » Son mari s’appelle Claude, il est né pendant la guerre, je vais lui téléphoner et je te raconterai.
Maman, je sais que tout cela t’intéresse et te remue à la fois. Je te demande pardon. Et aussi pardon d’avoir oublié ce que Myriam m’a dit ce jour-là.
A.
Dans la maison du pendu, il n’y a rien. Pas de linge, pas d’ustensiles. Seulement un lit sans matelas, un vieux banc en lames de parquet, le tabouret de traite qui a servi à la pendaison. Et la corde, que personne n’a osé enlever.
— Allez, c’est toujours utile, dit Myriam qui la décroche et l’enroule autour de sa main.
— En attendant de vous trouver un matelas, vous pouvez faire une litière en genêts d’Espagne. Voyez ? Les fleurs jaunes. C’est comme ça qu’on fait ici.
Et voilà les Parisiens partis faucher derrière leur maison ces arbustes verts et jaunes vifs, la fleur des maquis dont les perles dorées ressemblent à de petits iris. Les bras chargés à ras bord, ils posent les branches sur leur lit, les disposent comme un matelas de paille, puis se couchent délicatement dessus.
— On dirait un cercueil entouré de fleurs, se dit Myriam, en regardant la lune, ronde comme un sou, qui apparaît dans le cadre de la fenêtre.
La situation lui semble soudain irréelle. Cette chambre au milieu de nulle part, ce mari qu’elle connaît à peine. Elle se rassure, elle se dit que quelque part, loin d’ici, Noémie la regarde elle aussi. Cette pensée lui donne du courage.
Le lendemain, Vicente décide de se rendre au marché d’Apt pour trouver de quoi aménager la maison. La ville n’est qu’à sept kilomètres, il part à pied, dès l’aube, suivant sur la route la foule des paysans, des artisans et des fermiers, avec leurs moutons et leurs marchandises qu’ils vendront sur le marché.
Mais une fois sur place, Vicente déchante. Il n’y a ni matelas ni draps de lit à vendre. Et la moindre casserole vaut le prix d’une cuisinière. Il revient les mains vides. Avec dans les poches une bouteille de laudanum pour calmer ses nerfs et du nougat pour sa femme.
Vicente et Myriam font connaissance avec leur propriétaire, la veuve Chabaud. Vaillante, d’un caractère trempé de bonté et d’acier, elle travaille comme trois hommes, élève seule son fils unique. Tout le monde la respecte. Elle est riche, certes, mais elle distribue toujours à ceux qui en ont besoin. Elle ne dit jamais non, sauf aux Allemands.
Une fois par semaine, ils réquisitionnent sa voiture – la seule de la région. Elle n’a pas le choix, mais jamais, jamais elle ne leur offre un coup à boire.
À Madame Chabaud, Vicente et Myriam se sont présentés comme un couple de jeunes mariés venus vivre la vie au grand air. La vie rêvée des romans de Giono. Vicente se dit peintre et Myriam musicienne. Elle ne fait pas savoir qu’elle est juive évidemment. Madame Chabaud en a vu d’autres – tout ce qu’elle leur demande, c’est de respecter la vie du village et de se tenir correctement. Et surtout, pas d’histoires avec les gendarmes.
Depuis le démantèlement du réseau de sa sœur, Vicente n’a plus de mission. Et, pour la première fois, lui et Myriam vivent sous le même toit, comme un jeune ménage, devant jour après jour subvenir aux besoins du foyer. Se nourrir, se laver, se vêtir, se chauffer et dormir. Depuis leur rencontre, ils n’avaient connu que des moments de précipitation, de peur. Le danger avait été l’unique paysage de leur histoire d’amour. Vicente aimait cela. Il en avait besoin. Myriam au contraire apprécie leur nouvelle vie simple et tranquille, perdus dans la campagne, éloignés de tout.
Au bout de quelques jours Myriam remarque que son mari est très silencieux. Il se ferme à l’intérieur de lui-même. Alors elle le regarde vivre, elle l’observe comme un tableau vivant.
Il semble n’avoir pas d’attachement aux choses, ni aux personnes. Cela le rend irrésistible, car rien ne l’intéresse vraiment hors du moment présent. Il peut mettre toute son énergie dans une partie d’échecs, dans la préparation d’un repas ou d’un bon feu. Mais le passé et l’avenir n’existent pas pour lui. Il n’a pas de mémoire. Et pas de parole. Il peut sympathiser avec un fermier sur le marché d’Apt, passer la matinée à parler avec lui, lui poser mille questions sur son travail, boire une bouteille de vin en sa compagnie et lui en offrir une autre. Mais le lendemain, le reconnaître à peine. Avec Myriam c’est la même chose. Après une joyeuse soirée passée à rire, il peut se lever le matin en la regardant comme si une inconnue s’était glissée dans son lit. Chaque jour passé ensemble ne construit rien. Et tout est à recommencer.
Peu à peu, Myriam remarque que son mari cherche à s’éloigner d’elle, physiquement. Dès qu’elle entre dans une pièce, il trouve toujours une raison pour en sortir.
— J’irai au marché pendant que tu iras rendre visite à Madame Chabaud.
Tout est prétexte à se séparer.
Un soir, en allant payer le loyer à Madame Chabaud, Myriam reste longtemps à boire le sirop, c’est toujours ça que les Allemands n’auront pas, dit la veuve en resservant les verres. Myriam pose des questions sur l’ancien locataire de la maison, le fameux pendu.
— Camille, on l’a retrouvé tout raide, le pauvre. Et son âne à côté, qui lui léchait les pieds.
— Mais vous savez pourquoi il a fait ça ?
— On dit que c’est la solitude qui l’avait rendu à moitié fou… et les sangliers aussi, qui venaient ravager son jardin. Ce qui était bizarre, c’est qu’il parlait souvent de la mort. Il disait tout le temps qu’il avait peur de mourir dans d’atroces souffrances, cela l’obsédait…
La discussion dure longtemps. Sur le chemin du retour, Myriam se dépêche, car il est tard et elle a peur que Vicente s’inquiète. Il est presque minuit quand elle arrive chez elle, mais elle trouve Vicente endormi. Lui qui ne trouve jamais le repos avant le petit matin, il s’est si peu inquiété pour elle qu’il dort profondément.
Les jours suivants, Myriam se rend compte que son mari souffre d’une mollesse dans le regard, une douleur sourde. Des plaques d’urticaire sont apparues. Sa peau le démange et son front devient parfois brillant, recouvert d’une mince couche de sueur. Au bout d’une semaine, il lui annonce :
— Je rentre à Paris. C’est pour mon urticaire. Faut voir un médecin. Et je prendrai des nouvelles de tout le monde. J’irai aux Forges voir tes parents. Et puis j’irai à Étival, dans la maison de famille de ma mère, le grenier est plein de vieilles couvertures et de draps que personne n’utilise. Je les rapporterai. Au mieux je serai de retour dans quinze jours, au plus tard avant Noël.
Myriam n’est pas surprise. Elle avait senti monter en lui cette fébrilité qui précède toujours les annonces de départ.
Vicente s’en va le 15 novembre, le jour de leur anniversaire de mariage. Un an déjà. Drôle de symbole, songe Myriam. Elle le raccompagne jusqu’au bout du chemin, elle sait qu’elle ne devrait pas trottiner ainsi comme un chien derrière son maître. Vicente s’agace, il voudrait être seul et déjà loin.
Alors Myriam s’arrête et le regarde disparaître à travers les amandiers, sans bouger, le corps figé dans la lumière froide de novembre, elle ne veut pas pleurer. Et pourtant il y a eu si peu de tendresse entre eux depuis qu’ils sont arrivés. Une seule nuit, son mari s’était frotté contre elle, se recroquevillant comme un enfant au creux de ses bras. Quelques baisers heurtés et saccadés qui cherchaient l’humidité dans le noir – mais tout s’était arrêté brusquement et Vicente avait disparu dans un sommeil épais et chaud, les paupières gonflées.
Cette nuit-là, Myriam s’était sentie encombrée de son corps inutile.
Malgré tout, cet homme énigmatique, cet homme sans désir pour elle, pour rien au monde elle ne l’échangerait contre un autre. Parce qu’il est à elle, ce bel homme triste. Un mari parfois naïf comme un enfant, mais avec des éclairs dans les yeux. Et cette fragile intimité qui les lie l’un à l’autre, ténue, pas plus large qu’un anneau, cela lui suffit. Certes, il passe des jours entiers sans lui adresser la parole. Et alors ? Il lui a fait une promesse, à la vie à la mort. Il n’y a pas grand-chose de plus important à dire. Il y a entre eux une dignité et une solitude qu’elle trouve belles. Elle ne partage ni ses pensées, ni les minutes de son existence, mais il suffit qu’il dise « je vous présente ma femme » pour effacer tous les vides. Son cœur se gonfle d’orgueil parce que sa beauté d’homme lui appartient. Vicente est silencieux mais il est merveilleux à regarder. Elle peut faire une vie avec ça, simplement contempler sa beauté.
Les semaines suivantes, Myriam descend au village, acheter des œufs et du fromage. Buoux ne compte pas plus de soixante habitants, un café-auberge et une épicerie-tabac.
— Mais alors madame Picabia, il est où votre mari ? On le voit plus, lui demande-t-on au village.
— En visite à Paris, sa mère est malade.
— Ah, c’est bien, disent les villageois, c’est un bon fils, votre mari.
— Oui, un bon fils, répond Myriam en souriant.
Elle se rassure, depuis qu’ils se sont rencontrés, Vicente est souvent parti, mais il est toujours revenu.
Pour rejoindre Paris, Vicente doit traverser la ligne de démarcation sans Ausweis. Il se rend à Chalon-sur-Saône. Là, il entre dans le bar ATT tenu par la femme d’un mécanicien de la SNCF, qui s’occupe de faire passer le courrier clandestin. Vicente se présente au comptoir et demande :
— Un Picon-grenadine, avec beaucoup de sirop.
Tout en essuyant ses verres, la femme du mécanicien lui indique d’un coup de tête la porte de derrière, avec son grand rideau de perles en bois. Tranquillement, comme s’il allait aux toilettes, Vicente traverse le rideau dans un bruit de mousson de pluie. Pas très discret, se dit-il, avant d’entrer dans une cuisine où un type s’affaire sur une belle omelette au beurre.
— Madame Pic vous passe le bonjour, lui dit Vicente.
Vicente sort de sa poche 500 francs mais le gars à l’omelette se fige à la vue des billets.
— Vous êtes son fils, n’est-ce pas ?
Vicente fit oui de la tête.
— Je fais pas payer Madame Pic, ajoute le type.
Vicente range l’argent dans sa poche, pas plus étonné que ça. L’homme lui donne rendez-vous à onze heures du soir. Ils se retrouvent devant une passerelle à l’écart de la ville. Au bout de la passerelle, il y a des barbelés qui tracent la ligne de démarcation. Il faut les suivre à quatre pattes, sur presque cinq cents mètres, puis le passeur montre à Vicente un trou caché par du feuillage. Vicente s’y faufile. Puis il marche quelques kilomètres sur une grande route, sans se faire repérer, jusqu’à une gare. Là, il attend le premier train du matin, qui le conduira à Paris.
Quelques heures plus tard, il débarque à la gare de Lyon. Paris s’agite toujours comme si le reste du monde n’existait pas. Vicente se rend directement à son appartement, 6 rue de Vaugirard. Il se sent sale de son voyage, ses vêtements ont pris la poussière sur les banquettes des trains et des halls de gare, il a hâte de se changer. Dans la boîte aux lettres, il ne trouve aucune nouvelle de sa belle-famille. Cela ne leur ressemble pas. Il se rappelle la promesse qu’il a faite à sa femme d’aller aux Forges, voir ce qui s’y passe.
En arrivant au dernier étage, glissé sous la porte, il trouve un mot de sa mère qui lui demande de passer la voir « de toute urgence ».
En arrivant chez elle, Vicente trouve Gabriële très affairée, un poupon en porcelaine dans les mains.
— Qu’est-ce que tu fais ? demande Vicente.
— Je continue de travailler.
— Pour qui ? s’étonne Vicente.
— Les Belges, répond Gabriële en souriant.
Depuis que le réseau de Jeanine a été démantelé, Gabriële n’est plus Madame Pic mais la « Dame de Pique » pour un réseau de résistants franco-belge. Le réseau s’appelle Ali-France, il est lié au réseau Zéro qui a commencé à Roubaix en 1940. Pour eux, Gabriële transporte du courrier.
Vicente regarde sa mère. Elle a 61 ans, elle est haute comme une commode de salon, mais elle continue de s’agiter dans tous les sens telle une jeune fille.
— Mais comment tu fais, avec tes douleurs aux bras ? demande Vicente, qui a dû soulager sa mère plus d’une fois avec de la morphine.
Gabriële disparaît de la pièce et revient en poussant devant elle un gros landau bleu marine, avec des roues immenses. Elle y glisse son poupon en porcelaine, emmailloté dans des langes, pour y cacher du courrier clandestin. Fière comme un garnement. Cette mère est infernale, pense Vicente.
— Tu es avec nous ? demande Gabriële. Nous avons besoin d’un contact en zone sud.
— Oui maman, répond Vicente en soupirant… c’était pour ça que tu m’as fait venir ?
— Tout à fait, dit Gabriële. Je te ferai passer des missions.
— Tu as des nouvelles de Jeanine ?
— Je crois que sa traversée vers la frontière espagnole est prévue pour bientôt. Je peux compter sur toi ?
— Oui oui maman… en attendant il me faut de l’argent. Je dois aller chez mes beaux-parents aux Forges. Et puis ensuite je vais à Étival, je vais prendre les draps qui sont au grenier et aussi des couvertures pour…
— Très bien, voilà, coupe Gabriële qui n’a aucune envie d’écouter des histoires assommantes de trousseau de jeunes mariés.
Elle ouvre un tiroir avec une liasse de billets. Elle les compte et en donne quatre à Vicente.
— D’où ça sort ? C’est Francis qui t’a donné tout cet argent ?
— Mais non, répond Gabriële en haussant les épaules. C’est Marcel.
— Il n’est pas à New York ?
— Si. Mais on se débrouille.
En descendant les escaliers, Vicente sent les billets au fond de sa poche, l’argent le démange au creux de ses mains. Quand il sort dans la rue, au lieu de tourner à droite pour rentrer chez lui, il prend la direction des faubourgs de Montmartre, pour aller Chez Léa.
La première fois qu’il était entré dans cette fumerie d’opium, il avait 15 ans et c’était avec Francis. Les circonstances avaient réuni le père et le fils. Les rares fois où les deux hommes se retrouvaient seuls, cela se passait toujours mal. Vicente cherchait à plaire à son père, mais Francis se méfiait de son fils, qu’il trouvait trop beau. Il l’aurait mieux aimé, cet enfant, s’il avait été le fils de Marcel, l’amant de sa femme. Alors là oui, si Vicente avait été un jet de foutre de Duchamp, il l’aurait adoré, ce beau garçon mélancolique. Mais malheureusement, avec ses couleurs noires et ses hanches fines de matador, le garçon était sans conteste un Espagnol.
Après quatre enfants avec Gabriële, Francis était arrivé à la conclusion que parfois, les grands esprits s’annulent. Pour peindre, c’était parfait. Mais pour fabriquer des descendants, le résultat s’avérait médiocre.
Ne sachant pas quoi faire de cet enfant triste, le peintre décida ce jour-là de lui offrir sa première pipe d’opium.
— Tu vas voir, ça éclaircit les idées.
La fumerie de Léa n’était pas fréquentée par les acteurs ni les demi-mondaines, ce n’était pas une fumerie à la mode, pour les happy few. Non. Chez Léa, on ne côtoyait pas des esthètes, seulement des ombres. En arrivant, ils s’étaient d’abord attardés dans la salle du bar, celle qui donnait sur la rue. Francis avait demandé qu’on serve à son fils un peu de choum-choum. Léa, qui était encore vivante à l’époque, apporta à l’adolescent un alcool de riz translucide qui brûlait tout à l’intérieur, de la gorge jusqu’aux entrailles. Vicente avait été surpris par la douleur acide le long de ses parois intestinales. Cela avait fait rire son père, d’un rire non pas moqueur, mais heureux et franc. Ce rire avait rempli le fils d’une joie profonde, portée par l’ivresse. C’était la première fois que son père riait avec lui, et non contre lui.
— On y va ? demanda Francis en reposant son choum-choum qu’il avait bu cul sec. Mon grand, avait-il dit à son fils en lui tapant sur l’épaule, tu ne diras rien à ta mère.
Vicente avait été envahi d’une émotion extraordinaire. Être là, dans cet endroit interdit, partager un secret avec Francis, se faire appeler mon grand. Et ce geste amical ! Il avait si souvent vu son père frapper ainsi ses amis. Parfois les serveurs de café recevaient aussi cette sorte de gifle. Toujours suivie d’un grand rire. Mais lui, Vicente, n’y avait jamais eu droit.
Huit ans plus tard, en poussant la porte de Chez Léa, Vicente se souvient de cette première fois avec son père. Depuis, il avait fréquenté toutes les fumeries de Paris, des plus belles aux plus sordides. Mais celle-ci gardait la saveur étrange du dépucelage. Entre-temps, Léa était morte, et son père était devenu son pire ennemi.
Vicente se dirige au fond de l’établissement, vers l’escalier qui mène au sous-sol. En descendant les marches, il retrouve l’odeur suintante d’égouts et de moisissure, qui le prend à la gorge à mesure qu’il s’enfonce dans la cave voûtée.
Après avoir soulevé un rideau épais comme un tapis persan, c’est un royaume de caves en pierre qui se succèdent comme des miroirs se reflétant à l’infini. La première fois, il avait été surpris jusqu’au malaise par l’odeur de l’opium, chaude et amère, de matière fécale mêlée à un parfum sucré de fleurs. Aujourd’hui, cette odeur moite et aiguë, mêlant les excréments aux relents de patchouli, le rassurait. Elle redonnait à son esprit une tranquillité immédiate.
La première fois qu’il était entré là, les tentures rouges orientales, les tissus brodés et moirés qui recouvraient les murs, l’avaient transporté en Asie.
Ce décor de pacotille, pathétique, il l’adorait. Pour ce qu’il était, théâtral et toc, illusoire et sale. Ici, tout est faux, les bijoux en pierres de la vieille Chinoise au comptoir de l’entrée, le gros bouddha, les coiffures en feutre des garçons. Mais Vicente sait que ce qu’on vient chercher ici ne ment pas. Il pose sur le comptoir l’argent que Gabriële vient de lui donner. La vieille Chinoise fait signe à un garçon de s’occuper de lui.
Vicente traverse les petites pièces enfumées, où des êtres dans une demi-obscurité, quasiment inanimés, ont l’air de malades sur le point de voir leur âme s’envoler. Ils poussent de petits râles, avec dans l’œil des éclats de paradis. Vicente sent l’excitation monter en lui et son sexe réagir.
Allongés sur des divans près du sol, hommes et femmes sont exsangues. Avec leurs tiges de bambou au bout des doigts, ils ont l’air de joueurs de flûte, entrelacés dans une symphonie sensuelle, soufflant dans leurs fins pipeaux turgescents. Vicente les envie, il voudrait déjà en être là, son corps s’amollit et se prépare à recevoir le délicieux poison.
Arrivé devant le lit qu’on lui attribue, il déboutonne les manches de sa chemise, puis détache la ceinture en cuir de son pantalon pour se mettre à l’aise. Enfin il s’allonge. Un petit être chauve, aux yeux exorbités et au teint jaune, cireux, lui apporte un plateau en laque, d’un rouge sang, brillant comme un miroir, qui présente le nécessaire du fumeur d’opium. Vicente se souvient, la première fois qu’il avait fumé, son père lui avait dit :
— Tu ne seras plus jamais triste avec ça, toutes les préoccupations de ta vie resteront derrière la porte.
Mais Vicente avait vomi tout son corps, jusqu’à ce qu’un jus flasque sorte de ses entrailles. Après il y avait eu les sueurs et les malaises. Vint ensuite le bonheur promis. Ce fut à la troisième pipe. La morsure divine.
En s’allongeant sur le divan, débraillé, à l’aise, Vicente cherche à entendre les soupirs de plaisir de ses voisins, ces râles longs et lourds, cris étouffés des nuits secrètes et scandaleuses où les corps s’échangent dans le noir. Mais le garçon au teint de cire lui apporte une pipe trop claire, mal culottée, ce qui agace Vicente. Le garçon baisse les yeux avant d’aller échanger la mauvaise pipe contre une pipe déjà brûlée. Vicente s’impatiente, il veut sentir la fumée brûler ses poumons, la retenir en apnée le plus longtemps possible. Lorsque le garçon revient pour lui tendre le bon bambou, Vicente ferme les yeux. Il entoure la pipe de ses mains, heureux comme l’enfant qui retrouve les doigts de sa mère.
Il soupire enfin dans l’odeur jaune de l’opium. Les petites lampes à huile encrassent davantage l’atmosphère et lui donnent une solennité d’église. Allongé sur le flanc, Vicente a maintenant la pipe au bord des lèvres et les yeux mi-clos. Il pose sa tête sur un socque en bois et la fée brune fait son travail de pute sublime. Elle le pompe comme la reine du bordel de Siam et sa peau se tend d’abord sous la nuque, ses poils se dressent comme un scalp magique de la racine des cheveux jusqu’à ses mollets. Dans une exaltation fiévreuse, le brouillard lourd autour de lui, il met la main dans son pantalon et trouve sans bouger, enfin, ce qu’il est venu chercher… une extase dorée, des rêves fantasmatiques, une sensualité de tout son être immobile.
La première fois, Francis avait regardé en souriant le sexe de son fils se gonfler de sang. L’adolescent avait connu un désir souple, infini, et libéré de tout sentiment de culpabilité, un plaisir pacifique, sans amertume.
Vicente n’a pas besoin de se toucher, ni de remuer, la simple caresse de sa main sur son sexe enflé l’emmène là où il n’est plus question de corps terrestre, mais d’une bonté infinie qui le lie à tout ce qu’il aime, une harmonie des corps, la beauté des chairs de jeunes filles, les poitrines lourdes des femmes mûres, la perfection des hommes, leurs fesses d’ivoire comme des statues. Sans bouger, son corps entier se mêle à tout ce qui l’entoure dans une capacité sexuelle décuplée, il n’est plus un petit garçon, mais un ogre comme son père, dont la verge immense peut satisfaire toutes celles et tous ceux qui la réclament, tandis qu’une neige de minuscules plumes de cygne tombe au ralenti et que les femmes s’adoucissent dans une volupté de crème poudrée et rose, leurs aisselles sentent le sucre et la purpurine, il n’a pas besoin de les lécher pour les boire, son sexe flotte dans les airs comme un oiseau au duvet doux, il les satisfait ainsi, en lévitation, pendant des heures, dans un plaisir qui ne connaît pas de fin.
La première fois, un homme était venu contre lui, pour se frotter dans son creux. Il avait cherché le regard de son père, quelque part, pour lui demander protection ou approbation. Mais Francis, inanimé, avait oublié son fils, il avait mis son être à la porte de lui-même. Alors Vicente s’était laissé faire, dans les caresses de l’opium, douces et presque chastes, comme une promenade sans but, comme une journée passée à ne rien faire, une nuit contre un corps chaud et endormi.
C’était une sensation qui pouvait durer des heures entières, entre le sommeil et la conscience, jusqu’à ce que sa mère fasse son apparition dans ses songes.
Il fallait toujours que Gabriële vienne ternir ses rêves. Et aussi sa sœur, Jeanine. En les voyant arriver dans les volutes de fumée, Vicente a l’impression d’être soudain pris entre deux montagnes granitiques, deux énormes seins qui l’étouffent. Quant à son père, le grand génie du siècle, celui-ci vient aussi l’écraser, de sa peinture, face à ses toiles il n’est jamais qu’un minuscule débris, un vermisseau glabre. Il est leur poupée de chiffon mou et tous s’amusent de lui.
Vicente se met à rire tout seul comme un dément, il aplatit entre ses doigts les deux petites naines héroïques. Puis il a envie de pleurer, à cause de son frère, le faux jumeau, ce bâtard que Francis a fait à une autre femme, en même temps que lui. Où est-il, ce frère détesté ? Il serait parti sur un voilier. J’aurais dû m’enfuir avec lui, au lieu de le haïr, se dit Vicente à présent. Les yeux brillants, hilares, perforant un visage de craie, Vicente revient à lui car c’est l’heure de la nouvelle pipe, il se calme et fait signe au garçon cireux qu’il est temps d’enchaîner. Il veut une couverture pour couvrir ses jambes, en peau de chèvre, celles qui sentent fort mais tiennent chaud. Ensuite il restera là sans bouger, une décennie peut-être, la pipe toujours à portée de lèvres.
Lorsque Vicente se réveille, il ne sait pas quel jour il est. Il n’a plus d’argent. Et plus de volonté. L’opium a enlevé en lui tout motif rationnel de faire les choses. Au lieu d’aller aux Forges, Vicente se cache des jours entiers dans son appartement, incapable de faire quoi que ce soit.
Il se demande pourquoi il est à Paris.
Pourquoi est-il parti ? Il se rappelle que sa femme l’attend quelque part. Mais son cerveau est incapable de retrouver le nom du village où ils se sont installés.
Comment va-t-il faire pour la rejoindre ?
La seule chose dont il se souvient, c’est qu’il doit partir dans le Jura, dans la maison de famille de sa mère, pour trouver une casserole et des draps.
Myriam est toujours sans nouvelles de son mari. Seule, dans la maison du pendu, sans eau ni électricité, elle attend. Le vent, qui chasse un jour puis l’autre, souffle de plus en plus froid.
De temps en temps, Madame Chabaud monte la voir. La veuve est comme les crabes, sous la carapace, la chair est tendre. Les jours de raïsse, c’est-à-dire d’averses, elle lui propose de venir chez elle, au village, parce que c’est moins humide. Myriam profite de l’eau chauffée sur le feu, elle se met nue dans l’évier constitué d’une pierre, près du sol, pour se laver à genoux. Madame Chabaud lui apprend à entretenir les bûches « à l’économie », non pas en longitudinal, mais bout à bout.
— Même si ça ne facilite pas toujours le tirage, lui dit-elle.
Myriam repart toujours chez elle avec un panier de légumes et du fromage.
Deux jours avant Noël, Madame Chabaud l’invite à venir fêter le réveillon, avec son fils et sa belle-fille. Et le petit Claude, qui vient de naître.
— Vous et moi, on ne se croise pas trop à l’église, hein ? On a d’autres choses à faire… Mais je crois que ce serait bon, pour toutes les deux, qu’on aille à la messe de minuit. Habillez-vous chaudement parce qu’il fait froid les nuits de décembre.
Myriam n’a pas d’autre choix que d’accepter. Personne ne doit la soupçonner d’être juive, pas même Madame Chabaud. Son absence à la messe ferait parler d’elle dans le village. Faudra-t-il respecter des rituels, lire une bible, ou réciter des prières ? Myriam ne sait pas comment se déroule un soir de Noël. Elle demande à François Morenas de bien vouloir l’aider à s’y préparer.
Alors François l’athée montre à Myriam la Juive comment se signer. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, deux doigts sur le front, deux doigts sur le cœur, puis d’une épaule à l’autre. Myriam répète ce geste plusieurs fois.
Le matin de Noël, elle va cueillir du houx dans le vallon de l’Aiguebrun, pour ne pas arriver les mains vides chez Madame Chabaud. Les Alpilles sont toutes blanches. Elle croit voir au loin un signe, le retour de son mari.
Avant de partir au village, elle laisse un mot devant la porte, pour Vicente. C’est son genre d’apparaître le soir de Noël, se dit-elle. Elle l’imagine arriver, les bras chargés de cadeaux, un sublime Roi mage.
« La clé est où tu sais, je suis chez Madame Chabaud, rejoins-moi chez elle ou attends-moi. »
Les doigts glacés, elle pose le billet devant la porte, puis se met en chemin, en répétant Amen comme le lui a appris François, en prononçant bien le « a » et « mène », et non pas comme les Ashkénazes, qui disent « o » et « mèyne ».
L’église est pleine et personne ne fait attention à Myriam pendant la messe, elle s’est inquiétée pour rien. À la sortie, Madame Chabaud l’attend pour l’emmener chez elle. Monsieur le curé salue la veuve.
— Madame Chabaud, vous devriez venir plus souvent me rendre visite. Voyez, dit-il en désignant Myriam, ce soir vous avez montré l’exemple. Et vous avez été suivie…
— Monsieur le curé, permettez-moi de vous répondre que travailler c’est prier, répond Madame Chabaud en tirant Myriam par le bras.
Le curé les laisse partir sans rien dire. Il sait que la veuve s’occupe seule de la récolte des céréales, de la cueillette des fruits et de la vente des amandes, des troupeaux pour la viande, du lait et du lainage, mais aussi de l’entretien de quatre chevaux qu’elle prête volontiers à ceux qui en ont besoin. Elle n’a pas le temps de venir à l’église tous les dimanches, mais elle fait vivre plus d’une famille au village.
Madame Chabaud conduit Myriam jusqu’à sa maison, où la table déjà dressée est recouverte de trois nappes de lin parfaitement blanches, disposées les unes sur les autres, comme les draps frais d’un grand lit ancien, qui seront effeuillées au fil des heures. La nappe du milieu servira pour le repas du lendemain midi – un repas uniquement composé de viandes. La nappe du dessous servira le soir du 25, qui est le soir des restes. Tandis que la nappe du dessus présente aux regards des invités ce que les Provençaux appellent les treize desserts du soir de Noël.
Les branches d’olivier et le houx, qui décorent la table, sont un gage de bonheur. Les trois bougies de la Sainte-Trinité sont allumées à côté des blés de la Sainte-Barbe – un plat de lentilles que Madame Chabaud a mises à germer dans une assiette depuis le 4 décembre. Les graines ont eu le temps d’éclore comme une barbe de pousses vertes et drues. Le pain a été rompu en trois parties, pour réserver la part de Jésus, la part des convives et la part du mendiant, conservée dans une armoire, entourée d’un linge. Myriam se souvient que son grand-père, au début du kiddouch, rompait aussi le pain. Et qu’il fallait, le soir de Pessah, réserver une coupe pour le prophète Élie.
Disposées tout au long de la table, les assiettes présentent les treize desserts provençaux.
— Regardez bien, vous ne verrez pas ça ailleurs qu’ici ! lui dit Madame Chabaud. Ça c’est la pompa a l’òli, la farine de froment, qui absorbe l’huile comme un âne assoiffé.
Myriam hume le pain brioché parfumé à la fleur d’oranger, sur la pâte jaune comme une motte de beurre, saupoudré de cassonade.
— On ne le coupe jamais avec un couteau ! Ça porte malheur, explique Madame Chabaud.
— On peut se retrouver ruiné l’année suivante, ajoute son fils.
— Regardez Myriam, cela ce sont nos pachichòis.
Madame Chabaud est heureuse de montrer ses traditions provençales. Sur quatre assiettes, les mendiants sont disposés pour symboliser les quatre ordres religieux ayant fait vœu de pauvreté. Les dattes, avec un « O » gravé sur le noyau, évoquent l’exclamation de la Sainte Famille lorsqu’elle goûta ce fruit pour la première fois.
— Si on n’a pas de dattes, on prend une figue sèche que l’on fourre d’une noix.
— C’est le nougat du pauvre.
La neuvième assiette contient les fruits frais de la saison, des arbouses rouges et des raisins, des prunes de Brignoles et des poires au vin cuit. Sans oublier le verdaù, ce melon vert, le dernier melon de l’automne, qu’il faut choisir un peu ridé. Et puis il y a les bugnes, les oreillettes, les navettes parfumées au cumin, celles à l’anis, les croquants aux amandes, les galettes de lait, les biscotins aux pignons de pin.
Cette table dressée rappelle à Myriam les soirs de Kippour en Palestine, lorsque les dix jours redoutables se terminaient au son du schofar. Quand ils rentraient de la synagogue, des gâteaux au pavot les attendaient sur la table, ainsi que les petits pains tartinés de fromage blanc, que son grand-père Nachman aimait manger avec du hareng accompagné d’un café à la crème.
— Alors, c’est comme ça qu’on fête Noël à Paris ? s’exclame Madame Chabaud qui voit Myriam perdue dans ses pensées.
— Ah non, pas du tout ! répond Myriam en souriant.
— J’ai un cadeau pour vous ! dit Madame Chabaud à la fin du dîner.
Elle va chercher une orange. Et le cœur de Myriam se serre en reconnaissant ce papier fin dont se servaient les ouvrières de Migdal. Elle repense au goût amer de l’écorce qui s’incrustait sous les ongles pour longtemps. Elle se souvient du jour où sa mère lui avait annoncé que toute la famille allait s’installer à Paris. Les mots tintaient à son oreille comme des promesses. Paris, la tour Eiffel, la France.
— Ephraïm, Emma, Jacques et Noémie. Où êtes-vous ? se demande-t-elle sur le chemin du retour, comme si une réponse pouvait surgir dans le silence de la nuit.
Il faut compter entre quatre et cinq jours de marche pour franchir la frontière espagnole par les Pyrénées. La traversée coûte au moins 1 000 francs mais cela peut monter jusqu’à 60 000 francs. Certains passeurs demandent une avance, ensuite ils ne viennent pas au rendez-vous. Il arrive aussi que des clandestins se fassent tuer au milieu de la traversée. Mais il y a aussi les passeurs courageux, les généreux, ceux à qui l’on peut dire :
— Je n’ai rien sur moi, mais je vous payerai un jour.
Et qui répondent :
— Allez, on ne va pas vous laisser aux Allemands.
Jeanine connaît toutes ces histoires. Le passeur qu’on lui a conseillé est un guide de montagne, qui a l’habitude, c’est au moins son trentième passage.
En voyant arriver la jeune femme, il s’inquiète. Non seulement elle n’est pas plus haute qu’un enfant, mais ses chaussures et ses vêtements ne sont pas adaptés à la traversée.
— C’est le mieux que j’ai trouvé, dit Jeanine.
— Faudra pas vous plaindre, répond le passeur.
— Au départ, je devais passer par le Pays basque.
— Cela aurait été mieux pour vous. La traversée est moins dangereuse.
— Mais depuis l’invasion de la zone sud, le passage n’est plus sûr.
— J’ai entendu dire ça, en effet.
— C’est pour ça, on m’a dit de prendre par le massif du mont Valier. Il paraît que les soldats allemands ne s’y aventurent pas, parce que c’est trop dangereux.
Le passeur regarde Jeanine et lui lance sèchement :
— Gardez votre énergie pour marcher.
Jeanine n’est pas une bavarde, mais elle avait besoin de parler pour calmer sa peur. Elle sait que d’autres avant elle ont trouvé la mort et non la liberté au bout de la traversée. Alors elle pose un pied devant l’autre, regarde en direction de la frontière et oublie qu’elle a le vertige.
Le long des corniches de neige poudreuse, ses pas s’enfoncent. Le passeur remarque qu’elle est plus solide qu’elle n’en a l’air. Ensemble ils passent des rivières de glace.
— Et si on se casse une jambe ? demande Jeanine.
— Je ne vais pas vous mentir, répond le passeur. Ça se termine avec une balle dans la tête. C’est ça ou mourir de froid.
Quand Jeanine lève le regard, l’Espagne semble toute proche, il suffit de tendre la main pour que le bout de ses doigts frôlent les crêtes, où des lumières brillent dans la nuit. Mais plus elle avance, plus les lumières s’éloignent. Elle sait qu’il ne faut pas désespérer. Elle pense au philosophe Walter Benjamin, qui s’est suicidé juste après avoir franchi la frontière, parce qu’il a pensé que les Espagnols le reconduiraient en arrière. « Dans une situation sans issue, avait-il écrit dans sa dernière lettre en français, je n’ai d’autre choix que d’en finir. » Et pourtant, s’il avait gardé espoir, il s’en serait sorti.
Au bout de trois jours, le passeur lève son gant vers le lointain et annonce à Jeanine :
— Marchez dans cette direction, moi je vous laisse ici.
— Comment ça ? demande Jeanine. Vous ne venez pas avec moi ?
— Les passeurs ne traversent jamais la frontière. Vous terminez le chemin toute seule, vous allez toujours tout droit, jusqu’à tomber sur une petite chapelle qui accueille les fugitifs. Bonne chance, lance-t-il avant de faire demi-tour.
Jeanine se souvient qu’un jour, quand elle était enfant, sa mère lui avait dit une chose qui l’avait marquée. Gabriële lui avait fait la liste de toutes les morts possibles.
Le feu,
le poison,
l’arme blanche,
la noyade,
l’étouffement…
— Si un jour tu dois choisir ta mort, ma fille, opte pour le froid. C’est la plus douce. On ne sent plus rien, on a simplement l’impression de s’endormir.
En pleine nuit, Myriam est réveillée par des coups frappés à la fenêtre de la cuisine du pendu. C’est Vicente, elle en est sûre. Elle glisse ses pieds nus dans de gros godillots froids et un gilet sur sa chemise de nuit. Mais la silhouette qu’elle aperçoit dans le noir n’est pas celle de son mari. L’homme est très grand, avec de larges épaules, il tient à la main une bicyclette.
— Je viens de la part de M. Picabia, dit-il avec l’accent des gens de la région.
Myriam ouvre la porte et le fait entrer, elle cherche des allumettes pour la bougie mais Jean Sidoine lui fait signe qu’il faut rester dans le noir. Il retire son chapeau pour dégager sa tête, et lui annonce :
— Votre mari est en prison, il a été incarcéré à Dijon. Il m’envoie vous chercher. On part avec le prochain train. Dépêchez-vous.
Myriam a hérité de sa mère cette capacité à réfléchir vite et froidement. Elle dresse dans sa tête la liste de toutes les choses à faire avant de partir, vérifier les braises, ne pas laisser traîner de nourriture, ranger la maison, écrire un mot à Madame Chabaud.
— Nous avons deux trains et un autocar à prendre, dit Jean à Myriam. Nous arriverons à Dijon un peu avant minuit.
À l’aube, ils se rendent silencieusement à la gare de Saignon, qui dessert la ligne Cavaillon-Apt. Sur le quai désert de la gare, Jean lui tend une carte d’identité.
— Vous êtes ma femme.
Elle est plus jolie que moi, se dit Myriam en regardant les faux papiers.
Le voyage est long. Succession de cars, de trains régionaux, chaque minute est dangereuse. Il fait froid, Myriam n’est pas assez couverte. À Montélimar, Jean lui passe sur les épaules son gros gilet de laine tricotée.
À Valence, les jeunes mariés retiennent leur respiration au moment où des uniformes allemands passent faire des contrôles. Ils tendent leurs faux papiers. Jean admire la placidité de cette jeune femme, qui sait garder son sang-froid devant l’ennemi.
Dans le dernier train qui les mène à Dijon, alors qu’ils sont seuls dans le wagon, Myriam se sent sortie d’affaire. Elle aime les trains, la nuit, quand les voisins somnolent et qu’une douceur feutrée flotte dans l’air – l’esprit est au repos, sans aucune décision à prendre.
Ils savent que c’est interdit, qu’ils ne devraient pas se raconter, que par les temps qui courent il faut se taire. Mais cette nuit tombée sur le paysage et le calme ouaté du wagon vide donnent envie à Jean et Myriam de se confier.
— Le premier train que j’ai pris, dit Myriam pour briser le silence, c’était pour traverser la Pologne jusqu’en Roumanie. Une grosse dame, qui gardait le samovar, me terrorisait. Je me souviens parfaitement de son visage…
— Qu’alliez-vous faire en Roumanie ?
— Prendre un bateau. Pour la Palestine où nous avons vécu quelques années avec mes parents.
— Mais vous êtes polonaise ?
— Non ! La famille de ma mère est polonaise, mais moi je suis née à Moscou, en Russie, dit Myriam en regardant par la fenêtre les arbres dessinant des ombres d’encre noire. Et vous ?
— Moi je suis né à Céreste. C’est pas loin de Buoux. Deux heures de vélo, si vous prenez la route de Manosque. Mon père est artisan charron. Il joue du piston dans la fanfare du village. Et ma mère, elle, est pantalonnière, dit-il en claquant sa main fièrement sur ses cuisses pour montrer son pantalon.
— Du beau travail, dit Myriam en souriant. Et vous faites quoi comme métier ?
— Je suis instituteur. Malheureusement, cela fait un moment que je n’ai pas mis les pieds dans une école… j’ai fait de la prison moi aussi. Un jour, au bistrot de mon village, j’ai dit que je n’aimais pas la guerre. Alors j’ai été convoqué au bas fort Saint-Nicolas à Marseille par le juge d’instruction militaire pour « propos défaitistes ». Je suis resté un an en prison… alors je sais un peu de quoi je parle. Je peux vous dire que ce dont votre mari a le plus besoin, c’est de courage. Il va connaître la guerre des chiottes, les combines pour le tabac, le mitard, le mépris des gardiens, la coupe des cheveux ras, il va apprendre à marcher avec des sabots de bois, l’humiliation des fouilles, le trafic des mégots de cigarettes, il va boire de l’alcool à brûler et subir les brimades des matons… Mais l’important, c’est qu’un jour, votre mari va sortir.
— C’était quand, vous ?
— Le 21 janvier 1941. J’avais tellement changé en un an, j’étais si maigre, que mes parents ne m’ont pas reconnu. J’avais changé aussi à l’intérieur. Je n’étais plus du tout pacifiste et j’ai décidé d’aider les résistants.
— Vous êtes courageux.
— Ce n’est pas du courage. Je fais les choses à ma manière. Comme je peux. Au village, à Céreste, il y a un gars qui est arrivé. Il s’appelle René. On va le voir et là, il nous dit quoi faire, il nous donne des petites missions. Je fournis même le casse-croûte, dit-il en sortant de sa besace deux morceaux de pain soigneusement emballés.
Myriam sourit et mange volontiers avec Jean.
— On va pas tarder, dit-il. Notre chemin s’arrêtera là. Je vous déposerai chez la femme d’un détenu, qui est dans la même cellule que votre mari. Demain elle vous emmènera le voir.
Avant de partir, Myriam remercie Jean Sidoine et, lui attrapant le bras, elle lui dit :
— Moi aussi je veux faire des missions.
— Très bien. J’en parlerai à René.
À L’Isle-sur-la-Sorgue, la vie de René Char était surveillée. Alors en 1941, il avait pris sa femme et une valise pour se réfugier cinquante kilomètres plus loin, chez un couple d’amis, à Céreste.
Il découvre la petite place aux marronniers, où les maisons se tiennent droites devant l’église, comme des enfants de chœur devant monsieur le curé. Et au milieu, la fontaine où il a été foudroyé par la beauté d’une fille du village. Marcelle Sidoine.
René se rend tous les jours à la fontaine, pour la voir. Les vieilles observent sur leurs bancs, derrière leurs fenêtres, sur le perron de l’église, incrustées à leurs chaises, elle attendent ce moment, quand René arrive sur la place pour regarder Marcelle tirer l’eau.
— Vous avez fait tomber votre mouchoir, lui dit-il un jour.
Marcelle ne répond rien, elle met le mouchoir dans sa poche et s’éloigne. Dans son dos, elle sent le regard des crapaudes qui n’ont pas perdu une miette du spectacle.
Au fond de sa poche, les doigts de la jeune femme cherchent le morceau de papier glissé à l’intérieur du mouchoir, avec un rendez-vous, Marcelle le savait. Les vieilles aussi, elles le connaissent, le coup du mouchoir. Leurs cœurs fatigués se remettent à battre, elles se souviennent qu’elles aussi ont été de jeunes filles au corps souple tirant l’eau de la fontaine. Les vieilles devinent le mot caché dans le mouchoir, le mouchoir caché dans la main, la main cachée dans la poche de Marcelle. Marcelle devient la femme renarde des Feuillets d’Hypnos.
Mais Marcelle est déjà mariée à un gars du village, Louis Sidoine. Personne ne peut lui reprocher de ne pas surveiller sa femme : Louis est prisonnier de guerre en Allemagne.
Rien ne se soustrait au mystère dans un village, tout se sait. Un étranger prend la femme d’un Cérestain. Les règlements de comptes se feront plus tard. En attendant, René quitte sa femme et installe son quartier général chez la mère de Marcelle. Il devient le chef d’une armée secrète qui s’organise dans l’ombre.
Il y avait, çà et là, des hommes et des femmes prêts à se battre. Parfois c’était une famille entière. Parfois des êtres isolés qui ne savaient même pas que le voisin était du même côté. Peu à peu, cette résistance éclatée et balbutiante se regroupe autour d’un chef – René Char en est un. Il sait fédérer les hommes, les galvaniser, et surtout, les organiser, repérer les caractères. Il dresse la liste de ceux qui sont avec lui, il donne des missions. Sous le pseudonyme d’Alexandre, il devient en 1942 le responsable pour sa zone dans l’armée d’unification des réseaux de France. C’est l’Armée secrète, constituée par Jean Moulin sous les ordres du général de Gaulle. Alexandre, en référence au guerrier poète, roi de Macédoine et élève d’Aristote.
René se déplace à vélo, en train, avec les cars régionaux, il sillonne la région, pour trouver les amis là où ils se cachent, ceux qui veulent s’engager dans la lutte. Il travaille à mettre en lien tous ceux qui peuvent aider la Résistance aux alentours de Céreste. Il dessine et compose la carte souterraine du maquis, il repère les cachettes dans les étables, les maisons à double entrée, les rues qu’il faut éviter pour ne pas être pris en tenaille. Dans un champ où bientôt pourraient atterrir des parachutes, il fait couper un arbre gênant aux paysans. Il sait aussi faire taire ceux qui le trouvent trop entreprenant.
Les hommes de René Char ne sont pas encore armés mais ils s’entraînent comme des soldats qui seront bientôt appelés au front. En attendant, ils font des missions de renseignement, dessinent des croix de Lorraine sur les murs, organisent un attentat contre la maison de Jean Giono, dans la nuit du 11 au 12 janvier 1943 en plastiquant sa porte. L’écrivain s’en sort avec des cloisons ébranlées. Pourquoi s’en prendre au grand écrivain ? À celui qui s’est battu pour la paix ? Certains ne comprennent pas.
— Qui n’est pas avec nous est contre nous.
À Dijon, Myriam passe la nuit chez une femme aux cheveux presque brûlés par sa teinture blonde, dans un appartement humide, sur la route de Plombières.
— J’étais trapéziste quand j’ai rencontré mon mari, dit-elle en préparant un lit pour Myriam.
Myriam peine à reconnaître les traces du corps d’athlète sous les chairs épaisses.
— Faut dormir, demain on se lève tôt pour la visite, dit la trapéziste en lui lançant une couverture.
Myriam ne dort pas, cela faisait longtemps qu’elle n’avait plus entendu le bruit des avions qui rasent la ville. Elle regarde le jour se lever par la fenêtre, elle sent encore dans ses jambes le roulis du train, comme on tangue de retour sur la terre ferme, après un voyage en bateau.
Pour se rendre au fort d’Hauteville, qui domine Dijon, il faut d’abord marcher une bonne heure à travers les champs.
La prison est un bâtiment gris aux murs épais. Myriam retrouve son mari. Elle ne l’a pas vu depuis deux mois. Il a les paupières lourdes et le visage brouillé.
— J’ai des maux de tête terribles et aussi des douleurs dans les reins.
Vicente ne parle que de ça, et de son rhume, une morve liquide et transparente coule de son nez.
— Mais explique-moi ce qui s’est passé !
— Je suis allé dans le Jura, à Étival. Comme prévu. J’ai pris des draps et des couvertures. Des couverts aussi. Le lendemain, c’était le 26 décembre, je suis parti avec les valises, pour rentrer chez nous. Fallait que je traverse la ligne. À l’aller, j’avais un passeur. Je me suis dit, au retour, je peux le faire seul. Mais pas de chance. Vers minuit, j’arrive sur la passerelle et là je tombe sur des Allemands qui faisaient leur ronde. Avec ma valise remplie jusqu’à ras bord – on m’a accusé de faire du marché noir. Et voilà, ma grande. Je suis ici.
Myriam reste silencieuse. C’est la première fois que son mari l’appelle « ma grande ». Et puis il ne la regarde pas dans les yeux. Il a le teint pâle et quelque chose de vitreux dans le regard.
— Pourquoi tu te grattes comme ça ? demande-t-elle.
— C’est les totos, explique-t-il. Les totos ! Les poux ! Le juge doit décider de ma peine aujourd’hui ou demain. On verra bien.
Myriam reste silencieuse devant la mauvaise humeur de son mari. Une question lui brûle les lèvres.
— Tu as eu des nouvelles de mes parents ?
— Non. Pas de nouvelles, dit Vicente froidement.
C’est comme un coup de poing dans le ventre. Myriam en perd sa respiration. L’heure de la visite est terminée. Vicente se penche vers elle pour lui chuchoter quelque chose au creux de l’oreille.
— La femme de Maurice, elle t’a donné quelque chose pour moi ?
Myriam fait non de la tête. Vicente se redresse, inquiet.
— Ok, demain alors. Demain, n’oublie pas, dit-il en faisant l’effort de lui sourire.
Sur le chemin du retour, la trapéziste s’excuse, elle a oublié. En effet, elle avait quelque chose pour Vicente. Une fois à l’appartement, elle lui montre une petite boule noire :
— Demain, tu la glisses entre tes doigts. Comme ça on voit rien quand tu montres au gardien la paume de tes mains à l’entrée de la prison. Voilà. Et ensuite, tu la donnes à ton mari, sous la table et discrètement.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Myriam.
La trapéziste comprend alors que Myriam n’a aucune idée de ce que lui demande son mari.
— C’est un réglisse de ma grand-mère. Il soulage les articulations.
Le lendemain, tout se passe comme prévu. Vicente met sous la langue la petite bille noire et luisante. Myriam regarde le visage de son mari rajeunir, comme sous l’effet d’un philtre magique et, pour la première fois, Vicente pose sa main sur le visage de Myriam et reste longtemps ainsi sans bouger, à regarder quelque chose de lointain, derrière ses yeux.
Le lendemain, le 4 janvier 1943, ils apprennent que Vicente écope de quatre mois de prison et d’une amende de 1 000 francs. Myriam craignait bien pire, elle avait peur d’un départ vers l’Allemagne. Tant que son beau mari reste en France, elle est prête à tout supporter.
De retour dans la maison du pendu, Myriam retrouve l’atmosphère immobile du plateau des Claparèdes. Tous les objets posés à leur place, dans l’indifférence. Ce mois de janvier 1943 est un désert gelé qui lui glace les os.
Un soir, avant d’aller se coucher, une silhouette dans son dos la fait sursauter.
— J’ai quelque chose pour vous, dit Jean Sidoine, en frappant au carreau.
Il trimballe sur son porte-bagages une grosse caisse à outils, dont il sort un objet soigneusement emballé. Myriam reconnaît au premier coup d’œil une TSF en Bakélite brune.
— Vous m’avez dit que votre père était ingénieur et que vous vous y connaissiez en radio.
— Je peux même vous la réparer si elle est cassée.
— Je vous demande surtout de l’écouter. Vous connaissez Fourcadure ?
— La ferme ? Je vois où c’est.
— Les propriétaires ont l’électricité, et ils sont d’accord pour rendre service. On va mettre la radio dans une remise et vous irez l’écouter là-bas. On a besoin que vous écoutiez le dernier bulletin de la BBC, celui d’après neuf heures du soir. Vous notez tout sur un bout de papier. Que vous déposerez ensuite à l’auberge, chez François. Dans le placard de la cuisine, il y a une boîte à biscuits en fer, cachée derrière les sachets d’herbes aromatiques. Il faut mettre les messages à l’intérieur.
— Tous les soirs ?
— Tous les soirs.
— François est au courant ?
— Non. Simplement, vous dites que vous passez lui dire bonsoir, boire une tisane, pour discuter, parce que vous vous sentez seule. Surtout, ne pas l’inquiéter.
— Je commence quand ?
— Ce soir. Le bulletin est à 21 h 30, précises.
Myriam s’engouffre dans la nuit pour se rendre à Fourcadure. Quand elle arrive à la ferme, elle se faufile dans la remise, met le cadre antibrouillage en place, tourne le bouton, la radio grésille, elle doit coller son oreille pour comprendre, surtout quand le vent empêche d’entendre. Dans l’obscurité de sa cachette, elle note les bulletins, sans voir la feuille, ni sa main, l’exercice est difficile.
Une fois l’émission terminée, elle sort de la remise, toujours en rasant les murs, et s’en va chez François Morenas. Trente minutes de marche. La nuit. Le froid qui écorche la peau. Mais elle se sent utile, alors ça va.
Myriam entre chez François sans frapper et s’invite pour partager une tisane avec lui. Elle frissonne, François lui passe sur le dos une couverture de l’auberge, si rustique que des herbes séchées sont incrustées dans la laine. Depuis que les vêtements de laine et le coton hydrophile sont rationnés, une couverture comme celle de François, même si elle gratte la peau, est une denrée rare.
Myriam propose de préparer elle-même les herbes pour la tisane. Et, au moment de les ranger dans le placard, elle glisse le papier dans la boîte à gâteaux. Les premiers soirs, ses mains tremblent, à cause du froid, à cause de la peur.
Pendant la journée, elle s’entraîne à écrire les yeux fermés. De jour en jour, les messages deviennent plus lisibles. Désormais Myriam ne vit que pour ça, le bulletin du soir.
Au bout de deux semaines, François dit à Myriam :
— Je sais que tu écoutes la radio.
Myriam essaye de ne pas montrer son trouble. François ne devait pas être au courant.
C’est Jean qui lui a tout raconté. Pourquoi ? Pour protéger l’honneur de Myriam. Parce qu’un soir, Morenas lui a dit :
— Madame Picabia, elle vient me voir. Elle veut discuter. Parler. Tous les soirs.
— Elle est bien seule, la pauvre. Sans son mari.
— Tu crois que ?
— Que ?
— À ton avis.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Tu crois qu’elle attend que je fasse le premier pas ?
François avait dit cela simplement, sans être grivois, mais parce que cette question le taraudait. Alors Jean s’était senti coupable. Il lui avait expliqué pourquoi Myriam venait à l’auberge tous les soirs. Il avait enfreint les règles du silence. Pour protéger le respect qu’on doit à une femme mariée.
Maman,
J’avance beaucoup dans mes recherches.
J’ai lu les Mémoires de Jean Sidoine, on y apprend beaucoup de choses.
Il parle d’Yves, de Myriam et de Vicente.
Il a même reproduit une photographie où l’on voit tes parents en train de traire une brebis. Myriam tient dans ses bras un petit agneau, tandis que Vicente est accroupi aux pis de la mère. Ils ont l’air heureux.
J’ai aussi commandé le livre des Mémoires de la fille de Marcelle Sidoine, qui raconte son enfance à Céreste pendant la guerre avec René Char. Je crois qu’elle est encore vivante.
Est-ce que tu te souviens d’elle ? Elle s’appelle Mireille. Elle avait environ 10 ans pendant la guerre.
Il faut aussi que je te parle d’une autre découverte que j’ai faite. Dans une de ses notes, Myriam fait allusion à un certain François Morenas, un père aubergiste.
Ce monsieur a écrit plusieurs livres, où il raconte ses souvenirs. À plusieurs reprises lui aussi parle de Myriam.
Un jour, quand tu auras envie, je te ferai des photocopies de ces passages si tu veux. L’un m’a particulièrement émue, page 126 de Clermont des lapins : chronique d’une auberge de jeunesse en pays d’Apt, 1940-1945, il écrit : « Sur le plateau aux Bories est arrivée Myriam. Dans cette bastide solitaire où un homme vient de se pendre, cette femme habite seule. Elle vient souvent me rendre visite et chercher de la compagnie. Elle vient organiser un réseau de résistance et loue Fourcadure à cause de l’électricité pour venir le soir, en cachette, écouter la radio de Londres. »
En rencontrant la silhouette de Myriam dans ce livre, j’ai été très bouleversée, maman.
Et j’ai pensé à toi. Quand tu as découvert Noémie, au hasard de tes recherches, dans le livre du docteur Adélaïde Hautval. Maman, je sais que c’est difficile pour toi de me savoir plongée dans toute cette histoire, celle de tes parents. Tu n’es jamais allée chercher ce qui s’était passé sur le plateau des Claparèdes, l’année qui a précédé ta naissance.
Et je devine pourquoi. Bien sûr.
Ma maman, je suis ta fille. C’est toi qui m’as appris à faire des recherches, à recouper les informations, à faire parler le moindre bout de papier. D’une certaine manière, je vais au bout d’un travail que tu m’as enseigné, et je ne fais que le perpétuer.
C’est de toi que je tiens cette force qui me pousse à reconstituer le passé.
Anne,
Ma mère ne parlait jamais de cette période.
Sauf une fois. Elle m’avait dit :
« Ces moments furent peut-être les plus heureux de ma vie. Sache-le. »
J’ai reçu ce matin, figure-toi, une lettre de la mairie des Forges.
Tu te souviens de la secrétaire ? Je crois qu’elle a retrouvé des documents pour nous. Je n’ai pas encore ouvert l’enveloppe. Mais fais-y moi penser la prochaine fois que tu viens à la maison avec Clara.
À la fin du carême, la bande des Bouffets marche de village en village, une nuée d’enfants à leurs trousses. Le chef tient une canne à pêche avec une lune en papier, cette dame blanche est leur déesse pâle. Devant l’église de Buoux, Myriam se laisse entraîner par leur ronde qui serpente, s’enroule et se déroule, dans un bruit de sifflets et de grelots. Les jeunes gens sautent en frappant leurs pieds sur le sol, clochettes aux chevilles, pour demander à la terre nourricière de se réveiller. Ils ont à leur bouche un soufflet qu’ils font postillonner aux visages des villageois comme des injures, puis ils s’éloignent en claudiquant, à péd couquet, dans une danse grotesque. Ils sourient à faire peur, la face recouverte de farine collée par du blanc d’œuf, ce sont des bouffons avec des rides de vieillards. Les enfants, comme une flopée de rats des champs, le visage noirci par un bouchon de liège brûlé, vont par les rues, de maison en maison, réclamant un œuf ou encore de la farine. Au milieu de cette farandole, une voix glisse à l’oreille de Myriam, sans que celle-ci comprenne d’où elle vient :
— Cette nuit, tu auras de la visite.
Ils arrivent, un peu avant l’aube. Jean Sidoine et un jeune homme épuisé. Le teint livide.
— Il faut le cacher, dit Jean, dans le cabanon. Quelques jours. Je te dirai. En attendant, tu arrêtes les messages. Le gamin faut le surveiller, il est jeune, il s’appelle Guy. 17 ans, à peine.
— Mon frère a le même âge que toi, dit Myriam au garçon. Viens dans la cuisine, je vais te trouver quelque chose à manger.
Myriam prend soin de lui, comme elle espère que quelqu’un, quelque part, s’occupe de Jacques. Elle prépare un morceau de pain et du fromage, puis pose sur ses épaules la couverture en laine de François.
— Mange, réchauffe-toi.
— Tu es juive ? demande le jeune homme, brutalement.
— Oui, répond Myriam, qui ne s’attendait pas à cette question.
— Moi aussi, dit-il, en avalant le pain. Je peux en avoir encore ?
Il pose son regard tremblant sur le morceau de pain qui reste.
— Bien sûr, répond-elle.
— Moi je suis né en France, et toi ?
— À Moscou.
— C’est à cause de vous, tout ça, dit-il en regardant la bouteille de vin posée sur la table.
C’est un cadeau de Madame Chabaud, que Myriam garde pour le retour de Vicente. Mais elle comprend le regard luisant du jeune homme et attrape la bouteille sans hésiter.
— Je suis né à Paris, mes parents sont nés à Paris. Tout le monde nous aimait ici. Avant que vous tous, les étrangers, vous ne veniez nous envahir.
— Ah bon ? C’est comme ça que tu vois les choses ? demande Myriam calmement, en peinant sur le tire-bouchon.
— Mon père s’est battu pendant la Première Guerre. Il a même voulu s’engager en 39, pour remettre son uniforme et défendre son pays.
— L’armée ne l’a pas pris ?
— Trop vieux, dit Guy en buvant cul sec un verre de vin que Myriam lui a tendu. Mon grand frère, en revanche, il s’est battu et il est pas revenu.
— Je suis désolée, dit Myriam en resservant le jeune homme. Mais alors, qu’est-ce qui t’est arrivé, à toi ?
— Mon père est médecin. Un jour, un patient l’a prévenu qu’il fallait qu’on parte. Toute la famille est descendue à Bordeaux. Ma sœur, mes parents et moi. De Bordeaux, on est ensuite partis à Marseille. Mes parents ont réussi à louer un appartement, on est restés quelques mois comme ça. Quand les Allemands sont arrivés, mes parents ont décidé qu’on partirait aux États-Unis. Mais, au dernier moment, on a été dénoncés. Par des voisins. Les Allemands nous ont emmenés au camp des Milles.
— C’est où le camp des Milles ?
— Près d’Aix-en-Provence. Il y avait régulièrement des convois.
— Un convoi ? C’est quoi ?
— On met tout le monde dans des trains. Direction Pitchipoï, comme vous dites…
— Vous, c’est qui vous ? Les étrangers ? On dirait que tu détestes les Juifs encore plus que les Allemands, toi.
— Votre langue est hideuse.
— Donc tes parents sont partis dans un convoi pour l’Allemagne, c’est ça ? demande Myriam qui reste calme face à la colère du jeune homme.
— Oui, avec ma sœur. Le 10 septembre dernier. Mais moi j’ai réussi à m’échapper la veille du départ.
— Comment tu as fait ?
— Il y a eu un mouvement de panique dans le camp, j’en ai profité pour fuir. Je me suis retrouvé je sais pas comment à Venelles. Là, des fermiers m’ont caché pendant trois mois. Mais le couple n’était pas d’accord. Lui voulait me garder, mais pas elle. J’ai eu peur qu’elle finisse par me dénoncer. Je suis parti le soir de Noël. J’ai passé quelques jours dans une forêt. Un chasseur m’a trouvé endormi et m’a recueilli. Vers Meyrargues. Le gars vivait seul, il était gentil. Sauf quand il buvait, alors là, il devenait fou. Un soir, il a pris son fusil et a commencé à tirer en l’air. J’ai eu peur et je me suis enfui. Ensuite j’ai trouvé refuge chez des vieux, à Pertuis. Ils avaient perdu leur fils pendant la Première Guerre. J’ai dormi dans sa chambre avec toutes ses affaires. J’étais bien là-bas, mais je sais pas pourquoi, une nuit, je suis parti sans raison. De nouveau la forêt. Je me suis évanoui, je crois. Et quand je me suis réveillé, j’étais dans une grange. Le gars qui me surveillait, c’est votre copain qui m’a déposé ici.
— Dans le camp où tu étais, tu n’aurais pas rencontré un garçon de ton âge, Jacques ? Et une fille, Noémie ?
— Non, ça me dit rien. C’est qui ?
— Mon frère et ma sœur. Ils ont été arrêtés en juillet.
— En juillet ? Tu les reverras jamais. Faut être réaliste. Le travail en Allemagne, c’est pas vrai.
— Bon, conclut Myriam en lui prenant la bouteille des mains, on va se coucher.
Les jours suivants, Myriam évite le garçon. Un soir, elle se penche à la fenêtre, elle a reconnu le bruit du vélo de Jean.
— Il faut que tu amènes le gamin chez Morenas là-haut. Un gars va venir le chercher pour l’emmener en Espagne. L’auberge est le point de rendez-vous. François n’est pas au courant. Tu lui dis que Guy est un bon ami à toi, de Paris. Que tu l’as rencontré dans le train par hasard. Mais que tu ne peux pas le garder parce que tu dois rendre visite à ton mari.
« Myriam, écrira François dans ses Mémoires, la fille mystérieuse du plateau, m’amène un ami qui n’a pas du tout l’esprit auberge et veut vivre à Clermont sous prétexte qu’il est juif. Elle l’a rencontré dans le train – et ce jour-là il avait à manger. »
Le lendemain, Jean revient voir Myriam pour savoir si tout s’est bien passé.
— Qu’est-ce que je fais maintenant ? demande Myriam. Les messages radio ? Je reprends ?
— Non. Pour le moment tu arrêtes. C’est dangereux. Faut tous se faire un peu oublier.
Les semaines passent dans la maison du pendu. Myriam sent que sa vie se rétrécit et se fige. Nuit et jour, les sifflements, à travers les volets et sous les portes, ils rendent fou, comme l’avertissement d’un ennemi lointain. Sur le plateau, au milieu des arbres secs à perte de vue, l’hiver pose sur tout un voile de givre et d’immobilité.
Ce pays de Haute-Provence ne ressemble pas tout à fait aux plaines de Lettonie, ni vraiment aux déserts de la Palestine, mais à quelque chose que Myriam connaît depuis longtemps, depuis sa naissance, depuis son premier voyage dans la charrette à travers les forêts russes – l’exil.
Elle regrette d’avoir écouté Ephraïm, le soir où il lui a ordonné de se cacher dans le jardin. Pourquoi les filles obéissent-elles toujours à leur père ? Elle aurait dû rester avec ses parents.
Myriam revoit les derniers mois passés dans sa famille, en les teintant d’un filtre noir. Ses distances avec sa sœur. Noémie lui en faisait souvent le reproche, elle voulait passer plus de temps avec elle. Myriam avait tout mis sur le compte de son mariage, mais la vérité, c’est qu’elle avait ressenti le besoin de s’éloigner de sa sœur, ouvrir les fenêtres d’une chambre qui devenait trop petite. Elles n’étaient plus des gamines, leurs corps avaient grandi, elles étaient deux femmes à présent. Myriam avait besoin d’espace.
Myriam s’était montrée souvent hautaine. Elle ne supportait plus l’impudeur de Noémie, les états d’âme que sa petite sœur déballait à table, pour tout le monde, gênaient Myriam. Elle avait l’impression que Noémie vivait portes grandes ouvertes, même les moments les plus intimes, et Myriam subissait cette vie libre qui la dérangeait.
Combien elle regrettait à présent.
Myriam se promet de réparer ses erreurs. Elles prendront ensemble le métro pour rentrer de la Sorbonne, elles joueront de nouveau à observer les passants dans le jardin du Luxembourg. Et puis elle emmènera Jacques visiter les grandes serres des forêts tropicales humides du Jardin des Plantes.
Myriam se recroqueville dans son lit, elle se recouvre d’habits et de papier journal pour garder la chaleur. Elle se laisse lentement glisser dans un état de somnescence, jusqu’à l’indifférence. Plus rien ne la touche, plus rien ne peut l’atteindre.
Parfois elle ouvre les yeux, tout doucement, elle bouge le moins possible, réduisant ses gestes au nécessaire. Remettre une brique dans le lit, manger le pain déposé par Madame Chabaud, puis revenir dans sa chambre. Elle ne sait plus quel est le jour ni quelle est l’heure. Parfois elle ne sait même plus si elle dort ou si elle est réveillée, si le monde entier la pourchasse ou s’il l’a oubliée.
— Comment savoir que l’on est en vie, si personne n’est le témoin de votre existence ?
Dormir beaucoup, dormir le plus possible. Un matin, elle ouvre les yeux et, devant elle, un petit renard la regarde fixement.
— C’est l’oncle Boris, se dit Myriam, il a voyagé depuis la Tchécoslovaquie pour venir veiller sur moi.
Cette pensée lui donne du courage. Elle laisse son esprit errer, elle voit la lumière du soleil qui perce entre les bouleaux et les trembles dans une forêt loin d’ici, la lumière vibrante des vacances tchèques sur sa peau.
— L’homme ne peut pas vivre sans la nature, lui souffle Boris à travers le renard. Il a besoin d’air pour respirer, d’eau pour boire, de fruits pour se nourrir. Mais la nature, elle, vit très bien sans les hommes. Ce qui prouve combien elle nous est supérieure.
Myriam se souvient que Boris parlait souvent du traité de sciences naturelles d’Aristote. Et de ce médecin grec qui avait soigné plusieurs empereurs romains.
— Galien démontre que la nature nous envoie des signes. Par exemple, la pivoine est rouge parce qu’elle soigne le sang. La chélidoine a un suc jaune parce qu’elle combat les problèmes de la bile. La plante appelée stachys, en forme d’oreille de lièvre, permet de soigner le conduit auditif.
L’oncle Boris sautillait dans la nature comme un farfadet, à 50 ans, on lui en donnait facilement quinze de moins. C’est grâce aux bains froids que Boris se maintenait si jeune, une science qu’il tenait de Sebastian Kneipp, un prêtre allemand qui s’était guéri lui-même de la tuberculose grâce à l’hydrothérapie. Son livre Comment il faut vivre : avertissements et conseils s’adressant aux malades et aux gens bien portants pour vivre d’après une hygiène simple et raisonnable et une thérapeutique conforme à la nature, était toujours posé sur le chevet du lit de l’oncle, dans sa version originale, en allemand.
L’oncle Boris prenait des notes sur les manches de ses chemises, pour ne pas charger ses poches déjà pleines. S’arrêtant devant un saule blanc, il avait dit :
— Cet arbre, c’est l’aspirine. Les laboratoires veulent nous faire croire qu’il n’y a que la chimie pour soigner les hommes. On finira par y croire.
L’oncle montrait aux filles comment cueillir les fleurs, à quel endroit les pincer, pour ne pas qu’elles perdent leurs propriétés médicinales. Parfois il s’arrêtait, prenait Myriam et Noémie par les épaules, et poussait leurs bustes de jeunes filles en direction de l’horizon.
— La nature n’est pas un paysage. Elle n’est pas devant vous. Mais à l’intérieur de vous, tout autant que vous êtes à l’intérieur d’elle.
Un matin, le renard n’est pas là. Myriam sent qu’il ne reviendra pas. Pour la première fois, elle ouvre la fenêtre de sa chambre. Les amandiers sont couverts de petits bourgeons blancs sur le plateau des Claparèdes. L’hiver a été chassé par un minuscule rayon de soleil. La lumière sur les Alpilles annonce l’arrivée du printemps.
Vicente sort de la prison d’Hauteville-lès-Dijon le 25 avril 1943. Mais il ne rejoint pas directement sa femme. Il doit d’abord rendre visite à Jean Sidoine.
Tous les hommes âgés entre 20 et 22 ans sont tenus de se rendre à la mairie pour une visite médicale et présenter leurs papiers d’identité. Après avoir été recensés, ils devront attendre leur convocation. Le Service du travail obligatoire est, comme son nom l’indique, obligatoire. Il dure deux ans.
En travaillant en Allemagne, tu seras l’Ambassadeur de la qualité française.
En travaillant pour l’Europe, tu protèges ta famille et ton foyer.
Finis les mauvais jours, papa gagne de l’argent en Allemagne.
Le gouvernement de Vichy fait croire aux Français que ces jeunes adultes envoyés en Allemagne auront l’occasion d’acquérir de nouvelles compétences. Les qualifications professionnelles de chacun seront prises en compte. Et, de fait, près de 600 000 jeunes vont partir. Mais pas tous. Beaucoup refusent d’obéir.
Partout s’organisent des perquisitions et des contrôles de police pour arrêter les « insoumis » et les « réfractaires ». On menace les familles de représailles. Les amendes, pour quiconque aiderait un jeune à échapper au STO, montent jusqu’à 100 000 francs.
Ces jeunes hommes qui refusent de partir en Allemagne n’ont pas d’autre choix que d’entrer dans la clandestinité. Ils vont trouver refuge dans les campagnes, se cacher dans les fermes. Et beaucoup renforcent les maquis. Peut-être 40 000 d’entre eux deviennent des soldats de l’ombre.
René Char se charge, depuis son QG de Céreste, de récupérer les réfractaires de la zone Durance, il organise leur hébergement, teste leurs aptitudes et la solidité de leurs convictions. Il coordonne ses troupes. Jean Sidoine vient lui parler de son cousin. Un doux, un littéraire, mais un gars sûr. Il est convenu qu’il sera caché chez la jeune Juive du plateau des Claparèdes.
C’est lui, Yves Bouveris. C’est lui que je cherche.
Myriam est postée sur le seuil de la maison du pendu, la main sur son front pour se protéger du soleil, elle regarde au loin. Elle sait que l’homme qui marche vers elle est son mari, mais elle a du mal à le reconnaître, avec ses joues creusées de vieillard, sur un corps d’enfant sans muscles. Vicente lui semble plus petit que dans ses souvenirs. Son visage est marqué, au coin de l’œil, il porte les traces d’un hématome jaune et vert.
Vicente est escorté par les deux cousins Sidoine, Yves et Jean, comme entre deux infirmiers ou deux gendarmes. Ces trois hommes marchent vers la maison comme des mercenaires exténués, avec leurs poches de pantalon déformées et leurs bouches pâteuses de la poussière des routes.
— J’ai pensé que vous pouviez loger mon cousin dans le cabanon, demande Jean à Myriam, c’est un STO.
Myriam accepte sans y prêter trop d’attention, bouleversée par la présence de son mari.
Avant de repartir, Jean Sidoine la met en garde :
— Moi il m’a fallu des semaines pour m’habituer au retour. Soyez patiente. Ne vous découragez pas.
En effet, ce soir-là, Vicente ne veut pas dormir dans sa chambre. Il préfère, pour sa première nuit d’homme libre, dormir à la belle étoile. Myriam en est presque soulagée. Contrairement à tout ce qu’elle avait imaginé durant ses semaines d’hibernation, retrouver Vicente n’est pas un apaisement. C’est même le contraire. Au moins, lorsqu’il était en prison, il était protégé de tout, des Allemands, de la police française. Mais surtout, protégé de dangers obscurs que Myriam pressent sans pouvoir les nommer.
Les jours suivants, Myriam sursaute chaque fois qu’elle aperçoit la silhouette du cousin Yves. Elle ne se fait pas à sa présence. Tout entière préoccupée par la santé de son mari, il n’y a que ça qui compte pour elle. Deux fois par jour, elle lui apporte un plateau, avec un bouillon qu’elle cuisine elle-même, du pain qu’elle va chercher au village. Quand elle s’asseoit près de lui, Myriam se trouve trop épaisse, à cause de ses hanches rondes qui remontent dans le dos comme un violoncelle. Parfois elle a l’impression de devenir la mère de son mari.
Au bout de quelques jours, Vicente reprend des forces. C’est au tour de Myriam de tomber malade. Elle a de la fièvre. Beaucoup de fièvre. La température monte et avec elle, une odeur âcre se dégage de son corps. À Vicente revient la charge du plateau, qu’il faut monter deux fois par jour dans la chambre. Yves lui confie le secret d’une tisane contre la fièvre, qu’il tient de sa grand-mère. Il entraîne Vicente cueillir des calaments des champs.
Grâce à la tisane d’Yves, Myriam guérit. Vicente décide qu’il faut fêter cela. Il part au marché d’Apt acheter de quoi faire un bon dîner et, pour la première fois, Myriam et Yves se retrouvent tous les deux seuls dans la maison.
La présence d’Yves gêne Myriam. Pourtant, il fait de son mieux. Mais cela l’irrite encore plus.
Vicente revient du marché avec deux bouteilles de vin, des navets, du fromage, une belle confiture et du pain. Un festin.
— Regarde, dit-il à Myriam. Ici, ils enveloppent le fromage de chèvre dans des vieilles feuilles de châtaignier.
Myriam et Vicente n’ont jamais vu cela de leur vie. Ils ouvrent la feuille comme ils déferaient le papier d’un cadeau fragile. Yves leur explique que c’est pour garder longtemps le moelleux du fromage, même en hiver. Ces explications enchantent Vicente.
— Un empereur romain, Antonin le Pieux, est mort d’en avoir trop mangé.
Chez un libraire ambulant, il a acheté un livre qui l’amuse beaucoup, à cause de son titre, un livre de Pierre Loti publié en 1883, intitulé Mon frère Yves.
— Je vous propose que nous le lisions à haute voix, chacun notre tour.
Vicente débouchonne une bouteille de vin, et pendant que Myriam épluche les légumes et qu’Yves met la table, Vicente leur fait la lecture en fumant ses cigarettes de contrebande qui tachent ses doigts.
Le livre commence avec une description de cet Yves, qui donne son prénom au titre. Un marin que Pierre Loti avait connu sur un navire et vraisemblablement aimé. Vicente lit les première lignes :
— « Kermadec (Yves-Marie), fils d’Yves-Marie et de Jeanne Danveoch. Né le 28 août 1851, à Saint-Pol-de-Léon (Finistère). Taille, 1 m 80. Cheveux châtains, sourcils châtains, yeux châtains, nez moyen, menton ordinaire, front ordinaire, visage ovale. » À toi ! lance-t-il à Yves qui doit sur-le-champ répliquer, en respectant le style du livre.
— « Bouveris (Yves-Henri-Vincent), fils de Fernand et Julie Sautel. Né le 20 mai 1920, à Sisteron (Provence). Taille, 1 m 80. Cheveux bruns, sourcils bruns, yeux bruns, nez moyen, menton ordinaire, front ordinaire, visage ovale. »
— Parfait ! s’exclame Vicente, satisfait de la façon dont Yves se plie aux règles du jeu.
Il continue la lecture :
— « Marques particulières : tatoué au sein gauche d’une ancre et, au poignet droit, d’un bracelet avec un poisson. »
— Je n’ai aucun tatouage, répond Yves.
— Nous allons y remédier, annonce Vicente.
Myriam s’inquiète. Elle sait son mari capable de choses étranges. Vicente revient avec un morceau de charbon noir. Puis il prend solennellement le poignet d’Yves pour y tracer lui-même un mince trait noir, comme le bracelet décrit dans le livre. Yves se met à rire, à cause des chatouilles sur la peau, au creux du poignet. Ce rire irrite Myriam. Vicente veut dessiner une ancre sur le sein gauche d’Yves. Myriam trouve que son mari va trop loin et que le jeu déborde. Mais Yves déboutonne sa chemise… Son corps est bien dessiné. Et sa peau sent fort, une odeur de sueur qui surprend Myriam et que Vicente trouve excitante.
Ce soir-là dans la cuisine, Vicente comprend que Myriam et Yves sont naïfs et innocents. Le jeune provincial et la jeune étrangère. Et Vicente, qui n’a connu dans le milieu de ses parents que des enfants aguerris aux jeux des adultes, trouve cela agaçant et attirant.
Lorsque Myriam et Vicente s’étaient rencontrés, deux ans auparavant, il avait fait des sous-entendus à propos de nuits qu’il avait passées dans la maison de Gide. Myriam, qui avait lu Gide, n’avait pas saisi les allusions.
Vicente comprit que Myriam n’était pas comme les filles de sa bande, libres et savantes. Trop tard pour lui expliquer. Trop compliqué aussi. Ils étaient mariés.
Le peu de chose que Myriam avait entendu dire sur les hommes entre eux, toujours à propos d’écrivains, Oscar Wilde, Arthur Rimbaud, Verlaine et Marcel Proust, était des notions abstraites. Leurs livres ne l’avaient pas aidée à comprendre son mari, pas plus qu’ils ne lui avaient appris des choses sur la vie. C’est de vivre qui lui apprendrait, beaucoup plus tard, à comprendre les livres qu’elle avait lus dans sa jeunesse.
Vicente veut tout savoir d’Yves, il lui pose des questions en le regardant fixement, comme autrefois, quand c’était Myriam qui l’intéressait.
Yves leur apprend qu’il est né à Sisteron, un village à cent kilomètres vers le nord, sur la route de Gap. Sa mère, Julie, venait de Céreste, où vivent Jean Sidoine et une grande partie de sa famille. Enfant, Yves a habité dans les écoles où sa mère était institutrice. Il enviait ses camarades qui rentraient chez eux après l’école. Lui, restait immobile.
Ensuite, il fut envoyé comme pensionnaire au collège de Digne. Des années froides, dans les salles de classe mal chauffées, dans les dortoirs aux lits humides, il fallait se laver à l’eau glacée. La nourriture était rationnée et les pulls rarement raccommodés. Yves avait détesté la pension et ne s’était lié à aucun camarade, leur préférant ses livres. Il aimait les récits de voyage, Joseph Peyré, Roger Frison-Roche et les grands alpinistes. C’était un garçon un peu timide et doux qui savait se battre – mais qui préférait la pêche et le sport au grand air.
— Je vais vous laisser, dit Yves à la fin de la soirée, j’ai trop parlé, s’excuse-t-il en sortant de la pièce.
Vicente demande à Myriam comment elle trouve leur locataire.
— Tout est présenté sur l’assiette, dit Myriam.
— C’est bien parfois, répond Vicente.
Vicente et Yves deviennent inséparables. Une nuit de pleine lune, bien claire, Yves montre à Vicente comment pêcher des écrevisses dans l’Aiguebrun. Ils rient tellement qu’ils ne réussissent à en attraper aucune. Les écrevisses s’échappent de leurs doigts en frétillant. Ils reviennent de la pêche au petit jour, avec seulement une grosse truite, qui s’était, elle, presque offerte à eux. Elle est mangée au petit déjeuner et les garçons la surnomment « la goulue » en hommage à ses formes et à sa générosité.
Myriam n’avait jamais vu Vicente s’intéresser à la pêche avec autant d’enthousiasme, lui qui, de façon générale, ne trouvait aucun intérêt aux choses qui passionnent les hommes. Elle lui en fait la remarque.
— Les choses changent, répond-il de façon énigmatique.
Les garçons passent des journées très occupées. Ils entrent et sortent de la maison, disparaissant parfois pendant des heures. Puis de nouveau leurs pas et leurs rires résonnent à travers les murs de la maison. Un jour Myriam en fait le reproche à Vicente. C’est dangereux.
— Mais qui peut nous entendre ? demande Vicente en haussant les épaules.
Yves et Vicente commencent à agacer Myriam, surtout quand ils jouent aux hommes de 30 ans. Ils bourrent une pipe pour se donner de l’importance – et alors Yves discourt avec son mari sur les choses de la vie. Ils évoquent même des notions de philosophie que Myriam juge affligeantes.
Yves pose beaucoup de questions à Vicente sur Paris et le milieu artistique. Il n’en revient pas de connaître un garçon de son âge, qui tutoie Gide.
— Tu as lu ses livres ?
— Non, mais je lui ai dit que je les trouvais nuls quand même.
Yves est flatté d’être ami avec un garçon qui parle de Picasso comme d’un vieil oncle. Myriam, exaspérée, les entend discuter dans le salon.
— Donc Marcel, explique Vicente, a rajouté une paire de moustaches à la Joconde.
Vicente prend une feuille de papier et y dessine Mona Lisa avec des moustaches.
— C’est pas possible, répond Yves.
— Si. Et ensuite, il a écrit en dessous :
Vicente trace au crayon noir cinq lettres majuscules.
— L. H. O. O. Q., épèle Yves avant de comprendre la signification de la phrase qu’il vient de prononcer.
Ils éclatent de rire. Et Myriam se retire dans sa chambre à coucher.
Yves propose à Vicente de visiter le fort de Buoux, une cité médiévale sur les hauteurs.
— C’est beau, c’est comme une île, lui dit-il, tu vas aimer.
Myriam enfile un pantalon de son mari en vitesse pour rejoindre les garçons – elle en a marre d’être seule à la maison.
Tous les trois prennent le chemin du vallon de Serre qui mène au fort. Ils restent silencieux devant les roches monumentales, qui tombent à pic de la montagne. En haut des escaliers rupestres, aux marches plates pour que les mulets puissent les monter, il y a la tour ronde. Ils y croisent des corbeaux que personne ne vient déranger dans le désordre des ruines.
Myriam déchiffre en latin la dédicace gravée dans la pierre, sur le fronton de l’ancienne église voûté en berceau : « In nonis Januarii dedicatio istius ecclesiae. Vos qui transitis… Qui flere velitis… per me transite. Sum janua vitae. » Elle traduit pour les garçons :
— « Le 9 janvier je dédie cette église. Vous qui passez… vous voulez pleurer… Passez par moi. Je suis la porte de la vie. »
Yves apprend à Myriam et Vicente comment distinguer les éperviers de l’aigle des Alpes. En le pointant du doigt, il leur montre au loin le mont Ventoux. Yves connaît par cœur le nom des plantes, des animaux et des pierres. Il a le goût des définitions et aime nommer les choses de la nature. Myriam pense à l’oncle Boris, qui lui aussi aimait classer et définir. Ce lien fictif, inattendu, entre ces deux hommes, a des conséquences. Myriam regarde Yves différemment.
Tandis qu’ils crapahutent le long des remparts, vers les maisons rupestres, Myriam observe les garçons se mouvoir devant elle. Yves et Vicente ont exactement la même taille, ils peuvent échanger leurs chaussures et leurs habits. Mais ils sont si différents. Vicente est un être de surface. Une magnifique surface. Mais impossible à sonder. Tout ce qui se passe mystérieusement sous sa peau, dans ses veines, dans les fluides de son corps et de sa pensée, demeure mystérieux pour elle et le reste du monde. Yves au contraire est fait d’un seul bloc et d’une seule matière. Ce qu’on voit de lui à l’extérieur a la même propriété que ce qui se passe à l’intérieur de son être. Deux hommes, comme les deux faces d’une même pièce de monnaie.
Après le fort de Buoux, Yves leur fait visiter des bories. Ce sont des cahutes rondes en pierres sèches. On dirait d’étranges cabanes, faites uniquement de pierres plates, posées miraculeusement les unes sur les autres.
Lorsque Myriam et Vicente pénètrent dans l’une d’elles, le contraste entre la lumière de l’extérieur et l’obscurité à l’intérieur les rend d’abord aveugles. Peu à peu, leurs yeux s’habituent et leurs corps prennent conscience de l’espace qui les entoure. La fraîcheur du lieu les saisit. Le plafond, fabriqué de pierres entrelacées, ressemble à un nid d’oiseau retourné.
— On est comme à l’intérieur d’un sein, dit Vicente en caressant celui de Myriam dans l’obscurité.
Puis il l’embrasse sous les yeux d’Yves. Myriam se laisse faire. Elle sent que quelque chose est en train de se passer. Mais quoi ? Elle ne sait pas le nommer. Myriam et Yves sont à la fois surpris et gênés.
— L’origine des bories, explique Yves, embarrassé, c’est le sol. Le sol ici est plein de pierres. Il faut les trier. Alors à force d’avoir mis les pierres de côté, les hommes ont formé des tas. Et puis avec ces tas, ils ont fait des cabanes. Les bergers s’en servent pour se protéger lorsque la chaleur est insupportable.
Sur le chemin du retour, ils entendent des rires qui proviennent de l’auberge guinguette de chez Seguain. La vie de loin a l’air normale, dans la douceur de cette après-midi qui s’étire.
La moiteur de l’air affaiblit les sens. Yves pense que les femmes sont des mystères impénétrables. Vicente cherche à fabriquer des secrets là où il n’y en a pas, pour chasser l’ennui. Il avait joui si jeune de situations étranges. Il s’était habitué à l’obscénité des adultes, comme il s’était accoutumé à l’opium. Avec le temps, il ne trouvait plus aucun mystère dans la chambre à coucher d’un homme ou d’une femme. Il fallait à son cerveau des doses toujours plus fortes. Il fallait des plaisirs plus épicés, aux couleurs cuites dans la chaleur et le sang.
Et pourtant, parfois, cet air vicié laissait la place à une grande pureté, où ses pensées devenaient candides et claires, où il ne cherchait plus qu’un amour simple, une joie enfantine.
Myriam n’a jamais vu son mari aussi heureux et en bonne santé que dans cette vie joyeuse, où chaque jour est une aventure. Manger des escargots. Le lendemain, des feuilles de betterave ou du blé germé. Ramasser du bois mort, faire du feu pour cuire les côtelettes. Fabriquer de la ficelle avec des tiges d’ortie, les fendre en deux dans le sens de la longueur et les éventrer. Nettoyer des draps et les faire sécher au soleil. Et puis le soir, la lecture de Loti, chacun leur tour.
— « Yves, mon frère, reprend Vicente avec emphase, nous sommes de grands enfants… Souvent très gais quand il ne faudrait pas, nous voilà tristes, et divaguant tout à fait pour un moment de paix et de bonheur qui par hasard nous est arrivé. »
Vicente est heureux, mais les raisons de ce bonheur sont mystérieuses, souterraines et peu compréhensibles pour Myriam. Vicente revit l’époque qui a précédé sa naissance. Quand on invitait les Picabia à dîner, il fallait alors prévoir trois couverts. Il y avait Francis, Gabriële et Marcel.
Francis avait donné à son fils le goût des substances, et celui du chiffre trois. Ce chiffre qui permet, dans son principe de déséquilibre, de trouver un mouvement infini, fait de combinaisons inattendues et de frottements accidentels.
Un jour, en rentrant du marché, Vicente annonce qu’ils n’ont plus d’argent. Il a dépensé les derniers billets donnés par sa mère. Désormais, ils doivent travailler.
Vicente, qui est le seul des trois à ne pas être recherché par les Allemands, essaye de se faire embaucher comme ouvrier dans la petite usine de fruits confits qui se trouve sur la route d’Apt. Mais le contremaître le trouve louche, et Vicente revient bredouille.
Le lendemain, Yves part chercher un furet chez un de ses cousins, à Céreste.
— C’est pour le manger ? demande Myriam, inquiète.
— Oh non, surtout pas ! C’est pour les lapins.
Vichy ayant interdit la possession des armes, il est désormais impossible de chasser le lapin ou quelconque gibier dans la forêt. Mais Yves connaît une technique, à l’aide d’un furet et d’un grand sac de toile.
— Il faut repérer un trou. D’un côté, on enfourne le furet. De l’autre on referme le sac sur les bêtes apeurées.
Le soir même, affamés, ils mangent un lapin et en apportent un second à Madame Chabaud, en guise de loyer. Myriam explique leur situation financière. Et la présence d’Yves.
La veuve, dont le fils unique a échappé de peu au travail obligatoire, leur propose des travaux sur ses différentes propriétés.
Myriam constate que Madame Chabaud fait partie de ces êtres qui ne sont jamais décevants, alors que d’autres le sont toujours.
— Pour les premiers, on ne s’étonne jamais. Pour les seconds, on s’étonne chaque fois. Alors que ce devrait être l’inverse, lui dit-elle en la remerciant.
Le trio se lève aux aurores, pour aider à la cueillette des bigarreaux, à la récolte des amandes, aux foins, à l’arrachage des bourraches et des bouillons-blancs. Leurs cheveux sont poudrés de la poussière des blés, leurs peaux rougies par l’effort. Ils supportent bien la fatigue, les coups de soleil, les piqûres de bêtes, les griffures des chardons. Parfois même, une joie s’empare d’eux, surtout à l’heure chaude, quand tout le monde fait la sieste sur des foins à l’ombre, les femmes d’un côté et les hommes de l’autre.
Un matin, Vicente se réveille avec l’œil gauche gonflé comme un œuf de caille. Une morsure d’araignée, constate Yves, qui montre à Myriam deux petits trous rouges, les traces de crochets. Yves et Myriam partent pour la journée, laissant Vicente seul à la maison. Le soir quand ils rentrent, il est de bonne humeur. La peau a dégonflé, il ne sent plus rien, et il a même préparé le dîner. Avant de s’endormir, Vicente dit à Myriam :
— Lorsque je vous ai vus revenir tous les deux, j’ai trouvé que vous ressembliez à des amoureux.
Myriam ne sait pas quoi répondre. Cette phrase est une énigme pour elle. Ce devrait être un reproche. Mais Vicente l’a prononcée avec bonne humeur et légèreté. Myriam se souvient de l’avertissement de Jean Sidoine. Il avait raison, ce n’était plus le même homme.
Le mois de juillet s’enfonce dans une fournaise. À Paris, les habitants envahissent les bains parisiens, hommes et femmes en maillot s’entassent sur les terrasses des bords de Seine. Myriam, Vicente et Yves décident d’aller chercher de la fraîcheur aux baumes de l’eau, entre les falaises de Buoux et Sivergues. Là, l’une des sources de la Durance s’écoule depuis les rochers jusque dans un bassin creusé par des hommes. Une végétation verte et luxuriante contraste avec la sécheresse et la blancheur de la pierre. L’endroit est caché dans le creux de la roche comme dans les contes médiévaux. Lorsqu’ils le découvrent, une euphorie les prend. C’est Vicente qui le premier se déshabille.
— Allez ! dit-il aux deux autres en pénétrant dans les bassins remplis d’eau fraîche.
Yves à son tour se met nu et se jette dans l’eau en éclaboussant Vicente comme un garnement. Myriam ne bouge pas, pudique.
— Viens ! lui dit Vicente.
— Oui, viens ! renchérit Yves.
Et Myriam entend leurs voix dont l’écho résonne sous la roche. Elle leur demande de fermer les yeux. Jamais elle n’a nagé toute nue, l’eau du bassin est extraordinairement épaisse et douce, elle glisse sur la peau de Myriam comme une caresse.
Sur le chemin du retour, Myriam attrape chacun des garçons par le bras. Yves est troublé mais ne le montre pas. Vicente serre le bras de sa femme bien fort contre lui, pour la féliciter de son initiative. Jamais il ne l’a tenue si fort, pas même le jour de leur mariage. Myriam semble flotter au-dessus du sol.
Ils marchent ainsi, bras dessus, bras dessous, quand le ciel devient soudain très sombre.
— C’est la raïsse, dit Yves.
En quelques secondes, de grosses gouttes de pluie chaudes, lourdes, tombent du ciel. Vicente et Myriam courent pour se protéger sous un arbre. Yves se moque :
— Vous voulez prendre la foudre ?
L’eau de pluie coule sur leurs visages et dans leurs nuques, plaquant leurs cheveux sur leurs joues et leurs habits contre la peau.
Myriam trébuche sur une pierre mouillée et Vicente fait semblant de tomber à son tour sur elle. La jeune femme sent contre sa cuisse un désir fort. Elle se met à rire et se laisse embrasser le visage. Ainsi allongée, Vicente la serre fort sous elle. Myriam ferme les yeux et se laisse entraîner par son mari, dans une pluie chaude et épaisse qui inonde ses cuisses. En tournant la tête, elle aperçoit Yves qui les regarde au loin. Elle le sent qui chavire. Ce moment est comme un scellé. Désormais, ils seront tous les trois sous l’emprise de cet instant, qui les attache les uns aux autres, qui les fascine.
Le lendemain matin, dans la maison du pendu, ils sont réveillés par l’arrivée des gendarmes. Myriam se met à trembler de tout son corps. Elle songe à s’enfuir.
— Tout va bien se passer, dit Vicente en la retenant fermement par la main, surtout, on reste calme. Les gens nous aiment bien ici.
Vicente a raison. Les gendarmes viennent juste voir de près ces Parisiens dont tout le monde parle. Simple visite de courtoisie, pour vérifier ce qu’on dit dans la région :
— Les Parisiens, ils sont charmants pour des Parisiens.
Pendant que Vicente les accueille, Myriam aide Yves à se cacher. Elle range en vitesse le cabanon mais les gendarmes ne demandent même pas à le visiter. Ils repartent comme ils sont venus, de bonne humeur.
Après leur départ, Myriam ressent une angoisse profonde qu’elle ne parvient pas à calmer. Elle voit désormais des dangers partout autour d’eux. Elle pose mille questions à Madame Chabaud sur les événements de la région.
— Il y a encore eu une arrestation à Apt.
— Des représailles à Bonnieux.
— Il y a des mauvaises nouvelles de Marseille, c’est pire qu’avant.
Myriam veut rentrer à Paris. Vicente organise leur départ.
Assise dans le train, avec sa fausse carte d’identité, elle se sent soulagée de quitter Yves et cette relation qui la déborde. Quand elle sort de la gare de Lyon, l’odeur chaude du goudron et de la poussière l’écœure. Il n’y a plus d’autobus qui circulent dans Paris, et seulement un métro toutes les demi-heures.
Cela fait un an qu’elle n’a pas vu Paris.
Elle ressent un vertige et demande à partir sur-le-champ aux Forges, elle veut aller voir son père et sa mère.
Elle et Vicente prennent le train gare Saint-Lazare. Myriam reste silencieuse, elle sent que quelque chose ne va pas, que quelque chose de terrible l’attend là-bas.
En arrivant devant la maison de ses parents, elle voit sur le sol toutes les cartes qu’elle leur a envoyées depuis un an, pour leur donner de ses nouvelles.
Personne n’est venu les ramasser, personne ne les a lues.
Myriam a l’impression de tomber la tête en arrière.
— Tu veux entrer ? demande Vicente.
Myriam ne peut pas parler, ne peut pas bouger. Vicente essaye d’aller voir ce qu’il peut par les fenêtres.
— La maison a l’air inhabitée. Tes parents ont mis des draps sur les meubles. Je vais toquer chez les voisins, leur demander s’ils savent quelque chose.
Myriam reste de longues minutes sans bouger. Une douleur traverse tout son corps.
— Les voisins ont dit que tes parents sont partis, après l’arrestation de Jacques et Noémie.
— Partis où ?
— En Allemagne.
La rumeur court qu’un débarquement des forces alliées est prévu dans les semaines à venir. Pétain est monté à Paris pour s’adresser aux Français depuis les balcons de l’Hôtel de Ville.
« Je suis venu ici pour vous soulager de tous les maux qui planent sur Paris. Je pense à vous beaucoup. J’ai trouvé Paris un peu changé parce qu’il y a près de quatre ans que je n’y étais venu. Mais soyez sûrs que dès que je le pourrai, je viendrai et alors ce sera une visite officielle. Alors, à bientôt j’espère. »
Après avoir achevé son discours, il prend sa voiture pour visiter les blessés qui ont survécu aux frappes aériennes. Les caméras le suivent jusqu’à l’hôpital. Tout est retransmis aux informations. Les journalistes ont choisi de s’installer sur la place de l’opéra Garnier, pour suivre le cortège. Sur le passage de sa voiture, une foule se presse, elle acclame le Maréchal.
Yves débarque à Paris, sans prévenir. Il loue une chambrette au dernier étage d’un vieil immeuble porte de Clignancourt. Sa logeuse lui explique qu’en cas d’attaque, il doit s’éloigner de la fenêtre.
La ligne de métro est directe pour aller chez Myriam et Vicente. Mais Yves réussit quand même à se perdre.
Les choses ne se passent pas comme Yves l’avait prévu. Le trio ne parvient pas à retrouver l’insouciance des journées de l’été. Tout semble si loin à présent. Le couple met Yves à distance, le laissant parfois des jours entiers sans lui donner de nouvelles. Ce dernier ne comprend pas ce qui se passe et supporte très mal ce séjour à Paris. Vicente ne s’intéresse plus du tout à lui et Myriam vient, seulement de temps en temps, lui faire une rapide visite.
Ce n’est pas ce qu’il avait imaginé pour eux trois. Yves ne veut plus sortir de l’appartement, il s’enferme. Et traverse ce que Myriam appellera plus tard une crise mélancolique. La première.
Myriam se rend porte de Clignancourt pour tenter de raisonner Yves. Les temps sont difficiles, Paris est bombardé en vue d’une libération. Myriam finit par lui avouer qu’elle pense être enceinte de son mari. Yves passe une dernière nuit dans sa chambrette. Sensation de solitude définitive. Il rentre à Céreste le lendemain.
Vicente et Myriam n’ont pas dit toute la vérité à Yves.
Ils font partie, depuis leur retour à Paris, des 2 800 agents qui travaillent pour le réseau franco-polonais F2.
Vicente s’est procuré une amphétamine utilisée par les militaires, pour rester éveillé le plus longtemps possible. La drogue annule en lui toute conscience du danger et il s’en sort toujours par miracle. Myriam, elle, a la sensation d’être protégée par sa grossesse, elle prend des risques démesurés.
Lélia n’est encore qu’un fœtus, mais elle goûte sur ses lèvres ce goût acide de la bile que le corps fabrique quand il a peur. Le même goût que Myriam avait connu dans le ventre d’Emma, lorsqu’elle entendait le roulement affolé des battements du cœur de sa mère, bravant les policiers.
Les mois passent, avril, mai, juin. Le débarquement a lieu, suivi du soulèvement de Paris. Vicente regarde le ventre de Myriam, proéminence monstrueuse, et se demande ce qui va bien pouvoir en sortir. Une fille ? Oui, il espère une fille. Par la fenêtre, les futurs parents entendent les bruits lointains des combats de Paris, étranges, comme un feu d’artifice.
Le 25 août 1944, après les orages, un ciel de traîne recouvre Paris. Vicente marche vers la place de l’Hôtel de Ville pour assister au discours du général de Gaulle. Mais devant la cohue, il se ravise. Les foules lui font peur, même lorsqu’elles sont du bon côté. Il préfère aller faire un tour Chez Léa.
Pour la première fois, les Français vont apercevoir la silhouette de ce général dont ils n’ont entendu que la voix sur la BBC, cette immense statue de marbre blanc, qui dépasse d’une tête l’assemblée qui se presse autour de lui.
Myriam est toujours sans nouvelles de ses parents, sans nouvelles de son frère et sa sœur. Mais elle continue de croire, d’espérer. Elle répète inlassablement à Jeanine, dans la fatigue des dernières semaines :
— Quand ils reviendront d’Allemagne, leur plus beau cadeau sera de découvrir le bébé.
Quatre mois plus tard, le 21 décembre 1944, jour du solstice d’hiver, naît ma mère Lélia, fille de Myriam Rabinovitch et Vicente Picabia. Elle naît au 6 rue de Vaugirard. Jeanine tient la main de Myriam ce jour-là. Elle sait ce que signifie mettre au monde un enfant, loin des siens, dans un pays traversé par le chaos. Elle a eu un petit garçon, Patrick, né en Angleterre.
Un an plus tôt, lorsque Jeanine avait aperçu au loin la frontière espagnole, la nuit de Noël 1943, elle s’était juré que, si elle s’en sortait vivante, elle ferait un enfant. Elle avait marché dans la direction que lui avait montrée son passeur, puis ses souvenirs étaient confus.
Elle s’était réveillée en Espagne, dans une prison de femmes, pour être nettoyée, fichée, interrogée par les autorités espagnoles, à la fois sauve et prisonnière. De là, grâce à ses liens avec la Croix-Rouge, elle avait été transférée à Barcelone. Et de Barcelone elle put rejoindre l’Angleterre pour intégrer la section féminine des Forces françaises libres.
À son arrivée à Londres, elle apprit que l’abbé Alesch, cet abbé aux cheveux blancs et au regard rassurant, était en réalité un agent du service de renseignement de l’état-major allemand, rémunéré 12 000 francs par mois pour son travail d’agent double. Prêtre résistant le jour, il vivait la nuit rue Spontini, dans le 16e arrondissement, avec ses deux maîtresses, qu’il entretenait grâce à l’argent de la collaboration. Son travail consistait à encourager les jeunes à entrer dans la Résistance – pour mieux les dénoncer et obtenir des primes.
Jeanine apprit alors la mort de la plupart des membres du réseau, dont Jacques Legrand, son alter ego, déporté à Mauthausen à la suite de la trahison de l’abbé.
À Londres, elle fit la connaissance d’une Bretonne, Lucienne Cloarec. Une jeune fille de Morlaix, qui avait vu son frère fusillé devant ses yeux par les Allemands. Lucienne avait décidé de rejoindre le général de Gaulle. Elle avait embarqué, seule femme au milieu de dix-sept hommes, sur un petit goémonier à voile appelé Le Jean. La traversée avait duré vingt heures. Maurice Schumann, impressionné par la jeune femme, la fit intervenir dans son émission sur la BBC dès son arrivée.
Le général de Gaulle décida que Lucienne Cloarec et Jeanine Picabia seraient les deux premières femmes médaillées de la Résistance, par décret du 12 mai 1943.
Peu de temps après, Jeanine tomba enceinte. Elle avait promis.
De retour à Paris, Jeanine et son fils Patrick sont logés au Lutetia. L’hôtel, repris aux Allemands par les Forces françaises libres, accueille dans un premier temps des personnalités importantes de la Résistance. Jeanine y trouve quelques semaines de repos avec son nouveau-né. La chambre est située dans l’une des tourelles rondes, coiffée d’une poivrière. Le chat de Jeanine aime se loger sur le rebord de la fenêtre en œil-de-bœuf. La jeune femme trouve sa chambre si somptueuse qu’elle propose à son frère Vicente de prendre en charge la petite Lélia.
Elle devine que le couple ne s’entend plus très bien depuis la naissance du bébé.
Maman,
Je suis assise à l’arrière de ta petite Renault 5 blanche, j’ai 6 ou 7 ans peut-être, on traverse le boulevard Raspail et tu me montres un immense hôtel, un palace, en me disant que tu y as passé les premiers mois de ta vie. J’approche mon visage de la vitre, je regarde ce bâtiment qui me semble aussi grand que tout le sixième arrondissement. Et je me demande comment c’est possible que ma mère ait vécu dans cet endroit-là. C’est une énigme de plus, un rébus qui vient s’ajouter à tous ceux qui jalonnent ma vie d’enfant.
Je t’ai imaginée courir dans les couloirs aux épaisses moquettes couleur crème, et chaparder des gâteaux frais sur des charriots pour les manger en cachette. Exactement comme dans un album que tu me lisais quand j’étais petite.
Mais maman, avec toi, les histoires étranges du passé n’étaient jamais des contes pour enfants, elles étaient bien réelles, elles avaient existé. Et bien que je connaisse aujourd’hui les circonstances qui t’ont amenée à passer les premiers mois de ta vie au Lutetia, bien que je sache que ton enfance fut ensuite marquée par l’absence de confort matériel, il me reste gravée en moi une image. Fausse et réelle à la fois. L’image fantasmée d’avoir une mère qui apprend à marcher dans les couloirs d’un palace. A.
Au début du mois d’avril 1945, le ministère des Prisonniers de guerre, Déportés et Réfugiés, est chargé d’organiser le retour de plusieurs centaines de milliers d’hommes et de femmes sur le territoire français. On réquisitionne les grands bâtiments parisiens. Sont mobilisés la gare d’Orsay, la caserne de Reuilly, la piscine Molitor, les grands cinémas, le Rex, le Gaumont Palace. Et le Vélodrome d’Hiver. (Il n’existe plus aujourd’hui. Le Vel d’Hiv fut détruit en 1959. L’année précédente, il avait accueilli un centre de rétention de Français musulmans d’Algérie, sur ordre du préfet Maurice Papon.)
Au départ, le Lutetia ne fait pas partie des bâtiments réquisitionnés par le ministère. Mais, très vite, on se rend compte qu’il faut entièrement repenser l’organisation. Le général de Gaulle décide alors que l’hôtel doit mettre à disposition des déportés ses trois cent cinquante chambres. Il s’agit d’organiser leur prise en charge sanitaire avec des médecins, structurer des espaces à l’intérieur de l’hôtel, pour créer des infirmeries avec du matériel en nombre suffisant.
De Gaulle met à disposition des voitures taxis qui devront chercher des infirmières à la fin de leur service afin de les conduire au Lutetia. Les étudiants en médecine viendront donner un coup de main ainsi que les assistantes sociales. La Croix-Rouge est présente, avec d’autres organisations, dont les scouts qui auront pour mission de passer les messages en arpentant toute la journée les gigantesques couloirs du palace. Ils seront encadrés par les auxiliaires féminines de l’armée de terre.
L’établissement va devoir fournir des repas quotidiens à toute heure du jour et de la nuit, non seulement pour les arrivants, mais aussi pour le personnel soignant et encadrant. Six cents personnes vont travailler à l’accueil des déportés. Les cuisines du Lutetia vont devoir fournir jusqu’à cinq mille couverts par jour, ce qui signifie une organisation du ravitaillement et du stockage des denrées. Les séquestres du marché noir viendront approvisionner les caves du Lutetia. Chaque jour, la police distribuera la nourriture saisie en contrebande. Mais aussi des vêtements et des chaussures. Les camionnettes feront des allers-retours quotidiens entre les dépôts de confiscation et l’hôtel.
Il faut aussi organiser l’accueil des familles qui vont bientôt venir se présenter, en masse, devant les portes tournantes du palace, avec l’espoir de retrouver un fils, un mari, une femme, un père ou des grands-parents. L’idée est de mettre en place un système de fiches, qui seront exposées dans le hall de l’hôtel. Toutes les familles concernées déposeront une feuille cartonnée avec des photographies de leurs proches disparus, et des renseignements qui permettront de les identifier – ainsi que leurs coordonnées.
Tout le long du boulevard Raspail, on récupère les panneaux des élections municipales qui doivent avoir lieu à partir du 29 avril 1945. Deux douzaines de panneaux, constitués de planches de bois clouées les unes sur les autres. Ils sont installés dans le hall d’entrée du Lutetia, jusqu’au grand escalier. Petit à petit ils seront recouverts de dizaines de milliers de fiches, rédigées à la main, avec des photographies et des informations nécessaires aux retrouvailles des familles.
Il faut aussi organiser les bureaux d’accueil et de sélection.
Le ministère des Prisonniers de guerre estime que les formalités d’accueil dureront entre une et deux heures. Le temps d’établir des listes administratives, de donner quelques soins à l’infirmerie, des tickets de ravitaillement ainsi que des bons de transport pour que ceux qui reviennent d’Allemagne puissent rentrer chez eux, en train ou en métro pour les Parisiens. Les arrivants recevront des cartes de déportés, ainsi qu’un peu d’argent.
Le 26 avril, tout est prêt. Le jour de l’ouverture de l’hôtel, Jeanine vient donner un coup de main car les organisateurs ont besoin d’aide.
Mais les choses ne se passent pas comme le ministère l’avait prévu. Ceux qui reviennent sont dans un état indescriptible. L’accueil n’est pas adapté. Personne n’avait imaginé une chose pareille.
— Comment c’était ? demande Myriam, quand Jeanine rentre rue de Vaugirard, après la première journée.
Jeanine ne sait pas quoi répondre.
— Eh bien, explique Jeanine. On ne s’attendait pas à ça.
— À quoi ? demande Myriam. Je veux venir avec toi.
— Attends un peu, que les choses s’organisent…
Les jours suivants, Myriam insiste.
— Ce n’est pas le moment. On a eu deux morts du typhus le premier jour. Une femme de chambre et le jeune scout qui tenait le vestiaire.
— Je ne m’approcherai pas des gens.
— Dès que tu rentres dans l’hôtel, tu reçois une volée de poudre. Ils passent tout le monde au DDT. Je ne crois pas que ce soit très recommandé pour ton lait.
— Je ne rentrerai pas à l’intérieur, j’attendrai dehors.
— Tu sais, ils lisent les listes de ceux qui rentrent chaque jour, à la radio. C’est mieux pour toi de les écouter ici plutôt que de te mettre dans la foule.
— Je veux déposer une fiche à l’entrée de l’hôtel.
— Alors donne-moi des photos et les renseignements, j’irai la remplir pour toi.
Myriam regarde fixement Jeanine :
— Pour une fois, c’est toi qui vas m’écouter. Demain, j’irai au Lutetia. Et personne ne pourra m’en empêcher.
Sous le soleil de Paris, un autobus à plateforme traverse la Seine argentée qui ouvre ses cuisses sur la place Dauphine, l’autobus prend le pont des Arts où la beauté des femmes vous saute à la gorge avec leur rouge à lèvres écarlate et leurs ongles hautains, et les automobiles vont et viennent dans tous les sens, et leurs chauffeurs fument, l’avant-bras posé sur le rebord de la vitre tandis que les soldats américains se promènent, ils regardent les Françaises, leurs talons haut les cœurs et des anneaux fins à chaque doigt, les robes à fleurs cintrées font pointer leurs tétons, l’air de la capitale est plus doux de jour en jour, les tilleuls font de l’ombre sur les trottoirs, les enfants rentrent de l’école, cartable sur le dos. L’autobus suit son trajet, de la rive droite à la rive gauche, de la gare de l’Est à l’hôtel Lutetia, et tous, les automobilistes pressés de rentrer, les commerçants sur le pas de leur boutique, les passants avec leurs préoccupations de passants, tous s’arrêtent en voyant apparaître pour la première fois, à l’intérieur des bus, ces êtres aux arcades sourcilières saillantes, aux regards étranges. Et des bosses sur leurs crânes rasés.
— Ils ont fait sortir les fous de l’hôpital d’aliénés ?
— Non, ce sont les vieillards qui rentrent d’Allemagne.
Ce ne sont pas des vieillards, ils ont pour la plupart entre 16 et 30 ans.
— Ils ne font rentrer que les hommes ?
Il y a des femmes aussi, mais sans leurs cheveux, leurs corps décharnés, elles ne sont plus reconnaissables. Certaines ne pourront plus jamais avoir d’enfants.
Les trains venus de l’Est arrivent heure après heure, dans les différentes gares de Paris – parfois il y a aussi des avions au Bourget ou à Villacoublay. Le premier jour, sur le quai, une fanfare a accueilli les déportés, en grande pompe, avec Marseillaise, uniformes, et tous les cuivres. On a d’abord fait descendre ceux qui rentraient des camps d’extermination, puis les prisonniers de guerre et, en dernier, les travailleurs du STO. Le premier jour.
À la sortie du train, on les fait monter dans des autobus, les mêmes qui, quelques mois auparavant, avaient transporté les raflés vers les camps de transit, juste avant les trains à bestiaux.
— Mais il n’y a pas vraiment d’autres solutions, leur dit-on.
Les déportés se tiennent debout à l’intérieur, collés les uns contre les autres, ils regardent par la fenêtre défiler les rues de la capitale. Certains découvrent Paris pour la première fois.
Sur leur passage, ils voient les yeux des Parisiens se figer, les passants et les automobilistes quitter leurs préoccupations pendant quelques secondes, pour se demander d’où viennent ces êtres aux crânes rasés en pyjamas rayés qui font irruption dans la ville. Comme des entités venant d’un autre monde.
— Vous avez vu les autobus des déportés ?
— Ils auraient pu les laver.
— Pourquoi ils ont des costumes de bagnards ?
— Il paraît qu’on leur donne de l’argent à leur arrivée.
— Alors ça va.
Et la vie reprend.
Au feu rouge, un vieux monsieur abasourdi par cette vision d’horreur tend le paquet de cerises rouges et juteuses qu’il tient dans la main. Le vieux monsieur le lève vers la fenêtre de l’autobus et des dizaines de bras maigres comme des bâtons, aux doigts filandreux, se jettent sur les cerises qui s’envolent dans les airs.
— Il ne faut pas nourrir les déportés ! crie la dame de la Croix-Rouge. Leur estomac ne tiendra pas !
Les déportés savent bien que c’est comme un poison pour leurs entrailles – mais la tentation est trop forte.
Et l’autobus redémarre, vers la rive gauche et la place Saint-Michel, le boulevard Saint-Germain. Et les cerises ne tiennent pas aux ventres et dégoulinent de l’autre côté.
— Ils pourraient se comporter plus poliment, se dit un passant.
— Ils pourraient manger plus proprement, pense un autre.
— Ils sentent vraiment très mauvais, ils pourraient se laver.
Il y en a un qui n’a pas voulu monter dans l’autobus parce qu’il l’a reconnu, c’est exactement le même autobus qui l’avait conduit de Paris à Drancy. Alors il s’est échappé sur le côté de la gare, avant la sortie des voyageurs, du côté de la rue d’Alsace. Maintenant il ne sait plus très bien où il se trouve, il est perdu.
— Ça va, monsieur, vous avez besoin d’aide ? demande un passant.
Il fait non de la tête, il ne veut surtout pas qu’on vienne l’aider à remonter dans l’autobus. Et les gens, gentils, bien attentionnés, s’arrêtent en ronde autour de lui.
— Vous n’avez pas l’air bien, monsieur.
— Attention, il ne faut pas le brusquer.
— Je vais prévenir un gendarme.
— Monsieur, vous parlez français ?
— Il faudrait lui donner à manger.
— Je vais lui acheter quelque chose, je reviens.
— Vous avez vos papiers ? demande le gendarme qui a été appelé.
L’homme est effrayé par l’uniforme. Pourtant le gendarme est gentil, il se dit qu’il faudrait l’emmener à l’hôpital, le pauvre homme. Il n’a jamais vu personne dans un état pareil.
— Monsieur, suivez-moi, on va vous emmener dans un endroit pour vous soigner. Vous n’auriez pas votre carte de rapatrié ?
L’homme pense en lui-même qu’il n’a plus de papiers depuis longtemps, plus d’argent, plus de femme et plus d’enfant, plus de cheveux non plus et plus de dents. Il a peur de ces gens qui l’entourent et qui le regardent. Il se sent coupable d’être là, coupable d’avoir survécu à sa femme, à ses parents, à son fils de 2 ans. Et à tous les autres. Des millions d’autres. Il a l’impression d’avoir commis une injustice et il a peur que tous ces gens lui jettent des pierres et que le gendarme l’emmène en prison devant un tribunal avec d’un côté des SS et de l’autre sa femme morte, ses parents morts, son fils mort. Et les millions d’autres morts. Il voudrait avoir la force de courir parce que la matraque du gendarme lui fait mal rien que de la regarder, mais il n’en a pas la force. Il se souvient qu’un jour, il y a longtemps, il est venu ici, dans ce quartier, il sait qu’un jour lui aussi était habillé comme tous ces gens, qu’il avait des cheveux sur la tête et des dents dans la bouche, mais il se dit que jamais il ne réussira à redevenir comme eux. Un passant est allé gentiment dans une épicerie à côté, il a expliqué « c’est pour un revenant qui meurt de faim, il n’a plus de dents », alors le commerçant a pensé à du yaourt, et il a ajouté « je ne fais pas payer le yaourt, c’est normal, il faut bien les aider », et le passant donne le yaourt au déporté, qui perfore son estomac, parce que c’est une nourriture trop lourde pour lui qui ne tenait plus qu’à un fil, après avoir été évacué d’Auschwitz par les SS en janvier, trois mois déjà, après avoir échappé aux derniers massacres, aux marches de la mort, aux marches forcées dans la neige sous les coups des escorteurs de colonnes, aux nouvelles humiliations, au chaos de l’effondrement du régime, aux voyages dans les mêmes trains à bestiaux, à la faim, à la soif, à la lutte pour survivre jusqu’au retour, un combat presque impossible pour son corps au bout de l’épuisement, alors son cœur s’arrête de battre là, le jour de son arrivée, sur le trottoir gris de Paris, en bas des escaliers de la rue d’Alsace, après des semaines de lutte. Son corps est si léger qu’il tombe en se repliant sur lui-même, tout doucement, comme une feuille morte, il touche le sol au ralenti sans faire de bruit.
L’autobus en provenance de la gare de l’Est arrive devant l’entrée du Lutetia, une foule se presse, et Myriam qui ne comprend rien suit le mouvement… Un vélo lui roule sur le pied mais personne ne lui demande pardon. Elle entend prononcer des noms de ville pour la première fois, des mots qu’elle ne connaissait pas, Auschwitz, Monowitz, Birkenau, Bergen-Belsen.
Soudain l’autobus à plateforme ouvre ses portes, les déportés ne peuvent pas descendre tout seuls, ils sont aidés par les scouts venus les escorter jusqu’à l’hôtel, pour certains d’entre eux, on fait venir des civières.
La foule des familles qui attendait se précipite sur eux. Myriam s’indigne de l’impudeur de ceux qui, le regard désespéré, se jettent sur les nouveaux arrivants pour brandir des photographies.
— Vous le reconnaissez ? C’est mon fils.
— Vous l’avez peut-être connu ? C’est mon mari, il est grand avec les yeux bleus.
— Sur cette photo ma fille a 12 ans, mais elle en avait déjà 14 quand ils me l’ont prise.
— Vous venez d’où ? Vous avez entendu parler de Treblinka ?
Mais Myriam observe que ceux qui descendent des autocars demeurent silencieux. Ils ne peuvent pas répondre. Ils ont à peine la force de se parler silencieusement à eux-mêmes. Comment raconter ? Personne ne les croirait.
— Votre enfant a été mis dans un four, madame.
— Votre père a été attaché nu à une laisse comme un chien. C’était pour rire. Il est mort fou. De froid.
— Votre fille est devenue la prostituée du Lager et ensuite ils ont ouvert son ventre pour faire des expériences quand elle est tombée enceinte.
— Quand ils ont su que tout était perdu, les SS ont mis toutes les femmes nues et les ont jetées par la fenêtre. Ensuite nous avons dû les empiler.
— Aucune chance de survie, vous ne les reverrez jamais.
Qui peut courir le risque de parler et de ne pas être cru ? Et qui peut prononcer ces phrases à ceux qui attendent ? Il faut avoir pitié. Certains vont même jusqu’à donner de l’espoir :
— La photo de votre mari me dit quelque chose. Oui, il est vivant.
Myriam entend cette phrase dans la foule qui se précipite dans les portes tambour de l’entrée du palace :
— Ils sont encore dix mille à attendre, là-bas, ne vous inquiétez pas, ils vont revenir.
Les déportés savent que cette perspective est dérisoire. Mais l’espoir est la seule chose qui les a faits survivre dans les camps. L’un des déportés est bousculé par une femme qui semble ne pas se rendre compte de la fatigue de celui à qui elle demande s’il a connu son mari. Une infirmière de la Croix-Rouge doit intervenir.
— Laissez passer les rapatriés. Mesdames, messieurs, s’il vous plaît, vous allez les tuer à les bousculer ainsi. Vous rentrerez plus tard. Laissez-les passer !
Les déportés sont emmenés vers un établissement d’hydrothérapie réquisitionné en face du square Récamier. Pour s’y rendre, ils doivent passer par la pâtisserie du Lutetia, qui fait l’angle entre le boulevard Raspail et la rue de Sèvres. Les étalages vides de gâteaux voient défiler les déportés. Qui sont déshabillés de leurs pyjamas rayés pour être désinfectés. Leurs objets sont consignés dans des sacs plastique qu’ils portent autour du cou. C’est là, souvent, qu’a lieu le passage à la poudre DDT, qui tue les poux porteurs du typhus. Les déportés doivent se présenter nus face à des hommes en tenue de caoutchouc, avec des gants de protection, et dans leurs dos des bidons avec la fameuse poudre. On la projette sur eux par de longs tuyaux. Un traitement difficile à supporter. Mais on leur explique qu’il n’y a pas vraiment d’autre solution.
Une fois qu’ils ont été désinfectés et lavés, on leur donne des habits propres. Puis ils doivent se rendre dans les bureaux du premier étage, afin d’être interrogés, dans le but de repérer, parmi eux, les « faux » déportés.
D’anciens collaborateurs du régime de Vichy, pour fuir les représailles, se cachent parmi ceux qui reviennent, dans l’espoir de changer d’identité. Ils veulent échapper aux assassinats de vengeance qui ont lieu dans toute la France, passer entre les mailles du filet de l’épuration qui se met en place, avec les tribunaux d’exception. Quelques miliciens français se font tatouer un faux matricule sur l’avant-bras gauche, pour faire croire qu’ils reviennent d’Auschwitz. Ils se faufilent parmi les déportés au moment où ils sortent de la gare, juste avant de monter dans les autobus pour le Lutetia.
Afin de traquer les imposteurs, le ministère des Prisonniers de guerre, Déportés et Réfugiés, demande aux bureaux de contrôle installés à l’intérieur du palace de mettre en place une surveillance active. Ce qui signifie que chaque déporté subit un interrogatoire, afin de vérifier qu’il s’agit bien d’un « vrai » déporté. Pour certains, cette nouvelle épreuve est ressentie comme une humiliation.
Les interrogatoires sont difficiles à mener, car ceux qui ont survécu aux camps sont si déboussolés qu’ils ne peuvent plus parler, leur esprit s’embrouille, ils s’accrochent à des détails insignifiants et sont incapables de donner des informations précises. Tandis que les usurpateurs d’identités réussissent à construire des récits très structurés, avec des souvenirs volés à d’autres.
Souvent cela tourne mal, parce que les déportés ne supportent pas cette confrontation avec la police française, qu’ils jugent brutale.
— Qui êtes-vous pour me poser des questions ?
— Et pourquoi ça recommence, les interrogatoires ?
— Laissez-moi tranquille !
Les réactions sont parfois violentes dans les bureaux de procédure d’accueil. Des hommes renversent les tables. Des femme se lèvent en pointant du doigt leurs interrogateurs.
— Je me souviens de vous ! Vous m’avez torturée !
Lorsqu’un imposteur est démasqué, on l’enferme dans une chambre du Lutetia. Un garde armé le surveille. À dix-huit heures, un fourgon de police vient le récupérer pour qu’il soit jugé.
Une fois l’interrogatoire terminé, les « vrais » déportés reçoivent des papiers, ainsi qu’une somme d’argent, et des bons de transport gratuits pour les autobus et le métro. Puis ils sont reçus dans l’hôtel où ils pourront se reposer quelques jours. Ils peuvent s’en remettre aux « petites bleues » qui vont et viennent, les femmes du corps volontaire féminin qui assurent la gestion de l’accueil et des étages. Le premier est réservé à l’administration, au-dessus il y a l’infirmerie et ensuite les chambres jusqu’au septième. Le troisième est entièrement réservé aux femmes.
— Ne vous inquiétez pas, les chambres sont très bien chauffées.
Les radiateurs sont allumés même en plein été car les corps décharnés ont froid sans cesse.
— Ils ont préféré dormir par terre, alors qu’ils ont des lits bien confortables, c’est étrange quand même.
Les déportés s’allongent sur les tapis parce qu’ils ne réussissent plus à être dans un lit. Souvent ils sont à plusieurs, les uns contre les autres, pour trouver le sommeil. Tous se sentent humiliés, avec leurs crânes rasés, les abcès et les phlegmons qui infectent leurs peaux. Ils savent qu’ils font peur. Ils savent que c’est une souffrance de les regarder.
Dans la majestueuse salle à manger de l’hôtel Lutetia, les palmiers en pot mettent en valeur les lignes symétriques des pierres de taille, les vitraux monumentaux et les colonnes ornementales, toute la virtuosité de l’Art déco au service du luxe et de la géométrie.
Le repas est servi, les déportés sont regroupés autour des tables, ils n’ont pas mangé dans une assiette depuis si longtemps, depuis le temps d’un monde qui leur semble n’avoir jamais existé. Les gobelets argentés contiennent une eau potable. Cela aussi, ils ont oublié.
Sur chaque table, des vases ont été disposés avec un joli bouquet d’œillets bleus, blancs, et rouges. L’ambassadeur du Canada en France et sa femme ont fait venir de leur pays du lait, et des confitures pour les déportés.
Un homme sans âge, la tête penchée en avant, décrochée de son cou, regarde attentivement les plats de viande disposés devant lui. Il est habitué à voler sa nourriture, à « l’organiser » comme on disait au camp, alors il ne sait plus s’il a le droit de s’asseoir et demande sans cesse la permission à une petite bleue. Ces femmes volontaires sont parfois démunies, certains déportés ne parlent plus que l’allemand, d’autres répètent sans cesse leur numéro de matricule.
— Vous ne pouvez pas emporter ce couteau, monsieur.
— J’en ai besoin, pour aller tuer la personne qui m’a dénoncé.
Myriam réussit à entrer dans le Lutetia par les portes tambour, bousculée par d’autres qui piétinent comme elle. Elle cherche le panneau « Renseignement aux familles » et découvre sous les grands escaliers les panneaux recouverts de centaines de fiches, avec des centaines de lettres de recherche, et des centaines de photographies de mariages, de vacances heureuses, de repas de famille, de portraits de soldats en pied. Elles tapissent le hall de l’hôtel, du sol au plafond. On dirait que les murs pèlent des feuilles de papier.
Myriam s’approche, en même temps que les déportés qui viennent d’arriver, attirés par ces photographies du monde d’avant, enfoui sous les cendres. Leurs yeux regardent, mais ne semblent plus comprendre ce que signifient ces images. Ils ne sont même pas sûrs de pouvoir se reconnaître eux-mêmes sur les portraits affichés.
— Comment savoir que j’ai été cet homme-là ?
Myriam s’éloigne du panneau pour laisser la place à d’autres, elle cherche le bureau des renseignements quand un homme affolé lui attrape le bras, il l’a prise pour une des femmes bénévoles qui aident les familles.
— Excusez-moi, j’ai retrouvé ma femme, elle s’est endormie dans mes bras et je n’arrive plus à la réveiller.
Myriam explique qu’elle ne travaille pas ici, qu’elle est venue chercher des gens elle aussi. Mais l’homme insiste, venez, venez, dit-il sans lui lâcher le bras.
En voyant la femme, assise sur le fauteuil, Myriam comprend qu’elle ne dort pas. Ce n’est pas la seule à mourir ici, ils sont des dizaines par jour, dont le corps épuisé ne résiste pas à l’émotion des retrouvailles et du retour.
Myriam s’éloigne pour faire la queue devant le bureau des renseignements. À côté d’elle, un couple de Français tient dans leurs bras une enfant polonaise qu’ils ont cachée pendant toute la guerre. Elle avait 2 ans quand ils l’ont recueillie. Maintenant elle en a 5, et parle parfaitement le français, avec l’accent parisien. Ils sont venus au Lutetia parce qu’ils ont entendu le nom de sa mère dans les listes diffusées à la radio française.
Mais devant cette femme filiforme, tondue, la petite fille ne reconnaît pas sa maman. Elle est soudain prise d’une terrible panique, elle se met à pleurer, elle ne veut pas de cette femme-là qui ressemble à un cauchemar. La petite fille hurle dans le hall de l’hôtel, en s’accrochant aux jambes de celle qui n’est pas sa mère.
Au bureau des renseignements, Myriam n’apprend rien du tout, on lui donne une fiche à remplir et on lui dit d’attendre ensuite les listes diffusées à la radio. On lui déconseille de venir tous les jours.
— Ça ne sert à rien.
Myriam s’approche d’un groupe qui, dans un coin du hall, a l’air d’être des habitués. Eux, ils viennent tous les jours, s’échangent des informations et les rumeurs qui circulent.
— Les Russes ont confisqué des déportés français.
— Ils ont pris les médecins et les ingénieurs.
— Des fourreurs et des jardiniers aussi.
Myriam pense à son père ingénieur, à ses parents qui parlent russe. S’ils ont été mobilisés là-bas, cela pourrait expliquer leur absence des listes de retour.
— Mon mari est médecin. Je suis sûre aussi qu’ils l’ont gardé.
— On dit qu’au moins cinq mille personnes sont parties en Russie.
— Mais comment se renseigner ?
— Vous avez demandé au bureau ?
— Non. Ils ne veulent plus me recevoir.
— Essayez, vous ! Avec les nouvelles têtes, ils sont plus aimables.
— Ils sont bien quelque part, tous ces gens.
— Il faut être patient, on va les rapatrier.
— Vous savez ce qui est arrivé à Madame Jacob ?
— Son mari était sur la liste des morts du camp de Mauthausen.
— Quand elle a lu son nom, elle s’est effondrée.
— Et puis trois jours plus tard, on frappe à la porte, elle ouvre.
— Son mari est devant elle. Il y avait eu une erreur.
— Ce n’est pas la seule. Rien n’est jamais perdu, vous savez.
— On dit qu’en Autriche, il y a un camp où l’on met ceux qui ont tout oublié.
— En Autriche, vous dites ?
— Mais non, c’est en Allemagne.
— Ils ont fait des photographies des personnes concernées ?
— Non, je ne crois pas.
— Comment savoir, alors ?
Myriam dépose sa fiche dans le hall d’entrée. Comme elle n’a pas de photographies de sa famille, puisque tous les albums sont aux Forges, elle écrit en grand leurs prénoms, pour qu’ils puissent tout de suite les repérer au milieu des dizaines, des centaines, des milliers de fiches qui volètent dans l’entrée. EPHRAÏM EMMA NOÉMIE JACQUES. Puis elle signe et inscrit son adresse, rue de Vaugirard, chez Vicente, pour que ses parents sachent où la trouver.
Debout sur la pointe des pieds, pour punaiser sa fiche en hauteur, Myriam a les bras tendus, presque en déséquilibre. À côté d’elle, un homme debout la regarde, avec sur les lèvres un drôle de sourire.
— J’ai appris sur une liste que j’étais mort, finit-il par dire.
Myriam ne sait pas quoi lui répondre. Maintenant que sa fiche est accrochée, elle prend la direction de la sortie, quand une femme l’attrape par l’épaule.
— Regardez, c’est ma fille.
Myriam se retourne, elle n’a pas le temps de répondre que la dame lui tend une photo, si près de ses yeux qu’elle ne peut rien voir.
— Elle était un peu plus vieille que sur la photo quand ils l’ont arrêtée.
— Excusez-moi, dit Myriam. Je ne sais pas…
— Je vous en supplie, aidez-moi à la retrouver, dit la dame dont les joues se couvrent de plaques rouges.
La femme prend Myriam par le bras, avec force, pour lui chuchoter :
— J’ai beaucoup d’argent à vous proposer.
— Lâchez-moi ! crie Myriam.
En sortant de l’hôtel, elle voit le groupe des habitués s’agiter, ils ont pris leurs affaires et se précipitent dans le métro. Myriam les suit pour comprendre ce qui se passe. Ils lui apprennent que par une erreur d’aiguillage, une quarantaine de femmes qui devaient être emmenées au Lutetia a été envoyée à la gare d’Orsay. Quarante femmes, c’est beaucoup. Et Myriam sent que Noémie sera parmi elles – elle prend le métro avec eux et arrive à la gare le cœur battant. C’est un pressentiment qui l’envahit d’une sorte de lumière, de joie.
Mais arrivée à la gare d’Orsay, aucune parmi elles n’est Noémie.
— Jacques, Noémie, ça vous dit quelque chose ?
— Vous savez dans quel camp ils ont été déportés ?
— J’ai cru comprendre que toutes les femmes étaient parties à Ravensbrück.
— Nous n’en savons rien, madame. Ce ne sont que des suppositions.
— On ne peut pas se renseigner après des gens qui étaient là-bas ?
— Désolé. On n’a reçu aucun convoi de Ravensbrück. Et nous pensons qu’il n’y en aura pas.
— Mais pourquoi vous n’envoyez personne les chercher ? Je peux me porter volontaire si vous voulez !
— Madame, nous avons envoyé des gens pour les rapatriements de Ravensbrück. Mais il n’y avait plus personne à rapatrier.
Les mots sont clairs. Mais Myriam ne les comprend pas. Son cerveau refuse de comprendre ce que signifie : « Il n’y avait plus personne à rapatrier. »
Myriam quitte la gare d’Orsay pour rentrer chez elle. Jeanine lui ouvre la porte, en tenant Lélia dans ses bras. Les deux femmes se comprennent, pas besoin de parler.
— J’y retournerai demain, dit simplement Myriam.
Et tous les jours, elle retourne au Lutetia pour attendre les siens. Elle aussi, a perdu toute pudeur. Sans aucune retenue, elle interpelle les déportés qui sortent de l’hôtel, pour retenir quelques secondes leur attention.
— Jacques, Noémie, ça vous dit quelque chose ?
Elle envie ceux qui ont entendu un nom à la radio ou qui ont reçu un télégramme. On les reconnaît tout de suite, à la façon dont ils s’engagent, d’un pas sûr, dans le hall de l’hôtel.
Jour après jour, Myriam essaye de se rendre utile auprès des services de l’organisation, elle cherche à comprendre ce qui se passe en Pologne, en Allemagne et en Autriche. Elle reste à traîner dans les différents étages, jusqu’à ce qu’elle entende dire :
— On n’attend plus de convoi pour aujourd’hui, rentrez, madame.
— Revenez demain, cela ne sert à rien de rester là.
— S’il vous plaît, vous devez quitter les lieux maintenant.
— On vous dit qu’il n’y aura plus d’arrivées aujourd’hui.
— Demain les premiers arrivent à huit heures. Allez, gardez espoir.
Lélia, qui est maintenant un bébé de neuf mois, a de terribles douleurs au ventre. Elle refuse désormais de se nourrir et Jeanine demande à Myriam de rester plus longtemps auprès de sa fille.
— Elle a besoin de toi, tu dois l’aider à manger.
Pendant une semaine, Myriam ne se rend pas au Lutetia pour surveiller et nourrir son bébé. Quand elle retourne à l’hôtel, elle retrouve les mêmes femmes, brandissant des photographies. Mais quelque chose a changé. Il y a beaucoup moins de monde qu’avant.
— Ils disent qu’il n’y aura plus de convois à partir de demain.
Le 13 septembre 1945, le journal Ce soir publie un article de M. Lecourtois :
Le Lutetia cesse d’être l’hôtel des morts vivants.
Dans quelques jours, réquisition levée, l’hôtel Lutetia, boulevard Raspail, sera rendu à ses propriétaires. Trois mois seront nécessaires pour le remettre en état. (…) L’hôtel est vide. Le Lutetia ferme ses portes sur la plus grande misère humaine pour les rouvrir, demain, sur des gens heureux de vivre.
Myriam est en colère. Partout dans la presse, elle lit cette phrase : on peut désormais considérer le rapatriement des déportés comme terminé.
— Mais ce n’est pas terminé, puisque les miens ne sont sur aucune liste et qu’ils ne sont pas rentrés.
Entre la fin de l’espoir et l’absence de preuve, Myriam ne trouve jamais la paix. Elle se souvient des rumeurs qu’elle a entendues dans le hall de l’hôtel :
— Ils sont encore dix mille à attendre, là-bas, ne vous inquiétez pas, ils vont revenir.
— On dit qu’en Allemagne, il y a un camp où l’on met ceux qui ont tout oublié.
Myriam a vu les images des camps d’extermination, diffusées dans les journaux et aux actualités cinématographiques. Mais il lui est impossible de faire coïncider ces images avec la disparition de ses parents, de Jacques et Noémie.
— Ils sont forcément quelque part, se dit Myriam. Il faut les retrouver.
Fin septembre 1945, Myriam rejoint les troupes d’occupation en Allemagne à Lindau.
Elle s’engage en tant que traductrice pour l’armée de l’air. Elle parle le russe, l’allemand, l’espagnol, l’hébreu, un peu d’anglais et bien sûr le français.
Là-bas, elle continue de chercher.
Peut-être que Jacques ou Noémie ont réussi à s’échapper.
Peut-être qu’ils sont quelque part dans un camp pour ceux qui ont oublié.
Peut-être qu’ils n’ont pas d’argent pour rentrer en France.
Tout est possible. Il faut continuer à croire.
— Tu n’es jamais allée en Allemagne voir ta mère quand tu étais petite ?
— À Lindau ? Si. Mon père m’a emmenée au moins une fois. J’ai une photo de moi dans une bassine, où ma mère me donne le bain, dans un jardin… j’imagine au milieu du camp militaire…
— Si je comprends bien, tes parents ne vivaient plus vraiment ensemble à ce moment-là ?
— Je ne sais pas… De fait, ils étaient séparés, dans deux pays différents. Je crois que ma mère a eu une liaison avec un pilote de l’armée de l’air, à Lindau.
— Ah bon ? Mais tu ne nous l’as jamais dit !
— Je crois même qu’il l’a demandée en mariage. Mais comme il voulait que j’aille en pension et ne plus entendre parler de moi, elle a rompu avec lui.
— Et dis-moi, quand est-ce que le trio se reforme ?
— Quel trio ?
— Yves, Myriam et Vicente. Ils se sont revus, non ? Après ta naissance.
— Je n’ai pas très envie d’en parler.
— J’ai compris… ne te fâche pas. De toute façon, je n’étais pas venue pour te parler de ça, mais du courrier que tu as reçu de la mairie.
— Quel courrier ?
— Tu m’as dit que la secrétaire des Forges t’avait envoyé une lettre, que tu n’as pas encore ouverte.
— Écoute, je suis fatiguée là… je ne sais pas où est cette lettre. On verra ça une autre fois si tu veux bien.
— Je suis sûre que cela peut m’aider, pour mon enquête. J’en ai besoin.
— Tu veux que je te dise ? Je ne pense pas que tu vas trouver qui a envoyé la carte postale.
— Moi je suis sûre que si.
— Pourquoi tu fais tout ça ? À quoi cela te sert ?
— Je n’en sais rien, maman, c’est une force qui me pousse. Comme si quelqu’un me demandait d’aller jusqu’au bout.
— Eh bien moi j’en ai ras le bol de répondre à tes questions ! C’est mon passé ! Mon enfance ! Mes parents ! Tout cela n’a rien à voir avec toi. Et j’aimerais que tu passes à autre chose maintenant.
Mon Anne,
Je suis tellement désolée pour tout à l’heure. Mettons tout cela derrière nous.
Je ne me suis pas réconciliée avec ma mère. C’était sans doute impossible. Mais nous aurions pu faire un bout de chemin ensemble si elle avait accepté de me dire pourquoi elle m’avait abandonnée, plusieurs années. Qu’elle n’avait pas pu faire autrement.
Je pense qu’elle s’est tue à cause d’une mauvaise conscience, d’être, elle, vivante. Et de ses longues absences où j’étais ballottée.
Si elle m’avait expliqué pourquoi, j’aurais compris. Mais il m’a fallu le comprendre par moi-même, et à ce moment-là c’était trop tard, elle n’était plus.
Tout cela pose des questions essentielles… et moi-même je m’y perds, car j’ai l’impression d’une sorte de trahison vis-à-vis de ma mère.
Maman,
Myriam pensait que la guerre n’appartenait qu’à elle.
Elle ne comprenait pas pourquoi elle devait t’en livrer le récit. Alors évidemment, en m’aidant dans mes recherches, tu te sens la trahir.
Myriam t’impose son silence, au-delà de sa disparition.
Mais maman, n’oublie pas que ses silences t’ont fait souffrir. Et pas seulement ses silences : la sensation qu’elle te mettait en dehors d’une histoire qui ne te concernait pas.
Je comprends que tu puisses être très bouleversée par mes recherches. Surtout en ce qui concerne ton père, la vie sur le plateau, l’arrivée d’Yves dans le couple de tes parents.
Mais maman, ce récit est aussi le mien. Et parfois, à la façon d’une Myriam, tu me regardes comme si j’étais une étrangère dans le pays de ton histoire. Tu es née dans un monde de silence, il est normal que tes enfants aient soif de paroles.
Anne,
Appelle-moi quand tu auras lu ce mail et je répondrai à ta question d’hier. Celle qui m’a fâchée.
Je te dirai, très précisément, non pas quand est-ce que le trio s’est reformé – cela je ne le sais pas –, mais quand Myriam, Yves et mon père se sont vus tous les trois, pour la dernière fois.
— C’était pendant les vacances de la Toussaint, en novembre 1947. À Authon, un petit village dans le sud de la France. Comment je le sais ? Alors voilà, c’est bien simple. Je possède une seule et unique photo de moi avec mon père. C’est une photo que j’ai tellement regardée que je la connais par cœur. Mais elle n’avait pas de légende. Si bien que je ne savais ni où elle avait été prise, ni en quelle année. Bien évidemment, cela n’était pas la peine de poser des questions à ma mère… Et puis un jour, je suis à Céreste, chez une cousine Sidoine – c’était à la fin des années 90 –, on parle… de tout… de rien… et la cousine me dit : « Tiens, au fait, j’ai retrouvé par hasard une très jolie photo de toi et d’Yves. Tu es sur ses genoux. Je vais te la montrer. » Elle ouvre un tiroir, sort une photographie. Et là, j’ai une drôle de surprise. Sur cette image, je suis au même endroit, habillée et coiffée exactement de la même façon, que sur la photographie avec mon père. Les deux photographies ne pouvaient avoir été prises que le même jour, et je dirais même sur la même pellicule. J’ai retourné la photographie, en essayant de cacher mon trouble, et là, j’ai vu qu’il y avait une légende cette-fois ci : « Yves et Lélia, Authon, novembre 1947. »
— Cette date… cela a dû te perturber.
— Évidemment. Mon père s’est suicidé le 14 décembre 1947.
— Tu crois que c’est lié ?
— On ne le saura jamais.
— Je ne me souviens plus de quoi est mort ton père, exactement. Je me rends compte que tout cela n’est pas très clair dans ma tête.
— Je te donne le compte rendu du médecin légiste aux archives de la Préfecture de police de Paris. Je te laisse les papiers. Tu te feras ta propre idée.
Vicente avait découvert une amphétamine plus récente que la Benzédrine, plus récréative aussi, appelée Maxiton. Du bonbon. Un excellent stimulant du système nerveux, mais sans les tremblements et sans les vertiges, sans la fatigue derrière les yeux. Le Maxiton offrait à Vicente des états de grâce, où la vie lui semblait soudain très simple à vivre.
Les amphétamines sont connues pour couper les élans vitaux mais cette fois-là, ce fut le contraire et Lélia avait été conçue dans l’euphorie d’une nuit sans fin. C’est précisément ce qui passionnait Vicente dans les drogues. La surprise. Les réactions inattendues. Les expériences chimiques entre un corps vivant et des substances tout aussi vivantes, l’infinité des états qui en résultent, suivant l’heure et le jour, le contexte et les doses, la température ambiante et la nourriture ingurgitée. Il pouvait en parler pendant des heures entières, avec une précision de chimiste. Dans ce domaine, Vicente était un érudit, connaissant des pans entiers de la chimie, de la botanique, de l’anatomie et de la psychologie – il aurait pu passer haut la main les examens les plus difficiles, s’il existait un concours en toxicologie.
Vicente sentait qu’il mourrait jeune, qu’il n’en avait pas pour longtemps, à supporter cette vie-là. Ses parents lui avaient donné à la naissance un prénom qu’il n’aimait pas, Lorenzo. Alors Lorenzo s’était rebaptisé Vicente et il avait choisi le prénom d’un oncle mort prématurément, d’un accident mortel dans une usine. Ayant respiré des vapeurs d’un produit corrosif qui perfora ses poumons, cet oncle mourut dans les souffrances indicibles d’une hémorragie interne. Il était papa d’une petite fille de 3 ans. Vicente se suicida à quelques jours de l’anniversaire de Lélia, qui allait avoir cet âge-là.
— Vicente a fait une overdose sur le trottoir, en bas de chez sa mère. C’est la concierge qui l’a retrouvé.
— Donc elle a appelé la police…
— Exactement. Et la police a consigné l’événement dans un cahier, que j’ai retrouvé. C’est un vieux cahier au papier jauni, avec des lignes horizontales. Les pages sont constituées de cinq colonnes à remplir. « Numéros, Dates et Direction, États civils, Résumé de l’affaire. » Sur la page qui concerne mon père, il est essentiellement question de vols. Au milieu, il y a sa mort. Toutes les affaires sont écrites avec la même plume, à l’encre noire. Sauf celle qui concerne Vicente. Pourquoi ? Le policier a utilisé une encre bleu ciel, très claire, presque effacée avec le temps. Il a écrit : « Enquête au sujet du décès du sieur Picabia Laurent Vincent. » Étrange formulation. Il a francisé les noms, Lorenzo est devenu Laurent et Vicente est devenu Vincent.
— Ce policier devait aimer les formulations anciennes car ce « sieur » est un peu anachronique.
— « Survenu le 14 décembre vers 1 h du matin dans son lit », écrit-il. Cette information est fausse, je le sais. Vicente est mort dans la rue, sur le trottoir, raison pour laquelle, d’ailleurs, la police va enquêter. Ceci sera confirmé par le registre de l’Institut médico-légal que j’ai pu consulter.
— Pourquoi le policier ment-il ?
— Ce qui s’est passé, c’est que la concierge a appelé la police quand elle a vu un cadavre dans la rue. Et puis en reconnaissant Vicente, elle a réveillé Gabriële, pour lui dire que son fils était mort. Gabriële a demandé à ce qu’on ne laisse pas son fils gisant sur le trottoir et qu’on le monte dans son lit… d’où la confusion. Ensuite le policier pose une série de questions : « Stupéfiant ? Abus d’alcool ? Alcool toxique ? À l’IML 1 rap. médico légal du docteur Frizac. » C’est comme ça que j’ai compris qu’il y avait eu un rapport médico-légal.
J’y ai appris trois choses sur mon père. Que la cause présumée de sa mort était le suicide. Que son cadavre avait été retrouvé dans la rue en bas de chez Gabriële. Et qu’en ce mois de décembre 1947, au beau milieu de la nuit, il n’avait aux pieds qu’une paire de sandales.
— Tu ne t’es jamais posé de questions sur tes origines ?
— Non. Bizarrement jamais. Je ressemble tellement à Vicente, il n’y a pas vraiment de doute possible. Je suis son portrait craché. Mais une nuit, pour emmerder Yves et Myriam, je leur ai posé la question.
— Quelle question ?
— Je leur ai demandé de qui j’étais la fille, pardi !
— Pourquoi ?
— À ton avis ? Pour faire parler ma mère… Myriam ne disait jamais rien. Elle ne racontait jamais rien. J’en ai eu marre. Tu comprends ? Marre. J’avais envie qu’elle me parle de mon père. Alors je suis allée la chercher. Pour la faire sortir de son silence, il fallait que je tape fort. Nous étions à Céreste, c’étaient les grandes vacances. J’ai provoqué ma mère et Yves en début de soirée. Et Yves l’a très mal vécu. Ce fut une nuit terrible entre nous, orageuse.
— Est-ce qu’il se sentait responsable de la mort de ton père ?
— Le pauvre, j’espère aujourd’hui que non. Mais peut-être à l’époque avait-il ce sentiment ? Quoi qu’il en soit, le lendemain matin, j’ai fait mes bagages, avec ton père qui était avec moi, nous sommes rentrés à Paris.
— Nous n’étions pas nées à ce moment-là ?
— Si, si. Je suis partie avec vous… Et trois jours plus tard, j’ai reçu une lettre.
— C’est cette lettre que tu voulais obtenir ?
— Tout à fait. À cette époque-là, je ne savais rien sur mon père, ni sur la vie de Myriam pendant la guerre. Elle n’en parlait jamais. J’avais tellement soif de dates, de lieux, de mots et de noms. Avec ma question, je l’ai obligée à me donner des informations.
— Tu me la montres ?
— Oui, elle est rangée dans mes archives, je vais la chercher.
Jeudi 16 heures
Ma Lélia, cher Pierre,
La question de Lélia sur ses origines, posée à une heure bien indue, nous a bouleversés, Yves et moi, alors qu’à un autre moment, tout aurait pu se passer calmement. Yves est un être trop sensible (il a payé fort cher sa sensibilité) pour qu’on l’aborde d’une façon trop abrupte. Ceci dit, je réponds volontiers à l’essentiel de ta question.
Au mois de juin 43, Jean Sidoine, l’ami du père aubergiste François Morenas, nous a demandé si nous voulions héberger dans le cabanon qui se trouvait derrière notre maison un de ses cousins. Yves est donc venu habiter avec nous.
C’est donc en 43 que nous étions sur le plateau. Stalingrad avait éveillé des étincelles d’espoir, mais les nazis devenaient de plus en plus agressifs. Sur ce plateau idyllique, nous étions malgré tout à la merci d’une délation. Aussi Vicente et moi avons pris la décision de quitter le plateau en décembre 1943 pour regagner la rue de Vaugirard (louée sous un faux nom). Grâce aux faux papiers de Jean Sidoine. Lélia tu as donc été conçue à Paris, au mois de mars 1944, et non lors de notre vie sur le plateau en 1943.
À Paris, pendant cette période, à compter du 1er avril 1944, Vicente et moi nous sommes engagés dans un réseau où j’étais aux chiffres, c’est-à-dire au codage et décodage des messages. Agent P2 matricule 5943, permanente du réseau, avec le statut de militaire combattant. Je m’appelais Monique et j’étais « fille du calvaire ». Vicente était sous-lieutenant, matricule 6427, également P2, sa fonction était celle de Chiffre CDC (Chef du centre de chiffrage). Il s’appelait Richelieu et était « pianiste ». Nous avons été tous les deux démobilisés le 30 septembre 44, deux mois avant ta naissance.
Je tiens à te dire que si les événements du 1er trimestre 44 n’avaient pas été à l’avantage des alliés, et malgré le danger quotidien des fusillades dans les rues, des rafles dans le métro, de l’éventualité pour nous qui étions dans un réseau d’une arrestation par la Gestapo, aussi bien pour Vicente que pour moi, nous n’aurions pas conçu et laissé vivre un enfant auquel le débarquement de juin 44 et la libération de Paris ont sauvé la vie. C’est donc avec de vrais papiers d’identité que Vicente est allé le jeudi 21 décembre 44 déclarer sa fille à la mairie du 6e.
— Et qu’est-ce qui s’est passé, après ta naissance ?
— Mon père a disparu pendant trois jours en sortant de la mairie. Au lieu de rentrer rue de Vaugirard, il s’est évaporé dans la nature.
— Personne ne savait où il était allé ?
— Non. Personne. Il devait être dans un drôle d’état parce qu’il a déclaré n’importe quoi à la mairie. Sur mon certificat de naissance, tout est faux, les dates, les lieux. Il avait tout inventé.
— Tu crois qu’il était défoncé ?
— Peut-être… ou alors c’était un réflexe de la Résistance… je ne sais pas. En tout cas je peux te dire que cela m’a posé beaucoup de problèmes par la suite, quand je suis devenue fonctionnaire. Je suis même passée devant un juge de première instance à la mairie du 6e. Je peux te dire que, sous Pasqua à l’Intérieur, les fonctionnaires devaient être « français-français » – et ce n’était pas le cas pour moi. Quand j’ai dû refaire mes papiers d’identité, sous Sarkozy cette fois-ci, parce qu’on m’avait tout volé, carte, passeport, permis de conduire… cela a été toute une affaire aussi. Un employé de l’administration m’a expliqué que je devais prouver que j’étais française. « Mais comment voulez-vous que je le prouve, puisqu’on m’a volé tous mes papiers ? — Prouvez que vos parents le sont. » Ma mère étant née à l’étranger, mon père ayant un nom espagnol et mon certificat de naissance étant faux, j’étais très suspecte. Et là je me suis dit, merde, ça recommence.
— Maman, qu’est-ce qu’il advient de toi, après la mort de ton père ?
— C’est à ce moment-là que je suis envoyée à Céreste, dans la famille d’Yves.
Après deux années passées en Allemagne, Myriam rentre en France. Yves prend la place de Vicente dans son lit et l’encourage à passer les concours pour devenir professeure. Pour qu’elle puisse se concentrer, il installe Lélia chez une veuve de la Grande Guerre, Henriette Avon, dans le bastion des Sidoine. Désormais, Yves sera toujours là pour aider Myriam et la soulager. Envers et contre tout.
Henriette hésite avant de prendre cette nouvelle pensionnaire, parce que les enfants finissent par coûter plus qu’ils ne rapportent – à cause du linge qu’il faut laver plus souvent que de raison, à cause de la vaisselle cassée, et du pain qu’ils chapardent dans les placards. Mais cette petite enfant brune collée à sa mère, comme un chien qui sent que son maître cherche à s’en débarrasser, lui fait pitié.
Henriette est pauvre, très pauvre même – et ses pensionnaires sont encore plus pauvres qu’elle. Avec Lélia, il y a Jeanne. On dit qu’elle est centenaire parce que personne ne se souvient de quand elle est née. Son petit corps cuirassé ressemble à un homard. Elle est aveugle mais ses doigts font encore des merveilles. Il suffit de la poser dans un coin, un torchon plein de petits pois ou de lentilles sur les genoux, et les mains de Jeanne s’agitent dans l’air pour écosser, trier, décortiquer, éplucher, comme si les prunelles de ses yeux vides étaient descendues dans la pulpe de ses doigts. Mais Jeanne fait peur à Lélia, elle sent la pisse, si fort que la petite déguerpit dès que possible.
Jeanne ne se lave jamais. En revanche, Henriette est intraitable sur la propreté de Lélia. Pour lui laver les cheveux, elle l’installe sur un petit tabouret devant l’évier, un gant sur les yeux et une serviette autour du cou. Henriette vide un berlingot Dop de couleur vanille sur le crâne de Lélia. Le shampoing coûte cher mais Henriette ne lésine pas. Elle verse à petites doses successives de l’eau tiédie d’un broc, qui coule goutte à goutte, de la nuque le long des oreilles, en faisant frissonner la fillette.
À l’école de Céreste, Lélia apprend à lire, écrire et compter. La directrice de l’école remarque ses capacités, bien au-dessus des autres enfants de son âge. Elle prévient Henriette que les parents de Lélia devront envisager de lui faire faire des études supérieures. Pour Henriette, c’est comme si on lui disait qu’un jour, la petite ira sur la lune.
Céreste devient le village de Lélia, comme Riga avait été pour Myriam le paysage inattendu de son enfance. Elle connaît tous les habitants, leurs habitudes et leur caractère, elle apprend aussi chaque pierre, chaque recoin, le chemin de la Croix, qui est la limite au-delà de laquelle les enfants n’ont pas le droit de s’aventurer, les chemins de la Gardette, la colline sur laquelle est bâti le château d’eau du village. Un géant capricieux, qui prive parfois le village de son eau, plusieurs jours de suite.
La maison d’Henriette fait presque le coin entre la rue de Bourgade et la traverse qui dégringole vers le Cours. La pente est si raide que Lélia finit toujours par la dévaler en courant. La maison juste à l’angle, mitoyenne de celle d’Henriette, est habitée par deux garnements, Louis et Robert, qui s’amusent à coincer la petite Lélia contre un mur avant de détaler.
Lélia, petite tête de noiraude, devient une véritable enfant du pays. Son jour préféré, c’est le mardi gras, elle se déguise comme tous les gamins de Céreste en caraque – un mot provençal pour désigner les gitans et les bohémiens. Les enfants se regroupent sur la place du village, une flopée de rats des champs, habillés de hardes, le visage noirci par un bouchon de liège brûlé et ils vont par les rues, portant un panier à salade, de maison en maison, réclamant un œuf ou encore de la farine. Le soir, ils suivent la charrette du Caramantran, un grand épouvantail de toutes les couleurs qui sera jugé et brûlé sur la place du village. Les plus petits hurlent à s’égosiller et lui jettent des pierres. Les enfants jubilent devant le sacrifice.
— Autrefois, les jeunes faisaient la danse des Bouffets à la fin du carême… c’était autrefois, racontent les anciens du village.
Les jours de procession religieuse, le curé est suivi de la bannière, puis viennent les enfants de chœur, et enfin les fillettes toutes de blanc vêtues. Elles portent des corbeilles de fleurs, soutenues par un long ruban blanc, rose ou bleu pâle.
La première fois que Lélia intègre leur rang, Henriette entend les commentaires des autres femmes :
— La petite Juive, elle ne devrait pas suivre la procession.
Henriette se fâche. Elle défend Lélia comme si c’était sa propre fille et, les fois suivantes, les femmes se gardent bien de faire les mauvaises langues.
Mais cet événement tourmente Henriette, qui se demande ce que Dieu pense de la présence de Lélia parmi les baptisées.
Dans l’église, la statue de la Vierge Marie intéresse Lélia, son beau regard perdu, ses mains jointes en une prière éternelle, sa tunique azur en plis drapés, serrée à la taille par une ceinture blanche. Lélia a observé que, devant elle, les gens se signent en faisant la révérence. Lélia les imite et fait le geste de la croix. Mais Henriette lui explique :
— Non, pas toi.
Lélia ne cherche pas à savoir pourquoi.
Un jour, elle reçoit un jet de pierre qui manque de lui crever un œil.
— Sale Juive, entend-elle dans la cour de l’école.
Lélia comprend tout de suite que ce mot la désigne, sans savoir ce qu’il signifie vraiment. En rentrant chez Henriette, elle ne lui raconte pas l’incident qui a eu lieu. Lélia voudrait se confier à quelqu’un, mais qui pourrait la renseigner sur la signification de ce mot qui vient d’entrer dans sa vie ? Personne.
Ma mère apprend donc qu’elle est juive ce jour-là, l’année 1950, dans la cour de l’école. Voilà. C’est comme ça que c’est arrivé. Brutalement et sans explication. La pierre qu’elle avait reçue ressemble à celle que Myriam avait reçue, au même âge, par des petits enfants polonais de Lodz, lorsqu’elle était allée pour la première fois rencontrer ses cousins.
L’année 1925, ce n’était pas si loin de l’année 1950.
Pour les enfants de Céreste, comme pour ceux de Lodz, comme aussi pour ceux de Paris en 2019, ce n’était pas plus qu’une boutade. Une insulte comme une autre, qu’on crie dans les cours de récréation. Mais pour Myriam, Lélia, et Clara, ce fut à chaque fois une interrogation.
Quand ma mère est devenue notre mère, elle n’a jamais prononcé le mot « juif » devant nous. Elle a omis d’en parler – non pas de façon consciente ni délibérée, non : je crois tout simplement qu’elle ne savait pas quoi en faire. Ni par où commencer. Comment tout expliquer ?
Mes sœurs et moi fûmes confrontées à cette même brutalité, le jour où le mur de notre maison fut tagué d’une croix gammée.
1985, ce n’était pas si loin de l’année 1950.
Et je me rends compte aujourd’hui que j’avais l’âge de ma mère, le même âge que ma grand-mère, au moment où elles avaient reçu les insultes et les jets de pierres. L’âge de ma fille quand, dans une cour de récréation, on lui avait dit qu’on n’aimait pas les Juifs dans sa famille.
Il y avait ce constat que quelque chose se répétait.
Mais que faire de ce constat ? Comment ne pas tomber dans des conclusions hâtives et approximatives ? Je ne me sentais pas capable de répondre.
Il fallait extraire quelque chose de toutes ces vies vécues. Mais quoi ? Témoigner. Interroger ce mot dont la définition s’échappait sans cesse.
— Qu’est-ce qu’être juif ?
Peut-être que la réponse était contenue dans la question :
— Se demander qu’est-ce qu’être juif ?
Après avoir lu le livre que Georges m’avait donné, Enfants de survivants de Nathalie Zajde, j’ai découvert tout ce que j’aurais pu dire à Déborah lors du dîner de Pessah. Les réponses arrivaient seulement avec quelques semaines de retard. Déborah, je ne sais pas ce que veut dire « être vraiment juif » ou « ne l’être pas vraiment ». Je peux simplement t’apprendre que je suis une enfant de survivant. C’est-à-dire, quelqu’un qui ne connaît pas les gestes du Seder mais dont la famille est morte dans des chambres à gaz. Quelqu’un qui fait les mêmes cauchemars que sa mère et cherche sa place parmi les vivants. Quelqu’un dont le corps est la tombe de ceux qui n’ont pu trouver leur sépulture. Déborah, tu affirmes que je suis juive quand ça m’arrange. Lorsque ma fille est née, que je l’ai prise dans mes bras à la maternité, tu sais à quoi j’ai pensé ? La première image qui m’a traversée ? L’image des mères qui allaitaient quand on les a envoyées dans les chambres à gaz. Alors voilà, cela m’arrangerait de ne pas penser à Auschwitz, tous les jours. Cela m’arrangerait que les choses soient autrement. Cela m’arrangerait de ne pas avoir peur de l’administration, peur du gaz, peur de perdre mes papiers, peur des endroits clos, peur de la morsure des chiens, peur de passer des frontières, peur de prendre des avions, peur des foules et de l’exaltation de la virilité, peur des hommes quand ils sont en bande, peur qu’on me prenne mes enfants, peur des gens qui obéissent, peur de l’uniforme, peur d’arriver en retard, peur de me faire attraper par la police, peur quand je dois refaire mes papiers… peur de dire que je suis juive. Et cela, tout le temps. Pas « quand ça m’arrange ». J’ai, inscrit dans mes cellules, le souvenir d’une expérience de danger si violente, qu’il me semble parfois l’avoir vraiment vécue ou devoir la revivre. La mort me semble toujours imminente. J’ai le sentiment d’être une proie. Je me sens souvent soumise à une forme d’anéantissement. Je cherche dans les livres d’Histoire celle qu’on ne m’a pas racontée. Je veux lire, encore et toujours. Ma soif de connaissance n’est jamais étanchée. Je me sens parfois une étrangère. Je vois des obstacles là où d’autres n’en voient pas. Je n’arrive pas à faire coïncider l’idée de ma famille avec cette référence mythologique qu’est le génocide. Et cette difficulté me constitue tout entière. Cette chose me définit. Pendant presque quarante ans, j’ai cherché à tracer un dessin qui puisse me ressembler, sans y parvenir. Mais aujourd’hui je peux relier tous les points entre eux, pour voir apparaître, parmi la constellation des fragments éparpillés sur la page, une silhouette dans laquelle je me reconnais enfin : je suis fille et petite-fille de survivants.
Lélia m’a tendu l’enveloppe qu’elle avait reçue, envoyée depuis la mairie des Forges. À l’intérieur, un courrier lui était adressé.
— Je peux ? ai-je demandé.
— Oui, oui, lis-la, s’est empressée de dire Lélia.
Je me suis plongée dans le courrier, un grand carton en bristol blanc, recouvert d’une jolie écriture, appliquée.
Chère Madame,
Suite à votre venue à la mairie des Forges, j’ai cherché dans les archives la lettre que je vous avais mentionnée : la demande pour que le nom des quatre membres de la famille Rabinovitch déportés à Auschwitz soient inscrits sur le monument aux morts des Forges.
Je n’ai rien trouvé dans les archives de la mairie.
En revanche, j’ai retrouvé cette enveloppe qui pourrait vous intéresser. C’était à la mairie, rangé dans une chemise cartonnée. Je ne l’ai pas ouverte, je vous la confie telle quelle.
Amicalement,
Josyane
Lélia m’a montré sur son bureau une enveloppe scellée, on pouvait y lire l’inscription « CARNETS NOÉMIE ».
J’ai tout de suite compris de quoi il s’agissait. Personne n’y avait touché depuis l’année 1942.
— Anne, je suis trop émue pour l’ouvrir.
— Tu veux que je le fasse ?
Lélia a fait oui de la tête. J’ai pris une grande inspiration et mes mains se sont mises à trembler en décachetant l’enveloppe. Quelque chose a parcouru la pièce, un souffle électrique que nous avons ressenti Lélia et moi. J’ai sorti deux carnets, entièrement noircis de l’écriture manuscrite de Noémie. Les pages étaient remplies, sans laisser une seule ligne d’espace. J’ai ouvert le premier carnet, qui débutait par une date, surlignée.
J’ai commencé à lire pour ma mère, à haute voix.
Le 4 septembre 1939
C’est l’anniversaire de maman. Il y a 25 ans, à l’autre, « l’avant-dernière » c’était l’anniversaire de oncle Vitek. Nous habitons les Forges. Nous changeons notre villégiature en séjour constant. Il m’a fallu deux jours pour réaliser ce que c’est que la guerre. À quoi la reconnaître lorsqu’on regarde dehors le ciel pur. Arbres. Verdure. Fleurs. Pourtant elles tombent déjà fauchées sinistrement les belles vies humaines. Mais le moral est bon. On doit pouvoir tenir et l’on tiendra. Pour nous, le changement même a son pittoresque. Mot cynique mais vrai pourtant. Notre vie physique n’est pas changée, nos gestes restent les mêmes. Mais tout est différent autour de nous. Notre vie elle-même est désaxée. Il faut du temps pour s’y faire. Pour se modifier. Le tout c’est de sortir de cette métamorphose fort et courageux. Aujourd’hui Londres a été bombardée pendant deux heures. Un navire passager a été coulé. Les temps barbares de la civilisation. Éclairs sinistres et illumination du ciel dans la direction de Paris. Nous sortons pour les voir avec la même idée. On s’accoutume à ce fait que l’on est en temps de guerre. Cauchemar des nuits. Lorsque je me réveille la première chose que je me rappelle c’est qu’on est en train de se battre. Que les hommes meurent dans les champs, que des femmes et des enfants tombent dans les rues bombardées des villes.
Le 5
Nous attendons 5 h Lemain. Pas de nouvelles de quoi que ce soit. Il paraît que, on dit que. Pas de lettre de la comtesse. Hitler est fou. N’a-t-il pas proposé à Sir Nevile Henderson un partage « équitable » de l’Europe entre l’Allemagne et l’Angleterre ? Et encore on voyait à ses paroles qu’il se sacrifiait. Les Anglais bombardent l’Allemagne (?) Ils lancent des tracts. Les Musiciens do ré mi fa sol trombone de Myriam. On lit Pierre Legrand. Peut-être que nous pourrons bientôt aller en Russie et connaître enfin tous nos parents. On facilite vraiment la tâche de ceux qui suivront. 150 anniversaires de la révolution, la guerre libératrice des peuples a lieu. Pourvu qu’elle ne dure pas trop. Il y a une chose dont je suis en train de me rendre compte c’est que tant que le combat n’est pas fini on n’a pas le droit de penser aux conséquences de la guerre sur sa vie et celle des autres (Myriam et le pessimisme).
Le 6
Temps splendide. Tricot. Lettre. Armoire peut-être. 5 h Lemain.
Le 9
Ce n’est quelquefois pas la peine d’écrire. Aujourd’hui mauvaise journée. Ce matin discussion polonaise. Chacun se rend compte de l’inutilité de certains arguments, mais on les met en avant pour se convaincre soi-même. Les Dan sont à Paris, ils vont arriver dans le courant de la semaine prochaine. Et dire que pendant que nous discutons froidement de l’utilité d’un bac de philo, de notre vie aux Forges, il y a des gens qui meurent. Sont-ils tous vivants les nôtres, de Lodz ? Cauchemar affreux. Oui, très mauvaise journée.
À l’évocation des gens de Lodz, Lélia m’a priée d’arrêter. C’était beaucoup pour elle. Je la sentais émue et perturbée.
— Ça va jusqu’où ? m’a-t-elle demandé.
Alors j’ai ouvert le deuxième carnet, lui aussi recouvert de notes. Mais j’ai compris rapidement que ce n’était pas la suite du journal de Noémie.
— Maman, ai-je dit… c’est…
En même temps que je parlais à Lélia, j’ai parcouru des yeux les pages.
— … un début de roman…
— Lis-le-moi, a demandé Lélia.
J’ai tourné les pages, le carnet contenait à la fois des notes, des plans de chapitres, des passages rédigés. Tout était mélangé. Je reconnaissais bien le parcours mental du romancier qui tâtonne, cherche, a besoin de coucher des idées sur le papier et de raconter certains passages qui lui viennent à l’esprit, dans le désordre.
Et puis. J’ai lu quelque chose qui m’a arrêtée. J’ai eu du mal à y croire. Et j’ai fermé le carnet, incapable de parler.
— Que se passe-t-il ? m’a demandé Lélia.
Mais je ne réussissais pas à lui répondre.
— Maman… tu n’avais jamais ouvert cette enveloppe ? Tu es sûre ?
— Jamais. Pourquoi ?
Je n’ai pas réussi à en dire davantage. Ma tête s’est mise à tourner. J’ai simplement lu à Lélia la première page du roman.
Évreux était couvert de buée par ce matin de fin septembre. Une buée froide annonçait l’hiver. Mais la journée allait être belle, l’air était pur et le ciel sans nuage.
Anne passait du temps à flâner par la ville, à aller attendre la sortie du collège de jeunes filles pour bavarder. Et puis, pour aller au collège, on passait devant la caserne et l’hôtel de Normandie où logeaient des officiers anglais.
Anne posa son cahier de musique et elle se mit à regarder les tomates, les choux et les poires. De l’autre côté, une rue de petites maisons basses et cinq paires de chaussettes noires qui séchaient en travers.
— Il paraît, dit Anne en écoutant la ville, que les premiers convois d’Anglais arriveront demain. Il y a déjà un petit état-major au Grand Cerf. Ils sont très chics tu sais.
L’héroïne du roman de Noémie s’appelait Anne.
Nous avions rendez-vous avec Georges gare de Lyon, dans cette gare qui est toujours une promesse de soleil et de vacances d’été. Je me suis arrêtée à la pharmacie acheter un test de grossesse, mais je ne l’ai pas dit à Georges. Dans le train, il m’a expliqué le programme du week-end, qui était chargé. Une voiture louée nous attendait à la gare d’Avignon, puis nous devions déposer nos affaires dans un hôtel à Bonnieux, avant de redescendre vers une chapelle, où une étudiante en histoire de l’art devait nous faire la présentation des œuvres de Louise Bourgeois qui y étaient exposées.
C’est pour Louise Bourgeois qu’il avait choisi Bonnieux afin de fêter mes 40 ans. Après la visite guidée, nous irions déjeuner dans un restaurant sur les hauteurs du village, avec une vue panoramique. Et, pour le dessert, nous ferions une promenade dans les vignes ainsi qu’une dégustation de vin.
— Ensuite, il y aura des surprises.
— Mais je n’aime pas les surprises… ça m’angoisse, les surprises.
— Bon. Le gâteau et les bougies arriveront donc, par surprise, au milieu des vignes et de la dégustation de vin.
Ce week-end d’anniversaire commençait très bien, j’étais heureuse d’être avec Georges, heureuse de prendre un train pour le sud de la France. J’avais la certitude que j’étais enceinte, je reconnaissais en moi les signes du corps, mais je voulais attendre le retour à Paris pour faire le test dans les toilettes du train. Si le test se révélait positif, la nouvelle rendrait notre dimanche soir très joyeux. Et, dans le cas contraire, notre week-end ne serait pas teinté de déception. La voiture de location nous attendait à la gare, nous avons pris la direction de Bonnieux, Georges s’est mis au volant et j’ai sorti mes lunettes de soleil pour regarder le paysage. Pour la première fois depuis longtemps, je ne pensais à rien d’autre qu’à être là, avec un homme, me projeter dans une vie à ses côtés, imaginer quels parents nous pourrions devenir. Mais une vision m’a interpellée. J’ai demandé à Georges d’arrêter la voiture et de revenir en arrière. Je voulais revoir l’usine de fabrication des fruits confits, sur la route d’Apt, que nous venions de dépasser. Cette façade ocre, avec des arcades à la romaine, m’était très familière.
— Georges, je suis déjà passée devant cet endroit des dizaines de fois.
Ensuite tout me fut familier. Apt, Cavaillon, L’Isle-sur-la-Sorgue, Roussillon. Ces villages surgissaient de mon passé, tous ces noms étaient ceux de mes vacances d’enfant, chez ma grand-mère. Je me suis souvenue alors que Bonnieux, où Georges avait réservé l’hôtel, était un village où j’allais avec Myriam.
— Mais je connais très bien Bonnieux ! Ma grand-mère avait une amie qui habitait là, et dont le petit-fils avait mon âge.
Tout m’est revenu soudain, le petit-fils s’appelait Mathieu, il avait une piscine et il savait nager. Mais pas moi.
— J’avais honte parce que je devais porter des brassards autour des bras. Ensuite j’ai demandé à mes parents de m’apprendre à nager…
En regardant par la fenêtre de la voiture je scrutais chaque maison, chaque façade de commerce, comme on essaye de retrouver chez un vieillard les traits du jeune homme d’autrefois. Tout cela était si étrange. J’ai sorti mon téléphone pour me plonger dans la carte de la région.
— Qu’est-ce que tu regardes ? m’a demandé Georges.
— Nous sommes à trente kilomètres de Céreste, le village de ma grand-mère.
Le village où Myriam avait mis Lélia en nourrice, où elle s’était installée après la guerre, pour se marier avec Yves Bouveris. Céreste, le village de mes vacances de petite fille.
— Je n’y suis pas retournée depuis la mort de ma grand-mère. Cela fait vingt-cinq ans.
En arrivant devant l’hôtel, j’ai regardé Georges en souriant :
— Tu sais ce qui me ferait plaisir ? Que nous allions nous promener à Céreste, j’aimerais retrouver le cabanon où vivait ma grand-mère.
Georges a ri parce qu’il avait passé beaucoup de temps à organiser cette journée particulière. Mais il a accepté de bonne grâce et j’ai fouillé dans mon sac pour en sortir mon carnet, que j’emportais partout.
— Qu’est-ce que c’est ? m’a demandé George.
— C’est le carnet où je note tous les détails qui me servent pour mon enquête. Il y a des gens au village, qui ont connu Myriam, et que je pourrais rencontrer…
— Allons-y, a dit Georges avec enthousiasme.
Nous avons tout de suite repris la voiture pour nous mettre en chemin. Georges m’a alors demandé de lui parler de Myriam, de sa vie, de mes souvenirs avec elle.
— Pendant très longtemps, je dirais jusqu’à mes 11 ans, je pensais que mes ancêtres étaient provençaux.
— Je ne te crois pas, a dit Georges en riant.
— Mais bien sûr ! Je pensais que Myriam était née en France, dans ce village que traversait la voie Domitienne, où nous la retrouvions pour les vacances. Je pensais aussi qu’Yves était mon grand-père.
— Tu ne connaissais pas l’existence de Vicente ?
— Non. Comment te dire… tout était confus… Ma mère… ne disait pas : « Yves est ton grand-père. » Mais elle ne m’informait pas qu’il ne l’était pas. Tu comprends ? Je me souviens très bien, enfant, lorsqu’on me demandait d’où venaient mes parents, je répondais : « De Bretagne du côté de mon père, de Provence du côté de ma mère. » J’étais moitié bretonne, moitié provençale. La vie était ainsi faite. Myriam n’évoquait jamais de souvenirs qui auraient pu contrarier cette logique. Jamais elle ne disait « autrefois en Russie », ni « quand je passais mes vacances en Pologne », ni « lorsque j’étais enfant en Lettonie », ni « chez mes grands-parents en Palestine ». Nous ne savions pas qu’elle avait vécu dans tous ces endroits.
Lorsque Myriam nous montrait comment écosser les pois pour la soupe au pistou, comment fabriquer des bouteilles de lavande avec un ruban de dimanche, lorsqu’elle nous apprenait à faire sécher le tilleul sur les draps pour les infusions du soir, à faire macérer les noyaux de cerises pour le ratafia, à frire des beignets avec des fleurs de courgette, je pensais que nous apprenions les recettes de notre famille. De même, lorsqu’elle nous apprenait à entrouvrir les volets pour enfermer la fraîcheur, à consacrer certaines heures au travail, d’autres à la sieste, je pensais que nous perpétuions des gestes appris de nos ancêtres. Et bien que je sache aujourd’hui que mon sang ne vient pas de là, je demeure attachée aux cailloux pointus des chemins, à la dureté de cette chaleur qu’il faut apprendre à affronter.
Myriam était une graine que le vent avait poussée le long de continents entiers et qui avait fini par se planter ici, sur ce petit bout de terre inhabité. Et puis elle y était restée jusqu’à la fin de sa vie, le temps s’était arrêté.
Elle avait enfin pu s’enraciner quelque part, sur cette colline un peu hostile qui lui rappelait peut-être le sol rocailleux et la chaleur de Migdal, ce moment de l’enfance en Palestine où, dans la propriété de ses grands-parents, pour une fois, elle n’était pas poursuivie.
Les moments que j’ai passés avec ma grand-mère Myriam se déroulent tous ici, dans le sud de la France. C’est là, entre Apt et Avignon, dans les collines du Luberon, que j’ai fréquenté cette femme dont je porte le nom caché.
Myriam était un être qui avait besoin de mettre de la distance entre elle et les autres. Elle n’avait pas envie qu’on s’approche de trop près. Je me souviens que parfois, elle nous observait avec un trouble dans le regard. Je suis sûre aujourd’hui de ne pas me tromper si j’affirme que c’étaient nos visages qui en étaient la cause. Soudain, une ressemblance avec ceux d’avant, une façon de rire, de répondre, cela devait la faire souffrir.
Parfois j’avais l’impression qu’elle vivait avec nous comme avec une famille d’accueil.
Elle était heureuse de partager un moment chaleureux, un repas en notre compagnie – mais au fond, elle attendait de retrouver les siens.
Pour moi il est difficile de faire le lien entre Mirotchka, fille des Rabinovitch, et Myriam Bouveris, ma grand-mère avec laquelle je passais les étés, entre les monts du Vaucluse et la chaîne du Luberon.
Ce n’est pas simple de relier toutes les parties entre elles. J’ai du mal à maintenir ensemble toutes les époques de l’histoire. Cette famille, c’est comme un bouquet trop grand que je n’arrive pas à tenir fermement dans mes mains.
— Je voudrais aller revoir le cabanon de mon enfance. Il faut prendre par les collines, derrière le village.
— Allons-y, dit Georges.
En arrivant au bout du chemin, je me suis souvenue de Myriam, la noirceur de sa peau de vieux cuir tanné par le soleil, je l’ai revue marchant au milieu des cailloux, malgré la sécheresse, parmi les succulentes.
— Voilà, dis-je à Georges. Tu vois ce cabanon ? C’est là que Myriam a vécu après la guerre, avec Yves.
— Cela devait leur rappeler la maison du pendu !
— Sans doute, oui. C’est là que j’ai passé tous les étés avec elle.
C’était une bâtisse faite de briques, de tuiles et de béton, sans salle de bains ni toilettes – avec une cuisine d’été à l’extérieur. Nous vivions tous ensemble dans cet endroit, dès le début du mois de juillet, au ralenti, à cause de la chaleur qui pétrifie les êtres autant que les animaux, qui les transforme tous en statues de sel. Myriam avait recréé une vie qui ressemblait sans doute à ce qu’elle avait connu dans la datcha de son père en Lettonie et dans la ferme agricole de ses grands-parents. Ma mère portait les cheveux longs et mon père aussi, nous nous lavions dans une bassine en plastique jaune, pour les toilettes, il fallait aller dans la forêt, je m’accroupissais derrière une grosse pierre recouverte de mousse, et je regardais, fascinée, ma pisse chaude faire une rivière dans les feuilles, affoler les bêtes sur son passage, et emporter, telle la lave d’un volcan, les punaises et les fourmis.
Pendant longtemps, j’ai pensé que tous les enfants dormaient dans une grande cabane avec les membres de leur famille pour les vacances, faisant la sieste sur des matelas et leurs besoins dans la forêt.
Myriam nous apprenait à faire de la confiture, du miel, des conserves de fruits au sirop, comment entretenir le potager et le verger, avec l’arbre à coings, l’abricotier et le cerisier. Une fois dans le mois, le distillateur venait pour fabriquer les eaux-de-vie avec nos restes de fruits. Nous faisions des herbiers, des spectacles, des jeux de cartes. Nous faisions des bruits de trompette avec des brins d’herbe que Myriam nous apprenait à tendre entre nos doigts, il fallait les choisir à la fois larges et solides pour que le son résonne bien. Nous faisions aussi des bougies avec des oranges, en faisant une mèche avec la tige dans l’écorce vidée du fruit. Il fallait rajouter de l’huile d’olive. De temps en temps nous allions au village, acheter des saucisses pour les grillades, des côtelettes, de la farce pour les tomates ou des alouettes sans tête. Il fallait traverser la forêt, une longue marche sous le soleil, dans les éclats argentins des feuilles de chêne-liège. Nous, les enfants, savions marcher sur ces sentiers, pieds nus et sans douleur. Nous savions reconnaître, parmi les cailloux du chemin, ceux qui ne font pas mal, mais aussi les pierres fossiles en forme de coquillages et les dents de requin. Nous savions affronter la chaleur, la vaincre comme on gagne une bataille contre un terrible ennemi, si terrifiant qu’il fige tout sur son passage. La victoire était toujours sublime lorsque la fraîcheur arrivait pour nous sauver à la tombée de la nuit, une brise caressait nos fronts comme un gant mouillé apaise la fièvre. Myriam nous emmenait alors nourrir le renard qui vivait dans la colline.
— Les renards sont gentils, nous disait-elle.
Elle ajoutait que le renard était son ami, ainsi que les abeilles. Et nous pensions vraiment qu’elle entretenait des conversations secrètes.
Les vacances passaient vite, comme un rêve d’enfant, avec mon oncle, ma tante et toute la bande des cousins. Myriam avait appelé les enfants qu’elle avait eus avec Yves : Jacques et Nicole.
Nicole était devenue ingénieur agronome.
Jacques guide de montagne et poète. Il avait aussi été longtemps professeur d’histoire.
Ils avaient chacun traversé un événement tragique à l’adolescence. Jacques à l’âge de 17 ans. Nicole à 19 ans. Personne n’avait fait le lien. À cause du silence. Et parce que, dans cette famille, on ne croyait pas en la psychanalyse.
Mon oncle Jacques, que j’adorais, m’avait trouvé un surnom. Il m’appelait Nono. Ce surnom me plaisait. C’était celui d’un petit robot dans un dessin animé.
Peu à peu, Myriam a perdu la mémoire, elle s’est mise à faire des choses étranges. Un matin, très tôt, elle est venue me réveiller dans mon lit. Elle semblait inquiète, perturbée.
— Prends tes valises, on doit partir, m’a-t-elle dit.
Ensuite elle m’a fait un reproche à propos des lacets de mes chaussures. Je ne me souviens plus si le problème venait du fait que mes lacets étaient faits, ou au contraire défaits. Mais elle semblait très en colère. Machinalement je l’ai suivie, et elle est simplement allée se recoucher.
Au bout d’un certain temps, elle a commencé à entendre des voix qui lui parlaient dans la colline. Des objets, des visages, des souvenirs oubliés lui revenaient. Mais parallèlement à ces souvenirs lointains, imperceptibles, son élocution et même son écriture devenaient malhabiles. Malgré tout, elle continuait d’écrire. Toujours écrire. Elle a presque tout jeté, brûlé. Nous n’avons retrouvé que quelques pages dans son bureau.
Arrivée à une période difficile je suis trempée dans un malaise bizarre.
Très attachée à la nature, aux plantes, je trouve certains personnages de mon environnement fort désagréables.
Je coupe sèchement, il me semble qu’un malentendu est là.
Assise près du platane et du tilleul qui deviennent de plus en plus agréables. Je me retrouve non pas endormie mais rêveuse et j’espère que peu à peu ma tête finira par se lasser d’une foule de stupidités. Et je suis certaine de la splendeur de notre bois, de notre réussite dans cet espace ; il faut avouer aussi que malgré tout je retourne à Nice pour quelques mois d’hiver.
C’est là que un à part je retrouve encore la joie et l’amitié.
Jacques reviendra mercredi.
Les dernières années, il a fallu faire venir quelqu’un à Céreste pour s’occuper d’elle, car Myriam ne pouvait plus vivre toute seule. Il s’est alors produit un phénomène particulier : Myriam a oublié le français. Cette langue qu’elle avait apprise tardivement, à l’âge de 10 ans, s’effaça de sa mémoire. Elle ne parla plus que le russe. À mesure que son cerveau déclinait, elle retombait dans l’enfance de sa langue et je me souviens très bien de lettres que nous lui écrivions en alphabet cyrillique pour garder un contact avec elle. Lélia demandait un modèle à des amis russes, qu’ensuite nous nous appliquions à recopier. Toute la famille s’y mettait, nous dessinions les phrases sur la table de la salle à manger, c’était finalement assez joyeux, d’écrire dans la langue de nos ancêtres. Mais c’était très compliqué pour Myriam, qui d’une certaine manière, était redevenue une étrangère dans son propre pays.
Après avoir fait le tour du cabanon, Georges et moi sommes retournés à la voiture. Je lui ai avoué à ce moment-là que j’avais acheté un test de grossesse à la pharmacie.
— Je suis sûr que tu es enceinte, m’a dit Georges. Si c’est une fille on l’appellera Noémie. Et Jacques si c’est un garçon. Qu’en penses-tu ?
— Non. Nous lui donnerons un prénom qui n’appartient à personne.
Je regardais défiler les pages de mon carnet, persuadée que quelque chose allait en sortir. Si je me creusais bien la tête, j’allais avoir une bonne idée.
— Mireille ! ai-je dit. J’ai lu son livre ! Je crois qu’elle vit toujours là.
— Mireille ?
— Oui, oui ! La petite Mireille Sidoine ! La fille de Marcelle – qui fut élevée par René Char. Elle doit avoir 90 ans aujourd’hui. Je le sais car elle a écrit un livre de mémoires que j’ai lu il y a peu de temps. Et… et elle disait qu’elle habitait encore Céreste ! Elle a connu Myriam, elle a connu ma mère, c’est sûr. Je te rappelle que c’était une cousine d’Yves.
Pendant que je parlais, Georges regardait sur son téléphone le site des Pages blanches, avant d’affirmer :
— Oui, j’ai son adresse, on peut y aller si tu veux.
Je reconnaissais les ruelles de ce village que j’avais arpenté enfant, les maisons collées les unes aux autres, les tournants étroits comme des coudes, rien ne semblait avoir changé depuis trente ans. En face de chez Henriette, il y avait la maison de Mireille, la fille de Marcelle, la renarde des Feuillets d’Hypnos.
Nous avons donc sonné chez elle, sans avoir prévenu de notre visite. Au début je n’osais pas. Mais Georges a insisté.
— Qu’est-ce que tu as à perdre ? m’a-t-il demandé.
Un vieux monsieur a ouvert la fenêtre qui donne sur la rue, c’était le mari de Mireille. Je lui ai expliqué que j’étais la petite-fille de Myriam et que je cherchais des souvenirs. Il nous a dit d’attendre. Puis il a ouvert la porte, et très gentiment il a proposé qu’on vienne boire le sirop.
Mireille était là, dans le jardin derrière la maison, assise devant une table, habillée de noir, bien coiffée et apprêtée. 90 ans, peut-être davantage. Elle attendait, comme si nous avions eu rendez-vous.
— Approchez-vous, m’a-t-elle dit. Mes yeux sont presque aveugles. Il faut que vous veniez près de moi, que je puisse voir votre visage.
— Vous avez connu ma grand-mère Myriam ?
— Mais bien sûr. Je me souviens très bien d’elle. Et je me souviens aussi de ta mère qui était une petite fille. Comment s’appelle-t-elle déjà ? demanda Mireille.
— Lélia.
— C’est cela, quel joli prénom. Original. Lélia. Je n’en connais pas d’autre. Que veux-tu savoir au juste ?
— Comment était-elle ? Ma grand-mère ? Quel genre de femme c’était ?
— Oh. Elle était discrète. Elle ne parlait pas beaucoup. Elle ne faisait jamais d’histoires au village. Elle n’était pas du tout coquette, cela je m’en souviens.
Nous sommes restées longtemps, à parler d’Yves et de Vicente, du trio amoureux qu’ils avaient formé et de ses conséquences. À parler de René Char aussi, et de la façon dont il avait vécu la guerre à Céreste. Mireille parlait avec franchise. Sans détour. Dans ma tête, je pensais à la façon dont je raconterais tout cela à ma mère, Mireille, son jardin perdu, ses souvenirs de Myriam. J’aurais voulu qu’elle soit là avec moi.
Au bout d’un moment, j’ai senti qu’il était temps pour nous de repartir, que Mireille commençait à se fatiguer. Je lui ai simplement demandé s’il me serait possible de rencontrer d’autres personnes dans le village qui pourraient me parler de ma grand-mère.
— Quelqu’un qui l’aurait intimement connue.
Juliette nous offrit une citronnade qu’elle avait préparée pour ses petits-enfants. C’était une femme joyeuse et bavarde, très gaie, nous parlâmes longuement de tout, de Myriam, de sa maladie d’Alzheimer, de son enterrement. À l’époque où elle était infirmière, elle s’était installée chez Myriam pour l’accompagner au bout de sa maladie. Elle avait 30 ans à l’époque, et des souvenirs très précis.
— Elle me parlait de vous ! Des petits-enfants. Et surtout de Lélia, votre mère. Elle disait tout le temps qu’elle allait habiter chez vous.
— Pourquoi ? Elle n’aimait plus être ici à Céreste ?
— Elle aimait Céreste, la nature, mais elle me disait toujours : « Je dois aller chez ma fille, parce qu’elle les a connus. »
— Mais oui, cela me revient…
Je me suis tournée vers Georges pour lui expliquer.
— À la fin de sa vie, Myriam confondait. Elle pensait que Lélia avait connu Ephraïm, Emma, Jacques et Noémie. Myriam lui a même dit un jour : « Toi qui as connu tes grands-parents » – comme si Lélia avait grandi avec eux.
C’est alors que Georges eut soudain l’idée de montrer la carte postale à Juliette, car j’avais la photographie dans mon téléphone portable.
— Ah mais bien sûr, je la reconnais, a dit Juliette.
— Pardon ?
— C’est moi qui l’ai postée.
— Que voulez-vous dire ? Que vous avez écrit cette carte postale ?
— Ah non ! Moi je l’ai seulement mise dans la boîte aux lettres !
— Mais qui l’a écrite ?
— C’est Myriam. Peu de temps avant de mourir. Quelques jours peut-être. J’ai dû l’aider un peu, lui tenir la main… elle avait du mal à former les lettres à la fin.
— Vous pouvez m’expliquer exactement ce qui s’est passé ?
— Votre grand-mère avait souvent envie de mettre ses souvenirs par écrit. Mais, avec sa maladie, tout était difficile. Elle écrivait des choses que j’avais du mal à déchiffrer. Il y avait du français, du russe, de l’hébreu. Toutes les langues qu’elle avait apprises dans sa vie, tout était mélangé dans sa tête, vous voyez ? Et puis un jour, elle attrape une carte postale de sa collection – vous savez, sa collection de cartes postales avec des monuments historiques.
— Comme l’oncle Boris…
— Oui, ce nom me dit quelque chose… elle a dû m’en parler. Et donc elle me demande de l’aider à écrire ces quatre prénoms. Elle tenait absolument, je m’en souviens très bien, à utiliser un stylo à bille. Elle avait peur qu’avec l’encre, les mots ne s’effacent. Ensuite elle m’a dit : « Quand j’irai vivre chez ma fille, vous m’enverrez la carte postale. Vous me promettez ? — Promis », je lui réponds. Et je prends la carte postale que je mets chez moi, dans mes papiers personnels.
— Et ensuite ?
— Elle n’est jamais allée vivre chez votre mère comme elle l’espérait. Elle est morte ici à Céreste. Je n’ai plus repensé à la carte, je dois bien avouer. Elle est restée bien rangée chez moi, dans mes papiers. Et puis, quelques années plus tard, je passe les fêtes de Noël à Paris, avec mon mari. C’était l’hiver 2002.
— Oui, janvier 2003.
— Tout à fait. J’avais emporté avec moi la chemise cartonnée dans laquelle j’avais rangé tous mes papiers pour le voyage, les cartes d’identité, les réservations de l’hôtel… Et puis pendant notre séjour à Paris, je retrouve, glissée dans le rabat de la chemise, la carte postale. C’était le dernier jour, juste avant de rentrer à Céreste.
— Un samedi matin.
— Voilà. J’ai dit à mon mari : il faut absolument que j’envoie cette carte, Myriam y tenait, j’avais fait une promesse. Et puis, je ne sais pas, je n’avais pas envie de rentrer à Céreste avec cette carte. À côté de notre hôtel, il y avait une grande poste.
— La poste du Louvre.
— Exactement. C’est là que je l’ai postée.
— Vous vous souvenez que vous avez mis le timbre à l’envers ?
— Pas du tout. Il faisait un froid de canard et mon mari m’attendait dans la voiture, je n’ai pas dû faire attention. Ensuite nous avons filé à l’aéroport où notre avion n’a pas pu décoller.
— Vous auriez pu mettre la carte dans une enveloppe, avec un petit mot, pour nous expliquer ! Cela nous aurait épargné tous ces mystères…
— Je sais bien, mais comme je vous le disais, nous étions en retard, il y avait une tempête de neige, mon mari pestait dans la voiture, je n’avais pas d’enveloppe sous la main…
— Mais pourquoi Myriam voulait-elle s’envoyer cette carte postale à elle-même ?
— Parce que, se sachant condamnée à perdre la mémoire, elle m’avait dit : « Il ne faut pas que je les oublie, sinon il n’y aura plus personne pour se souvenir qu’ils ont existé. »