— Grand-mère, est-ce que tu es juive ?
— Oui je suis juive.
— Et grand-père aussi ?
— Ah non, il n’est pas juif, lui.
— Ah. Et maman, elle est juive ?
— Oui.
— Donc moi aussi ?
— Oui, toi aussi.
— C’est bien ce que je pensais.
— Mais pourquoi tu fais cette tête, ma chérie ?
— Cela m’embête beaucoup ce que tu dis.
— Mais pourquoi ?
— Parce qu’on n’aime pas trop les Juifs à l’école.
Tous les mercredis ma mère vient à Paris dans sa petite automobile rouge chercher ma fille à l’école en fin de matinée. C’est leur jour, le petit jour. Elles déjeunent, puis ma mère dépose Clara au judo avant de repartir dans sa banlieue.
Comme toujours, je suis arrivée très en avance, avant la fin du cours. C’est le moment de la semaine que je préfère. Le temps s’arrête, dans le gymnase éclairé par des néons fatigués. Jigoro Kano, l’inventeur du judo, surveille, bienveillant, les petits lionceaux se battre sur des tatamis décolorés par le temps. Parmi eux, il y a ma fille de 6 ans, son petit corps flotte dans un kimono blanc trop grand. Je la regarde, fascinée.
Mon téléphone a sonné. Je n’aurais décroché pour personne, mais c’était ma mère qui appelait. Sa voix était fébrile, je lui ai demandé plusieurs fois de se calmer pour m’expliquer ce qui se passait.
— C’est une conversation que j’ai eue avec ta fille.
Lélia a essayé d’allumer une cigarette pour se détendre, mais son briquet ne marchait pas.
— Va prendre des allumettes dans la cuisine, maman.
Elle a posé le combiné du téléphone pour aller chercher du feu, pendant ce temps ma fille, d’un geste sûr et énergique, plaquait au sol un garçon plus grand qu’elle. J’ai souri, fierté de mère – la mienne est revenue, sa respiration s’est apaisée au fur et à mesure que la fumée entrait et sortait de ses poumons – alors elle m’a dit la phrase prononcée par Clara :
« Parce qu’on n’aime pas trop les Juifs à l’école. »
Mes oreilles se sont mises à bourdonner, j’avais envie de raccrocher, maman je te laisse, le cours de Clara se termine, je te rappellerai plus tard. J’ai eu une montée de salive chaude au fond de la gorge, le gymnase s’est mis à tanguer, alors pour ne pas me noyer, je me suis accrochée au kimono de ma fille comme à un radeau blanc, j’ai réussi à faire les gestes d’une mère, dire à ma fille de se dépêcher, l’aider à se rhabiller dans le vestiaire, plier le kimono, le ranger dans son sac de sport, retrouver ses chaussettes cachées dans les ourlets du pantalon, retrouver les claquettes glissées entre les bancs du vestiaire, tous ces objets miniatures – chaussures, boîtes de goûter, gants reliés par un fil de laine – conçus pour disparaître dans les recoins. J’ai pris ma fille dans mes bras et je l’ai serrée de toutes mes forces contre ma poitrine, pour calmer mon cœur.
« Parce qu’on n’aime pas trop les Juifs à l’école. »
Sur le chemin du retour, j’ai regardé la phrase flotter dans la rue, au-dessus de nos corps, je ne voulais surtout pas en parler, je voulais oublier la conversation, qu’elle n’ait pas eu lieu, je me suis glissée avec les chaussons dans la routine du soir, je me suis fait une armure avec le bain, avec les coquillettes au beurre, avec les histoires de Petit Ours brun, avec le brossage des dents – toutes ces tâches répétitives qui ne laissent pas de place à la réflexion. Me détacher. Redevenir cette mère solide sur qui on peut compter.
En allant dans la chambre de Clara pour l’embrasser, je savais que je devais lui poser la question :
— Que s’est-il passé à l’école ?
À la place, j’ai trébuché sur quelque chose à l’intérieur de moi-même.
— Bonne nuit ma chérie, ai-je dit en éteignant la lumière.
J’ai eu du mal à m’endormir. J’ai tourné dans mes draps, j’avais chaud, mes cuisses brûlaient, j’ai ouvert la fenêtre. Puis je me suis levée, les muscles noués. J’ai allumé la lumière de ma lampe de chevet mais un malaise continuait de m’envelopper. J’ai senti au pied de mon lit l’eau trouble d’un bain saumâtre – un jus qui suintait, le jus sale de la guerre, stagnant dans des zones souterraines, remontant des égouts, jusqu’entre les lattes de mon parquet.
Me vint alors une image. Très nette.
Une photographie de l’opéra Garnier, prise à la tombée du jour. Ce fut comme un flash.
À partir de ce moment, je me suis lancée dans l’enquête. J’ai voulu coûte que coûte retrouver l’auteur de la carte postale anonyme que ma mère avait reçue seize ans auparavant. L’idée de retrouver le coupable ne m’a plus lâchée, il fallait que je comprenne son geste. Pourquoi la carte est-elle revenue me hanter précisément à ce moment-là de ma vie ? Il y a cet événement qui a tout déclenché, ce qui s’était passé à l’école avec ma fille Clara. Mais il me semble avec le recul qu’un autre événement, plus silencieux, est entré dans cette histoire. J’allais avoir 40 ans.
Cette question du chemin parcouru à moitié explique aussi mon obstination à résoudre cette enquête, qui m’a occupée toute entière, jour et nuit, pendant des mois. J’avais atteint cet âge où une force vous pousse à regarder en arrière, parce que l’horizon de votre passé est désormais plus vaste et mystérieux que celui qui vous attend devant.
Le lendemain matin, après avoir déposé ma fille à l’école, j’ai téléphoné à Lélia.
— Maman, tu te souviens de la carte postale anonyme ?
— Oui, je m’en souviens.
— Tu l’as toujours ?
— Elle doit être quelque part, dans mon bureau…
— J’aimerais bien la voir.
Étrangement, Lélia ne semblait pas plus étonnée que ça – elle ne m’a pas posé de question, elle ne m’a pas demandé pourquoi j’évoquais soudain cette histoire si ancienne.
— Elle est chez moi, si tu la veux. Viens.
— Maintenant ?
— Quand tu veux.
J’ai hésité, j’avais du travail à faire, des pages à écrire. Ce n’était pas du tout raisonnable, mais j’ai répondu à ma mère :
— J’arrive tout de suite.
J’ai vu qu’il me restait deux tickets de RER dans mon porte-monnaie. Mais ils étaient périmés. Depuis la naissance de ma fille, je n’allais plus chez mes parents qu’en voiture. Et encore, une ou deux fois par an, pas davantage.
En arrivant sur le quai de Bourg-la-Reine, j’ai repensé aux centaines, aux milliers de fois que j’avais effectué ce trajet entre Paris et la banlieue. Dans mon adolescence, tous les samedis, j’avais attendu le RER B ici même. Les minutes étaient interminables, le train n’arrivait jamais assez vite pour m’emporter vers la capitale et ses promesses. Je m’asseyais toujours au même endroit, dans le dernier carré du wagon, près de la fenêtre, dans le sens de la marche. Les fauteuils rouge et bleu en faux cuir collaient aux cuisses, l’été. L’odeur de métal et d’œuf dur si caractéristique du RER B dans les années 90, cette odeur à laquelle on était habitués, était pour moi celle de la liberté. De mes 13 à 20 ans, j’ai été si heureuse dans ce train qui m’éloignait de la banlieue, les joues en feu, grisée par la vitesse et le sombre bruit des machines. Vingt ans plus tard, j’avais hâte, mais dans le sens inverse. Je voulais que le RER se dépêche de m’emmener chez ma mère pour voir la carte postale.
— Cela fait combien de temps que tu n’es pas venue jusqu’ici me rendre visite ? m’a demandé ma mère en ouvrant la porte.
— Je suis désolée maman, justement je me disais que je devrais venir plus souvent. Tu l’as retrouvée ?
— Je n’ai pas eu le temps de la chercher. J’étais en train de me faire un thé.
Mais moi je voulais voir cette carte postale, pas prendre un thé.
— Tu es toujours pressée, ma fille, a dit Lélia comme si elle lisait dans mes pensées. Mais à la fin de la journée, la nuit tombe à la même heure pour tout le monde, tu sais. Tu as parlé avec Clara de ce qui s’est passé à l’école ?
Elle a mis l’eau à chauffer dans la bouilloire et a ouvert la boîte de thé fumé de Chine.
— Non maman. Pas encore.
— C’est important, tu sais. Tu ne peux pas laisser passer une chose pareille, a-t-elle dit en cherchant une clope dans son paquet de cigarettes déjà entamé.
— Je vais le faire, maman. Alors, on monte dans ton bureau la chercher ?
Lélia m’a fait entrer dans son bureau qui ne changeait pas avec les années. En dehors d’une photo de ma fille, punaisée sur le mur, tout était exactement comme autrefois. Les meubles couverts des mêmes objets et des mêmes cendriers, les bibliothèques pleines des mêmes livres et des mêmes boîtes d’archives. Pendant qu’elle commençait à chercher, j’ai pris dans ma main un petit pot d’encre noire, biseauté sur les côtés et brillant sur son bureau comme une obsidienne. Il datait du temps où elle rechargeait elle-même ses cartouches, de ce temps où je la regardais taper ses articles sur une machine à écrire. J’avais l’âge de Clara.
— Je crois qu’elle est là, a dit Lélia en ouvrant un tiroir de son bureau.
Ses doigts tâtonnaient dans le noir, ils fouillaient entre des souches de chéquiers, des factures d’EDF, des agendas périmés et une collection de vieux tickets de cinéma, ces gisants de papier qu’on entasse et que les générations suivantes hésiteront à jeter, quand ils videront les tiroirs de nos meubles après nous.
— La voilà ! je l’ai ! s’est exclamée ma mère comme lorsque autrefois elle me retirait une écharde du pied.
Lélia me l’a tendue en disant :
— Qu’est-ce que tu veux faire exactement avec cette carte postale ?
— Je voudrais retrouver la personne qui nous l’a envoyée.
— C’est pour un scénario ?
— Rien à voir… non… j’ai envie de savoir.
Ma mère a eu l’air surprise.
— Mais comment tu vas t’y prendre ?
— Eh bien tu vas m’aider, ai-je dit en levant les yeux, pour lui montrer sa bibliothèque.
Les archives du bureau de Lélia avaient encore augmenté de volume.
— J’ai l’intuition que son nom est sûrement là-dedans, quelque part.
— Écoute, tu peux la garder… mais je n’ai pas tellement le temps de réfléchir à tout ça.
Ma mère me prévenait à sa façon qu’elle ne m’aiderait pas sur ce coup-là. Cela ne lui ressemblait pas.
— Quand tu as reçu la carte postale, tu te souviens, on en a parlé tous ensemble…
— Oui je me souviens.
— Tu n’as pas pensé à des gens en particulier ?
— Non. Personne.
— Tu ne t’es pas dit, tiens, c’est Untel qui aurait pu envoyer cette carte postale ?
— Non.
— C’est bizarre.
— Qu’est-ce qui est bizarre ?
— On dirait que tu n’es pas curieuse de savoir qui…
— Prends-la si tu veux, mais ne m’en parle pas, a dit Lélia en me coupant la parole.
Elle s’est approchée de la fenêtre pour s’allumer une cigarette – quelque chose dans l’air est devenu inflammable et j’ai senti que ma mère cherchait à se calmer en s’éloignant physiquement de moi. Et comme une feuille de papier dont l’épair se dessine devant une source lumineuse, au moment où ma mère s’est mise devant la fenêtre, j’ai vu apparaître à l’intérieur d’elle la forme d’une boîte en fer toute froide, dont la rouille avait scellé les bords – ma mère y avait enfermé la carte postale pour des raisons qui me semblaient maintenant évidentes, mais que je ne m’étais pas formulées jusqu’alors. Ce que ma mère avait enfermé au fond du puits noir de sa boîte en fer – j’emprunte les mots d’Helen Epstein – « était si puissant, que les mots s’effritaient avant d’arriver à le décrire ».
— Excuse-moi maman, je suis désolée. Je ne voulais pas te brusquer. Je comprends que tu n’aies pas envie d’entendre parler de cette carte postale. Allez… buvons ce thé.
Nous sommes retournées à la cuisine où ma mère m’a préparé un sac avec un pot de cornichons malossol, mes préférés, que je mangeais enfant à quatre heures pour le goûter. J’aimais leur mélange de mollesse et de croquant, leur fade saveur aigre-douce. Lélia nous nourrissait de harengs marinés, de pain noir en tranches, de gâteaux au fromage blanc, de galettes de pomme de terre, de tarama, de blinis, de caviar d’aubergine, et de pâtés de foie de volaille. C’était sa façon à elle de perpétuer une culture disparue. À travers le goût de la Mittle Europa.
— Allez, je te raccompagne en voiture à la gare du RER, m’a-t-elle dit.
En descendant les marches d’escalier, j’ai remarqué la nouvelle boîte aux lettres, flambant neuve.
— Vous avez changé la boîte aux lettres ?
— L’autre avait fini par rendre l’âme.
Je suis restée figée quelques secondes, déçue par la disparition de notre vieille carcasse, comme si on m’annonçait qu’un témoin essentiel à mon enquête avait rendu l’âme.
Dans la voiture, j’ai reproché à ma mère de ne pas m’avoir prévenue de ce changement. Lélia s’est étonnée et a ouvert la fenêtre de la voiture, allumé une énième cigarette et m’a promis :
— Je t’aiderai à trouver l’auteur de la carte postale. À une condition.
— Laquelle ?
— Que tu règles au plus vite ce qui s’est passé à l’école avec ta fille.
Derrière la fenêtre du RER, je regardais défiler les paysages de la banlieue sud dont je reconnaissais chaque centre commercial, chaque immeuble d’habitation ou de bureaux. Je me suis souvenue que c’était là, entre Bagneux et Gentilly, qu’autrefois se tenait la « Zone » de Paris, le quartier des rempailleurs de chaises et de la vannerie, que Myriam avait traversé à vélo en 1942 pour se sauver.
Après la station Cité U, apparaissent des immeubles anciens, en brique rouge orangé, hauts de six étages. Ils étaient appelés les HBM, les habitations bon marché, ancêtres des HLM, à l’époque des logements populaires à prix social avec une exonération fiscale. Ils existent toujours. Les Rabinovitch vécurent dans l’un d’eux, 78 rue de l’Amiral-Mouchez, à l’époque où c’étaient eux qui constituaient « les étrangers de France ». Soixante-quinze ans plus tard, j’avais réalisé le rêve d’Ephraïm, le rêve d’intégration. Je ne vivais plus en périphérie mais au centre. Une vraie Parisienne.
J’ai sorti la carte postale de mon sac à main et j’ai commencé à l’étudier. L’opéra Garnier m’a évoqué les années noires de l’Occupation. Ce n’était sans doute pas un hasard si l’auteur avait choisi ce monument. Le premier qu’Hitler visita lors de son passage à Paris.
En arrivant à ma station, je me suis demandée s’il ne fallait pas penser tout autrement. L’auteur avait peut-être choisi cette carte au hasard, parce qu’il l’avait sous la main. Sans message particulier. Pour mener mon enquête, je devais me méfier des évidences – et surtout du romanesque.
Au verso, les quatre prénoms écrits en quinconce, les uns en dessous des autres, formaient une sorte de puzzle à l’écriture étrange, surtout celle des prénoms qui semblait délibérément falsifiée. Je n’avais jamais vu un A écrit de cette manière, à la fin du prénom Emma, comme deux S à l’envers, qu’il fallait peut-être lire dans un miroir à la façon des énigmes spéculaires de Léonard de Vinci.
La photographie de l’Opéra avait été prise à l’automne, sans doute lors d’une de ces soirées douces du mois d’octobre, au moment du changement d’heure, quand les réverbères ont l’air d’avoir été allumés par erreur, parce que le ciel est encore bleu comme en été. C’est d’ailleurs ainsi que je l’imaginais, lui, l’auteur anonyme, un être crépusculaire, à la frontière des mondes. Un peu comme l’homme de dos au premier plan de la photo, avec un sac à l’épaule droite. Sa transparence lui donnait une aura fantomatique. Ni tout à fait vivant, ni tout à fait mort.
La carte postale était bien antérieure à l’année de son envoi en 2003. Que s’était-il passé ? Avait-il changé d’avis devant le bureau de poste ? Avait-il ressenti le besoin de réfléchir encore un peu ?
Il hésite, il s’apprête à la glisser dans la boîte aux lettres, mais il retient son geste au dernier moment. Soulagé peut-être, ou soucieux, il fait demi-tour, rentre chez lui, et la repose sur son bureau. Jusqu’au siècle suivant.
Ce soir-là, après avoir dîné avec ma fille, après l’avoir lavée, mise en pyjama, embrassée et couchée dans son lit, je ne lui ai pas demandé de me raconter ce qui s’était passé à l’école. J’avais promis à ma mère. Mais encore une fois, quelque chose m’en a empêchée.
À la place, je suis allée dans la cuisine, j’ai mis la carte postale sous la lumière de la hotte, et je l’ai regardée longtemps, comme si j’allais finir par comprendre.
J’ai passé doucement mes doigts sur le carton, avec la sensation de frotter une peau, la membrane d’un être vivant dont je pouvais sentir battre le pouls, d’abord faiblement, puis de plus en plus fort à mesure que je le caressais. Je les ai appelés, Ephraïm, Emma, Jacques et Noémie. Pour leur demander de me guider dans mon enquête.
J’ai pris quelques secondes pour essorer mon cerveau, me demandant par quel bout aborder le problème. Je suis restée debout dans la cuisine, dans le silence de l’appartement. Puis je suis allée me coucher. En sombrant dans le sommeil, il m’a semblé l’apercevoir. L’auteur de la carte postale. Ce fut une vision rapide. Dans l’obscurité d’un vieil appartement, au bout d’un couloir sombre comme au fond d’une grotte, il attendait depuis des décennies, patiemment, que je vienne le chercher.
— C’est bizarre ce que je vais te dire… Mais parfois j’ai l’impression qu’une force invisible me pousse…
— Tes dibbouks ? m’a demandé Georges le lendemain, à l’heure du déjeuner.
— D’une certaine manière, je crois à une forme de fantôme… mais je voudrais que tu prennes mon histoire au sérieux !
— Je la prends « très » au sérieux. Tu sais quoi ? Tu devrais montrer ta carte postale à un détective privé, ils ont des techniques pour retrouver les gens, ils ont des vieux bottins, des filons auxquels on ne pense pas…
— Mais je ne connais pas de détective privé, dis-je en riant.
— Tu devrais aller voir Duluc Détective.
— Duluc Détective ? Comme dans les films de Truffaut !
— Oui, c’est ça.
— Elle n’existe plus cette agence, c’étaient les années 70…
— Mais si, Duluc Détective, je passe devant tous les matins pour me rendre à l’hôpital.
Je connaissais Georges depuis déjà quelques mois. Nous avions l’habitude de déjeuner ensemble près de l’hôpital où il est médecin. Et nous nous retrouvions parfois le samedi soir, quand je n’avais pas ma fille et qu’il n’avait pas ses enfants. J’adorais ces moments avec lui. Tous les deux séparés, nous avions envie de prendre notre temps et de profiter de ce début d’histoire. Nous n’étions pas pressés.
— Tu n’oublies pas le Seder ? C’est demain, m’a rappelé Georges à la fin du déjeuner.
Je n’avais pas oublié. C’était la première fois que nous allions officialiser notre relation. C’était aussi la première fois que j’allais fêter Pessah. Et cela me mettait mal à l’aise : j’avais dit à Georges que j’étais juive, mais je n’avais pas précisé que, pour autant, je n’étais jamais entrée dans une synagogue de ma vie.
Lors de notre premier dîner en tête à tête, je lui avais raconté l’histoire de ma famille. Les Rabinovitch partis de Russie en 1919. Et lui m’avait raconté ses parents, son père, né lui aussi en Russie, résistant chez les Francs-tireurs et partisans, main-d’œuvre immigrée. Nous avions parlé pendant des heures des destins croisés de nos familles. Nous avions lu les mêmes livres, nous avions regardé les mêmes documentaires. Cela nous donna la sensation que nous nous connaissions déjà.
Après ce dîner, il fit des recherches sur un site internet que mentionne Mendelsohn dans Les Disparus, où l’on trouve des documents généalogiques sur les familles ashkénazes du XIXe siècle. Georges apprit qu’en 1816, en Russie, un Tchertovski avait épousé une Rabinovitch.
— En effet, nos ancêtres s’aimaient déjà, m’avait-il téléphoné. Et ce sont eux qui ont organisé notre rencontre.
Aussi absurde que cela puisse paraître, je suis tombée amoureuse de Georges quand il a prononcé cette phrase-là.
En rentrant chez moi après le déjeuner, je me suis mise à mon bureau pour travailler, mais j’étais incapable de me concentrer. Je repensai encore et encore à la carte postale. Était-elle une réparation pour ceux qui avaient été privés de toute sépulture ? L’épitaphe d’un tombeau dont ce rectangle cartonné de 15 sur 17 centimètres était la plaque ? Ou au contraire, était-elle liée à une volonté de faire mal ? De faire peur ? Poème macabre d’un memento mori au rire sardonique. Mon intuition oscillait sans cesse entre deux chemins d’interprétation, entre la lumière et l’ombre, à l’image des deux statues qui trônent sur les couronnements de l’opéra Garnier. Sur la carte postale, l’Harmonie est éclairée tandis que la Poésie disparaît dans la nuit, comme deux esprits ailés que la lumière oppose. Alors, au lieu de travailler, j’ai tapé « Agence Duluc » dans le moteur de recherche de Google.
Maison fondée en 1913, enquête, recherche, filature Paris.
Le portrait officiel de M. Duluc est apparu sur l’écran de mon ordinateur, un petit monsieur brun au visage anguleux, aux sourcils dessinés comme les deux cornes d’un bélier. Sa moustache démesurément grande s’enroulait sur elle-même jusqu’aux narines, d’un noir si profond qu’on aurait dit un postiche en feutrine.
Présente à la même adresse depuis 1945, dans le 1er arrondissement de Paris, l’Agence Duluc s’est développée en diversifiant ses champs d’activités : enquêtes et recherches, pour le compte d’entreprises et de particuliers. L’agence est à votre disposition 24 h/24 7 j/7. Nos consultations sont gratuites. « Pour pouvoir décider, il faut savoir. »
La devise m’a laissée songeuse. J’ai tout de suite envoyé un mail avec mes coordonnées :
« Bonjour, je vous écris car j’ai besoin de vos services pour retrouver l’auteur d’une carte postale anonyme envoyée à ma famille en 2003. C’est très urgent et important pour moi. Merci de me répondre rapidement. »
Une minute plus tard, mon téléphone portable a sonné, avec un message du détective de l’agence. La publicité n’était donc pas mensongère. 24 h/24 7 j/7.
« Bonjour, je suis étonné de votre réaction 16 ans + tard ! Je suis actuellement sur mon trajet de retour à Paris et serai au bureau dans une heure. Cordialement, FF. »
Après avoir traversé le pont des Arts, j’ai aperçu au loin une enseigne en lettres capitales, vert fluo, qui m’était familière. Je l’avais vue plus d’une fois scintiller, tard le soir, en traversant la rue de Rivoli au niveau du Louvre. Certaines lettres ne s’allumaient plus. On lisait DUC DE CIVE. J’avais toujours pensé qu’il s’agissait d’un club de jazz démodé.
Devant la porte en bois, j’ai trouvé une plaque en laiton dorée, vissée juste au-dessus du digicode : « Enquêtes » et « 1er étage ».
La porte s’est ouverte automatiquement, j’ai suivi le couloir jusqu’à une salle d’attente. Il n’y avait personne, tout était silencieux. Le brevet original de M. Jean Duluc, le fondateur de l’agence, encadré au mur, confirma que je ne m’étais pas trompée d’endroit. La pièce était vide, à l’exception de quelques bibelots exposés dans une vitrine. Je me demandai si ces objets avaient une valeur sentimentale pour le détective privé ou s’il les avait achetés uniquement pour décorer sa salle d’attente. Ces objets étaient si incongrus qu’ils agissaient avec un pouvoir hypnotique. Le premier bibelot était une figurine en porcelaine représentant la jarre chinoise du Lotus bleu, dont jaillissaient Tintin et Milou. À côté, il y avait un robinet, en verre, sous lequel deux sculptures de poissons rouges s’embrassaient, ainsi que de nombreux aquariums miniatures. Autant la présence de Tintin parmi les objets exposés faisait sens dans cet endroit – le jeune Belge n’était pas détective privé mais, d’une certaine façon, ses enquêtes de reporter l’amenaient souvent à résoudre des énigmes –, autant la présence des aquariums me paraissait plus énigmatique.
J’ai attrapé sur la table basse le prospectus de l’agence.
« Pour pouvoir décider, il faut savoir. Mais rechercher l’information, apporter une information complète, fiable, utile, ne s’improvise pas. Il faut beaucoup d’expérience et de technique, de la rigueur et de l’intuition, des moyens matériels et humains. Et une totale garantie de confidentialité. »
La suite du livret expliquait que Jean Duluc était né le 16 juin 1881 à Mimizan, dans le département des Landes, avant d’obtenir vingt-neuf ans plus tard un brevet de détective délivré par la préfecture de police de Paris. Les nombreuses photographies reproduites nous apprenaient même qu’il mesurait 1,54 mètre, un petit homme pour son époque donc, mais à la moustache très longue, une extraordinaire moustache en forme de guidon, à la façon des brigades du Tigre, enroulée sur elle-même aux extrémités.
La porte de la salle d’attente s’est ouverte avant que je ne puisse lire la fin du texte.
— Suivez-moi, m’a dit le détective, essoufflé comme s’il revenait d’une course-poursuite infernale. Mon train a eu du retard, désolé.
Sympathique, trapu, âgé d’une soixantaine d’années, des cheveux gris parsemés, Franck Falque portait une grosse paire de lunettes en écaille, un pantalon à bretelles d’un velours marron plus ou moins assorti à sa veste, une chemise qui n’avait jamais dû rencontrer de fer à repasser et un visage rond de bon vivant. Je l’ai suivi dans son bureau, une pièce si étroite qu’on pouvait quasiment toucher les murs en écartant les bras. La fenêtre donnait sur la rue du Louvre et son agitation.
Juste en dessous se trouvait un immense aquarium éclairé par des néons bleus où nageaient une vingtaine de guppys, ces poissons d’eau douce originaires d’Amérique latine. Ils avaient tous des couleurs vives, bleutées ou jaunes, et leurs écailles bordées de noir me firent penser aux lunettes du détective. J’en ai déduit que Franck devait nourrir une passion pour ces poissons… d’où la présence des bibelots « aquatiques » de la salle d’attente.
Derrière le bureau, des dossiers entassés les uns sur les autres, comme des sandwichs éventrés, dégoulinaient.
— Alors, cette carte postale ? me dit-il avec un accent du Sud-Ouest, sans doute comme l’avait déjà, il y a plus d’un siècle, Jean Duluc qui avait vu le jour à Mimizan.
— Voilà, dis-je en m’asseyant en face de lui, je vous l’ai apportée.
J’ai sorti la carte postale de mon sac à main pour la lui donner.
— Donc c’est votre mère qui a reçu cette carte anonyme, c’est cela ?
— Tout à fait. En 2003.
Falque a pris le temps de la lire.
— Et qui sont ces gens, là, Ephraïm… Emma… Jacques et Noémie ?
— Ce sont les grands-parents de ma mère. Son oncle et sa tante.
— Bon… et c’est pas l’une des quatre personnes, qui a pu l’envoyer, la carte ? m’a-t-il demandé dans un soupir, comme le garagiste vous demande d’emblée si vous n’avez pas tout simplement oublié de mettre de l’huile.
— Non, ils sont tous morts en 1942.
— Tous ? a demandé le détective, déstabilisé.
— Oui. Tous les quatre. Morts à Auschwitz.
Falque m’a regardée avec une grimace. Je ne savais pas s’il compatissait ou s’il n’avait pas bien compris le sens de ma réponse.
— En camp d’extermination, ai-je précisé.
Mais Falque restait silencieux et les sourcils froncés.
— Tués par les nazis, ai-je ajouté, pour être sûre qu’on se soit bien compris lui et moi.
— Oh là là, m’a-t-il dit avec son accent du Sud-Ouest. Mais elle est horrible votre histoire ! Oh non, c’est vraiment terrible.
Sur ces mots, Falque a agité la carte postale dans un mouvement de va-et-vient, comme un éventail. Il ne devait pas avoir l’habitude d’entendre les mots « Auschwitz » et « camp d’extermination » dans son bureau. Alors il est resté silencieux un moment, estomaqué.
— Vous pensez que vous pourriez m’aider à trouver l’auteur ? ai-je répété pour relancer la conversation.
— Oh là là, a recommencé Falque, en agitant ma carte. Vous savez, avec ma femme, on fait les adultères, espionnage d’entreprise, les problèmes de voisinage… des trucs de la vie de tous les jours. Mais pas… ça !
— Vous n’enquêtez jamais sur des lettres anonymes ? ai-je demandé.
— Si, si, si, bien sûr, a répondu Falque en hochant énergiquement la tête, mais là… cela me semble trop compliqué.
Nous ne savions plus quoi dire, lui et moi. Falque a vu sur mon visage la déception.
— C’était en 2003 ! Vous auriez pu vous réveiller plus tôt ! Très honnêtement, madame, vous avez peu de chances de retrouver vivant l’auteur de cet envoi…
J’ai repris mon manteau, je l’ai remercié.
Franck Falque m’a fixée par-dessus ses grosses lunettes en écaille, il commençait à transpirer et j’ai bien senti qu’il n’avait qu’une seule envie, me voir déguerpir aussi vite que possible. Néanmoins, il a consenti à me donner quelques minutes supplémentaires.
— Bon, m’a-t-il dit en soupirant, je vais vous dire ce qui me passe par la tête… Pourquoi l’opéra Garnier ?
— Je ne sais pas justement. Vous auriez une idée ?
— Vous pensez qu’on a pu y cacher des membres de votre famille ?
— Honnêtement, je ne pense pas… cela aurait été très risqué.
— C’est-à-dire ?
— Pendant l’Occupation, l’opéra Garnier était le haut lieu de la mondanité allemande. Les façades de l’Opéra étaient entièrement recouvertes de croix gammées.
Franck s’est remis à réfléchir.
— Votre famille, elle habitait dans le coin ?
— Non. Pas du tout. Ils étaient dans le 14e, rue de l’Amiral-Mouchez.
— Peut-être que c’était un lieu de rendez-vous ? Ils étaient résistants ? Vous voyez… à une station de métro ou quelque chose comme ça.
— Oui. C’est possible. Un lieu de rendez-vous…
J’ai laissé ma phrase volontairement ouverte, pour que le détective déplie sa pensée.
— Il y avait des musiciens dans votre famille ? m’a-t-il demandé après quelques secondes de silence.
— Oui ! Emma, celle dont vous voyez le prénom, là, était pianiste.
— Vous pensez qu’elle a pu jouer à l’Opéra, faire partie d’un orchestre ?
— Non, elle était seulement professeure de piano. Elle ne donnait pas de concerts. Et puis vous savez, les Juifs n’avaient plus le droit de jouer à l’Opéra pendant la guerre. Les compositeurs étaient rayés du répertoire.
— Écoutez, a-t-il dit en regardant successivement les deux côtés de la carte postale, je ne sais pas quoi vous dire d’autre…
Falque considérait qu’il avait rempli sa tâche, il avait pris le temps de regarder ma carte et maintenant il avait envie que je parte. Mais j’ai insisté.
— Oui, m’a-t-il dit en soupirant, il y a bien une chose à laquelle je pense…
Puis Falque s’est essuyé le front en silence, je crois qu’il regrettait déjà de m’avoir avoué qu’il pensait à quelque chose.
— Vous savez, mon beau-père… était gendarme… il nous racontait toujours des histoires de gendarmes…
Falque s’est soudain arrêté de parler. Il a réfléchi à quelque chose de très lointain, il semblait perdu dans ses pensées.
— Cela devait être intéressant, ai-je dit pour le relancer.
— Non, détrompez-vous. Surtout qu’il radotait beaucoup, il racontait toujours les mêmes anecdotes, mais c’était parfois utile, vous allez comprendre pourquoi. Vous avez remarqué, le timbre ?
— Le timbre ? Oui. J’ai remarqué qu’il était collé à l’envers.
— Eh bien. C’est peut-être pas pour rien… a dit Falque en hochant la tête de haut en bas.
— Vous voulez dire que ce serait volontaire de la part de l’auteur ?
— Tout à fait.
— Comme un message ?
— Voilà. Comme un message.
Falque a regardé droit devant lui, j’ai senti qu’il allait me dire des choses déterminantes.
— Cela ne vous embête pas que je prenne des notes ?
— Non, non, allez-y, m’a-t-il dit en essuyant la buée de ses lunettes. Figurez-vous qu’autrefois, je vous parle de ça… au XIXe siècle… on payait le courrier deux fois. Une fois pour envoyer la lettre. Et une deuxième fois pour la recevoir. Vous comprenez ?
— Il fallait payer pour lire ? Je ne savais pas…
— Oui, au tout début de l’histoire de la Poste, c’était comme ça. Mais vous aviez le droit de refuser la lettre qu’on vous envoyait. Et on ne payait pas, à ce moment-là… Alors les gens ont imaginé un code, pour ne pas payer la deuxième fois. Suivant la façon dont le timbre était positionné sur l’enveloppe, cela voulait dire quelque chose de particulier, par exemple, si vous mettiez le timbre sur le côté, penché à droite, cela signifiait « maladie ». Vous voyez ?
— Très bien, dis-je. Pas besoin d’ouvrir la lettre ni de payer la taxe. Le message était contenu dans le timbre. C’est ça ?
— Tout à fait. Depuis ce temps-là, les gens ont attribué un sens à la position des timbres, a-t-il ajouté. Par exemple, encore aujourd’hui, les aristocrates collent les timbres à l’envers, en signe de contestation. Une façon de dire, à mort la République.
— Donc sur ma carte postale, le timbre aurait été mis délibérément à l’envers. C’est ce que vous pensez ?
Falque a de nouveau acquiescé, puis m’a fait comprendre que je devais l’écouter attentivement.
— Chez les résistants, envoyer une lettre avec un timbre à l’envers signifiait : « Lire le contraire ». Par exemple, si on envoyait une lettre avec écrit « Tout va bien » il fallait comprendre en vrai « Tout va mal ».
Puis le détective a replongé le dos dans son fauteuil, en poussant une sorte de soupir, soulagé d’avoir réussi à tirer quelque chose de cette carte postale.
— Ok. Y a un truc que je ne comprends pas. Vous dites : « On l’a envoyée à ma mère. » M. Bouveris ? C’est qui ? C’est pas votre mère. Si ?
— Ah non, pas du tout. « M. Bouveris » c’est « Myriam Bouveris », ma grand-mère. Elle est née Rabinovitch, puis elle s’est mariée à un monsieur Picabia avec qui elle a eu ma mère, puis à un monsieur Bouveris. Donc pour résumer on l’a envoyée à ma grand-mère, mais à l’adresse de ma mère. Qui s’appelle Lélia.
— Je n’ai rien compris à votre histoire.
— Bon. 29 rue Descartes c’est l’adresse de ma mère, Lélia. Mais « M. Bouveris » c’est ma grand-mère, Myriam. Vous comprenez ?
— Ok, ok, ok j’ai compris. Mais elle en dit quoi, elle ? Myriam ?
— Rien. Ma grand-mère est morte en 1995. Huit ans avant l’envoi de la carte postale.
Franck Falque a pris un moment pour réfléchir en plissant les yeux.
— Non je dis ça parce qu’au début, quand vous m’avez montré la carte, moi j’ai lu… Monsieur Bouveris. Vous voyez ? « M. Bouveris » pour « Monsieur ».
Cette réponse m’a paru tout à fait pertinente.
— Oui, vous avez raison, je n’avais jamais envisagé que cela puisse être « monsieur Bouveris »…
J’ai pris des notes dans mon carnet, il fallait que je parle de tout cela à Lélia.
Franck Falque s’est penché vers moi. J’ai senti que j’allais pouvoir encore profiter de ses lumières de détective.
— Bon. Et qui c’est monsieur Bouveris ? Vous pouvez m’en dire plus ?
— Pas grand-chose. C’était le second mari de ma grand-mère, il est mort au début des années 90. Je crois que c’était un homme très mélancolique. Il a travaillé pour les impôts, un temps, mais je n’en suis même pas sûre.
— Il est mort de quoi ?
— Ce n’est pas clair, je crois qu’il s’est suicidé. Comme mon grand-père avant lui.
— Votre grand-mère a eu deux maris, qui se sont tous les deux suicidés ?
— Oui, c’est bien ça.
— Dites donc, a-t-il répondu en soulevant ses épais sourcils vers le plafond, dans votre famille, on meurt pas souvent dans un lit… Donc votre grand-mère a vécu à cette adresse ? m’a-t-il demandé en me montrant la carte postale.
— Non. Myriam vivait dans le sud de la France.
— Alors ça se complique…
— Pourquoi ?
— Le nom de votre grand-mère, Bouveris, était-il sur la boîte aux lettres de chez vos parents ?
J’ai fait non de la tête.
— Alors pourquoi le facteur l’a déposée, puisqu’il n’y a pas de « M. Bouveris » sur votre boîte aux lettres ?
— Je n’y ai pas pensé… c’est étrange en effet.
À ce moment-là, nous avons sursauté en même temps, à cause de la sonnette de la porte d’entrée qui venait de retentir. Un coup strident. Le rendez-vous de Falque était arrivé.
Je me suis levée en tendant la main au détective pour lui témoigner toute ma reconnaissance.
— Je vous remercie, infiniment. Combien je vous dois ?
— Rien, a répondu le détective.
Avant de me laisser filer derrière la porte, Franck Falque m’a donné un bristol défraîchi :
— Tenez, c’est un copain, vous pouvez l’appeler de ma part, il est spécialisé dans l’analyse graphologique des lettres anonymes.
J’ai glissé le bristol dans ma poche. C’était l’heure d’aller à l’école. J’ai pris le bus pour ne pas être en retard. Pendant le trajet, j’ai repensé aux dibbouks, dont Georges m’avait parlé, ces esprits troublés qui entrent dans les corps des gens pour vivre à travers eux des histoires aussi puissantes qu’invisibles – et retrouver ainsi la sensation d’être vivants.
Tenue vestimentaire appropriée Pessah
J’ai tapé ces quatre mots dans le moteur de recherche Google. Michelle Obama est apparue sur l’écran de mon ordinateur. Elle était assise à une table, entourée d’hommes portant leurs kippas. Elle arborait ce sourire franc qu’on lui connaît et une robe bleu marine, simple, assez semblable à une robe qui devait être quelque part dans mon placard. Cela m’a rassurée, j’ai eu la sensation que le dîner chez Georges ne serait pas forcément une catastrophe.
La baby-sitter est arrivée. Pendant qu’elle lisait une histoire à ma fille, j’ai continué ma recherche. Les photographies qui s’affichaient à l’écran montraient des livres en hébreu posés sur des tables, des assiettes garnies de choses étranges. Os, feuilles de salade, œufs durs… Un labyrinthe de signes. Un monde inconnu, dans lequel j’avais peur de me perdre. Georges pensait, à la suite de nos conversations, que je connaissais la liturgie des fêtes juives et que je savais lire l’hébreu.
Je n’avais pas démenti.
C’était la première fois que je sortais avec un homme de confession juive. Avant lui, ne s’était jamais posée la question de savoir si je connaissais le déroulement du Seder ni si j’avais fait ma bat-mitsva. Mon nom de famille n’étant pas juif, chaque fois que j’avais rencontré un homme, au bout de quelque temps, il s’était étonné :
— Ah bon ? Tu es juive ?
Oui, contre toute apparence…
À la fac, j’étais devenue amie avec une fille, Sarah Cohen, les cheveux noirs, la peau brune. Elle m’avait expliqué que les hommes qu’elle rencontrait pensaient naturellement qu’elle était juive. Mais sa mère ne l’étant pas, elle non plus, selon la loi. Sarah en avait développé un complexe.
Moi j’étais juive, mais rien ne le laissait paraître. Sarah avait tout l’air d’une Juive, mais ne l’était pas selon les textes. Nous en avions ri. Tout cela était absurde. Dérisoire. Et pourtant cela marquait nos vies.
Avec les années, cette question demeurait complexe, insaisissable, incomparable à quoi que ce soit. Je pouvais avoir un grand-père au sang espagnol ou un autre de sang breton, un arrière-grand-père peintre ou un autre commandant de brise-glace, mais rien, absolument rien, n’était comparable au fait d’être issue d’une lignée de femmes juives. Rien ne me marquait aussi fortement dans le regard des hommes que j’avais aimés. Rémi avait eu un grand-père collaborateur. Théo se posait des questions sur ses possibles origines juives cachées. Olivier ressemblait à un Juif et on le prenait souvent pour tel. Encore aujourd’hui avec Georges. Ce n’était jamais anodin.
J’ai fini par mettre la main sur ma robe bleu marine. Elle était devenue un peu trop serrée à la taille, mon bassin s’étant élargi avec la grossesse. Mais je n’avais plus le temps d’en trouver une autre. J’étais en retard. Chez Georges, tous les invités étaient déjà là.
— Enfin ! dit-il en attrapant mon manteau, j’ai cru que tu n’arriverais jamais. Anne, je te présente mon cousin William et sa femme Nicole. Leurs deux garçons sont dans la cuisine. Je te présente aussi François, mon meilleur ami – et sa femme, Lola. Mes fils malheureusement sont restés à Londres parce qu’ils sont en période d’examens. C’est triste, c’est le premier Seder que je vais passer sans eux. Je te présente aussi Nathalie, qui a écrit un livre que je vais t’offrir. Ah, fit-il en apercevant une femme qui apparut dans le salon, et voici Déborah !
Je ne l’avais jamais rencontrée mais je savais très bien qui était Déborah. Georges m’avait déjà à plusieurs reprises parlé d’elle.
Son regard me fit comprendre plusieurs choses. Que Déborah était une femme autoritaire et sûre d’elle. Et qu’elle n’était pas du tout contente de ma présence à ce dîner.
Déborah et Georges se connaissaient depuis l’internat. À l’époque Georges était très amoureux de Déborah mais ce n’était pas réciproque. Elle avait repoussé ses avances. Comment avait-il pu s’imaginer un instant qu’une fille comme elle pouvait s’intéresser à un garçon comme lui ?
— Je préfère qu’on reste amis, lui avait-elle dit.
Plus de trente ans s’étaient écoulés. Georges et Déborah avaient vécu leurs vies sans jamais se perdre de vue. Ils avaient travaillé dans les mêmes hôpitaux. Georges avait eu deux fils et un long divorce. Déborah avait eu une fille et une séparation rapide. Ils avaient continué à se fréquenter de loin, aux anniversaires des copains médecins, comme ça, sans vraiment se parler.
— On se connaît mal depuis longtemps, disait Déborah à propos de Georges.
— On s’est bien connus autrefois, disait Georges à propos de Déborah.
Jusqu’à ce que, trente ans plus tard, Déborah considère Georges à nouveau et qu’il devienne enfin intéressant à ses yeux.
Déborah avait pensé que Georges serait très heureux de retrouver son amour d’internat. Mais les choses ne se passèrent pas ainsi et Georges lui proposa :
— Déborah, j’aimerais vraiment qu’on soit amis.
Déborah en conclut que reconquérir l’amour de Georges serait moins facile qu’elle ne l’avait imaginé.
— Tant mieux, avait-elle songé.
Georges entretenait avec Déborah ce qu’il appelait une amitié, mais qui au fond était une sorte de revanche, car il était flatté. Cette fille qui l’avait fait tant souffrir, désormais lui faisait la cour.
Quand Déborah m’a vue arriver chez Georges, elle a d’abord été surprise. Georges lui avait parlé de moi, mais elle avait considéré que je n’étais pas une rivale sérieuse, étant donné que je n’étais pas médecin. Ma présence au dîner de Pessah lui fit revoir son jugement. Que Georges n’ait pas pris la peine de la prévenir, la blessa. Elle considéra qu’il l’avait humiliée.
— Commençons le dîner, dit Georges.
— Tu vas voir ce que tu vas voir, pensa Déborah.
Pendant que les hommes mettaient leurs kippas, Déborah fit une blague sur la différence entre un Pessah séfarade et un Pessah ashkénaze, que tout le monde trouva très drôle. Sauf moi, évidemment. Déborah souligna mon ignorance en s’excusant :
— Désolée, ce sont des blagues juives…
— Mais Anne est juive aussi, a dit Georges.
— Ah bon ? Je pensais que ton nom de famille était breton… a-t-elle répondu, circonspecte.
— Ma mère est juive, ai-je dit en rougissant.
Georges a commencé à dire la prière en hébreu, mon cœur s’est mis à battre, tout le monde suivait ses paroles en les ponctuant par un Amen qu’ils prononçaient O-meyn. Et cela m’a troublée, car je croyais que seuls les chrétiens disaient Amen. Je sentais Déborah observer chacun de mes gestes, tout cela ressemblait à un cauchemar.
Georges a demandé à l’un de ses neveux, qui préparait sa bar-mitsva, d’expliquer le plateau du Seder.
— Les symboles sont le maror, les herbes amères qui rappellent l’âpreté de l’esclavage en Égypte, la vie amère de nos ancêtres, en souvenir des souffrances endurées par les Hébreux captifs. La matza, symbole de la hâte avec laquelle les Hébreux ont recouvré leur liberté…
Pendant que le neveu récitait sa leçon, tout le monde s’est assis. En me baissant vers ma chaise, la couture de ma robe s’est déchirée sur le côté. Déborah n’a pas pu s’empêcher de sourire.
— Prenez vos Haggadahs, a dit Georges, j’ai retrouvé celles de mes parents. Il y en a une par personne, pour une fois.
J’ai pris le livre posé sur mon assiette, en essayant de cacher mon trouble, mais tout était écrit en hébreu.
Déborah s’est penchée vers moi, en parlant fort pour que tout le monde entende :
— Une Haggadah s’ouvre par la droite.
Je me suis mise à balbutier des excuses, maladroitement. De sa voix grave, Georges a commencé le récit de la sortie d’Égypte.
— « Cette année nous sommes esclaves… »
Le récit de la Haggadah rappelait à tous, autour de la table, les terribles épreuves subies par Moïse.
Je me laissais bercer par les réponses et par la beauté âpre du récit de la libération du peuple hébreu. Le vin de Pessah me donnait une ivresse forte, joyeuse, et la sensation que j’avais déjà vécu cette scène, que je connaissais déjà tous ces gestes que nous étions en train de faire. Tout m’était familier, passer de main en main les matsots, tremper les herbes amères dans l’eau salée, déposer du bout de mon doigt une goutte de vin dans mon assiette et mettre mon coude sur la table. Les plats en cuivre où étaient posés les mets symboliques de Pessah me semblaient eux aussi connus, comme si je les avais toujours eus sous les yeux. Les chants hébreux sonnaient avec familiarité à mon oreille. Le temps était comme aboli, j’ai ressenti un émerveillement, la chaleur d’une joie profonde qui venait de loin. La cérémonie me transportait dans un temps ancien, j’eus la sensation de sentir des mains se glisser dans les miennes. Les doigts de Nachman, râpés comme les racines d’un vieux chêne. Son visage s’est penché vers moi au-dessus des bougies pour me dire :
— Nous sommes tous les perles d’un même collier.
Ce fut la fin du Seder. Le dîner a commencé.
Volubile, à l’aise avec tous, Déborah s’octroyait la place de maîtresse de maison. Elle faisait des compliments à chacun, posait des questions à tout le monde. Sauf à moi, évidemment. J’étais cette parente éloignée qu’on invite, pour ne pas la laisser seule un soir de fête – mais à qui on n’a rien à dire.
Bavarde, belle et drôle, Déborah se mit à parler avec humour du dîner qu’elle avait préparé pour Georges, des poivrons qu’elle avait laissés brûler, de la recette du caviar d’aubergine qu’elle tenait de sa mère, de celle des poivrons marinés qu’elle tenait de son père – elle parlait, parlait, parlait et tout le monde l’écoutait.
— Et alors ? Ta mère, elle le prépare comment le Gefilte fish ? m’a demandé Déborah.
Je n’ai rien répondu. J’ai fait comme si je n’avais pas entendu. Déborah s’est ensuite tournée vers Georges :
— Ce qui me frappe chaque année dans la Haggadah, c’est cette injonction si ancienne, que nous devons aller en Israël pour échapper aux persécutions. « Reconstruis Jérusalem la ville sainte rapidement de nos jours. » C’est écrit noir sur blanc. Depuis plus de cinq mille ans.
— Il paraît que tu songes à t’installer en Israël ? a demandé Georges à son cousin.
— Oui, figure-toi. Quand je lis les journaux, quand je vois ce qui se passe pour nous, ici, en France, je me dis que les gens ne veulent plus de nous.
— Tu exagères toujours, papa, a dit le fils de William. On n’est pas persécutés.
William a reculé sa chaise, stupéfait par la remarque de son fils.
— Tu veux qu’on fasse le décompte de tous les actes antisémites qui ont eu lieu depuis le début de l’année ? a-t-il demandé à son fils.
— Papa, il y a beaucoup plus d’agressions contre les Noirs ou contre les Arabes chaque année en France.
— Tu as vu qu’il est question de rééditer Mein Kampf ? Avec des « commentaires avisés ». Cynisme. C’est simplement un succès de librairie annoncé.
La femme de William a lancé un regard à son fils, signifiant que ce n’était pas la peine de répondre. Et François, le meilleur ami de Georges, a changé de sujet.
— Est-ce que tu pars si le Front national est élu ? a-t-il demandé à Georges.
— Non, moi je ne pars pas.
— Pourquoi ? Tu es fou ! a dit William.
— Parce que je vais résister. Et que la résistance s’organisera sur place.
— Je ne comprends pas ce raisonnement. Si tu as envie de te battre, pourquoi tu ne le fais pas maintenant, avant qu’il ne soit trop tard ? L’idée c’est quand même d’éviter que cela nous tombe dessus, a dit Lola, la femme du meilleur ami de Georges.
— Elle a raison. Nous sommes là, à attendre la catastrophe assis sur nos chaises…
— Pour toi, au fond, ce qui se joue, c’est la possibilité de revivre ce que ton père a vécu dans ses années de guerre et de résistance. Mais l’histoire ne se répète pas. Tu ne vas pas prendre le maquis !
— C’est vrai, a dit Georges, c’est un fantasme familial très fort.
— Voilà le problème, a dit le fils de William qui avait envie d’en découdre avec les vieux. C’est vos fantasmes. Vous vous dites qu’avec l’arrivée du Front national, vous allez pouvoir enfin vous battre, comme vos parents avec Mai 68 et comme vos grands-parents pendant la guerre. En fait vous avez hâte que l’extrême droite arrive pour que vous puissiez vous sentir vivants. Vous, les puissants de gauche. Vous attendez la catastrophe, pour qu’enfin il se passe quelque chose dans vos vies.
— Mon fils est devenu fou, pardonnez-le, a dit William.
— Non ! Non au contraire, c’est intéressant ce qu’il exprime, répondit François.
— La catastrophe… attends, modéra Lola. Même si le Front national est élu – ce que je ne crois pas d’ailleurs –, même si nous sommes précipités dans cet extrême-là, je ne vois pas en quoi, nous, les Juifs, allons souffrir de la situation ? Soyons réalistes. Je suis d’accord avec ton fils, William. Bien que je sois juive, je crois que ce sont les sans-papiers, les populations africaines, les immigrés, qui vont être mis en danger. Pardon de vous décevoir messieurs, mais ce n’est pas vous qu’on va arrêter dans la rue.
— Et pourquoi pas ? a demandé William.
— Mais tu sais bien que Lola a raison ! Toi, moi, il ne nous arrivera rien, ajouta Nicole, la femme de William. On ne va pas porter l’étoile jaune.
— Mais il y aura une autre forme de violence contre les Juifs…
— Vous êtes complètement à côté de la plaque. Ce sont les citoyens d’origines africaine et nord-africaine qui risquent, en cas de victoire du Front national. Bien plus que nous.
— Le problème c’est : êtes-vous prêts à vous battre pour d’autres que vous-mêmes ? Et si vous deveniez des Justes à votre tour ? Regardez les familles dans la rue et les enfants qui crèvent de faim sur des matelas. Cela ne vous rappelle rien ? Et si c’était à votre tour d’être généreux ? De prendre quelqu’un chez vous à dormir sur votre canapé ? Prendre des risques. Et si pour une fois vous n’étiez pas les victimes mais ceux qui peuvent aider ?
— Les Juifs avaient des ennemis en France. Alors que les migrants n’ont pas d’ennemis sur notre territoire.
— Et votre indifférence ? Ce n’est pas une forme de collaboration ?
— Oh oh oh. Calme-toi, et ne parle pas comme ça à ton père.
— Ce discours bien-pensant est simpliste, a répondu William. Et culpabilisant pour les Juifs. Nous vivons dans un pays où il y a encore beaucoup d’antisémitisme – la preuve ces jours-ci. Imagine-toi si soudain, avec l’arrivée du Front national, tu dois être confronté à la justice alors que le sommet de la pyramide d’État n’est pas de ton côté. Eh bien, pour moi, cela change la perception d’être juif dans ce pays – c’est sûr.
— Avec ces discours catastrophistes, tu te donnes bonne conscience de ne rien faire pour les autres.
— Vous ne pouvez pas comprendre ! s’est écrié William. Georges et moi, dans notre génération, avons subi beaucoup d’antisémitisme et ça marque, n’est-ce pas, Georges ?
Georges s’est mis à rire parce que William était devenu soudain très théâtral.
— Écoute, William, lui a-t-il répondu, je suis d’accord avec toi sur tout. Mais si je suis honnête, je n’ai jamais subi d’acte antisémite. Ni à l’école, ni dans mon travail.
William a posé ses bras sur son ventre. Il n’en revenait pas d’une telle idiotie prononcée par son cousin. En souriant, sûr de son effet, il a demandé à Georges :
— Ah bon, tu es vraiment sûr ?
— Oui, a confirmé Georges. J’en suis sûr.
— Tu veux dire que tu ne t’es jamais interrogé sur ce qui t’est arrivé, l’année de ta bar-mitsva ?
Soudain Georges a compris l’allusion de son cousin.
— Ok ok… a concédé Georges dans un geste de contrition qui montrait qu’il s’avouait vaincu. Je me trouvais à l’intérieur de la synagogue, le soir de l’attentat de la rue Copernic.
— Si c’est pas un acte antisémite ! a crié William en se levant.
Sa chaise est tombée en arrière, on aurait dit une pièce de théâtre que se jouaient les deux cousins.
— Oui, c’était le 3 octobre 1980, quelques mois après ma bar-mitsva, j’étais encore dans l’élan de ferveur du judaïsme. Une des rares périodes de ma vie où j’allais très régulièrement à la synagogue…
— Pardon de t’interrompre, a dit William, mais je voudrais préciser une chose à mon fils : la date avait été choisie pour célébrer la nuit du 3 octobre 1941, où six synagogues avaient été attaquées dans Paris ! Dont Copernic.
— C’était l’office du vendredi soir, la synagogue était pleine, j’étais en train de prier avec ma sœur. Une dizaine de minutes avant la fin de l’office, pendant le Adon 'olam asher… la bombe a explosé. On a entendu une déflagration. Les vitraux sont tombés sur quelques membres de la communauté. Le rabbin nous a rapidement fait sortir par-derrière. Avec ma sœur, nous avons vu des voitures en feu. Nous avons pris sur la gauche jusqu’à l’avenue Kléber où nous avons attrapé notre bus. En arrivant à la maison, on a retrouvé Irène, notre nounou, qui regardait les actualités régionales sur FR3. Ils venaient d’annoncer l’attentat. Elle a tout de suite réalisé que nous avions échappé à un immense danger.
— Et toi ?
— Moi sur le moment non. Mais, le soir dans mon lit, mes jambes se sont mises à trembler, sans que je puisse les maîtriser.
— Ensuite, ajouta William, tu te souviens, les déclarations antisémites de Raymond Barre.
— … oui, il était Premier ministre à l’époque… il a dit que cet attentat était d’autant plus choquant qu’il avait frappé « des Français innocents » qui se trouvaient dans la rue, par hasard, devant la synagogue.
— Il a dit « des Français innocents » ?
— Oui, oui ! Comme si dans son esprit, nous, les Juifs, n’étions ni tout à fait français ni vraiment innocents…
— Mais tu ne penses pas que cet attentat a laissé une trace en toi ?
— Non. Je ne pense pas.
— C’est du déni tout ça.
— Tu crois ?
— Oui, c’est du déni. De l’enfouissement. Et aussi le sentiment d’être protégé par l’assimilation.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Regarde-nous, autour de cette table, a dit François. Nous sommes tous des enfants ou des petits-enfants d’immigrés. Tous autant que nous sommes. Et est-ce que nous nous pensons comme tels ? Absolument pas. Nous nous pensons comme des bourgeois français, issus des classes moyennes qui ont réussi. Nous avons tous le sentiment d’être parfaitement assimilés. Nos noms ont tous des consonances étrangères, et pourtant nous connaissons les bons vins du terroir, nous avons lu la littérature classique, nous cuisinons la blanquette de veau… Mais réfléchissez bien et demandez-vous si ce sentiment d’être profondément ancrés ici ne ressemble pas à ce que ressentaient les Juifs français de 1942 ? Beaucoup avaient servi l’État pendant la Première Guerre. Et pourtant on les a envoyés dans les trains.
— Voilà. Tout cela c’est le même déni. De penser qu’il ne t’arrivera rien.
— Mais personne ne vous demande vos papiers quand vous prenez le métro. Arrêtez votre délire, a dit le fils de William.
— Ce n’est pas un « délire ». La France traverse une période de grande violence, économique et sociale. Si tu regardes l’histoire de la Russie de la fin du XIXe, de l’Allemagne des années 30, ces facteurs ont toujours provoqué des manifestations antijuives : depuis que le monde est monde. Dis-moi pourquoi ce serait différent aujourd’hui ?
— Écoute, la fille d’Anne a eu un problème à l’école. N’est-ce pas ? Raconte ce qui s’est passé.
Tous les regards se sont tournés vers moi. Je n’avais quasiment pas participé au débat depuis le début du repas. Et les amis de Georges étaient curieux de m’entendre – il leur avait beaucoup parlé de moi.
— Attendez, on ne sait pas encore ce qui s’est passé à l’école… ai-je commencé. Mais quelque chose l’a perturbée et… elle a demandé à ma mère si elle était juive…
— Tu veux dire que ta fille ne sait pas qu’elle est juive ? a demandé Déborah en me coupant la parole.
— Si mais pas vraiment… Je ne suis pas pratiquante. Alors c’est vrai que je ne me suis pas réveillée un matin en disant : « Tiens au fait, tu sais qu’on est juifs… »
— Vous ne faites pas les fêtes ?
— … Justement. Toutes ! Noël… et la galette des Rois… et Halloween… et les œufs de Pâques… tout cela j’imagine doit se mélanger dans sa tête.
— Bon, a dit Georges, explique-leur ce qui s’est passé.
— Ma fille a dit : « J’ai l’impression qu’à l’école, on n’aime pas trop les Juifs. »
— Quoi ?
— Mais quelle horreur !
— Que s’est-il passé pour qu’elle pense une chose pareille ?
— Je ne sais pas trop, en fait…
— Comment ça ?
— … Je ne lui ai pas demandé… pas encore.
Mon cœur s’est serré. Je passais pour une mère indigne et une femme inconséquente, devant tous les amis de Georges que je rencontrais pour la première fois.
— Je n’ai pas eu vraiment le temps d’en reparler avec elle, ai-je ajouté… cela s’est passé il y a seulement quelques jours.
Celui qui ne disait rien, c’était Georges, mais je voyais bien qu’il ne trouvait pas comment me venir en aide.
La tension devint palpable, ses amis, ses cousins semblaient avoir changé de visage. Tout le monde m’a regardée avec méfiance.
— Je n’ai pas envie d’en faire un drame, ai-je ajouté pour me défendre. Je ne veux pas entretenir le communautarisme. Et puis si on commence à prendre au sérieux les insultes des cours d’école…
J’ai senti que mes arguments avaient agi. Les amis de Georges ne cherchaient qu’à être d’accord de toute façon, ils allaient embrayer sur autre chose, d’ailleurs c’était l’heure de passer au salon. Georges a proposé que tout le monde se lève. Déborah me lança alors à la volée :
— Si tu étais vraiment juive, tu ne prendrais pas cela à la légère.
Sa phrase avait rasé les visages de chacun avant de m’atteindre. Tout le monde fut surpris de la violence de sa remarque.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? a demandé Georges. Elle t’a dit que sa mère est juive. Sa grand-mère est juive. Sa famille est morte à Auschwitz. Tu veux quoi en plus ? Il te faut un certificat médical ?
Mais Déborah ne s’est pas démontée.
— Ah oui. Tu parles du judaïsme dans tes livres ?
Je n’ai pas su quoi répondre, j’étais déstabilisée. Je me suis mise à bafouiller. Alors Déborah m’a fixée droit dans les yeux pour me dire :
— En fait, si je comprends bien, toi tu es juive quand ça t’arrange.
Georges,
Les remarques de Déborah m’ont blessée, mais si je suis honnête, je dois bien avouer qu’elles cachaient une vérité.
Je n’étais pas à l’aise de venir fêter Pessah chez toi.
À cause d’un quiproquo qui s’est installé entre nous, depuis notre premier dîner.
Je t’ai parlé de ma famille, de leur destin. Tu as pensé naturellement que j’avais grandi dans une culture qui est aussi la tienne, et tu as exprimé le fait que cela nous rapprochait. Et je n’ai pas démenti, parce que j’avais envie que « cela nous rapproche ».
Mais ce n’est pas la vérité.
Je suis juive mais je ne connais rien de cette culture.
Il faut que tu comprennes qu’après la guerre, ma grand-mère Myriam s’est rapprochée du Parti communiste, poursuivant ainsi l’idéal révolutionnaire de ses parents du temps où ils vivaient en Russie. Elle pensait que ses enfants, ses petits-enfants, naîtraient dans un monde nouveau, sans lien avec le monde ancien. Ma grand-mère, seule survivante après la guerre, n’est plus jamais entrée dans une synagogue. Dieu était mort dans les camps de la mort.
À leur tour, mes parents ne nous ont pas élevées, mes sœurs et moi, dans le judaïsme. Les mythes fondamentaux de mon enfance, ma culture, mes modèles familiaux, appartiennent essentiellement au socialisme laïc et républicain, tel qu’il fut rêvé par une génération de jeunes adultes à la fin du XXe siècle. En cela, mes parents ressemblent à mes arrière-grands-parents dont je t’ai parlé, Ephraïm et Emma Rabinovitch.
Je suis née de parents qui ont eu 20 ans en 1968 et pour qui cela a compté. Ce fut là ma religion, si je peux dire.
C’est la raison pour laquelle je ne suis jamais entrée dans une synagogue. Pour mes parents, la religion était l’opium du peuple. Je ne faisais pas shabbat le vendredi soir. Ni Pessah. Ni Kippour. Les grands moments de rassemblements familiaux, c’était la fête de l’Huma pour les concerts, c’était Barbara Hendricks chantant Le Temps des cerises sur la place de la Bastille, c’était « la fête des parents », une fête que nous avions inventée nous-mêmes, une version non pétainiste et anticapitaliste de la fête des Mères. Je ne connais aucun texte biblique, je ne connais aucun rite, je n’ai pas fait le Talmud Torah. En revanche, mon père me lisait parfois des extraits du Manifeste du Parti communiste le soir avant de m’endormir. Je ne sais pas lire l’hébreu mais j’ai lu tout Barthes, dont j’empruntais les essais dans la bibliothèque de mes parents.
Je ne connais pas les chants de Kippour mais toutes les paroles du Chant des partisans. Nous n’allions pas à la synagogue entendre le Hazzan pour les fêtes, mais mes parents nous faisaient écouter les Doors dont je connaissais toutes les chansons par cœur avant l’âge de 10 ans. On ne m’a pas appris qu’un peuple a été élu pour sortir d’Égypte, en revanche, mes parents m’expliquaient qu’il faudrait que je travaille beaucoup, parce que j’étais une femme et que je n’aurais pas d’héritage.
Je ne connaissais pas la vie du prophète Élie. Mais les aventures du Che et du sous-commandant Marcos. Je n’avais jamais entendu parler de Maïmonide mais mon père m’a conseillé de lire François Furet quand j’ai étudié la Révolution. Ma mère n’a pas fait sa bat-mitsva. Mais elle a fait Mai 68.
Cette éducation ne donnait pas les armes pour se battre dans la vie. Mais cette culture un peu romantique, ce lait dont j’ai été nourrie, je ne l’échangerais contre aucun autre. Mes parents m’avaient inculqué les valeurs d’égalité entre les êtres, ils avaient vraiment cru en l’avènement d’une utopie, ils nous avaient façonnées mes sœurs et moi pour devenir des femmes intellectuellement libres, dans une société où les lumières de la Culture effaceraient, par leur intelligible clarté, toute forme d’obscurantisme religieux. Ils n’ont pas tout réussi, loin de là. Mais ils ont essayé. Ils ont vraiment essayé. Et je les admire pour cela.
Néanmoins.
Néanmoins un élément perturbateur venait régulièrement contredire cette éducation.
Cet élément perturbateur, c’était un mot, le mot « juif », ce mot bizarre qui jaillissait de temps en temps, le plus souvent dans la bouche de ma mère, sans que je comprenne de quoi il s’agissait. Ce mot, ou cette notion, ou plutôt cette histoire secrète, inexpliquée, ma mère l’évoquait toujours d’une façon désordonnée, et qui me paraissait brutale.
J’étais confrontée à une contradiction latente. Avec d’un côté, cette utopie que mes parents décrivaient comme un modèle de société à bâtir, gravant en nous jour après jour l’idée que la religion était un fléau qu’il fallait absolument combattre. Et de l’autre, planquée dans une région obscure de notre vie familiale, il y avait l’existence d’une identité cachée, d’une ascendance mystérieuse, d’une étrange lignée qui puisait sa raison d’être au cœur de la religion. Nous étions tous une grande famille, qu’importe notre couleur de peau, notre pays d’origine, nous étions tous reliés les uns aux autres par notre humanité. Mais au milieu de ce discours des Lumières qu’on m’enseignait, il y avait ce mot qui revenait comme un astre noir, comme une constellation bizarre, qui revêtait un halo de mystère. Juif.
Et des idées s’affrontaient dans ma tête. Pile, la lutte contre toute forme d’héritage patrimonial. Face, la révélation d’un héritage judaïque transmis par la mère. Pile, l’égalité des citoyens devant la loi. Face, le sentiment d’appartenance à un peuple élu. Pile, le refus de toute forme d’« inné ». Face, une affiliation désignée au moment de la naissance. Pile, nous étions des êtres universels, citoyens du monde. Face, nous tirions nos origines d’un monde aussi particulier que fermé sur lui-même. Comment s’y retrouver ? De loin, les choses enseignées par mes parents me semblaient claires. Mais de près elles ne l’étaient plus.
J’ai oublié des mois, des années entières de mon existence, j’ai oublié des villes que j’ai visitées, des événements qui me sont arrivés, j’ai oublié des histoires qu’en général les gens n’oublient pas, mes notes au baccalauréat, le nom de mes maîtresses d’école, et bien d’autres choses. Et malgré cette mémoire défaillante, je peux décrire avec précision chaque fois où j’ai entendu le mot « juif » dans mon enfance. Depuis la première fois qu’il m’est apparu. J’avais 6 ans.
Septembre 1985.
Pendant la nuit notre maison a été taguée d’une croix gammée. Évidemment je n’en connais pas la signification.
— Ce n’est rien, dit ma mère.
Je la sens tout de même affectée.
Lélia essaye d’enlever la croix avec une éponge et de l’eau de Javel, mais la peinture noire ne s’efface pas, sa teinte demeure dense et profonde.
La semaine suivante, notre maison est de nouveau taguée. Cette fois-ci, d’un cercle barré qui ressemble à une cible. Mes parents prononcent des mots que je n’avais jamais entendus auparavant, ce mot « juif » qui me surprend comme une gifle, ce mot qui vient pour la première fois s’immiscer dans ma vie. J’entends aussi le mot « gud » dont la sonorité, onomatopée comique, frappe mon esprit d’enfant.
— Oui, allez, c’est sans intérêt il ne faut plus y penser. Ces dessins n’ont rien à voir avec nous, me dit ma mère.
Je comprends malgré ces paroles rassurantes que Lélia se sent menacée par « quelque chose » et que ce « quelque chose », l’antisémitisme, existe dans un monde à côté du mien, un cercle d’espace et de temps qui tourne autour de ma planète d’enfant.
Janvier 1986.
Lorsque ma mère parle, des mots volent au-dessus de ma tête, insectes de nuit qui vrombissent autour de mes oreilles. Parmi eux, il y en a un qui revient dans leurs conversations, un qui n’est jamais prononcé comme les autres, avec une sonorité particulière – un mot qui me fait peur et m’excite en même temps. Ma répulsion naturelle à l’entendre est contredite par les frissons de mon corps dès qu’il apparaît – car j’ai bien compris que ce mot a un rapport avec moi, oui, je me sens « désignée » par lui.
Dans la cour de récréation, avec les autres enfants, je n’aime plus jouer à cache-cache parce que je ressens la peur douloureuse d’être découverte – la peur de la proie. À l’une des surveillantes qui s’interroge sur mes pleurs, je réponds : « Dans ma famille on est juifs. » Je me souviens de son regard étonné à ce moment-là.
Automne 1986.
Je suis en classe de CM1. La plupart de mes camarades vont au catéchisme et se retrouvent le mercredi après-midi pour faire des activités.
— Maman, je voudrais m’inscrire à l’aumônerie.
— Ce n’est pas possible, répond Lélia, agacée.
— Mais pourquoi ?
— Parce que nous sommes juifs.
Je ne sais pas ce que cela veut dire mais je sens qu’il vaut mieux ne pas insister. Soudain j’ai honte de mes désirs, honte d’avoir voulu participer à l’aumônerie – tout ça parce que les petites filles portent de belles robes blanches le dimanche devant l’église.
Mars 1987.
Dans les emballages de Malabar à l’odeur sucrée, on trouve des décalcomanies. Il faut retirer le papier protecteur, le passer sous l’eau puis attendre que l’image se colle contre la peau. J’en applique un à l’intérieur de mon poignet.
— Enlève ce tatouage immédiatement, me dit Lélia.
— Moi, j’ai envie de le garder, maman.
— Mamie sera très fâchée si elle voit ce que tu t’es fait.
— Mais pourquoi ?
— Parce que les Juifs ne se font pas de tatouages.
De nouveau le mystère. Sans autre explication.
Début de l’été 1987.
Shoah de Claude Lanzmann est diffusé pour la première fois à la télévision française durant quatre soirées. Je sens bien, malgré mes 8 ans, qu’il s’agit d’un événement très important. Mes parents décident d’enregistrer les émissions télévisées grâce au magnétoscope acheté l’été précédent pour la Coupe du monde de football.
Les cassettes de Shoah sont rangées à part, on ne les mélange pas avec les autres VHS. Ma grande sœur a dessiné une étoile de David sur chaque tranche, avec un point d’exclamation rouge et cet ordre en grosses lettres : NE PAS EFFACER. Ces cassettes me font peur, je suis contente qu’elles soient rangées à l’écart.
Ma mère les regarde pendant de longues heures. Il ne faut pas la déranger.
Décembre 1987.
Je finis par demander à ma mère :
— Qu’est-ce que cela veut dire, maman, être juif ?
Lélia ne sait pas vraiment quoi répondre. Elle réfléchit. Puis va chercher un livre dans son bureau. Elle le pose par terre sur le tapis, dont l’épaisse laine blanche peluche sur les bords.
Face à ces photographies en noir et blanc, ces images de corps décharnés en pyjamas, de fils barbelés sous la neige, de cadavres empilés les uns sur les autres et de montagnes d’habits, de lunettes et de chaussures, mes huit années de vie ne sont pas suffisantes pour réussir à organiser une résistance mentale. Je me sens physiquement attaquée, blessée par elles.
— Si nous étions nées à cette époque-là, nous aurions été transformées en boutons, dit soudain Lélia.
Les mots contenus dans cette phrase « nous aurions été transformées en boutons » dessinent une idée trop bizarre, qui m’abîme.
Ce jour-là les mots brûlent la peau de mon cerveau. C’est un endroit où plus rien ne poussera, un angle mort de la pensée.
Ma mère s’est-elle trompée ce jour-là en utilisant le mot « bouton » ? Ou est-ce moi qui ai confondu avec le mot savon ? Les expériences effectuées sur les restes humains des Juifs avaient pour but de fabriquer, à partir de la graisse, des « savons » et non des « boutons ».
Néanmoins c’est ce mot qui me reste en tête pour toujours. Je déteste recoudre des boutons – à cause de cette idée très désagréable que je pourrais être en train de recoudre un ancêtre.
Juin 1989.
C’est l’année du bicentenaire de la Révolution française. Mon école organise un spectacle sur l’année 1789. Les rôles sont distribués. Je suis choisie pour jouer Marie-Antoinette et le garçon qui est choisi pour jouer Louis XVI s’appelle Samuel Lévy.
Le jour du spectacle, ma mère et le père de Samuel discutent ensemble. Lélia fait un commentaire ironique sur le choix des acteurs pour interpréter les têtes couronnées, destinées à la décapitation. De nouveau, ce mot « juif » qui tombe dans mon oreille avec la froideur effrayante d’une guillotine. Je ressens une émotion trouble, la fierté d’être différente, mêlée d’une menace de mort.
Cette même année, 1989.
Mes parents achètent Maus I : Mon père saigne l’histoire et puis ensuite Maus II : Et c’est là que mes ennuis ont commencé. Je regarde les couvertures de ces bandes dessinées comme des miroirs terrifiants qui ne demandent qu’à être traversés. J’hésite. J’ai 10 ans et je sens bien que, si je plonge dans ces bandes dessinées, je prends le risque d’un voyage qui pourrait me transformer à jamais. Je finis par les ouvrir. Les pages de Maus se collent à mes doigts, le papier s’incruste dans la chair de mes mains, je ne peux plus m’en défaire. Les personnages en noir et blanc viennent se déposer en moi, tapisser les parois de mes poumons, mes oreilles deviennent très chaudes. La nuit, j’ai du mal à m’endormir, je regarde sur les murs de mon crâne la danse macabre des chats et des cochons courant après les souris, lanternes magiques terrifiantes. Des présences pâles s’assoient autour de moi jusque dans mon lit, des formes qui portent des pyjamas rayés. C’est le début des cauchemars.
Octobre 1989.
J’ai 10 ans. Je vois avec ma mère Sexe, mensonges et vidéo, le film de Soderbergh qui vient d’avoir la Palme d’or à Cannes, dans notre petit cinéma de quartier. Le caissier du cinéma, qui est aussi l’ouvreur et le projectionniste, me laisse entrer malgré mon très jeune âge.
Dans le film, il est question d’un mot que je ne comprends pas. De retour à la maison, une fois seule dans ma chambre, j’ouvre le dictionnaire. Masturbation. Je décide de mettre en pratique la définition, allongée sur la moquette, le dictionnaire ouvert à côté de moi. Un monde s’ouvre. Un monde inconnu et puissant.
Les jours qui suivent, je comprends aux réactions des adultes que je n’aurais jamais dû voir ce film qui pourtant m’a enchantée. La surveillante de la cantine, avec qui je m’entends bien, ne veut pas me croire. Elle me traite de menteuse et souhaite que je cesse de raconter que ma mère m’a emmenée au cinéma voir ce film. Alors je comprends que deux sujets préoccupent les adultes, deux sujets qu’ils cachent aux enfants : la sexualité et les camps de concentration.
Les images de Sexe, mensonges et vidéo se superposent à celles des images de Maus. Peu à peu je m’interdis le plaisir, à cause de la souffrance qu’ont subies les souris, à cause du peuple juif auquel je me sens appartenir, mais sans bien comprendre pourquoi.
Novembre 1990.
Je suis en sixième, la meilleure en dictée, en grammaire et surtout en rédaction. Je suis la première de la classe, la préférée. Notre professeure de français est une longue femme maigre et grise, toujours habillée de jupes en laine. Pendant la Toussaint, elle nous demande de faire notre arbre généalogique. Ces travaux réalisés à la maison ne seront pas notés, mais ils seront exposés dans la classe à la rentrée.
Les noms de ma famille du côté de ma mère sont compliqués à écrire, il y a beaucoup trop de consonnes pour le ratio voyelles, et la professeure de français n’est pas très à l’aise avec cette ville d’Auschwitz qui revient souvent dans mon arbre.
Depuis ce jour, je sens bien que quelque chose a changé. Je ne suis plus du tout la préférée. Pourtant je redouble d’efforts, pourtant mes notes sont encore meilleures, mais rien n’y fait. La tendresse et l’affection ont fait place à une forme de méfiance.
Et cette impression de nager en eaux troubles, d’être associée à des temps obscurs.
Avril 1993.
Ce printemps-là, je remporte le quatrième prix du concours national de la Résistance et de la Déportation, ouvert à tous les collégiens de France. Depuis quelques mois, je lis tout ce qui existe dans les livres d’Histoire au sujet de la Seconde Guerre mondiale. Mon père m’accompagne à la remise des prix qui a lieu à l’hôtel de Lassay, dans les ors de la République. Je suis heureuse d’être avec lui. Lors des discours, il est souvent question des « Juifs » – et je ressens de nouveau ce sentiment de fierté mêlé de crainte d’appartenir ainsi à un groupe dont on étudie l’histoire dans les livres. J’aimerais dire à l’assemblée que je suis juive, comme pour apporter de la valeur à ce prix que je viens de recevoir. Mais quelque chose m’en empêche. Je suis mal à l’aise.
Printemps 1994.
Chaque samedi je prends le RER pour aller avec mes copines au marché aux puces de la porte de Clignancourt. On achète des T-shirts Bob Marley et des pochettes en cuir qui sentent la vache. Un après-midi, je reviens avec une étoile de David autour du cou. Ma mère ne dit rien. Mon père non plus. Mais je comprends à leurs regards qu’ils n’apprécient pas que je porte ce bijou. Nous n’échangeons aucune parole. Je le range dans une boîte.
Automne 1995.
Toutes les classes de seconde sont réunies dans le gymnase du lycée pour un tournoi de handball. Quatre ou cinq filles expliquent au professeur de sport qu’elles n’y participeront pas parce que « c’est Kippour ». Je les envie et me sens exclue d’un monde qui devrait être le mien. Je suis vexée de jouer avec les « non-Juifs » sur le terrain de handball.
Ce jour-là, en rentrant à la maison, je suis triste. J’ai le sentiment que la seule chose à laquelle j’appartienne vraiment, c’est la douleur de ma mère. C’est cela, ma communauté. Une communauté constituée de deux personnes vivantes et de plusieurs millions de morts.
Été 1998.
À la fin de mon année d’hypokhâgne, je rejoins mes parents qui sont partis vivre un semestre aux États-Unis. Mon père a été nommé « professeur invité » sur le campus de l’université de Minneapolis. Lorsque j’arrive, l’ambiance n’est pas au beau fixe : depuis leur arrivée sur le sol américain, Lélia est traversée par des tourments, des « crises » étranges.
— C’est parce que je pense aux membres de ma famille qui n’ont pas pu venir se réfugier aux États-Unis. Alors je me sens coupable de leur survivre. C’est pour cela que je suis si mal.
Je suis frappée par le fait que ma mère nous parle de « sa famille » comme si nous, ses propres filles, étions soudain devenues des étrangères.
Je suis aussi frappée par cette résurgence au présent d’un vécu passé, qui a quelque chose de très déroutant – ma mère semble soudain confondre les liens généalogiques, les identités de chacun… Heureusement, de retour en France, les crises disparaissent et tout redevient normal.
À la fin de cet été-là, je suis partie de chez mes parents et j’ai commencé à vivre « ma » vie.
J’ai préparé l’École normale dans le lycée où ma grand-mère Myriam et sa sœur Noémie avaient été élèves soixante-dix ans avant moi – sans le savoir. J’ai échoué au concours, puis j’ai traversé une dizaine d’années douloureuses qui se sont adoucies quand j’ai écrit, quand j’ai aimé et que j’ai eu un enfant.
Tout cela m’a demandé une grande énergie, m’a prise tout entière.
Et au bout de ce chemin je te rencontre toi. Georges.
Tu ne peux pas imaginer comme j’ai trouvé belle cette fête de Pessah. Comment une chose que je n’avais jamais connue avait-elle pu me manquer à ce point ? J’ai senti mes ancêtres me frôler du bout de leurs doigts, tu sais… Georges, le jour se lève. Je t’ai écrit ce mail que tu liras en te réveillant. Je ne regrette pas cette nuit blanche, parce que j’ai l’impression de l’avoir passée à tes côtés.
Dans quelques minutes je vais entrer dans la chambre de Clara pour la réveiller. Et je vais lui dire :
— Ton petit déjeuner est prêt. Dépêche-toi ma chérie, j’ai une question importante à te poser.
— Clara ma chérie, ta grand-mère m’a dit que tu lui avais parlé d’un problème.
— Non. J’ai pas de problème, maman.
— Mais si, tu lui as dit que… tu avais l’impression qu’on n’aimait pas trop…
— Pas trop quoi maman ?
Clara avait très bien compris, mais j’ai dû insister.
— Si ! Tu as dit à ta grand-mère qu’à l’école on n’aime pas trop les Juifs.
— Ah oui. C’est vrai. C’est pas grave, maman.
— Il faut que tu me racontes.
— C’est bon, t’énerve pas. Avec mes copains de foot, à la récréation, on parlait du paradis, de la vie après la mort, donc chacun a dit sa religion, moi j’ai dit que j’étais juive – je t’ai entendue le dire tu sais –, alors mon copain Assan m’a répondu :
— C’est dommage, je te prendrai plus dans mon équipe.
— Pourquoi ? j’ai demandé.
— Parce que dans ma famille on n’aime pas trop les Juifs.
— Mais pourquoi ? j’ai encore demandé.
— Parce que dans mon pays on n’aime pas trop les Juifs, a dit Assan.
— Ah bon.
— J’étais déçue maman, parce que Assan c’est le meilleur en foot et qu’on gagne toujours avec lui à la récréation. Donc j’ai réfléchi et lui ai demandé :
— Mais c’est quoi ton pays ?
— Mes parents viennent du Maroc.
— J’espérais vraiment qu’il me donne cette réponse. Parce que j’avais la solution toute trouvée :
— T’inquiète Assan, je lui ai dit, il n’y a pas de problème. Tu sais quoi ? Ils se sont trompés, tes parents. Au Maroc, on aime beaucoup les Juifs.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
— Parce qu’avec ma mère, on est allées dans un hôtel là-bas pendant les vacances. Où ils étaient très gentils avec nous. Donc c’est la preuve qu’ils aiment bien les Juifs.
— Ah ok, a répondu Assan. Alors ça va, tu peux jouer dans mon équipe.
— Et après… vous en avez reparlé ?
— Non. Après on a joué à la récréation comme avant.
J’étais fière de ma fille, et de la réaction de l’autre enfant, si simple, si logique, j’ai embrassé son large front intelligent, qui pouvait effacer un instant la bêtise du monde entier. Tout était terminé. Et je l’ai emmenée à l’école, rassurée.
— Je suis désolé, m’a dit Georges au téléphone, au nom de tout ce que tu m’as écrit, au nom de tout ce que tu m’as raconté : il faut que tu le signales au directeur de l’école – tu ne peux pas laisser passer des propos antisémites dans une école publique…
— Ce ne sont pas des propos antisémites. Mais des paroles idiotes d’un petit garçon qui ne comprend pas ce qu’il dit !
— Justement, il faut que quelqu’un lui explique. Et ce quelqu’un, c’est l’école laïque et républicaine.
— Sa mère est femme de ménage. Je ne vais pas aller voir le directeur pour dénoncer le fils d’une femme de ménage.
— Et pourquoi ?
— Ce serait quand même un peu violent, socialement, que je le dénonce, tu ne trouves pas ?
— Si c’était le fils d’un bon Français, qui avait dit à Clara : « On n’aime pas trop les Juifs dans ma famille », tu irais en parler au directeur ?
— Oui, probablement. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé.
— Est-ce que tu te rends compte – je ne veux pas te blesser – de la condescendance de ta réaction ?
— Oui, je m’en rends compte. Et je l’assume. Je la préfère à la honte que j’éprouverais de faire du tort à une femme issue de l’immigration.
— Et toi, tu es issue de quoi ?
— Ok, très bien… Georges, tu as gagné. Je vais envoyer un mail au directeur de Clara, pour lui demander un rendez-vous.
Avant de raccrocher, Georges m’a dit de réserver le week-end de mon anniversaire.
— C’est dans deux mois, ai-je dit.
— Justement, j’imagine que tu es libre. Je voudrais qu’on parte tous les deux.
Toute la journée, j’ai réfléchi à la façon dont j’allais présenter les choses au directeur. Je voulais bien tourner la conversation dans ma tête, afin de ne pas me faire emporter par l’émotion. Et ne pas me laisser déstabiliser par ses questions.
— Je suis venue vous signaler un échange qui a eu lieu dans la cour entre ma fille et un autre élève de l’école. Comprenez que je ne souhaite pas donner à cet événement un caractère de gravité…
— Je vous écoute…
— … et je souhaite aussi que cela reste entre vous et moi. Je ne tiens pas à en parler à la maîtresse.
— Très bien…
— Voilà. Un enfant a dit à ma fille qu’on n’aimait pas les Juifs dans sa famille.
— Pardon ?
— Oui… c’était une conversation d’enfants… sur la religion… qui a débouché sur cette phrase absurde. Et disons que cette remarque a légèrement perturbé ma fille. Mais pas plus que cela, en vrai. J’ai l’impression qu’elle nous dérange davantage nous, les adultes.
— Qui est l’élève en question ?
— Non, je suis désolée, je souhaite préserver l’anonymat de l’enfant.
— Écoutez, j’ai besoin de savoir ce qui se passe dans mon établissement.
— Oui, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je suis venue vous voir, mais pour autant, je ne dénoncerai personne.
— Je veux que la maîtresse de Clara parle aux enfants des valeurs de l’école laïque…
— … Écoutez monsieur, je respecte votre réaction. Mais…
Tout s’enflammait et je ne pouvais plus rien maîtriser. Les conséquences pour ma fille étaient plus graves encore, je devais la changer d’école… et je voyais déjà les reportages, les journalistes tendant leurs micros : « Pensez-vous qu’il y ait un problème d’antisémitisme dans cet établissement ? », les camionnettes des chaînes d’info continue déferlant dans la rue…
J’ai ainsi imaginé le pire, jusqu’à l’heure du véritable rendez-vous.
Dans le hall d’entrée de l’école, j’ai regardé les dessins accrochés sur les murs, les ballons en mousse abandonnés dans les coins, les petits matelas bleu pétrole, les murs aux couleurs criardes… jusqu’à ce qu’une femme vienne me chercher pour m’emmener chez le directeur. En passant devant les vitres du réfectoire, où des piles de verres Duralex attendaient l’heure du déjeuner, je me suis souvenue que nous lisions notre âge dans le fond du verre.
Lorsque le directeur m’a ouvert la porte, je lui ai serré la main, c’était un peu irréel. Pourtant son bureau était exactement comme je l’avais imaginé. Un panneau de liège punaisé d’emplois du temps, avec un calendrier de l’année. Quelques cartes postales qui évoquaient des voyages lointains. Une étagère avec des dossiers, et sur son bureau, un verre avec des trombones.
Le directeur s’est installé sur son fauteuil à roulettes, il m’a souri avec des petites dents plates et écartées, qui m’ont fait penser à un hippopotame.
J’ai pris mon courage à deux mains et une grande inspiration pour lui présenter la situation. Le directeur m’a écoutée, la tête légèrement penchée vers l’avant, son visage était calme et presque immobile. Il clignait des yeux de temps en temps.
— Je ne veux pas en faire toute une histoire, lui ai-je dit, vous comprenez. Je veux simplement vous signaler l’incident qui a eu lieu dans la cour de votre école.
— Ok, m’a-t-il répondu. C’est noté.
— … Je ne souhaite pas en parler à la maîtresse, ni aux parents d’élèves…
— C’est entendu. Je n’en parlerai pas. Autre chose ?
— Euh… non…
— Eh bien je vous remercie.
J’étais tellement troublée que je suis restée à le regarder, sans bouger.
— Vous aviez quelque chose d’autre à me dire ? m’a-t-il demandé, inquiet que je ne me lève pas de ma chaise.
— Non, ai-je répondu sans bouger d’un iota. Et vous, vous aviez quelque chose d’autre à me dire ?
— Non.
Nous sommes restés ainsi face à face, pendant d’interminables secondes, dans le silence.
— Alors… je vous souhaite une bonne journée, a dit le directeur en se dirigeant vers la porte pour bien me signifier que l’entretien était terminé.
Je suis sortie de son bureau, sonnée. J’ai rallumé mon téléphone portable : il s’était écoulé en tout et pour tout six minutes.
Je n’avais pas eu à me battre pour que cette histoire reste discrète.
Je n’avais pas eu à le convaincre de ne pas en parler aux enfants.
— Tu lui as tout simplement rendu service en ne souhaitant pas que cette affaire s’ébruite, m’a dit ma mère.
— Oui, c’est ce que j’ai compris, un peu tard et brutalement, lui ai-je répondu.
— Mais tu t’attendais à quoi ?
— Je ne sais pas… Je pensais qu’il se sentirait… concerné.
— Tu pensais que le directeur se sentirait « concerné » ?
Le rire de Gérard Rambert a empli la salle du restaurant chinois, un rire comme un coup de tonnerre, qui a fait se retourner les clients des tables voisines.
Gérard vit entre Paris et Moscou. Nous déjeunons ensemble tous les dix jours, au gré de ses voyages, toujours dans le même restaurant chinois à équidistance de son appartement et du mien, toujours assis à la même place, nous y prenons le menu du jour. Quand l’été approche, nous choisissons un supplément, moi le dessert, et lui un verre de bière – dont il ne boit que quelques gorgées.
Gérard est un homme de grande taille, avec une belle peau, épaisse et toujours rasée de près. Il parle fort et il sent bon, il est toujours gai même quand il n’a pas le cœur à l’être, Gérard me fait penser à un habitant de Rome qui se serait égaré à Paris, oui Gérard aurait pu être italien, costumes sur mesure, pulls violets et chaussettes de chez Gammarelli, où s’habillent les cardinaux du Vatican.
— On ne s’ennuie jamais avec Gérard.
Voilà ce que pensent les rares personnes qui ont la chance de le fréquenter.
— Tu sais, je ne suis pas en si mauvaise compagnie, seul avec moi-même.
Ce jour-là, je lui avais raconté toute l’histoire, le rendez-vous à l’école, la réaction du directeur.
— Alors comme ça, tu t’étonnes que le directeur de l’école ne se sente pas concerné ? Excuse-moi d’éclater de rire, sinon je pourrais me mettre à pleurer. Tu n’as pas envie que je me mette à pleurer hein ? Alors laisse-moi me moquer de toi. Fegele. Toi, tu es un petit oiseau, je vais te dire pourquoi tu es un petit oiseau, mais avant fais-moi plaisir, laisse-moi goûter tes nems et ouvre bien tes oreilles. Tu m’écoutes ? Ils sont délicieux ! Je vais m’en commander aussi. Mademoiselle ? Donnez-moi la même chose que la petite ! Bon. Tu m’écoutes ?
— Oui, Gérard, je ne fais que ça, je te promets !
— On est l’année de mes 8 ans. J’ai un professeur de sport, à l’école communale, qui me dit :
— Gérard Rosenberg, vous êtes bien le digne représentant d’une race mercantile.
Nous sommes au début des années 60, Dalida chante Itsi bitsi petit bikini, et, et, et, la France est toujours aussi antisémite. Tu comprends ? Ce professeur, comme tous les Français de cette époque-là, connaît l’existence des chambres à gaz. Les cendres sont encore chaudes. Mais il me dit : « Vous êtes bien le digne représentant d’une race mercantile. » C’est une phrase que je n’ai pas comprise sur le moment. Tu me diras, c’est normal, j’ai 8 ans, je ne saisis pas le sens de chaque mot, tu vois ? Mais la phrase s’enregistre dans mon crâne, comme sur un disque dur. Et j’y ai souvent repensé. Tu veux savoir la suite ?
— Bien sûr Gérard !
— Deux ans plus tard, l’année de mes 10 ans, nous sommes en 1963 et mon père décide de changer de nom par décret en Conseil d’État. Oui, on va « changer de patronyme ». Pourquoi ? Parce que mon père souhaitait que mon grand frère – qui avait seulement 15 ans à l’époque – devienne un jour médecin. Or il avait entendu dire qu’il y avait beaucoup d’antisémitisme à la fac de médecine. Et mon père craignait un retour du numerus clausus qui aurait porté préjudice aux études de mon frère. Tu sais ce que c’est, le numerus clausus ?
— Oui, oui… en Russie… les lois de mai… mais aussi les lois de Vichy en France, seul un petit quota de Juifs avait le droit d’aller à la fac…
— C’est ça ! Donc tu connais ! Les gens ne voulaient pas être « envahis » par nous. Toujours la même vieille histoire qui en réalité est aussi une histoire très neuve. Tu verras. Bon. Mon père décide donc du jour au lendemain que toute la famille passera de Rosenberg à Rambert. Tu ne peux pas imaginer comme j’étais furieux !
— Pourquoi ?
— Mais je ne voulais pas changer de nom, moi ! Et mes parents avaient aussi décidé de me changer d’école ! Changer de nom, changer d’école, ça fait beaucoup tu sais, pour un petit garçon de 10 ans ! J’étais pas content, mais alors pas content du tout. Je leur fais une scène, je promets à mes parents de reprendre mon vrai nom le jour de mes 18 ans. Arrive le jour de la rentrée des classes. Le professeur principal fait l’appel.
— Rambert !
Moi je ne réponds pas, parce que je ne suis pas habitué.
— Rambert !
Silence. Je me dis que ce Rambert ferait bien de répondre vite, parce que le principal n’a pas l’air commode.
— RAM-BERT !
Merde ! Je me rappelle soudain que c’est moi Rambert ! Alors je réponds, surpris :
— Présent !
Et bien sûr tous les enfants se marrent, c’est normal. Le principal pense que je l’ai fait exprès, que je fais le pitre, que je veux me faire remarquer, tu vois, ce genre de conneries ! Donc pour te dire que, sur le moment, je suis très mécontent. Vraiment. Très. Mé-con-tent. Mais petit à petit, je me rends compte qu’à l’école, s’appeler Gérard « Rambert » n’a vraiment rien à voir avec le fait de s’appeler Gérard « Rosenberg ». Et tu veux savoir quelle est la différence ? C’est que je n’entendais plus de « sale Juif » quotidien dans la cour de l’école. La différence c’est que je n’entendais plus des phrases du genre « C’est dommage qu’Hitler ait raté tes parents ». Et dans ma nouvelle école, avec mon nouveau nom, je découvre que c’est très agréable qu’on me foute la paix.
— Mais dis-moi Gérard, qu’est-ce que tu as fait finalement, à tes 18 ans ?
— Comment ça, qu’est-ce que j’ai fait ?
— Tout à l’heure tu m’as dit : « Je promets à mes parents de reprendre mon vrai nom le jour de mes 18 ans. »
— Ce jour-là, si quelqu’un m’avait demandé : « Gérard, tu as envie de redevenir Gérard Rosenberg ? », j’aurais répondu : « Pour rien au monde. » Maintenant ma chérie, sois gentille, termine tes nems, tu n’as rien mangé.
— Moi aussi je porte un nom français, tout ce qu’il y a de plus français. Et ton histoire, cela me fait penser que…
— Que ?
— Au fond, je suis rassurée, que sur moi « cela ne se voie pas ».
— C’est sûr ! On te ferait chanter la messe en latin ! Tu sais, je vais t’avouer quelque chose… quand tu m’as dit – alors qu’on se connaissait déjà depuis dix ans – que tu étais juive… je suis tombé de ma chaise !
— À ce point ?
— Je t’assure ! Avant que tu ne me le dises, si quelqu’un m’avait demandé : « Tu sais que la mère d’Anne est ashkénaze ? », j’aurais répondu : « Tu te fous de ma gueule ? Arrête tes conneries ! » Tu as tellement le physique de la « femme française ». Une vraie goy ! Une echte goy !
— Tu sais Gérard, dans ma vie j’ai toujours eu beaucoup de mal à prononcer la phrase : « Je suis juive. » Je ne me sentais pas autorisée à la dire. Et puis… c’est bizarre… comme si j’avais intégré les peurs de ma grand-mère. D’une certaine manière, la partie juive cachée en moi était rassurée que la partie goy la recouvre, pour la rendre invisible. Je suis insoupçonnable. Je suis le rêve accompli de mon arrière-grand-père Ephraïm, j’ai le visage de la France.
— Toi tu es surtout un cauchemar d’antisémite, a dit Gérard.
— Pourquoi ? lui ai-je demandé.
— Parce que même toi tu en es, a-t-il conclu en éclatant de rire.
— Maman, j’ai parlé avec Clara, j’ai vu le directeur, j’ai fait tout ce que tu m’as demandé. Maintenant tu dois tenir ta promesse.
— Très bien. Pose-moi des questions et j’essayerai de te répondre.
— Pourquoi tu n’as pas cherché à savoir ?
— Je vais t’expliquer, a répondu Lélia. Attends, je vais chercher mon paquet de clopes.
Lélia a disparu dans son bureau et elle est revenue dans la cuisine quelques minutes plus tard, en s’allumant une cigarette.
— La commission Mattéoli, tu en as entendu parler ? m’a-t-elle demandé. En janvier 2003… j’étais en plein dedans… c’était… tellement étrange de recevoir cette carte à ce moment-là. Je l’ai senti comme une menace.
Je n’ai pas tout de suite compris le lien entre la commission et la menace ressentie par ma mère. J’ai froncé les sourcils et Lélia a compris que j’avais besoin d’éclaircissements.
— Pour que tu comprennes bien, il faut qu’on revienne, comme toujours, un peu en arrière.
— J’ai tout le temps, maman…
— Après la guerre, Myriam a voulu déposer un dossier officiel, pour chacun des membres de sa famille.
— Quel dossier officiel ?
— D’actes de décès !
— Oui… évidemment.
— Ce fut très compliqué. Presque deux ans de démarches administratives assidues pour que Myriam puisse déposer un dossier. Et attention, à ce moment-là, l’administration française ne parle pas officiellement de « morts en camp » ni de « déportés »… on parle des « non rentrés ». Tu comprends ce que cela signifie ? Symboliquement ?
— Tout à fait. L’État français dit aux Juifs : vos familles ne sont pas mortes assassinées par notre faute. Elles ne sont… pas rentrées.
— Tu imagines l’hypocrisie ?
— Et surtout j’imagine la douleur pour ces familles qui n’ont pas pu faire leur deuil. Il n’y a pas eu d’au revoir, il n’y a pas de tombe pour se recueillir. Et pour couronner le tout, l’administration utilise un vocabulaire sibyllin.
— Le premier dossier que Myriam réussit à obtenir, au sujet de sa famille, est daté du 15 décembre 1947. Il est signé par elle et contresigné par le maire des Forges le 16 décembre 1947.
— Le même maire qui signait les lettres pour le départ de ses parents ? Brians ?
— Le même, c’est à lui qu’elle avait directement affaire.
— C’était la volonté de De Gaulle : réconcilier les Français, garder le socle administratif des gens qui n’avaient fait « que leur devoir », reconstruire une nation sans la diviser… mais cela a dû être difficile à avaler pour Myriam.
— Il faut attendre encore un an, jusqu’au 26 octobre 1948, pour qu’Ephraïm, Emma, Noémie et Jacques soient officiellement reconnus comme « disparus ». Myriam accuse réception de ces actes le 15 novembre 1948. Une nouvelle étape commence pour elle : les décès doivent être officiellement attestés. Seul un jugement du tribunal civil peut suppléer à l’absence de corps.
— Comme pour les marins disparus en mer ?
— Exactement. Les jugements sont rendus le 15 juillet 1949, sept ans après leur mort. Or, tiens-toi bien, dans les actes de décès fournis par l’administration française, le lieu officiel de leur mort est : Drancy pour Ephraïm et Emma ; Pithiviers pour Jacques et Noémie.
— L’administration française ne reconnaît pas qu’ils sont morts à Auschwitz ?
— Non. Ils sont passés de « non rentrés » à « disparus » puis « morts sur le sol français ». La date retenue officiellement est celle des départs de France des convois de déportation.
— Je n’en reviens pas…
— Pourtant une lettre du ministère des Anciens Combattants et Victimes de guerre au procureur du tribunal de première instance demandait à ce que le lieu de mort soit Auschwitz. Le tribunal en a décidé autrement. Mais ce n’est pas tout, on refusait de dire que les Juifs étaient déportés pour des questions raciales. On disait que c’était pour des raisons politiques. Les associations d’anciens déportés obtiendront seulement en 1996 la reconnaissance de « mort en déportation » ainsi que la rectification des actes de décès.
— Et qu’est-ce qu’on fait des images des libérations des camps ? Des témoignages ? De Primo Levi…
— Tu sais, il y a eu cette prise de conscience, juste après la guerre, au moment de la libération des camps et du retour des déportés – et puis, peu à peu, dans la société française, on a mis ça sous le tapis. Plus personne ne voulait en entendre parler, tu m’entends ? Personne. Ni les victimes, ni les collabos. Il y a quelques voix qui se sont élevées. Mais il va falloir attendre les Klarsfeld, dans les années 80, et Claude Lanzmann à peu près à la même époque, pour dire : « On ne doit pas oublier. » Eux, font le boulot. Un travail immense, œuvre d’une vie. Mais sans eux, c’est le silence. Tu comprends ?
— J’ai du mal à me le figurer, parce que j’ai grandi à l’époque où justement, grâce aux Klarsfeld et à Lanzmann, on en parlait beaucoup. Je n’avais pas mesuré les décennies de silence qui avaient précédé.
— Donc j’en arrive à la commission Mattéoli… Tu vois ce que c’est ?
— Oui très bien. « La mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France ».
Alain Juppé, alors Premier ministre, avait défini les contours de cette mission dans un discours de mars 1997 :
« Afin d’éclairer pleinement les pouvoirs publics et nos concitoyens sur cet aspect douloureux de notre histoire, je souhaite vous confier la mission d’étudier les conditions dans lesquelles des biens, immobiliers et mobiliers, appartenant aux Juifs de France ont été confisqués ou, d’une manière générale, acquis par fraude, violence ou vol, tant par l’occupant que par les autorités de Vichy, entre 1940 et 1944. Je souhaite notamment que vous tentiez d’évaluer l’ampleur des spoliations qui ont pu ainsi être opérées et que vous indiquiez à quelles catégories de personnes, physiques ou morales, celles-ci ont profité. Vous préciserez également le sort qui a été réservé à ces biens depuis la fin de la guerre jusqu’à nos jours. »
— Une instance fut ensuite chargée d’examiner les demandes individuelles formulées par les victimes de la législation antisémite établie pendant l’Occupation – ou par leurs ayants droit. Si l’on pouvait prouver que des biens appartenant à notre famille avaient été spoliés, à partir de 1940, l’État français se devait donc d’indemniser, sans délai de prescription.
— C’était essentiellement les tableaux et les œuvres d’art, si je me souviens bien ?
— Non ! Il s’agissait de tous les biens ! Appartements, sociétés, voitures, meubles, et même l’argent liquide que l’État récupérait dans les différents camps de transit. La Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation devait garantir un suivi du traitement des demandes. Et apporter une réparation.
— Et dans la réalité ?
— J’y suis arrivée mais… cela n’a pas été simple. Comment prouver que ma famille était morte en camp à Auschwitz ? Alors que l’État français avait décrété qu’ils étaient morts en France. C’était marqué dans leurs actes de décès de la mairie du 14e. Et comment prouver que leurs biens avaient été spoliés ? Puisque l’État français avait organisé la disparition des traces ! Et je n’étais pas la seule, évidemment… nombreux sont les descendants qui étaient, comme moi, coincés…
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— Une enquête. Grâce à un article paru dans le journal Le Monde, en l’an 2000. Un journaliste donnait l’adresse de tous les endroits où il fallait écrire, si on voulait déposer un dossier à la commission. « Si vous voulez des documents, écrivez là, là et là, dites que c’est la commission Mattéoli. » C’est comme ça qu’on a eu accès aux archives françaises.
— Avant cela vous n’aviez pas accès aux archives ?
— Disons que les archives n’étaient pas officiellement « interdites » au public… mais que l’administration ne facilitait pas les démarches et surtout… n’en faisait pas la publicité. Ce n’était pas comme aujourd’hui, avec Internet. On ne savait pas à qui s’adresser, où, quoi, comment… Cet article a tout changé pour moi.
— Tu as écrit ?
— J’ai écrit aux adresses données par Le Monde, et j’ai reçu assez rapidement des réponses. J’ai eu deux rendez-vous. Un aux Archives nationales et un aux archives de la Préfecture de police. Et puis j’ai reçu des documents photocopiés, de la part des archives du Loiret et de celle de l’Eure. Grâce à tous ces documents, j’ai pu avoir les fiches d’entrée et de sortie des camps… J’ai pu monter le dossier qui prouvait qu’ils avaient été déportés.
— Restait à déterminer les biens volés.
— Oui, cela ne fut pas facile. J’ai retrouvé quand même les fiches de la SIRE, la société d’Ephraïm, qui prouvaient que sa société avait été spoliée par la Compagnie générale des eaux au moment de l’aryanisation des entreprises. J’ai mis aussi des photographies de famille que j’avais retrouvées aux Forges, grâce auxquelles j’ai pu montrer qu’ils avaient une voiture, un piano… et que tout ça avait disparu.
— Donc tu as déposé le dossier ?
— Oui, en 2000. C’était le dossier no 3816. J’ai été convoquée pour un oral qui devait avoir lieu… tiens-toi bien : début janvier 2003.
— Au moment de la carte postale…
— Oui, c’est pour ça que j’ai été mal à l’aise, avec cette histoire.
— Je comprends. Comme si quelqu’un te menaçait pour te déstabiliser dans ta démarche. Et comment s’est passée la commission ?
— J’étais face à une sorte de jury, un peu comme quand j’ai soutenu ma thèse. En face de moi il y avait le président de la commission, et aussi des représentants de l’État, mon rapporteur… cela faisait du monde… Je me suis brièvement présentée. On m’a demandé si je voulais m’exprimer, si j’avais des questions. J’ai dit non. Et puis le rapporteur m’a dit qu’il n’avait jamais vu un dossier aussi bien constitué.
— Cela ne m’étonne pas de toi, maman.
— Quelques semaines plus tard j’ai reçu un papier m’indiquant la somme d’argent que l’État allait me donner. Une somme… symbolique.
— Qu’est-ce que tu as ressenti ?
— Tu sais, pour moi, ce n’était pas une question d’argent. Au fond, ce qui m’importait, c’est que la République française reconnaisse que mes grands-parents avaient été déportés de France. C’était mon seul but. Quelque part… je voulais exister en France… à travers cette reconnaissance officielle.
— Mais tu crois donc que la carte postale avait un lien avec les gens qui s’occupaient de la commission ?
— C’est ce que j’ai pensé sur le moment. Mais aujourd’hui, je sais que c’est une pure coïncidence…
— Tu as l’air très sûre de toi.
— Oui. J’y ai beaucoup réfléchi. Pendant des semaines et des semaines. Qui, dans la commission, aurait pu m’envoyer une chose pareille ? Et pourquoi ? Pour m’intimider ? Que je ne me présente pas à la commission ? Et puis, à force de me creuser la tête, de relire les noms, les dossiers, j’ai eu une révélation. Quelques mois plus tard…
Lélia s’est levée pour aller chercher un cendrier. Je l’ai regardée silencieusement sortir de la pièce puis revenir.
— Tu te souviens, quand je t’ai dit que les Russes avaient plusieurs prénoms ? m’a demandé Lélia.
— Oui, comme dans les romans russes… « on finit par s’y perdre »…
— Eh bien ils avaient aussi plusieurs orthographes. « Ephraïm » s’écrivait aussi « Efraïm ». Dans les courriers administratifs, il écrivait son prénom avec un f. Mais dans le courrier personnel, il écrivait son prénom avec ph.
— Où veux-tu en venir ?
— Un jour, j’ai réalisé que, dans les dossiers déposés à la commission, j’avais écrit Efraïm avec un f. Et non pas ph comme sur la carte postale.
— Tu en as donc conclu que la carte n’était pas liée à la commission…
— … mais qu’elle venait forcément d’un intime de la famille.
1. Statistiquement, les lettres anonymes sont envoyées par le cercle des proches. En premier, par les membres de la famille, puis les amis, les voisins et enfin les collègues de travail. (= Proches des Rabinovitch.)
2. Toujours statistiquement, les voisins comptent beaucoup dans les faits divers. En région parisienne par exemple, plus d’un meurtre sur trois est dû à des altercations entre voisins. (= Voisins des Rabinovitch.)
3. Une célèbre graphologue, Suzanne Schmitt, affirme : « Avec l’expérience, on s’aperçoit que les personnes qui écrivent des lettres anonymes sont très souvent discrètes. Écrire une lettre anonyme, c’est une façon d’exprimer ce qu’elles ne peuvent pas dire oralement. » (= Personnalité discrète.)
4. Les courriers anonymes sont écrits, la plupart du temps, en lettres capitales, afin de brouiller les pistes. L’auteur prend sa main gauche s’il est droitier et inversement – afin de modifier son écriture. « Mais même avec la main gauche, les particularités ressortent », a observé Suzanne Schmitt. (= L’auteur de la carte anonyme n’a pas écrit en lettres capitales. Écriture modifiée ? Ou au contraire, voulait-il qu’on le reconnaisse ?)
J’ai lu à Lélia les notes que j’avais prises dans mon carnet. Elle m’a écoutée, le regard au loin, comme lorsqu’elle est très concentrée. J’ai dessiné trois colonnes sur ma page : voisins, amis, famille. Ces trois mots, perdus sur ma feuille blanche, me sont apparus soudain dérisoires. Et pourtant. Ils étaient nos seuls amers, qui offrent aux navigateurs des points de repère – un rocher, un clocher ou une tour. Nous allions nous y accrocher.
— Ok, je t’écoute, a dit Lélia en allumant une cigarette coupée en deux aux ciseaux, une de ses inventions personnelles pour moins fumer.
— Partons des amis de Myriam et Noémie. Qui connaissais-tu ?
— Je ne vois qu’une seule personne. Colette Grés.
— Oui, je m’en souviens, tu m’en avais parlé. Tu sais si elle était encore vivante en 2003 ?
— Tout à fait. Elle est morte en 2005. Je suis allée à son enterrement. Après la guerre, Colette était devenue infirmière dans les salles d’opération de la Pitié-Salpêtrière. C’était une femme très bien. Elle est restée proche de ma mère. Colette s’est beaucoup occupée de moi lorsque j’étais petite, quand Myriam a refait sa vie. Colette habitait 21 rue Hautefeuille. Je dormais dans la tourelle au deuxième étage.
— Alors tu crois qu’elle pourrait être l’auteure de la carte postale ?
— Pas du tout ! Je ne l’imagine pas m’envoyer une carte postale anonyme.
— Était-elle timide ?
— Timide, non. Je ne dirais pas timide. Mais discrète, oui. Une femme plutôt réservée.
— Elle perdait peut-être un peu la tête ?
— Non. Elle m’avait même écrit une lettre très sensée, un an ou deux avant sa mort… Mais le problème c’est… où est-elle, cette lettre ? Tu sais, je trouve, j’archive… mais je ne classe pas vraiment. C’est un peu le bazar… je ne peux pas te dire où sont les choses exactement…
Ma mère et moi avons levé nos yeux devant la bibliothèque remplie d’archives. Où cette lettre pouvait-elle être rangée, parmi les centaines de pages plastifiées des dizaines de classeurs ? Nous allions mettre des heures à la retrouver. Il fallait tout ouvrir, tout regarder, les boîtes cartonnées, les classeurs annotés, contenant des fac-similés de papiers administratifs, des photocopies de vieilles photographies. Pendant que nous nous mettions toutes les deux à chercher, comme si nous creusions dans le sable, j’ai raconté à Lélia mes dernières réflexions.
— J’ai fait une recherche auprès des éditeurs de la carte postale, « La Cigogne » SODALFA, on lit leur adresse écrite en tout petit, au milieu de la carte, avec le nom du photographe, Zone industrielle BP 28, 95380 Louvres. Je me suis dit qu’ils pourraient peut-être m’aider à retrouver la date où la photographie a été prise. Mais cette piste n’a rien donné.
— Dommage, a dit Lélia.
— Le cachet est celui de la poste centrale du Louvre. J’ai fait des recherches.
— Mais elle a fermé depuis, la poste du Louvre, non ?
— Oui, j’ai regardé sur Internet. En 2003, c’était la seule poste ouverte tous les jours de l’année, même le dimanche et les jours fériés. Toute la nuit. Le cachet a été apposé le 4 janvier 2003 : j’ai vérifié, c’était un samedi.
— Et donc ? a demandé Lélia en continuant à fouiller.
— Et donc on peut affirmer avec certitude que l’auteur de la carte postale s’est rendu à la poste centrale du Louvre, entre la nuit du vendredi au samedi, minuit une, et celle du samedi au dimanche, minuit moins une, « à l’exception du créneau allant de 6 h à 7 h 30 du matin, réservé à des opérations informatiques de maintenance et de sauvegarde ».
— Et que peux-tu en conclure ?
— J’ai regardé sur Internet le temps qu’il faisait ce jour-là. Je te cite le bulletin météorologique : « 8 cm de neige dans les rues du 12e arrondissement à Paris, du jamais vu depuis le 13 janvier 1999 à Paris. À 11 h 30, la pluie se transforme en neige, en grains d’abord, puis de la neige roulée ensuite. La visibilité est pratiquement nulle. »
— Ah oui, je me souviens maintenant, il avait beaucoup neigé ce week-end-là…
— Il faut être pris d’une étrange nécessité pour envoyer une carte postale anonyme en plein milieu d’une tempête de neige. Tu ne trouves pas ?
Nous sommes restées quelques secondes à imaginer pourquoi l’auteur de la carte postale avait décidé ce jour-là de braver des intempéries capables de bloquer toute visibilité.
— La voilà ! finit par lancer ma mère en brandissant un papier ! C’est la lettre de Colette Grés !
Lélia m’a tendue une enveloppe sur laquelle était notée l’adresse de ma mère, mais au nom de Myriam. Exactement comme sur la carte postale. En revanche, la graphie n’avait rien à voir. La lettre était écrite sur un papier de correspondance bleu ciel, très épais et granuleux. Ma mère l’a lue rapidement, puis elle me l’a donnée sans faire de commentaire. Je l’ai sentie troublée.
31 juillet 2002
Ma chère Lélia,
Enfin une surprise très agréable pour moi ! Tu ne m’as pas oubliée ! Tu as bien fait de reconstituer le destin de ta famille Rabinovitch, ta mère était trop traumatisée par la perte de No et Jacques et de ses parents. Cela a été trop dur pour elle – j’ai toujours aimé Noémie, elle m’envoyait des lettres – superbes – elle aurait été un très bon écrivain.
J’ai eu des remords car j’avais une bicoque là-bas à côté de la Picotière, mais les soldats passaient toujours là – qui sait ! Devant la route ! Ils allaient chercher des lapins et des œufs je suppose dans la ferme d’à côté.
J’ai gardé ta lettre longtemps, je te téléphonerai en septembre… si je pars. Excuse-moi.
Je t’embrasse, Lélia, très affectueusement, Colette.
— Pourquoi Colette écrit-elle « tu ne m’as pas oubliée » ?
— Eh bien c’est simple. En 2002, j’étais dans mes recherches, j’ai eu l’idée de lui écrire, pour qu’elle me parle de la guerre et de ses souvenirs.
— Tu te souviens en quel mois tu lui as écrit ?
— Je dirais février ou mars 2002.
— Tu lui écris en mars… et elle attend le mois de juillet pour te répondre… quatre mois… or c’est une vieille dame… elle a du temps pour écrire… Tu sais, cela me fait penser que juillet est un mois particulier dans l’histoire des Rabinovitch… c’est l’arrestation des enfants dont elle parle dans sa lettre. Comme si quelque chose s’était ravivé en elle…
— Mais tout cela n’explique pas pourquoi Colette m’aurait envoyé, six mois plus tard, une carte postale anonyme…
— Moi je vois très bien au contraire ! Dans sa lettre, elle t’écrit : « J’ai eu des remords car j’avais une bicoque là-bas à côté de la Picotière. » C’est fort comme mot, « remords », on ne l’emploie pas à la légère. Il y a quelque chose qui la travaille depuis l’arrestation, profondément… juillet 2002… juillet 1942… Ce qui est troublant c’est qu’elle en parle comme si c’était hier, les soldats, les lapins… Au fond, elle s’est dit qu’elle aurait pu cacher les enfants dans cette bicoque… Comme si elle devait s’expliquer vis-à-vis de toi. Une façon de dire : j’aurais pu réussir à cacher Jacques et Noémie chez moi, peut-être, mais ils auraient quand même été découverts… donc il ne faut pas m’en vouloir.
— En effet. On dirait qu’elle se sent dans l’obligation de me rendre des comptes. On a l’impression qu’elle se justifie de quelque chose.
Soudain, tout est devenu clair dans ma tête. Et limpide. Tout s’emboîtait parfaitement.
— Donne-moi une cigarette maman.
— Tu refumes ?
— Oh ça va, c’est une moitié, en plus… Voilà comment je vois les choses. Après la guerre, Colette se sent coupable. Sans jamais oser aborder le sujet avec Myriam. Mais elle n’oublie jamais l’arrestation de Jacques et Noémie. Soixante ans après les faits, elle reçoit ta lettre. Et elle pense que tu cherches à interroger sa responsabilité pendant la guerre. Gênée, surprise, elle te répond cette lettre où, à demi-mot, elle évoque son sentiment de faute, ses « remords » comme elle dit. Elle a 85 ans, elle sait qu’elle va mourir et elle ne veut pas emmener ces repentirs dans l’au-delà. Alors elle envoie la carte pour se soulager de quelque chose.
— Ça se tient, mais j’ai un peu de mal à y croire…
— Tout colle, maman. Elle était encore en vie en 2003, elle a connu intimement la famille Rabinovitch. Et elle avait ton adresse sous la main… puisque tu lui avais envoyé une lettre quelques mois plus tôt. Je ne vois pas ce qu’il te faut de plus ?
— Donc cette carte serait un aveu ? s’est demandé ma mère, qui n’était toujours pas convaincue par mes arguments.
— Exactement. Avec un lapsus révélateur ! Puisqu’elle te l’envoie à toi – avec le nom de Myriam. Son objectif inconscient était de tout révéler à Myriam, depuis toujours. Tu dis que Colette s’est beaucoup occupée de toi, c’est qu’elle devait sentir une dette vis-à-vis de son amie, tu ne crois pas ? Cette carte est, d’une certaine manière, ce que Jodorowsky aurait appelé « un acte psychomagique ».
— Je ne connais pas…
— Jodorowsky dit, je le cite : « Nous trouvons dans l’arbre (généalogique) des endroits traumatisés, non digérés, qui cherchent indéfiniment à se soulager. De ces endroits sont lancées des flèches vers les générations futures. Ce qui n’a pas pu être résolu devra être répété et atteindre quelqu’un d’autre, une cible située une ou plusieurs générations plus loin. » Toi, tu es la cible de la génération d’après… Maman, est-ce que Colette habitait à côté de la poste du Louvre ?
— Pas du tout. Elle vivait dans le 6e, je t’ai dit, rue Hautefeuille… Je n’imagine pas Colette, 85 ans, mettre le pied dehors en pleine tempête. Elle aurait pu se briser les os à chaque coin de rue… pour aller jusqu’à la poste du Louvre un samedi. Cela ne tient pas debout.
— Elle a pu demander à quelqu’un de la mettre au courrier… une personne qui travaillait chez elle par exemple… et qui elle… aurait habité dans le coin du Louvre.
— L’écriture entre la carte et la lettre n’ont rien à voir.
— Et alors ! Elle a pu la falsifier…
Je suis restée quelques secondes silencieuse. Tout s’expliquait, tout rentrait dans des déductions précises, et pourtant. Pourtant, je me fiais à l’intuition de ma mère : elle pensait que ce n’était pas Colette.
— Ok maman, je t’entends. Mais j’ai quand même envie de comparer les écritures… En avoir le cœur net.
Cher Franck Falque, je crois que nous avons retrouvé, ma mère et moi, l’auteur de la carte postale. Elle s’appellerait Colette Grés, c’était une amie de ma grand-mère qui a très bien connu les enfants Rabinovitch. Elle est morte en 2005. Pourriez-vous m’aider à en savoir davantage ?
Franck Falque m’a répondu comme toujours, dans la minute suivante :
Vous devriez écrire à Jésus le criminologue dont je vous ai donné la carte.
J’aurais dû le faire depuis longtemps.
Cher Monsieur,
Sur les conseils de Franck Falque, je vous envoie une photographie de la carte postale anonyme que ma mère a reçue en 2003. Pourriez-vous me dire ce que vous en pensez ? Pourriez-vous dégager un profil psychologique de l’auteur ? Son âge ? Son sexe ? Ou toute information qui pourrait nous aider à l’identifier ? Je vous mets en pièce jointe la photo recto verso de la carte postale. Avec toute ma reconnaissance pour l’attention que vous porterez à ma demande, Anne.
Chère Madame,
Les mots de la carte postale ne suffisent malheureusement pas pour effectuer un profilage psychologique par graphologie. Je peux simplement vous dire que l’écriture ne semble pas spontanée. Mais rien de plus.
Cordialement, Jésus.
Cher Monsieur,
Je comprends tout à fait que vous soyez réticent à l’idée de livrer une analyse à partir d’une petite quantité de mots, car cela met en péril la pertinence de votre travail. Malgré tout, pourriez-vous me donner quelques éléments ?
Je considérerais les résultats en sachant très bien qu’il faut les prendre « avec des pincettes ».
Je vous remercie infiniment,
Anne.
Chère Madame,
Voici quelques éléments donc, à « prendre avec des pincettes » comme vous dites.
1. Le A de Emma n’est pas du tout fréquent. Je dirais même que c’est très rare. C’est une façon de tracer les A qui est la marque d’une écriture déguisée intentionnellement. Ou de quelqu’un qui n’aurait pas l’habitude d’écrire.
2. Ce qui est troublant, c’est que l’écriture des prénoms à gauche de la carte semble modifiée, tandis que celle de l’adresse postale semble « sincère » – c’est le terme que nous utilisons pour désigner une écriture spontanée, non modifiée. La question est de savoir si c’est le même scripteur à droite et à gauche. Il me semble que oui. Mais je ne peux pas l’affirmer.
3. Les chiffres de l’adresse ne nous apportent pas d’éléments. Il faut savoir que les chiffres ne sont jamais très concluants pour nous, car nous ne possédons que 10 chiffres, les chiffres de 0 à 9 – tandis que nous disposons de 26 lettres. Les chiffres ne sont jamais vraiment personnalisés, nous apprenons à les tracer à l’école, tous de la même manière. Ensuite ils évoluent très peu dans notre vie. Ce n’est jamais un élément intéressant dans notre travail. Là, sur votre carte postale, à part les 3 particulièrement anguleux, les autres tracés sont très fréquents. (Les majuscules posent exactement le même problème.) Voilà tout ce que je peux observer,
Je ne peux pas vous en dire davantage,
Cordialement, Jésus.
Cher Monsieur,
J’ai une autre demande à vous faire. Mes soupçons se portent sur quelqu’un, dont je possède une lettre manuscrite.
Pourriez-vous comparer les écritures de la carte postale avec une lettre de deux pages ?
Cordialement, Anne.
Chère Madame,
Oui, c’est tout à fait possible. À une seule condition : il faut que la lettre manuscrite date de la même période que l’envoi de la carte postale. Les écritures changent en moyenne tous les cinq ans.
Cordialement, Jésus.
Cher Monsieur,
La lettre a été envoyée en juillet 2002 et la carte postale en janvier 2003 – cela fait seulement six mois d’écart.
Cordialement, Anne.
Chère Madame,
Envoyez-la-moi, je vais voir ce que je peux faire, s’il est possible de déterminer les correspondances graphiques avec la lettre.
Cordialement, Jésus.
Cher Monsieur,
Vous trouverez donc en pièce jointe la fameuse lettre manuscrite, écrite en juillet 2002. Pensez-vous qu’il puisse s’agir du même auteur que la carte postale ?
Cordialement, Anne.
Jésus m’a prévenue qu’il me répondrait, mais pas avant quinze jours. Je devais penser à autre chose en attendant, avancer dans mon travail, faire les courses, aller chercher ma fille à l’école, au judo, faire des crêpes et mettre des goûters dans des boîtes pour le quatre-heures, déjeuner avec Georges et prendre des nouvelles de Gérard qui était de nouveau reparti à Moscou. Et surtout, ne pas être impatiente.
Pourtant, tout me ramenait sans cesse à la carte postale. J’ai repensé à cette femme, Nathalie Zajde, que j’avais rencontrée chez Georges et dont il m’avait offert le livre. Elle parlait des livres Yizkor, « les livres compilés après la Seconde Guerre mondiale, remplis de souvenirs de gens qui étaient partis avant la guerre et des témoignages de ceux qui n’étaient pas partis, afin de conserver une trace des communautés ». J’ai pensé à Noémie, aux romans qui étaient en elle et qui ne seraient jamais écrits. Puis j’ai pensé à tous les livres qui étaient morts, avec leurs auteurs, dans les chambres à gaz.
Après la guerre, dans les familles juives orthodoxes, les femmes avaient eu pour mission de mettre au monde le plus d’enfants possible, afin de repeupler la terre. Il m’a semblé que c’était la même chose pour les livres. Cette idée inconsciente que nous devons écrire le plus de livres possible, afin de remplir les bibliothèques vides des livres qui n’ont pas pu voir le jour. Pas seulement ceux qu’on a brûlés pendant la guerre. Mais ceux dont les auteurs sont morts avant d’avoir pu les écrire.
J’ai pensé aux deux filles d’Irène Némirovsky qui, devenues adultes, avaient retrouvé le manuscrit de Suite française sous du linge au fond d’une malle. Combien de livres oubliés, cachés dans des valises ou des armoires ?
Je suis sortie pour marcher dans le jardin du Luxembourg, je me suis installée sur une des chaises en fer, profitant du charme mélancolique de ce jardin, que les Rabinovitch avaient traversé des dizaines de fois jadis.
Il y a eu soudain une odeur de chèvrefeuille après la pluie, j’ai marché vers le théâtre de l’Odéon, comme ce jour où, ayant enfilé cinq culottes les unes sur les autres, Myriam partit traverser la France dans le coffre d’une voiture. Les affiches n’étaient pas celles d’un Courteline mais d’une pièce d’Ibsen, Un ennemi du peuple, dans une mise en scène de Jean-François Sivadier. J’ai descendu la rue de l’Odéon et les escaliers de la ruelle Dupuytren qui donne sur la rue de l’École-de-Médecine. Je suis passée devant le 21 rue Hautefeuille et sa tourelle d’angle octogonale, où Myriam et Noémie Rabinovitch avaient passé des heures à rêver leurs vies, chez Colette Grés. J’ai essayé d’entendre les voix des petites filles juives d’autrefois. Quelques mètres plus loin, dans la rue, une pancarte historique mentionnait : « Le terrain délimité par la rue Hautefeuille, entre les numéros 15 et 21, la rue de l’École-de-Médecine, la rue Pierre-Sarrazin et la rue de la Harpe fut au Moyen Âge, jusqu’en 1310, un cimetière juif. » Les poches de temps communiquaient sans cesse.
J’ai traversé les rues de Paris avec le sentiment de déambuler, hagarde, dans une maison trop grande pour moi. J’ai continué mon chemin vers le lycée Fénelon. C’était là, que, pendant deux années, j’avais été khâgneuse.
Aujourd’hui comme il y a vingt ans, je quittais la lumière de la rue Suger pour trouver l’obscurité et la fraîcheur du hall d’entrée. Ces vingt années étaient passées vite. Je ne savais pas à l’époque que Myriam et Noémie avaient été élèves dans ce lycée, et pourtant, quelque chose en moi sentait que je devais étudier là et pas ailleurs. « Il me parle d’une manière que les autres ne peuvent pas comprendre », avait écrit Louise Bourgeois sur ses années à Fénelon. Elle avait aussi écrit cette phrase que je gardais en moi : « Si vous ne pouvez pas vous résoudre à abandonner le passé, alors vous devez le recréer. » J’ai ressenti, en passant sous le grand porche en bois, que Myriam et Noémie n’avaient jamais été si proches de moi. Nous avions eu les mêmes émotions, les mêmes désirs de jeunes filles, dans cette même cour de récréation. L’horloge en bois sombre, avec ses deux aiguilles sculptées en forme de ciseaux, les vieux marronniers aux troncs tachetés de la cour, les rampes d’escalier en fer forgé, étaient les mêmes dans mes pupilles que dans les leurs. Je suis montée pour regarder la cour, depuis les coursives du premier étage, il m’a semblé que la guerre était toujours là, partout, dans l’esprit de ceux qui l’avaient vécue, de ceux qui ne l’avaient pas faite, des enfants de ceux qui avaient combattu, des petits-enfants de ceux qui n’avaient rien fait, qui auraient pu faire plus, la guerre continuait de guider nos actions, nos destins, nos amitiés et nos amours. Tout nous ramenait toujours à ça. Les déflagrations continuaient de résonner en nous.
Dans ce lycée, je m’étais passionnée pour l’Histoire, j’avais appris à étudier les facteurs des crises, les événements déclencheurs. Causes et conséquences. Comme un jeu de dominos, où chaque pièce fait basculer la pièce suivante. C’est ainsi qu’on m’avait enseigné les enchaînements logiques des événements, sans phénomènes aléatoires. Et pourtant, nos vies n’étaient faites que de heurts et de cassures. Et pour reprendre les mots de Némirovsky, « on n’y comprend rien ». J’ai senti une main posée sur mon épaule qui m’a fait sursauter :
– Que cherchez-vous ? m’a demandé la surveillante du lycée.
– Justement, je ne sais pas bien, lui ai-je répondu… j’étais élève ici autrefois. Je voulais juste voir… si les choses avaient changé. Je m’en vais tout de suite. Excusez-moi.
J’ai retrouvé Gérard Rambert au restaurant chinois et nous avons commandé le menu du jour, toujours le même.
— Tu sais, me dit Gérard, en 1956, le Festival de Cannes annonce que, parmi les films sélectionnés pour représenter la France en compétition pour la Palme d’or, il y aura le film d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard. Et qu’est-ce qui se passe ?
— Je ne sais pas…
— Ouvre grand tes oreilles, bien qu’elles soient toutes petites tes oreilles, j’ai rarement vu des oreilles aussi petites tu sais, mais écoute bien. Le ministère des Affaires étrangères d’Allemagne de l’Ouest demande au gouvernement français de faire retirer le film de la sélection officielle. Tu m’entends ?
— Mais au nom de quoi ?
— Au nom de la réconciliation franco-allemande ! Il faudrait pas l’empêcher, tu comprends !
— Et le film est retiré de la compétition ?
— Oui. Oui. Tu veux que je répète ? Oui. Oui ! Cela s’appelle, tout simplement, de la censure.
— Mais je croyais que ce film avait été projeté à Cannes !
— Ah ! Il y a eu des protestations, c’est normal. Et le film sera projeté mais… hors compétition ! C’est pas tout. La commission de censure française avait demandé qu’une archive soit coupée du documentaire, une photographie où l’on voit un gendarme français surveiller le camp de Pithiviers. Faudrait pas qu’on dise trop que ce sont les Français qui ont aidé à l’organisation de tout ça.
Tu sais, après la guerre, les gens en avaient marre d’entendre parler de nous. À la maison, c’était pareil. Personne ne me parlait jamais de ce qui s’était passé pendant la guerre. Jamais. Je me souviens d’un dimanche de printemps – mes parents avaient invité une dizaine de personnes à la maison –, il faisait chaud ce jour-là, les femmes étaient en robes légères, les hommes en manches courtes. Et je remarque une chose : tous les invités de mes parents ont un numéro tatoué sur le bras gauche. Tous. Michel, le frère du père de ma mère… Arlette, la femme du frère du père de ma mère… a un numéro tatoué sur le bras gauche. Son cousin et sa femme aussi. De même que Joseph Sterner, l’oncle de ma mère. Et moi je suis là, au milieu de toutes ces vieilles personnes, je tourne comme un moustique, je suis sans doute en train de les énerver un peu à tournicoter autour d’eux. C’est à ce moment-là que l’oncle Joseph décide de me taquiner. Et soudain il me dit :
— Toi, tu ne t’appelles pas Gérard.
— Ah bon ? Comment je m’appelle alors ?
— Toi tu t’appelles Supermalin.
L’oncle Joseph parlait avec un accent yiddish à couper au couteau, il appuyait sur la première syllabe pour laisser mourir les dernières, ça fait « SI-PER-ma-lin ».
Je prends très mal cette remarque parce que je suis un enfant et que tous les enfants sont susceptibles – tu sais ça. J’aime pas du tout la blague de l’oncle Joseph. Et soudain tous ces vieux m’énervent terriblement. Alors je décide d’accaparer l’attention de ma mère, de l’avoir pour moi un peu, je la prends à part et je lui demande :
— Maman, pourquoi Joseph il a un numéro tatoué sur le bras gauche ?
Ma mère fait une moue et m’envoie balader :
— Tu ne vois pas que je suis très occupée ? Va jouer plus loin, Gérard.
Mais j’insiste.
— Maman, il n’y a pas que Joseph. Pourquoi TOUS les invités ont un numéro tatoué sur le bras gauche ?
Alors ma mère plante ses yeux dans les miens et me dit sans sourciller :
— Ce sont leurs numéros de téléphone, Gérard.
— Leurs numéros de téléphone ?
— Tout à fait, dit ma mère en hochant la tête pour être davantage persuasive. Leurs numéros de téléphone. Tu vois, ce sont de vieilles personnes, alors c’est pour qu’ils ne l’oublient pas.
— Quelle bonne idée ! j’ai dit.
— Voilà, a répondu ma mère. Et tu ne me reposes plus jamais la question, tu as compris, Gérard ?
— Et j’ai cru ma mère pendant des années. Tu m’entends ? Pendant des années j’ai pensé que c’était génial, que toutes ces vieilles personnes ne se perdraient pas dans la rue, grâce à leur numéro de téléphone. Maintenant on va demander un supplément nems, parce qu’ils ont l’air très bons. Je vais te dire quelque chose, ma vie entière a été hantée par « ça ». À chaque fois que je croisais quelqu’un, je me demandais : « Victime ou bourreau » ? Jusqu’à mes 55 ans je dirais. Après, cela m’est passé. Et aujourd’hui, je ne me pose plus que très rarement cette question… sauf quand je croise un Allemand de 85 ans… bon… heureusement je ne croise pas tous les jours un Allemand de cet âge, tu vois. Parce qu’ils étaient tous nazis ! Tous ! Tous ! Jusqu’à maintenant ! Jusqu’à ce qu’ils crèvent ! Si j’avais eu 20 ans en 1945 je serais allé voir les chasseurs de nazis et j’y aurais consacré ma vie. Je te jure qu’il vaut mieux pas être juif dans ce monde… c’est pas quelque chose en moins. Mais c’est pas quelque chose en plus… Allez on va partager un dessert, c’est toi qui choisis.
Quand j’ai quitté Gérard, Lélia m’a téléphoné, elle voulait me montrer des choses importantes, des papiers retrouvés dans ses archives. Je devais venir chez elle.
Quand je suis arrivée dans son bureau, elle m’a tendu deux lettres tapées à la machine.
— On ne pourra pas les faire analyser, ai-je dit à Lélia.
— Lis, m’a-t-elle répondu. Cela va t’intéresser.
La première lettre était datée du 16 mai 1942. Soit deux mois avant l’arrestation de Jacques et Noémie.
Mamoutchka chou,
En vitesse ce mot pour te dire que je suis bien arrivée. Je ne puis t’écrire longuement car j’ai un boulot monstre, suis obligée de remplacer une absente !
(…)
N’as-tu pas trouvé que No était changée ? Beaucoup moins gaie qu’avant. Je crois quand même qu’elle était contente de ces 24 heures passées ensemble où je t’ai plaquée honteusement. Aujourd’hui il flotte sans arrêt : mes pauvres z’haricots !(…) Tu ne m’en veux pas trop d’être passé si peu de temps à la Pic Pic ? Je t’embrasse très fort et t’écrirai longuement ce soir,
Ta Colette.
La seconde lettre était datée du 26 juillet, soit treize jours après l’arrestation des enfants Rabinovitch.
Paris le 23 juillet 1942
Mon petit maman,
Trouvé ta lettre du 21 en arrivant à la maison. Je continue à la machine car je vais deux fois plus vite non pas que je veux bâcler ma lettre mais j’ai du boulot, beaucoup de boulot. (…) Nouvelles diverses
1° – Bureau : atmosphère de bagarre entre Toscan et nous, Etienne s’en va toujours à Vincennes. (…)
2° – Reçu une lettre à midi de M. ou Mme Rabinovitch qui m’a attristée : No et son frère ont été enlevés comme beaucoup d’autres Juifs : les parents n’ont aucune nouvelle d’eux depuis. C’était d’ailleurs la semaine où je devais aller aux Forges. Tu vois, mon peu d’enthousiasme était un mauvais pressentiment. Je vais essayer de joindre Myriam. Pauvre gosse de No. 19 ans et son frère 17 ans à peine. À Paris cela a été paraît-il effrayant. Séparation des enfants, des maris, femmes, mères etc. On ne laissait aux mères que leurs enfants de moins de 3 ans !
3°- Ai écrit à Raymonde : je suis contente qu’elle vienne car depuis midi, je suis absolument démontée par la nouvelle des Forges.
(…) Ta Colette.
Cela m’a semblé si étrange. « No et son frère ont été enlevés comme beaucoup d’autres Juifs : les parents n’ont aucune nouvelle d’eux depuis. » Enlevés ? Le terme était déroutant. Tout comme le caractère banal et quotidien de ces lettres. L’organisation de l’extermination des Juifs était évoquée au milieu des questions de rationnement, des nouvelles du chat et de la pluie. Je l’ai dit à ma mère.
— Ce n’est pas facile de juger hier avec les yeux d’aujourd’hui, tu sais. Et peut-être qu’un jour, nos vies quotidiennes seront considérées comme désinvoltes et irresponsables par nos descendants.
— Tu ne veux pas que je juge Colette… mais ces deux lettres ne font que confirmer ma supposition. Colette a été profondément marquée par ce qui est arrivé aux Rabinovitch pendant la guerre. Elle en a ressenti une culpabilité toute sa vie.
— Peut-être, a dit Lélia en levant les sourcils.
— Mais pourquoi tu ne veux pas reconnaître que tout concorde ? Elle ressasse le même sujet ! Six mois avant que tu reçoives la carte postale. C’est quand même absolument incroyable ! Tu ne trouves pas ?
— Je reconnais que la coïncidence est troublante.
— Mais ?
— Mais ce n’est pas Colette qui a envoyé la carte postale anonyme.
— Pourquoi tu dis ça ? Qu’est-ce qui te rend si sûre de toi ?
— Parce que cela ne colle pas. Je ne sais pas comment te dire. C’est comme si tu me disais que 2 + 3 font 4. Tu pourrais me le démontrer, je te dirais que… cela ne colle pas. Tu comprends ? Je n’y crois pas.
« Chère Madame,
Comme discuté au téléphone, les quelques mots examinés ne sont pas suffisants pour faire une affirmation complète à 100 pour 100, néanmoins nous pouvons affirmer que ces quelques mots ne semblent pas émaner du même scripteur que celui de la lettre manuscrite. Nous restons à votre entière disposition pour tout autre renseignement que vous pourriez souhaiter.
Cordialement, Jésus F. Criminologue. Expert en Écritures et Documents. »
Jésus et ma mère s’accordaient sur ce point : Colette n’était pas l’auteur de la carte postale anonyme.
J’ai ressenti une grande déception. Une lassitude aussi.
J’ai repris ma vie quotidienne, en mettant tout cela loin de moi. Je couchais Clara dans son petit lit et lui lisais l’histoire de Momo le crocodile de mauvaise humeur, ensuite je fermais les yeux en m’allongeant sur mon lit. Les voisins du dessus jouaient du piano, la musique qui provenait du plafond m’enveloppait. Un soir j’ai eu la sensation que les notes tombaient dans ma chambre comme une pluie fine.
Les jours suivants, je me suis sentie abattue. Je n’avais plus envie de rien. J’avais tout le temps froid et seul un jet d’eau chaude sous la douche me permettait de revenir à la vie. Je n’ai pas déjeuné avec Georges. J’étais épuisée. La seule chose que j’ai eu envie de faire, c’est d’aller à la cinémathèque acheter des films de Renoir pour voir l’oncle Emmanuel. J’ai trouvé Tire-au-flanc et La Nuit du carrefour. Ils n’avaient plus La Petite Marchande d’allumettes. Le pseudonyme de Manuel Raaby est apparu au générique et cela m’a semblé à la fois irréel et très triste. Ensuite j’ai été prise d’une envie irrépressible de dormir, comme sous l’effet d’un somnifère, j’ai mis mon pull sous la tête et j’ai pensé à Emmanuel, j’ai songé à téléphoner à Lélia pour lui demander la date exacte et les circonstances de sa mort. Mais je n’en ai pas eu le courage.
J’ai été réveillée par la sonnette de la porte d’entrée.
Georges est apparu dans l’ombre de la porte, une bouteille de vin et un bouquet de fleurs dans les mains.
— Puisque tu ne veux plus sortir de chez toi… il fallait que je fasse quelque chose, sinon je vais finir par trop te manquer, a-t-il dit en riant.
J’ai fait entrer Georges dans mon appartement, sans faire de bruit pour ne pas réveiller Clara qui dormait. Nous sommes allés dans la cuisine pour déboucher la bouteille de vin.
— Tu as reçu la réponse de Jésus finalement ? m’a-t-il demandé.
— Oui, et ce n’est pas Colette. Cela m’a un peu découragée. Je me suis dit à quoi bon ?
— Ne te décourage pas. Il faut que tu ailles au bout.
— Je pensais au contraire que tu m’encouragerais à abandonner.
— Non. Il faut que tu persévères. Continue d’y croire.
— Je n’y arriverai jamais. Je vais juste perdre des heures et des heures inutiles.
— Je suis sûr qu’il y a d’autres choses à découvrir.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je ne sais pas… recommence là où tu t’es arrêtée. Tu verras bien où cela te mène.
J’ai ouvert mon carnet de notes et je l’ai montré à Georges.
— Voilà où je me suis arrêtée.
La page contenait trois colonnes. Famille. Amis. Voisins.
— La famille… il ne restait plus personne. Les amis… nous avons fait le tour avec Colette. Il reste à présent les voisins.
— Tu veux qu’on aille demander aux gens du village ce qui s’est passé dans les années 40 ?
— Oui. On va aux Forges et on interroge les voisins. On leur demande qui ils ont vu, ce dont ils se souviennent.
— Tu penses sérieusement qu’on va retrouver des gens qui ont connu les Rabinovitch ?
— Bien sûr. Les enfants de 1942 ont 80 ans aujourd’hui. Ils peuvent avoir des souvenirs. On y va demain matin. On va partir demain très tôt, dès que j’aurai déposé Clara à l’école.
Le lendemain matin, Lélia m’attendait, porte d’Orléans, dans sa petite Twingo rouge, la radio à fond, avec les informations du jour. Sa voiture sentait le tabac froid et le parfum, une odeur que je connaissais depuis toujours. Pour m’asseoir sur le siège avant, j’ai dû pousser le bazar qui traînait, une trousse de crayons, un vieux polar, un gant sans sa moitié, un gobelet de café vide et son sac à main. La voiture de l’inspecteur Columbo, ai-je pensé.
— Tu as l’adresse exacte de la maison ?
— Non, a répondu Lélia. Figure-toi que j’ai retrouvé plein de papiers sur les Forges dans mes archives, mais pas avec l’adresse !
— Bon, on va se débrouiller sur place, le village est petit.
Le GPS nous a annoncé un trajet d’une heure et vingt-sept minutes. La radio allumée, il était question des élections européennes et du grand débat national. Soudain le ciel s’est noirci. Nous étions concentrées sur notre expédition. J’ai baissé le bouton du volume de la radio et j’ai commencé à réfléchir à voix haute, sur ce qui avait pu advenir de la maison des Forges depuis que les parents Rabinovitch l’avaient quittée, un jour d’octobre 1942.
— Ils attendaient d’être arrêtés, ai-je dit à Lélia, ils voulaient retrouver leurs enfants en Allemagne. Donc avant de partir, forcément, ils ont rangé la maison et donné des consignes aux voisins. On donne un double des clés à quelqu’un de confiance. Non ? Si ça se trouve elle existe toujours, cette clé.
— Ils l’ont donnée au maire, a affirmé Lélia.
Ma mère a profité de ma surprise pour allumer une cigarette.
— Au maire ? ai-je dit en toussant. Mais comment tu sais ça ?
— Regarde dans la pochette qui est sur la banquette arrière. Tu vas comprendre.
J’ai tendu le bras par-dessus le siège de la voiture pour attraper une chemise en carton verte.
— Maman, ouvre au moins ta fenêtre ou je vais vomir.
— Je pensais que t’avais repris la clope.
— Non, je refume uniquement pour supporter tes cigarettes. Ouvre la fenêtre !
La chemise en carton contenait des papiers photocopiés, ceux que ma mère avaient réussi à récupérer quand elle avait fait le dossier pour la commission Mattéoli. J’ai pris une lettre à l’en-tête de la mairie des Forges, écrite à la main par monsieur le maire en personne. Elle était datée du 21 octobre 1942, soit douze jours après l’arrestation d’Ephraïm et Emma.
Le Maire
À Monsieur le directeur des Services
agricoles de l’Eure
Monsieur le Directeur,
J’ai l’honneur de vous informer qu’après l’arrestation du ménage Rabinovitch j’ai procédé à la fermeture des portes de l’habitation dont j’ai conservé les clés. J’ai fait ensuite dresser, en présence du Syndic communal récemment désigné, un inventaire sommaire du mobilier. Les deux porcs qui restaient sont actuellement gardés par Monsieur Fauchère Jean, avec le grain que nous avons trouvé. Mais la situation ne peut se prolonger, l’ouvrier demandant un salaire journalier de 70 francs. (Il procède actuellement au battage de l’orge à la main.) De plus il existe, dans le jardin, quelques fruits et légumes dont il faudrait tirer parti. Et à l’effet de liquider cette situation il serait nécessaire de nommer un administrateur officiel.
Je serais heureux de recevoir quelques directives, la Préfecture me répondant qu’elle ne peut faire solutionner actuellement cette situation anormale.
Avec mes remerciements anticipés, je vous prie d’agréer l’expression de mes sentiments distingués,
Le Maire.
L’écriture du maire était maniérée. Les majuscules des D s’enroulaient sur elles-mêmes de façon un peu ridicule, et les E s’envolaient en volutes sophistiquées.
— Tant de joliesse pour écrire des horreurs.
— Ce devait être un sacré connard.
— Maman, il faut qu’on retrouve les descendants de ce monsieur Jean Fauchère.
— Prends la lettre en dessous. C’est la réponse du directeur des Services agricoles de l’Eure, qui réagit dès le lendemain. Il envoie une lettre à la préfecture.
ÉTAT FRANÇAIS
Le Directeur des Services agricoles de l’Eure,
À monsieur le Préfet de l’Eure (3e Division)
ÉVREUX
J’ai l’honneur de vous adresser inclus une lettre par laquelle M. le Maire des Forges me signale qu’il conviendrait de liquider la situation du ménage juif RABINOVITCH qui habitait sur sa commune, par la nomination d’un administrateur officiel chargé de s’occuper de l’entretien de la maison appartenant à ce ménage.
Étant totalement incompétent pour entreprendre de suivre cette affaire dont mes services ne peuvent être chargés, je ne puis que vous prier de donner à M. le Maire des Forges les directives nécessaires qu’il sollicite. Le Directeur.
— Les administrations se renvoient le problème.
— Tout à fait. Personne ne semble vouloir répondre au maire des Forges. Ni la préfecture, ni le directeur des Services agricoles.
— Pourquoi, à ton avis ?
— Ils sont surchargés de travail… ils n’ont pas le temps de s’occuper du sort des deux porcs et des pommiers du « ménage juif Rabinovitch ».
— Tu ne trouves pas bizarre qu’ils élèvent des porcs, alors qu’ils étaient juifs ?
— Mais ils s’en foutaient complètement ! Ce truc de ne pas manger de porc, franchement. Dans les pays chauds, les chairs mortes se conservaient mal et pouvaient être toxiques. Mais c’était il y a deux mille ans ! Ephraïm n’était pas religieux.
— Tu sais, peut-être que le directeur agricole répond au maire qu’il n’est pas compétent, comme une forme de résistance. Ne pas s’en occuper… c’est une façon d’empêcher que les choses se fassent.
— Toi tu es une optimiste. Je ne sais vraiment pas d’où te vient ce trait de caractère…
— Arrête de dire ça ! Je ne suis pas optimiste ! Je pense simplement qu’il faut considérer les deux faces de la feuille de papier. Tu comprends, ce qui me fascine dans cette histoire, c’est de penser que dans une même administration, l’administration française, puissent coexister au même moment des justes et des salauds. Prends Jean Moulin et Maurice Sabatier. Ils sont de la même génération, ils ont reçu à peu près la même formation, ils deviennent tous les deux préfets, avec des similitudes de parcours. Mais l’un devient le chef de la Résistance et l’autre, préfet sous Vichy, supérieur hiérarchique de Maurice Papon. L’un est enterré au Panthéon et l’autre inculpé de crime contre l’humanité. Qu’est-ce qui détermine l’un et l’autre ? Maman éteins ta cigarette, on va mourir étouffées !
Ma mère a ouvert sa fenêtre et jeté son mégot sur la route. Je n’ai pas fait de commentaire, mais je n’en pensais pas moins.
— Prends la troisième feuille dans la pochette. Tu vas voir que le maire des Forges n’est pas resté les bras croisés à attendre, il a pris les choses en main, il s’est rendu à la préfecture d’Évreux. Et en retour, il reçoit cette lettre, datée du 24 novembre 1942. Un mois plus tard.
Division de l’administration
générale et de la Police,
Bureau de la police des Étrangers
Référence à rappeler
Rabinovitch 2239 / EJ
Évreux le 24 novembre 1942
Monsieur le Maire des Forges,
Monsieur,
Comme suite à votre visite du 17 novembre dernier, au bureau général des étrangers, j’ai l’honneur de vous faire connaître que je vous autorise à vendre au ravitaillement général les deux porcs appartenant au juif Rabinovitch interné le 8 octobre dernier. Vous ferez bien de vous mettre en rapport à ce sujet avec M. l’Intendant Directeur Général du Ravitaillement Général, caserne Amey à Évreux. Le montant de cette vente sera conservé par vos soins et versé par la suite à l’administrateur provisoire qui sera nommé prochainement.
— Il y a eu un administrateur provisoire chez Emma et Ephraïm ?
— Nommé en décembre. Il est chargé de s’occuper du jardin et des terrains des Rabinovitch.
— Il va habiter dans la maison ?
— Non, pas du tout. Ce sont les terrains qui sont récupérés, spoliés si tu préfères, au compte de l’Allemagne par l’État français – comme toutes les entreprises qui appartiennent à des Juifs –, pour ensuite être confiés à des entrepreneurs français. Dans le cas des Rabinovitch, un administrateur provisoire va employer des ouvriers qui accèdent aux terrains extérieurs mais ils n’entrent pas dans la maison.
— Mais alors que devient la maison ?
— Après la guerre, très vite, Myriam a voulu vendre. Sans se rendre sur place. C’était trop dur pour elle. Tout fut géré par notaires interposés en 1955. Ensuite Myriam ne parla plus des Forges. Mais moi je savais que cette maison existait. J’avais 11 ans, quand elle a été vendue. Est-ce que j’ai entendu des bribes de conversations ? Quoi qu’il en soit, j’avais très clairement à l’esprit que ma famille inconnue, cette famille de fantômes, avait habité dans un village appelé « Les Forges ». C’était dans un coin de ma tête et cela devait me tracasser, un peu comme toi aujourd’hui, parce qu’en 1974, l’année de mes 30 ans, le destin m’a mise sur le chemin de ce village.
À cette époque-là, nous sommes trois, ton père, ta grande sœur et moi. Nous vivons quasiment en communauté avec nos copains, on se déplace toujours en bande… Un week-end, nous nous retrouvons dans la maison de famille d’un de nos potes, près d’Évreux. J’achète une carte Michelin et puis soudain, en traçant la route au crayon, je vois le nom des Forges apparaître, à huit kilomètres de là où nous allons. Ça me fait un choc, tu comprends. Ce village n’était pas une idée. Pas une légende. Il existait vraiment. Le samedi soir, nous faisons une grande fête chez nos copains, c’est très joyeux, il y a du monde, mais je ne parviens pas à être tout à fait présente, je suis prise par cette idée que je pourrais aller aux Forges, comme ça. Pour voir. Et je ne dors pas de la nuit. Au petit matin, je prends ma voiture et je pars un peu au gré des chemins… une force me guide, je ne me perds pas, je tourne au bon endroit, et je m’arrête devant une maison au hasard. Je sonne. Une femme vient m’ouvrir au bout de quelques secondes. Elle est âgée, elle a une bonne tête, sympathique, les cheveux blancs, elle me fait une agréable impression.
— Excusez-moi, je cherche la maison des Rabinovitch qui habitaient aux Forges pendant la guerre. Cela vous dit quelque chose ? Savez-vous par hasard où elle se trouve ?
Je vois la dame me regarder étrangement. À ce moment-là, la femme pâlit et me demande :
— Vous êtes la fille de Myriam Picabia ?
Je reste figée, le souffle coupé devant cette femme qui sait de quoi je parle, et pour cause : c’était elle qui avait acheté la maison en 1955.
— Maman… tu es en train de me dire qu’en sonnant, tout à fait par hasard, à la première maison devant laquelle tu t’arrêtes, tu tombes sur la maison de tes grands-parents ? Tout de suite !
— Aussi improbable que cela puisse paraître. C’est comme ça que les choses se sont passées :
— Oui je suis la fille de Myriam, lui ai-je dit, je passe le week-end à côté d’ici, avec ma fille et mon mari, j’avais envie de voir le village de mes grands-parents mais je ne veux pas vous déranger.
— Au contraire, entrez, cela me fait très plaisir de vous rencontrer.
Elle me dit cela sur un ton très doux, très calme. J’entre dans le jardin et je me souviens qu’en apercevant la façade de la maison, un brouillard s’est abattu sur moi et mes jambes ont faibli sous mon poids. J’ai fait un malaise. La femme m’a installée dans son salon devant une orangeade, je crois qu’elle comprenait mon émotion. Au bout d’un petit moment, je reprends mes esprits, on parle, et je finis par lui poser la même question que tu me poses aujourd’hui, je lui demande dans quel état elle a retrouvé l’endroit. Et voici ce qu’elle m’a répondu :
— Je suis arrivée dans cette maison en 1955. Lors de ma première visite, j’avais remarqué qu’il manquait des meubles, on sentait que la maison avait été vidée de ses valeurs. Et ensuite, lorsque je suis revenue le jour du déménagement, j’ai remarqué que des gens étaient venus, entre-temps, prendre des choses. Ils avaient dû faire vite car il y avait des chaises renversées par terre. Vous voyez ? Comme des voleurs qui agissent dans la précipitation. Je me souviens très bien qu’un cadre avait disparu. Une très belle photographie de la maison qui m’avait tapé dans l’œil le jour de la visite. Eh bien, elle n’y était plus. Il ne restait au mur qu’une trace en forme de rectangle, avec la cimaise qui pendouillait.
Tout ce que me racontait cette femme me déchirait le cœur, c’étaient nos souvenirs qu’on avait volés, ceux de ma mère, ceux de notre famille.
— Les quelques objets que j’ai pu garder, m’a dit la femme, je les ai mis dans une malle qui se trouve au grenier. Si vous la voulez, elle vous appartient.
Je l’ai suivie mécaniquement au grenier, je ne comprenais même pas ce qui m’arrivait. Depuis toutes ces années, ces objets attendaient, là, patiemment, qu’on vienne les chercher. Quand elle a ouvert la malle, les émotions m’emportèrent tout entière. C’était trop.
— Je reviendrai prendre la malle un autre jour, lui dis-je.
— Vous êtes sûre ? demanda-t-elle.
— Oui, je vais revenir avec mon mari.
La femme m’a raccompagnée mais avant de me dire au revoir, quasiment sur le pas de la porte, elle ajouta :
— Attendez, je voudrais quand même que vous repartiez avec quelque chose.
Elle est revenue avec un petit tableau dans les mains, pas plus grand qu’une feuille de papier, une gouache qui représentait une carafe en verre, une petite nature morte encadrée d’un bois rustique. Elle était signée Rabinovitch. Je reconnus l’écriture élégante et pointue de Myriam. C’était ma mère qui avait peint ce tableau, à l’époque où elle vivait ici, heureuse, entourée de ses parents, de son frère et de sa sœur Noémie. Depuis ce jour-là, il ne m’a plus jamais quittée.
— Tu es retournée chercher la malle ?
— Bien sûr. Quelques semaines plus tard, avec ton père. Je n’ai rien dit à ma mère sur le moment, je voulais lui faire la surprise.
— Oh là là… quelle mauvaise idée !
— Très mauvaise. Je suis descendue à Céreste pour passer un mois d’été avec Myriam. Je lui apporte la malle, fière et émue de lui offrir ce trésor. Myriam s’est assombrie, elle a entrouvert la malle, silencieuse. Puis l’a refermée immédiatement. Pas un mot. Rien. Puis elle l’a rangée à la cave. À la fin des vacances, avant de rentrer à Paris, je suis allée prendre quelques objets, une nappe, un dessin de sa sœur, et les quelques photographies qui sont dans mes archives, des papiers administratifs… pas grand-chose. À la mort de Myriam en 1995, j’ai recherché la malle à Céreste. Elle était vide.
— Tu crois qu’elle avait tout jeté ?
— Qui sait. Brûlé. Ou donné.
Quelques grosses gouttes de pluie, lourdes, sont tombées sur le pare-brise de la voiture. Cela faisait du bruit, comme des petites billes. Notre arrivée aux Forges s’est faite sous des trombes d’eau.
— Tu te souviens où était la maison ?
— Plus très bien, je crois que c’était à la sortie du village en direction de la forêt. On va voir si je retrouve avec autant de facilité que la première fois.
Le ciel est devenu noir, comme si la nuit tombait. Nous avons essayé d’enlever la buée sur le pare-brise avec les manches de nos pulls. Les essuie-glaces ne servaient plus à rien. Nous avons tourné en rond, Lélia ne reconnaissait pas le village, on revenait chaque fois au point de départ, comme dans les cauchemars, quand on ne trouve plus jamais la sortie du rond-point. Et le ciel qui nous dégoulinait dessus.
Nous sommes arrivées dans une rue composée d’une unique rangée de cinq ou six petits pavillons, pas davantage, qui faisaient face à un champ. Les maisons étaient toutes en rang d’oignons.
— J’ai l’impression que c’est cette rue, m’a dit soudain Lélia. Je me souviens qu’il n’y avait pas de vis-à-vis.
— Attends, je vois écrit « rue du Petit Chemin », ça te dit quelque chose ?
— Oui, je crois bien que c’est le nom de la rue. Et la maison, je dirais que c’est celle-ci, dit ma mère en s’arrêtant devant le numéro 9, je me souviens que c’était presque au bout de la rue, mais pas celle qui fait l’angle, juste avant.
— Je vais voir si je trouve un nom sur le portail.
Je sortis sous la pluie, en courant, nous n’avions pas de parapluie, pour voir le nom qui se trouvait sur la sonnette. Je revins complètement trempée.
— Les Mansois, ça te dit quelque chose ?
— Non. Il y avait un x dans son nom, j’en suis sûre.
— C’est peut-être pas la bonne maison.
— J’ai une vieille photo de la façade dans les papiers, regarde, on va comparer.
— Mais comment tu veux faire ? Le portail est trop haut, on n’y voit rien.
— Monte sur le toit, a dit Lélia.
— Sur le toit de la maison ?
— Mais non, monte sur le toit de la voiture ! Comme ça tu auras la vue dégagée et tu pourras regarder par-dessus le portail.
— Non maman, je peux pas faire ça, tu imagines si les gens nous voient.
— Allez… a dit Lélia comme quand, enfant, je rechignais à faire pipi entre les voitures.
Je suis sortie sous la pluie en m’appuyant sur le siège de la voiture, porte ouverte, je me suis hissée sur le toit. Ce n’était pas facile de se mettre debout parce que la pluie rendait la tôle très glissante.
— Alors ?
— Oui maman, c’est la bonne maison !
— Va sonner, m’a crié Lélia qui pourtant ne m’avait jamais donné un ordre de sa vie.
Entièrement dégoulinante de pluie, j’ai sonné plusieurs fois au portail du numéro 9. J’étais émue de me retrouver devant chez les Rabinovitch. J’avais l’impression que derrière le portail, la maison avait compris que c’était moi, qu’elle m’attendait en souriant.
Je suis restée un long moment sans que rien ne se passe.
— J’ai l’impression qu’il n’y a personne, ai-je fait signe à Lélia, déçue.
Mais soudain, on a entendu des aboiements et le portail du numéro 9 s’est entrouvert. Une femme d’une cinquantaine d’années apparut. Elle était teinte en blond, les cheveux lui tombaient aux épaules, un visage légèrement empâté, un peu rouge, elle parlait à ses chiens qui couraient et aboyaient, et malgré le grand sourire que je lui montrais pour prouver mes bonnes intentions, son regard restait méfiant. Les chiens, des bergers allemands, tournaient autour de ses jambes, elle leur a parlé méchamment pour leur ordonner de se taire, elle était excédée par ses bêtes. Je me suis demandé pourquoi certains propriétaires de chiens passent leur temps à s’en plaindre alors que rien ne les oblige à vivre avec eux. Je me suis demandé aussi qui me faisait le plus peur, la femme ou ses chiens.
— C’est vous qui avez sonné ? m’a-t-elle aboyé en jetant un coup d’œil furtif à la voiture de ma mère.
— Oui, ai-je dit, en essayant de sourire malgré l’eau qui dégoulinait sur mes cheveux. Notre famille habitait ici pendant la guerre. Ils ont vendu la maison dans les années 50 et on se demandait si on pouvait, sans vous déranger évidemment, peut-être, juste voir le jardin, regarder comment c’était…
La femme m’a bloqué le passage. Et comme elle était physiquement imposante, je n’ai pas pu regarder la façade de la maison. Elle a froncé les sourcils. Après ses chiens, c’était moi qui à présent l’excédais.
— Cette maison appartenait à mes ancêtres, ai-je repris, c’est là qu’ils habitaient pendant la guerre. Les Rabinovitch, ça vous dit quelque chose ?
Son visage est parti en arrière, elle m’a regardée avec une moue, comme si je venais de lui mettre une mauvaise odeur sous le nez.
— Attendez ici, a-t-elle dit en refermant le portail.
Les bergers allemands se sont mis à aboyer très fort. Et d’autres chiens du quartier ont répondu. Tous semblaient prévenir le voisinage de notre présence dans le village. Je suis restée sous la pluie longtemps, comme sous une douche froide. Mais j’étais prête à beaucoup pour voir le jardin que Nachman avait planté, le puits que Jacques avait construit avec son grand-père, chaque pierre de cette maison qui avait vu les jours heureux de la famille Rabinovitch avant leur disparition. Au bout d’un certain temps, j’ai entendu ses pas de nouveau sur les graviers, puis elle rouvrit le portail, j’ai compris alors qu’elle me faisait penser à Marine Le Pen, elle tenait un grand parapluie à fleurs, incongru, qui me cachait la vue, je devinais quelqu’un d’autre derrière elle, un homme, qui portait des bottes en plastique vertes de chasseur.
— Vous voulez quoi exactement ? me dit-elle.
— Juste… visiter… notre famille habitait là…
Je n’ai pas eu le temps de terminer ma phrase que l’homme derrière s’est adressé à moi, je me suis demandé si c’était son père ou son mari.
— Oh oh, on vient pas chez les gens comme ça ! On a acheté cette maison il y a vingt ans, nous sommes chez nous ici ! m’a-t-il craché avec méchanceté. La prochaine fois il faut prendre rendez-vous, dit le vieux monsieur. Sabine, ferme la porte. Au revoir madame.
Et Sabine m’a claqué le portail au nez. Je suis restée sans bouger, un grand sentiment de tristesse s’est abattu sur moi, si fort que je me suis mise à pleurer. Cela ne se voyait pas, à cause de la pluie qui dégoulinait déjà sur mon visage.
Ma mère s’est calée dans le siège de sa voiture et elle a regardé droit devant elle avec détermination.
— On va aller interroger les autres voisins, m’a-t-elle annoncé. On va retrouver ceux qui nous ont volés, a-t-elle ajouté.
— Volés ?
— Oui, ceux qui ont pris les meubles, les cadres et tout le reste ! Ils doivent bien être quelque part !
Sur ces mots, ma mère a ouvert la fenêtre pour allumer une cigarette mais le briquet s’éteignait chaque fois à cause de la pluie battante.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— Il nous reste ces deux maisons qui ont l’air habitées.
— Oui, dit-elle songeuse.
— On commence par laquelle ?
— Allons à la numéro 1, a dit ma mère, qui avait calculé que c’était la maison la plus éloignée de la voiture – qui lui permettrait donc de fumer sa cigarette sur le chemin.
Nous avons attendu quelques instants pour reprendre nos forces et nos esprits, puis nous sommes sorties ensemble de la voiture.
Au numéro 1, une femme est apparue devant la maison, aimable, elle paraissait 70 ans, mais sans doute faisait-elle plus jeune que son âge. Elle était teinte en roux et portait un perfecto en cuir ainsi qu’un bandana rouge autour du cou.
— Bonjour madame, pardon de vous déranger, nous sommes à la recherche des souvenirs de notre famille. Ils ont vécu dans cette rue, au numéro 9, jusqu’à la guerre. Peut-être que cela vous évoque…
— Vous dites pendant la guerre ?
— Ils ont vécu aux Forges jusqu’à l’année 1942.
— La famille Rabinovitch ? a-t-elle demandé d’une voix éraillée, une voix de fumeuse grave et profonde.
Cela nous a fait une impression bizarre, que cette femme prononce le nom Rabinovitch, comme si elle les avait croisés le matin même.
— Tout à fait, a dit ma mère. Vous vous souvenez d’eux ?
— Très bien, a-t-elle répondu avec une simplicité déconcertante.
— Écoutez, a dit Lélia, ça ne vous dérange pas qu’on rentre chez vous, cinq minutes, pour parler ?
La femme a semblé soudain hésitante.
De toute évidence, elle n’avait pas envie de nous faire entrer dans sa maison. Mais quelque chose lui interdisait de nous refuser l’entrée, à nous, les descendantes des Rabinovitch. Elle nous a demandé d’attendre au salon, et surtout, de ne pas nous asseoir sur son canapé avec nos manteaux trempés.
— Je vais prévenir mon mari, a-t-elle dit.
J’ai profité de son absence pour jeter mes yeux un peu partout. Nous avons sursauté parce que la femme est revenue très vite, avec des serviettes-éponges.
— Si ça vous ennuie pas, c’est pour protéger le canapé, je vais faire du thé, a-t-elle dit en repartant dans la cuisine.
La femme tenait un plateau de tasses fumantes dans les mains, un service en porcelaine à l’anglaise avec des fleurs roses et bleues.
— J’ai les mêmes chez moi, a dit Lélia, ce qui a fait plaisir à la femme. Ma mère a toujours su, instinctivement, s’attirer la sympathie des gens.
— J’ai connu les Rabinovitch, je me souviens très bien, a-t-elle affirmé en nous proposant du sucre. Un jour, la maman – pardon je ne me souviens plus de son prénom…
— Emma.
— Oui c’est ça, Emma. Elle m’avait donné des fraises de son jardin. Je l’avais trouvée gentille. C’était votre maman donc ? a-t-elle demandé à Lélia.
— Non… c’était ma grand-mère… vous avez des souvenirs plus précis ? Cela m’intéresse beaucoup, vous savez.
— Écoutez… je me souviens des fraises… j’adorais les fraises… celles de son jardin étaient magnifiques, ils avaient un potager et des pommiers qui dépassaient en espalier. Je me souviens aussi de la musique qu’on entendait parfois jusque dans notre jardin. Votre maman était pianiste, n’est-ce pas ?
— Tout à fait. Ma grand-mère, a rectifié Lélia. Peut-être qu’elle donnait des cours de piano dans le village, ça vous dit quelque chose ?
— Non. J’étais petite et mes souvenirs sont lointains.
La femme nous a regardées.
— J’avais 4 ou 5 ans quand ils ont été arrêtés.
Elle a pris un temps.
— Mais ma mère m’avait parlé de quelque chose.
Elle a de nouveau réfléchi, en regardant sa tasse de porcelaine, plongée dans ses souvenirs.
— Quand les policiers sont venus les chercher. Ma mère a vu les enfants sortir de la maison. Quand ils sont rentrés dans la voiture, ils ont entonné La Marseillaise. Cela l’avait beaucoup marquée. Elle me disait souvent : « Les petits, ils sont partis en chantant La Marseillaise. »
Qui aurait pu leur demander de se taire ? Ni les Allemands, ni les Français. Aucun ne pouvait faire cet affront à l’hymne de la nation. Les enfants Rabinovitch avaient trouvé une façon de narguer leurs assassins. Et soudain, ce fut comme si leur chant nous parvenait depuis la rue.
— Il y a des meubles qui ont disparu de la maison, un piano, cela vous dit quelque chose ? ai-je demandé.
La femme est restée silencieuse avant d’ajouter :
— Je me souviens des pommiers, ils étaient en espalier, le long du mur.
Puis elle a regardé sa tasse de thé, toujours pensive.
— Vous savez, pendant la guerre, on a été occupés par les Allemands. Ils étaient au château de la Trigall. Il y avait aussi un instituteur qui avait disparu.
Soudain la femme a semblé divaguer, comme si son cerveau était fatigué.
— Oui, ai-je insisté…
— Les propriétaires actuels, ils sont très gentils, a-t-elle dit en nous regardant, comme si quelqu’un l’écoutait, quelqu’un d’invisible pour nous.
Puis elle s’est mise à parler avec des intonations presque enfantines et je pouvais distinguer les traits de la petite fille qu’elle avait été, soixante-dix ans plus tôt, mangeant les fraises du jardin d’Emma. Faisait-elle exprès de jouer l’enfant ?
— Écoutez, on va vous expliquer pourquoi nous sommes là. Nous avons reçu une carte postale étrange il y a quelques années, une carte postale qui parlait de notre famille. On se demande si c’est pas quelqu’un du village qui l’a envoyée.
J’ai vu dans son regard un éclair, elle n’était pas du tout naïve et devait prendre des décisions dans sa tête, les unes après les autres. Je l’ai sentie tiraillée entre deux sentiments. Elle n’avait pas envie de s’avancer davantage dans cette conversation, ni qu’on la pousse dans certains retranchements. Mais une sorte de droiture morale l’obligeait à répondre à nos questions.
— Je vais chercher mon mari, a-t-elle dit brusquement.
Son mari est entré dans la pièce exactement à ce moment-là, comme un acteur qui aurait attendu son entrée dans les coulisses. Avait-il écouté notre conversation derrière la porte ? Sans doute.
— Mon mari, a-t-elle dit en nous présentant un monsieur bien plus petit qu’elle, avec une moustache et des cheveux très blancs. Aux yeux bleus perçants.
Le mari s’est assis sur le canapé, silencieux, il attendait quelque chose mais nous ne savions pas quoi. Il nous regardait.
— Mon mari vient du Béarn, a dit la femme. Il n’a pas grandi ici. Mais il s’est toujours intéressé à l’Histoire en général. Alors il a fait des recherches sur le village des Forges pendant la guerre. Peut-être qu’il pourra mieux vous répondre que moi si vous avez des questions.
Le mari a tout de suite pris la parole.
— Vous savez, le village des Forges, comme la plupart des villages de France, en particulier en zone nord, a été très marqué par la guerre. Il y eut des familles divisées, d’autres endeuillées. On n’imagine pas la difficulté pour les habitants de se remettre de tout cela. C’est presque impossible de se mettre à la place des gens, dans le contexte de l’époque. On ne peut pas juger, vous comprenez ?
Le vieil homme parlait avec une certaine sagesse, posément.
— Aux Forges, il y a eu l’histoire de Roberte qui a profondément secoué le village, vous la connaissez sans doute.
— Non, nous n’en avons pas entendu parler.
— Roberte Lambal ? Vous ne voyez pas ? Il y a une rue qui porte son nom, vous devriez aller voir, c’est très intéressant.
— Vous voulez bien nous raconter son histoire ?
— Si vous le demandez, a-t-il dit en remontant le tissu de son pantalon sur chacun de ses genoux. En août 1944, si mes souvenirs sont bons, un groupe de résistants d’Évreux a tué deux soldats nazis. C’était très grave pour l’occupant, bien évidemment. Les résistants ont quitté Évreux pour venir se cacher dans le village des Forges, où ils ont été accueillis par la mère Roberte, une veuve âgée de 70 ans – ce qui était très vieux à l’époque – qui vivait seule dans une petite ferme avec ses poules et ses chèvres. Au bout de quelques jours, voilà que quelqu’un du village va dénoncer la mère Roberte. Un habitant apprend ça, il vient en courant à la ferme, prévenir les résistants de déguerpir sur-le-champ. Ils veulent prendre avec eux la mère Roberte, car ils savent que les Allemands vont l’interroger mais la veuve refuse, elle promet de ne rien dire. Ce qu’elle veut, elle, c’est rester surveiller ses poules et ses chèvres. Et puis elle est bien trop vieille pour s’enfuir dans la forêt. Les résistants se sauvent. Quelques minutes à peine après leur départ, les Allemands débarquent en force dans la ferme, avec des voitures, des motocyclistes, des mitrailleuses. Ils sont peut-être une quinzaine à entourer la pauvre Roberte. Ils lui demandent où elle a caché les résistants. Elle répond qu’elle ne sait pas de quoi ils parlent. Alors ils fouillent la ferme, ils retournent tout. Et finissent par trouver l’émetteur radio que les résistants avaient caché dans les bottes de foin de la grange. Ils rouent de coups la vieille Roberte, pour la faire avouer. Mais elle ne parle toujours pas. Une nouvelle voiture arrive. Une patrouille a réussi à attraper l’un des résistants en fuite, avec son brassard et son fusil. Gaston. Ils engagent une confrontation entre Gaston et Roberte, mais aucun des deux ne parle, aucun des deux n’avoue, aucun des deux ne dit où sont partis les autres, aucun ne donne de noms. Les Allemands attachent Gaston à un arbre de la ferme, pour le torturer, ils se relaient pour le frapper, mais pas un son ne sort de sa bouche. Ils lui arrachent les ongles, mais toujours rien. Pendant ce temps, ils demandent à Roberte de préparer un repas pour eux, avec ses poules, ses chèvres, les vins de sa cave et toute la nourriture qui se trouve dans la maison. Elle doit dresser une grande table devant l’arbre où se trouve Gaston, ensanglanté, défiguré. Les Allemands passent la soirée à boire et à manger, ils sont servis par Roberte, qui de temps en temps reçoit un coup, la vieille femme trébuche à terre et cela fait rire les hommes. Le lendemain matin, Gaston, qui a passé la nuit attaché à l’arbre, refuse toujours de parler. Alors les hommes le détachent pour l’emmener à l’aube dans la forêt. Ils lui font creuser un trou et l’enterrent vivant. Puis ils retournent chez Roberte pour lui raconter ce qu’ils ont fait subir à Gaston. Ils la menacent, si elle ne parle pas, de la pendre. Mais Roberte tient bon. Elle refuse de dire ce qu’elle sait des résistants. Fou de rage devant l’obstination de la vieille dame à se taire, le sous-officier allemand demande à ce qu’elle soit pendue à l’arbre. Les hommes s’exécutent, passent une corde au cou de Roberte et avant qu’elle ne soit complètement morte, tandis que ses jambes se débattent dans l’air, le sous-officier agacé prend une mitraillette pour se venger. Voilà la fin de l’histoire.
— Vous savez qui a dénoncé Roberte au village ?
Insister, je le savais, c’était comme secouer une mare remplie de vase. L’eau se troublait.
— Non, personne ne sait qui l’a dénoncée, a répondu l’homme avant que sa femme ne puisse parler.
— Votre femme vous a dit pourquoi nous sommes là exactement ?
— Expliquez-moi.
— Nous avons reçu une carte postale anonyme à propos de notre famille et nous cherchons à savoir si elle peut avoir été écrite par quelqu’un du village.
— Vous voulez me la montrer ?
Le vieux monsieur a regardé attentivement et silencieusement la photographie sur mon téléphone.
— Et donc cette carte postale, c’est comme une dénonciation, c’est cela que vous voulez dire ?
Il avait posé la bonne question.
— Son caractère anonyme nous laisse une impression étrange, vous comprenez ?
— Je comprends très bien, a-t-il dit en hochant la tête.
— C’est pour cela qu’on se demande s’il y avait des gens très proches des Allemands aux Forges.
Cette phrase l’a dérangé, il a fait une grimace.
— Cela vous gêne d’en parler ?
Sa femme est intervenue, le couple se protégeait l’un l’autre.
— Écoutez, mon mari vous l’a dit, le passé, personne n’a envie de le revisiter. Mais il y a eu des gens très bien dans le village, vous savez, a-t-elle ajouté.
— Oui, des gens très bien, a renchéri son mari, il y a eu l’instituteur.
— Non, c’était pas l’instituteur, c’était le mari de l’institutrice. Il travaillait pour la préfecture, a rectifié sa femme.
— Vous pouvez nous en parler ? a demandé ma mère.
— Il vivait ici, au village, mais il travaillait à Évreux. À la préfecture donc. Je ne sais pas dans quel service, il n’avait pas un poste important je crois, mais il avait accès à des informations. Et dès qu’il pouvait aider les gens, les prévenir, eh bien il s’organisait. Un gars très bien.
— Il est toujours en vie ?
— Oh non. Il a été dénoncé, dit la femme les larmes aux yeux. Il est mort pendant la guerre.
— Il est tombé dans un piège, a précisé son mari. Deux miliciens sont allés le voir en disant : « Il paraît que vous savez faire passer des gens en Angleterre, on est recherchés par la police, aidez-nous. » Alors il leur a donné rendez-vous pour les sauver – sauf qu’au rendez-vous, les Allemands l’attendaient pour l’arrêter.
— Vous savez en quelle année c’était ?
— Je dirais en 1944. Il a été dirigé vers Compiègne, puis au camp de Mauthausen. Il est mort prisonnier en Allemagne.
— Après la guerre, comment l’institutrice a réagi ?
La femme a baissé les yeux, elle s’est mise à parler tout doucement.
— C’était notre institutrice et nous l’aimions beaucoup, vous comprenez. Après guerre on ne parlait que de ça au village. Des dénonciations, de tout ce qui s’était passé. Et puis après, tout le monde a décidé qu’il fallait passer à autre chose. Notre institutrice aussi. Mais elle ne s’est jamais remariée.
Sa voix est devenue tremblante et ses yeux se sont mouillés de larmes.
— Je voudrais simplement vous poser une dernière question, ai-je tenté. Vous pensez qu’il existe encore des gens dans le village qui auraient connu les Rabinovitch ? Des gens qui pourraient nous en parler ? Qui auraient des souvenirs ?
La femme et l’homme se sont regardés, comme pour s’interroger l’un l’autre. Ils savaient bien plus de choses qu’ils ne voulaient nous le dire.
— Si, a dit la femme qui séchait ses larmes. Je pense à quelque chose.
— À quoi ? a demandé son mari, inquiet.
— Les François.
— Ah mais bien sûr, les François, a répété son mari.
— La mère de Mme François était femme de ménage chez les Rabinovitch.
— Ah bon ? Vous pouvez nous dire où elle habite ?
Le monsieur a pris un bloc-notes et y a noté l’adresse. En nous tendant le bout de papier, il a précisé :
— On va dire que vous l’avez trouvé dans l’annuaire. Et maintenant nous allons vous raccompagner car nous avons beaucoup de choses à faire.
Le bloc-notes, cela m’a donné une idée.
Je me suis dit que je pourrais peut-être demander à Jésus de faire une analyse des écritures.
Quand nous sommes sorties de la maison, le ciel était devenu bleu. Le soleil se reflétait dans les flaques d’eau phosphorescentes, nous aveuglant. Nous avons marché jusqu’à la voiture en silence.
— Donne-moi l’adresse des François, ai-je dit à ma mère.
Nous avons mis l’adresse dans le GPS de mon téléphone et nous avons suivi les flèches. Nous avions l’impression que quelque chose se déroulait presque malgré nous, dans un village faussement calme.
Après avoir garé la voiture, nous avons sonné à l’adresse indiquée. Une dame aux cheveux courts s’est approchée du portail. Elle portait une surblouse bleue à motifs géométriques.
— Bonjour, Madame François ?
— Oui c’est moi, a-t-elle répondu un peu surprise.
— Excusez-moi de vous déranger, mais nous cherchons des souvenirs sur notre famille. Ils vivaient dans ce village pendant la guerre. Vous les avez peut-être connus. Ils s’appelaient Rabinovitch.
Le visage de la dame s’est figé à travers le portail. Son œil était vif.
— Mais qu’est-ce que vous voulez exactement ?
Elle n’était pas méfiante, elle semblait avoir plutôt peur de quelque chose qui n’avait rien à voir avec nous.
— Savoir si vous vous souvenez d’eux, si vous pouvez nous raconter des choses sur eux…
— C’est pour quoi faire ?
— Nous sommes leurs descendantes et comme nous ne les avons pas connus, nous aimerions simplement quelques anecdotes, vous comprenez…
La femme s’est éloignée de la porte. J’ai senti que nous ne nous y prenions pas de la bonne manière avec elle.
— Nous tombons un peu mal, je suis désolée, lui ai-je dit. Laissez-nous vos coordonnées et peut-être on peut se revoir un autre jour, un peu plus tard.
Madame François semblait soulagée par ma proposition.
— Très bien, dit-elle, comme ça je réfléchis…
— Tenez, écrivez sur la page de ce carnet, dis-je en fouillant dans mon sac. Comme ça quand vous en avez envie… Cela ne vous embête pas de mettre votre nom et votre numéro de téléphone ?
Cela semblait l’embêter, mais comme elle avait envie de se débarrasser de nous au plus vite, elle nota son nom de famille et son adresse ainsi que son numéro de téléphone sur notre carnet.
Un vieux monsieur, son mari de toute évidence, est arrivé dans le jardin. On le sentait très inquiet de voir sa femme discuter à la porte avec deux inconnues. Il portait sa serviette de table autour du cou.
— Hey, oh, qu’est-ce qui se passe Myriam ? a-t-il demandé à sa femme.
Lélia m’a regardée. Mon cœur s’est figé. La femme a vu l’interrogation dans nos yeux.
— Vous vous prénommez Myriam ? a demandé ma mère, interloquée.
Mais au lieu de nous répondre, la femme s’est adressée à son mari.
— Ce sont des descendantes de la famille Rabinovitch. Elles veulent savoir des choses.
— Nous sommes en train de manger, c’est pas le moment.
— On se rappelle, a-t-elle dit.
Elle semblait terrorisée par son mari qui voulait reprendre le cours de son déjeuner.
— Écoutez madame, nous comprenons bien qu’il est très impoli de vous importuner à l’heure du déjeuner, mais imaginez… c’est un peu émouvant pour nous, de rencontrer une Myriam, dans le village des Forges…
— J’arrive… a-t-elle dit à son mari, prends les pommes de terre dans le four avant qu’elles brûlent et j’arrive.
Le mari rentra immédiatement dans la maison. La femme alors s’est mise à nous parler vite, d’une seule traite. On ne voyait que sa bouche. Et son œil qui brillait à travers le portail.
— Ma mère travaillait chez eux. C’était une belle famille vous savez, ça je peux vous le dire, croyez-moi ils traitaient ma mère comme aucun autre employeur ne l’a jamais traitée, elle me l’a dit, toute sa vie. C’étaient des gens qui faisaient de la musique, la dame surtout, et ma maman a décidé de m’appeler Myriam à cause d’eux, enfin pas à cause, vous voyez ce que je veux dire. Elle m’a appelée Myriam parce que j’étais sa fille aînée et que leur fille aînée s’appelait Myriam. Voilà, c’est comme ça que ça s’est fait. Maintenant j’y vais parce que mon mari va s’énerver.
Son récit terminé elle est partie sans nous dire au revoir. Nous étions, ma mère et moi, silencieuses. Figées.
— Allons acheter à manger, j’ai vu qu’il y avait une boulangerie après la mairie, ai-je dit à Lélia, j’ai la tête qui tourne.
— D’accord, a répondu ma mère.
En mangeant nos sandwichs dans la voiture, nous étions abasourdies par ce qui venait de se passer. On mastiquait en silence, le regard vide.
— On récapitule, ai-je dit en prenant mon carnet. Au numéro 9, les nouveaux propriétaires, eux, n’ont rien à voir avec l’histoire. Au numéro 7, il n’y avait personne.
— Il faudra retenter après le déjeuner.
— Au numéro 3, il n’y avait personne non plus.
— Ensuite, il y avait la dame du numéro 1, celle des fraises.
— Tu crois que c’est elle qui a pu envoyer la carte postale ?
— Tout est possible. On va pouvoir comparer son écriture avec la carte postale.
— Faut envisager aussi le mari.
— Tu crois qu’ils auraient fait ça en couple ? Jésus disait que ce n’était peut-être pas la même personne qui avait écrit à droite et à gauche… ce serait crédible…
J’ai pris le carnet où le monsieur avait noté son adresse.
— Je les enverrai à Jésus, qu’il nous dise ce qu’il en pense. J’ai aussi l’écriture de la Myriam.
— Très bizarre tout ça…
Soudain on a entendu le téléphone de Lélia sonner, au fond de son sac à main.
— Numéro masqué, a-t-elle dit avec inquiétude.
J’ai pris le téléphone pour décrocher.
— Allô. Allô ?
On entendait simplement le bruit léger d’une respiration. Puis la personne a raccroché. J’ai regardé Lélia, un peu surprise, et le téléphone a sonné de nouveau. J’ai mis sur haut-parleur.
— Allô ? Je vous écoute. Allô ?
— Allez chez monsieur Fauchère, vous trouverez le piano, a dit une voix avant de raccrocher.
Ma mère et moi nous sommes regardées, les yeux écarquillés.
— Cela te dit quelque chose, monsieur Fauchère ? ai-je demandé à Lélia.
— Bien sûr que ça me dit quelque chose. Relis la lettre du maire des Forges.
J’ai attrapé la pochette avec la lettre :
Monsieur le Directeur,
J’ai l’honneur de vous informer qu’après l’arrestation du ménage Rabinovitch (…) Les deux porcs qui restaient sont actuellement gardés par Monsieur Fauchère Jean, avec le grain que nous avons trouvé.
— On aurait dû y penser. On en a parlé dans la voiture tout à l’heure.
— Regarde dans les pages blanches, on va peut-être trouver son adresse, à ce Fauchère. Il faut absolument qu’on aille le voir.
J’ai regardé dans le rétroviseur, j’ai eu l’impression vague que quelqu’un était en train de nous observer. Ensuite je suis sortie de la voiture pour faire quelques pas et respirer. Une voiture a démarré derrière moi. J’ai cherché sur le site des pages blanches, mais aucune trace de Jean Fauchère. En revanche, à Fauchère tout court, sans prénom, une adresse est apparue sur mon portable.
— Que se passe-t-il ? a demandé ma mère en voyant ma tête.
— Monsieur Fauchère, 11, rue du Petit Chemin. C’est là d’où l’on vient.
Lélia a démarré le moteur, nous avons repris exactement les mêmes routes. Nos deux cœurs battaient fort, comme si nous nous précipitions volontairement vers un très grand danger.
— Si on dit qu’on est la famille Rabinovitch, ils ne vont jamais nous laisser entrer.
— Il faut qu’on invente quelque chose. Mais quoi ? Tu as une idée ?
— Aucune.
— Bon… il faut… qu’on trouve un prétexte pour qu’il nous emmène dans son salon et qu’il nous montre son piano…
— On pourrait dire qu’on est collectionneuses de pianos ?
— Non, il va se méfier… en revanche on peut dire que nous sommes des antiquaires. Voilà. Qu’on fait l’expertise de certains objets et que cela peut les intéresser…
— Et s’il refuse ?
J’ai appuyé sur la sonnette au nom de Fauchère. Un homme âgé mais portant beau, avec des habits très bien repassés, est sorti de la maison. Cette rue était trop calme soudain.
— Bonjour, a-t-il dit d’une façon plutôt affable.
Il était apprêté, rasé de près, ses joues brillaient, une bonne crème hydratante sans doute, il était bien coiffé. J’ai aperçu dans son jardin une sorte de sculpture étrange, très laide. Cela m’a donné une idée.
— Bonjour monsieur, pardon de vous déranger, nous travaillons pour le Centre Pompidou, à Paris, vous connaissez peut-être ?
— C’est un musée, je crois, dit-il.
— Oui, nous préparons une grande exposition d’un artiste contemporain. Vous vous intéressez à l’art un peu ?
— Oui, dit-il en se passant la main dans les cheveux, enfin, en amateur…
— Alors vous serez sensible à notre demande. Notre artiste travaille à partir de photographies anciennes. À partir de photographies des années 30 plus précisément.
Ma mère hochait la tête à chacune de mes phrases, en fixant l’homme droit dans les yeux.
— Et nous, nous avons pour mission de lui trouver, dans les brocantes ou chez des particuliers, des photographies de cette époque…
L’homme nous écoutait avec attention. Ses sourcils froncés et ses bras croisés montraient qu’il n’était pas du genre à avaler n’importe quelles salades.
— Pour son installation, il a besoin de beaucoup de photos de cette époque…
— On rachète les photos entre 2 000 et 3 000 euros, a dit Lélia.
Je regardai ma mère un peu étonnée.
— Ah bon ? s’est étonné le monsieur. Mais quel genre de photos ?
— Oh, cela peut être des paysages, des photos de monuments ou simplement des photographies familiales… dis-je, mais uniquement des années 30.
— On paye en liquide, a ajouté ma mère.
— Écoutez, a répondu le monsieur très agréablement surpris. Je sais qu’il y a quelques photographies chez moi, qui datent de ces années-là, je peux vous les montrer…
Et l’homme a passé une nouvelle fois la main dans ses cheveux, il avait des dents extraordinairement blanches.
— Attendez-moi au salon, a-t-il dit, je vais regarder dans mes affaires, tout est rangé dans mon bureau.
Dans le salon, nous l’avons vu tout de suite. Le piano. Un magnifique piano à queue en palissandre. Il avait été transformé en meuble décoratif. Sur le plat de son dos, un napperon en dentelle présentait plusieurs petits objets en porcelaine. Il était impossible pour nous de dire s’il s’agissait d’un quart de queue, d’un trois quarts de queue ou autre, mais on pouvait assurément dire qu’il était bien trop imposant pour être un piano de joueur du dimanche. Il fallait être un pianiste confirmé pour jouer d’un instrument pareil. Il était majestueux avec deux pédales dorées en forme de goutte d’or, les lettres PLEYEL sculptées dans le bois apparaissaient en transparence. Les touches blanches en ivoire et les noires en ébène semblaient avoir conservé leur splendeur d’origine. J’ai eu l’impression de voir le fantôme d’Emma, assise de dos sur le tabouret, se retourner vers nous et chuchoter dans un soupir :
— Enfin. Vous êtes venues.
Monsieur Fauchère est entré dans la pièce. Il a trouvé étrange que nous soyons en train d’observer son piano, cela ne lui plaisait pas du tout.
— Vous avez un beau piano, il a l’air ancien, ai-je dit en ayant du mal à cacher mon émotion.
— N’est-ce pas ? dit-il. Tenez, je vous ai trouvé quelques photographies qui pourraient vous intéresser.
— C’est un piano de famille ? a demandé ma mère.
— Oui, oui, a-t-il dit, mal à l’aise. Regardez, ces photographies datent des années 30 et elles ont été prises dans le village. Je pense que cela peut vous intéresser.
Il avait l’air très content de sa trouvaille et souriait de toutes ses dents blanches. Il nous a tendu une boîte et nous avons découvert une vingtaine de photographies. C’étaient les photographies de la maison des Rabinovitch, des photographies du jardin des Rabinovitch, des fleurs des Rabinovitch, des animaux des Rabinovitch… J’ai vu que ma mère accusait le coup. Un grand malaise s’est installé. Dans notre dos, la présence du piano était presque insupportable.
— J’ai un cadre aussi, je vais vous le chercher.
Au fond de la boîte, ma mère a vu une photographie de Jacques, prise devant le puits, l’été où Nachman était venu l’aider à planter le jardin. Jacques portait fièrement sa brouette en regardant l’objectif. Souriant à son père avec son pantalon de culotte courte.
Lélia a pris la photographie dans ses mains, elle a baissé son visage, plutôt il s’affaissa, et des larmes ont commencé à couler sur ses joues.
Évidemment, cet homme n’était pas responsable de la guerre ni de ses parents, pas responsable des vols. Mais nous ressentions malgré tout une grande colère monter en nous. Il est revenu avec une photographie de la maison des Rabinovitch, une belle photo encadrée – sans aucun doute celle qui avait été prise sur le mur, avant l’emménagement de la nouvelle propriétaire que Lélia avait rencontrée.
— C’est qui sur la photographie ? Votre père peut-être ? a demandé Lélia en montrant Jacques.
Monsieur Fauchère ne comprenait plus rien. Ni pourquoi ma mère pleurait, ni pourquoi elle lui parlait avec dureté.
— Non, ce sont des amis de mes parents…
— Ah. Des amis proches ?
— Je crois oui, je crois que le garçon, là, c’était un voisin.
J’ai essayé de contenir la situation, en justifiant les questions de ma mère.
— Nous vous posons toutes ces questions parce que se pose le problème des droits. En effet, il faut que les descendants donnent l’autorisation de diffuser la photographie. Vous les connaissez ?
— Il n’y en a pas.
— Pas quoi ?
— Il n’y a pas de descendants.
— Ah, dis-je en essayant de cacher mon trouble. Au moins ça règle le problème.
— Vous êtes vraiment sûr qu’il n’y a pas de descendants ?
Lélia posa cette question d’une façon si agressive que l’homme devint très soupçonneux.
— Comment s’appelle votre galerie déjà ?
— Ce n’est pas une galerie, c’est un musée d’art contemporain, ai-je bredouillé.
— Mais vous travaillez pour quel artiste exactement ?
Il fallait trouver vite une réponse, Lélia n’écoutait plus du tout. Soudain un éclair m’a traversé la tête.
— Christian Boltanski, vous connaissez ?
— Non, comment cela s’écrit ? Je vais regarder sur Internet, dit-il, soupçonneux, en prenant son téléphone portable.
— Comme cela se prononce, Bol-tan-ski.
Il a tapé le nom sur le téléphone et il s’est mis à lire sa fiche Wikipédia à voix haute.
— Je ne connaissais pas, dit-il, mais ça a l’air intéressant…
Le téléphone a sonné dans une pièce à côté, l’homme s’est levé.
— Je vous laisse regarder, je vais prendre cet appel, dit-il en nous laissant seules dans la pièce.
Lélia en a profité pour attraper quelques photographies qui se trouvaient au fond de la boîte à chaussures. Elle les a glissées dans son sac à main. Ce geste de ma mère m’a rappelé mon enfance. Je l’avais toujours vue faire ça dans les cafés, les bistrots, elle prenait les carrés de sucre pour les fourrer dans son sac, les sachets de sel, de poivre et de moutarde. On ne peut pas dire que c’était du vol, c’était à disposition des clients. En rentrant à la maison, elle les rangeait dans une boîte en fer, une vieille boîte de palets bretons, Traou Mad, qui se trouvait dans notre cuisine. Des années plus tard, en voyant le film de Marceline Loridan-Ivens, La Petite Prairie aux bouleaux, j’ai compris d’où venait ce geste, en voyant la scène où Anouk Aimée vole dans un hôtel une petite cuillère.
— Prends pas toutes les photos, ça va se voir, ai-je dit à Lélia.
— Moins que si je prenais le piano, m’a-t-elle répondu en glissant les photos dans son sac.
Cette phrase m’a fait rire comme une blague juive.
Et puis soudain, on s’est rendu compte que monsieur Fauchère était debout, dans l’embrasure de la porte, en train de nous regarder depuis un moment :
— Mais qui êtes-vous ?
Nous n’avons pas su quoi répondre.
— Sortez de chez moi ou j’appelle la police.
Dix secondes plus tard nous étions dans la voiture, Lélia a mis le moteur en marche et nous sommes parties. Mais elle s’est arrêtée sur un petit parking, juste en face de la mairie.
— Je peux pas conduire. J’ai les jambes et les mains qui tremblent trop.
— On va attendre un peu…
— Et si Fauchère appelle la police ?
— Je te rappelle que ses photographies nous appartiennent. Allez, on va boire un petit café, pour se remettre les idées en place.
Nous sommes retournées à la boulangerie où nous avions acheté deux sandwichs au thon une heure auparavant. Le café qu’on nous a servi était bon.
— Tu sais ce qu’on va faire maintenant ? m’a demandé Lélia.
— Rentrer à la maison.
— Pas du tout. On va passer à la mairie. J’ai toujours voulu voir l’acte de mariage de mes parents.
La mairie rouvrait à 14 h 30 et il était très exactement 14 h 30. Un homme, jeune, était en train de mettre la clé dans la porte du bâtiment, un gros pavillon en brique rouge, surmonté d’un toit en ardoise avec trois cheminées.
— Pardon de vous déranger, nous n’avons pas pris rendez-vous… mais si c’était possible, nous aimerions avoir la photocopie d’un acte de mariage.
— Écoutez, dit-il d’un ton très doux, ce n’est pas moi qui m’en occupe normalement. Mais je peux vous le faire.
L’homme nous a invitées à entrer dans les couloirs de la mairie.
— Ce sont mes parents qui se sont mariés ici, a dit ma mère.
— Ah, très bien. Je vais chercher l’acte. Dites-moi en quelle année ?
— C’était en 1941.
— Donnez-moi les noms. Si je m’y retrouve ! C’est Josyane qui s’en charge d’ordinaire, mais elle je crois qu’elle est un peu en retard.
— Le nom de mon père est Picabia, comme le peintre. Et ma mère, Rabinovitch, R-A-B-I…
À ce moment-là le jeune homme s’est figé et nous a dévisagées, comme s’il doutait de notre présence réelle.
— Je voulais justement vous rencontrer, madame.
En entrant dans son bureau, nous avons vu, accrochée sur le mur, une photographie officielle sur laquelle l’homme portait une écharpe tricolore. C’était donc le maire des Forges qui nous accueillait.
— Je voulais vous contacter parce que j’ai reçu cette lettre d’un professeur d’histoire du lycée d’Évreux, nous a-t-il dit en cherchant des papiers. Il travaille avec ses élèves sur la Seconde Guerre mondiale.
Le maire nous a tendu un dossier.
— Jetez un coup d’œil, pendant ce temps je vais aller chercher l’acte de mariage de vos parents…
À l’occasion du concours national de la Résistance et de la Déportation, les élèves du lycée Aristide Briand d’Évreux avaient travaillé sur les élèves juifs déportés pendant la guerre. Ils étaient partis des listes de classes, puis avaient approfondi leurs recherches aux archives départementales de l’Eure, au Mémorial de la Shoah, et au Conseil national pour la mémoire des enfants juifs déportés. C’est ainsi qu’ils avaient retrouvé la trace de Jacques et Noémie. Ils avaient, avec leur professeur d’histoire, envoyé une lettre au maire des Forges.
Monsieur le Maire,
Nous cherchons à entrer en contact avec les descendants de ces familles afin de réunir davantage d’archives, notamment sur leur scolarité au lycée d’Évreux. Nous souhaitons que leurs noms, qui ne figurent pas sur la plaque commémorative du lycée, soient gravés afin de réparer cet oubli.
Les élèves de la classe de seconde A.
Émue de voir que des jeunes gens cherchaient, comme nous, à retrouver la trace des lignes de vie trop brèves des enfants Rabinovitch, ma mère a dit au maire :
— J’aimerais bien les rencontrer.
— Je pense qu’ils en seraient très heureux, a-t-il répondu. Tenez, je vous laisse lire l’acte de mariage de vos parents…
Le quatorze novembre mil neuf cent quarante et un, dix-huit heures, devant nous ont comparu Lorenzo Vicente Picabia dessinateur né à Paris septième arrondissement le quinze septembre mille neuf cent dix-neuf vingt-deux ans domicilié à Paris 7 rue Casimir Delavigne fils de Francis Picabia artiste peintre domicilié à Cannes (Alpes Maritimes) sans autre précision et de Gabriële Buffet son épouse sans profession domiciliée à Paris 11 rue Chateaubriand d’une part et Myriam Rabinovitch sans profession née à Moscou (Russie) le sept août mil neuf cent dix-neuf, vingt-deux ans domiciliée dans cette commune fille de Efraïm Rabinovitch cultivateur et de Emma Wolf son épouse cultivatrice tous deux domiciliés en notre commune d’autre part les futurs époux déclarent que leur contrat de mariage a été reçu le quatorze novembre mil neuf cent quarante et un par maître Robert Jacob notaire à Deauville (Eure) Lorenzo Vicente Picabia et Myriam Rabinovitch ont déclaré l’un après l’autre vouloir se prendre pour époux et nous avons prononcé au nom de la loi qu’ils sont unis par le mariage. En présence de Pierre Joseph Debord, rédacteur de préfecture et de Joseph Angeletti, journalier, tous deux domiciliés aux Forges témoins majeurs qui lecture faite ont signé avec les époux et nous Arthur Brians, maire des Forges. Signature :
L.M. Picabia
M. Rabinovitch
P. Debord
Angeletti
A. Brians
— Vous savez qui étaient les deux témoins, Pierre Joseph Debord et Joseph Angeletti ?
— Pas du tout ! Je n’étais pas né, a dit le maire en souriant, car de toute évidence, il avait à peine 40 ans. Mais en revanche je vais demander à Josyane, la secrétaire de la mairie. Elle sait tout. Je vais aller la chercher.
Josyane était une dame très ronde au visage blond et rose, d’une soixantaine d’années.
— Donc Josyane, je vous présente la famille Rabinovitch.
C’était étrange d’être, pour la première fois de notre vie, appelée « la famille Rabinovitch ».
— Les enfants vont être contents de vous avoir retrouvées, a dit Josyane avec une douceur toute maternelle.
Elle parlait évidemment des élèves de seconde du lycée d’Évreux, mais j’ai d’abord pensé à Jacques et Noémie.
— Josyane, a continué le maire, est-ce que cela vous dit quelque chose, Pierre Joseph Debord et Joseph Angeletti ?
— Non, Joseph Angeletti cela ne me dit rien, a-t-elle répondu en regardant le maire. En revanche, Pierre Joseph Debord… bien sûr.
Josyane a eu un mouvement d’épaules, comme si c’était évident.
— C’est-à-dire, Josyane ? a demandé le maire.
— Pierre Joseph Debord… le mari de l’institutrice. Vous savez, celui qui travaillait à la préfecture…
Cela m’a émue, de penser que cet homme avait accepté d’être le témoin au mariage du « ménage juif Rabinovitch ». Il était mort quelques mois plus tard, d’avoir trop voulu aider son prochain. Et ceux qui l’avaient précipité dans un piège étaient peut-être encore vivants aujourd’hui, vieillards cacochymes dans un Ehpad.
— Avez-vous d’autres archives qui concerneraient les Rabinovitch ? a demandé Lélia.
— Justement, a répondu Josyane, quand j’ai lu la lettre des lycéens, j’ai cherché des documents… mais je n’ai rien trouvé ici. J’en ai parlé avec ma mère, Rose Madeleine, qui a 88 ans, mais toute sa tête. Et elle m’a dit qu’à l’époque où elle était secrétaire de la mairie, elle avait reçu une lettre demandant que les noms des quatre Rabinovitch soient inscrits sur le monument aux morts des Forges.
Lélia et moi avons eu la même réaction.
— Votre maman se souvenait qui avait envoyé cette lettre ?
— Non, elle se souvenait seulement que la lettre venait du midi de la France.
— Vous savez quand avait été faite la demande ?
— Dans les années 50 je crois.
— Vous pourriez nous la montrer ? ai-je demandé.
— Je l’ai cherchée dans les dossiers de la mairie, mais je ne l’ai pas retrouvée… impossible de mettre la main dessus. À mon avis cela a été déménagé avec les archives dans les cartons de la préfecture.
— Cela voudrait dire que déjà, dans les années 50, quelqu’un voulait que leurs quatre noms soient réunis… a dit Lélia en pensant à voix haute.
Le maire avait l’air aussi ému que nous, de ce que nous venions d’apprendre.
— J’aimerais que la mairie puisse organiser une cérémonie à la mémoire de votre famille, nous a-t-il dit. Et je voudrais faire graver leurs noms, puisque cela n’a jamais été fait.
— Ce serait formidable, a répondu Lélia en remerciant chaleureusement le maire, dont la gentillesse nous bouleversait.
En sortant de la mairie, nous nous sommes assises sur le rebord d’un petit muret. Lélia voulait fumer une cigarette avant de reprendre le volant.
Elle a écrasé sa clope avec le pied, nous avons marché vers la voiture. Et de loin nous avons aperçu, glissée dans les branches des essuie-glaces, à l’endroit des contraventions, une enveloppe en papier kraft de la taille d’une demi-feuille de papier.
— Qu’est-ce que c’est que ça… ai-je dit à voix haute.
— Comment veux-tu que je sache, a répondu ma mère, tout aussi éberluée que moi.
— C’est forcément quelqu’un qui sait que c’est notre voiture.
— Et qui nous a observées…
— Je suis sûre que c’est l’une des personnes chez qui nous sommes allées.
À l’intérieur, il y avait cinq cartes postales, rien d’autre. Elles étaient toute reliées entre elles, par un vieux ruban usé. Chaque carte postale représentait un monument dans une grande ville, la Madeleine à Paris, une vue de Boston aux États-Unis, Notre-Dame de Paris, un pont à Philadelphie. Exactement comme l’opéra Garnier.
Toutes les cartes dataient de la guerre. Elles étaient adressées à
Efraïm Rabinovitch,
78 rue de l’Amiral Mouchez
75014 Paris
Toutes les lettres étaient écrites en russe et dataient de 1939. Soudain, en regardant les phrases en cyrillique, que je ne pouvais pas déchiffrer, j’ai compris quelque chose d’évident et décisif à propos de l’auteur de la carte postale.
— Je viens de comprendre pourquoi l’écriture est si étrange ! dis-je à ma mère. La personne qui l’a rédigée ne connaît pas notre alphabet !
— Mais bien sûr !
— L’auteur « dessine » les lettres de l’alphabet latin, mais son alphabet d’origine est le cyrillique.
— Tout à fait possible…
— D’où viennent les cartes ?
— De Prague. Elles ont été écrites par l’oncle Boris, a dit Lélia.
— L’oncle Boris ? Je ne me souviens plus qui c’était exactement.
— Le naturaliste. Le frère aîné d’Ephraïm. Qui faisait des brevets sur les poussins.
— Tu peux me les traduire ?
Lélia a parcouru chacune des cinq cartes postales, qu’elle me tendait au fur et à mesure.
— Les cartes sont très quotidiennes, a dit Lélia, il veut avoir des nouvelles. Il embrasse tout le monde. Il souhaite un joyeux anniversaire aux uns et aux autres. Il raconte son jardin, les papillons. Il dit qu’il travaille très dur… Parfois il s’inquiète de ne pas avoir de réponse de son frère… Voilà. Rien de particulier.
— Tu crois que l’oncle Boris pourrait être l’auteur de la carte postale ?
— Non, ma fille. Boris est parti comme tous les autres. Il a été arrêté en Tchécoslovaquie. Le 30 juillet 1942. Ses compagnons du parti SR ont essayé d’empêcher son départ, mais, selon un témoignage que j’ai retrouvé, il a refusé d’être sauvé : « Et il a décidé de partager le destin de son peuple. » Il fut déporté au camp de concentration de Theresienstadt, le fameux « camp modèle » pensé par les nazis. Le 4 août 1942, il fut transféré dans le camp d’extermination de Maly Trostenets, près de Minsk en Biélorussie. Assassiné dès son arrivée, d’une balle dans la nuque, au bord d’une fosse. Il avait 56 ans.
— Mais alors, si ce n’est pas Boris, qui est l’auteur ?
— Je ne sais pas. Quelqu’un qui n’avait pas envie qu’on le retrouve.
— Eh bien moi, je sens que je ne suis plus très loin de lui.