IX.
La beauté extrême
Le corps de la Voisin a donc été réduit à quelques poignées de cendres mêlées à celles des fagots et de la paille. Les aides du bourreau les recueillent et les jettent au vent, depuis les rives de la Seine, dans le fleuve qui les engloutit et les emporte.
Et l'on a pu croire, Illustrissimes Seigneuries, que l'on ne parlerait plus d'affaire des poisons dans le royaume de France.
Et ce fut en effet, pour quelques jours, en cette fin d'hiver 1680, comme un grand souffle de soulagement.
On me répétait que la marquise de Sévigné avait lancé le soir même de la mort de la Voisin :
– L'affaire des poisons est tout aplatie, on ne dit plus rien de nouveau.
Mais le visage préoccupé de Nicolas Gabriel de La Reynie démentait ces propos rassurants. Et quand je les lui rapportais, il maugréait :
– Que Dieu le veuille !
Et aujourd'hui, alors que j'ai devant moi les copies des documents qu'il m'a remises avant sa mort, je comprends les causes de ses soucis.
Parce qu'il était le maître des enquêtes, celui qui interrogeait les emprisonnés qui n'étaient pas encore jugés, il savait que l'affaire des poisons était comme une plaie que l'on croit cicatrisée et qui, tout à coup, se rouvre, laissant jaillir le pus dont elle était gorgée. Et l'on craignait alors la gangrène.
C'est la Voisin morte qui mène le bal.
On se souvient qu'elle s'est rendue au mois de mars 1679 à la Cour, à Saint-Germain, pour remettre un placet au Roi. Qu'elle n'y parvint pas et qu'elle fit une nouvelle tentative tout aussi infructueuse.
Elle avait prétendu qu'elle voulait solliciter l'intervention du Roi afin qu'il délivrât le faux-monnayeur Blessis, retenu par le marquis des Termes.
Elle s'était exclamée, on en avait témoignage, constatant son échec à atteindre le souverain :
– Il faut que j'en périsse ou que je vienne à bout de mon dessein !
Cette obstination avait paru étrange à La Reynie.
Il s'était souvenu des poudres qui, sur le tissu d'une chemise ou dans des gants, sur les bords d'un verre ou d'un bol, peuvent empoisonner celui qui les touche.
Il voulut aller jusqu'au bout de ces doutes qui l'empêchaient de trouver l'apaisement, alors même qu'autour de lui on se réjouissait d'en avoir fini avec l'« affaire », et que le Roi et le ministre Louvois paraissaient disposés à dissoudre la Chambre ardente, puisque la Voisin avait subi son châtiment et que les gens de condition avaient comparu ou s'étaient mis hors de portée des juges.
Il restait dans les cachots du château de Vincennes Marie-Marguerite Voisin, la fille de la Voisin.
Elle était jusqu'alors restée muette, secouant la tête quand on l'interrogeait, le corps tremblant comme si elle était possédée par la peur.
Dans un cachot voisin on avait jeté une petite femme au visage anguleux, la Filastre, qu'on avait arrêtée à son retour d'Auvergne où elle s'était rendue, disait-elle, pour lever un trésor et sans doute pour rapporter à la Voisin, avec qui elle était en relation, des plantes à poison.
Non loin de là, dans ce même château de Vincennes, une autre devineresse et empoisonneuse, la Trianon, croupissait.
Et bientôt les rejoignit l'abbé Guibourg, complice de Lesage, ce dernier, toujours vivant, ayant échappé au bourreau pour avoir parlé et servi ainsi les desseins de Louvois.
Quant à l'abbé Mariette, un autre de ses complices en célébrations de messes noires, en cérémonies sacrilèges et en appels au démon, lui aussi était survivant.
Tous ceux-là, Nicolas Gabriel de La Reynie est persuadé qu'ils détiennent des secrets dont ils n'ont livré que des bribes, et le silence et les imprécations de la Voisin à l'heure de sa mort ne l'ont pas satisfait.
Elle n'a livré aucun nom.
Peut-être, maintenant qu'elle est morte, les prisonniers du château de Vincennes dévoileront-ils les visages des dames de la Cour qui ont eu recours à eux ?
La Reynie est au bord du grand secret et, pour avoir cité les noms de ces dames de la Cour, toutes un temps maîtresses du Roi, je sais qu'il ne cesse de penser à elles, à ce dont elles ont été capables pour garder le souverain entre leurs bras.
En s'enfuyant, Olympe Mancini, comtesse de Soissons, a en fait reconnu les faits. Elle voulait empoisonner Mlle de La Vallière qui avait conquis le coeur du Roi.
Et avait pris, ce faisant, le risque d'empoisonner le souverain.
Il y avait la maîtresse régnante, celle dont personne n'osait, à la Bastille, au château de Vincennes, devant les juges de la Chambre ardente, prononcer le nom : Mme la marquise de Montespan, née Rochechouart de Mortemart, épouse du marquis de Montespan, amie de Mlle de La Vallière et ne rêvant que de la supplanter dans le coeur et le lit du Roi.
Y parvenant parce qu'elle est d'une « beauté extrême », blonde aux yeux d'un bleu intense ; qu'elle est, par son lignage, d'une noblesse immémoriale, et qu'elle en a la dignité, l'indépendance souveraine, qu'elle jongle avec les mots, qu'elle fait rire le Roi, qu'elle conduit avec lui non seulement les ballets donnés à la Cour, mais les jeux de l'esprit. Qu'elle l'enchante, et qu'il la comble, et qu'il l'affiche. Qu'il reconnaît les bâtards qu'elle lui donne.
Mais, peu à peu, l'attrait d'Athénaïs de Montespan s'émousse. Elle est souvent en couches. Elle grossit. Elle s'affadit, se ride en même temps qu'elle s'alourdit, et elle perd cette beauté et cet esprit des Mortemart qui enchantaient le Roi. Et lui-même se lasse, s'empâte, somnole souvent, s'inquiète du salut de son âme, tombe dans les rets de la dévôte Mme de Maintenon et des confesseurs jésuites qui le mettent en garde contre le double adultère qu'il commet en forniquant avec la marquise de Montespan.
Il n'oublie rien des plaisirs qu'elle lui a donnés, mais, de même qu'il a écarté Mlle de La Vallière au profit de la marquise Athénaïs de Montespan, il s'éloigne peu à peu de cette dernière.
Il invoque les exigences de la religion alors qu'en fait il est attiré par une jeune fille de dix-huit ans, Marie-Angélique, demoiselle de Fontanges, plus belle encore que ne le fut Athénaïs de Montespan, blonde elle aussi, venue à la Cour poussée par sa famille, persuadée que leur fille susciterait l'intérêt du Roi. Et c'est Athénaïs de Montespan, préférant organiser sa défaite que la subir passivement, qui a présenté Mlle de Fontanges au souverain.
Il s'enflamme. Il néglige la marquise. Il affiche sa nouvelle passion. Il relègue ainsi dans une ombre dorée Athénaïs de Montespan.
Humiliée et jalouse, celle-ci est persuadée qu'elle réussira un jour à reconquérir le Roi qui ne peut se satisfaire qu'un temps de cette Fontanges, « belle statue », mais vide d'esprit.
Parmi les suivantes de la marquise de Montespan, il y a, soutenant la passion et l'amertume de sa maîtresse, cette demoiselle des OEillets qui, un temps, fut elle aussi prise par le Roi, puis rejetée après avoir été engrossée d'une petite fille qu'il ne voulut jamais légitimer.
Comme la marquise Athénaïs de Montespan, la demoiselle des OEillets est pleine de haine et de mépris pour Marie-Angélique de Fontanges.
J'ai recueilli des échos de cette guerre impitoyable :
« La Fontanges, disait Mme de Montespan, est une fille stupide et sans éducation. Vraiment, il faut que le Roi ne soit point délicat pour aimer cette personne qui a eu des amourettes dans sa province. »
Il lui faut subir, devant toute la Cour, l'indifférence du souverain, qui n'a même plus un regard pour celle qui fut la reine des fêtes, des ballets, des palais.
Mais il lui faut ne pas perdre la face.
Je les ai vues, l'ancienne et la nouvelle maîtresses, dans la chapelle du château de Saint-Germain, assistant à la messe en présence de Louis XIV. Elles se plaçaient devant les yeux du Roi, Mme de Montespan avec ses enfants sur la tribune, à gauche par rapport à l'assistance, et Mlle de Fontanges à droite, tandis qu'à Versailles Mme de Montespan était du côté de l'Évangile et Mlle de Fontanges du côté de l'Épître. Elles priaient, chapelet ou livre de messe à la main, levant les yeux comme en extase, à l'instar de saintes.
La cour de France, Illustrissimes Seigneuries, est la plus belle comédie du monde.