XII.
Un abîme de crimes
Le Roi avait choisi d'imposer silence et, naturellement, Illustrissimes Seigneuries, Nicolas Gabriel de La Reynie respecta la décision du souverain.
Durant plusieurs semaines, il se terra comme pour ne pas céder à la tentation, et il ne répondit à aucune des missives que je lui faisais parvenir, l'invitant à me rendre visite.
Je ne le vis pas non plus dans les maisons que je fréquentais, ni à la Cour où je me rendais, soucieux de recueillir les rumeurs et de vous les transmettre.
Je fus surpris d'abord par la haine – le mot n'est pas exagéré – qui désormais s'attachait au lieutenant général de police, comme si le choix du Roi d'en finir avec les procès de la Chambre ardente valait pour lui condamnation.
Tous les gens de condition qui avaient tremblé se répandaient en sarcasmes et en imprécations.
J'ai relu les Relations que je vous ai alors adressées. J'y écrivais :
« La réputation de Monsieur de La Reynie est abominable. On l'accuse d'avoir trompé le Roi et d'avoir créé de toutes pièces des machinations et des cabales qui n'existaient pas, afin de se grandir aux yeux de Sa Majesté. On se moque de sa prétention d'interdire aux devineresses d'exercer leurs talents, et on dit que, si cette ordonnance était respectée, il faudrait enfermer toutes les servantes du royaume qui sont friandes de prophéties quant à leur vie, sans oublier leurs maîtresses qui ne rêvent que de montrer leurs lignes de la main ou de consulter leur astrologue. »
Je notais qu'on osait moins que jamais accuser la marquise de Montespan alors même que s'affermissait le règne de Mme de Maintenon, austère et dévote, et qu'on assurait que le Roi avait, pour mieux contenir ses passions et ses vices, décidé de l'épouser. Et les jésuites veillaient à le conduire à l'autel de ce mariage censé rendre vertueux un souverain qui avait toujours cédé à la tentation.
Il est vrai que Mme de Montespan était devenue une grosse femme à la peau ridée, que la belle Mlle de Fontanges, après une grossesse douloureuse, n'était plus qu'une « invalide » de l'amour, et que Louis XIV lui-même, édenté, n'était plus le jeune Roi virevoltant sur scène et montrant à la Cour ses jambes dont les courtisanes disaient qu'elles étaient « les plus belles du royaume ».
Commentant ces faits pour vous, Illustrissimes Seigneuries, j'écrivais au Doge de notre Sérénissime République :
« Bien des particularités, aussi curieuses qu'importantes, mériteraient d'être rapportées si la prudence ne prescrivait pas la réserve et ne commandait d'en remettre la relation à un autre temps. »
Cette prudence et le vague de mes propos ne s'expliquaient que par la certitude où j'étais que toutes mes correspondances, avant de vous être acheminées, étaient ouvertes et lues par le Cabinet noir de la poste royale.
Mais un autre temps est venu et j'ai pris toutes précautions pour que ma Relation particulière vous parvienne inviolée.
Les copies de documents remises par La Reynie confirment que le lieutenant général de police, s'il se soumettait au Roi, ne pouvait taire son désarroi.
Il écrit qu'il était entouré par une « épaisseur de ténèbres » qu'il ne pouvait percer. Qu'il ne réussissait pas à sonder l'« abîme de crimes » dont il n'avait fait que parcourir en tâtonnant les contours.
Il avoue qu'il est effrayé par la gravité des accusations qui ont été portées contre une personne illustre, et sa plume une fois encore n'ose tracer le nom de la marquise Athénaïs de Montespan.
« Je reconnais ma faiblesse, écrit-il. Malgré moi, la qualité des “faits particuliers” imprime plus de crainte dans mon esprit qu'il n'est raisonnable. Ces crimes m'effarouchent. »
Et, tout en obéissant au Roi, La Reynie ose se dire « convaincu que ces faits sont véritables ».
Lisant ces mots, j'ai imaginé ce que le Roi pouvait penser, sachant que cette phrase de son lieutenant général de police signifiait que la marquise de Montespan s'était dénudée au cours d'une messe noire, qu'elle avait accepté qu'on égorgeât pour elle un enfant, qu'elle avait voulu empoisonner Mlle de Fontanges, qu'elle avait peut-être chaque jour usé de drogues pour réveiller le désir du Roi.
Elle était donc empoisonneuse et sacrilège.
Et peut-être est-ce l'évocation de ces faits qui explique la violente scène qui, selon quelques témoins, opposa le Roi à Mme de Montespan.
Elle vacillait sous la fureur de Sa Majesté qui semblait l'accabler, puis, alors qu'elle pleurait, lui avait tourné le dos après l'avoir toisée avec mépris. Et toute son attitude manifestait sa décision de rompre définitivement avec elle.
Pourtant, les propos de La Reynie étaient ambigus. S'il avait écrit : « Je suis convaincu que ces faits sont véritables », il ajoutait aussitôt : « Mais je n'en ai pu venir à bout. J'ai recherché au contraire tout ce qui pouvait me persuader qu'ils étaient faux, et il m'a été également impossible de conclure. »
Le plus étrange et le plus insupportable, pour La Reynie, était que la plupart des cent quarante-sept prisonniers qui croupissaient à la Bastille ou dans les cachots du château de Vincennes ne pouvaient plus être poursuivis et condamnés dès lors que tout ce qui concernait Mme de Montespan était retiré des dossiers.
Ainsi, comme l'écrivait La Reynie, « des charges considérables pour empoisonnement ou pour commerce de poisons, et des charges pour sacrilèges et impiétés, qui accablaient ces scélérats, devaient être abandonnées ».
Dès lors, les prisonniers tels que la Trianon, la fille Voisin, Lesage, l'abbé Guibourg et l'abbé Mariette, le Normand Galet et la plupart des autres allaient être impunis !
Et les mystères qui entouraient le comportement de la marquise de Montespan et de sa suivante Mlle des OEillets ne seraient jamais élucidés.
On resterait dans les ténèbres du soupçon.
La Reynie réussit-il à convaincre le Roi qu'il fallait, quelle que fût la décision finale, tenter d'aller jusqu'au bout ? Ou bien est-ce Louvois, désireux d'écraser une fois pour toutes Mme de Montespan dont il était l'ennemi, et ayant choisi le camp de Mme de Maintenon, qui emporta la décision ?
Quoi qu'il en soit, Louvois écrit à La Reynie le 18 novembre 1680 :
« Il a plu à Sa Majesté que je mènerai Mlle des OEillets à Vincennes, vendredi prochain, que je ferai descendre Lesage, la fille de la Voisin, Guibourg et les gens que vous me ferez dire avoir parlé d'elle, sous prétexte de leur demander des éclaircissements sur ce qu'ils ont dit de la personne considérable qu'ils ont nommée. Pendant la conversation que j'aurai avec chacun d'eux, Mlle des OEillets entrera et se montrera à eux, et je leur demanderai s'ils la connaissent, sans la leur nommer. »
Le 22 novembre, comme Louvois l'avait ordonné, Mlle des OEillets est confrontée, sans avoir été nommée, à Lesage, à la fille de la Voisin, à Guibourg, à d'autres, dont des domestiques qui prétendent l'avoir accompagnée chez la Voisin. Elle a tout nié, affirmant n'avoir jamais été chez la devineresse et ne connaître aucune des personnes qui ont affirmé lui avoir remis poudres et drogues.
Car tous sans hésiter, dès qu'elle paraît, la nomment.
Elle leur fait face avec superbe. Ils se trompent, dit-elle. Ils la confondent avec sa nièce qui, en effet, fréquentait astrologues et devineresses.
On recherche la nièce. Elle est grosse, petite et ne ressemble en rien, avec sa forte poitrine, à la jeune femme élancée qu'est Mlle des OEillets.
Mais celle-ci ne vacille pas. Elle s'indigne au contraire qu'on puisse prêter foi à la parole de prisonniers coupables de crimes infernaux, et d'opposer leurs mensonges à la vérité dite par une jeune femme à laquelle on ne peut rien reprocher, sinon ce que disent les empoisonneurs !
Et Louvois comme La Reynie ne peuvent plus ignorer que Mlle des OEillets a eu les faveurs du Roi, qu'elle est la mère d'une petite fille née de Louis XIV, même si le souverain – et c'est grand dépit pour elle – refuse de la légitimer.
Dès lors s'insinue un nouveau soupçon, que Colbert, l'allié de Mme de Montespan, amplifie en chargeant un avocat, maître Duplessis, d'examiner toutes les accusations portées contre la marquise de Montespan.
Toutes peuvent être retournées contre Mlle des OEillets si l'on retient les propos des empoisonneurs.
Pourquoi la jeune femme, ulcérée d'avoir perdu le Roi après avoir cru l'avoir conquis, n'aurait-elle pas voulu se venger, prétendant agir pour Mme de Montespan et ne poursuivant en fait que des buts personnels ?
Ainsi Mme de Montespan n'était peut-être coupable que d'avoir recherché, comme toutes les femmes, des drogues d'amour, aphrodisiaques, à servir à son royal amant.
Restaient les messes noires : mais pouvait-on faire confiance à un monstre comme l'abbé Guibourg et croire la fille de la Voisin ?
J'ai revu Nicolas Gabriel de La Reynie.
Comme à son habitude, il ne m'a fait aucune confidence, se contentant de murmurer, au moment de me quitter :
– Que pouvais-je faire d'autre ?
Il lui était impossible de poursuivre la marquise de Montespan ou Mlle des OEillets, l'une et l'autre, à des degrés divers, personnes considérables, et par ailleurs l'une pouvant avoir été le paravent de l'autre, et vice versa : la jeune suivante se cachant derrière la marquise et celle-ci utilisant Mlle des OEillets.
Mais restaient à la Bastille et au château de Vincennes cent quarante-sept détenus dont la culpabilité était attestée, et ceux qui étaient innocents devaient être aussi réduits au silence.
« Il n'y a point de charges contre celui-ci, écrivait ainsi La Reynie. Il n'est détenu depuis longtemps que pour avoir eu le malheur d'être mis à Vincennes dans la chambre de Guibourg et pour avoir su, peut-être, ce que Guibourg lui a voulu dire de ses affaires. »
Sa Majesté fut généreuse. On versa à ce comparse malchanceux une pension annuelle, à charge pour lui de quitter le royaume et de ne jamais revenir d'exil. Il lui fut communiqué que « s'il lui arrivait jamais d'écrire ou de parler de ce qu'il avait entendu pendant qu'il était à Vincennes, Sa Majesté le ferait arrêter et le ferait enfermer pour le reste de ses jours ».
D'autres furent pendus et brûlés après avoir été soumis à la question. La Trianon se suicida. On enferma certaines femmes prisonnières – ainsi la fille de la devineresse Marie Bosse – dans des couvents.
D'autres encore, – Lesage, Mariette, Guibourg – furent enfouis dans les cachots de citadelles du royaume, souvent attachés par une chaîne courant d'un anneau scellé dans le mur de leur cellule jusqu'à leur poignet ou leur cheville.
Les femmes – ainsi Marie-Marguerite Voisin – furent enfermées à Belle-Isle, dans la forteresse. Et Louvois recommanda au gouverneur « d'empêcher que l'on entende les sottises qu'elles pourront crier tout haut, les menaçant de les corriger si cruellement qu'il n'y en ait pas une qui ose faire le moindre bruit ».
Ces prisonniers-là, Illustrissimes Seigneuries, qui ne furent pas brûlés vifs, connurent le châtiment d'être enterrés vivants.
L'un de ces coupables, qui fut quant à lui roué vif – mais peut-être était-ce une grâce que Dieu lui accorda – s'était écrié alors qu'on le soumettait à la question extraordinaire :
– Vous poursuivez les gueux, mais c'est plus haut que vous devriez chercher !
Si Nicolas Gabriel de La Reynie a relevé le propos, c'est, je crois, qu'il eût pu le reprendre à son compte et le crier à son tour.