XIII.
Les poisons et les crimes enfouis dans nos entrailles
Le mystère demeure, Illustrissimes Seigneuries, même si les gueux coupables sont châtiés, certains pendus, d'autres brûlés ou roués vifs, la plupart subissant une peine encore plus cruelle, ensevelis qu'ils sont dans les oubliettes des forteresses, condamnés à la nuit, à la chaîne, au silence et au froid, à une agonie pire que celle des bêtes encagées et entravées.
Mais ces châtiments qui frappent de vrais délinquants, le lieutenant général de police sait bien qu'ils ne lui permettent pas de percer les épaisses ténèbres qui entourent les actes de la marquise de Montespan et de la demoiselle des OEillets, sa suivante.
J'ai découvert dans les copies des documents la trace d'un homme que l'abbé Guibourg nomme « le Milord anglais », dont on ne connaît pas l'identité.
L'abbé sacrilège assure que ce Milord anglais s'est présenté en compagnie de Mlle des OEillets chez la Voisin. Celle-ci, à leur demande, a élaboré une drogue qui pouvait, si on la lui administrait, plonger le Roi en état de langueur, et la mort s'insinuerait lentement en lui. La Voisin avait écrit une « conjuration » qu'il fallait réciter au-dessus du calice rempli de cette mixture. Et Guibourg avait précisé que le breuvage était composé du sang menstruel de la Des OEillets, du sperme du Milord anglais, de la poudre de sang de chauve-souris et d'un peu de farine.
Est-ce ce Milord anglais qui tenait dans le drame des poisons le rôle principal, soucieux de débarrasser l'Angleterre d'un monarque puissant et ambitieux ?
Dans ce cas, Mme de Montespan et Mlle des OEillets ne seraient plus que des marionnettes entre les mains d'un habile agent britannique.
C'est ce Milord inconnu qui aurait promis cent mille écus à la Voisin et le passage en Angleterre. Après l'arrestation de la Voisin, il devait proposer aussi à sa fille Marie-Marguerite Voisin de fuir à Londres.
Puis le Milord anglais disparaît. Mais, s'il a joué ce rôle, Illustrissimes Seigneuries, l'affaire des poisons devient alors un épisode ténébreux de la guerre couverte que se livrent le royaume de France et celui d'Angleterre.
De même est-il question dans les aveux de tels ou tels comparses, empoisonneurs et vendeurs de drogues sans envergure. Ainsi d'un homme se présentant comme le chevalier de La Brosse, cherchant « par poisons ou par billets, par drogue ou par magie », à se venger de l'enfermement de Fouquet.
Ce chevalier sans visage aurait été apparenté au surintendant et désireux de voir ce dernier recouvrer fortune et place à la Cour.
Mais on ne sait rien de plus sur lui. Les empoisonneurs qui lui ont préparé des poudres et des drogues ne livrent aucun indice qui permette de l'identifier. L'un est condamné au bûcher, l'autre à être roué, puis la justice, reconnaissant qu'ils ont dit ce qu'ils savaient, précise qu'ils seront étranglés avant d'être livrés aux flammes ou d'être rompus.
Et quand on décapite un sieur Maillard, conseiller à la Cour des comptes, soupçonné et coupable « pour avoir su, connu et non révélé les détestables projets formés contre la personne du Roi », la vérité n'apparaît pas davantage.
Qui sont ce Milord anglais et ce chevalier de La Brosse ?
Pourquoi tous ces empoisonneurs, devineresses et autres criminels, de la Brinvilliers à la Voisin, ces prêtres sacrilèges et ces scélérats, de Guibourg à Lesage, sont-ils tous liés entre eux ?
Qu'y a-t-il au fond de cet abîme de crimes ?
La passion et l'ambition déçues de femmes délaissées par le Roi et cherchant à s'en faire aimer à nouveau, ou bien l'entreprise d'un espion régicide pour servir Londres, ou la revanche de partisans du surintendant Fouquet désireux de récupérer leurs fortunes et leurs pouvoirs ?
Mais peut-être, Illustrissimes Seigneuries, y a-t-il tout cela à la fois, l'affaire des poisons révélant les entrailles purulentes d'un royaume dont on ne veut connaître que la face glorieuse.
Ces entrailles sont aussi celles de Mlle de Fontanges, morte dans les souffrances à vingt ans, le 28 juin 1681.
On murmure d'abord, puis on clame et on écrit que la Fontanges a été empoisonnée.
On désigne la coupable : la marquise de Montespan.
On le dit à la Cour. Des pamphlets reprennent et amplifient la rumeur.
On assure que Mme de Montespan a empoisonné trois personnes, dont les enfants de la Fontanges.
Les médecins qui autopsient le corps concluent à la mort naturelle : « Hydropisie de la poitrine contenant plus de trois pintes d'eau avec beaucoup de matières purulentes dans les lobes droits du poumon dont la substance était entièrement corrompue et gangrenée, adhérente de toutes parts... le coeur un peu flétri, le foie d'une grandeur démesurée... »
Pourquoi cette « pourriture totale » ? N'aurait-elle pas été provoquée par les drogues et les poisons, les breuvages confectionnés par la Voisin, portés par sa fille à Mlle des OEillets sur la demande expresse de Madame la marquise Athénaïs de Montespan ?
Et comment expliquer la mort brutale de Louvois, le 16 juillet 1691, après qu'il eut bu un verre de l'eau contenue dans la cruche qui se trouvait en permanence dans son cabinet ? Cette mort ne serait-elle pas due à un poison peut-être versé par un domestique au fait des habitudes du ministre ?
J'ai retrouvé la Relation que, cette année-là, Illustrissimes Seigneuries, je vous avais adressée.
J'écrivais, rapportant la rumeur qui s'était répandue à la Cour, que l'on avait trouvé dans l'eau des « indices manifestes de poison ».
J'ajoutais que l'on assurait que Louvois venait d'être averti dans une lettre particulière, par un homme se disant de la religion réformée, qu'il eût à se tenir sur ses gardes, car sa vie était menacée.
Les poisons étaient ainsi profondément infiltrés dans le royaume de France, et là où on ne les trouvait pas, on n'en imaginait pas moins leur action néfaste.
La Chambre ardente n'avait pu ni identifier ni interroger ceux sur qui planaient les soupçons les plus graves et les plus précis.
Si bien que ces soupçons, ces rumeurs, ces accusations, peut-être ces calomnies, des années plus tard, ne se sont pas encore dissipés.
Quant au geste du Roi, en cette année 1709, brûlant les pièces les plus compromettantes établies de par les enquêtes de Nicolas Gabriel de La Reynie, il a été sans effet puisque, Illustrissimes Seigneuries, le lieutenant général de police, avant sa mort, m'a remis copies de ces documents à partir desquelles, pour le plus grand profit, j'en forme le souhait, de notre Sérénissime République, j'ai rédigé cette Relation particulière.
Je veux la conclure en citant Nicolas Gabriel de La Reynie qui dit espérer avec beaucoup de confiance « que Dieu achèvera de découvrir cet abîme de crimes, qu'Il me montrera en même temps les moyens d'en sortir, et enfin qu'Il inspirera au Roi tout ce qu'il doit faire dans une occasion si importante ».
Mais, selon moi, Illustrissimes Seigneuries, Dieu sera à la peine, car les hommes, des plus gueux aux plus grands, préfèrent reléguer les poisons et leurs crimes au plus profond de leurs entrailles.