III.


« Les enfants donnés au diable »

Je dois, Illustrissimes Seigneuries, ajouter quelques souvenirs et mon témoignage à la Relation particulière que j'ai élaborée à partir des copies de documents que m'a remises Nicolas Gabriel de La Reynie.

Au cours des nombreuses conversations que nous avons eues au fil des années, le lieutenant général de police, sans rien me révéler, m'a fait comprendre qu'il découvrait chaque jour de multiples ramifications à ce qu'il avait cru n'être d'abord qu'une sordide affaire de poisons.

La voix grave, la tête baissée, comme accablé, il me répétait qu'il s'agissait d'une entreprise criminelle qui menaçait le royaume.

Mais il ne répondait à aucune des questions que je lui posais.

S'agissait-il d'un complot, d'une cabale visant le Roi, comme le pays en avait connu au temps des guerres de Religion et durant la Fronde ?

Il soupirait, parlait de sacrilèges, quelquefois aussi de crimes de lèse-majesté.

Mais quand je l'interrogeais, lui demandant si l'on avait voulu tuer le Roi, il s'exclamait avec une sorte d'effroi dans la voix :

– Ne dites jamais cela ! Prononcer de tels mots, Visconti, c'est déjà attenter à la personne du Roi, et vous savez qu'elle est sacrée !

J'avais constaté pourtant qu'en ces années-là, autour de 1680, alors que jamais la puissance du Roi et sa gloire n'avaient été aussi grandes et aussi rayonnantes, l'atmosphère à la Cour était sombre, comme si chaque courtisan, plus encore qu'à l'accoutumée, restait sur ses gardes, veillant à ne jamais parler à proximité de l'un de ces innombrables laquais dont on savait qu'ils avaient pour mission de recueillir tous les propos et de les rapporter.

Mais certains me chuchotaient qu'il y avait des « faits particuliers » dans ces affaires d'empoisonnements, et ils ajoutaient qu'il fallait renvoyer cette Chambre ardente, sans jamais me préciser cependant ce qu'ils entendaient au juste par « faits particuliers ».

Illustrissimes Seigneuries, vous les découvrirez dans cette Relation particulière.



Nicolas Gabriel de La Reynie paraissait ne pas comprendre, quand je lui rapportais ces propos des courtisans.

Il semblait vouloir, par une profusion inattendue de phrases, me faire oublier ce que j'avais entendu rapporter à la Cour.

Au fur et à mesure qu'il parlait, l'émotion le gagnait et, cependant, il n'établissait aucun lien entre ce qu'il évoquait et les « affaires de poisons » sur lesquelles il enquêtait.

– Les impiétés, disait-il, les sacrilèges, les abominations sont pratiqués partout. Ils sont communs à Paris, à la campagne et dans les provinces.

Il évoquait les messes noires, les femmes au corps dénudé servant d'autel, la « compagnie charnelle » et les scènes de débauche qui accompagnaient ces cérémonies diaboliques, leur moment le plus intense, quand les femmes se livraient aux prêtres qui invoquaient le diable.

Puis, d'une voix étranglée, il me parlait tout à coup des enfants abandonnés qui disparaissaient, des femmes qui vendaient leurs nouveau-nés ou les foetus dont les faiseuses d'anges les avaient délivrées.

Je me souviens qu'à Paris, au mois de septembre 1676, des femmes s'étaient rassemblées dans les rues, criant qu'on enlevait les enfants pour les égorger. J'avais cru qu'il s'agissait d'une de ces rumeurs qui soulèvent le peuple mais qui n'ont aucun fondement, sinon la peur. Or Nicolas Gabriel de La Reynie me confiait que des mères donnaient bel et bien « leurs enfants au diable », ou bien on les leur arrachait à cette fin.

Un prêtre, Guibourg, avait ainsi sacrifié au cours de messes noires quatre des sept enfants qu'il avait eus d'une pauvre femme, pour arroser de leur sang l'hostie ainsi consacrée et qu'il dédiait aux divinités de l'amour. Et ce pour favoriser les désirs d'une femme dont jamais Nicolas Gabriel de La Reynie n'avait prononcé le nom.

Et il ajoutait qu'une sorcière, une devineresse, cette Voisin dont j'ai déjà parlé, brûlait dans un four les corps des enfants avortés ou tués, et disait faire ainsi cuire de « petits pâtés ».

Une femme avait même témoigné avoir vu dans une vasque les corps coupés en morceaux de deux petits garçons dont les membres encore charnus baignaient dans leur sang.

– C'est aussi cela, le royaume de France, avait ajouté Nicolas Gabriel de La Reynie.

J'étais effrayé, mais je ne doutais point de la véracité de ce qu'il me confiait.

J'avais foi en lui.

Évoquant son souvenir peu de temps après sa mort, le duc de Saint-Simon devait me dire que La Reynie « était un homme d'une grande vertu et d'une grande capacité qui, dans une place qu'il avait pour ainsi dire créée, devait s'attirer la haine publique et s'acquit pourtant l'estime universelle ».



Mais cette vertu n'alla pas sans tourments, et sa tâche de lieutenant général de police était si lourde qu'il en fut épuisé.

J'ai su qu'il avait dû, en 1681, défendre sa position et la Chambre ardente dans le cabinet du Roi, devant Sa Majesté, les ministres Colbert et Louvois, et le chancelier de France. Il réussit alors à empêcher que la Chambre ardente fût dissoute, mais les « faits particuliers » durent être consignés, comme je l'ai dit, sur des « feuilles séparées », afin de préserver et la gloire du Roi, et l'image de puissance et d'ordre du royaume.

Ce qui impliquait que les personnes proches du Roi mises en cause, même si elles avaient été citées devant la Chambre ardente, ne fussent jamais jugées, et que leurs noms fussent tenus secrets.



Illustrissimes Seigneuries, vous les trouverez dans la Relation particulière que j'ai rédigée à votre intention.

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