Lois McMaster Bujold La danse du miroir

1

La rangée de cabines de comconsoles au fond du hall de la plus grande station orbitale de transfert commercial d’Escobar possédait des portes-miroirs. Chacune était divisée en sections diagonales par des rais de lumière multicolores. Celui qui avait imaginé ça avait de drôles de goûts en matière de décor. Les sections de miroir étaient délibérément mal alignées, offrant ainsi des reflets fragmentés. Le petit homme en uniforme militaire gris et blanc grimaça devant son image éclatée.

L’image lui rendit sa grimace en dix exemplaires. L’uniforme sans insigne d’officier mercenaire – veste à poches plaquées, pantalon large glissé aux chevilles sous les bottes – était correct jusqu’au moindre détail. Il examina le corps sous l’uniforme : celui d’un nain à la colonne vertébrale tordue, au cou trop court, à la tête trop grosse. Une tête qui aurait pu passer pour normale sans cette taille ridicule. Ses cheveux sombres étaient soigneusement peignés. Sous les épais sourcils noirs, les yeux gris s’étrécirent. Le corps, lui aussi, était correct jusqu’au moindre détail. Il le haïssait.

La porte-miroir se leva enfin et une femme sortit de la cabine. Elle portait une tunique ample et un pantalon assorti. Une luxueuse cartouchière en travers du buste et bardée d’attirail électronique prévenait de son statut social. Elle eut une hésitation en l’apercevant, esquissant même un geste de recul devant son regard sinistre, avant de le contourner avec prudence en bafouillant :

— Excusez-moi… désolée…

Un peu tard, il plissa les lèvres dans un sourire mal imité avant de maugréer une formule de politesse inaudible. Il pénétra dans la cabine et s’y enferma. Seul enfin, pour une ultime fois dans ce réduit minuscule. Le parfum écœurant de la femme y traînait encore, mêlé aux odeurs de la station de transfert : air recyclé, nourriture, corps, stress, plastique, métaux et produits de nettoyage. Il soupira, s’assit et posa les mains à plat sur le petit comptoir pour calmer leur tremblement.

Pas vraiment seul. Ils avaient encore fourré un autre satané miroir là-dedans, à l’usage de ceux qui voulaient vérifier leur allure avant une communication par holovid. Ses yeux aux cernes noirs lui adressèrent un regard malveillant. Il l’ignora et vida ses poches sur le comptoir. Toutes ses richesses dans ce monde tenaient dans un espace à peine plus grand que ses deux mains étalées. Un dernier inventaire. Comme si compter pouvait y changer quelque chose…

Une carte de crédit sur laquelle il restait encore trois cents dollars betans : une somme avec laquelle on pouvait vivre assez confortablement pendant une semaine sur cette station orbitale, ou beaucoup moins bien pendant deux mois sur la planète qui tournait en dessous. Trois fausses cartes d’identité, aucune au nom de l’homme qu’il allait devenir. Aucune au nom de l’homme qu’il était. Si un tel homme existait. Un peigne de poche en plastique. Un cube de données. C’était tout. Il rangea le tout sauf la carte de crédit, distribuant gravement chaque objet dans une poche différente. Il avait plus de poches que d’objets… ce qui le fit ricaner. Tu aurais pu au moins apporter ta brosse à dents… Trop tard.

Et chaque seconde qui passait accroissait son retard. Les horreurs continuaient tandis qu’il était là à essayer de se calmer. Ressaisis-toi. Tu l’as déjà fait, tu peux le refaire. Il inséra sa carte de crédit dans la fente et composa le numéro qu’il avait soigneusement mémorisé. Malgré lui, il jeta un dernier regard dans le miroir et essaya d’adopter une expression qui se voulait neutre. Malgré tout son entraînement, il ne se sentait guère capable d’imiter le sourire pour le moment. De toute manière, il haïssait ce sourire.

Le plateau vidéo siffla et s’éveilla à la vie : le visage d’une femme apparut dessus. Elle portait l’uniforme gris et blanc identique au sien mais avec les insignes de son rang et son nom.

— Officier de communication Hereld, récita-t-elle, à bord du Triumph… Corporation des Dendariis libres.

La Flotte des Mercenaires libres Dendariis s’était transformée en paisible corporation. Dans l’espace contrôlé par Escobar, les flottes mercenaires scellaient leurs armes à la sortie du couloir galactique sous l’œil vigilant d’inspecteurs militaires escobarans avant d’être autorisées à passer. Cette fiction polie était, apparemment, maintenue sur l’orbite d’Escobar.

Il s’humecta les lèvres avant de répondre.

— Mettez-moi en contact avec l’officier de garde, s’il vous plaît.

— Amiral Naismith ! Vous êtes de retour ! (Même son holo-image s’illumina de plaisir et d’excitation. Il eut l’impression de recevoir un coup de poing.) Ça y est ? On va bientôt repartir ?

— En temps utile, lieutenant… Hereld. (Il déchiffra son nom sur la poitrine avec un sourire. Oui, l’amiral Naismith sourirait.) Vous le saurez en temps utile. D’ici là, je voudrais un ramassage sur la station de transfert orbitale.

— Oui, monsieur. Je vous le prépare. Le capitaine Quinn est-il avec vous ?

— Euh… non.

— Quand vous suivra-t-il ?

–… Plus tard.

— Bien, monsieur. Laissez-moi demander les autorisations. Y a-t-il aussi de l’équipement à charger ?

— Non. Il n’y a que moi.

— Demande de transfert à Escobar pour un individu… (Elle se détourna quelques instants avant d’annoncer :) Je peux avoir quelqu’un au quai E-17 dans à peu près vingt minutes.

— Parfait. (Il lui faudrait bien ça pour arriver là-bas. Devait-il ajouter un mot personnel à l’intention du lieutenant Hereld ? Elle le connaissait… mais le connaissait-elle si bien ? Chaque phrase qui tombait de ses lèvres comportait un pourcentage de risques. À tout instant, il pouvait commettre une erreur. Et les erreurs étaient punies. Par exemple, son accent betan était-il correct ? Il détestait cela, cette tension perpétuelle. Son estomac était tordu de terreur.) Je veux être transféré immédiatement sur l’Ariel.

— Bien, monsieur. Voulez-vous que je prévienne le capitaine Thorne ?

L’amiral Naismith avait-il pour habitude de se lancer dans des inspections-surprises ? Eh bien, pas cette fois-ci.

— Oui. Dites-leur aussi de se préparer à quitter l’orbite.

— Seulement l’Ariel ?

Elle haussa un sourcil.

— Oui, lieutenant.

Ceci avec un agacement bien imité. Il se félicita en notant son air pincé. Il avait parfaitement su sous-entendre qu’aucune question supplémentaire ne serait tolérée.

— Bien, amiral. À vos ordres.

— Naismith, terminé.

Il éteignit la console. Elle s’évanouit dans une nuée d’étincelles et il poussa un long soupir. Amiral Naismith. Miles Naismith. Il allait devoir s’habituer à répondre à nouveau à ce nom, même dans son sommeil. Oublier, pour l’instant, tout ce qui avait trait à lord Vorkosigan. C’était déjà assez difficile d’être la moitié Naismith. Dring. Quel est ton nom ? Miles. Miles. Miles.

Lord Vorkosigan prétendait être l’amiral Naismith. Lui aussi. Après tout, quelle différence ?

Mais quel est ton vrai nom ?

Sa vision s’obscurcit sous l’effet du désespoir et de la rage. Il cligna des paupières, maîtrisa sa respiration. Mon nom, je le choisis. Et pour le moment, je choisis d’être Miles Naismith.

Il sortit de la cabine et se mit à trotter dans le hall, ses courtes jambes pompant, attirant les regards gênés des passants. Il fonçait tête baissée et personne ne se mit en travers de son chemin.


Dès que les capteurs du sas passèrent au vert et que la porte se dilata, il se glissa dans la capsule, une petite navette pour quatre passagers. Il actionna le système de fermeture immédiatement derrière lui. La capsule était trop petite pour maintenir un champ de gravité. Il flotta au-dessus des sièges pour prendre place à côté du pilote, un homme portant la combinaison grise des techs dendariis.

— Parfait. Allons-y.

Le pilote lui adressa un salut aimable tandis qu’il s’harnachait. Cet homme avait l’air d’un adulte à peu près normal, pourtant il arborait la même expression débile que Hereld, l’officier des coms : excité, haletant, l’observant avec fascination comme un gamin à qui on va donner un bonbon.

Il jeta un coup d’œil derrière lui tandis que la navette quittait le quai. Ils frôlèrent la peau de la station orbitale pour s’élancer dans l’espace. La console de navigation se mit à clignoter d’innombrables signaux de contrôle.

— Content de vous revoir, amiral, dit le pilote quand toute cette agitation lumineuse se calma un peu. Que se passe-t-il ?

Son ton formel était rassurant. C’était un simple compagnon d’armes, pas un des Chers Vieux Amis, ou pire un Cher Vieil Amant. Il tenta une manœuvre de diversion.

— Quand vous aurez besoin de le savoir, on vous le dira, fit-il d’un ton affable en évitant de lui donner un nom ou un rang.

— Ah, fit le pilote, intrigué mais apparemment satisfait.

L’énorme station de transfert tombait silencieusement derrière eux, réduite à la taille d’un jouet puis à quelques lumières dans la nuit de l’espace.

— Excusez-moi. Je suis un peu fatigué. (Il se renfonça dans son siège et ferma les yeux.) Si je m’endors, réveillez-moi quand nous arriverons.

— Oui, monsieur, fit l’autre respectueusement. On dirait que vous en avez besoin.

Il approuva d’un vague geste de la main et fit semblant de somnoler.

Ceux qui, en le rencontrant, croyaient se trouver en face de « Naismith » étaient tous pareils. Ils avaient tous cet air hyper-attentif complètement stupide. Oh, ils ne l’adoraient pas tous. Il avait rencontré quelques-uns des ennemis de Naismith mais, adorateurs ou haineux, ils réagissaient. Comme si, tout d’un coup, on venait de les brancher : ils devenaient alors dix fois plus vivants qu’avant. Comment arrivait-il à faire ça ? Comment parvenait-il à éveiller les gens ainsi ? Bien sûr, Naismith était un hypernerveux mais comment arrivait-il à se rendre aussi contagieux ?

Les étrangers ne réagissaient pas à lui ainsi. Ils se montraient neutres et courtois, ou neutres et impolis ou simplement neutres. Dissimulant leur gêne devant ses difformités et son mètre quarante. Circonspects.

Son ressentiment lui piquait les yeux comme une sinusite. Toute cette adoration, toute cette admiration pour le héros… tout cela était pour Naismith. Pour Naismith, pas pour moi… jamais pour moi…

Il étouffa une bouffée de crainte, sachant ce qui lui pendait au nez. Bel Thorne, le capitaine de l’Ariel, représentait une énorme menace. C’était un officier supérieur, un ami, un Betan. Oui, il allait être un sacré test. De plus, Thorne connaissait l’existence du clone depuis cette rencontre désastreuse deux ans auparavant sur Terre. Ils ne s’étaient jamais trouvés face à face mais la moindre erreur pourrait déclencher ses soupçons…

Et même ça, cette différence, Naismith la lui avait volée. L’amiral mercenaire prétendait à présent, publiquement et faussement, être lui-même un clone. Une couverture impeccable pour dissimuler son autre identité, son autre vie. Tu as deux vies. Je n’en ai aucune. Je suis le vrai clone, bon sang. Ne pouvais-tu me laisser au moins ça ? Fallait-il que tu prennes tout ?

Non. Rester positif. Il pouvait faire face à Thorne. Tant qu’il pourrait éviter la terrifiante Quinn, le garde du corps, la maîtresse. Il avait rencontré Quinn sur Terre et l’avait trompée pendant une matinée entière. Il ne pensait pas être capable de la tromper une deuxième fois. Mais Quinn se trouvait avec le vrai Miles Naismith, collée à lui comme un aimant. Il n’avait rien à craindre d’elle. Pas d’anciennes maîtresses pour ce voyage.

Il n’avait jamais eu d’amante, pas encore. C’était peut-être un peu injuste d’en vouloir à Naismith à ce sujet. Car, pendant les vingt premières années de sa vie, il n’avait été qu’un prisonnier même si, à l’époque, il l’ignorait. Quant aux deux dernières… les deux dernières avaient été un perpétuel désastre, décida-t-il amèrement. Voilà, maintenant, c’était sa dernière chance. Il refusait de penser aux conséquences. Plus maintenant. Il devait réussir.

Le pilote s’étira à ses côtés et il entrouvrit les yeux tandis que la décélération lui enfonçait le harnais de sécurité dans la chair. Ils arrivaient sur l’Ariel. Le point se transforma en jouet puis en navire. Le croiseur léger en illyricium possédait un équipage de vingt personnes, une énorme cale et assez de place pour héberger un commando. Surpuissant pour sa taille, on ne pouvait se méprendre sur sa qualité de vaisseau de guerre. Il était élancé et semblait très rapide. C’était un bon navire capable de foncer n’importe où. Même au fin fond de l’enfer. Tant mieux. Malgré sa mauvaise humeur, ses lèvres se retroussèrent tandis qu’il observait le bâtiment. Maintenant, je prends et tu donnes, Naismith.

Le pilote, conscient qu’il convoyait l’amiral, effectua une approche parfaite et s’arrima au navire avec une délicatesse digne d’éloge.

— Dois-je attendre, monsieur ?

— Non. Je n’aurai plus besoin de vous.

Le pilote se rua pour ajuster le sas et le salua avec ce même sourire large et fier et parfaitement idiot. Il lui adressa un salut bienveillant en retour avant de gagner le champ de gravité de l’Ariel.

Il atterrit sans encombre sur ses deux pieds sur une petite aire de débarquement. Derrière lui, le pilote rescellait déjà le sas pour ramener sa navette à son vaisseau d’origine, probablement le navire-amiral Triumph. Il leva les yeux – toujours lever les yeux – vers l’officier dendarii qui l’attendait, vers ce visage qu’il n’avait jusqu’à présent vu que sur un plateau d’holovid.

Le capitaine Bel Thorne était un hermaphrodite de Beta, une race qui était le résultat d’une ancienne expérience génético-sociale qui n’était parvenue qu’à créer une nouvelle minorité. Le visage imberbe de Thorne était encadré par une chevelure châtain coupée d’une façon ambiguë qui pouvait être aussi bien masculine que féminine. Sa veste d’officier était ouverte, révélant des courbes modestes mais bien réelles : des seins de femme. Le pantalon gris de l’uniforme dendarii était assez ample pour dissimuler la bosse dans l’entrejambe. Certaines personnes éprouvaient un trouble immense en présence d’hermaphrodites. Il fut soulagé de constater que l’aspect de Thorne ne le déconcertait que vaguement. Non, ce qui le gênait vraiment c’était son air radieux qui proclamait : « J’aime Naismith. » Son ventre se noua tandis qu’il rendait son salut au capitaine de l’Ariel.

— Bienvenue à bord, monsieur !

La voix d’alto était vibrante d’enthousiasme.

Il essayait tant bien que mal de sourire quand l’hermaphrodite le prit soudain dans ses bras. Saisi de nausée, il retint in extremis un geste de défense. Il supporta son étreinte en s’agrippant mentalement à ses derniers lambeaux de lucidité et à ses discours soigneusement répétés. Il… elle… ce machin ne va quand même pas m’embrasser ? !

L’hermaphrodite le tint à bout de bras pour mieux l’examiner et non pour l’embrasser. Il soupira de soulagement. Thorne pencha la tête, amusé.

— Qu’est-ce qui se passe, Miles ?

Par le prénom ?

— Désolé, Bel. Je suis juste un peu fatigué. On peut se débarrasser du briefing tout de suite ?

— Tu sembles plus que fatigué. D’accord. Tu veux que je rassemble tout l’équipage ?

— Non… tu leur expliqueras au moment voulu.

C’était ça le plan : aussi peu de contact direct avec les Dendariis que possible.

— Viens dans ma cabine, alors. Tu pourras mettre les pieds sous la table et boire un peu de thé en m’expliquant.

L’hermaphrodite le suivit dans le corridor. Ne sachant quelle direction prendre, il fit volte-face et attendit, comme par politesse, que Thorne prenne les devants. Il lui emboîta le pas. Ils tournèrent une ou deux fois et passèrent au niveau supérieur. On ne se sentait pas aussi à l’étroit à l’intérieur du vaisseau qu’il ne l’aurait cru. Il nota soigneusement chaque direction. Naismith connaissait parfaitement ce navire.

La cabine du capitaine de l’Ariel était une étroite chambre nette, martiale, ne révélant pas grand-chose de la personnalité de son occupant. Mais Thorne ouvrit un placard contenant un antique service à thé en porcelaine et une douzaine de petites boîtes contenant plusieurs variétés de thé en provenance de la Terre ou d’autres planètes.

— Lequel veux-tu ? demanda-t-il.

— Comme d’habitude, répliqua-t-il en se laissant tomber dans une chaise tournante fixée au sol devant une table.

— J’aurais dû m’en douter. Je jure qu’un de ces jours je t’apprendrai le goût du risque.

Thorne lui adressa un drôle de sourire par-dessus son épaule… Y avait-il un sens caché dans cette remarque ? Quelques instants plus tard, Thorne posait devant lui une tasse et une sous-tasse délicatement peintes à la main. Il s’en saisit pour goûter avec précaution le liquide tandis que Thorne fixait une autre chaise dans ses attaches à ses côtés à la table, se servait à son tour et s’asseyait avec un petit grognement satisfait.

Avec soulagement, il trouva la boisson brûlante assez plaisante. Du sucre ? Il n’osa en demander. Thorne n’en avait pas sorti. Il l’aurait fait sans aucun doute s’il s’était attendu que Naismith en prenne. Thorne ne pouvait pas déjà être en train de le tester subtilement. Donc, pas de sucre.

Des mercenaires buvant du thé. Cette boisson semblait bien inoffensive pour accompagner l’arsenal accroché au mur : deux neutralisateurs, un injecteur, un arc à plasma, une arbalète en métal étincelant avec un carquois rempli de carreaux à tête de grenade. Thorne était censé être bon dans sa partie. Si cela était vrai, il se fichait pas mal que l’hermaphrodite boive du thé ou de l’infusion de déchets nucléaires.

— Oh, oh… tu fais une drôle de tête. Tu as dû nous en trouver une jolie cette fois-ci, hein ? s’enquit Thorne après un instant de silence.

— Si tu parles de la mission, oui. (Il espérait que Thorne parlait bien de la mission et pas d’autre chose dont il ignorait tout. Thorne hocha la tête.) Il s’agit d’un ramassage. Pas le plus grand que nous ayons fait et de loin…

Thorne éclata de rire.

— … mais qui présente certaines difficultés particulières, ajouta-t-il.

— Ça ne peut pas être plus difficile que sur Dagoola IV. Vas-y, je t’écoute.

Il se frotta les lèvres : un geste estampillé Naismith.

— On va vider la crèche de clones de la Maison Bharaputra dans l’Ensemble de Jackson. La vider jusqu’au dernier.

Thorne était en train de croiser les jambes, ses deux pieds heurtèrent bruyamment le sol.

— Les tuer ? fit-il, stupéfait.

— Les clones ? Non, les sauver ! Les sauver tous !

— Oh, pfft… (Thorne parut nettement soulagé.) J’ai eu cette horrible vision pendant un instant… ce sont des enfants, après tout. Même si ce sont des clones.

À sa grande surprise, il sourit.

— Exactement. Je suis… content que tu voies les choses ainsi.

Thorne haussa les épaules.

— Comment les voir autrement ? Le trafic de clones est la plus obscène, la plus monstrueuse pratique au catalogue des saloperies fournies par Bharaputra.

— C’est ce que je pense aussi.

Il but une autre gorgée de thé pour dissimuler sa surprise devant cette réaction. Thorne était-il sincère ? Il savait, pour les avoir lui-même vécues, les horreurs cachées derrière le trafic de clones dans l’Ensemble de Jackson. Mais il ne s’était pas attendu que quelqu’un n’ayant pas partagé son expérience partage son avis sur la question.

La spécialité de la Maison Bharaputra n’était pas, à vrai dire, le clonage. C’était plutôt l’immortalité ou, plus exactement, l’extension de la vie. Et il s’agissait d’un trafic très lucratif car quel prix pouvait-on mettre sur la vie elle-même ? Le procédé de Bharaputra était médicalement risqué, pas vraiment idéal… mais les risques étaient contrebalancés par la certitude d’une mort imminente. Les clients étaient riches, sans scrupules et, il devait l’admettre, possédaient une perspicacité glacée à l’égard d’eux-mêmes assez inhabituelle.

Le principe était simple mais la procédure chirurgicale sur laquelle il reposait d’une extraordinaire complexité. Un clone était fabriqué à partir d’une cellule du client, porté à terme dans un réplicateur utérin puis élevé jusqu’à la maturité physique dans une crèche de Bharaputra, une sorte d’orphelinat merveilleux et hallucinant. Les clones étaient, après tout, d’une grande valeur : leur santé et leur conditionnement physique d’une extrême importance. Puis, le moment venu, ils étaient cannibalisés. Au cours d’une opération dont on prétendait que le taux de succès était égal ou immédiatement voisin des cent pour cent, le cerveau de l’original du clone était transplanté de son corps âgé ou endommagé dans un duplicata dans l’épanouissement de sa jeunesse. Le cerveau du clone était classé en tant que déchet médical.

Ce procédé était illégal sur toutes les planètes connues sauf sur l’Ensemble de Jackson. Ce qui ne gênait nullement les maisons criminelles qui gouvernaient l’endroit. Cela leur donnait un joli monopole, l’occasion de contacts fructueux avec de riches étrangers qui leur permettaient de garder leurs équipes chirurgicales au sommet. Pour ce qu’il en savait, l’attitude des autres mondes à leur égard était : « On ne voit pas, on ne touche pas. » L’étincelle de sympathie dans le regard de Thorne éveillait en lui une douleur si ancienne, si ancrée qu’il en avait à peine conscience. Il fut stupéfait de constater qu’il était au bord des larmes. C’est probablement un piège. Il soupira. Encore un truc à Naismith.

Thorne réfléchissait intensément.

— Tu es sûr qu’on doit prendre l’Ariel ? D’après ce que je sais, le baron Ryoval est toujours vivant. Ça risque d’attirer son attention.

La maison Ryoval était une des rivales mineures de Bharaputra dans l’exercice illégal de la médecine. Sa spécialité était la fabrication par des moyens génétiques ou chirurgicaux d’êtres humains utilisables dans n’importe quel but, y compris sexuel. En fait, des esclaves. Mais quel était le rapport entre l’Ariel et le baron Ryoval ? Il n’en avait pas la moindre idée. À la première occasion, il consulterait les dossiers du navire.

— Cette mission n’a rien à faire avec la maison Ryoval. Nous les éviterons.

— J’espère bien, approuva Thorne avec ferveur. Bon, en dehors du fait que l’Ensemble de Jackson aurait besoin d’un bon coup de balai, de préférence aux atomiques, j’imagine qu’on n’y va pas par pure bonté d’âme. Quelle est… la mission derrière la mission, cette fois-ci ?

Il avait, cette fois-ci, une réponse toute prête.

— En fait, un seul des clones, ou plus exactement un seul de ses progéniteurs intéresse notre employeur. Les autres nous serviront de camouflage. Les clients de Bharaputra ont beaucoup d’ennemis. Ils ne sauront pas qui attaque qui. Cela devrait nous permettre de garder secrète l’identité de notre employeur, ce à quoi il tient beaucoup.

Thorne eut un sourire suffisant.

— Ce petit raffinement était ton idée, j’imagine.

Il haussa les épaules.

— Dans un sens.

— Ne vaudrait-il pas mieux qu’on sache quel est le clone que nous cherchons, pour éviter les accidents au cas où on devrait déguerpir à toute allure ? Si notre employeur le veut vivant… mais peut-être se moque-t-il de l’avoir mort ou vif ? Si la cible réelle est son original.

— Il le veut vivant. Mais pour des raisons… pratiques, nous ferons comme si tous les clones sont celui que nous cherchons.

Thorne écarta les mains en signe d’approbation.

— Ça me va. (Les yeux brillant d’enthousiasme, l’hermaphrodite se cogna soudain la paume avec le poing si violemment qu’il sursauta.) Il est grand temps que quelqu’un s’occupe de ces salopards de Jacksoniens ! Oh, je crois qu’on va bien rigoler ! (Ses dents se découvrirent dans un sourire inquiétant.) Quelle aide possédons-nous là-bas ? Des filets de sécurité ?

— Ne compte pas là-dessus.

— Hum… Combien d’obstacles ? En dehors de Bharaputra, Ryoval et Fell, bien sûr.

La maison Fell s’occupait, pour la plus grande part, de trafic d’armes. Pourquoi la mêlait-il à ça ?

— Tu en sais autant que moi.

Thorne fronça les sourcils : ce ne devait pas être une réponse à la Naismith.

— Je possède pas mal de renseignements sur la crèche, reprit-il vivement, des renseignements de l’intérieur, que je pourrai te communiquer une fois que nous serons en route. Ecoute, Bel, tu n’as pas vraiment besoin que je te dise comment faire ton boulot. Occupe-toi de la logistique et des préparatifs, je prendrai en charge l’opération.

Thorne se redressa.

— D’accord. Combien de gosses y aura-t-il ?

— Bharaputra effectue en moyenne une transplantation par semaine. Cinquante par an, disons. Lors de leur dernière année de vie de clone on les emmène dans un coin spécial près du quartier général. Je veux que nous prenions tout leur stock d’une année. Cinquante ou soixante gosses.

— Tous à bord de l’Ariel ? Ça va être juste.

— La vitesse, Bel. La vitesse.

— Ouais… Tu as raison. On s’y met quand ?

— Aussi vite que possible. Chaque semaine coûte la vie d’un nouvel innocent.

Cette horloge lui avait servi à mesurer ces deux dernières années. J’ai déjà gâché une centaine de vies. Le voyage de la Terre à Escobar lui avait coûté un millier de dollars et quatre clones morts.

— Je vois, fit Thorne en se levant pour ranger sa tasse et fixer sa chaise devant la comconsole. Ce gosse doit bientôt passer sur le billard ?

— Oui. Et si ce n’est pas lui, un de ses semblables.

Thorne tapait déjà sur le clavier.

— Et l’argent ? Ça c’est ton rayon.

— Nous serons payés cash à la livraison. Retire tout ce dont tu penses avoir besoin du compte de la Flotte.

— D’accord. Pose ta paume ici pour autoriser mon retrait.

Thorne lui tendait un capteur.

Sans hésitation, il posa sa main sur l’engin. Horrifié, il vit la lumière rouge s’allumer : la machine ne le reconnaissait pas. Non ! Ce n’est pas possible, il faut que ça marche…

— Maudite machine. (Thorne cogna le capteur sur le coin de la table.) Tu vas marcher ! Essaye encore.

Cette fois-ci, l’ordinateur se montra plus conciliant. La lumière verte s’alluma. Son identité était acceptée, le transfert de fonds aussi. Ils avaient l’argent. Son cœur se calma.

Thorne s’activa de plus belle sur la console et lança par-dessus son épaule :

— Aucun désir spécial sur le commando affecté à cette mission ?

— Non, fais ton choix.

Il fallait qu’il sorte d’ici au plus vite.

— Tu veux ta cabine habituelle ? s’enquit Thorne.

— Bien sûr.

Il se leva.

— Et tu la veux vite, hein ? (L’hermaphrodite vérifia encore quelques données sur son plateau de contrôle.) Le capteur est encore réglé sur toi. Va te reposer un peu, tu as l’air crevé. Tout est réglé.

— Bien.

— Quand arrive Quinn ?

— Elle ne nous accompagne pas cette fois-ci.

Stupéfait, Thorne écarquilla les yeux.

Vraiment. (Inexplicablement, son sourire s’élargit.) Quel dommage…

Il ne semblait pas le moins du monde déçu. Une rivalité ? À quel sujet ?

— Qu’on m’envoie mes affaires depuis le Triumph, ordonna-t-il. Et, dès que tu peux, fais-moi porter un repas dans ma cabine.

— Promis, acquiesça Thorne. Je suis content de voir qu’à défaut d’avoir bien dormi, tu as mieux mangé ces derniers temps. Tant mieux. Continue comme ça. On se faisait du souci pour toi, tu sais.

Mieux manger, merde. Avec sa taille, garder un poids convenable avait été un combat perpétuel. Il avait jeûné pendant trois mois pour pouvoir enfiler l’uniforme de Naismith qu’il avait volé deux ans plus tôt et qu’il portait en ce moment. Une nouvelle vague de crainte haineuse à l’égard de son progéniteur déferla sur lui. Il esquissa un vague salut à l’égard de Thorne et s’abstint de faire le moindre commentaire tant que la porte ne fut pas refermée derrière lui.

Il n’y avait pas d’autre moyen que d’essayer tous les capteurs du corridor jusqu’à ce qu’une cabine veuille bien s’ouvrir. Il espérait qu’aucun Dendarii ne se montrerait pendant ce temps-là. Il trouva enfin sa cabine, juste en face de celle du capitaine hermaphrodite.

C’était une petite pièce quasiment identique à celle de Thorne mais encore plus vide. Il vérifia les placards. La plupart ne contenaient absolument rien mais dans l’un d’entre eux, il trouva un treillis gris et une vieille combinaison de tech à sa taille. Dans la minuscule salle de bains, traînaient encore quelques articles de toilette dont une brosse à dents. Il eut un sourire sardonique. Le lit impeccablement fait contre la paroi lui parut extraordinairement attirant et il faillit s’y évanouir.

On va partir. J’ai réussi. Les Dendariis l’avaient accepté, avaient accepté ses ordres avec cette confiance aveugle qu’ils accordaient à Naismith. Des moutons. Tout ce qu’il avait à faire maintenant, c’était de ne pas tout gâcher. Le plus dur était passé.

Après une douche rapide, il enfilait le pantalon de Naismith quand son repas arriva. Le fait d’être à moitié nu lui donna une bonne excuse pour se débarrasser rapidement du Dendarii trop curieux. Il s’agissait d’un vrai dîner, pas de rations de campagne. Du steak de labo grillé, des légumes qui semblaient frais, du café non synthétique. Ce qui devait être chaud l’était et tout cela était bien apprêté en petites portions calculées pour le maigre appétit de Naismith. Même la glace au chocolat. Il reconnut les goûts de son progéniteur et fut encore une fois intimidé par la dévotion avec laquelle ces inconnus essayaient de lui faire plaisir même pour des détails comme celui-ci. Le rang avait ses privilèges mais ça c’était grotesque.

Déprimé, il dévora tout. Il était en train de se demander si le machin vert qui décorait son assiette était lui aussi comestible quand le signal de sa porte résonna à nouveau.

Cette fois, c’était un agent de maintenance avec une palette flottante portant trois malles.

— Ah… mes affaires. Posez ça là au milieu pour l’instant.

— Oui, monsieur. Voulez-vous qu’on vous assigne une ordonnance ?

Son expression enthousiaste ne laissait aucun doute : il serait le premier à se porter volontaire pour ce poste.

— Pas pour cette mission. Nous aurons besoin de toute la place nécessaire plus tard. Vous n’avez qu’à laisser tout ça ainsi.

— Je serai ravi de déballer vos affaires, monsieur. C’est moi qui ai fait vos bagages.

— Ça ira, merci.

— S’il vous manque quelque chose, dites-le-moi, je retournerai tout de suite le chercher.

Merci, caporal.

Son exaspération mit un frein à la dévotion du bonhomme. Celui-ci déchargea la palette et sortit avec un sourire timide comme pour dire : On peut toujours essayer.

Dès que la porte fut scellée, il se précipita sur les malles, surpris par sa propre impatience. Voilà ce qu’on devait ressentir en recevant un cadeau d’anniversaire. Il n’avait jamais reçu de cadeau d’anniversaire. C’est le moment de se rattraper.

La première ne contenait que des vêtements, plus de vêtements qu’il n’en avait jamais possédé. Des combinaisons de tech, des tenues de repos, un uniforme d’apparat – il tint longuement la tunique grise devant lui en haussant les sourcils devant les boutons d’argent brillants –, des bottes, des pantoufles, des pyjamas, le tout parfaitement coupé. Et des tenues civiles, huit ou dix, représentant divers styles galactiques ou niveaux sociaux. Un costume d’homme d’affaires d’Escobar en soie rouge ; une tunique quasi militaire barrayarane avec un pantalon étroit ; un sarong de Beta avec ses sandales ; la veste, la chemise et le pantalon éculés que portaient tous les malheureux qui travaillaient sur les docks de la galaxie. Des sous-vêtements en abondance. Trois sortes de chronos avec unité de com : l’un était l’engin réglementaire dendarii, le deuxième un modèle commercial très coûteux et le dernier qui paraissait bon marché et en mauvais état et qui se révéla posséder le système le plus perfectionné. Et des tas d’autres choses encore.

Il ouvrit la deuxième malle et s’étrangla. Une armure spatiale. Une unité d’attaque entièrement équipée, avec un générateur à pleine charge, un système de survie et des armes chargées et en position de sécurité. Le tout à sa taille. Impeccablement rangée, elle brillait d’une noirceur maléfique. L’odeur de métal, de plastique, d’énergie et de sueur monta jusqu’à lui. Elle… sentait la guerre. Il sortit le casque et contempla avec émerveillement la surface noire de sa visière. Il n’avait jamais porté d’armure spatiale même s’il les avait étudiées sur holovid à s’en brûler les yeux. Une carapace sinistre, mortelle…

Il la sortit entièrement et posa soigneusement chaque élément sur le sol. D’étranges bosses et marques parsemaient les surfaces brillantes ici et là. Quelles armes, quels coups avaient été assez puissants pour abîmer cette matière métalloïde ? Quels avaient été les ennemis ? En les touchant du bout des doigts, il se rendit compte que chaque coup avait voulu être mortel. Tout ceci était bien réel.

Et très troublant. Non. Il refoula le frisson glacé du doute. S’il peut le faire, je peux y arriver moi aussi. Il essaya d’ignorer les réparations et les mystérieuses taches sur la douce doublure interne. Du sang ? De la merde ? Des brûlures ? De l’huile ? Elles étaient toutes nettoyées et inodores maintenant.

La troisième malle, plus petite que la seconde, contenait une demi-armure. Elle ne possédait pas d’armement intégré et n’était pas prévue pour le combat dans l’espace mais plutôt pour celui à terre dans des conditions de température, de pression et d’atmosphère quasi normales. Sa particularité la plus étonnante était un système de commande placé dans un casque souple en duralloy : un projecteur-vid dans la visière au-dessus du front envoyait devant les yeux de son possesseur toutes les données désirables. Ce flot d’informations était contrôlé par certains mouvements faciaux et par commande vocale. Il le posa sur la table pour l’examiner plus soigneusement plus tard et remballa le reste.

En rangeant les vêtements dans les placards et tiroirs, il regretta d’avoir trop vite congédié l’ordonnance. Ceci terminé, il se laissa tomber sur le lit et baissa les lumières. La prochaine fois qu’il se réveillerait, ils seraient en route pour l’Ensemble de Jackson…

Le signal de la comconsole retentit. Il sursauta mais parvint à répondre d’une voix décente.

— Naismith, j’écoute.

— Miles. (C’était Thorne.) Le commando est arrivé.

— Ah… bien. Dans ce cas, quitte l’orbite dès que possible.

— Tu ne veux pas les voir ? fit Thorne, apparemment surpris.

L’inspection. Il aspira profondément.

— Oui. Je… j’arrive. Naismith, terminé.

En enfilant un pantalon et une veste d’uniforme, il appela sur la console un plan du vaisseau. Il y avait deux zones de débarquement. Il mémorisa les deux trajets.

Par chance, la première fut la bonne. Il s’arrêta dans l’ombre et le silence du couloir avant d’être repéré pour contempler la scène.

Au pied de la navette, se trouvaient une douzaine d’hommes et de femmes en treillis de camouflage gris. Des armes lourdes et de poing étaient soigneusement empilées derrière eux. Debout ou assis, les mercenaires bavardaient bruyamment, échangeant des blagues salaces ponctuées de rires énormes. Ils étaient tous si grands, produisant une incroyable impression de puissance, se cognant les uns les autres comme s’ils avaient besoin d’une excuse pour parler encore plus fort. Ils portaient des couteaux et d’autres armes personnelles à la ceinture ou dans des holsters. Ils avaient des traits grossiers, animaux. Il déglutit, se redressa et s’avança parmi eux.

L’effet fut instantané.

— Garde à vous ! cria quelqu’un.

Aussitôt, comme par enchantement, ils se retrouvèrent alignés sur deux rangs impeccables, la posture rigide, chacun avec son ballot à ses pieds. C’était plus terrifiant encore que le chaos précédent.

Un mince sourire aux lèvres, il défila devant eux, faisant mine d’examiner chacun. Un dernier paquetage énorme jaillit de la navette et s’écrasa pesamment au sol. Le treizième membre du commando apparut, se redressa et le salua.

Paniqué, il se figea sur place. Au nom du ciel, qu’est-ce que c’était ? Il contemplait une boucle de ceinture étincelante puis il pencha la tête en arrière à s’en démonter le cou. La chose faisait bien deux mètres quarante de haut. La puissance qui émanait de ce corps monstrueux l’enveloppa comme une vague de chaleur et le visage… le visage était un cauchemar. Des yeux jaunes de loup, une bouche distordue, déformée par des crocs – bon Dieu –, de longues canines blanches qui débordaient sur les lèvres écarlates. Les mains énormes possédaient des griffes, épaisses, puissantes, tranchantes comme des rasoirs et recouvertes de… vernis à ongles… Quoi ? Son regard remonta vers le visage du monstre. Les yeux étaient maquillés et soulignés par un trait d’or. Un fond de teint doré ornait une de ses hautes pommettes. Les cheveux couleur d’acajou étaient tirés en arrière dans une natte compliquée. La ceinture était serrée et soulignait une silhouette éloquente malgré l’ample treillis. La chose était… femelle ?

— Sergent Taura et l’escadron vert au rapport, monsieur !

La voix de baryton se cogna aux parois de la salle de débarquement. L’écho revint lui faire trembler les tympans.

— Merci… (On aurait dit un murmure brisé. Il toussa pour se libérer la gorge.) Merci, ce sera tout. Vous prendrez vos ordres du capitaine Thorne. Vous pouvez disposer. (Ils n’eurent pas l’air de l’avoir entendu.) Repos !

Ils se dispersèrent dans un désordre apparent mais, en un rien de temps, tout le matériel était rangé. Le sergent monstrueux se pencha vers lui. Il bloqua ses genoux pour s’empêcher de fuir à toutes jambes.

Il… elle baissa la voix.

— Merci d’avoir choisi l’escadron vert, Miles. Tu viens de nous faire un beau cadeau.

Elle aussi le tutoyait ? Et utilisait son prénom ?

— Le capitaine Thorne vous mettra au courant pendant le trajet. C’est une mission… délicate.

Et c’était cette chose qui allait la diriger ?

— Le capitaine Quinn a tous les détails, comme d’habitude ?

— Le capitaine Quinn ne nous accompagne pas cette fois-ci.

Il aurait juré que ses yeux dorés s’écarquillaient, que ses pupilles se dilataient. Ses lèvres se retroussèrent sur ses crocs d’une façon terrifiante. Il comprit enfin qu’il s’agissait d’un sourire. Bizarrement, cela lui rappela le plaisir avec lequel Thorne avait accueilli cette même nouvelle.

Elle jeta un coup d’œil autour d’eux. Ils étaient seuls à présent.

— Aaah ? (On aurait dit un feulement.) Alors, je veux bien être ton garde du corps, chéri. Tu n’as qu’à me faire signe.

Chéri ? Et de quel signe parlait-elle, au nom du ciel ?

Elle se pencha, les lèvres frémissantes. Les mains aux griffes écarlates lui saisirent les épaules – il eut la vision qu’elle lui arrachait la tête, la dépeçait pour la manger – puis sa bouche se posa sur la sienne. Il en eut le souffle coupé, un voile noir passa devant ses yeux. Il faillit s’évanouir. Elle se redressa pour lui adresser un regard blessé.

— Miles, que se passe-t-il ?

Cela avait été un baiser. Dieu tout-puissant.

— Rien, ne s’étrangla-t-il. J’ai été… malade. Je n’aurais peut-être pas dû me lever mais il fallait que je fasse l’inspection.

Elle parut soudain très alarmée.

— Bien sûr que tu n’aurais pas dû te lever. Tu trembles comme une feuille ! Tu tiens à peine debout. Je vais te porter à l’infirmerie. Espèce de fou !

— Non ! Je vais bien. C’est-à-dire… on m’a déjà soigné. Il faut simplement que je me repose quelque temps, c’est tout.

— Bon… alors, retourne au lit. Tout de suite.

— Oui.

Il pivota.

Elle lui flanqua une claque sur les fesses. Il se mordit la langue.

— En tout cas, tu as mieux mangé, ces derniers temps. On prend soin de sa petite personne, hein ?

Il fit un geste vague par-dessus l’épaule et s’enfuit sans regarder derrière lui. Non, il ne s’agissait pas de camaraderie militaire. Pas entre un sergent et un amiral. Il s’agissait d’intimité. Naismith, espèce de taré, d’obsédé sexuel, c’est ça que tu fais de tes moments perdus ? Tu dois être complètement malade, suicidaire, si tu baises avec ce…

Il verrouilla la porte de sa cabine derrière lui et s’y adossa, tremblant, en proie à un rire hystérique. Bon sang, il avait tout étudié à propos de Naismith. Tout. Ceci était impossible. Avec des amis pareils, pourquoi se chercher des ennemis ?

Il se déshabilla et se coucha, réfléchissant à la vie compliquée de Naismith/Vorkosigan et se demandant quelles autres mauvaises surprises elle lui réservait. Enfin, un infime changement dans les craquements du navire autour de lui, dans le champ de gravité lui apprit que l’Ariel quittait l’orbite d’Escobar.

Il venait tout bonnement de voler un croiseur de combat entièrement armé avec tout son équipage. Et ils étaient en route pour l’Ensemble de Jackson. Vers son destin. Son destin, pas celui de Naismith.

Il eut du mal à trouver le sommeil.

Tu veux un destin, clamait une voix en lui, et tu n’as même pas de nom.

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