22

Il se souvenait d’avoir appris des exercices de diction. Autrefois. Il en voyait même toute une liste sur un écran, mots noirs sur fond bleu pâle. S’agissait-il d’un cours de rhétorique ? Malheureusement même s’il revoyait l’écran, il ne se souvenait que de l’un d’entre eux. Il s’assit dans son lit avec effort et l’essaya : « Le… cha… a… chu… chchché… ichi… che… chiot te ! » Il reprit son souffle et essaya encore. Et encore et encore. Sa langue était aussi épaisse qu’une vieille chaussette. Il lui semblait essentiel de retrouver le contrôle de sa parole. Tant qu’il parlerait comme un idiot, ils le traiteraient comme un idiot.

Ça pourrait être pire. Il mangeait de la vraie nourriture maintenant, pas de l’eau sucrée ou de la bouillie. Il se douchait et s’habillait tout seul depuis deux jours entiers. Plus de blouse de malade. Ils lui avaient donné une chemise et un pantalon à la place. Comme sur un vaisseau. Ils étaient gris et, au début, cela lui fit plaisir. Après, cela l’inquiéta car il ne savait pas pourquoi ce gris lui faisait plaisir.

— Le. Chat. A. Su. Chassé. Ici. Ce. Soir. Ah !

Il s’adossa au montant du lit, savourant son triomphe. Du coin de l’œil, il aperçut le Dr. Rowan sur le seuil de la chambre qui l’observait avec un sourire.

Toujours essoufflé, il agita les doigts pour lui souhaiter la bienvenue. Elle vint à ses côtés au bord du lit. Elle portait toujours la même blouse verte qui cachait tout et tenait un grand sac.

— Raven dit que vous n’avez pas arrêté de babiller toute la nuit comme un bébé, remarqua-t-elle, mais il se trompait. Vous vous entraîniez, n’est-ce pas ?

Il hocha la tête.

— Hon… Dois par’er. C’mmander… (il se toucha les lèvres et désigna vaguement la pièce)…’béir.

— Vous croyez ça, hein ?

Amusée, elle haussa les sourcils. Mais les yeux marron le scrutaient attentivement. Elle bougea et poussa la table roulante entre eux.

— Asseyez-vous, mon autoritaire petit ami. Je vous ai apporté des jouets.

— N’velle enfanc’, maugréa-t-il, morose avant de se redresser.

Seule sa poitrine lui faisait encore mal. Au moins, il semblait en avoir terminé avec les aspects repoussants de cette deuxième enfance. Une seconde adolescence allait-elle suivre ? Dieu l’en préserve. Peut-être qu’il pourrait éviter ça. Pourquoi redouter une adolescence dont je ne me souviens pas ?

Il rit brièvement quand elle ouvrit le sac et étala deux douzaines de pièces qui ressemblaient aux différentes parties d’armes de poing démontées.

–… Test, hein ?

Il commença à les ramasser et à les assembler, un neutralisateur, un brise-nerfs, un arc à plasma et un pistolet à projectiles… faire glisser, tourner, enclencher, verrouiller… un, deux, trois, quatre, il les rangea devant lui sur la table.

— Batte’ies mo’tes. Pas a’mées, hein ? Ça… se’t à’ien. (Il poussa de côté une douzaine de pièces inutiles.) Ah. Piège.

Il lui sourit avec suffisance.

— Vous ne m’avez pas mise une seule fois en joue pendant que vous les manipuliez, remarqua-t-elle.

— Hmm ? Pas fait’ttention.

Elle avait raison, se rendit-il compte. Il toucha l’arc à plasma d’un air de doute.

— Quelque chose vous est revenue en faisant ça ? s’enquit-elle.

Frustré, il secoua la tête. Soudain, son regard s’éclaira.

— Souv’nu qu’que cho’c’matin dans la d’cccchhh… la dccchhhh…

Quand il parlait vite, ses phrases redevenaient inintelligibles. Ses lèvres et sa langue s’emmêlaient.

— Dans la douche, traduisit-elle pour l’encourager. Racontez-moi. Lentement. Aussi lentement que possible.

— La. Lenteur. C’est. La. Mort, énonça-t-il clairement.

Elle cligna des paupières.

— Peut-être. Dites-moi quand même.

— Ah. Bien. J’étais p’tit. F’sais du ch’val. Vieil homm’sur un aut’ch’val. Des collin’. Froid. Ch’vaux… pas d’souffl’comm’moi. (Il avait beau s’appliquer à respirer profondément, ça ne suffisait jamais.) Z’arbres. Montagnes. Deux, trois montagnes,’vec zarbres, tous r’liés par des tuyaux en plastique. Y z’allaient j’squ’à une cabane en bas. Papy heureux… pa’ce que les tuyaux sont efficaces. (Il avait lutté pour prononcer ce dernier mot correctement.) Z’autres sont’reux aussi.

— Que font-ils, dans cette scène ? demanda-t-elle. Ces autres hommes.

Il revoyait tout ça dans sa tête. Le souvenir d’un souvenir.

— Brûl’du bois. Font du sucre…

— Ça n’a pas de sens. On fabrique le sucre dans des cuves de production biologique pas en brûlant des arbres, dit Rowan.

— Des arbres, confirma-t-il. Des arbres à sucre noir.

Un autre souvenir : le vieil homme brisait un morceau de quelque chose qui ressemblait à du sable foncé et aggloméré et lui faisait goûter en le lui glissant dans la bouche. La sensation des vieux doigts contre sa joue, la douceur à laquelle se mêlait une odeur de cuir et de chevaux. La sensation était si puissante qu’il frissonna. Ceci avait été réel. Mais il ne trouvait toujours aucun nom à mettre sur personne. Grand-père.

— Montagnes à moi, ajouta-t-il.

Cette pensée le rendit triste sans qu’il sache pourquoi.

— Quoi ?

— À moi. P’op’iété.

Il fronça les sourcils sombrement.

— Rien d’autre ?

— Non. Tout c’que j’vois.

Ses poings étaient serrés. Il se força à étaler ses doigts soigneusement sur la table.

— Vous êtes sûr qu’il ne s’agit pas d’un rêve de la nuit dernière ?

Non. Dans la d’cchhh, insista-t-il.

— C’est très étrange. Cela, je m’y attendais. (Elle désigna les armes remontées avant de se mettre à les ranger dans le sac.) Ça (un hochement de tête pour indiquer sa petite histoire), ça ne colle pas. Des arbres en sucre, ça me fait plutôt l’effet d’un rêve.

Ça ne colle pas avec quoi ? Une excitation désespérée l’envahit. Il la saisit par le poignet au moment où elle remballait le neutralisateur.

— Colle pas’vec quoi ? Que savez-vous ?

— Rien.

— Ah ! Pas’ien !

— Vous me faites mal, dit-elle sans affolement.

Il la lâcha aussitôt.

— Pas’ien, insista-t-il encore. Que’que chose. Quoi ?

Elle soupira, finit de ranger les armes et se rassit en l’examinant.

— C’était la vérité quand nous disions que nous ignorions qui vous étiez. Il serait plus vrai de dire que nous ne sommes pas certains de savoir lequel vous êtes.

— J’ai l’choix ? Dites-moi !

— Vous êtes à un… moment délicat de votre convalescence. Les amnésiques après une cryoréanimation retrouvent rarement toute leur mémoire d’un coup. Elle revient en cascade. C’est exponentiel. Un peu au début puis ça grossit de plus en plus. Puis ça se tarit. Quelques derniers trous peuvent perdurer plusieurs années. Dans la mesure où vous n’avez pas souffert de blessures cervicales majeures, mon diagnostic est que vous retrouverez toute votre personnalité. Mais…

Un mais tout à fait sinistre. Il la fixa d’un air suppliant.

— À ce stade, au moment où la cascade ne va pas tarder à couler, un cryoamnésique est tellement assoiffé d’identité qu’il est prêt à en prendre une mauvaise et à assembler ses souvenirs de façon à prouver que c’est la vraie. Il faudra alors des semaines ou des mois pour rétablir la vérité. Dans votre cas, pour des raisons qui vous sont propres, je pense que cela est non seulement plus que possible mais qu’il sera beaucoup plus difficile que pour un autre de faire la part des choses. Je dois faire très, très attention de ne rien vous suggérer dont vous ne soyez déjà absolument certain. Et c’est dur, parce que j’ai autant tendance que vous à me fabriquer mes petites théories dans ma tête. Je dois m’assurer que tout ce que vous me donnez vient vraiment de vous et n’est pas un reflet, un écho de quelque chose que je vous aurais suggéré.

— Oh.

Il s’affaissa dans son lit, horriblement déçu.

— Il y a peut-être un raccourci, ajouta-t-elle.

Il bondit à nouveau.

–’Quel ? Dit’moi !

— Il existe une drogue qui s’appelle le thiopenta. C’est, entre autres, un sédatif psychiatrique mais on l’utilise généralement lors d’interrogatoires. Il n’est pas correct de parler de sérum de vérité au sens strict même si certains profanes le font.

— J’connais… thiopenta.

Il savait quelque chose d’important à propos du thiopenta. Qu’est-ce que c’était ?

— Il possède des effets extrêmement relaxants et, parfois, pour des patients après une cryoréanimation il peut déclencher la cascade de souvenirs.

— Ah !

— Par ailleurs, cela peut être aussi très embarrassant. Sous son influence, les gens parlent joyeusement de tout ce qui leur traverse l’esprit, jusques et y compris leurs pensées les plus intimes et les plus privées. Une bonne éthique médicale m’oblige de vous en prévenir. Il y a aussi des gens qui sont allergiques à cette drogue.

— Où’vez-vous…’ppris… l’éthik’? demanda-t-il, curieux.

Etrangement, elle sursauta.

— Sur Escobar, dit-elle en le fixant droit dans les yeux.

— Où… nous… maintenant ?

— Je préfère ne pas vous le dire. Pas encore.

— C’mment… ça pourrait… cont’miner… m’mémoire ? s’indigna-t-il.

— Je vous le dirai bientôt, fit-elle, apaisante. Bientôt. Croyez-moi.

— Humm, grommela-t-il.

Elle sortit un petit paquet blanc de sa poche qu’elle ouvrit.

— Donnez-moi votre bras.

Il lui obéit et elle y posa un timbre collant.

— C’est un test d’allergie, expliqua-t-elle. D’après mes théories à votre égard, il est fort possible que vous y soyez allergique. Une allergie artificiellement créée.

Elle décolla le timbre – ça piqua un peu – et examina son bras. Un point rose apparut. Elle fronça les sourcils.

— Ça vous démange ? demanda-t-elle, soupçonneuse.

— Non, mentit-il.

Il serra la main droite pour s’empêcher de se gratter. Une drogue qui lui rendrait sa mémoire… Il devait la prendre. Redeviens blanc, bon sang, ordonna-t-il au bouton rose.

— Vous semblez un peu sensible, marmonna-t-elle.

Marginalement.

Z’en prriiiiieee…

Elle doutait encore. Pas trop.

— Bah… qu’avons-nous à perdre ? Je reviens tout de suite.

Elle sortit et reparut quelques secondes plus tard avec deux hyposprays qu’elle posa sur la table.

— Voici le thiopenta… et son antagoniste. Prévenez-moi immédiatement si vous sentez quelque chose de bizarre, si ça vous gratte, si la tête tourne, si vous avez du mal à respirer ou à déglutir, si vous avez l’impression que votre langue s’épaissit.

— Elle l’est d’jà, objecta-t-il tandis qu’elle remontait sa manche et plaquait l’hypospray à l’intérieur de son coude.

— Vous sentirez la différence, dit-elle. Maintenant, détendez-vous. Vous n’allez pas tarder à avoir l’impression de rêver, comme si vous flottiez. Comptez à rebours à partir de dix. Ça ne devrait pas prendre plus longtemps. Essayez.

— Di. Neu. Ui. Zed. Si. Sein, kat’, t’oi-deueu-un. (Il n’avait pas du tout l’impression de rêver. Il se sentait nerveux, tendu et misérable.) Z’êtes sûre k’c’est la bonne ?

Ses doigts se mirent à pianoter sur la table. Le son lui parut inhabituellement fort. Les objets dans la pièce prenaient des contours durs et brillants, comme si on les avait entourés d’un trait fluorescent. Le visage de Rowan semblait soudain dépourvu de toute personnalité. Comme un masque d’ivoire.

Menaçant, le masque se pencha sur lui.

— Quel est votre nom ?

— N… nnnnnn, bégaya-t-il.

Il était l’œil invisible, le sans-nom…

— Bizarre, murmura le masque. Votre pression sanguine monte au lieu de descendre.

Abruptement, il se souvint de ce qui était si important avec le thiopenta.

— Thiop’ta, m’rend’iper.

Elle secoua la tête en signe d’incompréhension.

Hyper, répéta-t-il.

Des spasmes lui tordaient la bouche. Il voulait parler. Des milliers de mots s’agglutinaient sur sa langue, une collision en chaîne qui lui labourait les nerfs.

— Wa. Wa. Wa.

— Ce n’est pas normal.

Elle considéra d’un air méfiant l’hypospray toujours dans sa main.

— Sans b’ague.

Ses bras et ses jambes se rétractèrent comme des ressorts. Le visage de Rowan devenait de plus en plus charmant, comme celui d’une poupée. Son cœur s’accélérait. La pièce tangua comme s’il nageait sous l’eau. Il fit l’effort de déplier ses membres. Il devait se détendre. Il devait se détendre sur-le-champ.

— Vous vous rappelez quelque chose ? demanda-t-elle.

Ses yeux sombres étaient comme des piscines, liquides et magnifiques. Il voulait nager dans ces yeux, briller à leur surface. Il voulait lui faire plaisir. Il voulait la sortir de cette blouse-armure verte, pour danser nu avec elle sous les étoiles, pour… Son désir était si fort que ses bredouillements s’organisèrent soudain sous forme de poèmes, pour ainsi dire. En fait, il s’agissait de vers très vulgaires jouant sur un symbolisme trivial où il était question de trous spatiaux et de sauts. Heureusement, tout cela sortait dans un beau désordre.

Soulagé, il constata qu’elle souriait. Mais il fit soudain une association beaucoup moins plaisante.

— La dernièr’fois qu’j’ai récité ça, y avait que’qu’un qui m’foutait un’sacrée raclée, ’core avec du thiopenta.

Un frisson d’attention parcourut son joli corps.

— On vous a déjà donné du thiopenta ? Quand ça ? Avec qui ? Vous vous en souvenez ?

— Y s’app’lait Galen. Colère cont’moi. Sais pââ pou’quoi.

Il voyait un visage congestionné qui s’agitait devant lui, irradiant une haine implacable. Des coups qui lui pleuvaient dessus. Il se fouilla pour trouver la peur qu’il avait dû éprouver et il la trouva bizarrement mêlée à de la pitié.

— J’comp’ends pââ.

— Que vous demandait-il ?

— Sais pâ. J’y ai dit un aut’poèème…

— Vous lui avez récité des poèmes alors que vous subissiez un interrogatoire au thiopenta ?

— P’dant des zeures. Ça l’rendait malade.

Elle haussa les sourcils. Puis – spectacle délicieux – un de ses doigts toucha ses lèvres qui s’écartèrent lentement.

— Vous avez dominé un interrogatoire au thiopenta ? Remarquable ! Ne parlons pas de poésie, alors. Mais vous vous rappelez Ser Galen. Ouah !

— Galen. Ça colle ? (Il pencha la tête anxieusement. Ser Galen, oui ! Le nom était important : elle l’avait reconnu.) Dites-moi.

— Je… ne suis pas sûre. À chaque fois que je crois faire un pas en avant avec vous, j’ai l’impression qu’on en fait aussi deux de côté et un en arrière.

–’M’rais b’en danser avec vous, confia-t-il et s’entendit avec horreur décrire brièvement et précisément ce qu’il aimerait aussi faire avec elle. Oh. Ah.’scusez-moi, m’dame.

Il se fourra les doigts dans la bouche et les mordit.

— C’est pas grave, fit-elle, toujours apaisante. C’est le thiopenta.

— Non… z’est la teztoztérone.

Elle éclata de rire. Ce qui était extrêmement encourageant… mais sa brève exaltation fut submergée par une nouvelle vague de tension : ses mains agrippaient et tordaient ses vêtements, ses pieds tressautaient.

L’air préoccupé, elle contrôla un moniteur situé au-dessus de sa tête.

— Votre pression sanguine grimpe encore. Vous êtes peut-être charmant sous l’effet du thiopenta mais ceci n’est pas normal. (Elle s’empara du deuxième hypospray.) Je crois qu’il vaut mieux arrêter l’expérience maintenant.

–’Suis pas normal, dit-il tristement. Mutant. (La panique le saisit.) Z’allez m’enl’ver l’cerveau ? demanda-t-il avec une soudaine anxiété, regardant avec suspicion la seringue.

Tout à coup, ça lui revint.

— Hé ! s’écria-t-il. Je sais où je suis ! Je suis sur l’Ensemble de Jackson !

Il la dévisagea avec terreur avant de bondir hors du lit. D’un saut de carpe, il l’évita et atteignit la porte.

— Non, attendez, attendez ! s’exclama-t-elle en se lançant à sa poursuite, l’hypospray en main. C’est la drogue, arrêtez-vous ! Laissez-moi vous calmer ! Poppy, attrape-le !

Il évita tout aussi habilement le Dr. Durona avec une queue de cheval qui se trouvait dans le couloir et se jeta dans le tube de montée. Il se mit à grimper à toute allure le long de l’échelle de secours. Les muscles de sa poitrine pas encore guéris hurlèrent de douleur. C’était le chaos, tout tournoyait autour de lui : le tube, des couloirs et il finit par se retrouver dans le hall qu’il connaissait déjà.

Il passa devant un employé quelconque qui manœuvrait une civière flottante à travers les portes de verre. Aucun champ de force ne l’arrêta cette fois-ci. Un garde en parka verte se retourna vers lui au ralenti, dégaina un neutralisateur. De sa bouche ouverte, jaillit un cri aussi épais qu’une flaque d’huile froide.

La grise lueur du jour l’aveugla. Il s’accrocha à une rampe, se retrouva sur un parking recouvert de neige sale. Le verglas et quelques petits cailloux lui mordirent ses pieds nus tandis qu’il courait. Il arriva face à un mur. Dans ce mur, un portail et d’autres gardes en parkas vertes.

— Ne lui tirez pas dessus ! hurla une femme derrière lui.

Il traversa une rue sinistre et faillit se faire renverser par une voiture. Des éclairs de couleur lui crevaient les yeux à travers l’éclatant voile blanc-gris. Un vaste espace vide au-delà de la rue était occupé par des arbres noirs et nus aux branches comme des griffes cassées par le ciel. Il avait vaguement conscience d’autres bâtiments, là-bas plus loin, dominant la rue, sombres et menaçants. Ce paysage n’avait rien de familier. Il se rua vers l’espace vide et les arbres. Le voile devant ses yeux se teinta de noir et de rouge. L’air glacé l’étranglait. Il tituba et tomba, roulant sur le dos, incapable de respirer.

Une demi-douzaine de Dr. Durona se jetèrent sur lui comme des loups sur leur proie. Ils lui prirent les bras et les jambes, le soulevèrent de la neige. Le visage déformé de Rowan apparut. Un hypospray siffla. Comme un mouton troussé, ils le ramenèrent dans le grand bâtiment blanc de l’autre côté de la rue. Ses idées s’éclaircissaient mais une douleur abominable lui écartelait la poitrine, comme si on le dévissait de l’intérieur. Quand ils le remirent dans son lit dans les entrailles de la clinique, la paranoïa provoquée par la drogue avait disparu… pour être remplacée par sa paranoïa habituelle.

— Vous croyez qu’on l’a vu ? s’inquiéta une voix d’alto.

— Les gardes, répondit une autre voix. Des méd-techs.

— Personne d’autre ?

— Je ne sais pas, fit Rowan, haletante, échevelée (Des flocons de neige s’accrochaient à ses mèches.) il y avait quelques voitures dans la rue. Je n’ai vu personne dans le parc.

— Il y avait un couple qui marchait, annonça un autre Dr. Durona. Assez loin, de l’autre côté de l’étang. Ils nous ont regardés mais ils n’ont pas dû voir grand-chose.

— On leur a pourtant donné un sacré spectacle. Et ça a duré près d’une minute. C’est long.

— Qu’est-il arrivé cette fois-ci, Rowan ? s’enquit le Dr. Durona à la blanche chevelure et à la voix d’alto.

Elle s’approcha de lui en s’appuyant sur quelque chose. Une canne. Oui, une canne et elle l’utilisait visiblement par nécessité et non par affectation. Tous les autres se montraient déférents envers elle. S’agissait-il de la mystérieuse Lilly ?

— Je lui ai donné une dose de thiopenta, expliqua Rowan avec raideur. Pour essayer de stimuler sa mémoire. Ça marche souvent après les cryostases. Sa pression sanguine s’est mise à grimper, il est devenu paranoïaque et il a détalé comme un lévrier. Personne n’a pu l’attraper avant qu’il ne s’effondre dans le parc.

Elle était encore essoufflée, remarqua-t-il, tandis que sa propre douleur commençait à diminuer.

La vieille Durona renifla.

— Ça a marché ?

Rowan hésita.

— Ça a été assez bizarre. Il faut que je parle avec Lilly.

— Vas-y tout de suite, dit la vieille Durona… qui n’était donc pas Lilly. Je…

Elle s’arrêta parce qu’il venait de tenter de se mêler à la conversation. Une tentative qui prit la forme d’une convulsion.

Pendant un instant, le monde se pulvérisa en confettis. Puis il retrouva sa vision : les deux femmes le maintenaient sur le lit. Rowan criait des ordres et les autres Durona lui obéissaient.

— Je monterai dès que possible, dit Rowan. Je ne peux pas le laisser comme ça.

La vieille Durona hocha la tête et s’en fut. Rowan tenait une autre hypospray : sans doute un anticonvulsif.

— Ceci est un ordre, dit-elle. Cet homme ne doit rien recevoir sans qu’on effectue au préalable un scanner de sensibilité.

Elle renvoya ses aides et baissa la luminosité dans la chambre. Celle-ci était à nouveau chaude et sombre. Petit à petit, il retrouvait son rythme respiratoire normal. C’était son estomac qui protestait maintenant.

— Je suis désolée, lui dit-elle. Je n’imaginais pas que le thiopenta aurait cet effet.

Il essaya de lui dire : Ce n’est pas votre faute, mais son élocution semblait avoir à nouveau régressé.

— M… mmmoo…’vais ?

Elle hésita trop avant de répondre.

— Ce devrait aller.


Deux heures plus tard, ils vinrent avec une civière flottante pour le déménager.

— Nous recevons d’autres patients, annonça le Dr. Chrys. Nous avons besoin de votre chambre.

Mensonge ? Demi-vérité ?

Quoi qu’il en soit, l’endroit où ils l’amenèrent le laissa perplexe. Il avait imaginé quelque chose comme une cellule enfouie sous terre, au lieu de cela, ils lui firent prendre un monte-charge et l’installèrent sur un lit de camp dans la suite personnelle de Rowan. L’appartement possédait deux pièces, une chambre à coucher et un salon-bureau, plus une salle de bains. Le tout était raisonnablement spacieux mais encombré. Il eut l’impression de passer du statut de prisonnier à celui d’animal domestique introduit, contre le règlement, dans le dortoir des femmes. Il avait pourtant aperçu quelques autres Durona mâles en plus de Raven. Des oiseaux et des plantes, ils étaient tous des oiseaux et des plantes dans cette cage de béton.

Encore un peu plus tard, une jeune Durona apporta le dîner sur un plateau et il mangea en compagnie de Rowan sur une petite table dans son salon tandis que le crépuscule tombait dehors. Son statut de patient-prisonnier n’avait peut-être pas changé mais il était bien content de ne plus se trouver dans la chambre d’hôpital. Plus de moniteurs ni autre équipement médical autour de-lui. Oui, c’était bien agréable de faire quelque chose d’aussi prosaïque que de dîner avec une amie.

Le repas terminé, il arpenta la pièce.

— Z’ennuie si j’regarde vos affaires ?

— Allez-y. Dites-moi si ça vous rappelle quelque chose.

Elle refusait encore de lui dire quoi que ce soit le concernant mais elle semblait à présent disposée à lui parler d’elle. Son image interne du monde changea tandis que leur conversation se poursuivait. Pourquoi ai-je des cartes de couloirs et de trous galactiques dans la tête ? Il allait peut-être devoir retrouver sa mémoire tout seul, faire tout le travail tout seul. Apprendre tout ce qui existait dans l’univers et procéder par élimination. Ce qui resterait, cette espèce de nain, de trou au milieu du reste, ce serait lui.

À travers la vitre polarisée, il contempla la faible lueur qui traînait dans l’air, comme si de la poussière magique tombait tout autour du bâtiment. Il reconnaissait à présent le champ de force, ce qui indiquait une nette amélioration de ses perceptions par rapport à la première fois où il avait foncé dessus tête la première. C’était un écran de type militaire, imperméable non seulement aux virus et aux molécules gazeuses mais aussi aux projectiles et au plasma… devait y avoir un générateur drôlement puissant dans le coin. L’architecture du bâtiment n’avait pas été conçue pour recevoir un tel écran. D’où l’on pouvait déduire…

— On est bien sur l’Ensemble de Jackson, ’ce pas ? demanda-t-il.

— Oui. Cela évoque-t-il quelque chose pour vous.

— Le danger. Mauvais coups. C’est quoi, ça ?

D’un geste, il indiqua l’endroit où ils se trouvaient.

— La clinique Durona.

— Sans blague ? Vous fait’quoi ? Et moi ?

— Nous sommes la clinique privée de la maison Fell. Nous effectuons toutes sortes de travaux médicaux pour eux.

— Maison Fell. Z’armes. (L’association lui vint immédiatement à l’esprit.) Z’armes biologiques.

Il la dévisagea d’un air accusateur.

— Parfois, admit-elle. Et des défenses biologiques aussi.

Etait-il un soldat de la maison Fell ? Un soldat ennemi capturé ? Et merde, quelle armée enrôlerait un nain comme soldat ?

— Maison Fell m’a donné à vous ?

— Non.

— Non ?’lors, pourquoi j’suis ici ?

— C’est une énigme pour nous aussi. Vous êtes arrivé congelé dans une cryochambre. À l’évidence, vous aviez été préparé en grande hâte. Un beau jour, une caisse est arrivée qui m’était adressée, par livreur normal, sans adresse d’expéditeur. Nous espérions que si nous pouvions vous réanimer, vous nous expliqueriez.

— Sss… p’us comp’iqué qu’ça.

— Oui, dit-elle avec franchise.

— Mais vous m’direz r’en.

— Pas encore.

— s qui s’passe si j’sors ?

Elle s’alarma.

— S’il vous plaît, ne le faites pas. Vous pourriez être tué.

— Encore ?

Elle hocha la tête.

— Encore.

— Par qui ?

— Ça… dépend de qui vous êtes.

Il changea de sujet mais se débrouilla pour y revenir trois fois au cours de leur conversation sans jamais parvenir à lui soutirer quoi que ce soit. Epuisé il abandonna pour la nuit. Malheureusement, il ne trouva pas le sommeil, tournant et retournant le problème dans sa tête, comme un prédateur fouille une carcasse. Tout cela ne faisait que lui congeler le cerveau de frustration. Dors, s’ordonnait-il. Demain lui apporterait sûrement du neuf. Sa situation était tout sauf stable. Il le sentait avec une étonnante certitude. Il était en équilibre sur un fil. Sous ce fil, l’ombre cachait quelque chose ou alors… rien, rien du tout, sinon une chute sans fin.


Le bain chaud et le massage ne lui avaient pas paru très rationnels. Il préféra l’exercice. Le Dr. Chrys avait apporté une bicyclette d’intérieur chez Rowan et l’avait laissé transpirer jusqu’au bord de l’évanouissement. Un effort aussi douloureux ne pouvait être que bon pour lui. Pas question de faire des pompes pour le moment. Il en avait essayé une et s’était effondré, les yeux révulsés, gémissant. Le Dr. Chrys lui avait passé un drôle de savon : il n’avait pas le droit d’effectuer certains gestes.

Sa physiothérapeute avait pris encore un certain nombre de notes puis s’en était allée, l’abandonnant aux mains plus tendres de Rowan. Il gisait à présent en nage dans le lit de celle-ci, vêtu d’une simple serviette, tandis qu’elle passait en revue la structure musculo-osseuse de son dos. Les doigts du Dr. Chrys quand elle l’avait massé étaient comme des sondes. Ceux de Rowan le caressaient. N’étant pas anatomiquement équipé pour ronronner, il émettait de temps à autre un gémissement approbateur. Après être descendue jusqu’à ses doigts de pieds, elle remonta.

Le visage confortablement enfoui dans son oreiller, il ne tarda pas à se rendre compte qu’une importante fonction corporelle se réveillait en lui, pour la première fois depuis sa réanimation. Une rés-érection, pour ainsi dire. Il rougit d’embarras et de plaisir mêlés. L’air de rien, il se cacha sous son bras. C’est ton docteur. Elle voudra savoir. C’était ridicule : après tout, elle connaissait déjà son corps sous toutes ses coutures, au sens propre. Il n’en resta pas moins caché sous son bras.

— Tournez-vous, dit Rowan, je dois voir l’autre côté.

— Euh… vaut mieux pas, marmonna-t-il dans son oreiller.

— Pourquoi pas ?

— Pas présentable.

— Comment ça ?

— Qu’e’que chose qui m’est r’venu… pas dans la tête.

Un bref silence puis :

— Oh ! Dans ce cas, c’est nécessaire. Il faut que je vous examine.

Il poussa un long soupir.

— C’qui faut pas fair’pour la science.

Il roula sur lui-même et elle lui enleva la serviette.

— C’est déjà arrivé ? s’enquit-elle.

— Non. Premièr’fois d’ma vie. Cette vie.

Ses longs doigts frais le touchèrent rapidement, médicalement.

— Il a bonne mine, dit-elle avec enthousiasme.

— Merci, gloussa-t-il joyeusement.

Elle éclata de rire. Il n’avait pas besoin de ses souvenirs pour savoir que c’était bon signe quand une femme riait de ses plaisanteries dans un moment pareil. Doucement, comme s’il se livrait à une expérience, il l’attira contre lui. Vive la science. Voyons ce qui va arriver. Il l’embrassa. Elle lui rendit son baiser. Il fondit.

Les discours et la science furent mis de côté pendant quelque temps, après ça. Sans parler de la blouse verte et de ce qu’il y avait en dessous. Son corps était aussi adorable qu’il l’avait imaginé, un délice de lignes et de courbes, d’odeurs et de douceur. Par contraste, son propre corps ressemblait à un sac d’os couvert de coutures rouges.

Une intense conscience de sa mort récente le saisit et il se mit à l’embrasser passionnément, frénétiquement comme si elle était la vie elle-même et qu’il pouvait ainsi la consommer et la posséder. Il ne savait pas si elle était son amie ou son ennemie. S’il avait tort ou raison d’agir ainsi. Mais c’était chaud, liquide et remuant, pas glacé et immobile. C’était sans aucun doute possible la chose la plus opposée à la cryostase. Saisis l’occasion. Parce que après, ailleurs, l’attendait cette ombre froide et implacable qu’il avait vue toute la nuit. Il n’était plus qu’un corps en fusion. Elle écarquilla les yeux. Seul son souffle qui lui manquait l’obligea à ralentir, à revenir à un rythme plus adéquat, plus raisonnable.

Sa laideur aurait dû l’angoisser mais ce n’était pas le cas et il se demanda pourquoi. On ferme les yeux quand on fait l’amour. Qui lui avait dit ça ? La même femme qui lui avait dit : ce n’est pas la viande qui compte, c’est le mouvement ? Ouvrir le corps de Rowan c’était comme de se retrouver en face de ces armes démontées. Il savait quoi faire, quels étaient les endroits qui comptaient et ceux qui ne servaient qu’à camoufler mais il ne se rappelait pas comment il l’avait appris. L’entraînement était là mais l’entraîneur avait disparu. C’était l’expérience la plus troublante de ses deux (deux ?) vies où le familier se mélangeait parfaitement avec l’étrange.

Elle frissonna, soupira et se détendit. Et il l’embrassa encore une fois des pieds à la tête pour venir lui glisser dans l’oreille :

— J’crois pas que j’pourrais faire des pompes maint’nant.

— Ah… euh… oui.

L’air un peu égaré, elle rouvrit les yeux.

Après quelques tentatives expérimentales, ils trouvèrent une position médicalement acceptable pour lui : sur le dos, sans pression sur sa poitrine, ses bras ou son abdomen et ce fut son tour. Ça semblait correct : les dames d’abord. Et puis, ça lui éviterait de recevoir un oreiller sur la figure pour s’être endormi juste après. Tout cela était terriblement familier, seuls les détails étaient différents. Rowan avait déjà fait ça elle aussi, jugea-t-il, mais pas trop souvent. Mais une grande expertise de sa part n’était pas requise. Ça se passait à merveille.

— Dr. D., soupira-t-il, z’êtes géniale,’scu… Ezcuu… ce type grec aurait dû prendre des cours de résurrection avec vous.

Elle rit et se coula sur le lit à ses côtés, corps contre corps. Ma taille n’a pas d’importance quand on est allongé. Ça aussi, il l’avait su. Ils échangèrent des baisers moins sauvages, plus savoureux.

— Tu sais vraiment t’y prendre, murmura-t-elle en lui mordillant l’oreille.

— Ouais… (Son sourire s’effaça et il contempla le plafond, les sourcils froncés dans un mélange de douce mélancolie post coïtale et de frustration purement mentale.) J’étais peut-être marié…

Elle redressa la tête et il se maudit en croyant l’avoir blessée.

— Non, j’pense pas, reprit-il très vite.

Elle se laissa à nouveau aller sur son épaule.

— Non… non. Tu n’es pas marié.

— Que je sois l’un ou l’autre ?

— Oui.

Il hésita, jouant avec une longue mèche noire, s’en servant pour frôler les cicatrices sur son torse.

— Alors, avec qui crois-tu avoir fait l’amour ?

Elle posa son index sur son front.

— Toi. Rien que toi.

Voilà qui était tout à fait plaisant mais…

— Etait-ce de l’amour ou de la thérapie ?

Un sourire énigmatique tandis qu’elle le dévisageait.

— Un peu des deux, je crois. Et la curiosité. Et l’occasion. Ça fait trois mois que je m’occupe beaucoup de toi.

Ça ressemblait à une réponse honnête.

— J’ai l’impression qu’c’est toi qui as provoqué l’occasion.

Une moue amusée lui échappa.

— Peut-être bien.

Trois mois. Intéressant. Il avait donc été mort pendant plus de deux mois. Ce qui signifiait qu’il avait coûté pas mal d’efforts et de ressources au Groupe Durona. Pour commencer, trois mois de travail de ce docteur, ça représentait une belle somme.

— Pourquoi faites-vous ça ? demanda-t-il tandis qu’elle se nichait au creux de son épaule. Je veux dire tout ça. Qu’attendez-vous d’moi ? (Un semi-infirme, stupide, névrosé, sans nom ni mémoire.) Vous vous accrochez à ma guérison comme si j’étais la clé du paradis. (Même la brutale Chrys le poussait pour son bien. Il préférait presque sa férocité : c’était quelque chose qu’il connaissait bien.) Qui d’autre me veut pour que vous me cachiez ainsi ? Des ennemis ?

Ou des amis ?

— Des ennemis, sans le moindre doute, soupira Rowan.

— Hmm…

Il se laissa aller à sa lassitude. Elle somnola, pas lui. Caressant son chignon, il se posait des questions. Que voyait-elle en lui ? Je pensais au cercueil de cristal magique d’un chevalier… J’ai trouvé assez de fragments de grenade pour savoir que vous ne faisiez pas que passer dans le coin…

Donc, il y avait une tâche à accomplir. Le Groupe Durona n’avait pas besoin d’un mercenaire ordinaire. Si cet endroit était bien l’Ensemble de Jackson, ils pouvaient s’offrir toute une cargaison d’hommes de main.

Il est vrai qu’il n’avait jamais cru être un homme ordinaire. Pas une seule seconde.

Oh milady. Qui faut-il que je sois pour vous ?

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