7

Mark se trouvait si près que l’explosion du projectile fut comme un silence lui comprimant les oreilles, oblitérant tout autre bruit. C’était arrivé trop vite pour comprendre, trop vite pour fermer les yeux et protéger son esprit contre ce qu’il voyait. Le petit homme qui gesticulait, leur ordonnant de fuir plus vite, fut rejeté en arrière comme un bout de chiffon gris, les bras écartés, le visage déformé. Quelque chose heurta Mark avec force : du sang et des lambeaux d’os et de chairs. Tout le côté gauche de Quinn était écarlate.

Ainsi, tu n’es pas parfait, fut sa première pensée absurde. Cette soudaine et absolue vulnérabilité le choqua effroyablement. Je ne pensais pas que tu pouvais être blessé. Bon sang je ne pensais pas que tu pouvais…

Quinn hurlait, tout le monde reculait, seul lui restait immobile, paralysé dans son silence. Miles gisait sur le béton, la poitrine explosée, la bouche ouverte. C’est un homme mort. Il avait déjà vu un mort, il n’y avait aucun doute.

Quinn, folle furieuse, ouvrit le feu avec son arc sur les Bharaputrans, encore et encore, jusqu’à ce que des débris fondus du plafond commencent à leur tomber dessus et les menacent. Un Dendarii lui saisit le bras. De sa main libre, elle fit un geste vers les travées.

— Taura, occupe-toi d’eux !

Le sergent monstrueux expédia un crochet de rappel vers le plafond. Elle se hissa à l’accélération maximale, telle une araignée folle. Dans la semi-obscurité, Mark pouvait à peine suivre sa progression, tandis qu’elle bondissait à une vitesse inhumaine le long des travées. Les corps au cou brisé des Bharaputrans se mirent à pleuvoir autour d’eux. La belle technologie de leurs demi-armures ne pouvait rien contre ces énormes mains griffues. Ce bombardement atroce se poursuivit encore, un des Dendariis faillit se faire écraser par un cadavre.

Quinn ne semblait pas intéressée par les résultats de son ordre. Les mains tremblantes, elle s’agenouilla aux côtés de Miles. Soudain, les mains parurent se décider : elles plongèrent et enlevèrent le casque de commandement de Miles. Elle se débarrassa du sien et le remplaça par celui de Miles. Visiblement, le casque n’avait subi aucun dommage. Elle hurla des ordres aux hommes postés dehors, à la navette, puis à quelqu’un d’autre.

— Norwood, revenez ici, revenez ici. Oui, amenez-la. Tout de suite, Norwood ! (Elle quitta Miles des yeux un bref instant.) Taura, nettoie ce bâtiment !

Au-dessus d’eux, le sergent se mit à son tour à rugir des ordres.

Quinn dégaina un vibro-poignard et entreprit de trancher le treillis de Miles, coupant les courroies et le réseau de l’anti-brise-nerfs, écartant parfois un truc sanguinolent. Suivant son regard, Mark leva soudain les yeux pour voir le médic revenir avec son brancard flottant. Le champ anti-grav annulait le poids mais pas l’inertie de la lourde cryo-chambre. Il dut s’arc-bouter pour freiner son fardeau. Il baissa le brancard au niveau du sol près de son chef mort. Une demi-douzaine de clones suivait le médic tels des bébés canards, s’accrochant les uns aux autres, terrorisés.

Le médic contempla Miles et la cryo-chambre occupée.

— Capitaine Quinn, ça ne sert à rien. Ils ne tiendront pas à deux dedans.

Quinn se redressa, apparemment inconsciente des larmes qui ruisselaient sur son visage. Sa voix grinçait comme du gravier sous des semelles.

— Je m’en fous. Sortez-la.

— Quinn, je ne peux pas !

— C’est un ordre. Sous ma responsabilité.

Quinn… aurait-il donné un ordre pareil ?

— Il vient juste de perdre sa capacité à donner des ordres. D’accord… (Elle respira un bon coup.) Je m’occupe d’elle. Vous, préparez-le.

Mâchoires serrées, le médic obéit. Il ouvrit une porte au bout du cylindre et en sortit tout un équipement. L’attirail était en désordre. Il avait déjà été utilisé une fois et hâtivement remballé.

Quinn tapa le code commandant l’ouverture de la chambre. Les charnières sautèrent, un panneau glissa. Elle se pencha, débranchant des choses que Mark ne pouvait voir. Ne souhaitait pas voir. Elle grimaça tandis qu’une peau gelée lui brûlait les doigts mais s’activa à nouveau. Grognant, elle souleva le corps nu, verdâtre d’une femme et le déposa à terre. C’était le soldat Phillipi, celle qui se trouvait sur la moto flottante. La patrouille de Thorne, bravant le feu bharaputran, avait fini par la trouver à deux bâtiments de son casque perdu. Le dos et les membres brisés, elle avait agonisé pendant plusieurs heures avant de mourir, malgré tous les efforts du médic de l’escadron vert. Quinn leva la tête et vit Mark qui la fixait. Elle avait le visage ravagé.

— Toi… puisque tu ne sers à rien… couvre-la.

Elle désigna Phillipi puis contourna la cryo-chambre pour s’agenouiller aux côtés du médic près de Miles.

Mark émergea enfin de sa paralysie. Il trouva une fine couverture en amiante parmi l’équipement. Effrayé par le cadavre mais plus terrifié encore par Quinn, il étala la feuille argentée et roula la femme glacée dedans. Elle était raide et lourde.

Il se redressa pour entendre le médic maugréer. À mains nues, il fouillait la charpie sanglante qui avait été quelques minutes auparavant la poitrine de Miles.

— Je ne trouve pas le bout. Bon Dieu, il doit bien y en avoir un… Au moins l’aorte ou quelque chose…

— Ça fait plus de quatre minutes, gronda Quinn en brandissant à nouveau son vibro-poignard.

Elle trancha la gorge de Miles : deux coupures nettes et profondes de chaque côté mais qui ne touchaient pas la trachée-artère. À son tour, elle se mit à fouiller les plaies.

Le médic ne leva même pas les yeux, se contentant de dire :

— Assurez-vous d’avoir la carotide, pas la jugulaire.

— J’essaie, figurez-vous. Il n’y a pas d’étiquette.

Elle trouva quelque chose de pâle et caoutchouteux.

S’emparant d’une espèce de bouteille, elle en fixa l’embout sur l’artère présumée puis actionna un interrupteur : une petite pompe se mit à ronronner, injectant le cryoflux dans le corps. Elle sortit un deuxième embout de la bouteille et le fixa de l’autre côté de la gorge de Miles. Le sang se mit à couler des vaisseaux sectionnés, sur ses mains, partout. Il ne jaillissait pas par à-coups comme propulsé par le cœur mais d’une façon régulière, inhumaine, comme d’un robinet. Une mare rouge s’étala sur le sol. Cela semblait incroyable, une telle quantité de sang. Les clones pleuraient. Mark avait mal au crâne. Une douleur mauvaise, aveuglante.

Quinn laissa les pompes fonctionner jusqu’à ce que le liquide qui sortait devienne parfaitement verdâtre. Pendant ce temps-là, le médic avait fini par trouver les « bouts » qu’il cherchait et y avait fixé deux autres embouts. Du sang mêlé au fluide jaillit encore de la blessure. La mare se transforma en rivière. Le médic enleva les bottes et les chaussettes de Miles et examina ses pieds pâlissant à vue d’œil avec des senseurs.

— Ça y est presque… bon sang, c’était juste. Il ne nous reste plus grand-chose.

Il se précipita sur sa bouteille qui venait de s’arrêter toute seule. Une lumière rouge clignotait sur son flanc.

— J’ai utilisé tout ce que j’avais, fit Quinn.

— Ça devrait suffire. Ils étaient petits tous les deux. Bon, il faut boucher les ouvertures…

Il lui tendit quelque chose de brillant et ils se penchèrent à nouveau sur le petit corps.

— Dans la chambre, maintenant.

Quinn prit la tête avec d’infinies précautions, le médic le saisit par le torse et les hanches. Les bras et les jambes ballèrent.

— Il est léger…

Ils placèrent le corps nu dans le cylindre, abandonnant l’uniforme ensanglanté à terre. Quinn laissa le médic achever le travail puis se détourna pour parler dans son casque. Elle avait les yeux vides, aveugles. Elle ne regarda pas le paquet brillant qui gisait à terre non loin de là.

Thorne apparut, traversant la salle en courant. Où avait-il été ? Il fit un signe de tête vers les Bharaputrans morts.

— Ils sont arrivés ici par des tunnels. J’ai fait nettoyer tous les accès.

Il baissa les yeux vers la cryochambre. Soudain, l’hermaphrodite parut… vieux.

Quinn se contenta de hocher la tête.

— Branche-toi sur le canal 9-C. On a des problèmes dehors.

Une curiosité morbide s’insinua dans l’esprit choqué de Mark. Il rebrancha son propre casque qu’il avait éteint quand Thorne l’avait destitué de son commandement. Il suivit les transmissions des capitaines.

Les escadrons orange et bleu étaient soumis à une forte pression de la part d’importantes forces de sécurité bharaputranes. Le retard décidé par Quinn dans ce bâtiment attirait les Bharaputrans comme des mouches sur un charnier. Avec les deux tiers des clones à bord de la navette, l’ennemi avait cessé de tirer droit dessus mais les renforts aériens se rassemblaient à toute vitesse, tournant autour de leur proie comme des vautours. Quinn et les siens risquaient de se voir très bientôt couper des leurs.

— Il doit y avoir un autre chemin, maugréa-t-elle en changeant de canal. Lieutenant Kimura, comment ça va chez vous ? Toujours peu de résistance ?

— Pas exactement. J’ai largement de quoi faire, Quinnie, répliqua la voix fine, étrangement joyeuse de Kimura entrecoupée de grésillements indiquant l’activation des boucliers anti-plasma. Nous avons atteint notre objectif et nous sommes en train de nous retirer. Enfin, on essaie. On bavardera plus tard, hein ?

D’autres grésillements.

— Quel objectif ? Prends bien soin de ta navette, mon gars, tu m’entends ? Tu risques de devoir venir nous chercher. Contacte-moi dès que tu seras à nouveau en l’air.

— D’accord. (Une hésitation.) Pourquoi l’amiral n’est-il pas sur ce canal, Quinnie ?

Les paupières de Quinn tremblèrent.

— Il est… temporairement injoignable. Au boulot, Kimura !

La réponse de Kimura, quelle qu’elle fût, se perdit dans les grésillements. Le sergent Framingham, depuis la navette, intervint alors pour demander à Quinn de se dépêcher de les rejoindre tandis que, simultanément, des membres de l’escadron orange annonçaient qu’ils avaient dû à nouveau abandonner une de leurs positions.

— La navette pourrait-elle se poser sur ce toit ? s’enquit Quinn en levant les yeux vers le plafond.

Thorne fronça les sourcils en suivant son regard.

— Ça m’étonnerait. Elle le défoncerait.

— Merde. D’autres idées ?

— Par en dessous, dit soudain Mark.

Les deux Dendariis tressaillirent et le considérèrent comme s’ils venaient de voir une mouche d’un mètre quarante.

— Par les tunnels ! Les Bharaputrans sont venus par là. On doit pouvoir partir par là nous aussi.

— On ne connaît pas le réseau, objecta Quinn.

— J’ai une carte, fit Mark. Tous ceux de l’escadron vert en ont une chargée dans leurs programmes. Ils peuvent nous guider.

— Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ? aboya Quinn de façon assez illogique : il n’y avait pas eu de plus tôt.

Thorne acquiesça pour confirmer et commença à consulter en hâte les holovids de son casque.

— Ça peut marcher. Il y a une route… elle nous conduira au bâtiment situé derrière ta navette, Quinn. Les défenses des Bharaputrans sont maigres là et elles sont toutes dirigées de l’autre côté. Et, là-dessous, leur nombre ne leur servira à rien.

Quinn contempla le sol.

— Je hais les tunnels. Je veux du vide et des sas de pressurisation. Bon, allons-y. Sergent Taura !

L’organisation dendarii se remit en branle. Quelques portes furent soufflées et la petite troupe reprit sa progression : un tube de descente puis un tunnel. Des soldats partirent en éclaireurs. Taura s’était débrouillée pour que six clones transportent le corps enveloppé de Phillipi sur trois barres de métal qu’elle avait arrachées aux travées. Comme s’il restait un quelconque espoir de ressusciter la morte.

Mark se retrouva à marcher le long du brancard poussé par le médic anxieux. Du coin de l’œil, il regarda à travers le couvercle transparent. Son progéniteur gisait la bouche ouverte, les lèvres grises. Le gel formait des plumes aux jointures de la boîte et un courant d’air chaud jaillissait de l’unité de réfrigération. Ça devait brûler comme une nova sur les senseurs à infrarouge de l’ennemi. Mark frissonna et se glissa dans le sillage de chaleur. Il avait terriblement froid et faim. Sois maudit, Miles Vorkosigan. J’avais tant de choses à te dire et maintenant tu n’écoutes plus.

Le tunnel qu’ils empruntaient passait sous un autre bâtiment. Ils franchirent des doubles portes donnant dans un hall. Il y avait là plusieurs tubes ascensionnels, des escaliers de secours, d’autres tunnels, des placards. Toutes les portes avaient été soufflées par l’avant-garde cherchant des Bharaputrans. L’air était piquant de fumée et résonnait encore de ce tintement désagréable dû au feu des arcs à plasma. Ce fut là que l’avant-garde trouva ce qu’elle cherchait.

Les lumières s’éteignirent. Les visières des Dendariis se fermèrent aussitôt tout autour de Mark, tandis qu’ils passaient sur vision infrarouge. Il les imita et contempla, désorienté, un monde vidé de couleurs. Une multitude de voix s’éleva dans son casque tandis que les deux éclaireurs surgissaient de deux couloirs différents, faisant feu avec leurs arcs à plasma. Sa visière, sensible à la chaleur, se transforma en éclair permanent. Quatre Bharaputrans en demi-armure jaillirent d’un tube de descente, coupant la colonne de Quinn en deux. Il y avait si peu de place que le combat s’engagea au corps à corps. Par accident, Mark fut renversé par un revers de bras d’un Dendarii. Il se retrouva à terre près du brancard.

— Elle n’a pas de bouclier, gémit le médic en donnant une claque à la cryochambre. Une seule décharge dessus et…

Des arcs de feu zébraient l’air autour d’eux.

— Dans le tube alors, lui hurla Mark.

Le médic hocha la tête et tourna le brancard vers le tube le plus proche d’où ne jaillissaient pas des Bharaputrans. Le tube était débranché ou alors les champs de gravité antagonistes du tube et du brancard s’annulaient. Le médic se mit à chevaucher le cylindre et commença à sombrer, hors de vue. Un autre soldat le suivit, dégringolant le long de l’échelle de secours à l’intérieur du tube. Trois décharges d’arc à plasma frappèrent successivement Mark tandis qu’il tentait de se redresser. À chaque fois, il s’écroula à nouveau. Son écran se mit à rugir et à lancer des étincelles bleues. Il roula sur lui-même jusqu’au tube. Imitant le soldat, il descendit le long de l’échelle.

Mais pas pour longtemps. Un casque bharaputran surgit au-dessus d’eux, ouvrant le feu. Des éclairs ruisselèrent dans le tube. Le soldat aida le médic à pousser le brancard dans une galerie adjacente à l’abri de cette foudre qui leur tombait dessus. Ils disparurent. Mark tâtonna à leur poursuite, avec l’impression d’être transformé en torche vivante, enveloppé dans une incandescence bleue. Combien de tirs avait-il reçus ? Il avait perdu le compte. Combien d’autres son écran pouvait-il absorber avant de lâcher ?

Le Dendarii se mit en position de tir sous lui mais aucun Bharaputran ne les suivit. Ils se trouvaient dans une poche de silence et d’ombre, à l’écart des hurlements et des détonations qui cascadaient faiblement dans le tube. Cette galerie était beaucoup plus petite. Elle se séparait en deux boyaux un peu plus loin. De petites lumières jaunes de secours sur le sol donnaient une impression trompeuse de sécurité.

— Merde, fit le médic en levant les yeux. J’ai l’impression qu’on s’est coupés des autres.

— Pas nécessairement, dit Mark.

Ni le médic ni le soldat n’appartenait à l’escadron vert mais le casque de Mark possédait la bonne programmation. Il appela l’holocarte, trouva leur localisation présente et demanda à l’ordinateur du casque de leur trouver une route.

— Vous pouvez y arriver par ce niveau aussi. Ça fait un petit détour mais, du coup, il y a peu de chance que vous tombiez sur des Bharaputrans.

— Laissez-moi voir, demanda le médic.

Mi-rechignant, mi-soulagé, Mark lui tendit son casque. Le médic l’enfila et étudia la ligne rouge serpentant à travers le schéma en 3-D du complexe médical. Mark risqua un regard dans le tube. Personne. Et les échos du combat s’atténuaient comme s’il s’éloignait. Il se retourna pour trouver le regard du soldat planté sur lui. Non. Je ne suis pas ton maudit amiral. Dommage, hein ? À l’évidence, le bonhomme regrettait que les Bharaputrans n’aient descendu le mauvais nain. Mark n’avait pas besoin de l’entendre le dire pour recevoir le message. Ses épaules s’affaissèrent.

— Ouais, décida le médic.

— Si vous vous dépêchez, vous risquez même d’arriver avant le capitaine Quinn, fit Mark.

Il tenait toujours le casque du médic. Au-dessus, on n’entendait plus rien. Devait-il se lancer à la poursuite de Quinn ou bien rester pour tenter de guider ces deux hommes et le brancard ? Il se demandait s’il avait plus peur de Quinn ou des Bharaputrans qui la pourchassaient. Il serait probablement plus en sécurité avec la cryochambre.

Il respira un bon coup.

— Gardez… mon casque. Je prendrai le vôtre. (Le médic et le soldat le toisèrent méchamment, avec répugnance.) Je vais essayer de retrouver Quinn et les clones.

Ses clones. Quinn aurait-elle la moindre considération pour eux ?

— C’est ça, allez-y, fit le médic.

Avec l’aide du soldat, il dirigea le brancard vers les portes qu’ils franchirent sans lui accorder un autre regard. À leurs yeux, il était plus encombrant qu’utile. Ils étaient soulagés d’être débarrassés de lui.

Il regrimpa le long du tube de montée. Arrivé au niveau supérieur, il lança un coup d’œil prudent au ras du sol. Il y avait pas mal de dégâts. Un dispositif anti-incendie s’était déclenché, ajoutant de la vapeur à la fumée irritante. Un corps en uniforme marron gisait à terre, immobile. Le sol était humide et glissant. Il s’extirpa du tube et s’engagea, mal à l’aise dans le corridor que les Dendariis devaient avoir emprunté. Il espérait qu’ils continuaient toujours sur la route prévue. De nouvelles traces de tirs d’arc à plasma lui assurèrent que c’était le cas.

Franchissant un coin, il s’immobilisa et bondit en arrière, hors de vue. Les Bharaputrans ne l’avaient pas aperçu : ils lui tournaient le dos. Il battit en retraite dans le boyau tout en farfouillant maladroitement parmi les canaux de com. Ce casque lui était encore moins familier que l’autre. Il parvint enfin à joindre Quinn.

— Capitaine Quinn ? Euh… c’est Mark.

— Où êtes-vous, bon Dieu ? Et où est Norwood ?

— Il a mon casque. Il ramène la cryochambre par un autre chemin. Je suis derrière vous mais je ne peux pas vous rejoindre. Il y a au moins quatre Bharaputrans en armure spatiale complète entre nous. Ils vont vous tomber dessus. Faites attention.

— Merde, on ne pourra pas leur résister. Voilà qui règle tout. (Une pause.) Non ! Je sais ce que je vais faire. Mark, tirez-vous d’ici, rejoignez Norwood. Vite !

— Qu’allez-vous faire ?

— Leur démolir le toit sur le crâne. Leurs armures ne leur serviront pas à grand-chose à ces salopards !

Tirez-vous !

Il se mit à courir, comprenant ce qu’elle envisageait. Au premier tube de descente qu’il rencontra, il se mit à grimper frénétiquement à l’échelle, se souciant peu de savoir où cela le conduisait. Il n’avait aucune envie d’être sous terre quand elle allait déclencher…

Ce fut comme un tremblement de terre. Il s’accrocha de toutes ses forces à son barreau tandis que la paroi craquait et tremblait. La vibration lui fit tinter les os avant de se transformer en écho sourd. Il reprit son ascension. Au-dessus de lui, la lumière du jour aspergeait le tube d’une teinte argentée.

Il sortit au rez-de-chaussée d’un bâtiment, dans ce qui ressemblait à un bureau chic. Les fenêtres cassées étaient étoilées. D’un coup de coude, il acheva d’en démolir une et se glissa dehors par l’ouverture. Il releva sa visière à infrarouge. À sa droite, la moitié d’un immeuble s’était effondrée, creusant un énorme cratère. De la poussière s’élevait encore du tas de décombres en nuages suffocants. Les Bharaputrans dans leurs armures étaient peut-être encore vivants là-dessous mais il faudrait des heures à une équipe d’excavation pour les sortir de là. Il sourit malgré sa terreur.

Le casque du médic ne possédait pas les fonctions du casque de commandement mais il parvint à retrouver Quinn.

— C’est ça, Norwood, continuez à avancer, disait-elle. Et magnez-vous ! Framingham ! Vous avez entendu ? Verrouillez-vous sur Norwood. Commencez à faire rentrer vos hommes. Décollez dès que Norwood et Tonkin seront à bord. Kimura ! Vous êtes en l’air ? (Une pause. Mark ne pouvait entendre la réponse de Kimura mais il en comprit le sens à la réaction de Quinn :) Bon, on vient juste de vous fabriquer une nouvelle zone d’atterrissage. Ce n’est pas génial mais ça devrait aller. Suivez mon signal et descendez droit dans le cratère. Ça devrait passer. Si j’en crois mon laser. Vérifiez vous aussi, Kimura. Parfait. Vous pouvez venir. Maintenant !

Il se dirigea à son tour vers le cratère, frôlant les vestiges du bâtiment, jusqu’à ce qu’il se rende compte que les murs pouvaient lui tomber dessus d’un instant à l’autre. Il avait le choix : rester à couvert et se faire écrabouiller ou bien avancer à découvert et se faire descendre. Quelle était cette citation du manuel de l’académie que Vorkosigan avait tant de plaisir à citer : Aucun plan de bataille ne survit au premier contact avec l’ennemi. La tactique et les initiatives de Quinn variaient à une allure ahurissante. Elle exploitait chaque nouvelle situation à fond. Le rugissement d’une navette lui secoua les tympans. Il sprinta hors de son recoin dès qu’il s’affaiblit. Derrière lui, un morceau de gravats assez gros pour l’écraser se fracassa au sol à l’endroit précis qu’il venait de quitter. Il continua à courir. Les Bharaputrans allaient pouvoir s’exercer sur une cible en mouvement…

Quinn et son groupe se ruèrent à découvert dès que la navette, au train d’atterrissage sorti telles des pattes d’insecte, tâtait délicatement les parois du cratère. Quelques Bharaputrans encore en position sur un toit voisin se mirent à les arroser. Mais ils ne possédaient que des arcs à plasma et essayaient toujours d’éviter les clones. L’une d’entre elles, tout habillée de rose, hurla quand l’écran d’un Dendarii la frôla. La brûlure serait légère, douloureuse mais pas mortelle. Elle paniquait mais un soldat la souleva de terre et la porta jusqu’à la rampe qui sortait d’un sas de la navette.

Les Bharaputrans changèrent de tactique : ils concentrèrent leur feu sur Quinn. Décharge après décharge, ils arrosaient son écran. Enveloppée d’une hallucinante flamme bleue, Quinn titubait sous les impacts.

Le casque de commandement attire le feu. Il ne trouva pas d’autre solution que de se jeter devant elle. L’air autour de lui s’enflamma tandis que son champ d’énergie recrachait toute cette énergie. Mais ce bref répit permit à Quinn de retrouver son équilibre. Elle l’attrapa par la main et, ensemble, ils se mirent à courir le long de la rampe qui se redressait déjà. Ils tombèrent à travers le sas qui se scella derrière eux. Le silence sonnait comme une chanson.

Mark roula sur lui-même, essayant de trouver de l’air à respirer. Ses poumons étaient en feu. Quinn se redressa, le visage rouge dans sa cagoule grise. Un gros coup de soleil. Hystérique, elle cria trois fois puis verrouilla ses mâchoires. Craintifs, ses doigts touchèrent ses joues et Mark se souvint que cette femme avait eu autrefois le visage entièrement calciné par des arcs à plasma. Autrefois mais pas cette fois-ci.

Elle bondit sur ses pieds tout en fouillant les canaux de son casque qui avait failli lui être fatal. Les accélérations de la navette la déséquilibraient. Mark s’assit et regarda autour de lui, désorienté. Le sergent Taura, Thorne, les clones, tous ceux-là il les reconnaissait. Mais les autres étaient des Dendariis inconnus. Sans doute les membres de l’escadron jaune du lieutenant Kimura. Certains portaient le treillis gris habituel, d’autres l’armure spatiale. Ces derniers n’avaient pas eu beaucoup de chance. Quatre d’entre eux gisaient sur des brancards et un cinquième sur le sol. Mais un médic s’occupait d’eux sans affolement. Le pire était visiblement passé. Ses patients allaient bientôt recevoir un traitement dans de meilleures conditions. La cryochambre de l’escadron jaune était maintenant occupée par la malheureuse Phillipi. Mais le diagnostic pour elle était si défavorable que Mark se demanda s’ils continueraient à la congeler à bord du Peregrine. En dehors d’elle, il n’y avait pas de cadavre ou de grand blessé… pas de sac fermé. L’équipe de Kimura semblait avoir accompli sa mission – quelle qu’elle ait pu être – sans trop de pertes.

La navette vira. Apparemment, ils ne se plaçaient pas en orbite. Mark gémit et se mit en quête de Quinn pour apprendre ce qui se passait.

Il se pétrifia en apercevant le prisonnier. Il était assis, les mains liées dans le dos, attaché à son siège et gardé par deux Dendariis, un type énorme et une femme maigre qui faisait irrésistiblement penser à un serpent : sinueuse, musclée, les yeux vitreux qui ne clignaient jamais. Le prisonnier, un quadragénaire assez fringant, portait une tunique marron déchirée et un pantalon. Des mèches de cheveux sombres s’échappaient d’un anneau d’or derrière son crâne et lui retombaient sur le visage. Il ne se débattait pas, attendant avec une patience glacée qui n’avait rien à envier à celle de la femme-serpent.

Bharaputra. Le seul et unique Bharaputra, le baron Bharaputra, Vasa Luigi en personne. Il n’avait pas changé d’un iota en huit ans, depuis la dernière fois que Mark l’avait rencontré.

Vasa Luigi leva les yeux. Ses pupilles se dilatèrent une fraction de seconde quand il vit Mark.

— Ah… amiral, murmura-t-il.

— Oui : Ah, répondit Mark imitant machinalement la phraséologie de Naismith.

Il tituba quand la navette vira une nouvelle fois, dissimulant ainsi la faiblesse de ses genoux, sa terreur et son épuisement. Il n’avait pas non plus dormi la nuit précédant le raid. Bharaputra, ici ?

Le baron haussa un sourcil.

— C’est qui, là, sur votre poitrine ?

Mark baissa les yeux sur sa tunique. Le sang n’avait pas encore séché. Il coulait doucement, poisseux et froid. Il eut envie de répondre mon frère, pour le simple plaisir de le choquer. Mais il y avait peu de chances que le Baron soit aussi impressionnable. Il ne répondit pas et s’esquiva, préférant éviter toute conversation trop poussée. Le baron Bharaputra. Quinn et ses amis avaient-ils l’intention de dresser ce tigre ? Mais comment ? En tout cas, il comprenait maintenant pourquoi la navette tournoyait au-dessus de la zone de combat sans crainte du feu ennemi.

Il trouva Quinn et Thorne dans le poste de commandement ainsi que Kimura, le chef de l’escadron jaune. Quinn s’était mise aux commandes du centre de communication de la navette, la cagoule repoussée sur la nuque, les cheveux trempés de sueur.

— Framingham ! Au rapport ! criait-elle dans le micro. Vous devez décoller, les renforts aériens bharaputrans vont vous tomber dessus.

En face de Quinn, Thorne manipulait un holovid tactique. Deux points aux couleurs des Dendariis, deux chasseurs, plongèrent mais furent incapables de briser le réseau de navettes ennemies passant au-dessus d’une ville fantôme, projection virtuelle de la ville qui se dressait sous eux. Mark jeta un coup d’œil par la fenêtre au-dessus de l’épaule du pilote mais ne put repérer les originaux dans la brume dorée du matin.

— On a encore un gars à récupérer, m’dame, répliqua Framingham. Encore une minute et ce sera bon.

— Vous avez tous les autres ? Est-ce que vous avez Norwood ? Je n’arrive pas à joindre son casque.

Un court silence régna. Les poings de Quinn se serrèrent puis se rouvrirent : les ongles en étaient rongés jusqu’au sang.

La voix de Framingham enfin.

— Nous l’avons maintenant, m’dame. On a tout l’monde, les vivants et les morts, sauf Phillipi. Je ne veux pas laisser un seul des nôtres à ces enfoirés si je…

— Nous avons Phillipi.

Dieu soit loué ! Alors, on n’a perdu personne. Nous mettons les voiles en vitesse, capitaine Quinn.

— Précieuse cargaison, Framingham, fit Quinn. Rendez-vous sous le parapluie de feu du Peregrine. Les chasseurs protégeront vos flancs.

Sur l’écran tactique, les points dendariis abandonnèrent la flotte ennemie.

— Et les vôtres, de flancs ?

— Nous serons juste derrière vous. L’escadron jaune nous a ramené un billet de retour en première classe. On se retrouve à la Station Fell.

— Et après on largue ce maudit coin ?

— Non. L’Ariel a subi quelques dégâts. On reste à quai. Tout est arrangé.

— Compris. À tout à l’heure.

La formation dendarii se rassembla enfin et commença à grimper vers l’orbite. Mark se laissa tomber sur une chaise et observa l’écran. Les chasseurs couraient de plus gros risques que les deux navettes de combat. L’un d’eux avait visiblement du mal à garder l’allure. Toute la formation ralentit. Leurs poursuivants bharaputrans hésitèrent – comme à regret – quand ils quittèrent l’atmosphère et atteignirent l’orbite puis firent demi-tour.

Quinn planta ses coudes dans la console et cacha son visage rouge et blanc entre ses mains. Elle se massa les paupières. Thorne restait silencieux et pâle. Quinn, Thorne, lui-même… ils portaient tous les segments brisés de cet arc de sang. Comme un ruban rouge qui les liait les uns aux autres.

Ils arrivèrent enfin à la Station Fell. C’était une immense structure, la plus grande des stations de transfert orbital de l’Ensemble de Jackson. Ici, se trouvaient le quartier général de la maison Fell et la cité qui portait son nom. Le baron Fell aimait tenir le haut du pavé. Dans le délicat réseau des grandes maisons, la maison Fell était probablement celle qui détenait la puissance la plus meurtrière, en termes de destruction. Mais les pires destructions étaient rarement profitables et, ici, chaque opération se monnayait. Quelle monnaie d’échange les Dendariis utilisaient-ils pour s’attacher l’aide de Fell ou au moins sa neutralité ? La personne du baron Bharaputra ? Et les clones ? Entraient-ils aussi dans ce troc ? Ils n’avaient sûrement pas grande valeur… Et dire qu’il avait haï les Jacksoniens parce qu’ils vendaient de la chair humaine.

La Station Fell émergeait à peine de l’éclipse de la planète. L’effet était saisissant : l’arc solaire dévoilant lentement ses immenses proportions. Ils décélérèrent vers un bras d’accostage, se laissant guider par les contrôleurs du trafic spatial de la station et par des remorqueurs lourdement armés brusquement surgis de nulle part. Soudain, le Peregrine apparut. Lui aussi accostait. Les quatre navettes gravitèrent autour de leur vaisseau mère avant de s’amarrer à leurs emplacements prévus. Le gros navire se glissa délicatement le long de son quai.

Clank. Les attaches venaient de se fixer, les tubes flexibles suintèrent. Ils étaient arrivés. Immédiatement, les blessés furent conduits à l’infirmerie du Peregrine puis, plus lentement, cédant enfin à la fatigue, les Dendariis se livrèrent à leurs tâches habituelles après un combat : enlever et nettoyer leur équipement. Quinn les dépassa à toute allure, Thorne sur ses talons. Comme entraîné par le ruban rouge, Mark les suivit.

Le but de la course folle de Quinn était le sas de l’autre navette de combat, celle de Framingham. Ils y arrivèrent au moment où les tubes flexibles étaient scellés. Ils durent s’écarter pour laisser passer les blessés dont on s’occupait en priorité. Mark se sentit mal à l’aise en reconnaissant le soldat Tonkin qui avait accompagné Norwood le médic. À présent il avait changé de rôle : il n’était plus le garde mais le patient. Son visage était sombre et calme, inconscient, tandis que des mains pressées le hissaient sur un brancard flottant.

Quinn, impatiente, dansait sur place. D’autres Dendariis commencèrent à sortir accompagnant des clones. Quinn fronça les sourcils et se lança dans le sas, les écartant rudement à coups d’épaule.

Thorne et Mark la suivirent. C’était le chaos. Il y avait des jeunes clones partout, certains pleuraient, d’autres étaient malades et vomissaient… Dans l’apesanteur de la navette, les Dendariis essayaient de les faire sortir. Un soldat écœuré pourchassait des globes flottants, le dernier repas d’un des gosses, avant que quelqu’un n’ait la mauvaise idée de les gober. Ça criait, ça hurlait, ça balbutiait et les rugissements de Framingham ne ramenaient pas le calme. Loin de là.

D’un coup de talon énergique, Quinn se propulsa vers lui et l’agrippa par la cheville.

— Framingham ! Framingham ! Où est cette foutue cryochambre que Norwood escortait ?

Il baissa les yeux, étonné.

— Mais vous avez dit que vous l’aviez, capitaine.

Quoi ?

— Vous avez dit que vous aviez Phillipi. (Il eut un rictus féroce.) Bon Dieu, si jamais on l’a laissée en bas, je…

— Nous avons Phillipi, oui, mais elle n’était plus dans la cryo-chambre. Norwood était censé vous la ramener. Norwood et Tonkin.

— Ils ne l’avaient pas quand ma patrouille de secours les a trouvés… ou plutôt ce qui restait d’eux. Norwood était mort. Il avait pris une de ces putains de grenade antipersonnel dans l’œil. Ça lui a éclaté la tête. Mais je ne leur ai pas laissé son corps. Il est emballé là quelque part.

Les casques de commandement attirent le feu, je le savais… Pas étonnant que Quinn ne soit pas parvenue à le joindre.

— La cryo-chambre, Framingham !

Jamais Mark n’avait entendu la voix de Quinn monter aussi haut dans l’aigu.

— On n’a pas vu de cryo-chambre, Quinn ! Norwood et Tonkin ne l’avaient pas avec eux quand on les a trouvés ! Qu’est-ce qu’elle a de si important cette putain de boîte de conserve gelée si Phillipi n’était pas dedans ?

Quinn lui lâcha la cheville et se mit à flotter au hasard. Ses bras et ses jambes se rétractaient, on aurait dit une boule. Ses yeux immenses étaient hagards. Elle serra les dents pour retenir un flot de jurons inutiles. Ses muscles maxillaires blêmirent. Thorne ressemblait à une poupée de cire.

— Thorne, fit Quinn quand elle fut à nouveau capable d’articuler. Appelle Elena. Je veux que les deux navires soient placés en black-out absolu. Pas de permission, pas de sortie, pas de communication avec la Station Fell ou qui que ce soit sans que j’en donne l’autorisation. Dis-lui d’amener le lieutenant Hart. Je dois les rencontrer immédiatement et pas sur un canal de com. Exécution.

Thorne opina, effectua une rotation en l’air et se dirigea vers le poste de commande.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le sergent Framingham.

Quinn respira avant de répondre.

— Framingham, nous avons laissé l’amiral en bas.

— Vous déraillez ou quoi ? Il est là devant… (L’index de Framingham descendit vers Mark avant de se nouer aux autres doigts. Son poing se ferma.) Oh… (Un silence.) C’est le clone.

Derrière lui, Mark sentait les yeux de Quinn qui brûlaient, qui lui trouaient la nuque comme deux rayons laser.

— Peut-être pas, marmonna Quinn. Pas pour la maison Bharaputra, en tout cas.

— Ah ?

Framingham plissa les paupières, spéculant sur les chances de réussite de ce plan. Il semblait sceptique. Non ! hurlait Mark. En silence. Dans un absolu silence.

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