Vingt heures plus tard, les deux navires dendariis se séparèrent de la Station Fell et se dirigèrent vers le point de saut numéro Cinq. Ils n’étaient pas seuls. Une escorte d’une demi-douzaine de vaisseaux de la sécurité de la maison Fell les accompagnait. Les navires de Fell étaient des bâtiments de guerre locale ; ils n’étaient pas équipés de tringle de Necklin, n’avaient pas la capacité d’effectuer des sauts. La puissance ainsi économisée était affectée à un formidable armement. Des vaisseaux-muscles.
Le convoi était filé à distance discrète par un croiseur bharaputran qui tenait plus du yacht que du navire de guerre. Il était là pour accueillir le transfert final du baron Bharaputra, qui aurait lieu comme prévu aux abords du point de saut. Malheureusement, la cryo-chambre de Miles ne se trouvait pas à son bord.
Quinn avait failli faire une dépression nerveuse, avant d’accepter l’inévitable. Bothari-Jesek l’avait collée au mur lors de leur dernière conférence privée dans la salle de conférence.
— Je n’abandonnerai pas Miles ! Grondait Quinn. Je jetterai dans le vide ce salaud de Bharaputra avant !
— Ecoute, chuchota Bothari-Jesek, les revers de la veste de Quinn tordus dans ses poings tandis que Mark se faisait tout petit – encore plus petit – dans sa chaise. Ça ne me plaît pas plus qu’à toi mais la situation nous échappe complètement. Miles n’est sûrement plus aux mains des Bharaputrans. Dieu sait où il se trouve. Nous avons besoin de renforts. Pas des navires de guerre mais des analystes entraînés. Une montagne d’analystes. Nous avons besoin d’Illyan, de la SecImp, et nous avons besoin d’eux aussi vite que possible. Il faut foutre le camp en quatrième vitesse. Plus tôt nous sortirons d’ici, plus tôt nous reviendrons.
— Je reviendrai, jura Quinn.
— Tu verras ça avec Simon Illyan. Mais, crois-moi, il tiendra autant que nous à récupérer cette cryo-chambre.
— Illyan n’est qu’un Barrayaran. (Elle chercha le mot exact.) Un bureaucrate. Il ne réagira pas comme nous, il n’a pas de cœur.
— Ne parie pas ta tête là-dessus, murmura Bothari-Jesek.
Finalement, Bothari-Jesek, le sens du devoir de Quinn à l’égard des autres Dendariis et la logique de la situation avaient prévalu. Et voilà comment Mark se retrouvait – pour ce qu’il espérait être sa dernière apparition publique en tant qu’amiral Naismith – revêtu de l’uniforme gris, afin d’assister au transfert de leur otage sur une navette de la maison Fell. Ce qui arriverait par la suite à Vasa Luigi dépendait uniquement de Fell. Mark espérait de tout son cœur que ce serait déplaisant.
Bothari-Jesek l’escorta personnellement de sa cabine-prison au sas auquel la navette Fell viendrait s’arrimer. Elle paraissait lasse et aussi froide qu’à l’ordinaire. À la différence de Quinn, elle ne critiqua guère la façon dont il avait boutonné son uniforme, se contentant de redresser son insigne sur son col. La veste était ample et assez longue pour dissimuler la morsure de la ceinture de son pantalon. Son ventre commençait à bourgeonner par-dessus. Il tira la veste vers le bas et suivit le capitaine du Peregrine à travers son navire.
— Pourquoi faut-il qu’on m’oblige à faire ceci ? demanda-t-il d’une voix plaintive.
— C’est notre dernière chance de prouver – de façon certaine – à Vasa Luigi que vous êtes Miles Naismith et que… ce qui se trouve dans la cryo-chambre n’est qu’un clone. Juste au cas où la cryo-chambre n’aurait pas quitté la planète et juste au cas où, par je ne sais quel hasard, Bharaputra la trouve avant nous.
Ils arrivèrent au sas en même temps qu’un couple de techs dendariis lourdement armés qui prirent position près du poste de contrôle d’arrimage. Le baron Bharaputra apparut peu après escorté par une Quinn circonspecte et deux gardes nerveux. Ceux-ci, décida Mark, n’étaient là que pour le décor. La réelle puissance, la réelle menace, les pièces les plus importantes de ce jeu d’échecs étaient le point de saut et les navires Fell. Il se les imagina flottant dans l’espace autour des vaisseaux dendariis. Echec. Bharaputra était-il un roi ? Mark avait l’impression d’être un pion qu’on essayait de faire passer pour un cavalier. Vasa Luigi ignorait les gardes, gardait un œil sur Quinn, la reine blanche, mais surveillait surtout la porte du sas.
Quinn salua Mark.
— Amiral.
Il lui rendit son salut.
— Capitaine.
Il adopta la posture de repos réglementaire comme s’il supervisait cette opération. Etait-il censé faire la conversation avec le baron ? Il préféra attendre que Vasa Luigi prenne la parole le premier. Mais celui-ci se contentait d’attendre, avec une patience agaçante.
Malgré leur infériorité en armement, les Dendariis étaient tout proches de leur salut. Dès le transfert terminé, le Peregrine et l’Ariel pourraient effectuer le saut, mettant ainsi les clones hors d’atteinte de la maison Bharaputra. Cela, au moins, Mark l’avait accompli, malgré toutes les erreurs commises et les pertes irréparables. Maigre victoire.
Enfin retentit le claquement des crochets de la navette se nouant au navire et le sifflement des tubes-Flex. Les Dendariis surveillèrent la dilatation du sas et attendirent. Sur le seuil, un homme arborant l’uniforme vert d’un capitaine de la maison Fell et flanqué de deux gardes tout aussi inutiles que les Dendariis, salua sèchement et déclina son identité et le nom de son vaisseau d’origine.
Il s’adressait à Mark en tant qu’officier du plus haut rang présent.
— Avec les compliments du baron Fell, monsieur, qui vous renvoie quelque chose que vous avez accidentellement oublié derrière vous.
Quinn blêmit d’espoir. Mark aurait juré que le cœur de la jeune femme avait cessé de battre. Le capitaine s’écarta. Mais ce ne fut pas la cryo-chambre tant désirée qui franchit le sas. Trois hommes et deux femmes apparurent. Un des hommes boitait et était soutenu par les deux autres. Ils avaient l’air furieux, gênés et abattus.
Les espions de Quinn. Le groupe de volontaires dendariis qu’elle avait envoyés enquêter sur Fell. Quinn rougit de dépit mais elle haussa le menton et dit d’une voix claire :
— Remerciez le baron Fell de cette délicate attention.
Le capitaine enregistra le message avec un hochement de tête et un sourire aigre.
— À tout de suite en salle de réunion, souffla Quinn à la petite bande.
Ils disparurent. Bothari-Jesek les accompagna.
Le capitaine reprit la parole.
— Nous sommes prêts à accueillir notre passager.
Pointilleux, il veillait à ne pas poser un pied à bord du Peregrine, restant de l’autre côté du sas. Tout aussi pointilleux, les gardes dendariis et Quinn se tenaient à l’écart du baron Bharaputra qui commença à avancer avec son arrogance habituelle.
— Monseigneur ! Attendez-moi !
Le cri avait retenti derrière eux. Mark, en se retournant, vit que le baron était aussi surpris que lui.
L’Eurasienne, les cheveux flottants, se ruait vers eux. Elle tenait par la main la petite clone à la chevelure platine. Elle se glissa comme une anguille entre les deux Dendariis qui eurent la présence d’esprit de ne pas dégainer leurs armes dans un moment aussi délicat mais ne furent pas assez prompts pour l’attraper. La petite blonde n’était pas aussi vive, ni athlétique. En déséquilibre, elle haletait, les yeux écarquillés de peur, un bras soutenant ses seins incroyables.
Mark la vit alors allongée sur une table d’opération. On l’avait délicatement scalpée. Il entendit le sifflement d’une scie chirurgicale qui attaquait les os, qui tranchait lentement le tissu cervical… il vit enfin le cerveau qu’on enlevait, l’esprit, la mémoire, la personne, telle une offrande faite à quelque sombre divinité par les mains gantées d’un monstre masqué…
Il la plaqua aux genoux. La main fine et délicate échappa à la poigne de la fille aux cheveux noirs et elle s’effondra. Elle se mit à hurler puis à pleurer et à le frapper, roulant sur elle-même. Terrifié à l’idée qu’elle risquait de lui échapper, il la chevaucha et la cloua au sol de tout son poids. Elle se tortilla« sous lui, sans grande efficacité, sans même songer à essayer de lui flanquer un coup de genou dans le bas-ventre.
— Arrête. Au nom du Ciel, arrête, je ne te veux aucun mal, marmonna-t-il près de son oreille dans une mèche de cheveux à l’odeur délicieuse.
Pendant ce temps, l’autre fille était parvenue à plonger à travers le sas. Troublé par son arrivée, le capitaine de la maison Fell réagit néanmoins très vite : il dégaina son brise-nerfs, empêchant les Dendariis de se lancer à sa poursuite.
— On ne bouge plus. Baron Bharaputra, que signifie ceci ?
— Monseigneur ! s’écria l’Eurasienne. Prenez-moi avec vous, s’il vous plaît ! Je veux être unie à ma dame. Il le faut !
— Reste de ce côté, lui conseilla calmement le baron. Ils ne peuvent pas te toucher là-bas.
— Vous croyez ça… commença Quinn en esquissant un pas en avant.
Le baron leva une main, les doigts à moitié pliés.
Ce n’était ni un poing ni une obscénité mais ce n’en était pas moins insultant.
— Capitaine Quinn, vous ne tenez sûrement pas à créer un incident maintenant qui retarderait votre départ, n’est-ce pas ? Il est clair que cette fille a fait son choix toute seule.
Quinn hésita.
— Non ! hurla Mark.
Il se releva aussi vite que possible, confia la blonde au plus costaud des Dendariis.
— Gardez-la.
Il passa devant le baron Bharaputra.
— Amiral ? fit celui-ci en haussant un sourcil ironique.
— Vous habitez un cadavre, gronda Mark. Ne m’adressez pas la parole.
Il se posta devant l’entrée du sas, face à la fille aux cheveux noirs, ne franchissant pas cette porte si minuscule, si importante…
— Ma fille… (Il ne connaissait pas son nom. Il ne savait pas quoi dire.) Ne pars pas. Tu n’y es pas obligée. Ils vont te tuer.
De plus en plus certaine de sa sécurité même si elle restait prudemment derrière le capitaine de la maison Fell, l’Eurasienne lui adressa un sourire triomphant et rejeta une mèche de cheveux lisses en arrière. Ses yeux brillaient.
— J’ai sauvé mon honneur. Toute seule. Ma dame est mon honneur. Tu n’as pas d’honneur. Porc ! Ma vie est une offrande… plus importante que tout ce que tu peux imaginer. Je suis une fleur sur son autel.
— Tu es complètement cinglée, fleur en pot, fut le commentaire de Quinn.
La fille leva le menton, ses lèvres s’amincirent.
— Baron, venez, ordonna-t-elle froidement.
Dans un geste théâtral, elle lui tendit la main.
Le baron Bharaputra haussa les épaules comme pour dire que voulez-vous ? et se dirigea vers le sas. Aucun Dendarii ne leva une arme. Quinn ne leur en avait pas donné l’ordre. Mark n’avait pas d’arme. Affolé, il se tourna vers elle.
— Quinn…
Elle haletait.
— Si on ne saute pas maintenant, on risque de tout perdre. Ne bouge pas.
Vasa Luigi s’arrêta sur le seuil, un pied dans le tube-flex, un pied sur le Peregrine et se tourna pour faire face à Mark.
— Au cas où vous vous le demanderiez, amiral… elle est la clone de mon épouse, susurra-t-il.
Il leva la main droite, se lécha l’index qu’il posa sur le front de Mark. C’était froid.
— Commençons les comptes, reprit-il. Une pour moi. Quarante-neuf pour vous. Si vous osez revenir ici un jour, je vous promets de rétablir ce score d’une telle façon que vous supplierez qu’on vous accorde la mort. (Il franchit le sas.) Bonjour, capitaine, merci pour votre patience…
Le diaphragme du sas se referma, étouffant le reste de ses salutations.
Le silence fut brisé par le désarrimage de la navette et les sanglots inutiles et désespérés de la clone blonde. Sur le front de Mark, un glaçon se coagulait. Il se le frotta d’un revers de manche.
Des pas assez lourds pour faire vibrer le corridor retentirent. Le sergent Taura apparut. Quand elle aperçut la petite clone, elle cria par-dessus son épaule :
— En voilà une autre ! Il n’en reste plus que deux.
Un nouveau soldat la rejoignit, le souffle court.
— Que s’est-il passé, Taura ? soupira Quinn.
— Cette fille, la meneuse. Celle qui est vraiment maligne, commença Taura sans jamais cesser de fouiller du regard les corridors alentour. Elle a raconté aux autres filles une histoire à la con comme quoi nous étions des marchands d’esclaves. Elle en a persuadé dix de tenter une sortie. Le garde en a neutralisé quatre, les sept autres se sont éparpillées dans le navire. On en a retrouvé quatre. Elles ne savaient pas quoi faire d’autre que se cacher. Mais je pense que la brune avait un plan cohérent : elle voulait atteindre les capsules personnelles juste avant qu’on fasse le saut. J’ai posté un garde devant chacune d’entre elles.
Quinn poussa un juron très cru.
— Bien pensé, sergent. Elle a dû renoncer en voyant vos gardes car elle est venue ici. Malheureusement, elle a débarqué en plein milieu du transfert de Bharaputra. Elle est partie avec lui. Nous avons pu arrêter l’autre avant qu’elle passe de l’autre côté. (Quinn hocha la tête vers la blonde qui pleurnichait encore.) Vous n’en avez plus qu’une à trouver.
Les yeux du sergent s’arrêtèrent sur le sas. Taura semblait abasourdie.
— Comment… comment avez-vous pu laisser faire ça, m’dame ?
Le visage de Quinn était totalement inexpressif.
— J’ai préféré ne pas déclencher la bagarre pour elle.
Les grosses mains griffues du sergent se crispèrent de stupéfaction mais aucune critique envers sa supérieure ne franchit ses énormes lèvres.
— On ferait bien de trouver la dernière, alors…
— Exactement, sergent. Vous quatre… (Quinn fit un geste vers les gardes inutiles désormais.)… Aidez-la. Faites-moi votre rapport en salle de conférence dès que vous aurez terminé, Taura.
Celle-ci opina, dispersa les gardes à travers les différents couloirs avant de se glisser dans le plus proche tube de descente. Ses narines frémissaient : on aurait dit qu’elle flairait la piste de sa proie.
Quinn tourna les talons, marmonnant.
— Je dois aller en salle de conférence. Voir ce qui s’est passé…
— Je… je vais la ramener dans ses quartiers, Quinn, proposa Mark en désignant la blonde.
Quinn le considéra d’un air incertain.
— S’il vous plaît, insista-t-il. Je voudrais le faire.
Elle contempla le sas par où avait disparu l’Eurasienne puis Mark à nouveau. Elle eut une étrange grimace.
— Vous savez… (Ce fut au tour de Mark de grimacer : elle le vouvoyait.) J’ai revisionné les enregistrements une ou deux fois depuis que nous avons quitté la Station Fell. Je… je n’ai pas eu l’occasion de vous le dire. Quand vous vous êtes placé devant moi au moment de monter à bord de la navette de Kimura, vous saviez à quel point votre écran était affaibli ?
— Non. Je veux dire, je savais que j’avais déjà reçu plusieurs décharges dans le tunnel.
— Si votre écran avait reçu une seule décharge supplémentaire, il se serait éteint. Deux et vous étiez cuit.
— Oh…
Elle le considéra en fronçant les sourcils, essayant visiblement de décider s’il avait été courageux ou simplement stupide.
— Je me suis dit que c’était intéressant. Que vous auriez voulu le savoir. (Elle hésita encore.) Quant à mon écran, il était mort. Donc si vous tenez vraiment à comparer votre score avec celui de Bharaputra, vous avez marqué cinquante points et pas quarante-neuf.
Que répondre à ça ? Finalement, Quinn soupira.
— D’accord. Vous pouvez la ramener. Si ça vous amuse.
L’air anxieux, elle s’en fut vers la salle de conférence.
Il se retourna pour prendre la blonde par le bras… très doucement. Elle sursauta. Ses immenses yeux bleus emplis de larmes clignèrent. Même s’il savait parfaitement – mieux que quiconque – dans quelle intention ses traits et sa silhouette avaient été sculptés, l’effet n’en restait pas moins saisissant : beauté et innocence, sensualité et peur mêlées qui exerçaient sur lui une attraction affolante. On lui donnait vingt ans, un âge qui correspondait parfaitement au sien. Elle était dans la plénitude de sa forme physique et ne le dépassait en taille que de quelques centimètres. Un scénariste généticien aurait pu la fabriquer pour jouer le rôle de l’héroïne dans son drame sauf qu’il n’y avait pas de drame, simplement un immense gâchis où il devait se contenter du statut de sous-héros minable. Pas de récompense pour lui, rien que des punitions.
— Quel est ton nom ? demanda-t-il avec une fausse gaieté.
Elle le dévisagea, méfiante.
— Maree.
Les clones n’avaient pas de nom de famille.
— C’est joli. Viens, Maree. Je vais te ramener à ton… euh, dortoir. Tu te sentiras mieux en te retrouvant parmi tes amies.
Elle n’eut pas d’autre choix que de l’accompagner.
— Le sergent Taura est très bien, tu sais. Elle veut vraiment prendre soin de vous. C’est juste que vous lui avez fait peur à vous enfuir comme ça. Elle avait peur que vous ne soyez blessées. Tu n’as pas vraiment peur du sergent, n’est-ce pas ?
Ses jolies lèvres se comprimèrent pour exprimer sa confusion.
— Je… ne sais pas.
Sa démarche avait quelque chose de délicat et d’incertain mais chacun de ses pas faisait, de façon très troublante, trembler ses seins contenus à grand-peine par sa tunique rose. On devrait lui offrir un traitement de diminution mais l’infirmerie du Peregrine ne disposait sans doute pas du matériel chirurgical adéquat. Et si son existence sur Bharaputra avait ressemblé un tant soit peu à ce qu’il avait enduré là-bas, elle devait éprouver une peur bleue de tout ce qui avait de près ou de loin rapport à une table d’opération. Après toutes les déformations corporelles qu’ils lui avaient infligées, la simple idée d’une intervention chirurgicale le terrorisait.
— Nous ne sommes pas des marchands d’esclaves, reprit-il, sincère. Nous vous emmenons… (Barrayar la brutale n’était pas un endroit très rassurant.)… à Komarr. Mais tu ne seras pas obligée de rester là-bas.
Il ne pouvait lui faire aucune promesse quant à son ultime destination. Aucune. Ici, il était un prisonnier tout comme elle.
Elle toussa et se frotta les yeux.
— Tu te sens bien ?
— Je voudrais un verre d’eau.
Après cette course et tous ces cris, sa voix était enrouée.
— Je vais t’en chercher un, offrit-il.
Sa propre cabine ne se trouvait qu’à un couloir de là. Il l’y conduisit.
La porte s’ouvrit quand il posa sa paume sur la serrure.
— Entre. Je n’ai pas encore eu l’occasion de parler avec toi. Si je l’avais fait… cette fille ne t’aurait peut-être pas trompée.
Il la guida à l’intérieur et la fit s’asseoir sur le lit. Elle tremblait légèrement. Lui aussi.
— Tu comprends qu’elle t’a trompée ? insista-t-il.
— Je… ne sais pas, amiral.
Il ricana avec amertume.
— Je ne suis pas l’amiral. Je suis un clone, comme toi. J’ai grandi sur Bharaputra à l’étage en dessous du tien.
Passant dans la salle de bains, il versa de l’eau dans un gobelet et le lui ramena. Il avait envie de se mettre à genoux pour le lui offrir.
— Il faut que tu comprennes… que tu comprennes qui tu es, ce qui t’est arrivé. Afin qu’on ne puisse plus jamais te tromper. Tu as beaucoup à apprendre, pour ta propre protection. (Avec un corps pareil, c’était évident.) Tu devras aller à l’école.
Elle avala l’eau.
— Veux pas aller à l’école, dit-elle dans le gobelet.
— Les Bharaputrans ne t’ont-ils pas fait suivre les programmes d’éducation virtuelle ? Quand j’y étais, c’était ce que je préférais. Plus que les jeux. Mais j’aimais bien les jeux aussi. Tu as joué au Zylec ?
Elle hocha la tête.
— C’était drôle, reprit-il. Mais l’histoire, les projections d’astronomie c’était encore mieux. Ça, c’étaient des programmes. Il y avait ce drôle de vieux bonhomme aux cheveux blancs dans ses habits du vingtième siècle : cette veste avec les pièces aux coudes… je me suis toujours demandé s’ils se sont basés sur une personne réelle.
— Je ne les ai jamais vus.
— Que faisais-tu toute la journée ?
— On bavardait toutes ensemble. On se coiffait. On nageait. Les surveillants nous faisaient faire de l’exercice tous les jours…
— Nous aussi.
–… jusqu’à ce qu’ils me mettent ça. (Elle toucha un de ses seins.) Après, ils voulaient juste que je nage.
C’était assez logique.
— Ta dernière sculpture corporelle est récente ?
— Il y a un mois à peu près. (Une pause.) Vous êtes vraiment certain… que ma mère n’allait pas venir me chercher ?
— Je suis navré. Tu n’as pas de mère. Moi non plus. C’est l’horreur qui serait venue te chercher. Une horreur inimaginable.
Sauf qu’il ne l’imaginait que trop bien.
Elle le dévisagea d’un air morose, ne tenant visiblement pas à abandonner si vite ses rêves d’avenir.
— Nous sommes tous beaux. Si tu es vraiment un clone, pourquoi n’es-tu pas beau, toi aussi ?
— Je suis heureux de constater que tu commences à réfléchir, fit-il prudemment. Mon corps a été sculpté de façon à être l’exacte réplique de mon progéniteur. Il était infirme.
— Mais si c’est vrai… tous ces trucs de transplantation de cerveau… pourquoi pas toi ?
— Je… on m’a fabriqué pour faire partie d’un complot. On avait besoin de moi vivant. Ce n’est que plus tard que j’ai appris la vérité, de façon certaine, à propos de Bharaputra.
Il s’assit à ses côtés sur le lit. Son odeur – avaient-ils induit génétiquement un subtil parfum dans ses cellules ? – était enivrante. Le souvenir de son corps doux se débattant sous le sien devant le sas le perturba. Il aurait pu se dissoudre dans ce corps.
— J’avais des amis… Et toi ?
Silencieuse, elle hocha la tête.
— Avant… Bien avant que je puisse faire quoi que ce soit pour eux, ils avaient disparu. Tous tués. Alors, c’est vous que j’ai sauvés à leur place.
Elle l’étudiait, dubitative. Il n’aurait su dire ce qu’elle pensait.
La cabine trembla et une vague de nausée qui ne devait rien à ses pulsions érotiques réprimées lui tordit l’estomac.
— Qu’est-ce que c’était ? hoqueta Maree, roulant de gros yeux.
Inconsciemment, elle lui avait saisi la main. Il eut l’impression qu’on la lui brûlait.
— Tout va bien. Et mieux que ça même. Tu viens d’effectuer ton premier saut dans un couloir galactique. (Il se voulait rassurant.) Nous sommes loin maintenant. Les Jacksoniens ne peuvent plus nous rattraper.
Voilà qui était rassurant. Il était persuadé que le baron Fell jouerait double jeu : qu’il les pulvériserait dans l’espace après avoir récupéré Vasa Luigi. C’était juste le délicieux petit malaise dû au saut.
— Tu es en sécurité. Nous sommes tous en sécurité maintenant.
Il pensa à l’Eurasienne. Presque tous.
Il désirait tant que Maree le croie. Les Dendariis, les Barrayarans – il ne s’attendait pas vraiment qu’ils comprennent. Mais cette fille… si seulement il pouvait briller à ses yeux. Il ne voulait pas d’autre récompense qu’un baiser. Il déglutit. Tu es sûr de ne vouloir qu’un baiser ? Quelque chose de chaud et d’inconfortable croissait sous sa ceinture trop serrée. Quelque chose qui se raidissait de façon gênante. Avec un peu de chance, elle ne le remarquerait pas. Ne comprendrait pas. Ne jugerait pas.
— Veux-tu… m’embrasser ? demanda-t-il humblement, la bouche sèche.
Il lui prit le gobelet et avala les dernières gouttes d’eau qui s’y trouvaient. Cela ne suffit pas à dénouer sa gorge serrée.
— Pourquoi ? demanda-t-elle, haussant les sourcils.
— Pour… faire semblant.
C’était un appel qu’elle comprenait. Elle cligna des yeux mais, avec une assez bonne volonté, se pencha en avant pour toucher ses lèvres avec les siennes. Sa tunique bougea…
— Oh, souffla-t-il.
Il passa la main derrière son cou pour qu’elle ne le quitte pas tout de suite.
— S’il te plaît, encore…
Il l’attira à nouveau. Elle ne résista pas et ne répondit pas non plus mais sa bouche était hallucinante. Je voudrais, je voudrais… Il ne lui ferait aucun mal. Il se contenterait de la toucher, rien que la toucher. Machinalement, elle l’enlaça. Il sentait chacun de ses doigts frais, chacun de ses ongles. Elle écarta les lèvres. Il fondit. Le sang battait ses tempes. Brûlant, il se débarrassa de sa veste.
Arrête-toi. Arrête-toi tout de suite, bon sang. Mais elle aurait pu être son héroïne. Miles avait bien tout son harem. Lui… permettrait-elle plus qu’un baiser ? Pas une pénétration, sûrement pas. Rien qui pourrait la blesser, lui faire du mal. Rien qui pourrait ressembler de près ou de loin à un viol. Mais si elle l’autorisait à se frotter entre ces deux vastes seins, ça ne lui ferait sûrement aucun mal. Elle risquait juste d’être un peu étonnée. Il pourrait s’enfouir dans cette chair si douce, trouver sa délivrance aussi sûrement, plus sûrement qu’entre ses cuisses. Elle penserait sûrement qu’il était cinglé mais elle n’aurait pas mal. Il chercha à nouveau sa bouche, affamé. Il toucha sa peau. Oh oui. Il fit glisser sa tunique sur son épaule dénudant son corps pour ses mains avides. Sa peau avait la douceur de la soie. Il se débrouilla pour défaire en même temps sa propre ceinture. Ce fut un soulagement. Il était incroyablement, cruellement excité. Mais il ne la toucherait pas sous la taille, non…
Il la renversa sur le lit, la clouant au matelas, l’embrassant frénétiquement sur tout le corps. Elle émit un cri de surprise étranglé. Mark haletait. Soudain un spasme atroce le saisit. Une main invisible lui tordit les poumons. Quelque chose se referma sur lui.
Non ! Pas ça ! Ça recommençait, exactement comme l’an dernier quand il avait essayé…
Suffoquant, il roula sur lui-même abandonnant Maree. Une sueur glacée jaillit de chacun de ses pores. La main à la gorge, il essayait de respirer, d’avaler au moins une gorgée d’air. Il aurait voulu s’arracher la trachée-artère pour la brandir à l’air libre. Il parvint à prendre une inspiration asthmatique, faiblarde. Les souvenirs lui perforèrent le crâne avec une telle clarté qu’on aurait dit des hallucinations.
Les cris coléreux de Galen. Lars et Mok, lui obéissant, qui l’immobilisaient, lui arrachaient, ses vêtements comme si la raclée qu’ils venaient de lui infliger ne suffisait pas. Ils avaient renvoyé la fille avant de commencer ; elle avait couru comme un lapin. Il crachait du sang : un goût salé, métallique. La vibro-matraque qui s’approchait, qui le touchait là, là, le petit sursaut et le claquement. Galen, de plus en plus congestionné, l’accusant de trahison et de bien pire, déblatérant comme un malade sur les penchants sexuels supposés d’Aral Vorkosigan… Galen qui augmentait beaucoup trop la puissance de son engin. « Touche-toi. » La terreur qui se nouait au plus profond de lui, le souvenir viscéral de la douleur, de l’humiliation, des brûlures, des crampes… de son membre dressé à coups de décharges électriques et de l’éjaculation abominablement avilissante malgré tout cela. L’odeur de chair brûlée…
Il repoussa les visions et faillit s’évanouir avant de réussir à respirer une deuxième fois. Ouvrant les yeux, il découvrit qu’il n’était plus assis sur le lit mais par terre, enfoui entre ses bras et ses jambes tremblants.
La blonde, stupéfaite, à moitié nue, était couchée sur le matelas et le regardait.
— Qu’est-ce qui vous arrive ? Pourquoi avez-vous arrêté ? Vous êtes en train de mourir ?
Non, mais j’aimerais bien. Ce n’était pas juste. Il connaissait parfaitement l’origine de ce réflexe conditionné. Ce n’était pas un souvenir enfoui dans son subconscient, ce n’était pas quelque chose qui remontait à sa prime enfance. Cela s’était passé quatre ans auparavant. Une telle conscience, une telle lucidité n’étaient-elles pas censées vous délivrer des démons du passé ? Allait-il s’infliger ces spasmes à chaque fois qu’il tenterait de faire réellement l’amour avec une fille ? Ou bien était-ce simplement dû à l’extrême tension de ce moment particulier ? Si jamais la situation était moins tendue, moins culpabilisante, si jamais il avait le temps de faire vraiment l’amour et pas une petite branlette à la sauvette, alors peut-être qu’il pourrait triompher de ses souvenirs et de sa folie… Ou peut-être pas. Il lutta pour respirer encore. Ses poumons se remettaient prudemment à fonctionner. Courait-il vraiment le risque de suffoquer à mort ? Il était probable qu’une fois évanoui, les réflexes de son système respiratoire reprendraient le dessus.
La porte de la cabine glissa. Les silhouettes de Bothari-Jesek et Taura emplirent l’ouverture. Ce qu’elles virent fit jurer Bothari-Jesek. Taura se rua dans la pièce.
Maintenant. Il voulait s’évanouir maintenant. Mais son démon intérieur ne collabora pas. Il continua à haleter, replié sur lui-même, son pantalon autour des genoux.
— Qu’est-ce que vous faites ? gronda le sergent Taura.
Une voix de loup. Ses crocs luisaient aux coins de sa bouche dans la lumière tamisée. Il l’avait vue plusieurs fois déchirer la gorge d’un homme d’une seule main.
La petite clone s’assit à genoux sur le lit, l’air terriblement inquiet. Comme d’habitude ses mains essayaient de couvrir et de soutenir en même temps ses appendices corporels les plus notables. Comme d’habitude, ces appendices attiraient l’attention.
— Je voulais simplement boire un peu d’eau, geignit-elle. Je suis désolée.
Du haut de ses deux mètres quarante, le sergent Taura s’agenouilla aussitôt et lui montra les paumes de ses mains pour lui indiquer qu’elle n’était pas furieuse après elle. Mark se demanda si Maree pouvait comprendre une telle subtilité.
— Que s’est-il passé ? demanda Bothari-Jesek, la voix dure.
— Il m’a demandé de l’embrasser.
Le regard de Bothari-Jesek revint vers lui et sa tenue éloquente. Elle était aussi rigide qu’un arc bandé. Elle vint jusqu’à lui. Sa voix se fit presque inaudible :
— Avez-vous essayé de la violer ?
— Non ! Je ne sais pas. Je voulais juste…
Taura se leva, l’attrapa par les revers de sa chemise, le souleva et le cloua au mur de la chambre. Le sol se trouvait à un bon mètre sous ses doigts de pieds tremblants.
— Réponds clairement, espèce de… gronda-t-elle.
Il ferma les yeux et reprit son souffle. Il répondrait.
Oui. Mais pas parce que les femmes de Miles le menaçaient. Pas pour elles. Il répondrait à cause de la deuxième humiliation que lui avait fait subir Galen, un viol d’une certaine façon plus mortifiant encore que le premier. Quand Lars et Mok, inquiets, avaient finalement persuadé Galen d’arrêter, Mark était dans un tel état de choc qu’il avait eu un arrêt cardiaque. Au beau milieu de la nuit, Galen avait dû amener son clone si important à son chirurgien personnel : cet homme qu’il avait forcé à accomplir ses desseins, cet homme qui avait administré drogues et hormones à Mark afin que sa croissance soit identique à celle de Miles. Galen avait expliqué les brûlures en annonçant au médecin que Mark se masturbait en secret avec une vibro-matraque, dont il avait accidentellement mal réglé la puissance. En raison des spasmes musculaires causés par les décharges électriques, avait expliqué Galen, Mark avait été incapable de le débrancher. Ses cris avaient finalement attiré l’attention. Le docteur s’était mis à ricaner. Plus tard, alors même qu’il se trouvait seul avec lui, Mark n’avait pas osé démentir la version de Galen. Pourtant le docteur avait vu les traces de coups, les ecchymoses, il avait dû comprendre que cette histoire n’était pas vraie. Mais il n’avait rien dit. Rien fait. Et Mark avait accepté ses soins. C’était cette acceptation, sa propre faiblesse et ce ricanement qui lui avaient fait le plus mal. Il ne pouvait, ne voulait pas laisser Maree quitter cette chambre en emportant un fardeau similaire.
Avec des phrases courtes, hachées, il décrivit exactement ce qu’il venait d’essayer de faire. À mesure qu’il le racontait, tout cela semblait terriblement laid alors que c’était la beauté de Maree qui l’avait bouleversé. Il garda les yeux fermés. Il ne mentionna pas son accès de panique et n’essaya pas d’expliquer Galen. En lui, tout se contractait mais il disait la vérité la plus dépouillée. Lentement, à mesure qu’il parlait, le mur lui écrasa moins le dos, ses pieds retrouvèrent le contact avec le sol. La pression sur sa chemise disparut et il osa ouvrir les yeux.
Il faillit les refermer immédiatement tant le mépris de Bothari-Jesek lui fit mal. Voilà, il y était arrivé. La seule qui avait été presque sympathique avec lui, presque gentille, la seule qui avait failli devenir une amie, le contemplait avec rage. Il venait de s’aliéner la seule personne qui aurait pu parler en sa faveur. Ça faisait mal, atrocement mal, d’avoir si peu et de le perdre.
— Quand Taura a annoncé qu’il lui manquait encore une clone, cracha Bothari-Jesek, Quinn nous a dit que vous avez insisté pour raccompagner celle-ci. Maintenant, nous savons pourquoi.
— Non. Je n’avais pas l’intention… de… Elle voulait vraiment boire un verre d’eau et c’est tout.
Il montra le gobelet vide.
Taura lui tourna le dos, s’agenouilla à nouveau près du lit et s’adressa à la blonde avec gentillesse.
— As-tu mal ?
— Je vais bien, fit-elle d’une voix chevrotante en remontant sa tunique sur son épaule. Mais cet homme était vraiment malade.
Elle le contempla avec une inquiétude étonnée.
— Ça paraît évident, maugréa Bothari-Jesek.
Elle haussa le menton et son regard cloua Mark à la paroi.
— Vous êtes confiné dans vos quartiers, monsieur. Vous avez à nouveau droit à un garde devant votre porte. N’essayez même pas de sortir.
Je n’essaierai pas.
Elles emmenèrent Maree. La porte glissa derrière elles et se ficha dans ses taquets comme le couperet d’une guillotine. Il roula sur son lit étroit, tremblant.
Deux semaines encore jusqu’à Komarr… Il aurait vraiment voulu être mort.