— Quoi que vous fassiez, dit le capitaine Thorne, ne mentionnez pas le traitement de jouvence de Beta.
Mark fronça les sourcils.
— Quel traitement de jouvence de Beta ? Ça existe ?
— Non.
— Alors, pourquoi diable en parlerais-je ?
— Peu importe, ne le faites pas, c’est tout.
Mark serra les mâchoires, pivota sur sa chaise face au plateau du vid et régla la hauteur de son siège de façon que ses pieds soient posés à plat sur le sol. Des orteils aux cheveux, il était entièrement déguisé en Naismith. Quinn l’avait habillé comme une poupée ou comme un gamin attardé. Puis, Bothari-Jesek, Thorne et Quinn lui avaient bourré le crâne d’instructions parfois contradictoires sur la meilleure façon de jouer le rôle de Miles au cours de l’entretien à venir. Comme si je ne le savais pas. Les trois capitaines étaient à présent perchés sur des sièges hors de vue des coms de la console de la salle de tactique du Peregrine, prêts à lui souffler ses répliques grâce à un minuscule écouteur dissimulé dans son oreille. Et dire qu’il avait pris Galen pour un montreur de marionnettes. Son oreille le démangeait, il se gratta, ce qui lui valut un froncement de sourcils de Bothari-Jesek. Quinn n’avait jamais arrêté de lui faire la tête.
Elle portait toujours son treillis maculé de sang. Le fait d’avoir hérité du commandement dans cette débâcle ne lui avait pas permis de prendre le moindre repos. Thorne s’était lavé et changé – il avait revêtu l’uniforme gris réglementaire à bord – mais, à l’évidence, n’avait pas dormi lui non plus. Leurs deux visages étaient trop pâles dans l’ombre derrière la console, leurs traits trop marqués. En l’habillant, Quinn avait trouvé Mark trop mou, trop hébété à son goût et elle l’avait obligé à prendre un stimulant. Le résultat ne l’enchantait guère : il avait la tête trop claire, le regard trop aiguisé et le corps en miettes. Tous les contours et toutes les surfaces de la pièce lui apparaissaient avec une netteté surnaturelle. Les bruits et les voix lui sciaient les tympans, aigus et brouillés en même temps. Quinn en avait pris elle aussi, comprit-il, en la voyant grimacer quand un couinement s’éleva de la comconsole.
(Ça y est, à toi de jouer), lui dit-elle dans l’écouteur tandis que des étincelles se mettaient à danser sur le plateau. Tout le monde se tut. Les étincelles commencèrent à se ranger en bon ordre.
L’image du baron Fell se matérialisa. Lui aussi fronçait les sourcils. Georish Stauber, baron de la maison Fell, avait un aspect inhabituel pour un chef d’une grande maison jacksonienne car il avait gardé son corps originel. Le corps d’un vieil homme. Le baron était massif et rose. Son crâne dégarni brillait sous une couronne de cheveux blancs coupés court. Dans sa tunique de soie verte, il ressemblait à un elfe souffrant d’une insuffisance de la thyroïde. Mais le regard froid et pénétrant n’avait rien d’un elfe. Miles ne serait pas intimidé par la puissance d’un baron jacksonien, se rappela Mark. Il en fallait énormément plus que cela pour intimider Miles. Son père, le Boucher de Komarr, pouvait avaler les grandes maisons jacksoniennes au petit déjeuner.
Evidemment, il n’était pas Miles.
Et merde ! Je suis Miles pendant un quart d’heure.
— Ainsi, amiral, gronda le baron, nous nous retrouvons.
— Ainsi, oui.
Mark parvint à articuler cela d’une voix à peu près normale.
— Je vois que vous êtes toujours aussi présomptueux. Et toujours aussi mal informé.
— Toujours.
(Parle, bon Dieu), siffla la voix de Quinn dans son oreille.
Mark déglutit.
— Baron Fell, il n’était pas dans mes intentions de mêler la Station Fell à ce raid. Je suis aussi anxieux de décamper avec mes troupes que vous l’êtes de nous voir partir. C’est dans ce but que je requiers votre aide en tant qu’intermédiaire. Vous… n’ignorez pas, j’imagine, que nous avons kidnappé le baron Bharaputra ?
Un tic agita une des paupières de Fell.
— C’est ce qu’on m’a dit. Vous avez épuisé tous vos renforts, n’est-ce pas ?
Mark haussa les épaules.
— Croyez-vous ? La maison Fell a bien quelques comptes à régler avec la maison Bharaputra ?
— Pas exactement. La maison Fell était en train d’apurer ses comptes avec la maison Bharaputra. Ces derniers temps, nos petits différends devenaient de moins en moins profitables. Maintenant, me voilà soupçonné de complicité dans votre raid.
Ce qui ne semblait guère l’enchanter.
— Euh…
Sa réponse fut interrompue par un chuchotement de Thorne : (Dites-lui que Bharaputra est vivant et en bonne santé.)
— Le baron Bharaputra est vivant et en bonne santé. Et je suis tout à fait disposé à ce qu’il le demeure. En tant qu’intermédiaire, vous voilà donc idéalement placé pour prouver vos bonnes intentions à l’égard de la maison Bharaputra. Aidez-les à le récupérer. Je souhaite simplement l’échanger – intact – contre un certain objet puis nous disparaîtrons.
— Vous êtes optimiste, fit sèchement Fell.
Mark ne se laissa pas démonter.
— Un simple échange, avantageux pour tout le monde. Le baron contre mon clone…
(Frère), corrigèrent à l’unisson Thorne, Quinn et Bothari-Jesek dans l’écouteur.
–… Frère, poursuivit Mark, nerveux. (Il desserra les dents.) Malheureusement, mon… frère a été tué dans la mêlée. Heureusement, il a été congelé avec succès dans une de nos cryochambres d’urgence. Et… malheureusement, cette cryo-chambre a été abandonnée sur place. Un vivant contre un mort. Je ne vois pas la difficulté.
Le baron émit un rire qu’il étouffa par une toux. Mark eut l’impression d’entendre un chien aboyer. Les trois visages dendariis en face de lui étaient glacés et rigides.
— Votre visite là en bas a dû être très intéressante, amiral. Que voulez-vous faire d’un clone mort ?
(Frère), corrigea Quinn à nouveau. (Miles insiste toujours.)
(Oui), la soutint Thorne. (C’est à cause de ça que je me suis rendu compte pour la première fois que vous n’étiez pas Miles. J’ai dit que vous étiez un clone et vous ne m’avez pas égorgé.)
— Un frère, répéta Mark avec lassitude. Il n’a pas été blessé à la tête et le traitement de cryogénie a été entamé immédiatement. Il a de bonnes chances de revivre.
(Seulement si on le récupère), gronda Quinn.
— J’ai un frère, remarqua le baron Fell. Il ne m’inspire pas de tels sentiments.
Je suis exactement comme vous, baron.
Thorne se manifesta. (Il parle de son demi-frère, le baron Ryoval. En fait, les problèmes entre les maisons avaient démarré entre Fell et Ryoval. Bharaputra y a été mêlé plus tard.)
Je sais qui est Ryoval, eut envie de rétorquer Mark mais c’était impossible.
— En fait, poursuivait le baron Fell, mon frère sera tout excité d’apprendre votre présence ici. Vous l’avez terriblement affaibli lors de votre dernière visite. Depuis, il en est hélas réduit à des actions de petite envergure. Laissez-moi vous suggérer de surveiller vos arrières.
— Oh ? Les agents de Ryoval opèrent donc si librement sur la Station Fell ? ronronna Mark.
Thorne approuva. (Bien joué ! Exactement le style de Miles.)
Fell se raidit.
— Sûrement pas.
Thorne murmura. (Oui, rappelez-lui que vous l’avez aidé contre son frère.)
Qu’avait bien pu fabriquer Miles ici quatre ans auparavant ?
— Baron, je vous ai aidé contre votre frère. Aidez-moi avec le mien et nous serons quittes.
— Ça m’étonnerait. Les pommes de discorde que vous avez semées derrière vous à votre dernière visite nous restent encore en travers de la gorge à tous. Ceci dit… il est vrai que vous avez infligé à Ry une punition plus sévère que je n’aurais pu le faire. (Y avait-il une petite lueur d’approbation dans son regard ? Fell se massa le menton qui avait lui aussi la forme d’une pomme.) Voilà pourquoi je vais vous donner un jour pour régler votre affaire et partir.
— Vous servirez d’intermédiaire ?
— Oui. Ça me permettra de garder les deux parties à l’œil.
Mark donna la localisation approximative de la cryo-chambre, sa description et son numéro de série.
— Dites aux Bharaputrans que nous pensons qu’elle a pu être cachée ou camouflée d’une manière ou d’une autre. S’il vous plaît, insistez sur le fait que nous souhaitons la récupérer en bon état. Il en ira de même avec leur baron.
(Bien), l’encouragea Bothari-Jesek. (Qu’ils sachent qu’elle a trop de valeur pour être détruite sans qu’ils se doutent qu’ils pourraient nous soutirer une rançon.)
Fell pinçait ses lèvres.
— Amiral, vous êtes un homme brillant mais j’ai l’impression que vous ne vous rendez pas compte comment nous traitons nos affaires dans l’Ensemble de Jackson.
— Ce qui n’est pas votre cas, baron. Voilà pourquoi nous aimerions vous avoir de notre côté.
— Je ne suis pas de votre côté. Voilà une première chose que vous ne comprenez pas.
Mark hocha la tête, lentement. C’est ce qu’aurait fait Miles, pensait-il. L’attitude de Fell était bizarre. Vaguement hostile. Pourtant, on dirait qu’il me respecte.
Non. Il respectait Miles. Merde.
— Votre neutralité me suffira amplement.
Fell lui adressa un regard aigu.
— Et les autres clones ?
— Que voulez-vous dire ?
— La maison Bharaputra s’intéressera à eux.
— Ils n’entrent pas dans cette transaction. La vie de Vasa Luigi devrait largement leur suffire.
— Oui, le marché semble inégal. En quoi votre ex-clone a-t-il autant de valeur ?
Trois voix s’élevèrent en chœur. (Frère !) Mark extirpa l’écouteur de son oreille et le fracassa sur le plateau. Quinn faillit s’étrangler.
— Je ne puis échanger des bouts du baron Bharaputra, rétorqua Mark. Même si la tentation est de plus en plus grande.
Le baron Fell leva une grosse main apaisante.
— Du calme, amiral. Je doute qu’il soit nécessaire d’aller aussi loin.
— Je l’espère. (Mark tremblait.) Ce serait désolant si je devais le renvoyer chez lui sans son cerveau. Comme les clones.
Apparemment, le baron Fell fut pleinement convaincu de la sincérité de cette menace car il leva les deux mains.
— Je vais voir ce que je peux faire, amiral.
— Merci, murmura Mark.
Le baron hocha la tête. Son image se dissipa. Par un étrange effet de l’holovid ou bien du stimulant, les yeux semblèrent flotter dans l’air un peu plus longtemps. Mark resta figé jusqu’à ce qu’il soit certain qu’ils avaient disparu.
— Bon, fit Bothari-Jesek, visiblement surprise, vous vous êtes plutôt bien débrouillé.
Il ne prit pas la peine de répondre à ça.
— Intéressant, dit Thorne. Pourquoi Fell n’a-t-il pas exigé une commission ou un service ?
— Pouvons-nous lui faire confiance ? demanda Bothari-Jesek.
Quinn se passa l’index entre deux rangées de dents très blanches.
— Confiance, sûrement pas. Mais nous avons besoin de sa coopération pour utiliser le point de saut numéro Cinq. Nous ne devons pas l’offenser, en tout cas pas pour des questions d’argent. Je pensais que notre petite descente chez Bharaputra l’aurait ravi mais la situation stratégique semble avoir changé depuis notre dernière visite, Bel.
L’hermaphrodite soupira en signe d’acquiescement.
Quinn reprit la parole.
— Je veux que tu nous trouves le maximum d’informations sur ce qui se passe ici : relations entre les maisons, rapports de puissance, tout ce qui pourrait nous aider. Occupe-toi de Fell, Bharaputra, Ryoval et de tous ceux auxquels nous ne pensons pas encore. Il y a quelque chose dans cette histoire qui me rend complètement parano. Mais c’est peut-être les drogues que j’ai avalées. Et je suis trop crevée pour avoir les idées claires.
— Je vais voir ce que je peux faire, fit Thorne.
Dès que la porte se fut refermée derrière lui,
Bothari-Jesek se tourna vers Quinn.
— Tu as transmis un rapport sur tout ça à Barrayar ?
— Non.
— Rien du tout ?
— Non. Je ne tiens pas à envoyer ça même codé par les canaux commerciaux. Illyan possède sûrement des agents postés ici mais je ne les connais pas et je n’ai aucun moyen de les contacter. Miles aurait su… Et puis…
— Et puis ?
Bothari-Jesek haussa un sourcil.
— Et puis j’aimerais foutrement récupérer cette cryo-chambre avant.
— Pour la glisser sous la porte avec ton rapport ? Quinnie, il n’y a pas la place.
Pour se défendre, Quinn haussa une épaule.
Au bout d’un moment, Bothari-Jesek se porta à son secours.
— Je suis d’accord avec toi qu’il ne faut rien envoyer par le courrier jacksonien.
— D’après Illyan, il est infesté d’espions et pas seulement ceux des grandes maisons se surveillant l’une l’autre. De toute manière, en un jour, il n’y a rien que Barrayar puisse faire pour nous.
— Combien de temps… (Mark ravala sa salive.) Combien de temps vais-je devoir me faire passer pour Miles ?
— Je n’en sais rien ! répliqua Quinn brutalement avant de faire un effort pour se maîtriser. Un jour, une semaine, deux semaines… en tout cas, jusqu’à ce qu’on puisse te remettre ainsi que la cryo-chambre au Q. G. des affaires galactiques de la SecImp sur Komarr. À ce moment-là, ce ne sera plus mon affaire.
— Et vous vous imaginez que vous allez garder votre petit secret bien tranquillement ? s’enquit Mark, méprisant. Des douzaines de gens savent ce qui s’est vraiment passé.
— « On peut garder un secret à deux, si l’un des deux est mort », cita Quinn avec un rictus. Je n’en sais rien. Les Dendariis se tairont, ils ont de la discipline. Quant aux clones, ils sont interdits de communication. De toute manière, on sera tous coincés dans ce vaisseau jusqu’à Komarr. Après, on verra.
— Je veux voir mes… les… mes clones. Ce que vous avez fait d’eux, demanda soudain Mark.
Quinn était sur le point d’exploser mais Bothari-Jesek intervint.
— Je l’emmène en bas, Quinnie. Moi aussi, j’ai envie de jeter un coup d’œil à mes passagers.
— Ouais… à condition que tu le ramènes dans sa cabine après. Et poste un garde à sa porte. On ne peut pas lui permettre de se balader dans le navire.
— D’accord.
Bothari-Jesek l’éjecta de la pièce avant que Quinn ne décide qu’il fallait aussi le ligoter et le bâillonner.
Les clones avaient été hébergés dans trois cales à marchandises débarrassées en hâte. Deux étaient assignées aux garçons et l’une aux filles. Mark se pencha pour franchir une porte à la suite de Bothari-Jesek et contempla la pièce autour de lui. Trois rangées de lits de camp emplissaient tout l’espace. Des latrines de campagne étaient fixées dans un coin et une cabine de douche dans l’autre. Oui, on veillait à ce que les clones ne se promènent pas dans le navire. L’endroit, mi-prison, mi-camp de réfugiés, était surpeuplé. Quand il s’engagea dans une rangée entre les lits de camp, les visages des garçons se levèrent vers lui. Des visages hantés de prisonniers.
Je vous ai libérés, bon sang. Vous rendez-vous compte que je vous ai libérés ?
À la vérité, cette libération avait été pénible. Durant cette hideuse nuit de siège, les Dendariis avaient abusé des pires menaces pour garder le contrôle de la situation. Certains clones, épuisés, dormaient maintenant. Ceux qui avaient reçu une décharge de neutralisateur se réveillaient malades et désorientés. Une médic dendarii circulait parmi eux, leur administrant de la synergine et des paroles apaisantes. Tout était…sous contrôle. Ils étaient silencieux, comme étouffés. Pas jubilants ni reconnaissants. S’ils ont cru nos menaces, pourquoi ne croient-ils pas nos promesses ? Même ceux qui avaient coopéré avec enthousiasme dans l’excitation du combat le fixaient à présent avec un air suspicieux.
Le garçon blond était l’un d’entre eux. Mark s’arrêta près de sa couche. Bothari-Jesek attendit, les observant.
— Tout cela, fit Mark avec un geste vague pour désigner la pièce, est temporaire, vous savez. Tout ira bien mieux, bientôt. Nous allons vous sortir d’ici.
Le garçon, appuyé sur son coude, eut un infime geste de recul. Il se mâchait les lèvres.
— Lequel êtes-vous ? demanda-t-il, méfiant.
Le vivant, voulut-il répondre mais il n’osa pas devant Bothari-Jesek. Elle risquait de prendre cela pour de la désinvolture.
— Peu importe. Nous allons quand même vous sortir d’ici.
Etait-ce la vérité ? Il n’avait aucun pouvoir sur les Dendariis maintenant, et encore moins sur Barrayar si telle était effectivement leur nouvelle destination comme l’avait annoncé Quinn. Une accablante déprime le submergea tandis qu’il suivait Bothari-Jesek dans le quartier des filles de l’autre côté du couloir.
L’installation était identique : lits de camp, latrines et douche mais, avec quinze filles seulement, l’endroit paraissait plus accueillant, moins surpeuplé. Un Dendarii faisait passer alentour des repas emballés. Tout autour, les filles se rassemblaient, positives et intéressées. Il s’agissait du sergent Taura. Sa silhouette, même vue de dos, était trop reconnaissable. Elle portait la tenue grise réglementaire et était assise en tailleur afin de réduire sa taille intimidante. Les filles, triomphant de leur peur, se glissaient jusqu’à elle et même la touchaient avec une évidente fascination. Taura était la seule parmi tous les Dendariis qui n’avait jamais – même dans les pires moments – adressé aux clones autre chose que des requêtes polies. À présent, on aurait dit l’héroïne d’un conte de fées essayant de domestiquer des animaux sauvages.
Et elle y parvenait. Alors que Mark approchait, deux filles se glissèrent derrière le sergent pour le dévisager à l’abri de ces larges épaules. Taura ne parut pas enchantée de le voir et consulta Bothari-Jesek du regard. Ça va. Il est avec moi.
— Je… je suis surpris de vous voir ici, sergent, parvint-il à articuler.
— Je me suis portée volontaire pour le baby-sitting, gronda Taura. Je ne voulais pas qu’on les embête.
— Vous… vous pensez que cela… pourrait arriver ?
Quinze belles jeunes vierges… oui, pourquoi pas.
Toi aussi, tu es vierge, fit une voix aigrelette sous son crâne.
— Pas maintenant, dit Bothari-Jesek avec fermeté.
— Bien, fit-il faiblement.
Il circula un moment parmi les lits de fortune. Etant donné les circonstances, tout ceci était aussi sécurisant et confortable que possible. Il aperçut la petite clone aux cheveux platine, endormie sur le côté. Les molles masses de son corps sculpté jaillissaient de sa tunique rose. Embarrassé par sa propre fascination, il s’agenouilla et tira la couverture jusque sous son menton. Malgré lui, sa main frôla une mèche de cheveux soyeux au passage. En proie à une culpabilité gênante, il demanda à Taura :
— Elle a eu une dose de synergine ?
— Oui. Vaut mieux qu’elle dorme. Ça ira mieux au réveil.
Il prit l’un des plateaux-repas scellé dans son emballage et le posa près du visage de la blonde. Son souffle était calme et régulier. Il ne pouvait pas faire grand-chose de plus. Il se redressa pour voir l’Eurasienne qui le contemplait, moqueuse et lubrique. Il détourna les yeux.
Bothari-Jesek acheva son inspection et sortit. Il la suivit. Elle s’adressa à un garde armé d’un neutralisateur dans le couloir.
–… dispersion maximale, disait-elle. Tirez d’abord, vous poserez les questions après. Ils sont tous jeunes et en bonne santé, vous n’avez donc pas à vous soucier de problèmes cardiaques ou autres avec eux. Mais ça m’étonnerait qu’ils vous posent trop de problèmes.
— Il y a une exception, intervint Mark. Cette fille aux cheveux noirs, mince, très jolie… Il semble qu’elle ait subi un conditionnement spécial. Elle a l’air un peu… dérangée. Faites attention à elle.
— Oui, monsieur, répondit machinalement le soldat avant de se reprendre et de consulter Bothari-Jesek du regard. Euh…
— Le sergent Taura est du même avis sur cette fille, fit Bothari-Jesek. De toute manière, je veux qu’aucun d’entre eux ne se promène sur mon navire. Ils n’ont reçu aucun entraînement. Leur ignorance pourrait être aussi dangereuse que de la malveillance. Vous n’êtes pas là pour faire de la figuration. Soyez sur vos gardes.
Ils échangèrent un salut. Le soldat, maîtrisant ses réflexes, se débrouilla pour ne pas inclure Mark dans son geste courtois. Celui-ci se mit à trotter pour rester à hauteur de Bothari-Jesek.
— Eh bien, fit-elle au bout d’un moment, la façon dont nous traitons vos clones reçoit-elle votre approbation ?
Il n’aurait su dire si elle était ironique.
— J’imagine qu’on ne peut guère faire plus pour l’instant. (Il se mordit la langue mais en vain : il explosa.) Bon sang, c’est pas juste !
Sans ralentir l’allure, Bothari-Jesek haussa les sourcils.
— Qu’est-ce qui n’est pas juste ?
— J’ai sauvé ces gosses… ou nous l’avons fait, vous l’avez fait… et ils se comportent comme si nous étions des salauds, des kidnappeurs, des monstres. Ils ne sont pas heureux du tout.
— Il faudra sans doute vous contenter de les avoir sauvés. Exiger que cela les rende heureux, c’est peut-être un peu trop demander… mon cher petit héros.
Cette fois-ci, son ton était sans aucun doute ironique mais néanmoins étrangement dépourvu de mépris.
— Ils pourraient au moins se montrer un peu reconnaissants. Nous croire. Se rendre compte. Nous témoigner… je ne sais pas…
— De la confiance ? dit-elle d’une voix calme.
— Oui, de la confiance ! Au moins de la part de certains d’entre eux. Est-ce qu’ils ne se rendent pas compte que nous sommes comme eux ?
— Ils ont subi une épreuve assez traumatisante. À votre place, je n’en espérerais pas tant. En tout cas, pas avant qu’ils aient vu en quoi leur sort allait s’améliorer. (Elle s’interrompit un moment puis se retourna brusquement vers lui.) Mais si vous y parvenez… si vous parvenez à ce qu’un gosse stupide, ignorant, traumatisé et paranoïaque vous fasse confiance, dites-le à Miles. Il a un urgent besoin de savoir comment s’y prendre.
Mark se figea, interloqué.
— Vous… vous parlez de moi ? s’enquit-il, la bouche sèche.
Avec un sourire amer, gênant, elle lança un regard par-dessus son épaule dans le couloir vide.
— Vous êtes chez vous. (Elle indiqua la porte de sa cabine.) Restez-y.
Il put enfin dormir même si quand Quinn le réveilla il trouva que ce n’était pas assez. Il n’aurait su dire si elle avait dormi ne serait-ce que quelques minutes mais elle s’était enfin changée et lavée. Il s’était vaguement imaginé qu’elle s’était fait le vœu de garder sa tenue de combat maculée de sang jusqu’à ce qu’ils retrouvent la cryo-chambre. Malgré son uniforme propre, il émanait d’elle un malaise et une nervosité dérangeants. Elle avait les yeux rouges.
— Debout, grogna-t-elle. Il faut que tu parles à Fell encore une fois. Il me fait lanterner. Je me demande s’il n’est pas complice des Bharaputrans. J’y comprends rien, ça n’aurait aucun sens.
Elle le traîna à nouveau dans la salle de tactique mais cette fois préféra ne pas compter sur l’écouteur et se posta, agressive, à son coude. Pour un œil extérieur, c’était là la place d’un garde du corps et d’un fidèle chef des opérations. Mark, quant à lui, se disait qu’elle était idéalement placée pour l’attraper par les cheveux et lui trancher la gorge.
Le capitaine Bothari-Jesek se trouvait là, lui aussi, occupant la même place que lors de la précédente communication avec Fell, calme et attentive. La fébrilité de Quinn l’inquiétait visiblement mais. Elle ne dit rien.
Le visage de Fell apparut sur le plateau, plus rose que jamais. Ce n’était pas un rose de bonne chair ou de joyeuse humeur mais un rose de fureur.
— Amiral Naismith, j’ai dit au capitaine Quinn que si j’avais des renseignements précis, c’est à vous que j’en rendrai compte.
— Baron, le capitaine Quinn est… à mon service. Je vous prie d’excuser son impatience. Elle ne fait que refléter loyalement mes propres… anxiétés. (Le vocabulaire fleuri de Miles coulait naturellement de sa bouche comme du miel. Les doigts de Quinn lui mordirent cruellement l’épaule : avertissement silencieux et douloureux pour qu’il ne se laisse pas emporter trop loin.) Auriez-vous… comment dire… quelque renseignement imprécis à nous communiquer ?
Fell se renfonça dans son siège, grimaçant mais apaisé.
— Soyons brefs : les Bharaputrans disent qu’ils ne retrouvent pas votre cryo-chambre.
— Elle ne peut pas ne pas y être, siffla Quinn.
— Allons, allons, Quinnie, fit Mark en lui tapotant la main.
Cinq vis lui trouèrent l’épaule. Les narines de Quinn frémirent, meurtrières, mais elle offrit un mince sourire à l’holovid. Mark se retourna vers Fell.
— Baron… selon vous, les Bharaputrans mentent-ils ?
— Je ne le pense pas.
— Disposeriez-vous de moyens indépendants pour corroborer cette opinion ? Disons, des agents sur place ou quelque chose de ce genre ?
Les lèvres du baron se tordirent.
— Vraiment, amiral, je ne puis vous le dire.
Evidemment.
Il se massa le visage : le geste indiquant la réflexion chez Naismith.
— Pouvez-vous nous dire quelque chose de particulier sur ce que font les Bharaputrans actuellement ?
— Ils sont en train de mettre leur complexe médical sens dessus dessous. Tous les employés, toutes les forces de sécurité envoyées pour affronter votre raid sont utilisés à cette tâche.
— Pourrait-il s’agir d’une gigantesque feinte destinée à nous tromper ?
Une hésitation du baron.
— Non, dit-il enfin. Ils fouillent vraiment. Les moindres recoins. Vous rendez-vous compte… (une aspiration et il se décida :) des conséquences du kidnapping du baron Bharaputra sur l’équilibre des forces au sein des grandes maisons ? Si, par malheur, cette… disparition venait à durer…
— Non, quelles sont-elles ?
Le baron haussa le menton. Il étudia avec attention le visage de Mark y cherchant des signes de sarcasme. Les rides sur son front se creusèrent.
— Vous devez comprendre que la valeur de votre otage diminuera avec le temps. Un vide au sommet d’une grande maison – ou d’une maison mineure – ne peut durer trop longtemps. Il y a toujours des factions, des hommes plus jeunes qui attendent, peut-être en secret, le bon moment pour s’installer sur le trône. Même en supposant que Lotus parvienne à convaincre le plus fidèle lieutenant de Vasa Luigi de lui garder sa place… celui-ci ne tardera pas à comprendre que le retour de son maître lui vaudra une récompense et la rétrogradation à son rang antérieur. Une grande maison est comme l’hydre de la mythologie. Coupez-lui la tête, il en pousse sept autres… qui aussitôt essayent de se dévorer les unes les autres. Au bout du compte, il n’en reste qu’une. Mais, dans l’intervalle, la maison est affaiblie et toutes ses alliances sont mises en doute. Ce tumulte est contagieux, de façon centrifuge, et risque de contaminer les maisons voisines. De tels changements abrupts ne sont pas les bienvenus ici. Pour personne.
Et encore moins pour le baron Fell, songea Mark.
— Sauf peut-être pour certains de vos jeunes lieutenants, suggéra Mark.
Un revers de la main de Fell chassa ces jeunes coqs. Ce geste était éloquent : s’ils voulaient le pouvoir, ils pouvaient comploter, trahir et tuer autant qu’ils le désiraient, tout comme lui l’avait fait. À leurs risques et périls.
— Eh bien, je n’ai nullement l’envie de garder le baron Bharaputra jusqu’à l’âge de la retraite, fit Mark. Il n’a aucune utilité pour moi, en dehors du contexte présent. Demandez, s’il vous plaît, aux Bharaputrans d’accélérer les recherches concernant mon frère.
— Ils n’ont pas besoin qu’on le leur demande. (Fell le dévisageait froidement.) Comprenez, amiral, que si cette… situation n’évolue pas rapidement de façon satisfaisante, la Station Fell ne sera plus en mesure de vous abriter.
— Heu… qu’entendez-vous par rapidement ?
— Très bientôt. D’ici un autre jour-cycle.
La Station Fell disposait sûrement d’assez de puissance pour chasser quand ça lui chantait les deux petits navires dendariis. Et chasser était l’option la plus optimiste.
— C’est compris. Euh… et à propos de l’accès au point de saut numéro Cinq ?
Si les choses empiraient…
— Cela exigera peut-être un nouvel accord.
— Un accord de quelle sorte ?
— Si vous détenez toujours votre otage… je ne tiens pas à ce que vous emmeniez Vasa Luigi hors de l’espace local jacksonien. Et je suis en position de veiller à ce que cela n’arrive pas.
Le poing de Quinn s’écrasa sur le plateau.
— Non ! s’écria-t-elle. Pas question ! Le baron Bharaputra est la seule carte dont nous disposons pour récupérer Mmmm… pour récupérer la cryo-chambre. Nous ne le donnerons pas !
Fell se raidit.
— Capitaine ! fit-il sur un ton de reproche.
— Si on nous force à partir, nous l’emmènerons avec nous, menaça Quinn, et vous pouvez tous aller vous faire pendre ailleurs. Nous pourrons même vous l’expédier à travers le point de saut sans combinaison pressurisée. Si nous ne récupérons pas cette cryo-chambre… Nous avons d’autres alliés plus puissants que vous. Et beaucoup moins inhibés. Ils se fichent pas mal de vos profits, de vos alliances et de votre équilibre. La seule question qu’ils se poseront c’est s’il faut brûler cette planète en commençant par le pôle Sud ou le pôle Nord !
Fell eut un rictus furieux.
— Ne soyez pas absurde, capitaine Quinn. Vous parlez d’une puissance planétaire.
Quinn se pencha vers le micro et gronda :
— Baron, je parle d’une puissance multiplanétaire !
Bothari-Jesek sursauta et fit le geste de se trancher la gorge. Quinn, la ferme !
Les yeux de Fell devinrent vitreux et luisants.
— Vous bluffez, fit-il enfin.
— Je ne bluffe pas. Et vous feriez bien de me croire !
— Personne ne ferait cela pour un seul homme. Et encore moins pour un cadavre.
Quinn hésita. La main de Mark serra la sienne toujours plantée dans son épaule. Maîtrisez-vous, bon sang. Elle était sur le point de révéler l’identité du cadavre. Et dire que, pour ça, elle l’avait menacé de mort.
— Vous avez peut-être raison, baron, dit-elle finalement. Priez pour avoir raison.
Après un long silence, Fell demanda :
— Et qui est au juste cet allié si peu inhibé, amiral ?
Observant une pause aussi longue, Mark leva les yeux et annonça d’une voix douce :
— Le capitaine Quinn bluffait, baron.
Fell les gratifia d’un sourire glacial.
— La vérité est un mensonge, dit-il doucement.
Sa main bougea pour éteindre le com. Son image disparut dans l’habituel brouillard d’étincelles. Cette fois-ci, ce fut son sourire glacial qui parut s’attarder. Un sourire sans visage.
— Bien joué, Quinn, ricana Mark dans le silence. Vous venez de lui expliquer la valeur de cette cryo-chambre. Il a peut-être même compris pour qui nous travaillons. À présent, nous avons deux ennemis.
Quinn respirait avec difficulté, comme si elle venait de courir.
— Il est notre ennemi, pas notre ami. Fell ne sert que Fell. Ne l’oubliez pas, lui ne l’oubliera pas.
— Mais mentait-il ou bien ne faisait-il que répéter les mensonges des Bharaputrans ? s’enquit lentement Bothari-Jesek. Quel bénéfice pourrait-il retirer de tout ceci ?
— Et s’ils mentaient tous ? fit Quinn.
— Et si personne ne mentait ? demanda Mark avec irritation. Y avez-vous réfléchi ? Rappelez-vous ce que Norwood…
Le bip du com l’interrompit. Quinn brancha la console.
— Quinn, c’est Bel. Ce contact que j’ai trouvé est d’accord pour nous rencontrer sur le quai près de l’Ariel. Si tu veux assister à l’entrevue, tu ferais bien de te ramener en vitesse.
— Oui, d’accord, j’arrive. Quinn, terminé. (Elle pivota, hagarde, et se dirigea vers la porte.) Elena, veille à ce qu’il… (un geste du pouce) reste confiné dans ses quartiers.
— Ouais, mais après cet entretien avec Bel, essaye de te reposer un peu, Quinnie, hein ? Tu es au bord de la rupture. Tu as failli tout gâcher tout à l’heure.
Quinn les abandonna avec un geste ambigu : elle reconnaissait sa fatigue mais ne faisait aucune promesse. Bothari-Jesek brancha la console et donna quelques ordres.
Mark se leva pour errer dans la salle de tactique les mains prudemment enfoncées dans ses poches. Une douzaine de consoles à hologrammes, d’analyseurs en temps réel attendaient là, muets et noirs. Tous les systèmes de communication et de codes restaient silencieux. Il s’imagina ce centre tactique en pleine activité, illuminé et chaotique, décortiquant la bataille. Il eut la vision du feu ennemi faisant éclater le navire comme une noix, toute vie à l’intérieur cramée, réduite en bouillie ou bien éjectée dans le vide spatial. Ce qui pourrait fort bien arriver aux abords du point Cinq si la maison Fell se décidait à les attaquer. Une écœurante nausée le saisit, il frissonna.
Il s’immobilisa devant la porte scellée de la salle de conférence. Bothari-Jesek donnait toujours ses instructions dans un micro. Il l’entendit vaguement parler des forces de sécurité postées autour du navire sur l’embarcadère. Curieux, il posa sa paume sur la serrure à empreinte. Il fut surpris de voir la porte s’ouvrir. Quelqu’un allait avoir à retoucher quelques programmes si le centre nerveux dendarii acceptait un mort en son sein. Et ce quelqu’un allait avoir pas mal de boulot car Miles avait sûrement tout arrangé pour pouvoir se balader dans son navire sans la moindre entrave. Ce serait bien son style.
Bothari-Jesek leva les yeux mais ne dit rien. Prenant cela pour une permission tacite, Mark pénétra dans la salle de conférence et contourna la grande table. Les lumières s’allumaient pour lui à mesure qu’il avançait. Les paroles de Thorne, prononcées ici, lui revinrent en mémoire. Norwood a dit : même sans nous, l’amiral sortira d’ici. Les Dendariis avaient-ils examiné les enregistrements de la mission avec assez de soin ? Quelqu’un avait sûrement dû se les repasser plusieurs fois. Que pouvait-il voir qu’ils n’avaient pas vu ? Ils connaissaient leurs hommes, leur équipement. Mais je connais le complexe médical. Je connais l’Ensemble de Jackson.
Jusqu’où sa paume le conduirait-elle ? Il se glissa dans la chaise de Quinn. Cette fois-ci, il ne fut pas étonné de voir les machines ronronner sous ses doigts comme jamais aucune femme ne l’avait fait. Il trouva les enregistrements de la mission. Celui de Norwood était perdu mais Tonkin l’avait accompagné pratiquement tout le temps. Qu’avait vu Tonkin ? Pas des spaghettis colorés sur un hologramme mais des choses réelles avec ses propres yeux ; il avait entendu des bruits réels avec ses propres oreilles. Cela était-il enregistré quelque part ? Les casques de commandement disposaient de ce système, si les casques des soldats étaient aussi bien équipés… ah-ah. L’enregistrement vidéo et audio de Tonkin se mit à défiler sous ses yeux fascinés.
Essayer de les suivre lui donna aussitôt la migraine. Ça n’avait rien d’un holovid joliment filmé avec de beaux mouvements parfaitement coordonnés, etc. Les images bougeaient et sautaient suivant les mouvements de la tête du possesseur du casque. Il ralentit le défilement pour se voir sortir du tube de descente : un petit bonhomme agité, en treillis gris, les yeux luisants. Je ressemble vraiment à ça ? Les difformités de son corps étaient moins apparentes qu’il l’aurait cru sous ces vêtements amples.
Il s’assit derrière les yeux de Tonkin et marcha avec lui à travers le dédale de couloirs et autres tunnels serpentant sous les bâtiments du complexe. Il le suivit jusqu’au feu d’artifice final. Thorne avait cité Norwood avec exactitude. Ses paroles étaient là, gravées dans le vid. Mais il s’était trompé sur le temps. Norwood avait disparu pendant onze minutes si l’on se fiait à l’imperturbable horloge du casque. Quand il réapparaissait, congestionné, haletant, son rire éclata dans les haut-parleurs. Quelques instants plus tard, la grenade explosait. Mark faillit plonger sous la console puis il s’examina comme s’il s’attendait à être à nouveau aspergé de sang et de chair humaine. Par réflexe de défense, il avait débranché la console.
S’il y a un indice, ce doit être avant. Il repassa le programme depuis leur séparation à côté du tube de descente. À la troisième fois, il le ralentit et le fit dérouler pas par pas, examinant chaque détail à chaque image. Cette recherche patiente, cette immersion méticuleuse était presque plaisante. Rien que de petits détails… on pouvait se perdre, s’oublier enfin… dans les petits détails.
— Gagné.
C’était passé si vite que si on visionnait le programme à vitesse normale, ce devait être une image subliminale. Un infime coup d’œil vers un panneau au mur à un croisement. Une flèche et les mots Réceptions et Expéditions.
Il leva les yeux pour s’apercevoir que Bothari-Jesek l’observait. Depuis combien de temps était-elle assise là, affalée, ses longues jambes croisées aux chevilles, ses longs doigts noués ?
— Qu’avez-vous gagné ? demanda-t-elle calmement.
Il rappela l’hologramme des bâtiments fantomatiques où les lignes de Norwood et de Tonkin étaient allumées.
— Pas ici, montra-t-il, mais là.
Il marqua un complexe situé bien à l’écart de la route empruntée par les Dendariis avec la cryo-chambre.
— C’est là qu’est allé Norwood. À travers ce tunnel. J’en suis sûr ! Je connais cet endroit… j’ai traîné dans tout ce bâtiment. Bon sang, j’avais l’habitude d’y jouer à cache-cache jusqu’à ce que les baby-sitters viennent nous chercher. Je le vois dans ma tête aussi bien que si j’avais l’enregistrement de Norwood là sur la table. Il a emporté la cryo-chambre au département des Réceptions et Expéditions et il l’a expédiée !
Bothari-Jesek se redressa.
— Est-ce possible ? Il a eu si peu de temps !
— Pas simplement possible. Facile ! La chaîne d’emballage et de préparation est entièrement automatisée. Tout ce qu’il a eu à faire, c’est de placer la cryo-chambre dans le caisson de départ et d’actionner la commande. Les robots ont ensuite emporté le paquet. Il y a beaucoup d’activité là-bas : ils reçoivent sans arrêt des fournitures pour le complexe et ils envoient de tout. Ça va des disques de données à des organes ou des membres congelés pour des transplantations, des fœtus artificiels ou bien des équipements d’urgence pour des équipes de recherche et de développement. Comme par exemple des cryochambres. Des tas de trucs ! Ce centre fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre et il a certainement dû être évacué quand nous avons débarqué. Pendant que l’emballage était effectué, Norwood a largement eu le temps d’enregistrer l’expédition à bord d’un navire. Il a attendu qu’un robot de transport vienne prendre son paquet et, s’il était aussi malin que je le pense, il a effacé toute trace de l’expédition sur l’ordinateur. Puis il a couru comme un fou rejoindre Tonkin.
— Alors, la cryo-chambre se trouve encore quelque part sur un quai d’embarquement là en bas ! Attendez que je le dise à Quinn ! J’imagine qu’il vaut mieux dire aux Bharaputrans où orienter leurs…
Il leva une main.
— Je… je pense…
Elle le contempla et retomba sur sa chaise, les yeux plissés.
— Quoi ?
— Cela fait presque un jour entier depuis que nous sommes partis et plus d’une demi-journée que nous avons demandé aux Bharaputrans de chercher la cryo-chambre. Si elle était encore sur un quai, ils l’auraient déjà trouvée. Le système d’expéditions automatiques est efficace. Je crois que la cryo-chambre est déjà partie, peut-être même dès la première heure. Je crois que les Bharaputrans et Fell nous disent la vérité. Ils doivent être en train de devenir cinglés. Non seulement il n’y a pas de cryo-chambre là-bas mais, en plus, il n’y a aucune trace d’elle !
À mesure qu’il parlait, Bothari-Jesek se raidissait.
— Nous ne sommes pas mieux lotis ! Seigneur… Si vous avez raison… elle peut être n’importe où. Expédiée sur n’importe laquelle des deux douzaines de stations de transfert orbital… Elle a même peut-être fait un saut à l’heure qu’il est ! Simon Illyan va avoir une attaque quand on va lui annoncer ça.
— Non. Pas n’importe où, corrigea Mark avec force. Elle n’a pu être envoyée que dans un endroit que connaissait le médic Norwood. Un endroit dont il se souvenait encore alors qu’il était dans une situation très critique.
Elle se mordit les lèvres, considérant ce point d’un air sceptique.
— D’accord, dit-elle enfin. Presque n’importe où. Mais on peut au moins commencer à jouer aux devinettes en examinant le dossier personnel de Norwood. (Elle le considéra soudain avec un air grave.) Vous savez, vous vous débrouillez plutôt bien seul, dans une pièce tranquille. Vous n’êtes pas stupide. D’ailleurs, je ne comprenais pas comment vous pouviez l’être. Simplement, vous n’êtes pas un officier de combat.
— Je ne suis pas un officier, un point c’est tout. Je hais l’armée et tout ce qui a un rapport avec les militaires.
— Miles adore ça. Le front, la première ligne. Il est shooté à l’adrénaline.
— Je déteste ça. Je déteste avoir peur. Je n’arrive pas à réfléchir quand j’ai peur. Je me pétrifie sur place quand on me crie après.
— Et pourtant, vous savez réfléchir… Avez-vous souvent peur ?
— La plupart du temps, admit-il, morose.
— Alors, pourquoi… (Elle hésita comme si elle cherchait ses mots très soigneusement.)… Pourquoi essayez-vous encore d’être Miles ?
— Ce n’est pas moi, c’est vous qui me faites jouer son rôle !
— Je ne parlais pas de maintenant. Je pensais en général.
— Je ne vois vraiment pas de quoi vous voulez parler.