La ville est l’aliment préféré
des chiens.
C’était l’hiver sur Belleville et il y avait cinq personnages. Six, en comptant la plaque de verglas. Sept, même, avec le chien qui avait accompagné le Petit à la boulangerie. Un chien épileptique, sa langue pendait sur le côté.
La plaque de verglas ressemblait à une carte d’Afrique et recouvrait toute la surface du carrefour que la vieille dame avait entrepris de traverser. Oui, sur la plaque de verglas, il y avait une femme, très vieille, debout, chancelante. Elle glissait une charentaise devant l’autre avec une millimétrique prudence. Elle portait un cabas d’où dépassait un poireau de récupération, un vieux châle sur ses épaules et un appareil acoustique dans la saignée de son oreille. À force de progression reptante, ses charentaises l’avaient menée, disons, jusqu’au milieu du Sahara, sur la plaque à forme d’Afrique. Il lui fallait encore se farcir tout le sud, les pays de l’apartheid et tout ça. À moins qu’elle ne coupât par l’Érythrée ou la Somalie, mais la mer Rouge était affreusement gelée dans le caniveau. Ces supputations gambadaient sous la brosse du blondinet à loden vert qui observait la vieille depuis son trottoir. Et il se trouvait une assez jolie imagination, en l’occurrence, le blondinet. Soudain, le châle de la vieille se déploya comme une voilure de chauve-souris et tout s’immobilisa. Elle avait perdu l’équilibre ; elle venait de le retrouver. Déçu, le blondinet jura entre ses dents. Il avait toujours trouvé amusant de voir quelqu’un se casser la figure. Cela faisait partie du désordre de sa tête blonde. Pourtant, vue du dehors, impeccable, la petite tête. Pas un poil plus haut que l’autre, à la surface drue de la brosse. Mais il n’aimait pas trop les vieux. Il les trouvait vaguement sales. Il les imaginait par en dessous, si on peut dire. Il était donc là, à se demander si la vieille allait se rétamer ou non sur cette banquise africaine, quand il aperçut deux autres personnages sur le trottoir d’en face, qui n’étaient d’ailleurs pas sans rapport avec l’Afrique : des Arabes. Deux. Des Africains du Nord, quoi, ou des Maghrébins, c’est selon. Le blondinet se demandait toujours comment les dénommer pour ne pas faire raciste. C’était très important avec les opinions qui étaient les siennes de ne pas faire raciste. Il était Frontalement National et ne s’en cachait pas. Mais justement, il ne voulait pas s’entendre dire qu’il l’était parce que raciste. Non, non, comme on le lui avait jadis appris en grammaire, il ne s’agissait pas là d’un rapport de cause, mais de conséquence. Il était Frontalement National, le blondinet, en sorte qu’il avait eu à réfléchir objectivement sur les dangers de l’immigration sauvage ; et il avait conclu, en tout bon sens, qu’il fallait les virer vite fait, tous ces crouilles, rapport à la pureté du cheptel français d’abord, au chômage ensuite, et à la sécurité enfin. (Quand on a autant de bonnes raisons d’avoir une opinion saine, on ne doit pas la laisser salir par des accusations de racisme.)
Bref, la vieille, la plaque en forme d’Afrique, les deux Arabes sur le trottoir d’en face, le Petit avec son chien épileptique, et le blondinet qui gamberge… Il s’appelait Vanini, il était inspecteur de police et c’était surtout les problèmes de Sécurité qui le travaillaient, lui. D’où sa présence ici et celle des autres inspecteurs en civil disséminés dans Belleville. D’où la paire de menottes chromées bringuebalant sur sa fesse droite. D’où son arme de service, serrée dans son holster, sous son aisselle. D’où le poing américain dans sa poche et la bombe paralysante dans sa manche, apport personnel à l’arsenal réglementaire. Utiliser d’abord celle-ci pour pouvoir cogner tranquillement avec celui-là, un truc à lui, qui avait fait ses preuves. Parce qu’il y avait tout de même le problème de l’Insécurité ! Les quatre vieilles dames égorgées à Belleville en moins d’un mois ne s’étaient pas ouvertes toutes seules en deux !
Violence…
Eh ! oui, violence…
Le blondinet Vanini coula un regard pensif vers les Arabes. On ne pouvait tout de même pas les laisser saigner nos vieilles comme des chèvres, non ? Soudain le blondinet éprouva une vraie émotion de sauveteur ; il y avait les deux Arabes, sur le trottoir d’en face, qui causaient, mine de rien, dans leur sabir à eux, et lui, l’inspecteur Vanini, sur ce trottoir-ci, tout blond de la tête, avec au cœur ce sentiment délicieux qui vous réchauffe juste au moment où on va plonger dans la Seine vers la main qui s’agite. Atteindre la vieille avant eux. Force de dissuasion. Aussitôt mise en application. Voilà le jeune inspecteur qui pose un pied sur l’Afrique. (Si on lui avait dit qu’il ferait un jour un pareil voyage…) Il progresse à grands pas assurés vers la vieille. Il ne glisse pas sur le verglas, lui. Il a aux pieds ses brodequins à crampons, ceux-là mêmes qu’il ne quitte plus depuis sa Préparation Militaire Supérieure. Le voici donc qui marche sur la glace au secours du troisième ou quatrième âge, sans perdre les Arabes de l’œil, là-bas, en face. Bonté. Tout en lui, maintenant, n’est que bonté. Car les frêles épaules de la vieille dame lui rappellent tout à coup celles de sa grand-mère à lui, Vanini, qu’il a tant aimée. Aimée après sa mort, hélas ! Oui, les vieux meurent souvent trop vite ; ils n’attendent pas l’arrivée de notre amour. Vanini en avait beaucoup voulu à sa grand-mère de ne pas lui avoir laissé le temps de l’aimer vivante. Mais enfin, aimer un mort, c’est tout de même mieux que de ne pas aimer du tout. C’est du moins ce que pensait Vanini, en s’approchant de cette petite vieille qui vacillait. Même son cabas était émouvant. Et son appareil auditif… La grand-mère de Vanini aussi avait été sourde durant les derrières années de sa vie, et elle faisait le même geste que cette vieille dame, maintenant : régler sans arrêt l’intensité de son appareil en tournant la petite molette entre l’oreille et les rares cheveux de cette partie du vieux crâne. Ce geste familier de l’index, oui, c’était tout à fait la grand-mère de Vanini. Le blondinet, maintenant, ressemblait à de l’amour fondu. Il en aurait presque oublié les Arabes. Il préparait déjà sa phrase : « Permettez-moi de vous aider, grand-mère », qu’il prononcerait avec une douceur petit-filiale, presque un murmure, pour que cette brusque irruption du son dans l’amplificateur auditif ne fit pas sursauter la vieille dame. Il n’était plus qu’à un grand pas d’elle, à présent, tout amour, et c’est alors qu’elle se retourna. D’une pièce. Bras tendu vers lui. Comme le désignant du doigt. Sauf qu’en lieu et place de l’index, la vieille dame brandissait un P.38 d’époque, celui des Allemands, une arme qui a traversé le siècle sans se démoder d’un poil, une antiquité toujours moderne, un outil traditionnellement tueur, à l’orifice hypnotique.
Et elle pressa sur la détente.
Toutes les idées du blondinet s’éparpillèrent. Cela fit une jolie fleur dans le ciel d’hiver. Avant que le premier pétale en fût retombé, la vieille avait remisé son arme dans son cabas et reprenait sa route. Le recul lui avait d’ailleurs fait gagner un bon mètre sur le verglas.
Un meurtre, donc, et trois témoins. Seulement, quand les Arabes ne veulent rien voir, ils ne voient rien. C’est une habitude étrange, chez eux. Ça doit tenir à leur culture. Ou à quelque chose qu’ils auraient trop bien compris de la nôtre. Ils n’ont donc rien vu, les Arabes. Probable qu’ils n’ont même pas entendu : « Pan ! »
Restent le gosse et le chien. Mais le Petit, lui, ce qu’il a vu, derrière ses lunettes cerclées de rose, c’est cette métamorphose de tête blonde en fleur céleste. Et ça l’a tellement émerveillé qu’il a pris ses jambes à son cou pour venir nous raconter ça à la maison, à moi, Benjamin Malaussène, à mes frères et à mes sœurs, aux quatre grands-pères, à ma mère et à mon vieux pote Stojilkovicz qui est en train de me foutre la pâtée aux échecs.
La porte de l’ex-quincaillerie qui nous sert d’appartement s’ouvre à la volée sur le Petit qui se met à gueuler :
— Eh ! J’ai vu une fée !
La maison ne s’arrête pas de tourner pour autant. Ma sœur Clara, qui prépare une épaule d’agneau à la Montalban, demande juste, avec sa voix de velours :
— Ah ! oui, Petit ? Raconte-nous ça…
Julius le Chien, lui, va direct inspecter sa gamelle.
— Une vraie fée, très vieille et très sympa !
Mon frère Jérémy en profite pour tenter une sortie hors de son boulot :
— Elle t’a fait tes devoirs ?
— Non, dit le Petit, elle a transformé un mec en fleur !
Comme personne ne réagit plus que ça, le Petit s’approche de Stojilkovicz et de moi.
— C’est vrai, oncle Stojil, j’ai vu une fée, elle a transformé un mec en fleur.
— Ça vaut mieux que le contraire, répond Stojil sans quitter l’échiquier des yeux.
— Pourquoi ?
— Parce que le jour où les fées transformeront les fleurs en mecs, les campagnes ne seront plus fréquentables.
La voix de Stojil ressemble à Big Ben dans le brouillard d’un film londonien. Si profonde, on dirait que l’air palpite autour de vous.
— Échec et mat, Benjamin, mat à la découverte. Je te trouve bien distrait, ce soir…
Ce n’est pas de la distraction, c’est de l’inquiétude. Mon œil n’est pas vraiment sur l’échiquier. Mon œil épie les grands-pères. Mauvaise heure pour eux, le coucher du soleil. C’est entre chien et loup que le démon de la dope les démange. Leur cervelle réclame la sale piquouse. Ils ont besoin de leur dose. Pas le moment de les perdre de vue. Les enfants comprennent la situation aussi bien que moi et chacun fait de son mieux pour occuper son grand-père attitré. Clara demande toujours plus de précisions à Papy-Rognon (ex-boucher à Tlemcen) sur l’épaule d’agneau à la Montalban. Jérémy, qui redouble sa cinquième, prétend vouloir tout connaître de Molière, et le vieux Risson, son grand-père à lui (un libraire à la retraite) multiplie les indiscrétions biographiques. Maman, immobile dans son fauteuil de femme enceinte, se laisse indéfiniment friser et défriser par Papy-Merlan, l’ancien coiffeur, pendant que le Petit supplie Verdun (le doyen des quatre grands-pères, 92 berges !) de l’aider à remplir sa page d’écriture.
Chaque soir c’est le même rituel : la main de Verdun tremble comme une feuille, mais, à l’intérieur, celle du Petit la stabilise, et l’aïeul croit dur comme fer qu’il trace ses anglaises aussi joliment qu’avant la Première Guerre. Il est triste, pourtant, Verdun, il fait écrire au Petit un seul prénom sur son cahier : Camille, Camille, Camille, Camille… sur toute la longueur des lignes. C’est le prénom de sa fille, morte il y a 67 ans, à l’âge de six ans, juste à la fin de la Der des Ders, fauchée par l’ultime rafale, celle de la grippe espagnole. C’était vers l’image de Camille que Verdun tendait ses mains tremblantes quand il a commencé à se shooter. Il se rêvait, bondissant de sa tranchée, zigzaguant entre les balles, cisaillant les barbelés, déjouant les mines, et courant vers sa Camille, sans fusil, bras ouverts. Il traversait ainsi toute la Grande Guerre et trouvait une petite Camille morte, momifiée, plus ratatinée à six ans qu’il ne l’est lui-même aujourd’hui. Double dose pour la seringue.
Depuis que je le planque chez nous, Verdun ne se shoote plus. Quand le passé le prend à la gorge, il regarde juste le Petit, les yeux noyés, et murmure : « Pourquoi qu’t’es pas ma p’tite Camille ? » Parfois, il lâche une larme sur le cahier d’écriture, et le Petit dit :
— T’as encore fait un pâté, Verdun…
C’est tellement déchirant que l’ex-séminariste Stojilkovicz, ex-révolutionnaire, ex-vainqueur des armées Vlassov et de l’hydre nazie, que Stojil, présentement conducteur de bus pour touristes CCCP, et pour vieilles dames seules le samedi et le dimanche, que Stojil, dis-je, se racle la gorge et grogne :
— Si Dieu existe, j’espère qu’il a une excuse valable.
Mais, celle qui fournit le plus gros boulot à cette heure critique de la soirée, c’est ma sœur Thérèse.
Présentement, dans son coin de sorcière, Thérèse rafistole le moral de Papy-Semelle. Le vieux Semelle ne crèche pas à la maison. C’est l’ancien cordonnier de notre rue de la Folie Régnault. Il a son chez soi juste à côté de chez nous. Il n’a jamais plongé. Avec lui, on fait dans le préventif. Il est vieux, il est veuf, il est sans enfant, la retraite le déglingue : c’est une proie rêvée pour les seringueurs. Une seconde d’inattention et le vieux Semelle sera aussi fléché qu’une cible de concours. Après cinquante ans de turbin dans la savate, oublié de tous, Semelle faisait les cent pas au fond de sa déprime. Heureusement, Jérémy a tiré le signal d’alarme. « Alerte ! » Et Jérémy a aussitôt envoyé au Maire des maires une bafouille où il sollicitait (en imitant parfaitement l’écriture tremblée de Semelle) la Médaille de la Ville pour récompenser cinquante années de travail dans la même échoppe. (Oui, à Paris, on vous décore pour ça.) Joie du Semelle quand le Maire des maires a répondu OK ! Le Maire des maires en personne se souvenait du vieux Semelle ! Semelle avait une piaule dans la mémoire du Maire des maires ! Semelle était un des pavés sacrés de Paris. Ô Gloire ! Ô Bonheur !
Pourtant, ce soir, à la veille du grand jour, Semelle balise dur. Il a peur de ne pas être à la hauteur, pendant la cérémonie.
— Tout se passera bien, assure Thérèse en tenant la main du vieux ouverte devant elle.
— Tu es sûre que je ne ferai pas de bêtise ?
— Puisque je vous le dis. Est-ce que je me suis jamais trompée ?
Ma sœur Thérèse est raide comme le Savoir. Elle a la peau sèche, un long corps osseux et la voix pédagogue. C’est le degré zéro du charme. Elle trafique dans une magie que je réprouve, et pourtant je ne me lasse pas de la voir opérer. Chaque fois qu’un vieux débarque chez nous, tout à fait bousillé de l’intérieur, convaincu de n’être plus rien avant même d’être mort, Thérèse l’attire dans son coin, elle prend d’autorité la vieille main dans les siennes, elle déplie un à un les doigts rouillés, elle lisse longuement la paume comme on fait aux feuilles froissées, et, quand elle sent la paluche parfaitement détendue (des mains qui ne se sont pas vraiment ouvertes depuis des années !) Thérèse se met à parler. Elle ne sourit pas, elle ne flatte pas, elle se contente de leur parler d’avenir. Et c’est bien le truc le plus incroyable qui pouvait leur arriver : l’Avenir ! Les troupes astrales de Thérèse y vont de bon cœur : Saturne, Apollon, Vénus, Jupiter et Mercure organisent des petites rencontres de cœur, concoctent des succès de dernière minute, ouvrent des perspectives, bref, regonflent ces vieilles carcasses, leur prouvent que le rouleau a encore de quoi dérouler. Chaque fois, c’est un jeunot qui sort des mains de Thérèse. Clara sort alors son appareil photo pour fixer la métamorphose. Et ce sont les photos de ces nouveau-nés qui ornent les murs de notre apparte. Oui, ma Thérèse sans âge est une source de jouvence.
— Une femme ! Tu es sûre ? s’exclame le vieux Semelle.
— Jeune, brune, aux yeux bleus, précise Thérèse.
Semelle se retourne vers nous avec un sourire de 3 000 watts.
— Vous entendez ? Thérèse dit que demain, pour la remise de ma médaille, je vais rencontrer une jeunesse qui va transformer ma vie !
— Pas votre vie seulement, rectifie Thérèse, elle va transformer notre vie à tous.
Je m’attarderais volontiers à l’inquiétude qui perce dans la voix de Thérèse si le téléphone ne se mettait à sonner et si je ne reconnaissais Louna, ma troisième frangine, au bout du fil :
— Alors ?
Depuis que maman est enceinte (pour la septième fois, et pour la septième fois de père inconnu) Louna ne dit plus « Allô ? » elle dit : « Alors ? »
— Alors ?
Je jette un coup d’œil furtif à maman. Elle est assise dans son fauteuil, au-dessus de son ventre, immobile et sereine.
— Alors, rien.
— Mais qu’est-ce qu’il attend, ce mouflet, bordel ?
— C’est toi, l’infirmière diplômée, Louna, c’est pas moi.
— Mais ça va bientôt faire dix mois, Ben !
C’est vrai que le petit septième a largement dépassé les arrêts de jeu.
— Il a peut-être la télé, à l’intérieur, il voit le monde tel qu’il est, il est pas pressé de plonger.
Rire costaud de Louna. Elle demande encore :
— Et les grands-pères ?
— C’est la marée basse.
— Laurent dit que tu peux doubler le Valium en cas de besoin.
(Laurent est le mari toubib de la frangine infirmière. Tous les soirs ils passent leur coup de grelot à la même heure. Météo de l’âme.)
— Louna, j’ai déjà dit à Laurent que dorénavant leur Valium, c’est nous.
— Comme tu voudras, Ben, c’est toi qui es sur le pont.
À peine ai-je raccroché que le bignou, comme le facteur (ou le train, je ne sais plus) sonne une deuxième fois.
— Vous vous foutez de moi, Malaussène ?
Ouh ! là, je la reconnais cette crécelle furibarde. C’est la Reine Zabo, grande prêtresse des Éditions du Talion, ma patronne.
— Vous devriez être au travail depuis deux jours !
Parfaitement exact. À cause de cette histoire de grands-pères camés, j’ai extorqué à la Reine Zabo deux mois de congé sous prétexte d’hépatite virale.
— Vous faites bien d’appeler, Majesté, dis-je, j’allais justement vous réclamer une rallonge d’un mois.
— Pas question, je vous attends demain à huit heures précises.
— Huit heures du matin ? C’est vous lever tôt pour attendre un mois !
— Je n’attendrai pas un mois. Si vous n’êtes pas ici demain à huit heures, c’est que vous êtes au chômage.
— Vous ne ferez pas ça.
— Ah ! non ? Vous vous jugez indispensable à ce point, Malaussène ?
— Du tout. Il n’y a que vous qui soyez irremplaçable aux Éditions du Talion, Majesté ! Mais si vous me virez, je vais être obligé de flanquer mes sœurs sur le tapin, ainsi que mon plus jeune frère, un enfant adorable qui porte des lunettes roses. C’est une faute morale que vous ne vous pardonnerez pas.
Elle m’offre son éclat de rire. (Un rire menaçant comme une fuite de gaz.) Puis, sans transition :
— Malaussène, je vous ai engagé comme bouc émissaire. Vous êtes payé pour vous faire engueuler à ma place. Vous me manquez terriblement.
(Bouc, oui, c’est mon boulot. Officiellement « directeur littéraire », mais en fait : bouc :) Elle enchaîne, brutale :
— Pourquoi voulez-vous ce rab ?
D’un seul coup d’œil j’embrasse Clara, derrière ses fourneaux, le Petit, dans la main de Verdun, Jérémy, Thérèse, Tes grands-pères, et maman qui règne sur tout ça, maman, lisse et phosphorescente comme les vierges repues des maîtres italiens.
— Mettons que ma famille ait particulièrement besoin de moi, en ce moment.
— Quel genre de famille avez-vous, Malaussène ?
Couché au pied de maman, Julius le Chien, avec sa langue pendante, figure assez bien le bœuf et l’âne. Dans leurs jolis cadres, les photos des grands-pères semblent miser sur l’avenir : de vrais rois mages !
— Le genre Sainte Famille, Majesté…
Il y a un petit silence, au bout du fil, puis la voix grinçante.
— Je vous accorde quinze jours, pas une minute de plus.
Un temps.
— Mais écoutez-moi bien, Malaussène : n’imaginez pas que vous cessez d’être Bouc Émissaire parce que vous prenez des vacances ! Bouc, vous l’êtes jusque dans la moelle de vos os. Tenez, si en ce moment même on cherche le responsable d’une grosse connerie dans la ville, vous avez toutes les chances d’être désigné !
Justement, debout sur la ville, statufié dans son manteau de cuir par moins douze degrés nocturnes, l’œil rivé sur le cadavre de Vanini, le commissaire divisionnaire Cercaire cherchait un responsable.
— Je le crèverai, celui qui a fait ça !
Douleur blême autour de ses moustaches noires, c’était tout à fait le genre de flic à prononcer ce genre de phrases.
— Celui qui a fait ça, je le crèverai !
(Et à la répéter à l’envers, les yeux fixés sur son reflet, dans le sombre miroir du verglas.)
À ses pieds, l’agent en uniforme qui traçait à la craie la silhouette de Vanini au milieu du croisement, se lamentait comme un gosse :
— Putain, Cercaire, ça ripe sur la glace !
Cercaire était aussi le genre de flic à se faire appeler par son nom. Pas de « patron ». Encore moins de « Monsieur le divisionnaire ». Le nom, direct : « Cercaire. » Cercaire aimait son nom.
— Sers-toi de ça.
Il tendit un cran d’arrêt que l’agent utilisa comme pic à glace avant de dessiner à Vanini son costume d’asphalte. La tête du blondinet figurait vraiment une fleur éclatée : rouge au cœur, pétales jaunes, et un certain désordre vermillon encore, à la périphérie. L’agent hésita une seconde.
— Trace le plus large possible, ordonna Cercaire. Maintenus à distance par le cordon bleu police, tous les regards du quartier suivaient le travail du crayeur. À croire que les pièces allaient pleuvoir.
— Et pas un seul témoin, c’est ça ?
Le divisionnaire Cercaire avait posé la question d’une voix sonore.
— Rien que des spectateurs ?
Silence. Petite foule molletonnée au souffle de coton blanc. Pelote frileuse de laine des Pyrénées qui s’entrouvrit juste pour le passage de la caméra télé.
— C’est pour vous que ce garçon est mort, madame !
Cercaire venait de s’adresser à une Vietnamienne du premier rang, une minuscule vieille, en robe thaï toute droite, ses grosses chaussettes de jésuite fichées dans des socques de bois. La vieille lui jeta un regard incrédule, puis réalisant que c’était bien à elle que le colosse adressait la parole, elle opina gravement :
— Tlê djeune !
— Oui, on les prend très jeunes pour vous protéger.
Cercaire sentait le zonzon télévisé lui lécher le visage. Mais il était flic à savoir ignorer un objectif.
— Pouôtédger ? demanda la vieille.
Dans un quart d’heure, au journal télévisé, son long visage attentif et sceptique rappellerait celui d’Hô Chi Minh aux téléspectateurs les plus méritants.
— C’est ça, vous protéger ! toutes, sans exception, les vieilles dames de ce quartier. Que vous puissiez vivre en sécurité. La SÉ-CU-RI-TÉ, vous comprenez ?
Et soudain, bien en face de la caméra, un sanglot coincé dans la voix, le commissaire divisionnaire Cercaire déclara :
— C’était le meilleur de mes hommes.
Le cameraman fut illico avalé par la voiture de la régie qui disparut dans un large dérapage. La foule réintégra ses locaux, et ce fut de nouveau la solitude des flics dans la ville. Seule la Vietnamienne restait plantée là, son regard songeur sur le cadavre de Vanini qu’on chargeait dans l’ambulance.
— Et alors, demanda Cercaire, vous n’allez pas vous admirer comme tout le monde à la télé ? C’est dans dix minutes, le journal !
Elle fit non de la tête.
— Dje dédzends à Paghis !
Elle disait « descendre à Paris », par opposition à Belleville, comme les plus anciens habitants du quartier.
— La vamille ! précisa-t-elle dans un sourire déchaussé.
Cercaire la lâcha aussi vite qu’il s’était intéressé à elle. Il claqua des doigts pour réclamer le couteau que le petit flic en uniforme avait empoché, puis il aboya :
— Bertholet ! Tu me mets le 10e, le 11e et le 20e sur le coup. Qu’ils ratissent au plus large et qu’on m’amène tout ce qui compte à la Maison.
Du haut de sa carcasse gelée, l’inspecteur Bertholet entrevit une nuit passée à réveiller une armée de suspects clignotants.
— Ça va faire du monde…
Cercaire balaya l’objection en rempochant son couteau.
— Ça fait toujours trop de monde avant qu’on tombe sur le bon.
Il ne quittait pas des yeux le gyrophare de l’ambulance qui emmenait Vanini. Le grand Bertholet soufflait sur ses doigts.
— Et puis, il y a l’interrogatoire de Chabralle à boucler…
Immobile dans son cuir, Cercaire jouait les monuments, là où était tombé Vanini.
— Je veux le salaud qui a fait ça.
Il ravalait des larmes de pierre. Il parlait avec la calme douleur des chefs.
— Nom de Dieu, Cercaire, la garde à vue de Chabralle se termine à huit heures. Tu veux qu’il se casse ?
La voix du grand Bertholet était montée d’un demi-ton. Depuis le temps que l’équipe travaillait Chabralle, l’idée de voir ce tueur partir au petit matin lui sapait le moral. Chabralle trempant son croissant-beurre, non !
— Chabralle nous promène depuis près de quarante heures, dit Cercaire sans se retourner, il ne craquera pas au dernier moment. Autant le libérer tout de suite.
Rien à faire. Il y avait de la vengeance dans l’air. Bertholet capitula. Il fit pourtant une suggestion.
— Et si on faisait appel à Pastor, pour cuisiner Chabralle ?
— Le Pastor du divisionnaire Coudrier ?
Cette fois, Cercaire s’était retourné d’un bloc. En un éclair, il s’était figuré la confrontation Chabralle-Pastor. Chabralle, le tueur des tueurs dans sa peau de croco, et l’angélique Pastor, le petit marquis du divisionnaire Coudrier, flottant dans les pulls toujours trop vastes que lui tricotait sa maman. Chabralle contre Pastor ! Grande idée que la proposition de Bertholet ! Bien planqué derrière sa douleur, Cercaire se marrait franchement. Cela faisait une année pleine que les divisionnaires Cercaire et Coudrier jouaient l’un contre l’autre leurs deux poulains Pastor et Vanini. Vanini le petit génie de l’anti-émeute et Pastor le surdoué de l’interrogatoire… À en croire Coudrier, Pastor aurait fait avouer un mausolée ! Vanini était en acier trempé et Vanini était mort. Il était temps d’éliminer Pastor, le Petit Prince de Coudrier — au moins symboliquement.
— Ce n’est pas une mauvaise idée, Bertholet. Si cette pelote de laine fait craquer Chabralle, je veux bien qu’on me les coupe.
Trois cents mètres plus bas, au coin du Faubourg du Temple et de l’avenue Parmentier, une minuscule Vietnamienne pianotait dans la gueule ouverte d’un distributeur de billets. Chaussettes de laine et socques de bois, elle se hissait sur ses pointes. Il était 20 h 15 ; son image venait de se greffer sur tous les écrans de l’hexagone. Aux oreilles de chaque foyer, elle posait l’angoissante question de cette fin de siècle :
— Pouôtédger ?
Elle-même, pourtant, faisait cracher son maximum au piano à billets, en pleine nuit des villes, sans prendre la moindre précaution.
Elle n’entendit pas s’approcher le grand Noir et le petit rouquin pure Kabylie. Elle sentit juste le parfum de cannelle du premier et l’haleine mentholée de l’autre. Cela fit un petit tourbillon dans la gueule de la machine. Il y avait une troisième odeur : l’odeur impatiente de la jeunesse. Sueur vive malgré le froid. Ils avaient couru. Elle ne se retourna pas. Les billets s’empilaient devant elle. À deux mille huit, la machine s’excusa de ne pas pouvoir donner plus. Elle prit les billets à pleine main et les empocha en vrac par la fente de sa robe thaï. L’un d’eux en profita pour s’échapper et passa en voletant sous le nez du rouquin. Mais le pied droit du grand Noir l’aplatit sèchement sur le trottoir. Fin d’une cavale. Entre-temps, la vieille avait récupéré sa carte de crédit et se dirigeait vers le métro Goncourt. Elle avait écarté les jeunes gens en douceur. Toutes les flèches des arbalètes moïs se seraient brisées sur les abdominaux du Noir, et le Kabyle était plus large que haut. Mais elle s’était faufilée sans crainte entre les deux adolescents et marchait, toute paisible, vers le métro.
— Eh ! grand-mère !
Le Noir la rattrapa en deux enjambées.
— T’as paumé un biffeton, mémé !
C’était un grand Mossi, de la troisième génération bellevilloise. Il lui brandissait ses deux cents francs sous le nez. Elle les rempocha sans hâte, remercia poliment et continua sa route.
— T’es pas un peu secouée de tirer une pareille fortune du côté de chez nous ?
Le rouquin les avait rejoints. Deux incisives écartées lui faisaient un sourire plus large que lui.
— Tu lis pas les journaux ? Tu sais pas ce qu’on leur fait, nous aut’ les junkies à vous aut’ les vieilles peaux ?
Entre ses incisives écartées, soufflait le vent du Prophète.
— Biell pôh ? demanda la vieille, pas gompli biell pôh…
— Les vioques, traduisit le grand Noir.
— Tout ce qu’on invente pour vous piquer vot’ blé, t’es pas au courant ?
— Rien que ce dernier mois à Belleville, on s’en est fait trois !
— On vous grille les miches à la Marlboro, on vous fait le tenaille-têton, on vous poinçonne les doigts un à un jusqu’à ce que vous nous crachiez vos p’tits codes secrets, et après, on vous coupe en deux, à ce niveau-là.
Le gros pouce du rouquin fit un arc de cercle à la base de son cou.
— On a un spécialiste, précisa le grand Mossi.
Maintenant, ils descendaient les marches du métro.
— Tu vas à Paris ? demanda le rouquin.
— Tgez ma bell’ville, répondit la vieille.
— Et tu prends le métro avec tout ce pognon sur toi ?
Le bras droit du rouquin s’était posé comme un châle autour des épaules de la vieille.
— Bédit bébé bient de naitle, expliqua-t-elle, soudain radieuse, boucoupe cadeaux !
Une rame pénétra en même temps qu’eux dans l’antre naturaliste des frères Goncourt.
— On t’accompagne, décida le grand Mossi.
D’un coup sec, il fit sauter la gâche d’une porte qui s’ouvrit en chuintant.
— Des fois que tu fasses une mauvaise rencontre.
Le wagon était vide. Ils y montèrent tous les trois.
Pendant ce temps chez les Malaussène, comme on dit dans les bédés belges de mon frère Jérémy, les grands-pères et les enfants ont bouffé, ils ont desservi la table, se sont cogné la vaisselle, ont fait leur toilette, enfilé leurs pyjamas, et maintenant ils sont assis dans leurs plumards superposés, les charentaises dans le vide et les yeux hors de la tête. Car la petite chose sphérique qui tourne à toute allure en sifflant méchamment sur le plancher de la chambre leur caille littéralement le sang. C’est noir, c’est compact, c’est lourd, ça tourne sur soi à une allure vertigineuse en crachant comme un nœud de vipères. M’est avis que si ce truc explose, toute la famille va sauter avec. On retrouvera des morceaux de barbaque et de plumards métalliques de la Nation aux Buttes Chaumont.
Moi, ce n’est pas la chose ronde qui me fascine, ni la terreur surgelée des mômes et des vieux ; ce qui me la coupe, c’est le visage du vieux Risson, celui qui raconte, l’œil fixe, la voix rentrée, sans le moindre geste, plus concentré que la charge explosive de cette toupie maléfique. Le vieux Risson raconte tous les soirs à la même heure, et dès qu’il l’ouvre, ça devient plus vrai que le vrai. À l’instant même où il se pose au milieu de la chambre, assis tout droit sur son tabouret, l’œil flamboyant, auréolé de son incroyable crinière blanche, ce sont les lits, les charentaises, les pyjamas et les murs de la piaule qui deviennent hautement inconcevables. Plus rien n’existe, hormis ce qu’il raconte aux enfants et aux grands-pères : pour l’heure, cette masse noire qui tournoie à leurs pieds en leur promettant la mort éparpillante. C’est un obus français, tiré le 7 septembre 1812 à la bataille de Borodino (une sacrée boucherie où des bataillons de fées ont transformé des bataillons de mecs en fleurs). L’obus est tombé aux pieds du prince André Bolkonski, lequel se tient là, debout, indécis, à donner l’exemple à ses hommes pendant que son officier d’ordonnance pique du nez dans la bouse. Le prince André se demande si c’est la mort qui tournoie sous ses yeux, et le vieux Risson, qui a lu Guerre et Paix jusqu’au bout, sait bien que c’est la mort. Seulement, il fait durer le plaisir dans la pénombre de la chambre où on ne laisse allumée qu’une petite lampe à pied, recouverte d’un cachemire par Clara, et qui diffuse au ras du sol une lumière mordorée.
Avant l’arrivée du vieux Risson parmi nous, c’était moi, Benjamin Malaussène, l’indispensable frère aîné, qui servais aux mômes leur tranche de fiction pré-nocturne. Tous les soirs depuis toujours : « Benjamin, raconte-nous une histoire. » Je me croyais le meilleur dans le rôle. J’étais plus fort que la téloche à une époque où la téloche était déjà plus forte que tout. Et puis Risson survint. (Il se pointe toujours tôt ou tard, le caïd tombeur du caïd…) Il ne lui a pas fallu plus d’une séance pour me ravaler au rang de lanterne magique et s’octroyer la dimension cinémascope-panavision-sun-surrounding et tout le tremblement. Et ce n’est pas la Collection Harlequin qu’il leur sert, aux enfants ! mais les plus ambitieux Everest de la littérature, des romans immenses conservés tout vivants dans sa mémoire de libraire passionné. Il les ressuscite dans le moindre détail devant un auditoire métamorphosé en une seule et gigantesque oreille.
Je ne regrette pas d’avoir été dégommé par Risson. D’abord, je commençais à manquer de salive et à loucher vers les télés d’occase, et ensuite, ce sont ces récits hallucinés qui ont définitivement sauvé Risson de la drogue. Il y a retrouvé sa cervelle, sa jeunesse, sa passion, son unique raison de vivre.
Un sacré miraculé, en fait ! Les poils de mon âme se hérissent encore quand je revois sa première apparition parmi nous.
C’était un soir, il y a un mois de ça. J’attendais la visite de Julie qui nous avait promis un nouveau grand-père. On était tous à table. Clara et Papy-Rognon nous avaient mitonné des cailles dodues comme les marmots de Gilles de Rays. Fourchettes et couteaux levés, on était sur le point de se les faire, toutes nues sur leurs canapés, quand soudain : Dring !
— C’est Julia ! je m’écrie.
Et mon cœur bondit tout seul vers la porte.
C’était bien ma Corrençon, ses cheveux, ses volumes, son sourire et tout. Mais derrière elle… Derrière elle, le vieillard le plus démoli qu’elle eût jamais introduit ici. Ça avait dû être plutôt grand, mais c’était si bien cassé que ça n’avait plus de taille. Ça avait dû être plutôt beau, mais si les morts ont une couleur, la peau de ce type avait cette couleur-là. Une peau décollée dans laquelle flottait un squelette suraigu. Chaque geste faisait un angle qui menaçait de percer. Les cheveux, les dents, les ongles et le blanc de l’œil étaient jaunes. Plus de lèvres. Mais, le plus impressionnant, c’était qu’à l’intérieur de cette carcasse et au fond de ce regard on sentait une vitalité affreuse, quelque chose de résolument increvable, l’image même de la mort vivante que donne la fringale d’héroïne aux grands camés en état de manque. Dracula soi-même !
Julius le Chien avait filé en grondant se planquer sous un plumard. Couteaux et fourchettes nous étaient tombés des mains, et, dans nos assiettes, les petites cailles en avaient chopé la chair de poule.
Finalement, c’est Thérèse qui a sauvé la situation. Elle s’est levée, elle a pris le déterré par la main et elle l’a conduit jusqu’à son guéridon où elle a immédiatement entrepris de lui fabriquer un avenir, comme elle l’avait fait pour les trois autres grands-pères.
Moi, j’ai entraîné Julie dans ma chambre, et je lui ai joué la scène de la fureur chuchotée.
— Pas un peu cinglée, non ! Nous amener un mec dans un état pareil ! Tu tiens à ce qu’il crève ici ? Tu trouves que ma vie est trop simple ?
Elle a un don, Julie. Le don des questions qui me sectionnent. Elle a demandé :
— Tu ne l’as pas reconnu ?
— Parce que je suis censé le connaître ?
— C’est Risson.
— Risson ?
— Risson, l’ancien libraire du Magasin.
Le Magasin, c’était la boîte qui m’employait avant les Éditions du Talion. J’y jouais le même rôle de Bouc Émissaire, et je m’en suis fait virer après que Julie eut écrit dans son canard un grand article sur la nature de mon boulot. Il y avait en effet un vieux libraire là-bas, tout droit, tête blanche, splendide, dingue de littérature, mais d’une nostalgie sauvagement nazillonne. Risson ? J’ai défroissé l’image du petit vieux tout ruiné qu’elle venait de nous refiler, et j’ai comparé… Risson ? Peut-être. Alors, j’ai dit :
— Risson est une vieille ordure, son cerveau a confit dans la merde, je peux pas l’encadrer.
— Et les autres grands-pères ? a demandé Julie sans se démonter.
— Quoi, les autres ?
— Qu’est-ce que tu sais de leur passé, de ce qu’ils étaient il y a quarante ans ? Merlan, par exemple, un indic de la Gestapo, peut-être ? Un coiffeur, ça enregistre, non ? donc ça parle… Et Verdun ? tout vivant après la Der des Ders, il se serait pas caché derrière ses potes, par hasard ? Et Rognon, boucher en Algérie, tu imagines ? « Le boucher de Tlemcen », ça sonnerait plutôt bien pour signer un massacre…
Tout en murmurant, elle faisait sauter nos premiers boutons et son feulement des savanes coulait directement dans le velouté de mon oreille.
— Non, crois-moi, Benjamin, il vaut mieux ne fouiller personne ; la prescription, ça a du bon.
— Prescription, mon cul ! Je me rappelle mot pour mot ma dernière conversation avec le vieux Risson : il a une croix gammée à la place du cœur.
— Et alors ?
(La première fois que je l’ai vue, Julie, elle volait un shetland au rayon pulls du Magasin. Ses doigts s’enroulaient d’eux-mêmes, et sa main aspirait. J’ai illico décidé de devenir le shetland de Julie.)
— Benjamin, l’important n’est pas de savoir ce qu’un Risson a pensé ou fait quand sa cervelle était en état de marche, mais de combattre les salauds qui ont transformé cette cervelle en huile de vidange.
Je ne sais pas comment elle s’y est prise, mais cette dernière phrase fut prononcée sous nos draps, et il me semble bien qu’il n’y avait plus la moindre fringue dans le secteur. Pourtant, elle ne lâchait pas son sujet.
— Tu sais pourquoi il a décollé comme ça, Risson ?
— Je m’en tape.
C’était vrai. Ça m’était égal. Non plus au nom d’une éthique anti-Rissonienne, mais parce que les mamelles de Julie sont le lit de mon cœur. Elle a quand même tenu à m’expliquer pendant que je me servais. Et, tous ses doigts dans mes cheveux, elle m’a raconté l’aventure de Risson.
TRAGÉDIE EN 5 ACTES.
Acte I : Quand je me suis fait virer du Magasin, l’année dernière, après l’article de Julie, l’Inspection du Travail est tombée sur le poil de la direction. Elle voulait savoir à quoi ressemblait une boîte qui employait un bouc émissaire chargé d’éponger toutes les emmerdes en chialant comme un veau devant les clients râleurs. Et madame l’Inspection a trouvé des tas de choses. Entre autres, un Risson qui conservait sa librairie au noir alors qu’il aurait dû être à la retraite depuis dix années bien tassées. Exit, Risson. Fin du Premier Acte.
Acte II : Lourdé, seul au monde dans son petit deux-pièces de la rue Broca, Risson se couche et déprime. Le genre d’apprenti cadavre à être retrouvé en compote avariée dans son plumard, six mois plus tard, par des voisins à l’odorat subtil. Lorsqu’un matin…
Acte III : Bonté du Bon Dieu, Risson voit débarquer chez lui une toute jeune fille, aide-soignante et ménagère, soi-disant cadeau gratis de la Municipalité. Une petite brune à l’œil d’azur, vive comme un furet et douce comme un rêve de femme. Ô joie ! Ô dernière idylle ! La jeunette te cajole le Risson, te l’emballe, et te lui enfourne des tonnes de médicaments pas avouables pour curer ses langueurs.
Acte IV : Risson dépense tous ses ronds pour acheter de plus en plus de bonbons magiques, passe naturellement de la pilule à la piquouse, décolle, sénilise à la vitesse grand Vé, et un matin, tout euphorique après une bonne giclée intraveineuse, il se dépoile en plein marché du Port-Royal. Gueule des maraîchers devant le strip-tease de Mathusalem !
Acte V : Police, internement d’office à Sainte-Anne, telle aurait dû être la fin logique de cette affreuseté. Mais Julie pistait la brunette depuis un certain temps, bien décidée à tirer Risson de ses pattes en forme de seringues. Aussi, quand le vieux fait son happening dans les fruits et légumes, Julia, qui le suivait, lui jette son manteau sur les épaules (un beau sconse noir luisant comme un capot de Buick) l’enfourne dans un taxi, et, après deux jours et deux nuits de sommeil forcé, nous l’amène ici, dans la maison Malaussène, comme elle l’a fait des trois autres grands-pères, à des fins désintoxicationistes. Voilà. La suite reste à écrire. C’est le sujet de l’article que Julie prépare pour son journal, dans le but de faire tomber la bande de la jolie brunette piquouseuse de vieillards.
Risson raconte la Guerre et la Paix, et, dans le sifflement empoisonné de la petite bombe, on peut entendre tourner les noms de Natacha Rostov, de Pierre Besoukhov, d’André, d’Hélène, de Napoléon, de Koutouzov…
Ma pensée à moi s’envole vers Julie, vers ma Corrençon, vers ma journaliste de l’Éthique… Trois semaines que nous ne nous sommes vus. Prudence. La bande ne doit pas savoir où sont planqués les vieux. Elle n’hésiterait pas à buter ces témoins gênants, et moins encore leur entourage…
Où es-tu Julie ? Je t’en supplie, sois prudente. Ne déconne pas, ma Julia. Méfie-toi de la ville. Méfie-toi de la nuit. Méfie-toi des vérités qui tuent.
Ce pensant, je fais un clin d’œil discret à Julius le Chien, qui se lève pour sortir avec moi dans Belleville : notre bol d’air nocturne.
Pendant que le prince André Bolkonski regardait tournoyer sa mort dans une quincaillerie désaffectée de Belleville, une jeune fille anonyme jouait du violon, quai de la Mégisserie, derrière sa fenêtre close. Toute vêtue de noir, debout devant la ville, la jeune fille torturait la sonate № 7 de Georg Friedrich Haendel.
Pour la millième fois, elle revit la séquence des actualités télévisées de vingt heures : le jeune policier blond, au manteau vert, qui gisait, tête éclatée, sur l’asphalte de Belleville, et la petite Vietnamienne, si vieille, si fragile, si menacée, qui demandait, en gros plan :
— Pouôtédger ?
Couronnant le manteau vert, la tête blonde du garçon figurait une vaste fleur sanglante au-dessus de sa tige.
— Quelle horreur ! avait dit maman.
— Elle ressemble à Hô Chi Minh, cette Vietnamienne, tu ne trouves pas ? avait demandé papa.
La jeune fille avait discrètement quitté le cercle de famille et s’était enfermée dans sa chambre. Elle n’avait pas allumé la lumière. Elle avait pris son violon. Debout devant la double fenêtre close, elle s’était mise à jouer toutes les pièces de son répertoire. Cela faisait maintenant quatre heures qu’elle jouait. Elle découpait la musique dans la nuit à petits coups d’archet tranchants. Les doigts de sa main gauche se relâchaient si vite au passage du crin qu’ils étouffaient toute résonance. Rien d’autre que cette note juste et glacée comme une lame. On eût dit qu’elle jouait avec un rasoir. Qu’elle lacérait ses plus jolies robes… C’était le tour de Georg Friedrich Haendel, maintenant.
La ville égorgeait les vieilles dames…
La ville faisait exploser les jeunes têtes blondes… — « Pouôtédger ? » demandait une Vietnamienne seule dans la ville… « pouôtédger ? »…
— Il n’y a pas d’amour, murmura la jeune fille entre ses dents.
C’est alors qu’elle vit l’auto. C’était une longue auto noire dont la carrosserie luisait vaguement. Elle venait de se garer au beau milieu du Pont-Neuf, au-dessus de la Seine, avec majesté, comme on accoste. La porte arrière s’ouvrit. La jeune fille vit un homme sortir. Il soutenait une femme chancelante.
— Saoule, diagnostiqua la jeune fille.
(Et le passage de son archet sur les cordes rendit un de ces sons vacillants dont seul le violon a l’horrible secret.)
L’homme et la femme titubaient vers le parapet. La jeune fille sentait la tête rousse de la femme peser de tout son poids sur l’épaule de son compagnon.
— À moins qu’elle ne soit enceinte, se dit la jeune fille, il y a tant de raisons de vomir…
Mais non, la femme ne se cassa pas en deux pour rendre son trop-plein de maternité à la Seine. Le couple semblait rêver, au contraire, la tête de la femme contre l’épaule de l’homme, la joue de celui-ci dans la chevelure de celle-là. Le manteau de fourrure de la femme luisait comme la carrosserie de l’auto.
— Non, c’est de l’amour, se dit la jeune fille.
(Première caresse de la soirée pour Georg Friedrich Haendel.)
— Elle a les mêmes cheveux que maman.
Une incroyable chevelure rousse, en fait, blond vénitien peut-être, où se prenait la lueur du réverbère, ce qui faisait au couple une auréole dorée.
— Alors, la voilà, la belle amour ?
Contre le trottoir, patiente, l’auto lâchait dans le froid de petites fumeroles blanches et silencieuses. Georg Friedrich Haendel pansait ses blessures.
— De l’amour, répéta la jeune fille.
Et juste à ce moment-là, elle entendit le rugissement. Cela perça le double vitrage de ses fenêtres. Un long rugissement métallique qui sortait du moteur de l’auto en stationnement, dont la porte avant, soudain, s’était ouverte. La jeune fille vit alors l’homme disparaître derrière le parapet et la femme basculer par-dessus le pont. On eût dit que la femme s’était envolée. Elle était encore déployée dans l’espace que l’homme, déjà, s’engouffrait dans la portière ouverte et que l’auto démarrait dans un hurlement de ses quatre roues. Il y eut le corps blanc de la femme dans la nuit, le virage de l’auto, le choc de son aile arrière contre une borne, sa fuite ferrailleuse le long du quai, à toute allure. La jeune fille ferma les yeux.
Quand elle eut le courage de les rouvrir — il ne s’était écoulé que quelques secondes — le pont était vide. Mais, entre les parois luisantes du quai, glissait la masse sombre d’une péniche. Et là, dans les replis d’une montagne de charbon, brisé comme un oiseau mort, le corps nu de la femme passait sous les yeux de la jeune fille.
— Il n’aura pas tout perdu, pensa la jeune fille, il a gardé le manteau.
Puis, pour la seconde fois, elle reconnut l’auréole d’or autour du visage si blanc.
— Maman, murmura-t-elle.
Elle laissa tomber l’archet et le violon, ouvrit grand la fenêtre et hurla dans la nuit.
On se les gèle à moins douze, et pourtant Belleville bouillonne comme le chaudron du diable. À croire que toute la flicaille de Paris monte à l’assaut. Il en grimpe de la place Voltaire, il en tombe de la place Gambetta, ils rappliquent de la Nation et de la Goutte d’Or. Ça sirène, ça gyrophare et ça stridule à tout va. La nuit a des éblouissements. Belleville palpite. Mais Julius le Chien s’en fout. Dans la demi-obscurité propice aux régals canins, Julius le Chien lèche une plaque de verglas en forme d’Afrique. Sa langue pendante y a trouvé du délicieux. La ville est l’aliment préféré des chiens.
On dirait que, dans cette nuit coupante, Belleville règle tous les comptes de son histoire avec la Loi. Les matraques pourfendent les impasses. Rades et fourgons jouent les vases communiquants. C’est la valse du dealer, c’est la course à l’Arabe, c’est le grand méchoui de la flicaille à moustaches.
À part ça, le quartier reste le même, c’est-à-dire toujours changeant. Ça devient propre, ça devient lisse, ça devient cher. Les immeubles épargnés du vieux Belleville font figure de chicots dans un dentier hollywoodien. Belleville devient.
Il se trouve que moi, Benjamin Malaussène, je connais le grand ordonnateur de ce devenir Bellevillois. Il est architecte. Il s’appelle Ponthard-Delmaire. Il perche dans une maison toute de verre et de bois, enfouie dans la verdure, rue de la Mare, là-haut. Un coin de paradis pour les ateliers du bon Dieu, normal. C’est un archicélèbre, Ponthard-Delmaire. On lui doit, entre autres, la reconstruction de Brest (architecturalement parlant, le Berlin-Est français). Il va bientôt publier dans ma boîte (aux Éditions du Talion) un gros ouvrage sur ses projets parisiens : le genre mégalo-book, papier glacé, photos couleurs, plan dépliable et tout. Opération prestige. Avec de belles phrases d’architectes : de celles qui s’envolent en abstractions lyriques pour retomber en parpaings de béton. C’est parce que la Reine Zabo m’a envoyé chercher son manuscrit que j’ai eu les honneurs de Ponthard-Delmaire, le fossoyeur de Belleville.
— Pourquoi moi, Majesté ?
— Parce que s’il y a quelque chose qui merde dans la publication de son livre, Malaussène, c’est vous qui vous ferez engueuler. Autant que Ponthard connaisse tout de suite votre jolie tête de bouc.
Ponthard-Delmaire est un gros mec qui, pour une fois, ne se déplace pas « avec une étonnante souplesse pour sa corpulence ». Un gros qui se déplace comme un gros ; pesamment. Qui se déplace peu, d’ailleurs. Après m’avoir filé son bouquin, il ne s’est pas levé pour me raccompagner. Il m’a juste dit :
— J’espère pour vous qu’il n’y aura pas de problème.
Et il ne m’a pas lâché des yeux, jusqu’à ce que le larbin au gilet d’abeille eût refermé sur moi la porte de son bureau.
— Tu viens, Julius ?
On croit qu’on emmène son chien pisser midi et soir. Grave erreur : ce sont les chiens qui nous invitent deux fois par jour à la méditation.
Julius s’arrache à son Afrique verglacée, et nous continuons notre balade, direction Koutoubia, le restaurant de mon pote Hadouch et de son père Amar. Belleville peut bien se convulser autour de ses tripes, rien ne modifiera la trajectoire du penseur et de son clébard. Pour l’heure, le penseur évoque la femme qu’il aime. « Julie, ma Corrençon, où es-tu ? Tu me manques, bordel, si tu savais comme ! » Il y a tout juste un an de ça, Julie (qu’à l’époque j’appelais Julia) faisait une entrée discrète dans ma vie. Femme nomade, elle me demanda si j’acceptais d’être son porte-avions. « Pose-toi, ma belle, et décolle aussi souvent que tu le veux, moi, désormais, je navigue dans tes eaux. » J’ai répondu quelque chose dans ce genre. (Ouh, là ! que c’était beau…) Depuis, je passe ma vie à l’attendre. Les journalistes de génie ne vous baisent qu’entre deux articles, voilà l’inconvénient. Et si elle grattait dans un quotidien, au moins… mais non, c’est dans un mensuel que ma Corrençon s’exprime. Et elle n’y publie que tous les trois mois. Oui, l’amour trimestriel, voilà mon lot. « Pourquoi t’occupes-tu de ces vieux camés, Julie ? Parce qu’un aïeul qui se défonce c’est le scoop de l’année ? » Je devrais avoir honte de me poser cette question, mais je n’en ai pas le temps. Une main, jaillie de la nuit, me chope par le col et m’arrache. Je décolle et j’atterris.
— Salut, Ben.
Le couloir est obscur, mais je reconnais le sourire : tout blanc, avec un trou noir entre les deux incisives. Si une loupiote s’allumait, les cheveux seraient bouclés roux au-dessus d’un œil fauve. Simon le Kabyle. Je reconnais aussi son haleine mentholée.
— Salut, Simon, depuis quand tu m’alpagues comme un flic ?
— Depuis que la poulaille nous empêche de monter dans la rue.
Cette autre voix aussi, je la reconnais. Une voix souple qui fait un pas en avant, et la nuit prend corps autour de Mo le Mossi, l’ombre immense du Kabyle.
— Qu’est-ce qui se passe, les gars ? On a encore égorgé une vieille ?
— Non, cette fois, c’est une vieille qui a farci un flic.
Cannelle et menthe verte, Mo le Mossi et Simon le Kabyle font la paire la plus efficace de la Roquette aux Buttes Chaumont en matière de loteries clandestines. Ce sont les lieutenants de mon pote Hadouch, fils d’Amar, et condisciple à moi au lycée Voltaire. (À ma connaissance, le seul khâgneux à avoir choisi la section bonneteau.)
— Un flic tué par une vieille ?
(Ce qu’il y a d’agréable, avec Belleville, c’est la surprise.)
— Le Petit ne t’a pas dit ? Il était là avec ton chien. Ça s’est passé au croisement Timbaud. Hadouch et moi on a tout vu du trottoir d’en face.
Murmures glacés, couloir pisseux, mais grand sourire de Simon.
— Une vieille bien de chez vous, Ben : cabas, charentaises et tout. Elle l’a rectifié au P.38. Je te le jure sur ma propre mère.
(Alors, c’est donc vrai que les fées transforment les mecs en fleurs ? Putain de vieille salope : sortir la mort violente sous les lunettes roses de mon Petit…)
— Ben, Hadouch te demande un service.
Simon ouvre nos blousons respectifs et une enveloppe kraft passe discrètement de sa chaleur à la mienne.
— C’est des photos du flic dessoudé, Ben. Quand tu les verras, tu comprendras que Hadouch ne peut pas garder ça chez lui en ce moment. Chez toi, au moins, il n’y aura pas de perquisition.
— Tu viens, Julius ?
La nuit est de plus en plus aiguisée.
— Tu viens, oui ?
Cataclop, cataclop, il s’amène. Il pue tellement, ce chien, que son odeur refuse de le suivre : elle le précède.
— On coupe par Spinoza ou on fait le tour par la Roquette ? « Pourquoi n’es-tu pas là, Julie ? Pourquoi dois-je me contenter de Julius, et de Belleville ? » « Dans le journalisme tel que je le conçois, Benjamin, les raisons d’écrire sont mes seules raisons de vivre. »
— Je sais, je sais, mais tâche de ne pas en mourir…
Les phares de la bagnole nous éblouissent tout à coup, Julius et moi. On entend le moteur hurler du fond de la rue de la Roquette. Le gars doit grimper vers nous à plus de 120. (Au fond, je devrais faire la même chose : passer mon permis, m’acheter un bolide, et, quand je désire trop ma Corrençon, m’offrir un tour de périf à fond la caisse.) Fasciné par la bagnole, Julius s’est laissé tomber sur son gros cul. Il plante ses yeux dans les phares, comme s’il espérait hypnotiser le dragon. Cent contre un qu’avec ce verglas, le dragon va se viander contre le portail du Père Lachaise.
— Tu paries, Julius ?
Pari perdu. Hurlement sur hurlement, ça rétrograde sec, ça chasse du cul dans le virage, ça se récupère à la sortie et ça file plein pot vers Ménilmontant. Seulement, dans le virage, une portière s’est ouverte, et quelque chose comme un oiseau sinistre s’est envolé de la voiture noire. J’ai d’abord cru que c’était un corps, mais c’est retombé comme une peau vide. Un manteau, peut-être, ou une couverture. J’ai déjà posé le pied dans le caniveau pour aller y voir, mais un long hurlement de femme me saisit le sang comme une flamme de chalumeau. Puis, une voiture de police, qui suit la première, me rejette sur le trottoir. La femme invisible continue de hurler. Je me retourne. Ce n’est pas une femme, c’est Julius.
— Julius, merde, non, ne me fais pas ça !
Mais, la tête dévissée vers la voiture disparue, la gueule arrondie comme dans un dessin et l’œil flamboyant de terreur, Julius continue de hurler. Une longue plainte féminine entrecoupée de sanglots brefs. Une lamentation qui enfle, envahit le quartier tout entier, jusqu’à ce qu’une fenêtre s’allume, puis une autre, m’obligeant à m’enfuir le long de la Folie Régnault, courbé en deux comme un voleur d’enfant, mon chien assis dans mes bras, bavant dans la main qui le bâillonne, mon chien roulant des yeux dans la nuit rousse de la ville, mon chien en pleine crise d’épilepsie.
Il est couché dans ma chambre à présent, sur le flanc, mais toujours en position assise. Tête dévissée, l’œil au plafond, aussi rêche et léger qu’une noix de coco vide, il se tait, au point qu’on pourrait le croire mort. Mais il a beau puer de la gueule comme s’il voyageait au fond des enfers, Julius le Chien est vivant. Épilepsie. Ça va durer un certain temps. Plusieurs jours, peut-être. Aussi longtemps que la vision qui a provoqué cette crise s’accrochera à sa rétine. J’ai l’habitude.
— Alors, Dostoïevski, qu’est-ce que tu as vu, ce coup-ci ?
Moi, ce que je vois, après avoir ouvert l’enveloppe kraft de Hadouch, me laisse tout rêveur, et mon dîner, pourtant lointain, me remonte gentiment à la bouche. Sur l’enveloppe, on a écrit : INSPECTEUR VANINI, et sur les photos étalées devant moi, un jeune type au loden vert et à la brosse blonde est en train de casser des têtes brunes à coups de poing américain. L’une des têtes a explosé, un œil a jailli de son orbite. Pas la moindre jubilation sur le visage du blondinet. Rien qu’une application d’écolier. Je comprends que Hadouch ne veuille pas qu’on trouve ça chez lui. Après la mort du flic Vanini, le Maghreb a intérêt à se faire petit.
Le monde me fatigue, tout à coup, et je n’ai pas sommeil. Tant pis pour les consignes de sécurité. Je décroche le bigo et j’appelle Julie. J’ai besoin de sa voix. La voix de Julie, s’il vous plaît… Rien du tout, ça sonne tout vide dans la nuit.
— Morte ? demanda Pastor.
À genoux dans le charbon, le toubib était penché sur le corps de la femme. Il leva les yeux sur le jeune inspecteur au grand chandail de laine qui l’éclairait de sa torche.
— Elle ne vaut guère mieux.
La lueur bleue du gyrophare de la vedette fluviale passait sur le corps, puis la jaune, puis c’était la nuit du charbon, puis le flash du photographe. Une des jambes de la femme, brisée, faisait un angle à hurler. On lui avait rivé aux chevilles deux lourds bracelets de plomb.
— Elle ne serait pas remontée de sitôt.
— Regardez.
Le toubib avait saisi le coude avec délicatesse. Il désignait un hématome, au creux de la saignée.
— Piquée, dit Pastor.
Ils parlaient à petits mots congelés. Entre ces bribes, on entendait le halètement profond des diesels. La péniche sentait le fuel et la tôle grasse.
— Vous en avez assez vu ?
Pastor promena une dernière fois le faisceau de sa lampe sur le corps de la femme. Traces de piqûres, marques de coups et de brûlures diverses. Il s’attarda un instant au visage, bleui par le froid et les ecchymoses. Front large, pommettes saillantes, bouche énergique et charnue. Et cette crinière dorée. Le visage ressemblait au corps : puissant. Adouci par une sorte de plénitude souple. Pastor s’adressa au photographe.
— Vous pouvez atténuer le massacre du visage ?
— J’ai un copain, au labo, il vous fera un tirage spécial. On effacera le pire.
— Belle fille, dit le docteur en rabattant la couverture.
La lampe de Pastor traça un demi-cercle dans la nuit.
— Brancardiers !
Il les entendit marcher sur le charbon comme sur une montagne de coquilles.
— Fractures multiples, résuma le toubib, brûlures diverses, dose indéterminée de saloperie dans les veines, sans parler des suites pulmonaires probables. Elle est cuite.
— Elle est solide, dit Pastor.
— Elle est cuite, répéta le toubib.
— On parie ?
Il y avait de la gaieté dans la voix du jeune inspecteur.
— Vous êtes toujours d’aussi bon poil à une heure du matin et devant un gâchis pareil ? demanda le toubib.
— Moi, j’étais de permanence, répondit Pastor, c’est vous qu’on a réveillé en sursaut.
Pastor, le toubib et le photographe escaladaient le charbon à la suite des brancardiers. Gyrophare de la vedette fluviale, gyrophare de l’ambulance, gyrophare de l’estafette, lampe de poche de Pastor, feux d’arrêt de la péniche, la nuit clignotait. La voix du marinier aussi ; il parlait en claquant des dents.
— C’est tout moi, ça, il pleut des gerces à poil dans mon charbon, et je m’en aperçois pas.
Comme tous les mariniers, il avait une tête de forain ravagé par l’ennui et le 421.
— Le jour où vous regarderez pleuvoir les filles, dit Pastor en passant devant lui, vous vous paierez une pile de pont.
Rigolade générale.
— Elle est morte ? demanda le marinier.
— En bonne voie, répondit un des brancardiers.
— Où est la jeune fille au violon ? demanda Pastor.
— Dans l’estafette, répondit un des flics. Elle est complètement allumée, cette gamine, elle croyait que c’était sa mère, dans le charbon.
Pastor fit un pas vers l’estafette, puis, il se ravisa.
— Ah ! j’oubliais…
Il s’était retourné vers le marinier.
— Demain, quand vous aurez livré, vous irez boire un coup dans votre troquet habituel, non ?
— Plutôt deux, fit le marinier en sautant sur place.
— Pas un mot de tout ça, dit Pastor.
Il souriait toujours. Mais d’un sourire absolument immobile.
— Quoi ?
— Pas la plus petite allusion. Vous n’en parlez à personne. Même pas à vous-même. Il ne s’est rien passé.
Le marinier n’en revenait pas. Deux secondes plus tôt, il avait affaire à un petit gars marrant, tout en gestes dans son gros pull de laine, et maintenant, le flic.
— Et pas d’alcool pendant dix jours, ajouta Pastor, comme s’il dictait une ordonnance.
— Hein ?
— Un ivrogne, ça raconte n’importe quoi, surtout la vérité.
Les yeux de Pastor s’étaient creusés. Ils étaient très loin de son sourire.
— Régime sec. Compris ?
Il semblait fatigué, soudain.
— C’est vous la Loi, bougonna le marinier qui venait de perdre d’un coup son carburant et le sujet de conversation de toute une vie.
— Vous êtes gentil, dit Pastor avec lenteur.
Il ajouta :
— D’ailleurs, les belles filles ne tombent pas du ciel.
— C’est rare, convint le marinier.
— Ça n’arrive jamais, dit Pastor.
La première personne que Pastor vit dans l’estafette, ce fut l’agent en uniforme. Il se tenait recroquevillé à une extrémité de la banquette, un calepin vierge ouvert sur ses genoux serrés, aussi loin que possible de la jeune fille au violon. La jeune fille était très brune, très pâle, et terriblement adolescente. Elle était toute vêtue de noir, ses mains coupées à la première phalange par des mitaines de résille. « Je porte le deuil du monde, n’espérez pas me faire sourire », voilà ce que voulait signifier ce déguisement de veuve sicilienne. Le petit flic en uniforme accueillit Pastor avec le regard du chien qu’on va peut-être détacher. Pastor tendit la main à la jeune fille :
— C’est fini, mademoiselle, je vous raccompagne chez vous.
Dans la voiture de service, assise à côté de Pastor qui conduisait avec douceur, la jeune fille se mit à parler. Elle évoqua d’abord le visage d’une Vietnamienne très âgée, qui l’avait bouleversée, à la télévision, aux actualités de vingt heures. « Pouôtédger ? » demandait la vieille dame, « et on sentait toute la menace du monde peser sur ses épaules », précisa la jeune fille au violon. Pastor conduisait en silence. Sans gyrophare. Sans sirène. Lui dans son chandail, la jeune fille dans ses pensées, on aurait pu croire le frère et la sœur. La jeune fille se sentait en confiance. Elle redit une nouvelle fois ce qu’elle avait vu par sa fenêtre. Elle raconta, dans le moindre détail : le rugissement de l’auto, la femme nue dans l’espace…
Mais, selon elle, le plus grave était qu’elle avait cru reconnaître sa mère dans le corps qui glissait « sur son catafalque de charbon ». Apparemment, le fait que la maman en question dormît tranquillement dans sa chambre à ce moment-là n’y changeait rien.
— C’est absolument comme si j’avais tué maman, monsieur l’inspecteur ! J’ai essayé d’expliquer cela à votre collègue en uniforme, il n’a pas voulu me comprendre.
En effet. Pastor essaya d’imaginer la tête du jeune flic et faillit griller un feu rouge.
Après avoir déposé la jeune fille chez elle, Pastor retrouva la Maison en éruption : couloir bondés d’Arabes assis par terre ou serrés sur des bancs, claquements de porte, coups de gueule, sonneries de téléphone, rafales de machines à écrire, va-et-vient de dossiers à grandes enjambées de flics furibards… Hommage du commissaire divisionnaire Cercaire à l’inspecteur Vanini, tombé cette nuit, victime de la ville. Deuil flamboyant du divisionnaire Cercaire. Cellules et fichiers se remplissaient.
Pastor se réfugia dans l’ascenseur en bénissant le ciel de ne pas être un homme de Cercaire, mais un flic du divisionnaire Coudrier. Le divisionnaire Coudrier traitait discrètement les affaires, dans la pénombre d’un bureau confortable. Le divisionnaire Coudrier vous offrait le café dans des tasses empire, frappées de l’impériale majuscule « N ». Le divisionnaire Coudrier se montrait peu. Il n’était pas un flic de terrain. Si Pastor venait à se faire tuer dans la rue, Coudrier aurait le deuil sobre. Peut-être priverait-il son café de sucre, pendant quelques jours.
Quand Pastor ouvrit la porte de son propre bureau, ce fut pour y découvrir une minuscule Vietnamienne, montée sur socques de bois, et occupée à avaler un plein verre à dent d’une matière blanchâtre avec un rictus cyanuré.
Pastor referma la porte du bureau sans s’émouvoir.
— Tu te suicides, Thian ? Je me suis pourtant laissé dire que tu avais fait un tabac, à la télé, ce soir.
Tête renversée, la Vietnamienne leva une main qui exigeait le silence. Le bureau était un bureau de flic à petit budget. Deux tables, deux machines à écrire, un téléphone et des fichiers métalliques. Pastor y avait installé un lit de camp. Il dormait là, quand il n’avait pas la force de rentrer chez lui. Pastor était un héritier du boulevard Maillot. Une grande maison, au bord du Bois. Une grande maison vide. Depuis la mort du Conseiller et de Gabrielle, Pastor dormait au bureau.
Quand elle eut reposé le verre et qu’elle se fut essuyé les lèvres du revers de la main, la Vietnamienne dit :
— Ne me cherche pas, gamin ; ce soir, je hais la jeunesse.
Elle n’avait plus le moindre accent de sa lointaine Plaine des Joncs. Elle avait la voix de Gabin : quelque chose comme un roulement de galets, scandé par les intonations irréfutables du douzième arrondissement.
— C’est la mort de Vanini qui te met dans un état pareil ? demanda Pastor.
D’un geste las, la Vietnamienne retira sa perruque de cheveux lisses, ce qui fit jaillir sur toute la surface de son vieux crâne une brosse grise et clairsemée, mais raide comme la fureur.
— Vanini était un petit con qui a dû pousser son pion trop loin, dit-elle, il s’est mangé une bastos, paix à son âme. C’est pas de ça qu’il s’agit, gamin, aide-moi, tu veux ?
La Vietnamienne présenta son dos à Pastor qui dégrafa la robe thaï, et, d’un coup de glissière, fendit la soie jusqu’à la naissance des fesses. La forme humaine qui enjamba la robe était entièrement masculine et thermolactyle. Pastor cessa de respirer.
— Qu’est-ce que tu utilises, comme parfum ?
— « Mille Fleurs d’Asie », tu aimes ?
Pastor expira comme on se purge.
— Incroyable que Cercaire ne t’ait pas reconnu !
— Même moi je ne me reconnaîtrais pas, gronda l’inspecteur Van Thian en dégageant l’arme de service dissimulée dans le creux de ses maigres cuisses.
Il ajouta :
— Ma parole, gamin, c’est comme si j’étais devenu ma propre veuve.
Dépouillé des attributs de la veuve Hô (il poussait le scrupule jusqu’à porter deux seins de latex, plats comme des steaks attendris au hachoir) l’inspecteur Van Thian était un flic maigre, vieux, et chroniquement déprimé. Il ouvrit une rose boîte de Tranxène, propulsa deux gélules au creux de sa main, et les fit passer à l’aide du verre de bourbon que Pastor lui tendait.
— Tous mes ulcères se sont réveillés d’un coup.
L’inspecteur Van Thian tomba assis sur une chaise, en face de son jeune collègue Pastor. Pastor récupéra le verre, le remplit d’eau, y jeta deux cachets d’aspirine effervescente, le posa au milieu du bureau, et s’assit à son tour. Les deux hommes, le menton sur leurs doigts croisés, contemplèrent en silence la valse pétillante. Quand le vieux Thian se fut envoyé l’aspirine, il dit :
— J’ai bien cru que j’en coinçais deux, ce soir.
— Deux gosses ? demanda Pastor.
— Si on veut. Simon le Kabyle et Mo le Mossi. Ils font le bonneteau pour le compte de Hadouch Ben Tayeb. Ils doivent pas totaliser plus de quarante berges à eux deux. Par rapport à moi, c’est des mômes, mais par rapport à la vie, ils ont roulé leur caisse, crois-moi.
Pastor aimait ces heures de la nuit où l’inspecteur Van Thian descendait des hauteurs de Belleville pour venir taper ses rapports à la Maison. Pour une raison que Pastor ne s’expliquait pas, la présence du vieux Thian lui rappelait celle du Conseiller. Peut-être parce que Thian lui racontait des histoires (les tribulations de la veuve Hô) tout comme le Conseiller, quand Pastor était enfant. Ou l’âge, tout simplement… l’approche du grand âge.
— Écoute bien ça, gamin, ils m’ont coincé au distributeur de billets du Faubourg du Temple et de l’avenue Parmentier. Tu imagines ? Lin Mossi en acier et un Kabyle en béton contre la petite veuve Hô. Je leur ai donné près de trois cents sacs à renifler. J’ai même paumé volontairement un biffeton. Et tu sais quoi ? Voilà Mo le Mossi qui cavale après moi pour me le rendre ! Bon, je me dis que ce sera pour plus tard, qu’ils veulent me ratisser du total, sans risque, dans un coin pénard, le métro par exemple. Va pour le métro. Ils y descendent avec moi en me susurrant des horreurs avec des ricanements à la con, comme quoi ils vont me griller les miches, me tortiller les roberts, tu vois le genre… Ils m’obligent à monter dans un wagon vide, m’assoient entre eux deux, et au lieu de me soulager du paquet, ils continuent à me réciter leur catalogue de chinoiseries. On change à République et on se dirige vers l’Italie. (Je leur avais dit que j’allais voir ma belle-fille qui venait d’accoucher.) Et ça continue de plus belle, au point que je me dis qu’ils veulent, en prime, sauter ma belle-fille et me faire la totale dans son plumard. Résultat, que dalle ! Ils m’ont accompagné jusqu’au pied de la tour où créchait ma prétendue belle-fille et se sont cassés au moment de monter dans l’ascenseur, comme ça, sans prévenir.
— Conclusion ?
— Déprimante, gamin. Ces mômes ne voulaient pas voler la veuve Hô. Je dirais même plus : ils l’ont protégée ! Ils lui ont servi de gardes du corps ! Non seulement ils ne l’ont pas touchée, mais toutes les sado-salades qu’ils lui ont débitées, c’était pour lui foutre les flubes, qu’elle arrête de se balader la nuit, approvisionnée comme un compte libanais. Et ça, tu vois, gamin, ça m’inquiète plus que tout.
— Ça veut dire que Cercaire se trompe sur la jeunesse bellevilloise ?
— Ça veut dire que tout le monde se plante, dans cette affaire de vieilles. Moi-même autant que ce buffle fumant de Cercaire.
Petit bilan silencieux. Sourcils froncés, Thian avait aussi quelque chose de Gabrielle, la femme du Conseiller, quand elle s’offrait un air réfléchi. Le Conseiller disait alors à Pastor : « Gabrielle pense, Jean-Baptiste, dans quelques secondes nous serons moins bêtes. » Tous deux étaient morts, maintenant, Gabrielle et le Conseiller.
— Tu sais quoi, gamin ? De jouer les travelos depuis un mois dans Belleville, ça m’aura au moins appris un truc : c’est que les vieilles peaux peuvent bien s’y balader à poil toutes les nuits, leurs diams vissés dans le nombril et leur argenterie de famille autour du cou, pas un seul camé ne lèvera le petit doigt sur elles. La consigne est passée, et le plus envapé des mouflets se ferait piler plutôt que de plumer une vioque sur Belleville. C’est pas que la jeunesse du quartier soit devenue vertueuse, note, c’est qu’elle est née expérimentée. Les rues sont pourries de flics discrets comme des Vanini, les gosses le savent et ils ne bronchent pas, c’est tout. Même, ils seraient les premiers à mettre la main sur le dingue au rasoir que ça ne m’étonnerait pas. Tu vois, gamin…
Thian leva sur Pastor un regard de sagesse épuisée.
— Tu vois comment c’est, la vie ? Je me disais que j’allais sauter ce trancheur de vieilles avant l’équipe à Cercaire, histoire de me retirer en beauté, et de faire un dernier cadeau à notre Coudrier : et voilà que c’est contre une bande de marmots que je me retrouve en compétition.
L’inspecteur Van Thian leva péniblement ses trente-neuf années de service pour aller les asseoir derrière son bureau. Il confectionna un copieux sandwich de feuilles blanches et de carbones qu’il offrit au rouleau de sa machine.
— Et toi, gamin, tu es tombé sur quelque chose, cette nuit ?
La porte du bureau s’ouvrit à la même seconde sur un coursier du labo qui apportait la réponse.
— Je suis tombé sur ça, répondit Pastor en remerciant le flic et en jetant une poignée de photos encore humides devant Thian.
Thian regarda longuement le corps nu de la femme blanchi par le flash et le contraste du charbon.
— Ceux qui l’ont jetée à la Seine ont fait hurler le moteur de leur voiture pour couvrir le « plouf », expliqua Pastor, du coup, ils n’ont pas entendu passer la péniche.
— Les cons…
— Et ils ont perdu leur pare-chocs en dérapant. Je l’ai récupéré au passage. Une BMW qu’on retrouvera sans mal.
— Ils avaient le feu au cul ?
— Des amateurs, peut-être. Ou des types complètement speedés. La fille a été droguée.
— Tu as des témoins ?
— Une jeune fille qui jouait du violon deux étages plus haut en regardant la nuit. Tiens, elle t’a vu à la télé, à propos. Ça lui a complètement sapé le moral. D’où le violon…
Thian ne releva pas. Il faisait glisser les photos les unes sur les autres, rêveusement.
— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Pastor. Une pute corrigée trop fort ?
— Non, ce n’est pas une pute.
Catégorique, l’inspecteur Van Thian. Et toujours avec cet air de sagesse asiatico-dépressive.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— J’ai fait coffrer deux de mes beaux-frères et trois de leurs cousins pour proxénétisme. Avant notre mariage, ma femme tapinait à Toulon, et ma fille bosse à Nanterre comme bonne sœur dans un foyer de michetonneuses repenties. On s’y connaît en putes, dans la famille.
Puis, de nouveau, secouant la tête :
— Non, ce n’est pas une pute.
— On vérifiera tout de même, fit Pastor en chargeant sa propre machine.
C’est, entre autres qualités, parce qu’il travaillait vite et juste, et qu’il vérifiait tout, que Thian appréciait Pastor. Il n’était pourtant pas porté sur les jeunots. Et moins encore sur les fils de famille. Le père de Pastor avait été Conseiller d’État, fondateur, en son temps, de la Sécurité Sociale — pour l’inspecteur Van Thian grand consommateur de médicaments, quelque chose d’aussi inaccessible qu’un archevêque de la Curie romaine. Les manières douces, les pull-overs, le subjonctif et l’inaptitude à l’argot que la famille avait légués au gamin, n’étaient pas non plus du goût de Thian. Pourtant Thian aimait Pastor, aucun doute, il l’aimait comme une vieille tiba sans principes le fils du Gouverneur, et il le lui répétait régulièrement, à peu près vers cette heure-là de la nuit, quand chantaient les claviers de leurs machines respectives.
— Je t’aime, gamin, ça me déprime, mais je t’aime bien.
Sur quoi, le téléphone se mettait à sonner, quelqu’un pénétrait dans le bureau, une des deux machines se bloquait, ou n’importe quoi d’autre survenait pour endiguer l’effusion. Ce fut encore le cas cette nuit-là.
— Allo, oui, inspecteur Van Thian, police judiciaire.
Puis :
— Oui, il est là, oui, je vous l’envoie, oui, tout de suite.
Et :
— Arrête ta berceuse, gamin, Coudrier veut te voir.
Même en pleine journée d’été, le bureau du divisionnaire Coudrier était du genre nocturne. À plus forte raison en pleine nuit d’hiver. Une lampe à rhéostat n’y diffusait pas plus que la lumière nécessaire. Les bibelots Empire qui ornaient la bibliothèque émergeaient de la nuit des temps et la fenêtre à double vitrage donnait sur la nuit de la ville. Dès que le jour se levait, les rideaux en étaient refermés. Quelle que fût l’heure du jour ou de la nuit, il régnait ici une odeur de café qui prédisposait à la réflexion et faisait parler à voix plutôt basse.
COUDRIER : Vous ne devriez pas être de permanence, ce soir, Pastor ; qui remplacez-vous ?
PASTOR : L’inspecteur Caregga, Monsieur, il est tombé amoureux.
COUDRIER : Café ?
PASTOR : Volontiers.
COUDRIER : Je le fais moi-même à cette heure-ci, il sera moins bon que celui d’Élisabeth. Alors, Caregga est amoureux ?
PASTOR : D’une esthéticienne, Monsieur.
COUDRIER : Combien de camarades avez-vous remplacé, cette semaine, Pastor ?
PASTOR : Trois, Monsieur.
COUDRIER : Quand dormez-vous ?
PASTOR : Par-ci, par-là, par petites doses.
COUDRIER : C’est une méthode.
PASTOR : C’est la vôtre, Monsieur, je l’ai adoptée.
COUDRIER : Vous êtes aussi flagorneur et discret qu’un ordonnance britannique, Pastor.
PASTOR : Votre café est excellent, Monsieur.
COUDRIER : Il s’est passé quelque chose de particulier, cette nuit ?
PASTOR : Tentative d’assassinat par noyade, quai de la Mégisserie, juste en face de chez nous.
COUDRIER : Tentative ratée ?
PASTOR : Le corps est tombé dans une péniche qui passait sous le pont à ce moment-là.
COUDRIER : En face de chez nous. Ça ne vous a pas étonné ?
PASTOR : Si, Monsieur.
COUDRIER : Eh bien, ne vous étonnez plus. Si on draguait la Seine autour du Pont-Neuf, on y trouverait la moitié des présumés disparus.
PASTOR : Pourquoi cela, Monsieur ?
COUDRIER : Provocation, goût du risque, la nique au gendarme, déposer le mort sous le nez du flic, ça doit être plus « bandant », comme disent les jeunes gens de votre génération. La vanité des tueurs…
PASTOR : Puis-je vous demander une faveur, Monsieur ?
COUDRIER : Allez-y.
PASTOR : J’aimerais conserver l’enquête, ne pas la refiler à Caregga.
COUDRIER : Sur quoi êtes-vous, en ce moment ?
PASTOR : Je viens de boucler l’affaire des entrepôts de la SKAM.
COUDRIER : L’incendie ? Alors, c’est le propriétaire qui a fait le coup pour toucher l’argent de l’assurance ?
PASTOR : Non, Monsieur, c’est le courtier d’assurance lui-même.
COUDRIER : Original.
PASTOR : Dans l’intention de partager la prime avec le propriétaire.
COUDRIER : Moins original. Vous avez des preuves ?
PASTOR : Des aveux.
COUDRIER : Des aveux… Encore du café ?
PASTOR : Volontiers, Monsieur.
COUDRIER : Décidément, j’adore vos « Monsieur ».
PASTOR : J’y mets toujours une majuscule, Monsieur.
COUDRIER : C’est bien ainsi que je l’entends. Dites-moi, Pastor, à propos d’aveux, connaissez-vous le dossier du Crédit Industriel de l’avenue Foch ?
PASTOR : Trois morts, quatre milliards anciens envolés, et l’arrestation de Paul Chabralle par l’équipe du divisionnaire Cercaire. Van Thian a collaboré à une partie de l’enquête.
COUDRIER : Eh bien, je viens de recevoir un coup de fil de mon collègue Cercaire.
PASTOR : …
COUDRIER : Cercaire est entièrement mobilisé par la mort de Vanini ; or, la garde à vue de Chabralle prend fin ce matin à huit heures. Et il continue à protester de son innocence.
PASTOR : Il a tort, Monsieur.
COUDRIER : Pourquoi ?
PASTOR : Parce que c’est un mensonge.
COUDRIER : Arrêtez de faire le zouave, Pastor.
PASTOR : Bien, Monsieur. Pas de preuves tangibles ?
COUDRIER : Une montagne de présomptions.
PASTOR : Insuffisantes pour le déférer à l’Instruction ?
COUDRIER : Tout ce qu’il y a de suffisantes, mais Chabralle est le roi du non-lieu.
PASTOR : Je vois.
COUDRIER : Or, je suis fatigué de Chabralle, mon garçon. Il a bousillé au bas mot trois douzaines de personnes.
PASTOR : Dont certaines mijotent peut-être sous le Pont-Neuf.
COUDRIER : Peut-être. J’ai donc proposé vos services à mon collègue Cercaire.
PASTOR : Bien, Monsieur.
COUDRIER : Pastor, vous avez cinq heures pour faire craquer Chabralle. S’il ne signe pas d’aveux avant huit heures, vous aurez à enquêter encore sur des meurtres de convoyeurs et de caissières.
PASTOR : Je pense qu’il signera.
COUDRIER : Espérons.
PASTOR : J’y vais tout de suite, Monsieur, merci pour le café.
COUDRIER : Pastor ?
PASTOR : Monsieur ?
COUDRIER : J’ai le sentiment que mon collègue Cercaire veut surtout tester vos capacités en matière d’interrogatoire, dans cette affaire.
PASTOR : Testons, Monsieur.
— Thian, parle-moi de Chabralle, donne-moi des détails sur lui, quelque chose de vivant. Prends ton temps.
— Gamin, le « vivant », comme tu dis, est plutôt rare aux alentours de Chabralle.
Mais l’inspecteur Van Thian aimait raconter. Il se rappelait avoir enquêté onze ans plus tôt sur un double crime imputé à Chabralle : un conseiller fiscal et sa petite amie. Thian avait été le premier à pénétrer dans l’appartement des victimes.
— Un loft rupin dans un entrepôt rénové, du côté des Halles, une piaule vaste comme un hangar d’avions et haute comme une cathédrale, murs crépis vieux rose, meubles laqués blanc, verrière dépolie et structure métallique à gros rivets ronds. Ponthard-Delmaire faisait beaucoup ce genre de truc dans les années soixante-dix.
La première chose que Thian avait vue après avoir enfoncé la porte (et la seule, d’ailleurs) ç’avait été un lustre d’un nouveau style.
— L’homme et la femme étaient pendus à la même corde, jetée par-dessus la poutre maîtresse de l’appartement. Comme la femme rendait douze kilos à l’homme et que c’était exactement le poids du chien de la maison, on avait pendu le chien à la cheville de la femme. Stabile.
Une quinzaine plus tard, Van Thian s’était rendu au domicile de Chabralle avec le commissaire Coudrier qui n’était pas encore divisionnaire, à l’époque.
— Et tu sais ce qu’on voit, posé sur la table de nuit de Chabralle, dans sa chambre à coucher, gamin ? Un petit stabile. En or. Le même : l’homme, la femme et le chien. Évidemment, ce n’était pas une preuve…
— Tu peux me résumer l’affaire du Crédit Industriel, maintenant ?
Vers quatre heures du matin, le divisionnaire Cercaire reçut Pastor en coup de vent.
— On m’a buté un gars, ce soir, à Belleville, j’ai plus un homme disponible, la foule des indics, tu sais ce que c’est… Chabralle est dans le bureau de Bertholet, troisième à droite.
Les distributeurs de café étaient vides, les cendriers étaient pleins, les doigts étaient jaunes, les yeux tirés par la nuit blanche et les chemises froissées aux hanches. Les coups de gueule claquaient, la lumière éblouissait les murs. Pastor fit les frais de l’humeur ambiante. Il pouvait entendre ses collègues penser, en s’avançant dans le couloir. Alors, c’est lui, Pastor ? L’accoucheur d’aveux, le gynéco du crime, le Torquemada du divisionnaire Coudrier ? Du flic en dentelles, ça, du pistonné qui cherche à grimper pendant que nous, les hommes de Cercaire, les têtes de pont de l’antidope, on se farcit les gros calibres. Quelques pas encore, et le dénommé Pastor se trouverait en face du citoyen Chabralle. Et Chabralle, les hommes de Cercaire connaissaient ! Il venait de les trimballer quarante-deux heures durant ! Tous autant qu’ils étaient — et ils n’étaient pas des moindres. Pastor sentait qu’aucun de ces types à gourmette et blouson n’aurait misé un rond sur son vieux pull tricoté maison, face au sourire inoxydable de Paul Chabralle.
Pastor pénétra dans le bureau, vida poliment le flic qui surveillait Chabralle et ferma soigneusement la porte sur lui.
— Tu viens pour le ménage, petit ? demanda Chabralle.
Vingt minutes plus tard, une oreille qui passait par là entendit à travers la porte close la frappe régulière d’une machine à écrire. Elle fit signe à une autre oreille qui se ventousa à son tour. Dans le bureau, une voix bourdonnait, accompagnant le rythme de la machine. D’autres oreilles se collèrent d’elles-mêmes à la porte. Puis, il y eut un répit.
Et la porte s’ouvrit enfin. Chabralle avait signé. Non seulement, il reconnaissait le casse du Crédit Industriel, mais encore six des sept autres affaires pour lesquelles il avait bénéficié d’un non-lieu.
Le premier instant de surprise passé, les hommes de cuir du divisionnaire Cercaire auraient volontiers porté Pastor en triomphe. Mais quelque chose, dans l’expression du jeune inspecteur, les en dissuada. On aurait dit qu’il venait de contracter une maladie mortelle. Son vieux pull pendait sur lui comme une peau morte. Il passa sans les voir.
— Une histoire drôle, gamin ?
L’inspecteur Van Thian connaissait bien cet état, chez son jeune collègue Pastor. Les interrogatoires avaient toujours sur lui le même effet. Pastor obtenait des aveux, toujours. Mais après chaque séance, Van Thian récupérait le gamin plus mort que vif. Trente années de plus sur ce visage enfantin. L’ombre agonisante de lui-même. Il fallait le ressusciter. Van Thian imposait son histoire drôle.
— Je vais te dire un proverbe taoïste, gamin ; très bon pour ta modestie après le succès que tu viens de t’offrir.
Thian asseyait Pastor sur un tabouret. Il s’accroupissait en face de lui et cherchait les yeux du jeune flic qui avaient disparu au fond de ses orbites. Il captait enfin le regard. Et il racontait. Il ne faisait pas dans la dentelle. Il y allait carrément.
— Proverbe taoïste, gamin : Si demain, après ta victoire de cette nuit, te contemplant nu dans ton miroir, tu te découvrais une seconde paire de testicules, que ton cœur ne se gonfle pas d’orgueil, ô mon fils, c’est tout simplement que tu es en train de te faire enculer.
Après chaque histoire, une décharge traversait le visage de Pastor, que Thian interprétait comme un bref éclat de rire. Puis les traits du jeune inspecteur se recomposaient peu à peu. Il se détendait. Il reprenait forme humaine.