— Pleurez, Malaussène,
pleurez de façon convaincante :
soyez un bon bouc.
Le lendemain samedi, la Ville de Paris, en sa Mairie du XIe arrondissement, récompense notre vieux Semelle d’avoir chaussé cinquante années durant les panards de Belleville. Un petit gros à diagonale bleu-blanc-rouge déclare officiellement que c’est très bien. Semelle regrette un peu que le discours ne soit pas prononcé par le Maire des Maires en personne, mais le Maire des Maires se recueille sur la dépouille d’un jeune inspecteur abattu la veille, dans le même quartier, à quelques centaines de mètres de l’ancienne échoppe de Semelle.
— C’est aux hommes et aux femmes méritants de votre génération que ce jeune héros a sacrifié sa vie, monsieur…
Mais le vieux Semelle ne pense pas au jeune inspecteur. Le vieux Semelle n’a d’yeux que pour la médaille promise. La médaille rutile dans son petit cercueil de velours, posée sur une longue table derrière laquelle on a assis un député cubique et un jeune énarque soyeux, Secrétaire d’État aux Personnes Âgées. Pour ce qui est de l’assistance, mon pote Stojilkovicz a surpeuplé la salle, en plusieurs voyages de son autobus légendaire. À son entrée, notre Semelle s’est vu sacrer Empereur du bitume par l’Innombrable peuple aux pieds sensibles, Roi de la Godasse, d’une seule voix, Grand Vizir de la Pompe ! Et maintenant, debout derrière la longue table, le gros tricolore y va de son compliment :
— Je vous connais bien, monsieur…
(Mensonge.)
— J’ai toujours admiré…
(Re-mensonge.)
— Et quand je pense à vous…
(Incroyable…)
Sur quoi, le député d’arrondissement prend le relais (mâchoires carrées, énergie à longue distance) et passe la vitesse supérieure :
— Les hommes comme moi ont le difficile honneur de succéder aux hommes de votre trempe…
Et d’embrayer sur la vénération que le Pouvoir doit aux Vénérables, estimant au passage que le précédent gouvernement ne les vénérait pas assez. Mais, patience, mes amis, nous sommes de retour, on reprend le manche, et dans quelques mois tous les retraités qui ont fait notre beau pays pourront villégiaturer gratis aux Baléares, comme ils le méritent, « comme la Nation le leur doit. »
(En gros.) Bravos, hochements de tête approbateurs, roses joues de notre vieux Semelle ; on échappe de justesse au bis et la parole est refilée au Secrétaire d’État aux Personnes Âgées, un blond jeune homme trois-pièces, impeccablement partagé par sa raie médiane, moins bouffeur d’air que le député, moins lyrique, plus chiffré. Il s’appelle Arnaud Le Capelier. Dès ses premiers mots, tout le monde pige que le cheval d’Arnaud, ce n’est pas la politique, mais l’Administration, qu’il est, depuis le berceau, programmé pour la permanence des institutions. L’Homme est un plantigrade adapté aux échelons ; les pieds d’Arnaud Le Capelier doivent porter la trace de tous ceux qu’il a gravis de la Maternelle jusqu’à son poste actuel. Il commence son spitche en se félicitant de « la belle autonomie du médaillé » (sic : ça veut dire que si notre Semelle n’est plus d’âge à fabriquer des pompes, il peut encore lacer les siennes tout seul), « se réjouit de le voir si bien entouré » (bravo, Stojilkovicz !) et « déplore pour sa part que l’image de ce bonheur ne soit pas plus répandue ».
— Mais l’État et l’Administration sont là pour pallier les défaillances humaines et prendre en charge ceux des plus vieux citoyens que les circonstances de la vie ont acculés à une solitude désespérée, et parfois dégradante. (Re-sic.)
Il ne fait pas partie de la brigade du rire, Arnaud Le Capelier. Et il a une curieuse façon de parler. Un débit « attentif », je dirais. Oui, c’est ça, il parie comme on écoute, les mots qu’il lâche, il veut les entendre pénétrer dans la cervelle de l’auditoire. Et que dit-il aux vieillards ici présents ? Il dit ceci : quand vous sentirez que vous commencez à perdre les pédales ou à souffler trop fort dans les escaliers, mes petits vieux, n’attendez pas que vos mômes secouent le cocotier, venez direct à moi que je vous bichonne. Et si vous n’arrivez pas à déterminer vous-mêmes votre « degré d’autonomie » (décidément, il y tient à cette formule au formol !), faites confiance au diagnostic des infirmières visiteuses que l’État et la Municipalité mettent gracieusement à la disposition des personnes âgées. Elles sauront vous « dispatcher » (sic, oui, sic) vers « les E.P.A. les mieux appropriés à vos besoins respectifs ».
Une fois qu’on a pigé que les initiales E.P.A. désignent les Établissements pour Personnes Âgées, on a compris l’essentiel de son discours, au bel Arnaud Le Capelier : de la retape pour les mouroirs, voilà ce qu’il est en train de faire, tout bonnement. Nos regards se croisent par hasard. (« Si tu t’imagines qu’on va te refiler nos grands-pères, mon bel Arnaud, tu te goures… ») Et je sens que ses yeux m’entendent penser. Rarement vu un regard aussi attentif. Drôle de gueule, ce garçon. Sa raie le partage vraiment comme une motte de beurre. Elle est prolongée par la droite ligne d’un nez tranchant qui achève de couper ce visage en deux en tombant comme un point d’exclamation sur la fossette d’un menton plutôt gras. Le tout fait un drôle de mélange. Mollesse implacable. Une couenne douillette protégeant la musculature d’un sportif mondain. Bon tennisman, sans doute. Et bridgeur, aussi, spécialiste des contrats vicelards. Je n’aime pas Arnaud Le Capelier, voilà. Je ne l’aime pas. Et de penser que c’est le « Monsieur Vioques » du pays me défrise vaguement. Je n’ai plus qu’une envie, c’est de tirer mes vieux d’ici, vite fait. Je suis la poule. Je flaire le renard. Arnaud, mon bel Arnaud, jamais je ne te laisserai visiter mon clapier. Mes vieux à moi sont miens, compris ? La seule infirmière autorisée, c’est moi. Pigé ?
Pendant que je laisse aller ma paranoïa, le petit maire tout rond a repris le manche. Il épingle la médaille du Cinquantenaire sur la poitrine palpitante de Semelle. Flashs de ma petite sœur Clara, qui se met à mitrailler Semelle, la foule en joie, les officiels officiants, rechargeant son Leica à la vitesse-Rambo, toute lumineuse de donner libre cours à sa passion pour la photographie. Bisous, paluches, larmes de Semelle (ces émotions risquent de l’abréger !), congratulations…
Légèrement en retrait de cette agitation, Jérémy, mon petit faussaire de frangin (celui qui est, en fait, à l’origine de cette belle cérémonie) médite en silence sur la Puissance et la Gloire.
Veufs et veuves, Bellevillois et Malausséniens, Stojilkovicz nous a tous embarqués dans son autobus, et ça s’est terminé chez Amar, notre restau-famille, dans les dunes blondes du couscous et la mer Rouge du Sidi-Brahim. À peine avons-nous pénétré dans la salle enfumée que Hadouch, fils d’Amar, ami de mes écoles, me prend dans ses bras.
— Comment ça va, mon frère Benjamin, ça va ?
Son profil d’oiseau s’est collé à mon oreille.
— Ça va, Hadouch, et toi, ça va ?
— À la grâce de Dieu, mon frère, tu as bien planqué les photos que t’a refilées le Kabyle ?
— Sous la paillasse de Julius. Qui était ce flic ?
— Vanini, un inspecteur des stups, mais un gros bras nationaliste. Il s’offrait des ratonades. Il en a tué quelques-uns chez nous, dont un de mes cousins. Elles peuvent servir, ces photos, veille sur elles, Benjamin…
Ayant murmuré, Hadouch s’en est allé vaquer à son service. Au bout de la table, la conversation bat déjà son trop-plein.
— Moi, je suis resté vingt-cinq ans coiffeur dans le même quartier, confie Papy-Merlan à une veuve sa voisine, mais c’était la barbe, surtout, qui me plaisait, le rasoir, le vrai, le sabre !
La veuve a l’œil admiratif et une permanente Chantilly.
— Quand le syndicat a décrété que la barbe n’était plus rentable et qu’il ne fallait plus raser, j’ai laissé tomber, le métier avait perdu tout son sens.
Il s’anime, Merlan, il démontre :
— Tous les matins, un rasoir, ça redessine les visages, vous comprenez ?
La veuve fait oui de la tête, elle pige.
— Alors je me suis mis coiffeur funéraire.
— Coiffeur funéraire ?
— Dans le septième, le huitième et le seizième arrondissements. Je rasais les morts de la haute. La barbe et les cheveux, ça continue de pousser après la mort, on peut raser toute une éternité.
— À propos de poils, intervient Papy-Rognon, le boucher de Tlemcen, je vais sur mes soixante-douze piges, et tel que tu me vois, mes tifs poussent tout noirs et ma barbe toute blanche, tu peux m’expliquer ça, Merlan ?
— Moi, je peux, déclare Stojil de sa voix de basson ; c’est comme tout, Rognon, l’homme use ce dont il se sert. Toute ta vie tu as bouffé comme quatre et ta barbe pousse blanche ; pour ce qui est de ta cervelle… tes cheveux sont restés noirs. Tu as choisi la sagesse, Rognon.
Traduction simultanée en arabe et rigolade générale. C’est la veuve Dolgorouki qui a le plus joli rire. Elle est assise à côté de Stojil. Elle est la veuve préférée de Clara et de maman.
— La vérité, dit gravement Risson, c’est qu’il n’y a plus de métier ; le métier, en général, se perd, nous sommes tous ici des anciens du métier.
Jérémy n’est pas d’accord.
— Ancien libraire, ancien boucher, ancien coiffeur, ça veut rien dire, tout ça : être un ancien quelque chose, c’est forcément devenir un nouveau quelqu’un !
— Ah oui ? Et t’es un ancien quoi, toi, bonhomme ?
— Aussi vrai que tu es un ancien coiffeur, rétorque le môme, moi je suis un ancien du C.E.G. Pierre Brossolette ! Pas vrai, Benjamin ?
(Parfaitement vrai. L’année dernière, ce petit con a foutu le feu à son collège, et il s’est retrouvé ancien élève avant que les cendres en soient refroidies.) Mais, ding-ding-ding, la fourchette de Verdun réclame l’attention générale. Ceux qui savent déjà ce que le doyen va dire piquent le nez dans leurs assiettes. On déroule le tapis du silence.
— Semelle, déclare Verdun d’une voix commémorative, Semelle, je vais déboucher une bouteille en ton honneur.
Et de poser solennellement devant lui un demi-litron d’un liquide parfaitement transparent.
— Été 1976, annonce-t-il en sortant son Laguiole.
C’est bien ce qu’on craignait. C’est de la flotte qui stagne depuis dix ans dans cette prison de verre soufflé. De l’eau de pluie. Oui, Verdun collectionne les bouteilles d’eau de pluie. Ça date de l’été 1915, cette manie. Ayant appris par l’Illustration que nos pioupious manquaient tragiquement d’eau dans leurs tranchées, la petite fille de Verdun, Camille, s’était mise à remplir des bouteilles d’eau de pluie, « pour que papa n’ait plus jamais soif ». Et Verdun a continué, après que la grippe espagnole lui eut enlevé son enfant. Un hommage à Camille. De tout ce qu’il possédait, quand on l’a installé chez nous, Verdun n’a voulu emporter que sa collection de bouteilles. 284 boutanches en tout ! Une par saison depuis l’été 1915 ! Très poétique, tout ça… Seulement, ces derniers temps, Verdun nous honore un peu trop ; Anniversaire de Thérèse, première dent perdue du Petit, fête des uns, gloire des autres, tout est prétexte à ouvrir une boutanche… une overdose d’eau croupie.
— Été 76, dit gentiment la veuve Dolgorouki, il avait été particulièrement sec, n’est-ce pas ?
— Ouais, un grand cru, lâche Rognon en louchant sur le Sidi-Brahim.
Sur quoi, le vieil Amar dépose la semoule entre les convives silencieux, et penche sur moi sa toison de vieux mouton blanc.
— Ça va, mon fils ?
— Ça va, Amar, je te remercie.
La question étant, en effet, de savoir si ça va si bien que ça. Légitimement, ça devrait. Nous formons autour de cette nappe blanche une famille unie de petits enfants et de grands-pères qui communient dans l’eau pure. (Bien sûr, les grands-pères ne sont pas authentiques et les papas sont portés disparus, mais rien n’est parfait.) Non, ça devrait aller. Alors, Malaussène, pourquoi ça ne va pas ? Julius le Chien est en crise, voilà ce qui ne va pas. Cette affaire de vieux camés traîne en longueur et je commence à avoir les foies, voilà ce qui ne va pas. Dis, Julie, tu es prudente au moins ? Tu ne fais pas de conneries ? Ça ne rigole pas, dans la drogue, tu sais… fais gaffe, ma Julia, fais gaffe.
Le scopitone entame une chanson d’Oum Kalsoum.
Ça commence à fleurer bon la semoule chaude et les herbes de là-bas.
— Vous avez vu ? C’est pas du bronze, c’est du vermeil ! s’exclame tout à coup Semelle en brandissant sa décoration. Ils m’ont donné une médaille en vermeil !
— Comme les anciennes cuillers à thé des Algéroises, ironise Hadouch qui vient de déposer les brochettes.
— Et ils m’ont aussi offert une chaussure-cendrier.
La godasse à clopes fait le tour des convives. Son talon est frappé à la Caravelle de la ville. Très joli.
— Et des cachets contre la déprime !
— Quoi ?
Semelle me refile un sachet en plastique bourré de gélules multicolores.
— L’infirmière m’a dit d’en prendre une chaque fois que je me faisais des idées noires.
— Quelle infirmière ?
— Une petite brunette toute pareille à celle que Thérèse a vue dans ma main.
(En vrac, les pilules, sans mode d’emploi et sans ordonnance.)
— Vous les faites descendre avec un bon pastis, voilà ce qu’elle m’a dit.
— Fais voir ?
Les doigts bruns de Hadouch se sont enroulés autour du paquet qu’il soupèse une seconde.
— Elle m’a dit qu’elle m’en apporterait d’autres quand j’aurai fini celles-là.
Hadouch ouvre le paquet, croque une pastille, grimace, crache, et me dit :
— Amphétamines, Ben. Ça plus du pastis, c’est la mise sur orbite garantie. À quoi ils jouent, à la mairie ?
Je n’ai pas le temps de répondre à cette intéressante question, car la porte de Koutoubia s’ouvre à la volée et le petit restau est aussitôt bourré de flics — au moins deux par client.
— Personne ne bouge ! On fouille, on fouille, et personne ne bouge.
Le grand moustachu qui vient de gueuler ça, porte un manteau de cuir. Son sourire aimerait bien voir quelqu’un bouger, pour le pur plaisir de l’aligner. Vieilles et vieux ouvrent les yeux de la terreur. Les enfants me regardent et s’immobilisent. Hadouch a le réflexe de glisser le sachet de pilules sous le pain d’une corbeille, mais un plus rapide que lui a repéré son geste.
— Eh, Cercaire ! Jette un coup d’œil là-dessus !
Le manteau à moustaches chope le paquet au vol. Là-bas, au fond du restaurant, dans le scopitone, la voix d’Oum Kalsoum accompagne son propre cercueil jusqu’aux jardins d’Allah. La foule se déchire sur son passage.
— Éteignez-moi ce bastringue !
Quelqu’un arrache le fil de l’appareil, et, dans le silence soudain, la voix du moustachu murmure :
— Alors, Ben Tayeb, on fait dans la pharmacie de pointe, maintenant ?
J’ouvre la bouche, mais le regard que me lance Hadouch me bloque la pensée au ras des mots.
Silence.
Ils ont saisi deux couteaux, un rasoir, le sachet, ont embarqué Hadouch et deux autres Arabes. Un jeune flic tout rose, qui fait comme moi dans le social, a doucement recommandé aux enfants et aux vieux de ne plus fréquenter d’endroits pareils. Malgré les protestations d’Amar, le déjeuner a pris fin avant même de commencer. C’est que le moustachu a ordonné la fermeture pour le restant de la journée : perquisition. Stojil est parti dans son autobus promener ses vieilles. Le reste de la tribu a regagné la maison, tête basse. Moi, je reste un moment en compagnie du costaud à moustaches.
On cause.
Dans un fourgon bleu.
Charmante causerie.
Pour qu’il n’y ait pas de confusion possible, Moustaches de Cuir m’apprend d’entrée de jeu qu’il n’est pas une seconde matraque des stupéfiants, mais un tout premier gourdin : le Commissaire Divisionnaire Cercaire (que d’air !) en personne, grand maréchal de l’antidope. À la façon dont il m’annonce ça, je comprends qu’il me faudrait hocher la tête comme si je me trouvais devant la grande image. Désolé, Cercaire, j’ai pas la télé.
— Et vous, c’est comment, votre nom, déjà ?
(C’est ça, la vie ; il y a les connus et les inconnus. Les connus tiennent à se faire reconnaître, les inconnus aimeraient le rester, et ça foire.)
— Malaussène, je dis, Benjamin Malaussène.
— Niçois ?
— Au moins de nom, oui.
— J’ai de la famille, là-bas, beau pays.
(En effet, ça sent le mimosa, à ce qu’il paraît.)
— Tu t’imagines, bien, Malaussène, que si je me déplace un samedi à Belleville, c’est pas pour foutre des contredanses.
(« Tu-tu », il cherche le contact, Cercaire. « Tu-tu », sous prétexte qu’il a une lointaine cousine niçoise.)
— Ça fait combien de temps que tu habites le quartier ?
(Il a la cinquantaine colossale, le manteau de cuir bossu où il faut, la chevalière et la gourmette taillées dans le même or, les pompes-miroir et, probablement, les coupes de ses concours de tir alignées sur les étagères de son burlingue.)
— Depuis mon enfance.
— Tu connais bien, alors ?
(Poussé sur la pente savonneuse, je suis.)
— Mieux que Nice, oui.
— Tu viens souvent bouffer chez Ben Tayeb ?
— J’y emmène ma famille une ou deux fois par semaine.
— C’étaient tes enfants, à table ?
— Mes frères et sœurs.
— Qu’est-ce que tu fais, comme boulot ?
— Directeur littéraire aux Éditions du Talion.
— Et ça vous plaît ?
(Voilà, il y a les « apparences-tu » et les « métiers-vous ». Un homme simple, Cercaire. J’ai une tête de quoi avant que le titre ne vienne contredire l’apparence ? Plombard ? Chômeur ? Marlou ? Alcoolo ?)
— Je veux dire, les milieux littéraires, ça vous plaît ? Vous devez rencontrer des tas de gens passionnants !
(Essentiellement pour qu’ils m’engueulent, oui. Quelle tête, il ferait, Moustaches Viriles, s’il savait que le titre prestigieux de « directeur littéraire » cache chez moi l’activité rampante de Bouc Émissaire ?)
— En effet, des gens tout à fait attachants.
— J’ai moi-même quelques projets d’écriture…
(Ben voyons.)
— C’est qu’on est aux premières loges, dans la police ; on voit toutes sortes de choses.
(Des directeurs littéraires à tête de gouape, par exemple.)
— Mais je réserve la plume à mes années de retraite.
(Erreur, pour la retraite, la plume est moins utile que la tondeuse à gazon.)
Puis, soudain :
— Il risque de graves ennuis, votre ami Ben Tayeb.
— Ce n’est pas mon ami.
(On pourrait prendre ça pour une petite vilenie, mais c’est un réflexe de prudence. Si je veux aider Hadouch auprès de ce croque-mitaine, il faut que je me démarque.)
— J’aime mieux ça. On va pouvoir collaborer plus facilement. Il vous fourguait ses petites pilules quand nous sommes entrés ?
— Non, il venait de poser les brochettes sur la table.
— Avec ce gros paquet dans la main ?
— Je ne l’avais pas remarqué avant votre arrivée.
Suit un silence qui me permet d’identifier l’odeur intime de ce fourgon. Un mélange de cuir, de panards, et de tabac froid. Des heures de flics passées à taper le carton en attendant de cogner plus fort. Cercaire reprend, confidentiel :
— Vous savez pourquoi je joue les cow-boys, à la brigade des stupéfiants ?
(Qu’est-ce qu’on peut répondre à ça ?)
— Parce que vous avez des sœurs et des frères, Malaussène, et que l’image d’une aiguille plantée dans une veine de cet âge-là, je ne peux pas la supporter, c’est tout.
Il a mis une telle conviction dans ce qu’il vient de dire, que je pense tout à coup : « Comme ce serait beau, si c’était vrai ! » Sans blague. Même, pendant une seconde, j’ai eu envie de le croire, j’ai entrevu un paradis social où les pandores auraient la vocation du bonheur-citoyen, un joli monde où l’on ne shooterait les vieux qu’avec leur accord exprès, où les gentilles fées ne défourailleraient pas en pleine rue sur les têtes blondes, où les têtes blondes ne casseraient pas les têtes brunes, une société où personne n’aurait à faire dans le social, où Julia, ma si belle Corrençon, pourrait enfin remplacer ses raisons d’écrire par des occasions de me baiser. Bon Dieu que ce serait beau !
— Et je respecte les intellectuels dans votre genre, Malaussène, mais je ne les laisserai pas se mettre en travers de ma route quand il s’agit de coincer un bougnoule qui fait dans la came.
(Ainsi meurt un rêve.)
— Parce que c’est de ça qu’il s’agit, au cas où vous ne l’auriez pas pigé. Ce que Hadouch Ben Tayeb vous proposait, ou était sur le point de vous proposer, ce sont des saloperies d’amphétamines mises au rebut par nos services de contrôle, mais qu’il se procure librement dans les pharmacies algériennes pour les réintroduire chez nous.
(Si on les trouve là-bas, c’est bien que nous les y exportons, non ? Mais je garde cette fine remarque pour moi.) Je dis :
— Peut-être étaient-ce les médicaments du vieil Amar. Je sais qu’il souffre de rhumatismes.
— Mon cul.
Voilà. S’il ne croit pas ça, essayez de lui expliquer que c’est la Mairie soi-même qui a fourgué ces pilules à Semelle. Je comprends de mieux en mieux le silence de Hadouch.
— On va arrêter là notre petite conversation, Malaussène.
(Pas de refus.) Je me lève donc, mais sa main chope mon bras au passage. Du bel acier.
— On m’a tué un homme, hier, dans ce quartier pourri. Un brave môme qui était affecté à la protection des vieilles femmes — celles que les drogués égorgent. Il va falloir me la payer très cher, cette vie-là. Alors, ne faites pas le con, Malaussène, si vous apprenez quelque chose, pas d’imprudence : téléphonez-moi vite fait. Je respecte votre goût pour l’exotisme maghrébin, mais jusqu’à un certain point seulement. Pigé ?
Tout rêveur, sur le chemin du retour, je manque me faire écraser par un autobus rouge, bourré de vieilles dames en folie. Stojil me salue d’un coup de klaxon et je lui réponds par un baiser distrait, lancé du bout des doigts. Les uns égorgent les vieilles dames, Stojil les ressuscite.
Au croisement Belleville-Timbaud, m’apparaît en effet ce qui m’avait échappé la nuit dernière : la silhouette d’un corps dessinée à la craie au milieu du carrefour. Une petite fille d’outre-Méditerranée, emmitouflée dans une douzaine de cache-nez, y joue toute seule à la marelle. Ses deux pieds sont posés bien à plat sur les pieds du mort. Là-bas, le cercle élargi de la tête fera office de paradis.
Stojilkovicz avait déposé la veuve Dolgorouki au coin du boulevard de Belleville et de la rue de Pali-Kao. L’autobus était reparti, dans le rire frais des vieilles dames, et la veuve Dolgorouki traînait maintenant comme une jeunette, le long de la rue de Tourtille. Elle était vieille. Elle était veuve. Elle était d’origine russe. Elle portait un petit sac en croco, dernier vestige de son temps à elle. Mais elle souriait. L’horizon semblait dégagé devant elle. Un jeune flic à blouson de cuir la suivait des yeux. Il la trouvait imprudente de rêvasser dans Belleville à cette heure semi-nocturne, mais il savait une chose : on ne la lui tuerait pas. Il veillait sur elle. D’ailleurs, il la trouvait jolie. C’était un brave garçon. Il tenait Belleville sous sa ligne de mire.
La veuve Dolgorouki rêvait au « divin Stojilkovicz ». Elle ne l’appelait jamais autrement : « Le divin Stojilkovicz. » Non sans en sourire elle-même. Cet homme et son autobus avaient peuplé sa solitude jusqu’au tourbillon. (Oui, elle employait des expressions de ce genre : « peuplé jusqu’au tourbillon ». En roulant un peu les « r ».) Le divin Stojilkovicz promenait les vieilles dames en autobus. Il y avait les « virées du samedi » où ses amies et elles faisaient leurs emplettes de la semaine, guidées par un Stojilkovicz qui connaissait comme personne « les boutiques de vos vingt ans ». Il y avait aussi les grandes échappées du dimanche, où le divin Stojil leur offrait Paris, pour le plaisir de la promenade. Un Paris oublié qu’il faisait jaillir de leurs anciennes bottines de jeunes filles. La semaine dernière elles avaient dansé, rue de Lappe, le fox-trot, le charleston, et des choses plus alanguies. Les têtes des danseurs traçaient un labyrinthe dans la fumée stagnante.
Aujourd’hui, aux puces de Montreuil, le divin Stojilkovicz avait su marchander pour la veuve Dolgorouki un petit éventail à la mode de Kiev. Sa grosse voix de pope avait sermonné le jeune fripier qui tenait la boutique.
— Tu fais un vilain métier, mon garçon. Les antiquaires sont des pilleurs d’âmes. Cet éventail appartient à la mémoire de madame, qui est d’origine russe. Si tu n’es pas la future canaille que je crois, fais-lui un gros rabais.
Oui, une belle journée pour la veuve Dolgorouki. Même si le quart de sa pension trimestrielle, touchée le matin même, s’était envolé d’un coup d’éventail. Et demain dimanche, de nouveau, promenade… Puis, comme tous les dimanches après-midi, le « divin Stojilkovicz » plongerait sa troupe de vieilles dames dans les profondeurs des catacombes, où, dans la poussière des ossements, elles se livreraient en riant à ce qu’il appelait « la Résistance active à l’Éternité ». (Mais, de ces petits jeux-là, on avait fait le serment de ne rien dire à personne, et la veuve Dolgorouki serait morte plutôt que de trahir ce secret.)
Après la cérémonie des catacombes, on allait prendre le thé dans cette famille, les Malaussène. Si les promenades se déroulaient « entre filles », là, la veuve Dolgorouki rencontrait des « messieurs ». La mère, enceinte depuis maintenant dix mois, rayonnait. Elle ne semblait pas inquiète. Sa fille Clara servait le thé, et, parfois, prenait des photos. La mère et la fille avaient des visages d’icône. Au fond de la quincaillerie transformée en appartement, une autre fille, très maigre, disait la bonne aventure. Un petit garçon aux lunettes roses racontait des merveilles. Le calme de cette maison apaisait la veuve Dolgorouki.
Tout à coup, la veuve Dolgorouki songea à sa voisine de palier, la veuve Hô. La veuve Hô était vietnamienne. Elle était toute frêle et se sentait très seule. Oui, c’était décidé, samedi prochain, la veuve Dolgorouki inviterait la veuve Hô à monter avec elle dans l’autobus. On se serrerait un peu, voilà tout.
C’est à quoi rêvait la veuve Dolgorouki, le long de la rue de Tourtille, en rentrant chez elle, suivie par le petit flic à blouson de cuir. La seule épreuve de la journée serait celle de l’escalier. C’était un escalier sombre (minuterie coupée par l’E.D.F.), encombré à chaque palier de gravats et de poubelles abandonnées. Cinq étages ! À vingt mètres du porche, la veuve Dolgorouki respirait déjà profondément, comme on s’apprête à plonger. L’ampoule du dernier réverbère était morte. (La fronde du petit Nourdine, probablement.) Elle rentrait chez elle. Elle pénétrait dans sa nuit. Le petit flic ne la suivit pas dans l’immeuble. Il venait d’en inspecter tous les paliers. Deux veuves habitaient là : la veuve Hô, celle qui était passée hier soir à la télé, et la veuve Dolgorouki. Le petit flic était l’ange invisible de ces deux veuves. La veuve Dolgorouki venait d’atteindre son immeuble saine et sauve. Le petit flic fit demi-tour. Il ne voulait pas perdre Belleville des yeux.
Dès qu’elle eut passé le porche, la veuve Dolgorouki sentit la menace. Il y avait quelqu’un. Tapi sous la cage de l’escalier B. À un mètre d’elle sur sa gauche. Elle sentait la chaleur de ce corps. Et la tension de ces nerfs. Elle ouvrit doucement son sac. Sa main s’y glissa, et ses doigts s’enroulèrent autour de la crosse de noisetier. Le revolver était une arme courte et trapue, conçue tout exprès pour ce genre de combat rapproché. Un Llama modèle 27. Elle fit glisser le sac de sa hanche droite à son ventre. Maintenant, l’arme était dirigée vers le danger. Elle arma le chien le plus silencieusement possible et sentit le barillet tourner contre sa paume. Elle s’immobilisa. Elle tourna la tête vers le trou obscur de la cage d’escalier et demanda :
— Qui est-ce ?
Pas de réponse. Il allait bondir. Elle ne tirerait qu’au dernier moment, quand elle verrait le rasoir, sans sortir l’arme de son sac.
— Alors, qui est-ce ?
Son cœur battait plus vite, mais c’était d’excitation. Elle donnait l’impression de serrer peureusement son petit sac contre elle.
— J’ai touché ma pension, aujourd’hui, dit-elle, elle est ici, dans mon sac.
Silence.
— Avec un éventail de Kiev et les clefs de mon appartement.
L’ombre ne bronchait toujours pas.
— Cinquième droite, précisa-t-elle.
Rien.
— Bien, fit-elle, je vais appeler au secours. La police est dehors.
L’ombre se manifesta enfin.
— Faites pas la conne, m’dame Dolgo, j’ suis en planque !
Elle reconnut immédiatement la voix. Elle lâcha le revolver comme s’il lui brûlait la peau.
— Qu’est-ce que tu fais là, mon petit Nourdine ?
— J’attends Leila, chuchota le gamin. Je veux lui faire peur.
(Leila était une des filles du vieil Amar Ben Tayeb, le restaurateur. Chaque soir, Leila montait leur dîner à la veuve Dolgorouki et à la veuve Hô.)
— Pour faire tomber son plateau comme la semaine dernière ?
— Non, m’dame Dolgo, juste pour la peloter un coup.
— Entendu, mon petit Nourdine, mais quand elle redescendra.
— D’accord, m’dame Dolgo, quand elle redescendra.
— Entre, Leila, la porte est ouverte.
Elle venait à peine de déposer son sac et son manteau. Elle n’avait pas encore repris son souffle.
— Ce n’est pas Leila, madame Dolgorouki, répondit la voix, ce n’est que moi.
Elle se retourna, un sourire surpris aux lèvres. Elle n’eut pas le temps de protéger sa gorge. La lame du rasoir avait sifflé. Elle sut que la plaie était nette et profonde. Elle sentit qu’elle se noyait en elle-même. Ce n’était pas une mort si désagréable, une sorte d’ivresse bouillonnante.
Il y avait maintenant quatre jours que la jeune femme trouvée dans la péniche dormait profondément.
— Si vous n’êtes pas une pute, belle dame, qui êtes-vous ?
Pastor était agenouillé à son chevet. Il murmurait, dans le silence de la chambre d’hôpital, espérant qu’elle percevait l’écho de ce murmure dans un recoin de son coma.
— Et qui vous a fait ça ?
Elle n’était pas fichée à la prostitution ni portée disparue. Apparemment, personne ne réclamait ce corps somptueux, nul ne se souciait de cette existence vacillante. Pastor avait épuisé toutes les ressources de l’informatique et des fichiers de carton.
— Je les retrouverai, vous savez. Ils étaient au moins deux.
Elle était hérissée de tubes. Elle reposait dans une odeur de conserve hospitalière.
— Nous avons déjà récupéré la voiture, une BMW noire, du côté de la place Gambetta.
Penché sur elle, Pastor lui annonçait de bonnes nouvelles. De celles qui peuvent vous ramener à la surface.
— L’analyse des empreintes va nous apprendre des tas de choses.
Le bip rouge d’un cube métallique indiquait qu’elle pensait, mais de très loin. Le cœur battait irrégulièrement, comme on aime. Elle avait été droguée à mort.
— Même Thian, avec toutes ses pilules, ne supporterait pas une telle quantité de saloperies dans son organisme. Mais vous êtes une fille solide, vous vous en sortirez.
L’étude de la mâchoire non plus n’avait rien donné. Une molaire couronnée, l’extraction d’une dent de sagesse, mais aucun dentiste de France n’avait radiographié cette mâchoire, ni pris l’empreinte de cette molaire.
— Et votre appendice ? Le docteur dit que cette opération est toute fraîche. Deux ans au plus. Qui vous a fauché votre appendice ? Pas un chirurgien français, en tout cas, votre photo a circulé dans toutes les salles d’opérations. Un admirateur ?
Pastor souriait dans la pénombre de la chambre. Il prit une chaise, l’approcha du lit, s’assit posément.
— Bien. Raisonnons.
Il murmurait maintenant tout contre l’oreille de la dormeuse.
— Vous vous faites ouvrir le ventre et soigner les dents à l’étranger. Avec un peu de chance, la composition de votre couronne dentaire nous indiquera le pays. Deux hypothèses donc.
(On peut interroger n’importe qui, dans n’importe quel état ; ce sont rarement les réponses qui apportent la vérité, mais l’enchaînement des questions. C’est le Conseiller qui avait appris cela à Pastor, quand le petit Jean-Baptiste allait encore à l’école.)
— Ou vous êtes une belle étrangère, assassinée sur le territoire français, une espionne, peut-être, puisqu’on vous a torturée, auquel cas l’affaire m’échappera, ce qui me fait d’emblée écarter cette hypothèse.
— Ou vous êtes tout simplement une voyageuse professionnelle.
Pastor laissa passer le bruit ferrailleux d’un chariot dans le couloir. Puis, il demanda :
— Professeur coopérant ? (Il eut une moue sceptique.) Non, ce corps-là n’est pas un corps enseignant. Fonctionnaire d’Ambassade ? Femme d’affaires ?
Les formes vastes, les muscles denses, le visage volontaire évoquaient à la rigueur cette dernière image.
— Non plus : vos hommes vous auraient réclamée.
Pastor avait croisé quelques-unes de ces jets-patronnes. Surprenant comme les hommes se désintégraient en leur absence.
— Tourisme ? Vous faites dans le tourisme ? Guide patiente pour troupeaux anxieux ?
Non. Pastor n’aurait su dire pourquoi, mais non. Pas une tête à suivre des itinéraires fléchés.
— Journaliste, alors ?
Il jouait avec cette idée, maintenant. Journaliste-reporter… photographe… quelque chose dans ce genre…
— Mais pourquoi son journal ne réclamerait-il pas une si belle plumitive, en cas de disparition ?
Il promena encore son regard sur le corps tout entier. Belle fille. Beau squelette. Belle tête. Doigts nerveux et souples. Crinière naturelle.
— Parce que vous n’êtes pas une besogneuse au jour le jour qui alimente un quotidien, ni une reporter de palaces qui téléphone des papiers préfabriqués à l’heure de l’apéritif.
Non, il la voyait plutôt en journaliste de pointe, du genre à « faire corps avec le terrain », disparaissant pendant des semaines et n’émergeant qu’une fois son enquête bouclée. Historienne du présent, ethnologue d’ici-même, tout à fait le type de fille à apprendre ce qui devait rester caché. Et à vouloir le dire. Au nom d’une éthique de la transparence.
— C’est ça ?
La porte s’était ouverte sans que Pastor l’entendît. La voix graillonneuse de Thian ironisa à son oreille.
— Ça ou une dactylo en vacances, ou une héritière encombrante…
— Les dactylos ne se font pas soigner à l’étranger et on ne torture pas les héritières, Thian, on les coule directement dans le béton. Tu es un Annamite obtus, c’est très rare.
— Une sorte de Français, quoi. Allez, gamin, tirons-nous d’ici, les hôpitaux m’aggravent.
L’inspecteur Van Thian était déprimé. Les jours passaient et il n’arrivait pas à découvrir l’assassin de la veuve Dolgorouki.
— C’était ma voisine, gamin, elle créchait juste en face de chez moi.
Un type se baladait avec un rasoir dans Belleville. Il coupait les vieilles dames en deux, sous le nez de l’inspecteur Van Thian, et l’inspecteur Van Thian n’arrivait pas à mettre la main dessus.
— Tu crois que ce fumier serait entré chez moi ? Penses-tu, il est allé se servir en face.
La veuve Hô se révoltait dans le cœur de l’inspecteur Van Thian. La veuve Hô était autrement plus friquée que la veuve Dolgorouki. La veuve Hô sillonnait Belleville en secouant des liasses de billets sous le nez du pauvre monde, et c’étaient les autres veuves qui se faisaient dégommer. La veuve Hô dormait sur un matelas de billets pendant que les autres veuves serraient dans leurs petits poings des pensions faméliques. Les pensions étaient empoisonnées, les veuves en mouraient. L’inspecteur Van Thian et la veuve Hô ne faisaient plus bon ménage.
— Gamin, j’en ai marre d’être un vieux con déguisé en vieille conne.
Pastor alignait les verres de bourbon pour faire glisser les pilules antidépressives. Il n’y avait rien d’autre à faire.
— Pourtant, je m’y suis collé nuit et jour…
C’était vrai. L’inspecteur Van Thian avait utilisé toutes les recettes. Dans son habit de civil, il avait interrogé toutes les têtes qui pouvaient savoir. Dans sa robe de veuve, il avait tenté toutes celles qui voulaient se shooter. On avait vu la veuve Hô faire un bout de trottoir avec des camés si troués qu’ils ne retenaient plus leur propre flotte. Ils claquaient des dents, ils suaient par tous leurs trous, mais ils laissaient aller la veuve Hô. La veuve Hô se faisait l’effet d’un gros os interdit posé sous le nez de chiens affamés. Tout ce pognon, bon Dieu ! Allah ! tout ce blé qui ne ferait jamais de neige ! La veuve Hô était comme l’arbre de la Connaissance planté dans le cerveau de Belleville : pas touche ! En la voyant passer, certains camés s’évanouissaient de frustration. La veuve Hô ne croyait plus en elle-même, et elle n’aimait pas son accent.
— J’en ai marre d’assaisonner tout ce que je dis de nhuok-mam.
En fait, la veuve Hô ne parlait pas une broque de vietnamien. Son accent était en toc. Ses méthodes aussi.
— J’en ai marre de jouer les Asiates subtiles avec mon épaisse cervelle de Français.
Tous les soirs à l’heure du rapport, complètement écœuré, Thian laissait tomber dans le bureau la robe thaï aux reflets de soie noire. Le parfum Mille Fleurs d’Asie jaillissait de la robe pour étrangler Pastor. Quand la veuve Hô était déprimée, l’inspecteur Van Thian faisait des confidences. Il était veuf, lui aussi. Sa femme Janine était morte, morte depuis douze ans, Janine la Géante. Elle avait laissé une fille derrière elle, Gervaise, mais Gervaise avait épousé Dieu. (« Je prie pour toi, Thianou, mais je n’ai vraiment pas le temps de venir te voir. ») L’inspecteur Van Thian se sentait seul. Et pour tout dire, il se sentait de nulle part.
— Ma mère était institutrice au Tonkin, dans les années vingt ; j’ai conservé la première et la seule lettre qu’elle ait jamais écrite à sa famille, postée de la ville de Monkaï, où elle était affectée. Tu veux la lire, gamin ?
Pastor lut cette lettre.
Chers parents,
Inutile d’insister, nous ne resterons pas dans ce pays plus de vingt ans. Nous sommes trop voraces pour eux et ils sont trop finauds pour nous. Quant à moi, en bonne pillarde que je suis, je prends ce qui me tombe de plus précieux sous la main et je rentre par le premier bateau. Attendez-moi, j’arrive.
— Et qu’est-ce qui lui est tombé sous la main ? demanda Pastor.
— Mon père. Le plus petit Tonkinois du Tonkin. Elle, c’était une grande fille du douzième arrondissement, Tolbiac, tu vois ? Les entrepôts de Bercy. C’est là que j’ai grandi.
— Si on peut dire.
— Dans le pinard, gamin. Un fameux petit Gamay.
L’enquête de Pastor non plus ne marchait pas fort. L’analyse des empreintes, sur la carrosserie de la BMW n’avait rien donné. La voiture appartenait à un dentiste méticuleux et célibataire qui ne quittait plus ses gants depuis la grande terreur du SIDA. Comme les deux tueurs étaient aussi consciencieux que lui, cette voiture était la seule de Paris à ne porter la trace d’aucune empreinte digitale. Même le garagiste soignant avait effacé les siennes.
Conseillé par Thian, Pastor avait collecté tous les appels au secours enregistrés par les commissariats, la nuit où la fille avait été jetée dans la péniche.
— Elle s’est peut-être débattue quand on l’a chargée dans la bagnole, elle a peut-être gueulé, quelqu’un l’a peut-être entendue et a peut-être appelé les flics.
— Peut-être, avait admis Pastor.
Trois cent deux femmes avaient crié, cette nuit-là, dans Paris et sa banlieue. La police s’était déplacée deux cent huit fois. Accouchements prématurés, appendicites aiguës, approbations coïtales, raclées immédiatement pardonnées à la vue des uniformes, rien de sérieux. Pastor se promettait de vérifier le reste.
La photo de la belle fille endormie n’évoquait rien nulle part. Si certaines femmes d’affaires étaient absentes, c’est qu’elles étaient présentes ailleurs, pour leur plus grand profit. Pastor faisait aussi le tour des journaux, de ceux qui pouvaient s’offrir des reporters ou des envoyés spéciaux. Ils étaient plus nombreux qu’il ne l’aurait cru. Il lui faudrait plusieurs jours encore pour les visiter tous.
Et vint un soir où l’inspecteur Caregga, un râblé à la nuque de taureau, vêtu en toutes saisons du même blouson d’aviateur à col fourré, se trouva en panne de trombones. Caregga était lent, méthodique, et amoureux d’une toute jeune esthéticienne. Il venait de taper un rapport circonstancié sur une affaire de vol à la tire aggravé d’exhibitionnisme. Il aurait volontiers pardonné le vol, mais l’exhibitionnisme lui répugnait depuis qu’il avait rencontré l’amour dans toute sa pureté. Pendant une bonne minute, Caregga se demanda à qui emprunter le trombone nécessaire à l’assemblage de son rapport. Il opta pour son collègue Pastor. Pastor était un brave type d’une gaieté discrète et permanente, qui rendait un tas de services à un tas de gens, sans réclamer la moindre contrepartie. Pastor était toujours disponible. Il dormait dans son bureau. C’était grâce à Pastor, qui l’avait remplacé lors d’une permanence, que Caregga avait pu passer sa première nuit avec Carole. (À vrai dire, il ne s’était rien passé entre eux, cette nuit-là. Carole et Caregga s’étaient contentés de parler avenir. Ils ne l’avaient mis en chantier que le lendemain matin à six heures trente.) Pastor partageait son bureau avec un minuscule Vietnamien de mère française qui passait son temps à coller des vignettes sur des feuilles de Sécurité Sociale. Le bureau de Van Thian et de Pastor était contigu à celui de Caregga. Pour toutes ces raisons (professionnelles, affectives et topographiques) l’inspecteur Caregga pénétra ce soir-là dans le repaire Thian-Pastor. Debout côte à côte, le dos tourné à la porte, les deux inspecteurs regardaient la nuit d’hiver poudroyer dans les néons de la ville. Ils ne se retournèrent pas. Pour rien au monde Caregga n’aurait emprunté un trombone sans en demander l’autorisation. D’un autre côté, une entrée en matière directement intéressée (du genre : « Pastor, file-moi un trombone ») lui répugnait. Caregga cherchait donc à manifester sa présence, lorsqu’il avisa une photo sur le bureau de Pastor. La photo, qui émanait de leur labo, représentait une belle fille nue dans un tas de charbon. Amochée, mais belle. Ce que confirmait un agrandissement de son visage. À sa façon bourrue d’haltérophile taciturne, l’inspecteur Caregga dit :
— Je connais cette fille.
Pastor se retourna lentement. Il avait les traits tirés.
— Qu’est-ce que tu dis ?
L’inspecteur Caregga répéta qu’il connaissait cette fille.
— Elle s’appelle Julie Corrençon, elle est journaliste à Actuel.
Une cascade de pilules roses sautilla sur le sol. Quand Van Thian redressa son flacon de Tranxène, il était vide.
Le téléphone sonna.
— Pastor ?
À l’autre bout du fil, une voix de flic, débordant d’enthousiasme professionnel, s’exclama :
— Ça y est, on sait qui c’est, la fille !
— Moi aussi, dit Pastor.
Et il raccrocha.
De mon côté, j’ai gambergé. Une infirmière municipale attachée à la Mairie du Onzième a essayé de droguer notre vieux Semelle, et Hadouch s’est fait gauler par les flics, le paquet de pilules à la main. Persuadé qu’on ne me croirait pas, Hadouch m’a empêché de le disculper. Il a préféré se démerder tout seul. Mais, une semaine plus loin, Hadouch n’a toujours pas refait surface. Conclusion : faut l’aider.
J’ai pris la seule décision possible : mettre la main sur la dope-infirmière et lui faire cracher le morceau. J’ai donc envoyé mon vieux Semelle prendre rencard à la Mairie avec ladite dopeuse, sous prétexte que sa ration de rêve était épuisée. Il a déposé le message et a reçu la promesse que l’infirmière municipale se pointerait chez lui, aujourd’hui, à seize heures trente, et je suis planqué dans le placard à fringues de Semelle. Embuscade. Tout excité à l’idée de la revoyure, Semelle fait les cent pas dans sa piaule.
— Une brunette piquante, Benjamin, je ne te dis que ça !
— Tais-toi, Semelle, si elle se pointe, elle va nous entendre.
Dis-je, accroupi entre ses vieux costards et ses pompes faites main. L’armoire de Semelle sent le passé propre.
— Un sourire éclatant, un regard lumineux, tu vas voir !
— Je ne verrai rien du tout si tu continues à l’ouvrir ! Si elle sent que tu n’es pas seul, elle va se barrer !
— J’ai pas arrêté de penser à elle depuis que je l’ai vue.
Je ne vois pas Semelle, mais je l’entends tourner en rond. Il s’est mis sur son trente et un. Ses chaussures gémissent leurs années cinquante.
— Et joyeuse, tu sais ! Elle m’a caressé le creux de la main en me donnant mes remèdes…
À vrai dire, il est aussi nerveux que s’il s’était vraiment envoyé ce sachet d’explosifs. Je crains le pire pour la suite des opérations.
« Toc-toc », la voilà, la suite.
Les semelles de Semelle se taisent.
Re toc-toc. Semelle figé sur place. Chuchotements furibards de mézigue :
— Va ouvrir, bordel !
Rien à faire. Pétrifié. Transi, l’amoureux. Et, accroupi dans son placard, je comprends soudain pourquoi Semelle a épousé le célibat.
TOC-TOC-TOC ! cette fois.
Si je ne me décide pas vite fait, la petite brunette va foutre le camp, comme se sont tirées toutes les femmes de la vie de Semelle, parce qu’il les attirait jusqu’à une porte qu’il ne leur ouvrait jamais. J’ai donc jailli du placard, traversé la piaule, ouvert en grand.
— Pas trop tôt, lâche devant moi une monumentale blondasse, qui me bouscule comme un demi de mêlée et se plante devant un Semelle tétanisé.
— Alors, qu’est-ce qui cloche, pépé ?
Mutisme du Semelle. Le mastodonte se retourne vers moi.
— Qu’est-ce qu’il a ce vieux ? J’ai pas que lui à voir, aujourd’hui !
— Il attendait quelqu’un d’autre, dis-je, il est un peu surpris.
— Quelqu’un d’autre ? Il a bien demandé l’infirmière d’arrondissement ?
— Justement, il attendait l’autre, la brune.
— Y a pas de brune. On n’est que deux sur le secteur. La deuxième est rousse. Et beaucoup plus moche que moi. Aucun espoir de ce côté-là.
— C’est pourtant une petite brunette rigolote qui lui a donné ses médicaments, la dernière fois, et comme ils lui ont fait du bien, il a demandé quelqu’un de chez vous pour refaire le plein.
— Vous avez l’ordonnance ?
— Quelle ordonnance ?
Le grand visage plein lard se fige tout à coup. Les yeux se plissent :
— Pas de salade avec moi, mon petit pote, s’il y avait des médicaments, y avait forcément une ordonnance.
— Rien du tout. C’était des pilules en vrac, dans un sachet en plastique, des trucs contre l’angoisse…
— Vous voulez que j’appelle les flics ?
Là, le dialogue marque une pose. La géante m’a sorti ça comme si elle me proposait d’aller boire un verre.
— Vous êtes vraiment trop cons, dans ce quartier ! C’est la troisième fois en une semaine qu’on essaie de m’extorquer une fausse ordonnance. Primo, je suis contre, et secundo, je suis pas habilitée à.
Mais soudain, plissement futé de la trogne, sourire entendu, coup de pouce vers Semelle.
— C’est pas pour cette ruine, la dope, hein ? C’est pour vous…
(V’là aut’ chose.) Et de se faire roucoulante tout à coup.
— La drogue, c’est pas une solution, mon petit homme, j’en connais une autre.
Elle a dit ça en s’approchant de moi. Combien mesure-t-elle ? Si je n’avais pas eu le bon réflexe arrière, ma tête se serait encastrée entre ses seins. Sans se retourner vers Semelle, elle ordonne :
— Allez nous attendre dans votre cuisine, grand-père.
Aussitôt dit aussitôt seuls, sa tête d’ogresse au-dessus de la mienne, sa poitrine de granit m’écrasant au mur, sa pogne de débardeur reptant vers le bas (mon bas à moi) pendant que sa voix de violeuse dicte l’ordonnance :
— J’ai pas le temps maintenant, mon petit amour, mais faudra venir te faire soigner chez moi ce soir au plus tard, si tu veux pas que je te balance aux flics. Tiens, voilà mon adresse.
En effet, ses doigts qui se sont faufilés de l’autre côté de ma ceinture viennent d’y glisser une froide carte de visite dont mon pèse-lettre intime constate qu’elle est imprimée en relief. Le grand chic.
Autrement dit, la pourvoyeuse de Semelle était infirmière autant que je suis évêque. Elle n’a évidemment rien à voir avec la Mairie qui a ses propres infirmières — lesquelles ne droguent pas l’administré, mais le violent.
Si donc la brunette ne figure pas sur le registre des fonctionnaires municipaux, c’est qu’elle travaille pour son compte, ou pour celui d’une bande qui démarche systématiquement les assemblées de vieillards. (Elle a déjà fait trois touches dans le quartier.) Et bien sûr, tout à coup, Eurêka ! Je me rappelle la petite brune qui droguait Risson et que pistait ma Julia… Et si c’était la même ? Tout bonnement la même ?
La suite de l’enquête Malaussène se déroule dans un cabinet noir, sous les doigts photographes de ma petite sœur Clara, une ampoule rouge pendant au-dessus de nos deux têtes. (La douceur du visage de Clara, sous cette lumière… Dis, ma Clarinette, qui t’aimera, toi, et quand ? Et comment le supportera-t-il, ton grand frère ?)
Nous avons décidé de tirer toutes les photos prises par Clara pendant la remise de la médaille. Avec un peu de chance, la brunette est sur pellicule.
— Regarde le député, Ben, c’est amusant…
Le représentant du peuple apparaît en effet, dans le bac, au fond de la soupe chimique.
— Ce sont les mâchoires qui sortent en premier. Voilà ce que c’est, un visage énergique !
Clara rigole doucement. Clara est une photographe. Dès l’ouverture de ses yeux amande, il y a seize ans, ce fut une photographe. Julie ne s’y était d’ailleurs pas trompée, quand je les avais présentées l’une à l’autre. (« Tu n’imagines pas l’œil que cette enfant pose sur le monde, Benjamin, elle voit la surface et le fond. »)
— Le Secrétaire d’État aux Personnes Âgées, maintenant…
C’est la raie qui apparaît d’abord, chez Arnaud Le Capelier, puis l’arête du nez et la fossette qui tranche le menton en deux. De part et d’autre de cette ligne verticale, le visage joufflu est net, lisse, inexpressif comme un heaume. Un heaume un peu mou, certes, mais impassible, avec la fente attentive des yeux. (Ouh ! que je ne l’aime pas, celui-là !) Arnaud Le Capelier est penché par-dessus l’estrade. Il serre la main d’un Semelle décoré et rayonnant. En fait, il ne lui cède que le bout de ses doigts. Avec une sorte de dégoût, dirait-on. À mon avis, cet Arnaud-là fait une allergie aux vieux. Et Secrétaire d’Etat aux Personnes Agées… le Destin, ah la la, le Destin !
Nous travaillons ainsi pendant deux bonnes heures, le parfum de Clara luttant contre les relents méphitiques du révélateur. Finalement, Clara dit :
— Les gros plans ne donneront rien, Benjamin, la jeune fille devait se méfier, il faut la chercher dans la foule, je vais faire des agrandissements.
— On a tout le temps.
— Pas toi, Ben, oncle Stojil a dit qu’il passerait ce soir.
(Stojil, je t’en prie, laisse-moi dans cette nuit rouge, avec ma sœur préférée.)
— Il a besoin de toi, Ben, il ne se remet pas de l’assassinat de madame Dolgorouki. Va, si je trouve quelque chose, je t’appellerai.
Il est arrivé, Stojil. Il a pris une chaise. Il s’est assis seul au milieu de la chambre où dorment les enfants et les grands-pères. Il m’attend. C’est presque devenu une habitude entre nous, d’écouter dormir les vieux et les mômes. Les enfants sur les lits du dessus, et leur grand-père attitré au-dessous. (Une idée de Thérèse, approuvée par Clara, plébiscitée par les petits, et autorisée par mon autorité. Secoués comme ils l’étaient en arrivant chez nous, les vieux avaient perdu le sommeil. « Le souffle des petits les apaisera », a déclaré Thérèse. Le souffle des petits ou le parfum des jeunes filles ? Toujours est-il que depuis cette décision, les grands-pères roupillent comme des sonneurs. Et nous passons, Stojil et moi, de longues heures à jouer aux échecs en parlant doucement dans ces sommeils mêlés.)
— Aujourd’hui, dit Stojil, j’ai promené des Russes, en ville.
Jérémy se retourne dans son lit, au-dessus de Papy-Merlan qui en fait autant.
— De bons communistes, avec autorisation de sortie et consignes de vigilance.
Le Petit a un gémissement. Thérèse tousse.
— À l’Agence, on m’a recommandé de bien les soigner. Il y avait un aparatchik avec eux, un Ukrainien, du genre jovial. Il m’a dit en rigolant : « Et pas de propagande, camarade, nous savons tout de vos mensonges. » Toujours pareil avec eux : beaucoup de choses se disent en plaisantant, mais c’est un rire qui tue. Comme si tu te faisais piquer par un serpent hilare.
— Je me rappelle Khrouchtchev, oui, il riait beaucoup.
— C’était un spécialiste, celui-là, jusqu’au jour où un autre a rigolé à sa place.
Le souffle des grands-pères s’est petit à petit réglé sur celui des enfants.
— Alors, je leur ai fait visiter un Paris bien de chez eux : place du colonel Fabien, Bourse du Travail, immeuble de la C.G.T., ils n’ont rien vu d’autre. Quand l’aparatchik louchait sur une vitrine de charcuterie, je lui disais : « Propagande ! tout est faux à l’intérieur, saucisses en carton ! si vous regardez ça, Alexeï Trophimovitch, je vais être obligé de faire un rapport ! »
Risson produit un hoquet joyeux, comme s’il riait à l’intérieur de son sommeil.
— À midi, poursuit Stojil, je les ai emmenés bouffer à la cantine de Renault, et l’après-midi, ils ont voulu voir Versailles. Ils veulent tous voir Versailles. Je n’avais pas envie de me traîner une fois de plus jusque-là, alors je les ai conduits devant la gare Saint-Lazare, et je leur ai dit : « Voilà Versailles, le palais du tyran que la Révolution a adapté à l’usage des masses ! » Crépitement unanime des flashs.
Sourire. Respiration synchrone des dormeurs. Toutes ces vies en un seul souffle… Je dis :
— Ils te doivent une visite de Moscou, maintenant.
Mais Stojil est passé à autre chose.
— Ma veuve Dolgorouki connaissait parfaitement les écrivains prérévolutionnaires. À vingt ans, elle était communiste, comme moi au sortir de mon couvent. Elle faisait la résistante ici, pendant que je faisais le maquisard en Croatie. Elle savait les poèmes de Maïakovski par cœur, nous nous récitions des scènes entières du Revizor et elle connaissait Bielyï. Oui.
— Je me rappelle cette vieille dame. Elle disait à maman : « Le visage de votre Clara est pur comme une icône de Vieux Croyant. »
— C’étaient des princes, dans le temps, les Dolgorouki, des princes de légende, même. Certains ont choisi la Révolution.
Stojil se lève. Il remet en place le bras du Petit qui s’est échappé de ses couvertures.
— Qu’est-ce que Risson leur a raconté, ce soir ?
— Août 14. Soljenitsyne. Comme Jérémy voulait tout savoir sur l’habillement des bidasses en 14, Verdun est venu au secours de Risson. Il paraît que l’armée dépensait 700 000 mètres de flanelle par mois à 3,50 F le mètre, 2 550 000 paires de chaussettes, 250 000 cache-nez, 10 000 passe-montagnes, 2 400 000 mètres de drap en 140 pour les uniformes, représentant 77 000 tonnes de laine en suint. Il connaît tout ça, Verdun, avec les prix au centime près, il était tailleur, à l’époque. En écoutant ce déluge, les mômes étaient encore plus passionnés que par les taxis de la Marne.
— Oui, fait rêveusement Stojil, les jeunes aiment la mort.
— Tu dis ?
— Les jeunes aiment la mort. À douze ans ils s’endorment sur des récits de guerre, à vingt ans ils la font, comme la veuve Dolgorouki ou moi. Ils rêvent de donner une mort juste ou de recevoir une mort glorieuse, mais dans tous les cas c’est la mort qu’ils aiment. Ici, aujourd’hui, à Belleville, ils égorgent une vieille dame et s’envoient ses économies dans les veines pour trouver une mort lumineuse. C’est de cela qu’elle est morte, ma veuve : de la passion des jeunes pour la mort. Elle aurait pu se faire écraser par un jeune fou dans un bolide, ç’aurait été la même mort. Oui.
Silence. Souffle régulier des dormeurs. Puis :
— Tiens, le lit de Clara est vide ?
— Pas pour longtemps, oncle Stojil, répond la voix de Clara toute proche. (Même lointaine, la voix veloutée de Clara est toute proche.) Je suis là.
Et, après avoir embrassé Stojil :
— Je crois que j’ai trouvé notre infirmière, Ben.
Lumière. Une petite brune, en effet. Les yeux lui mangent la figure (« un regard lumineux », disait Semelle). Des cheveux très noirs encadrant un visage très blanc. Sur une des photos, son sac est ouvert et elle en tire un petit paquet qui pourrait bien être le sachet de gélules. Confirmation dans l’agrandissement suivant. Oui, c’est peut-être ça…
— Bravo, ma chérie, on se fera confirmer ça demain par Julie.
Il ne fallut pas plus de deux secondes à l’inspecteur Caregga pour apprendre à Pastor ce qu’il cherchait à savoir depuis une bonne semaine. La belle à la péniche dormant s’appelait Julie Corrençon, elle était reporter au journal Actuel, on l’avait interrogée l’année dernière dans l’affaire des bombes qui explosaient dans cette grande boutique, le Magasin.
— Suspecte ? demanda Pastor.
— Non, simple témoin. Elle se trouvait sur les lieux quand une des bombes a explosé[1].
Pastor n’apprit pas grand-chose au journal lui-même. Personne, dans l’équipe de rédaction, ne savait où se trouvait Julie Corrençon, et personne ne s’en souciait. Elle disparaissait quelquefois pendant des mois et revenait avec un papier qu’elle glanait aux antipodes ou tout au fond de la plus proche banlieue. Elle ne se manifestait jamais dans l’intervalle. Elle fréquentait peu ses collègues et moins encore le monde journalistique en général. Dans ce milieu d’introvertis exubérants, elle faisait figure de grande fille pas bêcheuse mais secrète, sans états d’âme particuliers, sans bobo-psycho, sans attaches d’aucune sorte, l’essentiel de sa vie se ramenant à ceci : elle écrivait des articles du tonnerre dont elle ne communiquait jamais les sujets à l’avance. Ils étaient toujours pris. « C’est une sacrée nana, on va en entendre parler un jour. » Elle ne se shootait ni ne picolait. Tous ses collègues s’accordaient à la trouver « vachement belle », « superbandante », indestructible. Quant à ses mœurs, on ne lui connaissait de liaison avec personne. La question de savoir si elle était hétéro, homo, onano, sportive ou collectionneuse de timbres, cette question étant démodée (Pastor le comprit trop tard) n’appelait pas de réponse précise. Une certitude, pourtant : Julie Corrençon pouvait engendrer des passions dévorantes, ça oui, mais de là à tomber sur un dingue qui la dévore, ça non.
Durant les soirées qui suivirent, allongé sur son lit de camp, Pastor s’envoya les œuvres complètes de la journaliste. Ce qui le frappa d’emblée, c’était la sagesse de l’écriture par opposition à la nature explosive des sujets traités. Une écriture scrupuleusement ponctuée, un style neutre, sujet-verbe-complément, qui semblait dire : « Laissons parler le réel, n’en rajoutons pas trop, il se défend très bien tout seul. » Cela tranchait avec le ton général de son journal et celui de l’époque.
Julie Corrençon avait roulé sa curiosité aux quatre coins du monde. Elle travaillait tout à fait comme Pastor l’avait imaginé, s’immergeant dans son sujet, vivant une vie entière à chaque article, repartant à zéro pour le suivant, une existence sans cesse remise en jeu. Enquêtant sur un trafic de cocaïne, elle s’était fait emprisonner volontairement en Thaïlande, dans une prison de femmes dont elle s’était évadée, camouflée sous un monceau de détenues mortes du choléra. Elle avait partagé l’intimité non moins dangereuse d’un ministre de l’Intérieur turc, le temps de mettre en carte l’itinéraire ultrasecret suivi par le pavot local jusqu’aux laboratoires marseillais où la morphine base devient l’héroïne de notre fin de siècle. Elle avait beaucoup écrit sur la drogue. Pastor le nota pour mémoire. Mais elle s’était aussi attaquée à d’autres sujets. Elle avait fait un tour du monde de l’amour, au terme duquel elle concluait que les dernières populations primitives et les révolutionnaires à la veille de leur victoire (mais ça se gâtait dès le lendemain) étaient les seuls à faire un amour qui fût digne de l’amour. Ici, Pastor rêva un instant dans la pénombre de son bureau. Il pensa au Conseiller son père et à Gabrielle. Si Gabrielle avait lu cet article, elle aurait sans aucun doute invité Julie Corrençon à venir les voir pratiquer, son superbe chauve et elle, malgré leur âge avancé. Un jour Pastor les avait surpris : on se serait cru à l’heure de tous les rendez-vous dans une jungle en éruption.
Le dernier article de la Corrençon se présentait sous la forme d’un reportage photographique effectué à Paris six mois plus tôt, et concernant un employé du Magasin, à l’époque où cette énorme boutique était périodiquement secouée par des explosions de bombes. L’employé en question était un type sans âge et curieusement transparent qui répondait au nom de Benjamin Malaussène. Il était salarié par le Magasin pour y remplir la fonction de Bouc Émissaire. Son boulot consistait à endosser tout ce qui clochait dans l’entreprise, et lorsque les clients venaient râler, il prenait une mine si tragiquement douloureuse que la colère faisait place à la pitié, et que les clients lésés repartaient sans demander le moindre dédommagement. Certaines photos montraient un Malaussène et un chef du personnel absolument ravis d’avoir couillonné la clientèle. Suivait une étude chiffrée des économies ainsi réalisées par le Magasin. (Le jeu en valait la chandelle.) Julie Corrençon indiquait aussi le salaire perçu par Malaussène. (Plus que confortable.) L’autre versant du reportage présentait Malaussène en famille. Il y paraissait beaucoup plus jeune et bien mieux défini. Fils aîné d’une famille nombreuse, on le voyait, entouré par les lits superposés de ses frères et de ses sœurs, racontant des histoires qui allumaient littéralement le regard des enfants.
Comme dans tous les autres articles de Julie Corrençon, l’auteur ne s’autorisait pas le moindre jugement de valeur, pas le plus petit point d’exclamation. Sujet, verbe, complément.
L’État Civil apprit à Pastor que Julie Corrençon était la fille unique de Jacques-Émile Corrençon, né le 2 janvier 1901 dans le petit village du Dauphiné qui, près Villard-de-Lans, porte le même nom (Corrençon), et d’Emilia Mellini, ressortissante italienne, née à Bologne, le 17 février 1923. Malgré leur différence d’âge, la maman meurt la première, en 1951, et le papa en 1969.
L’inspecteur Van Thian connaissait le nom de Jacques-Émile Corrençon.
— C’est un type qui ressemblait à ma mère, annonça-t-il à brûle-pourpoint.
(Le vieux Thian aimait surprendre le jeune Pastor. Il y parvenait quelquefois.)
— Il a grandi dans le pinard, lui aussi ? demanda Pastor.
— Non, c’était un gouverneur colonial qui ne croyait pas à la colonisation.
Thian expliqua que le nom de Corrençon avait affleuré pour la première fois l’actualité en 1954, à côté de celui de Mendès France, lors des négociations avec le Viêt Minh, et qu’il avait aussi joué un rôle actif pour l’obtention, la même année, du statut d’autonomie interne en Tunisie. Sous de Gaulle, Corrençon avait continué à travailler dans ce sens en multipliant les contacts avec toutes les clandestinités africaines en quête d’indépendance.
— Et cet article de la Corrençon tu l’as lu ? demanda Pastor à Van Thian.
Pastor n’aimait pas se laisser surprendre par Thian sans contre-attaquer. Il lança au vieil inspecteur un article agrémenté de photos qui firent passer Thian du jaune au vert.
L’article racontait comment, trimbalée en mer de Chine à la recherche de boat-people sur une embarcation qui ne valait guère mieux que celles des fuyards (photo), Julie Corrençon avait été terrassée par une crise d’appendicite aiguë. (Photo.) On avait dû l’opérer sur place sans anesthésie (photo), et comme tous ses copains tournaient de l’œil les uns après les autres (photo), elle avait fini elle-même ce qu’ils avaient commencé, tenant le bistouri d’une main et un petit miroir de l’autre (photo).
— Ça nous apprend au moins une chose, dit Pastor, quand Thian se fut administré un calmant, c’est que les gars qui l’ont cuisinée avant de la jeter dans la péniche n’ont certainement rien tiré d’elle.
L’après-midi du même jour, l’inspecteur Pastor essaya pour la dixième fois de dégainer plus vite que son collègue Van Thian. Son arme de service se prit à une maille de son chandail et lui échappa des mains. Le coup partit quand elle toucha le sol. Une balle réglementaire de 7,65 mm frôla les omoplates de Thian, ricocha sur le plafond, arracha au mur une touffe de polyester insonorisant et se calma.
— On recommence, dit Thian.
— On ne recommence pas, dit Pastor.
Au tir posé, quatre des huit balles de Pastor firent un score honorable dans la cible de Van Thian. La cible de Pastor (elle représentait un tireur de carton en position agressive) était intacte.
— Comment fais-tu pour tirer si mal ? demanda Thian avec admiration.
— De toute façon, s’il faut tirer, c’est qu’il est déjà trop tard, répondit Pastor avec philosophie.
Sur quoi, Pastor fut convoqué dans le bureau du commissaire divisionnaire Coudrier, son patron. Comme à l’accoutumée, le bureau, rideaux tirés, baignait dans sa verte pénombre impériale. Une secrétaire longue comme un jour sans pain, qui répondait (silencieusement) au prénom d’Élisabeth, servit à Pastor une tasse de café. Élisabeth éprouvait pour le divisionnaire Coudrier une vénération muette dont celui-ci n’abusait pas. Elle entrait et sortait sans le moindre bruit. Elle laissait toujours la cafetière derrière elle.
COUDRIER : Merci, Élisabeth. Dites-moi, Pastor…
PASTOR : Monsieur ?
COUDRIER : Que pensez-vous du divisionnaire Cercaire ?
PASTOR : Le patron des stupéfiants ? Eh ! bien, monsieur…
COUDRIER : Oui ?
PASTOR : Disons que je le trouve assez stupéfiant.
COUDRIER : Un sucre ou deux ?
PASTOR : Un et demi, monsieur, je vous remercie.
COUDRIER : En quoi ?
PASTOR : Pardon, monsieur ?
COUDRIER : En quoi trouvez-vous Cercaire stupéfiant ?
PASTOR : C’est un archétype, monsieur, l’archétype du flic de terrain, c’est très rare, un archétype, c’est une sorte de mystère.
COUDRIER : Expliquez-moi ça.
PASTOR : Eh bien, tant d’évidences accumulées sur une même personne finissent par lui faire perdre sa réalité, elle devient aussi mystérieuse qu’une image.
COUDRIER : Intéressant.
PASTOR : La femme sur laquelle j’enquête en ce moment est elle-même un archétype : le reporter-baroudeur-idéaliste. Même le cinéma refuserait d’y croire, à ce point-là.
COUDRIER : « Elle est trop », comme disent mes petits-fils.
PASTOR : Vous êtes grand-père, monsieur ?
COUDRIER : Deux fois, c’est presque un second métier. Elle avance votre enquête ?
PASTOR : J’ai établi l’identité de la victime, monsieur.
COUDRIER : Comment avez-vous fait ?
PASTOR : Caregga la connaissait.
COUDRIER : Parfait.
PASTOR : C’est la fille de Jacques-Émile Corrençon.
COUDRIER : L’homme de Mendès ? Une figure sympathique. Lui-même ressemblait à Conrad. À ceci près qu’il décolonisait.
PASTOR : L’aventure à l’envers.
COUDRIER : Si vous voulez. Encore un peu de café ?
PASTOR : Merci, monsieur.
COUDRIER : Pastor, je crains que mon collègue Cercaire n’ait une nouvelle fois besoin de votre collaboration.
PASTOR : Entendu, monsieur.
COUDRIER : Pour ne pas dire de votre aide.
PASTOR : …
COUDRIER : Dans la mesure du possible.
PASTOR : Cela va sans dire, monsieur.
COUDRIER : Dans le cadre de l’affaire Vanini, Cercaire a mis la main sur un certain Hadouch Ben Tayeb qu’il a pris en flagrant délit. Le Ben Tayeb en question essayait de fourguer des amphétamines à des clients dans le restaurant de son père.
PASTOR : À Belleville ?
COUDRIER : À Belleville. Au cours de l’interrogatoire, Cercaire s’est comporté disons…
PASTOR : En archétype musclé.
COUDRIER : C’est ça. Il est convaincu que Ben Tayeb a participé à l’assassinat de Vanini, ou qu’il couvre quelqu’un.
PASTOR : Et Ben Tayeb ne craque pas ?
COUDRIER : Non. Mais, le plus grave est qu’il vient de passer près d’une semaine à l’infirmerie.
PASTOR : Je vois.
COUDRIER : Une légère bavure, oui. Il faut essayer de nous arranger ça, Pastor, avant que les journalistes ne s’en mêlent.
PASTOR : Bien, monsieur.
COUDRIER : Vous pouvez interroger Ben Tayeb aujourd’hui ?
PASTOR : Tout de suite.
Dès que Pastor eut pénétré dans le bureau lumineux de Cercaire, l’immense moustachu se leva, un sourire d’égalité aux lèvres, enroula son bras autour des épaules de Pastor qu’il dépassait d’une énorme tête.
— J’ai pas eu l’occasion de te féliciter pour Chabralle, petit, mais j’en suis encore sur le cul.
Il entraîna Pastor dans une sorte de ronde.
— Pour ce qui est de Ben Tayeb, je vais t’expliquer le topo. Ce fils de pute…
Le bureau de Cercaire était beaucoup plus vaste et clair que celui de son collègue Coudrier. Alu et verre partout. La série des diplômes obtenus par Cercaire depuis qu’il envisageait d’être policier décorait ses murs parmi les photographies de promotions, de scoutisme, de monômes de la fac de Droit. On voyait aussi le divisionnaire en compagnie de telle ou telle gloire du Barreau, du chaud bisenesse ou de la politique. Sur des étagères de verre étaient alignées les coupes gagnées à divers concours de tir, et le mur d’en face s’honorait d’une belle collection d’armes de poing, dont un petit pistolet à quatre canons qui arrêta une seconde le regard de Pastor.
— Un Remington-Elliot Derringer calibre 32 à percussion annulaire, expliqua Cercaire, l’arme des flambeurs vigilants.
Puis, comme ils passaient devant un petit réfrigérateur encastré entre deux classeurs d’aluminium :
— On se fait une canette ?
— Pas de refus.
Pastor s’était toujours bien entendu avec les malabars. Sa petite taille ne leur faisait pas d’ombre et la vivacité de son esprit les engageait à lui faire la cour. Dès la Maternelle, Gabrielle et le Conseiller avaient appris au petit Jean-Baptiste à ne pas avoir peur du muscle. Souvent, au lycée. Pastor avait joué le rôle de poisson pilote auprès de ces grands squales qui paraissaient tous atteints d’une myopie de l’âme.
— Comme je te le disais, ce salopard de Tayeb fils de Tayeb m’a un peu énervé.
En tant que flic, Cercaire avait réellement fait ses preuves, dans la rue (blessé plusieurs fois) comme dans les hurlements de son bureau. (Une interminable brochette de truands avaient payé cher ses déductions tapageuses.)
— Mais c’est Tayeb qui a buté Vanini, j’en mettrais ma main au feu.
Si Cercaire l’affirmait, Pastor était assez porté à le croire. Il demanda pourtant :
— Des indices ?
— Non, un mobile.
Pastor laissa à Cercaire le temps de trouver les mots de la suite.
— Vanini cognait un peu fort sur les bougnoules, et il a bousillé un cousin de Tayeb pendant une manif. Un dangereux.
— Je vois.
— Mais il y a un os, petit. Hadouch Ben Tayeb a pris des photos où on voit Vanini en pleine action. Pas moyen de mettre la main sur ces photos. Si on inculpe Tayeb, elles seront immédiatement publiées.
— Vu. La solution ?
— C’est là que tu interviens, petit. D’abord, il faut que Tayeb avoue le meurtre de Vanini. Mais ensuite, et surtout, il faut lui tailler un costume de balance qui dissuadera ses petits copains de le défendre en publiant les photos de Vanini.
— Compris.
— C’est jouable ?
— Bien sûr.
Hadouch Ben Tayeb était à peu près dans l’état où Pastor avait trouvé Julie Corrençon au fond de la péniche.
— Vous avez dévalé un drôle d’escalier, fit Pastor après avoir refermé la porte sur lui.
— Ça doit être ça.
Mais, Ben Tayeb était loin d’être dans le coma. Au contraire, les coups semblaient l’avoir affûté.
— Vous savez de quoi on vous soupçonne ? Inutile de vous refaire l’historique.
— Non, ça va, on m’a fait les bosses de la mémoire.
Comme à son habitude, Pastor avait exigé d’être seul avec le prévenu. Son regard errait pensivement dans la pièce (un vaste bureau collectif bourré de machines à écrire et de téléphones). Pastor marchait en caressant les meubles. Son visage s’était creusé.
— Alors voilà ce que je vous propose, ça nous fera gagner du temps.
Pastor vit le téléphone décroché. Il hocha la tête, fit signe à Ben Tayeb de se taire, ôta la gomme qui maintenait l’appareil à quelques millimètres de son support, et raccrocha le combiné.
— On est entre nous, à présent.
À l’autre bout du fil, Cercaire n’entendit pas cette dernière phrase. Il raccrocha avec un hochement de tête admiratif.
Comme d’habitude, les oreilles se ventousèrent à la porte. Comme d’habitude, les oreilles entendirent bientôt un murmure indistinct accompagnant la frappe d’une machine à écrire.
Trois quarts d’heure plus tard, Pastor pénétrait à nouveau dans le bureau de Cercaire, quatre feuillets dactylographiés à la main.
— Excuse-moi pour le téléphone, petit, fit Cercaire en rigolant… curiosité professionnelle.
— Ce n’est pas la première fois qu’on me fait le coup, répondit Pastor.
Il avait l’air très fatigué, mais moins démoli, toutefois, qu’après l’interrogatoire de Paul Chabralle.
Cercaire ne se préoccupait pas de la tête de Pastor. Il porta immédiatement les yeux sur la signature de Ben Tayeb.
— Il a signé ? Tu es vraiment à la hauteur de ta réputation, Pastor ! Sers-toi une autre bière, tu l’as bien méritée.
À cet instant précis, le grand flic semblait adorer le petit flic. Puis, Cercaire chaussa ses lunettes et entreprit la lecture du document. Le sourire qui flottait sur son visage se rétrécissait de paragraphe en paragraphe. Au milieu du troisième paragraphe, il releva lentement la tête. Sa bière à la main, Pastor soutint tranquillement ce regard.
— Qu’est-ce que c’est que cette merde ?
— Probablement la vérité, répondit Pastor.
— Vanini buté par une petite vieille ? Tu te fous de ma gueule ?
— C’est ce que Hadouch Ben Tayeb a vu.
— Et tu l’as cru ?
— Puisqu’il me dit quand je le lui demande… fit doucement Pastor.
— C’est ça, ta fameuse méthode ?
— Vous devriez lire jusqu’au bout.
Pendant un instant encore, Cercaire regarda Pastor sans mot dire, puis il se replongea dans sa lecture. Le jeune inspecteur, dont le visage retrouvait lentement sa plénitude, finissait poliment sa bière. Page trois, Cercaire leva de nouveau les yeux. Il avait une expression que Pastor avait déjà observée chez d’autres géants : un air de brutalité égarée.
— Et cette histoire de Mairie, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Oui, Ben Tayeb dit que les amphétamines qu’il avait entre les mains quand vous l’avez arrêté ont été refilées à un petit vieux par une infirmière municipale pendant une remise de décoration.
— D’accord, Pastor. Et je suppose que je dois avaler ça comme un tranquillisant, avec un verre d’eau par-dessus ?
— À vous de voir. Mais le fait est que la drogue n’est pas le truc de Ben Tayeb.
Cercaire commençait à envisager Pastor d’un autre œil. Un louveteau qui se poussait dans les couloirs de Coudrier avec l’intention de manger la Maison. Il donnait déjà des conseils.
— Et alors, c’est quoi, son secteur, à Ben Tayeb ?
— Le jeu. Il tient toutes les loteries de Belleville à la Goutte d’Or. Si vous voulez le faire tomber, ce sera là-dessus. J’ai les noms de ses deux principaux lieutenants en page 4. Son second est un rouquin qui se fait appeler Simon le Kabyle. Il est lui-même flanqué d’un grand Noir : Mo le Mossi. Le soir où Vanini s’est fait tuer, le Kabyle et Ben Tayeb venaient de faire la caisse de leur bonneteau, au Père Lachaise. C’est en revenant chez eux qu’ils ont assisté au meurtre, du trottoir d’en face.
— Comme par hasard.
— Un hasard qui les prive d’alibi, oui.
Cercaire dressa l’oreille. Était-ce un petit cadeau, cette phrase ? Une suggestion ? De nouveau, ce môme bien poli lui plaisait. Il faudrait songer à le faucher à Coudrier, un de ces jours. Cercaire se tut un instant, puis demanda :
— Et ça te brancherait d’avoir mon opinion à moi, sur tout ça ?
— Bien sûr.
— Une chose, d’abord. Tu es un bon flic, Pastor, tu iras loin.
— Merci.
— Et tu accueilles avec modestie les compliments de tes supérieurs.
Pastor sut rire exactement du même rire que Cercaire.
— Maintenant, voilà ce que je pense, moi.
Un petit rien d’autorité dans la voix indiquait que c’était le patron qui reprenait la parole.
— Ce que je pense, c’est que Ben Tayeb t’a chambré avec son histoire de mémé flingueuse. D’ailleurs, je ne sais pas jusqu’à quel point tu l’as cru, ajouta-t-il en filant sur Pastor un regard entendu. En tout cas, qu’une vieille bellevilloise descende en pleine rue un jeune flic affecté à sa protection, tu m’excuseras, mais pas avec moi. Si Ben Tayeb t’a servi cette salade, c’est justement parce qu’elle était gigantesque. Tu ne pouvais pas le soupçonner de mentir à ce point-là, tu piges ? L’inflation du mensonge pour donner l’illusion de la vérité, c’est un truc que tous les mômes un peu futés pratiquent très bien. Et les bougnoules mieux que les autres. Mais, là où il a déconné, Ben Tayeb, c’est qu’il reconnaît noir sur blanc avoir été présent sur les lieux et à l’heure du crime. C’est ça qui importe. Et rien d’autre. Et c’est signé de sa main. Au fond, tu l’as quand même forcé à sortir un coin de son mouchoir. Le coin sanglant. Quant à l’histoire de l’aïeule au P.38 (parce que l’arme, c’était un P.38, tu le savais ?), j’en donne pas cher auprès d’un jury d’Assises.
Un temps.
— Alors voilà ce que je vais faire. D’un côté, je vais déférer Ben Tayeb pour assassinat d’un policier, et de l’autre côté, je vais lui tailler un super costard de balance à l’usage de ses deux lieutenants, Simon le Kabyle et Mo le Mossi. Ils ne lèveront pas le petit doigt pour le défendre, et les photos prises par ce fumier de Tayeb ne seront jamais publiées. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Ben Tayeb est votre prévenu, ce n’est pas le mien.
— Juste. Et je crois que tu te plantes aussi pour ce qui est de son rôle dans la pharmacie. Il est dans la dope jusqu’au cou, Ben Tayeb. Mais, sur ce point, j’ai besoin d’un supplément d’informations. Il faut que je travaille sur un certain Malaussène, maintenant.
Pastor revit l’article de Julie Corrençon et la tête de Malaussène en un éclair, mais il enregistra le nom sans broncher.
Cercaire se pencha sur lui. Un demi-ton plus bas, avec une douceur quasi paternelle :
— Ce que je te dis ne te vexe pas, au moins ?
— Du tout.
— Tu reconnais que tu peux te gourer de temps en temps ?
— Ça peut m’arriver, oui.
— Eh ! bien, ça aussi, c’est une sacrée qualité de grand flic, tu sais !
Dans la voiture de service, Pastor raconta à la veuve Hô son entrevue avec Cercaire. Dans la robe de la veuve, l’inspecteur Van Thian se mit à s’agiter fébrilement.
— Qu’est-ce qui se passe, Thian, ça ne va pas ?
— Rien. Une rechute de bilharziose, je crois. Ça me fait toujours le même effet quand j’entends prononcer le nom de Cercaire.
Une couche épaisse de nuages obstruait le ciel de la ville. En plein hiver, un ciel menaçant comme des nuées tropicales.
— Tu sais ce que c’est, un cercaire, gamin ?
Thian se grattait violemment l’avant-bras.
— À part le flic, je ne vois pas.
— C’est une saloperie de larve à petite queue qui grandit dans les rizières. Ça te pénètre sous la peau, ça te démange à en crever et ça te pourrit de l’intérieur jusqu’à ce que tu pisses du sang. Bilharziose. Voilà l’effet que me fait Cercaire.
— Ton père, le Tonkinois, y est peut-être pour quelque chose, non ?
— Nous autres, Asiates du Sud-Est, avons une autre conception de la médecine, gamin ; à propos, où va-t-on ?
— Chez Julie Corrençon.
— À l’hosto ?
— Non, chez elle, 85–87 rue du Temple.
— Julia ?
La porte est entrouverte, quand j’arrive sur le palier de Julia avec les photos de l’infirmière-Pseudo à la main. C’est donc du palier que je murmure :
— Julia ?
Timidement. Avec au cœur un battement double : un coup pour la passion, un coup pour l’inquiétude.
— Julia…
Et puis il me faut bien voir ce que je n’ai pas envie de voir : la serrure a été forcée. Le verrou de sécurité a sauté.
— JULIA !
J’ouvre grand. C’est Verdun. (La ville.) Enfin, ce qui en restait après. On a même de la peine à croire que ça puisse être reconstruit un jour. Le tissu mural et la moquette ont été arrachés, le plumard, le canapé et tous les coussins éventrés. On a démonté les meubles planche par planche avant de tout péter. Tous les livres de la bibliothèque gisent écartelés au milieu du massacre. Leurs pages ont été arrachées par poignées. On a vidé la télé et la stéréo de leurs tripes électroniques et les deux moitiés du téléphone ont valsé de part et d’autre du loft, comme séparées par un coup de machette. La cuvette des chiottes est arrachée de son socle, la carapace étanche du frigo repose sur le dos, les canalisations d’eau ont été mises à jour et cisaillées sur toute leur longueur. Le plancher a sauté, latte par latte, systématiquement, et les plinthes avec lui.
Pas de Julia.
Pas de Julia ?
Ou plus de Julia ?
Ça bat bizarrement, dans ma poitrine. Un battement que je ne connais pas. Ça bat solitaire. Ça résonne dans le grand vide. Ça bat comme un appel qui ne sera plus jamais entendu. On vient de me greffer un nouveau cœur. Un cœur de veuf. Parce que des types qui sont capables de faire ça à un appartement s’autorisent tout quand ils ont une Julia entre les mains. Ils l’ont tuée. Ils me l’ont tuée. Ils m’ont tué Julia.
Il y a ceux que le malheur effondre. Il y a ceux qui en deviennent tout rêveurs. Il y a ceux qui parlent de tout et de rien au bord de la tombe, et ça continue dans la voiture, de tout et de rien, pas même du mort, de petits propos domestiques, il y a ceux qui se suicideront après et ça ne se voit pas sur leur visage, il y a ceux qui pleurent beaucoup et cicatrisent vite, ceux qui se noient dans les larmes qu’ils versent, il y a ceux qui sont contents, débarrassés de quelqu’un, il y a ceux qui ne peuvent plus voir le mort, ils essayent mais ils ne peuvent plus, le mort a emporté son image, il y a ceux qui voient le mort partout, ils voudraient l’effacer, ils vendent ses nippes, brûlent ses photos, déménagent, changent de continent, rebelotent avec un vivant, mais rien à faire, le mort est toujours là, dans le rétroviseur, il y a ceux qui pique-niquent au cimetière et ceux qui le contournent parce qu’ils ont une tombe creusée dans la tête, il y a ceux qui ne mangent plus, il y a ceux qui boivent, il y a ceux qui se demandent si leur chagrin est authentique ou fabriqué, il y a ceux qui se tuent au travail et ceux qui prennent enfin des vacances, il y a ceux qui trouvent la mort scandaleuse et ceux qui la trouvent naturelle avec un âge pour, des circonstances qui font que, c’est la guerre, c’est la maladie, c’est la moto, la bagnole, l’époque, la vie, il y a ceux qui trouvent que la mort c’est la vie.
Et il y a ceux qui font n’importe quoi. Qui se mettent à courir, par exemple. À courir comme s’ils ne devaient jamais plus s’arrêter. C’est mon cas. Je dévale l’escalier en courant. Ce n’est pas une fuite, non, je ne fuis rien, peut-être même que je cherche à rattraper quelque chose, quelque chose qui ressemblerait à la mort de Julia… mais la seule chose que je rencontre sur mon passage, c’est une minuscule Vietnamienne qui encombre le palier du troisième étage. Je lui rentre dedans et elle s’envole littéralement en larguant dans l’espace une gerbe multicolore de pilules, de flacons, d’ampoules et de cachets. On dirait l’explosion d’une pharmacie. Et celle d’un album, car j’ai lâché les photos de la dope-infirmière sous le choc. Heureusement, quatre marches plus bas, la Vietnamienne tombe dans les bras d’un jeune frisé enfoui dans un pull informe. Je suis déjà bien en dessous d’eux et ne m’excuse pas. Je continue à courir et jaillis hors de l’immeuble sous une douche glacée parce que le ciel en a profité pour tout larguer d’un coup sur la ville, et c’est là-dessous que je cours, le long de la rue du Temple, comme un galet qui rebondit, je traverse en diagonale les 33 677 mètres carrés de la République, sautant par-dessus les capots des bagnoles, les haies des squares, les chiens qui pissent, et je remonte, toujours en courant, les 2 850 mètres en crue de l’Avenue du même nom. Le torrent est contre moi, mais rien ne peut arrêter l’homme qui court quand il n’a plus de but, car je cours en direction du Père Lachaise et on ne peut pas appeler ça un but, mon but à moi c’était Julia, mon joli but secret, planqué bien profond sous la montagne des obligations, c’était Julia, mais je cours et ne pense pas, je cours et ne souffre pas, la pluie noire me donne les ailes chatoyantes du poisson qui vole, je cours des milles et des milles quand la seule perspective de me taper un cent mètres m’a toujours épuisé, je cours et ne m’arrêterai plus jamais de courir, je cours dans la double piscine de mes pompes où mes idées se noient, je cours, et dans cette nouvelle vie de coureur sous-marin qui est la mienne — c’est fou comme on s’habitue ! — , apparaissent les images, parce qu’on peut toujours courir plus vite que les idées, mais les images, elles, naissent du rythme même de la course, appartement saccagé, large visage de Julia, petit coussin poignardé, brusque grimace de Julia, téléphone décapité, cri soudain de Julia (C’est donc « ça » que tu as vu, Julius ?), hurlement de Julius aussi, long hurlement supplicié, plinthes arrachées au mur, Julia jetée au sol, je cours maintenant de flaques en baffes, d’éclaboussures en hurlements, mais pas seulement, large saut de caniveau et première apparition de Julia dans ma vie, le balancement de sa crinière et celui de ses hanches, livres écartelés mais seins lourds de Julie, coups, baffes et coups, mais sourire puissant de Julie au-dessus de moi : « En argot espagnol, aimer se dit corner », courir pour être mangé par Julie, frigidaire désossé, que voulaient-ils savoir ? et la pensée qui rattrape les images, la pensée si rapide malgré son fardeau de terreur, savoir ce que Julie savait, voilà ce qu’ils voulaient, « moins tu en sauras, Ben, mieux ça vaudra pour la sécurité de tout le monde ». C’est vrai, Julie, qu’ils n’aillent pas remettre la main sur ces pauvres vieux, « ne me téléphone pas, Ben, ne viens pas me voir, d’ailleurs je vais disparaître pendant quelque temps », mais s’ils viennent, eux, chez moi, pendant que je cours comme un con et si c’était ça, justement, qu’ils voulaient savoir, la planque des grands-pères, et s’ils le savent, maintenant, et s’ils avaient fait le chemin inverse, eux, entrant en force dans la maison pendant que maman est seule avec les enfants et les grands-pères ? flaques, baffes, caniveaux, terreur, je traverse l’avenue au niveau du lycée Voltaire, ça klaxonne, gueule, patine, et froisse de la taule, mais j’ai déjà plongé comme la mouette ivre dans la rue Plichon, traversé celle du Chemin-Vert et je viens de m’écraser contre la porte de la quincaillerie. Les champions sont terrorisés, il n’y a pas d’autre explication. Les champions cavalent sous l’effet de la terreur qui pulvérise les records.
Une des vitres dépolies a explosé sous le choc, et, quand j’ouvre grand la porte de chez nous, un chaud ruisselet de sang coule sur mon visage, mêlé à la soupe froide du ciel. La quincaillerie est vide. Mais pas de n’importe quel vide. Le vide précipité. Le vide de l’arrachement. Le vide de la dernière seconde. Le vide imprévu qui laisse tout en plan. Le vide qui devrait être plein. Personne. Personne, sauf maman, immobile dans son fauteuil. Maman qui tourne vers moi un visage baigné de larmes et qui me regarde, comme si elle ne me reconnaissait pas.
— Ça va, Thian ?
Pastor avait renoncé à récupérer la totalité des médicaments. Certaines pilules avaient rebondi jusqu’au rez-de-chaussée, marche par marche, négociant avec soin les virages. Assise sur le palier du troisième, cassée en deux dans sa stricte robe thaï, la veuve Hô miaulait après son souffle.
— Ça va ? répéta Pastor.
— Comme quelqu’un qui vient de se faire tuer.
— Tu pourras grimper jusqu’en haut ?
— Les morts montent tout seuls, à ce qu’il paraît.
Pastor glissa un bras sous les ailes de la veuve Hô et la soutint jusqu’à la porte de Julie Corrençon.
— Et voilà.
Thian n’aurait su dire si ce « voilà » concernait l’effort qu’il venait de fournil ou le spectacle que leur offrait la porte ouverte de l’appartement. Comme Pastor ne lui faisait pas écho, Thian se retourna vers lui. Et il fut effrayé par le visage du gamin. Pastor contemplait ce champ de ruines, comme s’il se fût agi de sa propre maison. Il était à ce point bouleversé, qu’il s’était laissé tomber de biais contre le chambranle de la porte. Visage de craie. Œil immobile. Bouche entrouverte.
— Qu’est-ce qui se passe, gamin, tu n’as jamais vu de cambriolage ?
Pastor leva une main de pierre.
— Si. Justement. Ne t’occupe pas de moi, Thian, ça va passer.
Ils restèrent longtemps sur le seuil, comme s’ils avaient peur d’ajouter au désordre.
— On a fouillé tout ce qui était creux, dit Thian.
Pastor se redressa enfin. Mais l’expression de ses yeux n’avait pas changé.
— Malaussène n’a pas pu faire ça tout seul, dit-il.
— Malaussène ?
— C’est le nom du type qui t’a bousculé, dans l’escalier.
— Il t’a laissé sa carte en passant ?
— Julie Corrençon a écrit un papier sur lui, un reportage, avec des photos.
Pastor parlait d’une voix lointaine, comme en lui-même.
— Malaussène, hein ? Je m’en souviendrai, fit Thian.
Ils avançaient maintenant dans la pièce, en levant les pieds très haut, comme on marche dans les décombres, avec une prudence un peu tardive.
— Ils étaient au moins deux ou trois, non ?
— Oui, dit Pastor. Des spécialistes. Des gens du bâtiment. C’est signé.
Il y avait une sorte de rage, dans cette voix rêveuse.
— Regarde, ajouta-t-il, ils ont mis à jour les tranchées, ils ont même fouillé les baguettes électriques.
— Tu crois qu’ils ont trouvé quelque chose ?
— Non. Ils n’ont rien trouvé.
— Comment le sais-tu ?
— Ils n’ont pas pu s’empêcher de casser.
Thian soulevait les débris avec circonspection.
— D’après toi, qu’est-ce qu’ils cherchaient ?
— Qu’est-ce qu’on peut chercher chez une journaliste ?
Accroupi, Pastor dégagea une photo, prise dans les éclats d’un cadre pulvérisé.
— Regarde.
La photo représentait un homme flottant dans un uniforme blanc et serrant convulsivement sous son bras une casquette à feuilles de chêne. L’homme semblait poser sur Thian et sur Pastor un regard chargé d’ironie. Il était planté parmi des roses trémières plus hautes que lui. Son uniforme était si vaste qu’on aurait dit celui d’un autre.
— C’est Corrençon père, expliqua Thian. Il porte l’uniforme des gouverneurs coloniaux.
— Malade, non ? demanda Pastor.
— Opium, répondit Thian.
Pastor comprit pour la première fois le sens de cette expression qu’utilisaient Gabrielle et le Conseiller quand ils parlaient d’un de leurs vieux amis malade : « Il a bien décollé. » Sur cette photo, Corrençon père avait bien « décollé ». Quelque chose, en lui, avait largué les amarres. Peau et squelette n’étaient plus d’accord. Et cette flamme, dans les yeux, indiquait l’ivresse des dernières altitudes. Pastor se rappela une phrase du Conseiller à propos de la maladie de Gabrielle : « Je ne veux pas la voir décoller. » Pastor fit un effort surhumain pour chasser la double image de Gabrielle et du Conseiller.
— Je me pose une question.
Thian, se grattant la tête, évoquait assez la silhouette de la paysanne thaï debout dans les décombres après le passage du typhon.
— Ce Malaussène…
Pastor s’efforça à la gaieté :
— Mauvais souvenir, hein ?
— Pour mes côtes, c’est pas encore un souvenir. Il descendait bien d’ici, tout à l’heure, non ?
— Probable.
— Il me semble qu’il tenait des photos à la main quand il m’est rentré dedans. Des photos ou une liasse de papelards.
— Des photos, dit Pastor. Il les a laissé tomber sous le choc, je les ai sur moi.
— D’après toi, il les a trouvées ici ?
— On le lui demandera.
Julie Corrençon habitait au-dessus d’un atelier de confection à peu près honnête. Le seul du quartier à ne pas lâcher ses ouvriers turcs plus de deux heures après l’horaire syndical. Personne, dans l’atelier, ne se rappelait avoir entendu le moindre bruit dans l’appartement du dessus.
— La seule chose qu’on entend quelquefois, déclara le patron (un brave type en or massif), c’est la frappe d’une machine à écrire.
— Depuis combien de temps ne l’avez-vous pas entendue ?
— Peux pas dire, une quinzaine peut-être…
— Et la locataire, ça fait longtemps que vous ne l’avez pas vue ?
— On la voit rarement. Dommage, d’ailleurs, une sacrée belle pièce !
Il s’était mis à pleuvoir. Un vrai déluge de printemps, en plein hiver. Une pluie brutale et glacée. Pastor conduisait en silence.
Thian demanda :
— Tu as remarqué la carcasse d’une machine à écrire, dans ces ruines ?
— Non.
— Elle l’emporte peut-être avec elle pour bosser ?
— Peut-être.
Cette pluie… c’était cette même pluie que Pastor avait traversée pour son ultime rendez-vous avec Gabrielle et le Conseiller. « Laisse-moi trois jours », lui avait demandé le Conseiller, « dans trois jours, viens, tout sera en règle. »
— Si on passait au Magasin ? proposa Pastor tout à coup.
— Au Magasin ?
— Le lieu du dernier article de la Corrençon. C’est là que Malaussène travaillait comme Bouc Émissaire.
— Bouc Émissaire ? Qu’est-ce que c’est que ces salades ?
— Je t’expliquerai en route.
Au Magasin, le jeune directeur du personnel, tiré à quatre épingles, et qui répondait au nom médiéval de Sinclair, ne leur apprit pas grand-chose.
— Ce n’est pas sérieux, j’ai déjà eu à m’expliquer là-dessus avec certains de vos collègues, nous n’avons jamais utilisé ce Malaussène comme Bouc Émissaire. Il remplissait chez nous la fonction de Contrôle Technique, et on ne devait qu’à son caractère cette manie abjecte de pleurer devant la clientèle.
— C’est tout de même à cause de cet article écrit par Julie Corrençon que vous avez lourdé Malaussène, non ? demanda Thian.
Le jeune directeur avait sursauté. Il ne s’attendait pas à ce que cette Vietnamienne lui posât une question. Et moins encore avec la voix de Gabin.
La pluie tambourinait au-dessus de leur tête, sur la grande verrière du Magasin. Une pluie d’hiver avec une obstination tropicale. « Je n’aurais jamais pu être commerçant, songeait Pastor, il faut avoir réponse à tout. » Il se rappela une phrase de Gabrielle : « Cet enfant ne donne jamais de réponses. Il ne sait que poser des questions. » « Il y répondra en bloc un jour », avait prophétisé le Conseiller.
— Pensez-vous que Malaussène ait pu se venger de la journaliste, après s’être fait renvoyer ? demanda Pastor.
— C’est assez dans son caractère, oui, répondit le jeune directeur.
Pastor semblait épuisé. Thian avait tenu à prendre le volant.
— Mais qu’est-ce que c’est que cette pluie, bordel, c’est le Vietnam ?
Pastor se taisait.
— Une histoire drôle, gamin ?
— Non merci, ça ira.
— Je te largue au bureau et je retourne dans ma montagne. Quelques petits trucs à vérifier de mon côté. On se retrouve ce soir à l’heure des rapports, d’accord ?
Ce fut la sonnerie du téléphone qui accueillit Pastor dans son bureau.
— Allô, Pastor ?
— Pastor.
— Cercaire, ici, tu connais la meilleure, petit ?
— Je vais la connaître.
— Tout de suite après ton départ, j’ai reçu un coup de téléphone de la Mairie du Onzième.
— Ah oui ?
— Oui, le service de Santé. Les infirmières municipales. Figure-toi que Malaussène utilise les vieux pour se procurer des amphétamines aux frais de la municipalité.
— Malaussène ? fit Pastor, comme s’il entendait ce nom pour la première fois.
— Oui, le type auquel Ben Tayeb allait fourguer sa pharmacie quand je l’ai sauté. Il s’appelle Malaussène.
— Et qu’est-ce que vous allez faire ?
— Laisser filer la ligne, petit, ce n’est pas encore le moment de ferrer.
— …
— Pastor ?
— Oui ?
— Crois-moi, t’es pas encore bien grand, mais t’es déjà un sacré flic !
Pastor raccrocha l’appareil lentement, comme s’il eût été d’une grande fragilité.
De l’eau bouillant sur la cuisinière, le four occupé pour le dîner, mais pas de Clara, pas de Rognon. Le livre d’histoire de Jérémy ouvert sur la table, sans Jérémy. À côté de lui le cahier d’écriture du Petit, un beau pâté au milieu de la page, où est le Petit ? Les cartes de Tarot sur le guéridon de Thérèse, éventail déployé de l’avenir, et Thérèse ? Et Merlan ? Et Semelle ? Et Risson ?
Maman, qui finit tout de même par me reconnaître, dit :
— Ah ! c’est toi, mon grand, tu sais déjà ? Qui t’a prévenu ?
Elle essuie ses larmes d’un revers si lent que le soleil pourrait se coucher.
— Prévenu de quoi, maman ? Nom de Dieu, qu’est-ce qui s’est passé ?
D’un geste du menton, elle désigne la grande table et murmure :
— C’est Verdun.
Comme un con, dans l’état où je suis, pluie et sang mêlés, je pense d’abord à la bataille. Pour moi, c’est Verdun depuis un certain temps.
— Il était en train de faire faire sa page d’écriture au Petit, et il est tombé, là, le front sur le cahier.
Derrière moi, la porte est encore ouverte. Un courant d’air mouillé soulève justement une page du cahier, qui retombe, comme si elle n’avait plus la force. Je pense « Verdun », « Verre d’un », « Vert daim », et ce putain de mot ne veut pas me donner son sens. « Ça doit être un sacré problème pour les étrangers… »
— Regarde, mon grand, tu t’es coupé, je vais te faire un pansement. Ferme donc la porte, tu veux ?
Obéissant, le fils ferme la porte, qui reste néanmoins ouverte vu que j’ai pété un carreau. Au milieu du cahier, il y a un pâté. Comme une explosion bleue au-dessus de Verdun.
— Verdun a eu un malaise ?
Ça y est, j’ai compris.
— Verdun est en train de mourir.
J’apprends ça. Oui, j’apprends ça, et, encore aujourd’hui, j’entends le soulagement de ma voix quand je demande :
— C’est tout ? Il ne s’est rien passé d’autre ?
Et je revois le regard de maman. Pas un regard scandalisé, non, pas le genre : « Dieu, mon aîné est un monstre ! », mais un de ces regards comme si c’était moi, le mourant. Elle s’est levée avec cette apesanteur étrange, surtout quand elle est enceinte, ce côté apparition (un mouvement d’elle et tout se met silencieusement en ordre dans la maison). Elle a dégoté une immense serviette et me sèche entièrement pendant que mes vêtements trempés tombent à mes pieds. Nu, le fils devant la mère.
— Ils t’ont laissée toute seule ?
Comme c’est vivant, un sparadrap qui vous barre le front !
— Ils l’ont emmené à l’Hôpital Saint-Louis.
Elle a fait de mes vêtements une boule de papier mâché, et revient avec tout ce qu’il faut de sec et de chaud.
— Ils ont tenu à l’accompagner, et tu devrais les rejoindre, ils doivent avoir besoin de toi, là-bas. Bois ça. Tu as couru ?
Viandox. Décoction de squelettes broyés. C’est la vie. Et c’est bouillant.
Verdun, mon vieux Verdun, c’est pourtant vrai, aucune nouvelle au monde ne m’aura soulagé davantage que celle de ta mort prochaine. Je te le dis tout net, dans le taxi qui me trimballe vers l’hosto, pour qu’arrivé là-haut tu commences dès maintenant à plaider ma cause. Tu ne m’en voudras pas, toi, d’avoir préféré ta mort à une autre, tu as trop su ce que c’était, toi, l’explosion des uniformes qui n’étaient pas le tien. Mais l’Autre, là-haut, la Gigantesque Enflure, il ne sait pas, Lui, pas fait la guerre, juste assisté, de très haut, et par ici les âmes vaillantes, pas fait l’amour non plus, Tout Amour paraît-il, par conséquent ne sachant rien de l’abjecte hiérarchie de l’amour qui fait qu’on préfère la mort d’un Verdun à celle d’une Julia…
Or, Julia, je le sais maintenant grâce à toi, Julia est immortelle ! S’ils se sont acharnés sur son appartement, c’est qu’ils n’ont pas pu mettre la main sur elle, s’ils ont torturé ses meubles, c’est qu’elle leur a filé entre les doigts, ce qui d’ailleurs n’a rien d’étonnant avec son pedigree d’aventurière insaisissable. Même moi, je n’arrive pas à la bloquer dans un plumard. Dis-Lui bien ça, Verdun, de ma part, qu’il me paiera cher ce soulagement, à l’heure des comptes ! Et tant que tu y es, dis-Lui aussi que je Lui ferai payer la grippe espagnole de ta petite Camille, de t’avoir aidé à traverser tout vif cinq années de tornade en acier, pour lâcher cette dernière rafale (Ô le Raffiné Sublime) : la grippe espagnole, et tuer ta petite, ta petite à toi, la fillette pour qui tu t’étais si bien appliqué à rester vivant !
Ainsi gambergé-je véhémentement, dans le taxi qui me mène à Verdun, m’adressant à Celui qui, s’il existe, prouve que le fumier est bien, comme on s’en doutait, à l’origine du monde, et qui, s’il n’existe pas, Innocence donc, est plus utile encore, Bouc comme moi, Bouc Émissaire, à l’origine de rien mais responsable de tout. Sur le pare-brise, les essuie-glaces tranchent dans la tempête. On dirait qu’ils sont notre seul moyen de propulsion. Le chauffeur en veut comme moi au Très-Haut. Cette flotte, paraît-il, n’est pas de saison, et, d’après lui, Il doit carburer à autre chose, là-haut, l’Autre, avec ses anges !
— Arrêtez !
J’ai gueulé ça si fort que, tous freins écrasés, le taxi fait une jolie courbe sous la tornade.
— Qu’est-ce qui vous prend, nom de Dieu ?
— Attendez-moi une seconde !
Je saute dans la pluie et me rue vers la petite forme, tassée là, comme en prière, au pied d’une gouttière qui dégueule à flots.
— Jérémy ! Qu’est-ce que tu fous là ?
À genoux dans le torrent, éclaboussé jusqu’aux yeux par la flotte qui jaillit comme d’un pipe-line dynamité, le môme se retourne vers moi et dit :
— Tu vois bien, je remplis une bouteille.
Aussi peinard que si on avait eu rendez-vous sous ce tuyau.
— C’est la dernière bouteille de Verdun, Ben, le cru de cette année, faut qu’il parte avec.
Coups de klaxon furibards du taxi.
— Magne-toi, Jérémy, tu vas attraper la crève !
Ses mains sont bleues et la bouteille à moitié pleine seulement.
— C’est la faute à ce gros con, en face. Il a fallu que je lui achète une vraie bouteille et que je la vide. L’a même pas voulu me prêter un entonnoir, l’enfoiré !
Le « gros con », c’est le crémier du trottoir d’en face. Il a rameuté sa caissière d’épouse et ses quelques clients pour fendre leur sale gueule collective sur le pas de sa porte. Comme mon taxi se sent un peu seul, il entrouvre son carreau et s’associe :
— S’cusez, m’sieurs-dames, mais l’hosto, là, devant, c’est Saint-Louis ou Sainte-Anne ?
Toujours la même histoire : quand c’est à soi qu’on en veut, ce sont les autres qui mordent. Je fais donc le tour du taxi en trois gerbes de flotte, et j’enfourne un billet de cent balles dans la grande gueule ouverte qui se marre.
Les infirmières de la réception croient à l’invasion des hommes-grenouilles.
— Eh ! vous ne pouvez pas entrer comme ça !
Mais elles ont beau nous poursuivre, nous, on poursuit. Je ne vois pas très bien ce qui pourrait nous arrêter.
— Vous dégueulassez tout !
— Et encore, répond Jérémy, on a enlevé nos palmes !
Puis :
— C’est par là, Ben, magne ton gros cul.
Distancées, les filles laissent tomber. Elles ont dans les yeux un cauchemar de serpillière.
— On tourne et c’est au bout du couloir, annonce Jérémy.
On tourne, mais, au milieu du couloir, on bute contre un vrai meeting. Celui qui gueule le plus fort est un petit mec en blouse blanche dont la voix m’est familière : une voix professionnelle qui gueule calmement.
— À droguer cette fille comme ça depuis dix jours, Berthold, vous allez transformer son cerveau en sauce blanche, c’est moi qui vous le dis !
Un de ses doigts est tendu vers une gigantesque asperge à tête cramoisie, et il désigne l’intérieur d’une chambre où une forme gît dans un lit blanc, hérissée de tentacules diaphanes.
— Et moi je vous répète que si on la réveille d’un coup, elle claque. Je ne prendrai pas ce risque, Marty.
(Marty ! C’est le petit toubib qui, l’année dernière, a recollé le doigt que Jérémy s’était fait sauter en foutant le feu à son bahut.)
— C’est pour vos fesses que vous prenez des précautions, Berthold, et pour le coussin doré que vous avez placé dessous ! Mais si cette fille se réveille un jour, avec les saloperies que vous lui balancez dans les veines, votre tête ou votre cul, pour elle, ce sera du pareil au même.
Querelle de carabins sur dosage d’un traitement. Les autres blouses blanches doivent être des étudiants ou des sous-fifres. La tension est telle qu’ils n’osent même pas se marrer intérieurement.
— Allez vous faire mettre, Marty, après tout ce n’est pas votre service, que je sache.
— Que je sache, mon cher Berthold, si c’était mon service, je ne vous en confierais même pas les chiottes.
On en est là de cet échange thérapeutique quand brusquement, Jérémy, debout dans sa flaque, et sa bouteille toujours à la main, se met à gueuler :
— Chaud devant, bordel, on n’a pas que ça à faire !
Silence général. Marty se retourne.
— Ah, c’est toi !
Il prend la main du môme comme s’il l’avait quitté la veille, examine le doigt vite fait et dit :
— On dirait que tu es recollé, dis donc. Qu’est-ce que tu nous prépares comme nouvelle connerie ? Une double pneumonie ?
Bizarrement, Jérémy lui montre son litron.
— Il me faudrait une étiquette pour cette bouteille, docteur.
Puis :
— On a un vieil ami qui meurt, au bout du couloir, vous ne voudriez pas venir avec nous ?
Louna, Laurent, le Petit, Clara, les grands-pères, ils sont tous là, et Thérèse, au pied du lit, la main de Verdun dans la sienne. Verdun. On lui a passé la blanche chemise. La première tentacule d’hôpital a déjà poussé à son bras gauche, reliée à un goutte-à-goutte qui pend au-dessus de sa tête. Il n’est pas tout à fait couché, il n’est pas tout à fait assis. Sardanapale mollement étendu dans les trois nuages de plumes que Louna a glissé sous son dos. Louna, à qui je chuchote de rentrer dare-dare à la maison pour ne pas laisser maman seule, s’esbigne discrètement en emmenant le Petit. Jérémy, qui a rempli et collé son étiquette sur la bouteille, grimpe sur le lit et la glisse sous le bras de Verdun. « Eau de pluie. Dernier hiver. » Sans un mot.
— Va enlever tes vêtements dans la salle de bains, sèche-toi et passe un peignoir, tu en trouveras un dans l’armoire.
Jérémy obéit sans moufter à l’ordre de Marty. Il n’y a plus que la présence immobile de tous et la voix de Thérèse au chevet de Verdun. Le geste familier de Thérèse, lissant la vieille main du tranchant de la sienne, les sourcils froncés de Thérèse en promenade dans les ravins creusés là par la vie. Verdun, lui, serre sa bouteille d’un côté et laisse aller sa main de l’autre. Verdun regarde Thérèse. Oui, aux portes de la mort, comme on dit, Verdun regarde Thérèse avec, aux yeux, cette passion d’avenir que, depuis toute petite, ma sorcière de sœur sait allumer dans n’importe quel regard. Et je comprends tout à coup le raisonnement qu’elle m’a tenu, la seule fois où, du haut de mon rationalisme fraternellement pédagogique, j’ai eu l’indiscrétion de lui demander : « Mais enfin, Thérèse, merde, quoi, tu y crois à toutes ces conneries ? » Elle a alors levé sur moi des yeux que ne troublait pas le moindre doute, mais que n’enflammait pas non plus l’obscène incendie de la conviction. « Il ne s’agit pas de croire ou de ne pas croire, Ben, il s’agit de savoir ce qu’on veut. Or, on ne veut rien d’autre que l’Éternité. » Et moi je m’étais dit : « Ça y est, on est reparti pour un tour, j’aurais mieux fait de fermer ma gueule. » Mais elle avait continué, de sa pauvre voix osseuse. « Mais, ce qu’on ne sait pas, c’est que l’éternité, nous l’avons, et que, dans ce domaine, précisément, nous avons ce que nous voulons. » Et moi, dans le secret de ma tête : « V’là aut’ chose ! » Mais elle — qui ne remarque jamais quand l’œil rigole, elle, si prodigieusement inapte à l’ironie — « Quand nous parlons de chances de vie, vois-tu, les années, les mois, les secondes qui nous restent à vivre, nous ne faisons rien d’autre qu’exprimer notre foi en l’Éternité. » « Ah, bon ? » « Oui, parce que si je suis là, présente, sans me lasser, à calculer les chances de vie qui te restent à toi, Benjamin, si chaque seconde de ta vie je fais le compte des secondes qui te restent, et si je suis encore là, au cœur de la dernière seconde, à calculer les dixièmes qui te restent, puis les centièmes, puis les millièmes, et si je suis là, auprès de toi, au cœur de l’infinitésimal, à calculer pour toi ce qui reste malgré tout, c’est qu’il y aura toujours des “chances de vie” à calculer, Ben, et l’éternité, ça n’est pas autre chose que cette conscience vigilante. » Le lendemain, au Magasin, j’avais raconté ça à mon copain Théo, qui régnait sur l’étage de la bricole. Théo avait hoché la tête et répondu que ma frangine était un danger public : « Parce que c’est avec des raisonnements de ce genre que les petits cons sur leurs gros cubes traversent les croisements à 140, vu qu’ils ont beaucoup moins de chance de rencontrer quelqu’un à cette vitesse qu’en roulant peinards à 20 à l’heure. » On s’était bien marré à la santé de ma Thérèse et depuis je n’ai plus jamais remis le sujet sur le tapis.
Pourtant, depuis deux heures maintenant que nous nous tenons debout, là, tous, à écouter Thérèse prédire son avenir à Verdun, depuis tout ce temps que nous ne pouvons pas lâcher des yeux le regard ravi de Verdun, que la tranquille certitude de son sourire a aboli toute durée, au point que nous ne sentons pas la fatigue de rester là, immobiles, en dépit de nos jeunesses impatientes ou de nos squelettes vermoulus, je suis près, moi, Benjamin, le frère aîné, à croire en la théorie de Thérèse.
— Ce que je vois, maintenant, Papy-Verdun, dans ta main, c’est une petite fille qui te ressemble comme si c’était toi, et que tu vas retrouver tout de suite, parce qu’il y a une bonne nouvelle, Papy-Verdun, tout de même, une nouvelle que je dois t’annoncer maintenant, ça fait trop longtemps que tu attends, et c’est pour ça que cette petite fille t’attend elle aussi, pour partager cette nouvelle avec toi, Papy-Verdun, écoute bien : La grippe espagnole ne tue plus !
C’est à ce moment précis que Marty m’a discrètement tapoté l’épaule. Le visage de Verdun est encore illuminé par son sourire, mais, déjà, Verdun n’y est plus. Clara s’approche, relève doucement Thérèse, et j’entends Marty me souffler à l’oreille :
— C’est bien la première fois que je vois un patient mourir avec son avenir devant lui.
Quelqu’un dit :
— Il faut téléphoner à maman.
Mais le téléphone sonne avant qu’on y touche. Jérémy décroche.
— Quoi ? Et puis :
— Sans blague ?
Il se tourne vers nous :
— Maman vient de nous fabriquer une petite frangine.
Et, sans consulter personne :
— On l’appellera Verdun.
(Ça va être commode à porter, comme blase, pour une fille : Verdun Malaussène !)
— Et il y a autre chose, Ben.
— Quoi donc ?
— Julius est guéri.
La pluie tombait toujours à seaux. Les mains derrière la tête, allongé sur son lit de camp, Pastor l’écoutait glisser sur les vitres. Il essayait de chasser l’image de l’appartement saccagé. Depuis combien de temps n’était-il pas retourné chez lui, boulevard Maillot ? Et s’il avait laissé une fenêtre ouverte ? La fenêtre de la bibliothèque par exemple… J’irai demain. Mais il n’irait pas le lendemain, il le savait. Pas plus qu’il n’avait eu le courage d’y retourner depuis la dernière fois. Encore n’avait-il tenu que cinq minutes, le temps juste d’empiler dans un sac les quelques vêtements de rechange qui dormaient maintenant dans un placard métallique désaffecté. Dormir au bureau, tout comme le divisionnaire Coudrier. Un jeunot qui sait se placer, Pastor, toujours disponible, au service de la République ! Mais les collègues n’insistaient pas, trop heureux de se faire remplacer les nuits de permanence par l’omniprésent du peloton. Que l’ambition des uns permette au moins aux autres d’aller tirer leur coup… Pastor pensait à la bibliothèque. Les livres avaient été la seconde passion du Conseiller, après Gabrielle. Leur seconde passion commune. Éditions originales, reliées au fer et signées par leurs auteurs, dès parution. Parfum de cuir, vieille cire aux senteurs de miel, chatoiement des feuilles d’or dans la pénombre. Et pas de musique, surtout ! Pas de gramophone, pas d’électrophone, pas de chaîne hi-fi. « La musique, il y a des squares pour ça », proclamait le Conseiller. Rien que le silence des livres qui, maintenant, dans le souvenir de Pastor, s’accordait aux martèlements de la pluie. On n’ouvrait que rarement ces reliures silencieuses. Au-dessous, la cave de la maison était la réplique exacte de la bibliothèque. Mêmes rayonnages, mêmes auteurs, mêmes titres, à l’exacte verticale de l’exemplaire original qui se trouvait au-dessus, mais en éditions courantes. C’était ceux-là qu’on lisait, les livres de la cave. « Jean-Baptiste, descends donc à la cave nous chercher un bon bouquin. » Pastor s’exécutait, libre dans son choix, plutôt fier de sa mission.
— Une surprise pour toi, gamin !
Éclatement de lumière. Thian venait de faire son apparition. Non pas la veuve Hô, mais bien l’inspecteur Van Thian dans son costume de fonction, un machin de vieux jersey qui avait depuis longtemps perdu la forme. Le résultat fut le même. Deux secondes plus tard il était redevenu une allumette thermolactyle, costume trempé jeté en boule dans un coin.
— Tiens, c’est pour toi.
Il lança négligemment à Pastor un gros paquet mou ficelé dans du papier journal.
— Cadeau ? demanda Pastor.
— Depuis le temps que j’ai envie de m’offrir une danseuse…
Pastor dénouait déjà la ficelle. Thian leva la main.
— Attends une seconde, je dois d’abord t’avouer un truc.
Il avait la mine contrite. Debout dans ses caleçons blancs ; on aurait dit un vieil enfant au piquet depuis cinquante ans à la porte de son dortoir.
— J’ai honte, gamin, je t’ai fait une petite cachotterie.
— Pas grave, Thian, c’est ta nature perfide d’Asiate. J’ai lu dans un livre que c’était plus fort que vous.
— On a un autre défaut, gamin : une mémoire de jaune. Ça va avec notre patience.
Sur quoi, une grimace de douleur le déchira en diagonale.
— Putain de pluie. Elle a réveillé mes lombaires.
Il ouvrit d’un geste sec le tiroir de son bureau et se mit d’autorité sous Palfium. Pastor lui tendit le verre de bourbon.
— Merci. C’est à propos de ton Malaussène. Je t’ai un peu menti. Par omission. En fait, j’avais jamais vu sa gueule, mais je connaissais déjà son nom.
Pastor se demanda en passant s’il y avait un seul flic à Paris qui ne connût pas le nom de Malaussène.
— C’était un ami de ma veuve Dolgorouki.
— La dernière victime ?
— Oui, ma voisine. Elle fréquentait chez lui, tous les dimanches.
— Et alors ? Belleville est un village, non ?
— Oui, mais il se trouve que Malaussène crèche rue de la Folie-Régnault.
— C’est un détail capital ?
Thian reposa le verre et jeta un long regard écœuré à son jeune collègue.
— Rue de la Folie-Régnault, ça ne te dit rien ?
— Si ; c’était un rendez-vous de chasse jusqu’au XVIIIe siècle, ça a une grosse importance pour nos enquêtes respectives ?
Thian hocha une tête désespérée, puis :
— Note que ça me fait plutôt plaisir que tu aies encore quelque chose à apprendre de moi. Dans le genre surdoué tu commençais à me les briser. Prépare-moi un grog et écoute bien la suite.
Un vieux couple en autarcie. Pastor posa la bouilloire sur le réchaud électrique.
— Est-ce que tu te souviens au moins d’avoir fait le recensement des commissariats auxquels on avait signalé des cris de femme la nuit où tu es tombé sur l’autre désossée, dans la péniche ?
— En faisant un effort, je devrais m’en souvenir, oui.
— Eh bien, le commissariat du Onzième faisait partie du lot, gamin.
— Oui ?
— Oui. Un long hurlement entendu au niveau 4 de la Roquette. Juste au croisement de la Folie-Régnault.
— Et ils ont vérifié ?
— Par téléphone. Ils ont rappelé la rombière qui les avait alertés, et elle leur a dit que non, finalement rien, ça s’était tassé. Ils font souvent ça : rappeler avant de se pointer. Neuf fois sur dix ça leur évite de se les bouger pour rien.
— Et ce coup-ci, c’était la dixième ?
— Tout juste, môme, on dirait que tu te réveilles. Je suis allé trouver l’honorable ménagère et je lui ai demandé de décrire exactement ce qu’elle et son daron avaient entendu. « Un cri de femme, des hurlements de pneus et un claquement de portière, rien d’autre, qu’elle fait. » « Vous êtes descendus voir ? j’ai demandé. » « Ben c’t-à-dire, na rgardé par la fnêt, plutôt ! » « Et vous avez vu quoi ? » « Rien de rien ! » qu’ils font, tu vois, tous les deux, avec le même point d’exclamation ; unanimité hautement suspecte. Alors, tu me connais, gamin, j’ai pris mon plus bel air d’Annamite phalloïde et je leur ai demandé s’ils auraient l’estomac de répéter ça devant un tribunal. (Dis donc, gamin, tu veux faire cuire la bouilloire, ou quoi ?)
Trois mesures de rhum pour une d’eau bouillante, un zeste de citron et un petit Tranxène rose, le grog de Thian était servi.
— Et alors ?
— Alors, ils ont commencé à tortiller le cul de leur tête, si tu vois ce que je veux dire, et c’est le mari qui a craqué le premier. C’est toujours les mecs qui s’allongent les premiers dans ces cas-là, jamais les gerces, t’as remarqué ? « Dis voir, môman, faudrait ptêt’ rencarder l’inspecteur, si ça pourrait aider la justice, non ? » « Rencarder su’ quoi ? » qu’elle demande, défensive. « Ben, le gars qui s’cavalait… » « Ah ! oui, le gars qui courait dans la Folie-Régnault, oui, j’ l’avais plètement blié, çui-là. » « Quelqu’un s’enfuyait ? » je demande, très poli. « Ouais, un gars plié en deux, comme s’y portait quèqchose. » « Et vous ne l’avez pas signalé au commissariat ? » Très gênés, là. « Ben, c’t’à dire, ça nous est comme sorti d’la têt. » « Ah ! oui ? et par quelle porte ? Vous le connaissiez, le coureur à pied, ou quoi ? » Non, non, pas du tout, ils le connaissaient pas, leurs grands dieux ! « Alors, pourquoi vous avez cherché à le couvrir ? » « Et pourquoi qu’on aurait cherché à couvrir un mec qu’on connaissait pas ? » « C’est tout juste ce que je vous demande. » Là, le silence qui s’installe toujours à cet endroit précis de tout interrogatoire bien mené, fiston. Et moi, enfin, de plus en plus Minh dans le genre Viet, qui susurre : « Vous auriez pas vu autre chose, des fois ? » Et, juste avant qu’ils me servent une nouvelle salade : « QU’EST-CE QUE VOUS AVEZ VU DE PLUS. BORDEL DE DIEU ? »
Longue durée satisfaite.
— Parfait, le grog. Tu as eu raison de t’installer ici, gamin.
— Et alors, qu’est-ce qu’ils avaient vu ?
Du pouce, Thian désigna le paquet emmitouflé de journal.
— Tu peux ouvrir, maintenant.
Le paquet contenait un somptueux manteau d’une fourrure que Pastor fut incapable d’identifier.
— Un sconse, mon petit pote. Il y en a pour trois ou quatre briques de petites bêtes là-dedans. Un cauchemar d’écolo. Voilà ce qu’elle avait retapissé du haut de son donjon, mémère. Même qu’elle a dû évaluer tout de suite le prix de la chose. Alors, tu penses bien qu’elle allait pas filer le tuyau aux roulants du Onzième, ni parler du cavaleur, des fois que les flics rappliquent vite fait et qu’ils se disputent le pardingue pour sconser leur propre rombière. Elle a fait une petite prière au Bon Dieu pour qu’aucune bagnole ne passe, elle a attendu que le sprinter s’évanouisse dans la nuit, elle a enfilé ses petites mules, est descendue vite, vite, remontée dare-dare, ni vue ni connue enfin vêtue pour les hivers à venir, qui s’annoncent d’ailleurs de plus en plus rudes.
— Et elle te l’a donné comme ça ? Sans râler ?
— La loi, gamin. Mais elle était tellement triste que je l’ai consolée en lui disant que ce pardingue était recherché par toutes les mafias du monde et que, si elle l’avait gardé, c’était une vraie cible qu’elle se collait sur les endosses.
— Tu es bon, Thian.
— Non, mais pour te dire les choses comme je les pense, je préfère cent fois mémère avec son humaine envie de manteau à ce sale petit cul propre qu’on a interviouvé cet aprèm au Magasin, ton Directeur du personnel, là.
— Tu as été très bien avec lui aussi.
Plus tard dans la soirée, Pastor eut droit à quelques hypothèses sur les origines du manteau. Thian parlait tout en tapant son propre rapport quotidien qui n’avait rien à voir avec la question. Sa frappe était d’une régularité anesthésiante.
— Je te parle en tapant, ça m’évite de m’endormir. Si ce manteau est bien celui de la Corrençon, ton Malaussène est plutôt mal barré, non ?
— Plutôt, convint Pastor.
Plus tard, quand ils eurent tous les deux bouclé leurs rapports respectifs :
— Et toi, gamin, à quoi as-tu occupé ta petite soirée pendant que je mouillais mes os à ton service ?
— Moi aussi, je t’ai fait une petite cachotterie.
— On ne pourrait pas continuer à vivre ensemble si on ne se réservait pas des surprises. C’est ça, les couples prévoyants, non ?
— La fille, sur les photos que Malaussène a laissé tomber, son visage me disait quelque chose.
— Copine d’école ? Petite frangine de communion ? Premier amour ? Passion d’un soir ?
— Non, fichée aux stups, tout simplement. Sa photo m’était déjà passée sous les yeux… J’ai demandé à Caregga de vérifier discrètement pour moi.
— Discrètement ?
— Je ne travaille pas pour Cercaire.
— Résultat ?
— Confirmation. Une revendeuse tombée il y a cinq ans à la porte du lycée Henri IV. Elle s’appelle Édith Ponthard-Delmaire, c’est la fille de l’architecte. Tu peux me donner un coup de main, là-dessus, Thian ? Il faudrait la repérer et la filer dans les jours qui viennent. Tu pourrais ? À tes moments perdus ?
— Bien sûr. Une seringueuse, hein ? Une troueuse de gosses. Décidément, il fréquente du beau monde, Malaussène…
— Oui. Il faudra lui rendre visite. Là aussi, j’ai besoin de ton aide, Thian. Tu contiendras la famille en bas pendant que je visiterai sa chambre en haut. Il y planque certaines photos dont je pourrais avoir besoin.
— D’où tu tiens ça, gamin ?
— Hadouch Ben Tayeb, le gars que j’ai interrogé cet après-midi.
Puis, vint l’heure où l’inspecteur Van Thian collait ses vignettes sur ses feuilles de Sécurité sociale. C’était un rituel bihebdomadaire qu’il pratiquait depuis la mort de sa femme Janine. Douze ans de ça. « Heureusement que ton Conseiller de père a inventé la Sécu ! »
« Rien inventé du tout », grommelait le Conseiller quand il lisait cette phrase dans les journaux, « juste fédéré après guerre les caisses qui existaient déjà ». Mais, la Sécu, c’était l’œuvre de sa vie, et cela, le Conseiller ne pouvait le nier. Un jour, Pastor lui avait demandé d’où lui venait ce dévouement pour le Service Public. Pourquoi ne s’était-il pas contenté de vivre paisiblement à l’abri de sa fortune et dans la passion de Gabrielle ? « Parce qu’il faut payer un impôt sur l’Amour, mon garçon. Le bonheur individuel se doit de produire des retombées collectives, faute de quoi, la société n’est qu’un rêve de prédateur. » Et, une autre fois : « J’aime à croire qu’un malade est intégralement remboursé chaque fois que je baise Gabrielle. » « Un seul ? » avait demandé Pastor. Pastor s’était souvent demandé si son adoption par ce vieux couple sans faille n’était pas elle-même un « impôt sur l’amour ». Et puis non, l’âge venant, il avait compris que c’était autre chose : il était leur témoin, le Vendredi de leur île privée. Qui saurait jamais, autrement, qu’un homme et une femme s’étaient aimés en ce bas monde ? « Et toi, demandait Gabrielle, quand tomberas-tu amoureux ? » « Quand je rencontrerai une apparition », répondait Pastor.
Longtemps après le départ de Thian, aux abords de l’aube — la pluie avait enfin cessé de tomber : téléphone. Coudrier.
— Pastor ?
— Monsieur ?
— Vous ne dormiez pas ?
— Non, monsieur.
— Que diriez-vous d’un petit déjeuner dimanche matin avec moi, histoire de faire le point ?
— Volontiers, monsieur.
— En ce cas retrouvez-moi à neuf heures au café du drugstore Saint-Germain.
— En face des Deux Magots ?
— Oui, c’est là que je petit déjeune tous les dimanches.
— Entendu, monsieur.
— À dimanche, donc ; ça vous laisse quelques jours pour peaufiner votre rapport.
Mlle Verdun Malaussène : portrait d’un nourrisson. 3 jours déjà !
C’est gros comme un rôti de famille nombreuse, rouge viande tout comme, soigneusement saucissonné dans l’épaisse couenne de ses langes, c’est luisant, c’est replet de partout, c’est un bébé, c’est l’innocence. Mais gaffe : quand ça roupille, paupières et poings serrés, on sent que c’est dans le seul but de se réveiller, et de le faire savoir. Et, quand ça se réveille : c’est Verdun ! Toutes les batteries soudain en action, le hurlement des shrapnels, l’air n’est plus qu’un son, le monde tremble sur ses fondations, l’homme vacille dans l’homme, prêt à tous les héroïsmes comme à toutes les lâchetés pour que ça cesse, pour que ça retrouve le sommeil, même un quart d’heure, pour que ça redevienne cette énorme paupiette, menaçante comme une grenade, certes, mais silencieuse au moins. Ce n’est pas qu’on dorme soi-même si elle se rendort, on est bien trop occupé à la surveiller, à prévoir ses réveils, mais au moins les nerfs se détendent un peu. L’accalmie, le cessez-le-feu… la respiration de la guerre. On ne dort que d’un œil et sur une oreille. Dans notre tranchée intime, le guetteur veille. Et, dès le premier sifflement de la première fusée éclairante, à l’assaut, bordel ! tous à vos biberons ! repoussez-moi cette offensive ! des couches, les infirmières, des couches, nom de Dieu ! Ce qui est englouti d’un côté déborde presque aussitôt de l’autre, et les hurlements de la propreté bafouée sont encore plus terrifiants que ceux de la famine. Des biberons ! Des couches !
Ça y est, Verdun s’est rendormie. Elle nous laisse debout, hébétés, chancelants, l’œil vide fixé sur l’ample sourire de sa digestion. C’est le sablier de son visage, ce sourire. Il va se rétrécir peu à peu, imperceptiblement, les commissures vont se rapprocher, et, quand la bouche toute rose ne sera plus qu’un poing noué, le clairon sonnera le réveil des troupes fraîches. De nouveau, le long hurlement vorace jaillira des tranchées pour investir les cieux. Et les cieux répondront par le pilonnage de toutes les artilleries : voisins cognant au plafond, martelant à la porte, jurons explosant dans la cour de l’immeuble… Les guerres sont comme les feux de broussailles, si on n’y prend garde, elles se mondialisent. Trois fois rien d’abord, une petite explosion dans le crâne d’un Duc, à Sarajevo, et cinq minutes après tout le monde se fout sur la gueule.
Et ça dure…
Verdun n’en finit pas.
Trois jours déjà.
Ce que Jérémy, les yeux au milieu de la figure, résume par cette question exténuée en se penchant sur le berceau de Verdun :
— Mais ça ne grandit donc jamais ?
La seule à passer indemne au travers de la tourmente, c’est maman. Elle dort, maman. Les légions innombrables lâchées par Verdun sur notre territoire familial l’épargnent ! Convention de Genève. Maman dort. Aussi loin que je me souvienne, après chaque naissance, maman a toujours dormi. Elle a dormi six jours après la naissance de Jérémy. Son record. Tout le contraire du bon Dieu, elle s’est réveillée le septième. Et elle m’a demandé :
— Alors mon grand, à quoi ressemble-t-il, ce petit ?
Aussi bien, comme on dit dans les beaux livres, aucun des enfants Malaussène ne peut-il se vanter d’avoir connu les seins de sa mère. Julia y voit l’origine de ma vénération pour ses propres mamelles. « Julie, prête-moi tes mamelles ! » Rire de Julia, jaillissement de ses blanches collines par l’ouverture de sa robe croisée : « Viens là, mon doux chéri, tu es chez toi. » (« Mon doux chéri »… oui, c’est moi. Où te caches-tu, Julie ?)
Or donc, la petite Verdun envoie ses divisions affamées à l’assaut, et maman dort. On serait légitimement en droit de lui en vouloir. Des équipages se sont mutinés pour moins que ça. Pourtant, notre seul souci, lorsque nous calmons Verdun, c’est de ne pas réveiller maman. Et, quand nous craquons vraiment, c’est à contempler son sommeil que nous reprenons nos forces. Maman ne se contente pas de dormir. Maman redevient. Appuyé au chambranle de sa porte, chaque combattant exténué peut assister là au retour en force de la beauté paisible.
— Elle est belle comme une bouteille de Coca remplie de lait.
Jérémy a murmuré ça les larmes aux yeux. Risson a froncé ses vieux sourcils dans un effort louable pour donner corps à cette image. Clara a pris une photo. Oui, Jérémy, elle est belle comme une bouteille de Coca-Cola remplie de lait. Je la connais bien, cette beauté-là ! Irrésistible. Le genre Bois Dormant, Vénus sortant de Shell, indicible candeur, naissance à l’amour. Vous connaissez la suite, les enfants ? Le Prince Charmant nous pend au nez. Dès son réveil, maman ne sera plus que disponibilité candide à la passion. Et si par malheur un beau tsigane (ou un gentil comptable, peu importe) passe à ce moment-là…
Jérémy, qui est branché sur la même longueur d’onde, murmure tout à coup :
— Oh ! non, merde, Ben, on va pas encore nous l’enlever ?
Puis, après un coup d’œil angoissé au berceau de la petite, très provisoirement assoupie :
— Verdun, c’est la Der des Ders, non ?
Va savoir… Les amours ont justement ça de commun avec les guerres…
Bref, trois jours et trois nuits d’enfer mondial. On a beau établir des tours, les mômes, les filles et les grands-pères sont sur les genoux. Clara, surtout, qui s’appuie l’essentiel du boulot. Déprime générale. Baby-blouse, quoi. C’est fréquent, à ce qu’il paraît. Merlan a même menacé de se remettre sous perfusion :
— Je te le jure, Benjamin, si ça continue, je replonge à la piquouse !
Penché sur le berceau, Risson, qu’on ne peut pourtant pas soupçonner de détester l’enfance, hoche interminablement la tête :
— Je me demande si je ne préférais pas la version 14/18.
Quant à Rognon, j’ai l’impression qu’il louche d’un air féroce sur ses couteaux de boucher. Il comprend pas l’évolution des mœurs, Rognon : pour lui, un rôti n’a jamais eu droit à la parole.
Les moins atteints sont Thérèse, Julius et le Petit. Depuis la mort de Verdun (l’autre, le paisible), Thérèse a entrepris de mettre au point un véritable horoscope du troisième âge. Un truc pour les journaux, qui donnerait aux vieux des nouvelles de leurs lendemains immédiats. Thérèse bosse d’arrache-pied, la baraque pourrait bien s’effondrer, elle n’y est pour personne. Julius le chien, lui, les yeux braqués sur le berceau de Verdun du matin au soir, est plongé dans un profond étonnement. Mais ce n’est qu’une apparence. Cette tête penchée sur le côté (sa langue pendant de l’autre) est une séquelle de sa dernière crise. D’après Laurent, le toubib adoré de Louna, il conservera toute sa vie cet air de stupéfaction intense. En fait, comme tout clébard conscient de ses responsabilités, Julius est tout bonnement ravi d’avoir un mouflet de plus at home. Le Petit réagit comme Julius, en être responsable. Il a entrepris de bercer Verdun, de la calmer coûte que coûte. Il raconte à Verdun-la-Nouvelle les histoires héritées de Verdun-l’Ancien. Dès que sa petite sœur ouvre l’œil, il reprend où il l’avait laissée l’interminable litanie des métrages de tissu engloutis par la Der des Ders. Et plus elle gueule, plus il monte le son, refusant avec un bel héroïsme de laisser recouvrir sa voix par le vacarme du champ de bataille…
Mais rien au monde ne peut apaiser Verdun. Jusqu’au jour où se produit ce qu’il est convenu d’appeler un miracle.
Ça s’est passé tout à l’heure. Verdun venait justement de se réveiller. Il était sept heures. (19 heures.) L’heure de son énième biberon. Comme ça n’allait pas assez vite à son goût, elle l’a fait savoir avec un peu plus de véhémence que d’habitude. Jérémy, qui était de quart, a foutu une casserole sur le feu et a pris la sirène dans ses bras. Le Petit a aussitôt remis son disque sur le plateau :
— 250 000 cache-nez à 1,65 franc et 100 000 passe-montagnes, plus de 2 400 000 mètres de drap en 140 pour les uniformes…
C’est alors qu’on a frappé à la porte. On a d’abord pensé que c’étaient les voisins et on a continué à mener notre paisible petite vie familiale, mais ça frappait toujours. Jérémy a dit merde et il est allé ouvrir, Verdun manifestant toujours dans ses bras. Verdun et Jérémy se sont alors retrouvés devant une minuscule Vietnamienne qui souriait d’un air sceptique, debout dans des socques de bois. La Vietnamienne a demandé :
— Malôtzène ?
Pour cause de Verdun, Jérémy a dit :
— Quoi ?
La Vietnamienne a répété plus fort :
— Malôtzène ?
Jérémy a gueulé :
— Quoi, Malaussène ?
La Vietnamienne a demandé :
— Itzi, maïdson Malôtzène ?
— Oui, vous êtes bien chez la tribu Malaussène, oui, a fait Jérémy en secouant Verdun comme un shaker.
— Dje peuh pargler Bendjamin Malôtzène ?
— Quoi ?
Verdun hurlait de plus en plus fort. D’une patience réellement mythique, la Vietnamienne a entrepris de reposer sa question :
— Dje peuh pargler…
Et le lait, là-bas, sur la cuisinière, s’est mis à déborder de la casserole.
— Merde ! a dit Jérémy. Tenez-moi ça une seconde, s’il vous plaît.
Il a collé Verdun toute vivante dans les bras de la Vietnamienne. Et c’est là que le miracle a eu lieu. Verdun s’est brusquement tue. La maison s’est réveillée en sursaut Jérémy en a lâché la casserole de lait sur le carrelage. Notre première pensée à tous fut que la Vietnamienne avait discrètement cassé la tête de Verdun contre le mur d’entrée. Mais non. Verdun souriait aux anges dans les bras de la vieille femme qui, d’un doigt câlin, lui gratouillait la base du cou. Verdun produisait les gargouillis de la rigolade nourrissonne. En échange la Vietnamienne lui offrait son tout petit rire de là-bas : « Hi-hi-hi… » Puis, de nouveau :
— Dje peuh pargler Bendjamin Malôtzène ?
— C’est moi, j’ai dit, entrez, madame.
Elle a fermé la porte derrière elle et elle s’est avancée dans la pièce, Verdun toujours gazouillant dans ses bras. Elle était vêtue d’une longue robe de soie noire à col Mao et portait de grosses chaussettes de laine. Tirés de leur torpeur par ce silence d’armistice, Clara et Risson se sont levés ensemble pour venir voir de plus près à quoi ressemblait notre sauveur. Il y avait quelque chose de fantomatique dans leur démarche, genre réveil des morts vivants. Ça a dû quelque peu inquiéter la vieille dame, car elle a froncé les sourcils et s’est arrêtée au milieu de la pièce, indécise. Je crois que nous avons tous eu la même trouille en même temps : qu’elle se tire et nous laisse seuls avec Verdun. Clara, Risson et moi lui avons tendu une chaise. Ça faisait trois chaises. Dans le doute, elle est restée debout. On la sentait prête à se tailler d’une seconde sur l’autre. J’ai passé ma main sur mon menton : pas rasé depuis trois jours. J’ai regardé Risson : un vieux poilu statufié par l’épuisement. J’ai regardé Clara : défaite. Jérémy foutait la moitié du lait à côté de la casserole tellement ses mains tremblaient. Joli spectacle. Il n’y avait que Verdun, rose et fraîche, pour péter de saine santé dans les bras de notre visiteuse.
— Clara, j’ai dit, retourne te reposer, tu en as besoin, et vous aussi monsieur Risson.
Mais, Risson me répond que non, ça va très bien, il me remercie. De fait, son visage a quelque chose de tout lumineux, soudain. Il couve des yeux cette petite vieille avec une admiration non dissimulée.
— Oui ? dis-je enfin, vous vouliez me parler, madame ?
Ce qu’elle voulait, c’était faire la connaissance de Stojilkovicz. Elle s’appelait madame Hô. Elle était la voisine de la veuve Dolgorouki — porte d’en face, précisa-t-elle, sur le même palier. Depuis la mort de son amie elle se sentait trop seule et souhaitait participer aux virées des vieilles dames organisées par Stojil dans son autobus. Elle-même était veuve.
— Rien de plus facile, je dis. Je lui en parlerai, et il passera vous prendre dimanche matin. Soyez à neuf heures au croisement du boulevard de Belleville et de la nie de Pali-Kao.
Elle a fait oui de la tête, toute ravie. Elle a sorti une liasse de billets qu’elle m’a secouée sous le nez avec son petit rire made in là-bas.
— Moah peug payer ! hi hi hi ! dj’eï beaucoupe argdjient !
Risson et moi en sommes restés comme deux ronds de flanc. Il y en avait au moins pour trois ou quatre mille balles, là-dedans.
— C’est inutile, madame Hô, Stojilkovicz ne se fait pas payer ; c’est gratuit.
Il se passe alors trois événements simultanés. Jérémy se pointe avec le biberon enfin prêt et le plante dans le museau de Verdun avant qu’elle ait le temps de regretter les bras de la Vietnamienne ; Thérèse, qu’on avait complètement oubliée, sort de son coin pour venir doucement prendre la vieille par la main et l’attire jusqu’à son guéridon où elle commence aussi sec à lui parler avenir ; pendant que le téléphone sonne au présent.
— Malaussène ?
Je reconnais cette crécelle. Manquait plus que la Reine Zabo des Éditions du Talion, ma sainte patronne devant les Belles Lettres, pour compléter le tableau.
— Oui, Majesté, c’est bien moi.
— Fini de vous les rouler, Malaussène, il va vous falloir reprendre du service, et du meilleur, je vous préviens tout de suite !
— C’est si grave que ça ? je demande, à tout hasard.
— Catastrophique, la tuile du siècle, on est dans la merde jusqu’au cou, c’est le moment où jamais d’utiliser vos talents de bouc émissaire.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Ponthard-Delmaire, vous vous rappelez ?
— Ponthard-Delmaire, l’architecte ? Le roi des jolis mots coulés dans le béton ? Comme si c’était hier.
— Eh bien, le bouquin de lui que nous devons éditer est foutu.
(Ça y est, je commence à piger. Il va falloir que j’aille trouver ce poussah et me prendre une avoine pour une connerie que je n’ai pas faite moi-même.)
— Le chauffeur qui devait porter la maquette à l’imprimerie a eu un accident. Sa voiture a brûlé et le bouquin avec.
— Et le chauffeur ?
— Vous êtes amateur de faits divers, Malaussène ? Il est mort, bien sûr. L’autopsie a montré qu’il était bourré de je ne sais quelle drogue jusqu’aux yeux. Un jeune crétin.
— Et qu’est-ce que vous attendez de moi, au juste, Majesté ? Que j’aille trouver Ponthard-Delmaire, que je lui avoue que nos convoyeurs crèvent d’overdose à leur volant, et qu’en conséquence, si sa précieuse camelote est détruite, c’est ma faute, c’est ma très grande faute ?
— J’espère pour vous que vous trouverez quelque chose de plus intelligent à dire.
(Ça ne rigole pas du tout au bout du fil. Et, pour que j’en prenne bien conscience, ça entame le chapitre des comptes.)
— Avez-vous la moindre idée de la quantité de fric investie dans ce livre, Malaussène ?
— Probablement dix fois plus qu’il ne vous en rapportera.
— Erreur, mon garçon. Tout ce que nous pouvons gagner sur ce livre est déjà dans notre caisse. Colossales subventions de la ville de Paris pour promouvoir LE bouquin d’archi qui annonce sans ambiguïté ce que sera le Paris de demain. Substantielle rallonge du ministère des Travaux Publics qui prône une politique de la transparence dans ce domaine.
— Tu parles…
— Taisez-vous, imbécile, et faites comme moi : comptez ! Je continue. Gigantesque budget publicitaire investi par le Cabinet d’Architecture Ponthard soi-même ! Droits internationaux d’ores et déjà vendus à quinze pays soucieux de ne pas déplaire à un philanthrope qui les inonde de chantiers.
— Etc., etc.
— Comme vous dites, Malaussène. (Puis, brusquement sur le ton de la plus profonde commisération :) Je me suis laissé dire que vous aviez un chien épileptique, mon garçon ?
Là, assez scié, je suis. Aussi me tais-je. Ce qui permet à la Reine Zabo de reprendre, toujours dans la douceur :
— Et une famille passablement nombreuse, non ?
— Si, dis-je. Elle vient même de s’agrandir considérablement.
— Ah ! un heureux événement ? Je m’en réjouis très sincèrement pour vous.
Encore un peu et elle va sauter à pieds joints en battant ses paluches d’éternelle petite fille à l’autre bout du fil.
— Vous voulez que je vous fasse la liste de mes autres maladies, Majesté ?
Silence. Long silence téléphonique. (Les pires.) Puis :
— Écoutez-moi bien, Malaussène. Il nous faut environ un mois pour recomposer ce foutu livre. Or, Ponthard-Delmaire attend ses épreuves mercredi prochain. Et la sortie du livre a été prévue pour le 10.
— Et alors ?
— Alors ?… Alors, vous allez prendre votre nouveau-né sous un bras, votre chien épileptique sous l’autre, vous allez habiller votre Sainte Famille de guenilles, et mercredi prochain, vous irez vous traîner à genoux chez Ponthard-Delmaire auprès de qui vous ferez si bien votre travail de bouc émissaire que, pris de pitié, il nous accordera le mois de sursis qui nous est indispensable. Pleurez, mon cher, pleurez de façon convaincante, soyez un bon bouc.
(Inutile de discuter.) Je demande juste :
— Et si j’échoue ?
La réponse arrive, on ne peut plus claire :
— Si vous échouez, il nous faudra rembourser cette montagne de fric, que nous avons déjà investi ailleurs, et je crains fort que les Éditions du Talion ne soient contraintes de faire sauter quelques gros salaires.
— Dont le mien ? (Question idiote.)
— En priorité.
Clic, et fin de la communication. Je dois faire une drôle de bouille en raccrochant à mon tour, car Thérèse, toujours occupée à lire la main de la Vietnamienne, lève les yeux sur moi :
— Des problèmes, Ben ?
— Oui, des problèmes que tu n’avais pas prévus.
C’est avec une insondable horreur que Thian avait senti la main glacée de cette longue fille se saisir de la sienne. Il avait failli la retirer comme s’il l’avait laissée tomber dans un nœud de vipères. Mais le flic, en lui, s’était retenu à temps. Il lui fallait rester le plus longtemps possible dans ce repaire de camés — Dieu de Dieu les gueules qu’ils se payaient ! Même le gosse de douze ou treize ans tremblait comme une feuille —, écouter la conversation téléphonique, bref, ratisser le maximum de renseignements, quitte à se faire peloter les paumes par la diseuse de bonne aventure. Et contenir le plus longtemps possible la famille en bas, pendant que, là-haut, Pastor fouillait la chambre de Malaussène.
— Vous n’êtes pas une femme, vous êtes un homme.
Ç’avait été les premières paroles de la fille. Chuchotées, heureusement, mais avec un arrière-ton très déplaisant de vieille instite rancie dans le célibat. Thian fronça les sourcils.
— Vous êtes un homme déguisé en femme par passion de la vérité, expliqua l’instite.
Malgré lui, Thian sentit ses yeux s’arrondir dans la mesure de leur possible.
— Vous avez toujours eu la passion de la vérité, continuait la jeune vieille sur le même ton pédago-virginal.
Pendant ce temps, Malaussène, au téléphone, demandait si c’était « si grave que ça ». Thian décida de ne plus écouter le squelette extra-lucide et de consacrer toute la surface de ses oreilles à la conversation téléphonique. « Qu’est-ce qui se passe ? » demandait Malaussène. Il y avait comme de l’angoisse, dans sa voix.
— Et pourtant, vous vous mentez à vous-même, dit la diseuse.
« Ponthard-Delmaire, l’architecte ? » disait Malaussène dans le téléphone. Le flic sursauta en Thian. C’était le nom de la fille qui figurait sur la photo de Malaussène et dont Pastor avait retrouvé le dossier aux stups : Édith Ponthard-Delmaire. Trois jours à présent que Thian la filait, cette petite salope. Et en trois jours, il avait bien dégoté de quoi l’envoyer dix ans à l’ombre.
— Oui, vous vous mentez à vous-même en vous inventant des maladies que vous n’avez pas, déclare Thérèse.
Les oreilles de Thian lâchèrent un instant la conversation téléphonique. (« Que je n’ai pas, que je n’ai pas… qu’est-ce que t’en sais ? »)
— Mis à part les dégâts causés par l’incroyable quantité de médicaments que vous ingurgitez, vous êtes en parfaite santé, continuait l’imperturbable miss futur.
(« Je vais quand même pas me laisser faire la leçon par cette engeance de camée ? ») L’hypocondriaque débusqué fulminait dans le cœur du flic. Mais, une phrase de la conversation téléphonique explosa soudain dans sa cervelle : « lui avouer que nos convoyeurs crèvent d’overdose à leur volant »… disait Malaussène.
— C’est depuis la mort de votre femme que vous vous croyez malade.
Ici, le regard de la voyante rencontra enfin celui du sceptique. Elle lut sur son visage un mélange de surprise et de douleur. Thérèse connaissait bien ce qu’elle appelait « cet instant de vérité » où ce qui n’est plus vient s’imprimer soudain sur ce qui est là, et qu’on appelle « visage ». Le reste de la conversation téléphonique échappa complètement à Thian. La main de la jeune fille n’était plus froide. Elle massait doucement la paume du vieil homme, et, pour la première fois depuis douze ans, Thian sentit sa main s’ouvrir complètement.
— Cela arrive souvent, disait Thérèse, de s’inventer des maladies après un deuil. C’est une façon de se sentir moins seul. On se dédouble, si vous voulez. On se soigne comme si on était un autre. On est de nouveau deux : celui que je suis et celui que je soigne.
Toujours cette même voix revêche et sans sourire. Mais les mots se posaient en Thian avec une douceur de flocons, pour s’y dissoudre et « l’imprégner de vérité ». (Je suis complètement con, se disait Thian, je deviens gâteux, je ferais beaucoup mieux d’écouter l’autre parler dans son téléphone…)
— Mais votre solitude va bientôt prendre fin, dit Thérèse, et je vois devant vous un avenir de bonheur, de vrai bonheur familial.
Rien à faire, la conversation téléphonique se déroulait désormais très loin de Thian. Thian sentait son corps tout entier s’abandonner dans la main de la fille. Le même genre d’apaisement qu’il éprouvait, jadis, quand, rentrant du bureau tout noué par une enquête foireuse, il abandonnait son corps minuscule à la grande paluche amoureuse de Janine. Comme il l’avait aimée, sa géante !
— Mais avant cela, il vous faudra subir une vraie maladie. Très grave, et très vraie.
Thian émergea de son rêve, une sueur glacée entre les omoplates.
— Quel genre de maladie ? prononça-t-il avec juste ce qu’il fallait de distance ironique.
— Une maladie provoquée par votre quête de vérité.
— Mais encore ?
— Vous serez atteint de saturnisme.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est la maladie qui entraîna la chute de l’Empire romain.
Maintenant, Thian se tapait la tête contre les murs de son appartement de veuve, rue de Tourtille. Le charme était retombé et Thian émergeait, mesurant toute l’étendue de sa faute. Écouter les salades prévisionnelles de cet épouvantail pendant que l’autre, le Malaussène, se dépoilait sans méfiance au téléphone ! Fallait-il être con, bordel de Dieu, et d’une connerie criminelle encore ! Parce que c’était bien de dope qu’il parlait, Malaussène, avec sa gueule ravagée et tous ces mômes détruits autour de lui ! L’adolescente qu’il appelait Clara, par exemple… Bon Dieu la tête de cette enfant ! Et qu’elle avait dû être jolie, avant ! Et le gamin exténué, avec le bébé dans les bras ! Et le bébé ! Le bébé ! Les hurlements que ce nourrisson poussait, pendant que Thian frappait à la porte. Et comme il s’était apaisé dans ses bras ! Le cœur de Thian s’en était brisé net. Retirer ce bébé de là illico, mettre la DDASS sur le coup. Confier le grand-père à une institution qui puisse réparer ce qui en restait. Ce doux grand-père aux yeux si creux et aux cheveux si blancs qui s’était timidement approché de Thian au moment où il partait et qui lui avait tendu un petit bouquin rose : « Pour lire, pour être moins seule… »
Thian sortit le petit livre de sa poche. « Stefan Zweig, Le joueur d’échecs. » Il contempla un long moment la couverture rose et souple. « C’est un livre sur la solitude, avait dit le grand-père, vous verrez… »
Thian jeta le bouquin sur le lit. « Je demanderai au gamin de me le résumer… » Et Thian pensa à Pastor. Pastor ne l’avait pas attendu. Avait-il trouvé des photos dans la chambre de Malaussène ? Thian avait tout de même pas mal de choses à apprendre au gamin pour son rapport de ce soir. Malaussène était en cheville avec Ponthard-Delmaire le père, et leur cuisine tournait autour de la drogue, comme celle de Ponthard-Delmaire fille, ça ce n’était pas douteux. Pastor pourrait toujours ajouter cela dans son rapport à Coudrier.
Mais Thian ? Lui, le vieillissant inspecteur Van Thian qui se laissait détourner par les boules de cristal (comme s’il avait jamais eu un avenir !), qu’est-ce qu’il avait à y mettre, dans son rapport à lui, hein ? Que dalle. Des semaines, maintenant, qu’il traquait l’égorgeur de vieilles, et rien. Pas plus de résultat que les îlotiers de Cercaire. Un raté, un sacré vieux connard de raté, l’inspecteur Van Thian !
Soudain, deux images se superposèrent. Il vit nettement le visage de la veuve Dolgorouki. Cette femme était belle. Une beauté particulière : une douceur forte, qui ne se fanait pas, que la vie n’entamait pas. Thian voyait le visage de la veuve Dolgorouki, gibier rabattu chez Malaussène par Stojilkovicz, le Yougoslave à l’autobus… Puis, il se vit lui-même, en train de secouer la liasse de billets sous le nez de Malaussène. Il fut pris d’une rage glaciale et se surprit à murmurer entre ses dents :
— Si c’est toi, mon salaud, viens, viens le chercher tout de suite le pognon de la Vietnamienne, viens, j’ai trop attendu, viens payer la mort de cette femme et celle des autres, viens, ne me fais pas attendre davantage, viens, faut passer à la caisse, maintenant…
Ce fut évidemment à cette seconde précise qu’il entendit frapper à sa porte. « Déjà ? » Il éprouva le même soulagement que, tout à l’heure, dans la main de la fille. « Déjà ? » Pour un peu, il aurait remercié celui qui frappait ces petits coups polis. Il alla s’accroupir sans bruit derrière une table basse marquetée de dragons exorbités, et sous le plateau de laquelle il avait planqué un bon gros Manhurin. Il était merveilleusement détendu. Il savait qu’il ne tirerait pas avant d’avoir vu jaillir le rasoir. Il ne détestait pas cette atmosphère de penalty. D’autant moins que, jusqu’à présent, il n’avait jamais encaissé un seul but à ce jeu-là.
— Entiez ! lança-t-il d’une voix qui souriait.
La porte s’ouvrit avec précaution. Quelqu’un en avait tourné la poignée et la poussait maintenant avec le pied. Quelqu’un qui semblait rester indécis sur le palier. « Entre » murmurait Thian, « entre, puisque tu es venu jusqu’ici, entre… » La porte s’ouvrit davantage et la petite Leila entra, poussant le battant avec son dos, les mains chargées du plateau sur lequel, tous les soirs à la même heure, elle apportait son couscous à la veuve Hô.
Thian ne bougea pas plus qu’une statue chinoise pendant que la gamine posait le plateau sur la table basse.
— Aujourd’hui, papa t’a mis des brochettes.
Tous les soirs, le vieil Amar lui « mettait des brochettes ». Et tous les soirs la gamine le lui annonçait. Quand elle eut posé son plateau, elle resta là, à se tortiller, indécise. Thian ne semblait pas la voir, Leila dit enfin.
— Y a Nourdine, il est planqué dans la cage d’escalier.
« Nourdine est planqué dans la cage d’escalier », répéta mentalement Thian sans comprendre un mot de ce qu’elle disait là.
— C’est pour me peloter quand je redescendrai, précisa Leila sur un ton de réveille-matin.
Thian sursauta.
— Pelôthé ?
Puis :
— Ah ! ouille, pelôther ! hi, hi, hi, pelôther !
Et il fit ce que la gamine attendait de lui. Il se leva, ouvrit le gros bocal d’épicier qui trônait sur le buffet de la petite pièce, en sortit deux loukoums roses et cubiques qu’il donna à l’enfant avec la recommandation habituelle :
— Pargtadjer, hein ? Pargtadjer !
Le petit Nourdine était encore à un âge où, se jetant sur une fille, ce sont ses loukoums qu’on dévore en priorité.
Ni les croissants, ni le chocolat, ni la lumière du drugstore ne valaient ceux d’en face. À la troisième gorgée seulement, Pastor osa demander au divisionnaire Coudrier la raison pour laquelle il semblait préférer le drugstore Saint-Germain au café de Flore ou aux Deux-Magots.
— Parce que c’est d’ici, précisément, qu’on a la meilleure vue sur eux, répondit le divisionnaire.
Ils continuèrent à petit déjeuner dans un silence poli, mouillant leurs croissants, à la française, mais sans le moindre bruit de succion, à l’anglaise. Droits et attentifs, leurs dos n’effleuraient pas leurs chaises. En contrebas, le drugstore se remplissait peu à peu de sa clientèle plaquée or. Il n’y avait pas si longtemps, se rappelait Pastor, tout ce clinquant avait attiré les bombes. Naïveté des convictions : elles bombardaient un reflet de richesse pendant que, sur les terrasses d’en face, on débitait l’express à quinze francs la tasse pour un public de spectateurs analytiques. Pastor se souvenait : tout son jeu de miroirs volé en éclats sanglants, le drugstore avait enfin ressemblé à ce qu’il n’avait jamais cessé d’être : un entrepôt souterrain pour marchandise et humanité précaires.
— À quoi pensez-vous, Pastor ?
Deux gosses venus d’ailleurs (duffel-coat vert bouteille, bermuda gris souris, burlingtons impeccables et blonde petite brosse vaninienne) firent une entrée timide, leur argent de poche hebdomadaire bien serré dans leurs petits poings aux ongles nets.
— J’ai participé aux sauvetages, ici, l’année de la bombe, monsieur, j’étais encore stagiaire à l’époque.
— Ah ! oui ?
Coudrier but une ultime gorgée.
— Ce matin-là, moi, j’étais assis en face.
Ils commandèrent deux express pour éteindre le dégoût du chocolat, une carafe d’eau pour réparer les dégâts du café et, quand les dernières miettes de croissant se furent décollées de leurs gencives, Coudrier demanda :
— Alors, où en êtes-vous ?
— Bien avancé, monsieur.
— Un suspect ?
— De fortes présomptions. Un certain Malaussène…
— Malaussène ?
Pastor raconta. La fille jetée dans la péniche avait provoqué le renvoi de Malaussène quelques mois plus tôt. « Il était employé au Magasin, monsieur. » Selon le directeur dudit Magasin, Malaussène était homme à se venger — une sorte de maniaque de la persécution qui aimait jouer le rôle de bouc émissaire. Or, le soir où Julie Corrençon avait été jetée par-dessus bord, les voisins de Malaussène avaient entendu un cri de femme, un claquement de portière et des hurlements de pneus. Et on avait retrouvé sur place le manteau de la victime. Cela n’aurait pas signifié grand-chose si le même Malaussène n’était soupçonné de trafiquer dans la drogue et peut-être même d’estourbir les vieilles dames de Belleville.
— Fichtre !
— Le commissaire divisionnaire Cercaire dispose d’un témoignage accablant au sujet de la drogue, et presque d’un flagrant délit. Or, Julie Corrençon a été droguée avant d’être dépontée.
— « Dépontée » ?
— Un néologisme que je m’autorise, monsieur, par glissement du verbe « défenestrer ».
— Je ne sais pas si je dois permettre de pareilles audaces dans mon service, Pastor.
— Peut-être préféreriez-vous « empénichée », monsieur ?
— Et pour ce qui est des vieilles dames ?
— Deux des dernières victimes fréquentaient l’autobus d’un certain Stojilkovicz, intime de Malaussène, et étaient elles-mêmes des habituées de la maison.
— D’où tenez-vous cela ?
— Van Thian était lié à la dernière victime, la veuve Dolgorouki ; c’était sa voisine de palier. C’est elle qui lui a parlé de ses visites chez Malaussène.
— Ce qui prouve ?
— Rien, monsieur. Toutefois, la façon dont elle a été tuée…
— Oui ?
— Indique qu’elle a ouvert sans crainte à son assassin. Mais, à part Thian et Stojilkovicz, la veuve Dolgorouki ne fréquentait que ce Malaussène. Stojilkovicz conduisait son bus à l’heure du crime, et si l’on veut bien laisser Thian de côté…
— Reste Malaussène.
— …
— …
— Eh bien, dites-moi, Pastor : tentative de meurtre, trafic de drogue, assassinats réitérés, en fait de soupçons, ce n’est pas un suspect que vous tenez là, c’est une anthologie !
— Selon toute apparence, monsieur… D’autant que Thian s’est rendu chez ce Malaussène, et, pour lui, il ne fait aucun doute que toute la famille est camée jusqu’aux yeux.
— Les apparences, Pastor…
Demi-torsion de son buste, le coude appuyé sur le dossier de sa chaise, le commissaire divisionnaire Coudrier laissait son regard se multiplier dans les miroirs.
— À propos d’apparences, vous ne remarquez rien de particulier, dans ce palais des glaces ?
Sur le ton du psychologue qui vous colle un Rorschach. Pastor ne suivit pas le regard de son chef. Il ne balaya pas le drugstore. Il posa les yeux ici, puis là, de longues secondes à la fois. Plan fixe. Charge au drugstore de bouger dans le cadre. Deux petits culs trop serrés dans leurs jeans impeccables venaient de prendre leur faction à la porte d’angle. « Si tôt le matin ? » s’étonna Pastor. Des affamés de lecture descendaient quatre à quatre les marches de la librairie. D’autres en remontaient, plus calmes, chargés pour la semaine. Littérature démagnétisée qu’ils liraient, confortablement installés en face. L’un d’eux, gravissant sous le nez de Pastor les trois marches de la sortie, serrait Saint-Simon contre son cœur. Malgré tous ses efforts, Pastor ne put empêcher l’image du Conseiller de faire irruption dans le cadre, ni la voix de Gabrielle de combler tout le volume : « Le duc de la Force, qui mourut dans ce même temps, ne fit pas de regrets… nonobstant sa naissance et sa dignité. » Les inflexions de Gabrielle, qui lisait à voix haute, prêtaient aux lèvres du Conseiller le sourire du vieux duc de Saint-Simon. Ces soirées de lecture… et les oreilles du petit Jean-Baptiste Pastor dressées dans la pénombre…
Pastor s’ébroua, ferma une seconde les yeux, les rouvrit ailleurs, et vit enfin ce qu’il y avait à voir. Les deux gosses de tout à l’heure (bermuda, duffel-coat et burlingtons) dévalisaient purement et simplement la blonde vendeuse de K7. L’un des deux maintenait la fille penchée sur le cadavre éventré d’un petit Sony, pendant que l’autre vidait une vitrine dont il avait dû piquer la clef. Pastor en était comme deux ronds de flan. À croire que le corps de ce gosse était aimanté ! La marchandise lui sautait littéralement dessus. Dans le même mouvement qu’il fauchait, il remettait les boîtes vides à leur place. Ni vu ni connu. Pastor ne put retenir un sourire d’admiration. La porte vitrée se referma d’elle-même, et, d’elle-même, la petite clef retrouva sa place dans la poche nylon de la vendeuse. Pas un bruit. Et toujours la stricte petite brosse blonde par-dessus le spectacle.
— Vu, monsieur : deux gosses viennent de refaire la vendeuse, là-bas, de toute sa marchandise.
— Bien observé, mon garçon.
À présent, les gamins se dirigeaient tranquillement vers la sortie.
— Je les intercepte, monsieur ?
Coudrier leva une main désabusée.
— Laissez courir.
Comme Saint-Simon tout à l’heure, les blondinets gravirent les trois marches de la sortie, mais obliquant tout à coup à angle droit, ils se dirigèrent vers la table des deux flics. Pastor lança une sorte de coup d’œil apeuré à Coudrier qui ne voyait pas venir les enfants. Mais déjà, le plus proche tapotait l’épaule du divisionnaire.
— Voilà, grand-père, c’est fait.
Coudrier se retourna. Le gosse ouvrit son duffel-coat. Pastor se demanda comment un corps si frêle pouvait trimballer une telle quantité de marchandise. Coudrier hocha gravement la tête.
— Et toi ?
Par l’entrebâillement du second manteau, Pastor eut la vision éclair d’une collection de magnétophones, de calculatrices et de montres pendus à une multitude de crochets, eux-mêmes rivés à une sorte de harnais.
— On fait des progrès, grand-père, tu ne trouves pas ?
— Pas tant que ça. L’inspecteur Pastor, assis en face de moi, vous a repérés.
Puis à Pastor, avec un geste las de présentation :
— Mes petits-fils, Pastor : Paul et Germain Coudrier.
Pastor serra la main des gosses en essayant de ne pas trop les secouer, puis, devant leur mine déconfite, il crut bon de s’excuser :
— Je ne vous ai remarqués que parce que votre grand-père m’a demandé d’ouvrir les yeux.
— On ne remarque rien les yeux fermés, observa Coudrier.
Et aux enfants :
— Allez me remettre tout ça en place, et tâchez d’être plus discrets, cette fois-ci.
Les gosses s’éloignèrent, le dos rond.
— Le vol, Pastor…
Coudrier suivait les enfants des yeux.
— Oui, monsieur ?
— Il n’y a pas meilleure école pour la maîtrise de soi.
Là-bas, la vendeuse accueillait le retour des enfants avec un sourire tout joyeux.
— Et dans cette société, conclut le commissaire, il faut être sacrément maître de soi pour avoir une chance de rester honnête.
Dans le cadre de Pastor maintenant, il n’y avait plus place que pour une seule image : le visage de Coudrier. Un Coudrier qui fixait son inspecteur avec l’attention concentrée de toutes les polices du monde.
— Inutile de vous préciser, dit-il lentement, que ces deux enfants se laisseraient crever sur place plutôt que de toucher à 20 centimes qui ne leur appartiendraient pas.
— Cela va sans dire, monsieur…
— Alors, pour ce qui est des « apparences », comme vous dites, soyez prudent avec votre Malaussène.
Tombé d’une voix lourde, le message était on ne peut plus clair.
— J’ai encore une chose importante à vérifier, monsieur, une certaine Édith Ponthard-Delmaire, que nous avons filée, Thian et moi…
Coudrier l’interrompit de la main :
— Vérifiez, Pastor, vérifiez…