IV LA FÉE CARABINE

C’était l’hiver sur Belleville et il y avait cinq personnages. Six, en comptant la plaque de verglas.

36

La ville avait baissé le son, et les doubles rideaux du divisionnaire Coudrier s’étaient ouverts sur la nuit. La dernière cafetière, laissée là par Elisabeth, était chaude encore. Assis droit sur une chaise Empire, l’inspecteur Pastor venait d’achever la seconde version de son rapport verbal. Elle était en tous points identique à la première. Mais, ce soir-là, l’esprit du divisionnaire Coudrier semblait la proie des brumes. Prise globalement, cette affaire lui paraissait des plus claires ; pourtant, dès qu’il en envisageait les détails, le divisionnaire Coudrier voyait l’ensemble se troubler, comme un lac d’une irréprochable limpidité dans lequel un farceur eût versé une seule goutte d’invraisemblance, mais fantastiquement condensée.


COUDRIER : Pastor, soyez gentil, prenez-moi pour un imbécile.

PASTOR : Je vous demande pardon, monsieur ?

COUDRIER : Expliquez-moi tout ça, je n’y comprends rien.

PASTOR : Vous ne comprenez pas qu’un architecte veuille récupérer des logements rénovables au plus bas prix pour les revendre au prix le plus élevé, monsieur ?

COUDRIER : Si, je peux comprendre ça.

PASTOR : Vous ne comprenez pas qu’un Secrétaire d’État aux Personnes Âgées puisse tremper dans un trafic d’internements arbitraires si ça lui rapporte suffisamment gros ?

COUDRIER : À la rigueur.

PASTOR : Vous ne comprenez pas qu’un divisionnaire, spécialiste des stupéfiants, se fasse marchand de drogue pour s’offrir une retraite dorée ?

COUDRIER : Ça s’est déjà vu, si.

PASTOR : Et que ces trois-là (le divisionnaire, le Secrétaire d’État et l’architecte) unissent leurs efforts et partagent leurs bénéfices, cela vous parait invraisemblable, monsieur ?

COUDRIER : Non.

PASTOR : …

COUDRIER : Ce n’est pas cela. C’est une foule de minuscules détails…

PASTOR : Par exemple ?

COUDRIER : …

PASTOR : …

COUDRIER : Pourquoi cette vieille dame a-t-elle tué Vanini ?

PASTOR : Parce qu’elle était trop rapide, monsieur. Un certain nombre de nos collègues sont mis à pied chaque année pour la même raison. C’est pourquoi je propose de ne pas l’inquiéter, maintenant qu’elle est désarmée.

COUDRIER : …

PASTOR : …

COUDRIER : Et cette jeune fille, Édith Ponthard-Delmaire, la fille de l’architecte, pourquoi s’est-elle suicidée ? Qu’un Cercaire se tue face à la défaite, c’est compréhensible (voire même souhaitable), mais je n’ai jamais vu un dealer se jeter par la fenêtre parce qu’il était pris !

PASTOR : Elle n’était pas un dealer ordinaire, monsieur. Elle trafiquait pour déshonorer un père qu’elle imaginait irréprochable. Or, elle a brusquement découvert qu’elle n’était que l’employée dudit père, et que pour déshonorer une pareille crapule il fallait se lever de bonne heure. Elle s’est tuée pour lui dire tout son mépris filial. Les jeunes gens cultivés font ça, depuis que la psychanalyse a inventé le papa.

COUDRIER : C’est vrai, il y a deux sortes de délinquants, aujourd’hui : ceux qui n’ont pas de famille, et ceux qui en ont une.

PASTOR : …

COUDRIER : …

PASTOR : …

COUDRIER : Et puis, dites-moi, Pastor, si je ne m’abuse, vous avez démêlé cet imbroglio grâce à une photographie trouvée par hasard ?

PASTOR : En effet, monsieur, la photographie d’Édith Ponthard-Delmaire fournissant un vieillard en gélules d’amphétamines. Si vous ajoutez à cela que quatre affaires qui n’avaient apparemment rien à voir ensemble (le meurtre de Vanini, la tentative d’assassinat sur la personne de Julie Corrençon, le massacre des vieilles bellevilloises et le trafic de drogue à l’usage des vieillards) étaient étroitement liées, on peut dire que le hasard a travaillé à notre place.

COUDRIER : Mieux qu’un ordinateur, oui.

PASTOR : C’est ce qui fait la réputation romanesque de notre métier, monsieur.

COUDRIER : …

PASTOR : …

COUDRIER : Un petit rab de café ?

PASTOR : Volontiers.

COUDRIER : …

PASTOR : …

COUDRIER : Pastor, il y a une chose que je voulais vous dire depuis longtemps.

PASTOR : …

COUDRIER : J’avais beaucoup d’estime pour le Conseiller votre père.

PASTOR : Vous l’avez connu, Monsieur ?

COUDRIER : Il a été mon professeur de droit constitutionnel.

PASTOR : …

COUDRIER : Il faisait ses cours en tricotant.

PASTOR : Oui, et ma mère lui polissait le crâne à la peau de chamois chaque fois qu’il sortait.

COUDRIER : En effet, le crâne du Conseiller était luisant comme un miroir. Il nous le montrait parfois en disant : « En cas de doute, messieurs, venez examiner ici le reflet de votre conscience. »

PASTOR : …

COUDRIER : …

PASTOR : …

COUDRIER : Tout de même… un monde où des Serbo-Croates latinistes fabriquent des tueuses dans les catacombes, où les vieilles dames abattent les flics chargés de leur protection, où les libraires à la retraite égorgent à tour de bras pour la gloire des Belles-Lettres, où une méchante fille se défenestre parce que son père est plus méchant qu’elle… il est temps que je prenne ma retraite, mon garçon, et que je me consacre tout entier à l’éducation de mes petits-fils. Il va falloir me remplacer, Pastor. D’ailleurs, vous semblez plus doué que moi pour comprendre les paradoxes de cette fin de siècle.

PASTOR : Il faudra pourtant que cette fin de siècle se passe de ma perspicacité, monsieur. Je suis venu vous présenter ma démission.

COUDRIER : Allons bon ! Vous vous ennuyez déjà, Pastor ?

PASTOR : Ce n’est pas cela.

COUDRIER : Peut-on savoir ?

PASTOR : Je suis tombé amoureux, monsieur, et je ne peux pas faire deux choses à la fois.

37

— Ils sont partis, Benjamin.

Thérèse m’annonce la nouvelle le plus froidement du monde. Thérèse, ma petite sœur clinique, me fend le cœur en deux, d’un joli coup de bistouri.

— Ils sont partis il y a une heure.

Clara et moi restons sur le pas de la porte.

— Ils ont laissé une lettre.

(Au poil. Une lettre où ils vont m’annoncer qu’ils sont partis. Au poil…) Clara me murmure à l’oreille :

— Tu ne vas pas me dire que tu ne t’y attendais pas, Ben ?

(Oh ! que si, je m’y attendais ! Mais d’où tiens-tu, ma Clarinette, que les malheurs prévus sont plus supportables que les autres ?)

— Allez, entre, on est en plein courant d’air !

La lettre est là, en effet, sur la table de la salle à manger. Combien de lettres, dans combien de films, sur combien de commodes, de guéridons, de cheminées, j’ai pu voir dans ma vie ? Chaque fois, je me disais : Cliché ! Bouh, le mauvais cliché !

Aujourd’hui, le cliché m’attend, bien rectangulaire, bien blanc, sur la table de la salle à manger. Et je revois Pastor agenouillé au chevet de Julia… C’est honteux de profiter d’une endormie ! Tout ce qu’il a dû lui déverser comme fausses promesses dans le conduit de l’oreille pendant qu’elle était sans défense… dégueulasse !

— Mon cœur saigne, Thérèse, t’aurais pas un sparadrap, quelque chose ?

(Je n’aurai jamais le courage d’ouvrir cette lettre…)

Clara doit le sentir, car elle s’approche de la table, prend l’enveloppe, l’ouvre (ils ne l’ont même pas collée), déplie, parcourt, laisse rêveusement tomber son bras, et voilà que de la petite neige de pacotille dégringole au ralenti dans son regard de jeune fille.

— Il l’a emmenée à Venise, au Danielli !

— Elle a enlevé son plâtre, pour l’occasion ?

C’est tout ce que je trouve à dire pour cimenter la brèche. (« Elle a enlevé son plâtre ? » J’estime que ça a de la gueule. Non ?) Peut-être… mais si j’en juge par le double regard que me lancent les frangines, ça ne doit pas être très clair. Visiblement, elles pigent pas. Puis, tout à coup, Clara comprend. Elle éclate de rire :

— Mais ce n’est pas avec Julia que Pastor est parti, c’est avec maman !

— Pardon ? Répète-moi ça, pour voir ?

— Tu as cru qu’il était parti avec Julie ?

C’est Thérèse qui vient de poser cette question. Elle ne rigole pas du tout, elle. Elle enchaîne :

— Et c’est comme ça que tu réagis ? Un homme s’en va avec la femme de ta vie et tu restes planté dans une porte ouverte sans bouger le petit doigt !

(Merde, l’engueulade !)

— Et c’est toute la confiance que tu as dans Julie ? Mais quel genre d’amoureux tu es, Ben ? Et quel genre de mec ?

Thérèse continue de dévider son chapelet de questions assassines, mais je suis déjà dans l’escalier, grimpant quatre à quatre vers ma Julie, bondissant vers ma Corrençon, tel l’enfant déjà pardonné, oui ma Thérèse, je suis un amoureux dubitatif, j’ai le palpitant qui doute. Et pourquoi on m’aimerait ? Pourquoi moi plutôt qu’un autre ? Tu peux répondre à ça, Thérèse ? Chaque fois, c’est un miracle quand je constate que c’est moi ! Tu préfères les palpitants musclés, Thérèse ? Les grosses pompes à certitudes ?

* * *

Bien des heures plus tard, Clara nous ayant apporté notre omelette au lit, bien des heures plus tard, Julius ayant nettoyé sa gamelle, Julie et moi léché nos assiettes, bien des heures plus tard, le cadavre de notre seconde Veuve Clicquot ayant roulé dans notre ruelle, bien des heures plus tard, corps et cœurs rassasiés, moulus, rétamés, lessivés, ma Julie (ma Julie à moi, bordel !) ma Julie demande :

— Alors, cette visite à Stojil ?

Et je m’entends répondre, avec le souffle qui me reste :

— Il nous a foutus à la porte.

* * *

C’est pourtant vrai, ça… Notre vieux Stojil nous a foutus à la porte, Clara et moi. Comme Pastor nous avait pistonnés, on ne l’a pas vu au parloir de la taule, mais direct dans sa cellule : une piaule miniature, encombrée de dictionnaires, au sol crissant de feuilles froissées.

— Soyez gentils, les enfants, faites passer la consigne : pas de visite au vieux Stojilkovicz.

Ça sentait l’encre fraîche, la gitane, la double sueur des pinglos et des neurones. Ça sentait le bon boulot de la tête.

— Pas une minute à moi, mes petits. Publius Vergilius Maro ne se laisse pas traduire en croate comme ça, et je n’en ai pris que pour huit mois.

Il nous poussait vers la porte.

— Même les arbres, là, dehors, ça me dérange…

Dehors, c’était le printemps. Ça bourgeonnait ferme à la fenêtre de Stojil.

— En huit mois, je n’aurai pas seulement fini de commencer.

Stojil debout dans sa cellule, des brouillons jusqu’aux genoux, rêvant d’une condamnation à perpète pour pouvoir traduire l’intégral de Virgile…

Il nous a foutus dehors.

Il a lui-même refermé la porte sur lui.

* * *

Beaucoup plus tard encore, après une seconde orne-lettre, une troisième Veuve et de nouvelles retrouvailles, c’est moi qui ai demandé :

— D’après toi, pourquoi Pastor est-il parti avec maman ?

— Parce qu’il attendait ça depuis toujours.

— « Ça » ? Quoi, « ça » ?

— Une apparition. D’après ce qu’il me disait quand j’étais dans les vapes, il ne pouvait tomber amoureux que d’une apparition.

— C’est de ça qu’il te parlait ?

— Il m’a raconté sa vie. Il m’a beaucoup parlé d’une certaine Gabrielle, qui aurait été l’apparition de son père à lui, le Conseiller Pastor.

* * *

— Alors, aujourd’hui, à part le départ de Pastor et de maman ?

— Thérèse est allée à la clinique des Gardiens de la Paix.

— Encore ?

— Je crois qu’elle a décidé de ressusciter le vieux Thian.

38

À la clinique des Gardiens de la Paix du boulevard Saint-Marcel, l’infirmière Magloire se sentait dépassée par le cas de l’inspecteur Van Thian. Les gardiens de la paix n’étaient jamais des malades de tout repos. Ils en voulaient à la paix de les avoir couchés sur un lit d’hôpital. Blessés par balle ou surinés à blanc, la plupart d’entre eux rêvaient d’une vengeance que le port de l’uniforme leur interdisait. Ils le savaient. Ils haïssaient la paix et cela aggravait leur mal. Jusqu’au moment où ils tombaient entre les mains de l’infirmière Magloire. Avec son quintal de bonne maternité, sa douceur de colosse, une sagesse ronronnante, l’infirmière Magloire était l’incarnation de la paix. La paix ainsi retrouvée, les gardiens guérissaient. Quand ils ne guérissaient pas, quand ils mouraient tout de même, c’était encore dans les bras titanesques de la paix. L’infirmière Magloire les berçait jusqu’à ce qu’ils fussent froids.

Cet inspecteur Van Thian, c’était une autre paire de manches. D’abord, il aurait dû mourir dès son admission. Un organisme si frêle et si troué, cela n’aurait pas dû faire un pli. Mais une force étrange maintenait l’inspecteur Van Thian en vie. Cette force, l’infirmière Magloire le comprit enfin, était de la haine à l’état pur. L’inspecteur Van Thian n’était pas seul dans son lit. L’inspecteur Van Thian partageait son lit avec une veuve vietnamienne, la veuve Hô. Prisonniers du même corps, la veuve et l’inspecteur semblaient instruire le même divorce depuis une éternité. Chacun des deux désirait ardemment la mort de l’autre ; c’était ce qui les maintenait en vie.

Les horreurs qu’ils se faisaient subir, ces deux-là, l’infirmière Magloire n’avait jamais vu pire.

La veuve Hô reprochait, entre autres, à l’inspecteur Van Thian les longues nuits d’hiver passées à plonger son bras dans la mâchoire coulissante des distributeurs de billets. À l’entendre, c’était aussi dangereux que d’aller rechercher une alliance tombée dans la gueule d’un squale. Mais, le vieux flic ricanait rappelant à la veuve le plaisir secret qu’elle avait éprouvé à secouer ses liasses de billets sous le nez du pauvre monde.

— Menteurg ! s’écriait la veuve, tsal’ menteurg !

— Arrête de me casser les burnes, retourne vendre ton nhuok-mam à Cho Lon.

C’était aussi un fameux terrain de dispute, cela, leurs nationalités respectives… L’inspecteur Van Thian reprochait ses origines à la veuve, d’autant plus méchamment que celle-ci ne se privait pas de lui rappeler son manque total de racines.

— Et toâh ? D’oùg tiu eïs, toâh ? Tiu eïs de niull’ parg ! Dje suis fierg, moâh, d’êtle de Tchoaleun ! (Ainsi prononçait-elle le nom de Cho Lon, le faubourg chinois de Saigon, quand il avait plutôt tendance à en faire un Cholon sur Marne.)

— Je suis né dans le pinard et je t’emmerde.

Mais cette réponse laissait Thian insatisfait. Le coup de la veuve avait porté. L’inspecteur sombrait dans une dépression de quelques heures qui reposait l’infirmière Magloire. Puis la discussion reprenait, sans crier gare.

— Pas la peine de tourner autour du pot, tu as bel et bien essayé de me faire buter.

— Tça, c’eï la meilleurgue !

Qui donc avait exposé la veuve Hô dans la rue pendant des semaines ? Qui donc avait laissé la porte de l’appartement ouverte jour et nuit, dans l’attente de l’égorgeur ? Qui avait obligé la veuve à tailler des bavettes aux camés les plus désargentés ? Qui avait eu l’idée de la transformer en appât alors qu’il n’avait pas été foutu de défendre sa propre voisine de palier ? Qui ? On ne traite pas ainsi un être humain !

— Et qui a déchargé le Manhurin ? C’est moi, peut-être ? Qui a prié le bon Dieu pour que l’autre se pointe et me fasse la peau ? Qui a balancé le chargeur d’un côté et le flingue de l’autre ?

La moindre de leurs conversations menait à une impasse. Elle détestait le couscous et, pendant des semaines, il l’avait gavée de couscous-brochettes. À quoi il répondait que l’effroyable puanteur de son parfum « Mille fleurs d’Asie » avait décuplé ses doses de tranquillisant.

— Les begtites bilules, tse n’eï pas moâh ! protestait-elle, tseï Dzanine !

Il grondait :

— Ne touche pas à Janine.

— Dzanine la dzeïante, c’eï elle, les begtites bilules !

Il répétait :

— Touche pas à Janine.

Mais elle sentait qu’elle tenait le bon bout.

— Elle el morgte !

Alors, l’inspecteur Van Thian se jetait sur la veuve Hô, lui hurlait de se taire, et, finalement, arrachait à pleines poignées les innombrables tentacules qui ne cessaient de pousser de son corps pour aller se ficher là-haut, dans des flacons, ou là-bas, dans des machines clignotantes.

— Toi aussi, tu vas mourir !

Le sang jaillissait. Des petits bouts de peau s’envolaient. La sonnette d’alarme retentissait automatiquement et l’infirmière Magloire jetait sur le double corps de la veuve et de l’inspecteur toute l’autorité de son propre corps de Sumo. Puis elle demandait de l’aide. On réparait les dégâts. On épongeait le sang. On plantait de nouveaux drains. On rebranchait la vie. Et on sanglait le petit corps aussi solidement que s’ils eussent, en effet, été deux. Réduits à l’impuissance physique, l’inspecteur Van Thian et la veuve Hô se taisaient. Ils devenaient un moribond exemplaire. Ils ne se disputaient plus, même en pensée. Ils dormaient paisiblement. Calme, calme… Au point qu’on relâchait peu à peu l’étreinte des sangles, puis tout à fait. On rendait à la liberté ce corps qui, d’ailleurs, s’affaiblissait d’heure en heure et ne semblait plus capable du moindre geste. Mais, dans la pénombre de la chambre, un mauvais sourire se dessinait sur les lèvres de l’inspecteur Van Thian. Une sourire luisant d’arrière-pensées. Pur désir de nuire. Profitant d’une absence de l’infirmière Magloire, il murmurait :

— T’as vu tes seins ?

La veuve Hô ne comprenait pas tout de suite. Elle restait sur la défensive.

— Deux steaks hachés.

Elle ne relevait pas.

— Et tes fesses ? T’as vu tes fesses ?

Elle se taisait. Il murmurait.

— Liquides. T’as la fesse liquide.

La tension montait dans la pénombre.

— Une question que je me suis toujours posée…

Silence.

— Où sont tes épaules ? T’as pas d’épaules ?

Elle tenait bon. Il pilonnait, mais elle faisait le gros dos.

— Janine avait des seins, des fesses et des épaules. Janine ne vivait pas enfermée dans une bouteille de parfum. Janine sentait la femme. Janine était plantée dans la terre, elle ne s’envolait pas au moindre courant d’air. Janine était un arbre, Janine portait des fruits !

Elle ne s’attendait pas à cela. Elle supportait les injures, mais, comme toute femme, le nom de l’autre femme lui était une torture aussi insupportable que le nom de l’autre homme à tout homme.

— Janine…

L’une des machines sur lesquelles on les avait branchés se mettait à clignoter dangereusement, son aiguille oscillait aux abords d’une zone rouge vif. Puis une soupape sautait et la voix stridente de la veuve glapissait :

— Redzoins la dong, ta Dzanine !

Dans son petit poing crispé, les tubes arrachés ressemblaient à une moisson de soja. La sonnette d’alarme retentissait et l’infirmière Magloire faisait irruption avec un garçon de salle. Ils se jetaient sur le blessé qui se calmait aussitôt. Ils avaient l’impression de saucissonner un cadavre.

L’infirmière Magloire n’y comprenait rien. Preuve qu’elle avait encore à apprendre, après quarante ans de métier. Mais qui pourrait lui enseigner à calmer cette douleur ?

* * *

Ce fut une grande fille osseuse.

Elle pénétra dans la chambre du vieux flic jaune et fou un après-midi de crachin printanier. Elle s’assit toute raide au chevet du patient, sans plus d’effet sur lui que n’en avaient provoqué les autres visiteurs — un jeune inspecteur frisé perdu dans un chandail de grosse laine et une huile discrète, le divisionnaire Coudrier. Mais l’inspecteur Van Thian n’honorait pas ses visiteurs. Il ne répondait à aucune question, il ne rendait aucun regard. Quand la grande adolescente à la mine de déterrée se pencha sur ses sangles, il ne broncha pas davantage. L’infirmière Magloire ne comprenait pas quel genre d’autorité émanait de cette fille à la peau si sèche. La fille dénoua les liens de cuir, comme si elle eût été mandatée par Dieu le Père en personne et l’infirmière Magloire laissa faire. Quand elle eut libéré le corps de l’inspecteur Van Thian, la fille en frotta les poignets, longuement, massant le bras jusqu’à la saignée du coude, rétablissant on ne sait quel courant. Le fait est que les yeux du vieux policier, rivés au plafond, basculèrent enfin sur le côté et se posèrent sur la longue fille silencieuse. La fille n’eut aucun sourire pour ce regard de miraculé et ne posa aucune question au blessé. Elle se saisit seulement de sa main, qu’elle lissa du tranchant de la sienne avec une sorte de brutalité professionnelle. Quand la main fut parfaitement détendue, la fille y plongea son regard. Enfin, elle parla :

— La première partie du programme s’est donc réalisée. Vous avez été victime de saturnisme : dose excessive de plomb dans votre organisme.

Elle avait la voix de son corps : droite et sèche. L’infirmière Magloire en fut surprise, alors qu’elle-même avait la voix plutôt ronde. La fille continuait :

— Je vous disais que cette maladie a entraîné la chute de l’Empire romain, c’est exact. Par la folie. Le saturnisme rend fou. Exactement votre genre de folie. Les dernières générations des Césars ont passé leur temps à s’entretuer, entre maris et femmes, frères et sœurs, pères et fils, tout comme vous vous entretuez en ce moment avec vous-même. Mais on a extrait les balles de votre corps et vous allez vous en tirer.

Elle n’en dit pas davantage. Elle se leva sans prévenir et sortit de la chambre. Sur le pas de la porte, elle se retourna vers l’infirmière Magloire.

— Rattachez-le.


Elle revint le lendemain. Elle délia de nouveau le vieil inspecteur, le massa, lissa la paume de sa main, y plongea son regard et parla. Le blessé avait passé une nuit relativement paisible. L’infirmière Magloire l’avait entendu esquisser des embryons de disputes, mais ces bagarres intérieures étaient immédiatement étouffées par une autorité mystérieuse.

— Je vois que nous nous comprenons, dit la longue fille sèche sans la moindre entrée en matière. À partir d’aujourd’hui, vous entamez votre convalescence.

Elle parlait sans regarder le blessé. Elle s’adressait à la main. Elle massait des deux pouces les collines et les vallons de cette main, et c’était le visage de l’inspecteur qui devenait soyeux comme un cul de bébé. L’infirmière Magloire n’avait jamais rien vu de pareil. La jeune fille s’exprimait pourtant sans la moindre tendresse :

— Mais ce n’est pas encore tout à fait ça. Quand vous aurez fini de vous lamenter sur votre propre sort, nous pourrons parler sérieusement.

Ce fut la fin de la deuxième visite. Elle sortit sans demander qu’on rattachât le malade. Elle revint le jour suivant.

— Votre Janine est morte, dit-elle tout de go à la main ouverte, quant à la veuve Hô, elle n’existe pas.

Le blessé n’accusa aucun de ces deux coups. Pour la première fois depuis son admission à la clinique, l’infirmière Magloire le voyait concentré sur quelque chose qui se disait hors de lui.

— Mais ma mère s’est tirée avec votre collègue Pastor, et j’ai sur les bras un bébé qui a le plus grand besoin de vous, continua la visiteuse. C’est une petite fille. Cet imbécile de Jérémy l’a prénommée Verdun. Elle hurle dès qu’elle se réveille. Elle porte en elle tous les souvenirs de la Grande Guerre : une époque où on se croyait allemand, français, serbe, anglais, bulgare, et qui a fini en hachis parmentier dans les grandes plaines de l’Est, comme dirait Benjamin. Voilà ce que notre petite Verdun a sous les yeux, dès qu’elle les ouvre : le spectacle du suicide collectif perpétré au nom des nationalités. Il n’y a que vous qui puissiez la calmer. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais c’est un fait, dans vos bras, elle cesse de pleurer.

Sur quoi elle disparut pour reparaître le matin suivant. Elle ne respectait pas l’horaire des visites.

— Et puis, dit-elle, il va falloir remplacer Risson pour raconter des histoires aux enfants. Après Risson, mon frère Benjamin n’est plus à la hauteur. Mais vous, vous pourrez remplir ce rôle. On n’a pas passé douze ans de sa vie à se raconter des histoires à soi-même, on n’a pas inventé le personnage de la veuve Hô sans devenir un excellent conteur. Et vos histoires ont ressuscité plus d’une fois l’inspecteur Pastor. À vous de choisir, donc : mourir ou raconter. Je reviendrai dans une semaine. Mais je vous préviens honnêtement : ma famille, il faut se la faire !

* * *

Ce à quoi assista l’infirmière Magloire pendant les sept jours qui suivirent tenait purement et simplement du miracle. Le blessé cicatrisait à vue d’œil. Il se mit à manger comme quatre dès qu’on lui eut enlevé les sondes. Les grands pontes défilaient à son chevet. Les étudiants noircissaient leurs calepins.

Le septième jour, vêtu dès l’aube, assis sur son lit, sa petite valise prête, il attendit la jeune fille maigre. Elle apparut à six heures du soir. Dans l’encadrement de la porte, elle dit :

— Le taxi nous attend.

Il sortit sans même s’appuyer à son bras.

39

« C’était l’hiver sur Belleville et il y avait cinq personnages. Six, en comptant la plaque de verglas. Sept, même, avec le chien qui avait accompagné le Petit à la boulangerie. Un chien épileptique, sa langue pendait sur le côté. »

Et chez nous, c’est la nuit. Clara vient de déposer le cachemire sur la petite lampe qui diffuse sa lumière rasante dans la chambre des enfants. Les pyjamas et les chemises de nuit sentent la pomme fraîche. Les charentaises se balancent dans le vide. Assis sur le tabouret de Risson, Van Thian raconte. La petite Verdun, pénarde, dort, dans ses bras. Les yeux des enfants ne sont pas partis en voyage tout de suite. Ils épiaient le vieux flic. Ils l’attendaient au tournant. Qui est-ce, ce mec qui prétend pouvoir remplacer Risson ? Round d’observation. Mais le vieux Thian n’est pas du genre à s’émouvoir. Et puis il a la voix de Gabin. Ça aide.

— Je vais vous raconter l’histoire de la fée Carabine.

Voilà ce qu’il a annoncé.

— C’est la fée qui transforme les mecs en fleurs ? a demandé le Petit.

— Tout juste, a fait le vieux Thian. (Il a ajouté :) Faites gaffe, c’est une histoire où chacun de vous joue un rôle.

— J’ai passé l’âge des fées, a dit Jérémy.

— Y a pas d’âge, a répondu Thian.

Depuis, il raconte.

Posée sur mes genoux, la tête de Julie pèse le bon poids des retrouvailles.

Les yeux des gosses ont enfin lâché Thian. Ils se sont envolés. Et quand, à la fin du premier chapitre, la vieille dame à l’appareil acoustique se retourne pour flinguer le blondinet, c’est le sursaut général. Suivi du beau silence : la surprise qui retombe en douceur.

Mais Jérémy a décidé de faire sa mauvaise tête. Quand tout le monde est remis sur pied, il dit :

— Y a quèque chose qui cloche.

— Qu’est-ce qui cloche ? demande Thian.

— Ce blondinet, là, ce Vanini, c’est un sale con de raciste, hein ?

— Oui.

— Il casse la tête aux Arabes avec son poing américain, non ?

— Si.

— Alors pourquoi t’en fais un marrant ?

— Un marrant ?

— Quand il pense que la plaque de verglas a une forme d’Afrique, quand il pense que la vieille est arrivée jusqu’au milieu du Sahara, qu’elle pourrait couper par l’Érythrée ou la Somalie mais que la mer Rouge est affreusement gelée dans le caniveau, c’est plutôt des idées poilantes, non ?

— Plutôt, oui.

— C’est ça qui cloche, parce qu’un fumier pareil peut pas avoir des pensées aussi rigolotes.

— Ah ! non ? Pourquoi ?

(Ouh-là, je sens qu’on est embarqué dans un débat de fond…)

— Parce que !

Devant la puissance de l’argument, Thian réfléchit C’est une chose de savoir raconter, c’en est une autre de modifier les convictions de Jérémy.

Silence.

Qu’est-ce qu’il va sortir ? Un discours subtil sur l’ambivalence humaine, comme quoi on peut être le dernier des salopards et ne pas manquer d’humour pour autant ?

Silence.

Ou bien un plaidoyer sur la liberté du créateur, liberté qui consiste, entre autres, à flanquer les pensées que l’on veut dans les caboches de son choix…

Mais non. Comme tous les grands stratèges, le vieux Thian opte pour une troisième voix : l’inattendue. Il jette sur Jérémy un regard sans émotion, qui prend toute la mesure du môme, puis sa voix à la Gabin prononce paisiblement :

— Écoute voir, p’tite tête, si tu continues à me les briser, je donne la parole à Verdun.

Sur quoi il élève Verdun à bout de bras, dans la lumière vague de la chambre, bien en face de Jérémy. Verdun ouvre des yeux de braise, une bouche comme un cratère, et Jérémy hurle :

— NOOOON ! Raconte, oncle Thian, la suite, bordel, LA SUITE !

FIN
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