III PASTOR

— Dites-moi, Pastor, comment vous y prenez-vous, pour faire avouer de pareilles crapules ?

— En y mettant un peu d’humanité, monsieur.

26

— Vous vous appelez Édith Ponthard-Delmaire, vous avez 27 ans, vous avez été arrêtée il y a cinq ans pour usage et trafic de stupéfiants. Exact ?

Édith écoutait ce jeune inspecteur frisé lui parler d’une voix aussi chaude que le vieux pull dans lequel il semblait être né. Oui, elle s’appelait bien Édith Ponthard-Delmaire, fille en rupture de l’architecte Ponthard-Delmaire et de la grande Laurence Ponthard-Delmaire dont le corps avait été Chanel, en son temps, puis Courrèges, mais jamais un corps de maman — quoique mère. Oui, c’était vrai, Édith s’était fait arrêter fourguant de la drogue non pas à la porte d’un CET de banlieue, mais à celle du lycée Henri IV, parce qu’il n’y avait aucune raison, selon elle, pour que les fils de riches jouissent moins que les fils de pauvres.

Édith eut un sourire éclatant à l’adresse du jeune inspecteur, ce fameux sourire de gamine qui ferait d’elle, un jour, une vieille dame délicieusement indigne.

— C’est exact, mais c’est de l’histoire ancienne.

Pastor lui rendit son sourire, dans une version rêveuse.

— Vous avez fait quelques semaines de prison, puis six mois de désintoxication dans une clinique de Lausanne.

Oui, le gros Ponthard-Delmaire étant ce qu’il était, sa respectabilité ne supportant pas d’accrocs, il avait réussi à sortir sa fille de taule pour l’envoyer dans une clinique suisse d’une grande discrétion.

— En effet, une clinique blanche comme l’héroïne la plus pure.

La précision d’Édith fit rire l’inspecteur. Un vrai rire spontané, très enfant. L’inspecteur trouvait cette brune aux yeux si clairs d’une beauté vraiment vivante. L’inspecteur croisa des mains étonnamment délicates sur son vieux pantalon de velours. Il demanda :

— Puis-je vous parler de vous, mademoiselle ?

— Faites, dit la jeune fille, faites, c’est mon sujet favori.

Alors, l’inspecteur Pastor lui parla d’elle-même, puisque c’était ce qu’elle désirait. Il commença par lui apprendre qu’elle n’était pas une vicieuse de la seringue, mais plutôt une théoricienne, une femme à principes. Selon elle (« arrêtez-moi si je me trompe »), dès l’âge de raison (aux alentours de 7 ou 8 ans), l’Homme avait le droit de « prendre son pied » aux cimes les plus hautes. On ne pouvait donc pas dire qu’après son premier chagrin d’amour (un acteur célèbre qui l’avait traitée en acteur…) Édith fût tombée dans la drogue. Bien au contraire, grâce à la drogue, elle avait accédé à des sommets si élevés que les illusions, enfin, n’y trouvent plus d’oxygène. « Car être libre (déclarait-elle à l’époque où on l’avait arrêtée) c’est d’abord être libéré du besoin de comprendre… »

— Oui, c’est bien le genre de choses que je disais à l’époque.

L’inspecteur Pastor lui sourit, apparemment satisfait de constater qu’Édith et lui émettaient sur la même longueur d’ondes.

— Toujours est-il que le divisionnaire Cercaire vous a envoyée vérifier en prison s’il n’y avait pas tout de même un petit quelque chose à comprendre.

C’était vrai, et à sa sortie de prison, la clinique l’avait à ce point ramonée qu’Édith en avait perdu à jamais le goût des ascensions intraveineuses.

— Car vous ne vous droguez plus, n’est-ce pas ?

Mais, l’inspecteur Pastor ne questionnait pas, il affirmait. Non, elle ne se droguait plus depuis des années, elle n’y touchait plus — une ligne par-ci par-là, histoire d’illuminer son sourire, rien de plus — non, maintenant c’étaient les autres qu’elle faisait grimper. Pas les mêmes autres qu’avant, toutefois. On ne la trouvait plus à la porte des collèges. En prison, elle avait compris que la jeunesse avait, si mince qu’elle fût, la chance de la jeunesse. Mais la porte des maisons de retraite, hein ? Des clubs du troisième âge ? Les corridors des garnis de vieillards ? Les porches des immeubles où vivaient, solitaires et déjà froids, ceux qui n’avaient même plus la chance hypothétique de la jeunesse ? Les vieux…

* * *

Cet inspecteur, qui venait de lui raconter sa vie à elle, Édith, comme si elle eût été sa propre sœur, ce jeune inspecteur Pastor, avec ses joues roses, ses cheveux frisés, sa voix douce, son grand pull, avait un air de santé qui s’était altéré au fur et à mesure du récit, jusqu’à ôter toute couleur à sa peau et creuser sous ses yeux d’insondables cavernes à la mine de plomb. Édith l’avait cru tout jeune, d’abord — elle avait repéré le point du pull, tricoté main, un pull de maman — mais, la conversation se prolongeant, elle n’était plus du tout sûre de son âge. Sa voix aussi s’était brouillée, comme s’efface une bande magnétique, avec des enlisements soudains, et ses yeux, au fond de ses orbites, s’étaient comme figés dans un épuisement glauque.

* * *

Les vieux, oui…

Édith s’entendait penser maintenant par la bouche de cet inspecteur blafard, sa bouche devenue molle, hésitante, elle l’entendait lui resservir toute sa théorie à elle sur ces vieillards qu’on avait deux fois privés de leur jeunesse, une fois en 14, une autre en 40, sans parler de l’Indochine et de l’Algérie, sans compter les inflations, les banqueroutes, leurs petits commerces balayés un matin dans l’eau des caniveaux, sans parler non plus de leurs femmes mortes trop tôt, de leurs enfants oublieux… Si les veines de ces vieillards-là n’avaient pas droit à la consolation, ni leur cervelle à l’éblouissement… si ces vies d’ombres ne pouvaient s’achever dans l’apothéose, même illusoire, d’un feu d’artifice, c’est qu’alors, vraiment, il n’y avait pas de justice.

— Comment savez-vous que je pense tout cela ?

Édith laissa échapper la question et le flic leva sur elle un visage qui semblait ravagé par une malédiction.

— Ce n’est pas ce que vous pensez, mademoiselle, c’est ce que vous dites.

Cela aussi était vrai. Elle n’avait jamais pu vivre sans le secours de la théorie : un alibi.

— Et peut-on savoir ce que je pense vraiment ?

Il prit son temps pour répondre, comme un très vieil homme qui n’en a plus beaucoup.

— Comme tous les psychothéoriciens de votre génération : vous haïssez votre père et vous voyoutez pour démolir sa respectabilité.

Il hocha la tête avec amertume.

— Ce qui est amusant, en l’occurrence, c’est que votre père vous a roulée dans la farine, mademoiselle.

Et l’inspecteur Pastor lâcha ici une révélation qui figea le sang de la jeune fille. Elle eut, fulgurante, la vision de Ponthard-Delmaire explosant d’un rire énorme. Elle vacilla sous le choc. Elle dut s’asseoir. L’émotion d’Édith gagna l’inspecteur. Il secoua une tête désolée.

— Mon Dieu, dit-il, tout cela est d’une épouvantable simplicité.

Quand Édith fut un peu remise, l’inspecteur Pastor (mais de quoi souffrait-il donc pour avoir une tête pareille ?) lui énuméra toutes les mairies d’arrondissement où elle avait exercé ses talents d’infirmière-tentatrice. Il exhiba des photos indiscutables (comme elle avait l’air joyeux, son sachet de gélules à la main, dans cette mairie du XIe !). Puis, l’inspecteur Pastor énonça une dizaine de témoignages possibles, et commença à égrener les noms de ceux qui avaient entraîné Édith dans ce circuit. Tout cela avec un si parfait naturel qu’Édith dénonça les autres, d’elle-même, jusqu’au dernier.

L’inspecteur Pastor sortit alors de sa poche une déposition prête à l’avance, y ajouta de sa main les quelques noms manquants, et demanda poliment à la jeune fille de bien vouloir signer. Loin d’être effrayée, Édith éprouva un immense soulagement. Société contractuelle, nom d’un chien ! Rien n’existait en ce bas monde, sans la confirmation d’une signature ! Bien sûr, elle refusa de signer.

Oui. Elle avait tranquillement allumé une cigarette, et avait refusé de signer.

* * *

Mais Édith n’était pas dans la tête de l’inspecteur. Pastor avait suivi le trajet de l’allumette vers le bout de la cigarette anglaise, puis il avait cessé de penser à la jeune fille. Il était, comme on dit, « absent ». Présent ailleurs… Quelque part dans son passé. Debout devant le Conseiller qui, tête basse, disait : « Cette fois, ça y est, Jean-Baptiste, à force de fumer ses trois paquets par jour, Gabrielle a attrapé une cochonnerie définitive. Du côté du poumon. Une tache. Déjà des métastases un peu partout… » Vieille querelle, les cigarettes, entre Gabrielle et le Conseiller. « Plus tu fumes, disait-il, moins je bande. » Ça la ralentissait un peu. Un peu seulement. Et, debout devant Pastor, maintenant, le Conseiller marmonnait : « Alors voilà, mon petit, tu ne vois pas Gabrielle se décomposant à l’hôpital ? Tu ne me vois pas tourner en veuf gâteux ? N’est-ce pas ? » Le vieil homme demandait une autorisation à son fils. Un double suicide, voilà ce qu’il lui demandait. Surtout, qu’il ne dise pas non ! Un double suicide… dans un sens ça ne pouvait pas finir autrement. « Laisse-nous trois jours, et reviens. Tous les papiers seront en règle. Creuse-nous le même trou pour tous les deux, quelque chose de simple, ne dépense pas inutilement ton héritage. » Pastor avait donné son accord.

* * *

— Je ne signerai certainement pas ce papier, affirmait Édith.

L’inspecteur posa sur elle un regard de mort vivant.

— J’ai une méthode infaillible pour vous y contraindre, mademoiselle.

* * *

Maintenant, Édith entendait l’inspecteur Pastor descendre l’escalier. Un pas très lourd pour un corps plutôt frêle. Elle avait sorti tout ce qu’elle savait devant cette tête de mort qui ne lui laissait aucun espoir. Puis, elle avait signé. La « méthode » de l’inspecteur était efficace, oui. Elle avait signé. Il ne l’avait pas arrêtée. « Quarante-huit heures pour faire votre valise et disparaître ; je me passerai de votre témoignage. » Elle prit un sac et le remplit de ce qui lui semblait la résumer le plus exactement : l’ours en peluche de sa naissance, les tampons de son adolescence, une robe d’aujourd’hui et deux bonnes liasses de billets pour demain. La main sur la poignée de la porte, elle se ravisa, s’assit à sa coiffeuse, et, sur une grande feuille blanche, écrivit : « Ma mère à moi ne m’a jamais tricoté de pull. »

Sur quoi, au lieu de retourner vers la porte, elle ouvrit la fenêtre, et, toujours son sac à la main, elle se dressa bien droit sur le chambranle. L’inspecteur Pastor marchait au fond du gouffre, en compagnie d’une minuscule Vietnamienne. À Belleville, ces temps derniers, Édith s’en souvint tout à coup, elle avait un peu trop souvent croisé une très vieille et toute petite Vietnamienne. L’inspecteur Pastor allait tourner le coin de la rue. Édith eut brusquement la vision de l’énorme Ponthard-Delmaire secouant son incroyable brioche dans un rire homérique, quelque chose comme le rire d’un ogre. Un ogre qui eût été son père. La fille de l’ogre… Elle émit un dernier souhait : que le flic entendît nettement l’éclatement de son corps sur le trottoir. Et elle se jeta dans le vide.

* * *

— Thian, s’il te plaît, raconte-moi une histoire drôle.

Dès qu’ils eurent tourné le coin de la rue, la Vietnamienne raconta :

— C’est un mec, un alpiniste, il se casse la gueule.

— Drôle, l’histoire, Thian, s’il te plaît…

— Attends deux secondes, gamin. Donc, il se casse la gueule, cet alpiniste, il dévisse, il dévisse, sa corde pète, et il se rattrape du bout des doigts à une plate-forme de granit verglacé. Au-dessous de lui, deux mille mètres de vide. Le gars attend un moment, les pieds ballants dans le gouffre, et finalement, il demande, d’une toute petite voix : « Y a quelqu’un ? »… que dalle. Il répète, un peu plus haut : « Y a quelqu’un ? » Une voix profonde, s’élevant de nulle part, monte alors jusqu’à lui : « Oui, dit la voix, il y a Moi, Dieu ! » L’alpiniste attend, le cœur battant et les doigts gelés. Et Dieu reprend : « Si tu as confiance en Moi, lâche cette foutue plate-forme, Je t’envoie deux anges qui te rattraperont en plein vol… » Le petit alpiniste réfléchit un instant, puis, dans le silence redevenu sidéral, il demande : « Y a quelqu’un d’autre ? »

La décharge que Thian connaissait bien traversa le visage de Pastor. Quand la tête du jeune homme eut retrouvé un semblant de vie, Thian dit :

— Gamin ?

— Oui ?

— Il va falloir coffrer le Yougoslave Stojilkovicz.

27

Comme le lui avait recommandé Malaussène, la veuve Hô s’était trouvée à neuf heures précises au coin du boulevard de Belleville et de la rue de Pali-Kao. À la même seconde, un antique autobus à impériale, bourré de vieilles dames en état de gaieté, pilait devant elle. Elle y monta sans hésiter et fut accueillie par une ovation digne d’une héritière royale qu’on conduit au taureau. Entourée, embrassée, cajolée, elle avait été installée à la meilleure place — un énorme pouf recouvert de cachemire, posé sur une sorte d’estrade à la droite du chauffeur. Lequel chauffeur, Stojilkovicz, un vieillard à la chevelure de jais, s’écria d’une incroyable voix de basse :

— Aujourd’hui, les copines, en l’honneur de madame Hô, on s’offre le Paris des Asiates.

Vu de l’intérieur, le bus n’avait plus rien d’un bus. Les petits rideaux de cretonne qui en égayaient les fenêtres, les profonds canapés disposés à la place des sièges, le long des parois tapissées de velours, les guéridons et les tables de bridge rivés au sol à travers l’épaisseur des tapis, le poêle de faïence à l’autrichienne qui produisait une odorante chaleur de bois, les appliques modem style qui diffusaient une lumière cuivrée, le samovar ventru qui scintillait comme un appel au rêve, tout ce bric-à-brac de récupération qu’on sentait piqué sur les trottoirs, au hasard des virées, donnait au bus de Stojilkovicz une allure de lupanar transsibérien qui ne laissa pas d’inquiéter la veuve Hô.

— Je te jure, gamin, je me suis dit que si je ne faisais pas gaffe, j’allais me retrouver vieille pute dans un clandé d’Oulan-Bator, Mongolie Extérieure.

Mais, le visage de Pastor n’exprimait rien d’autre qu’une attention professionnelle. Une jeune fille tombait dans la tête de Pastor. Un trottoir sanglant bétonnait la tête de Pastor. Thian tendit un verre de bourbon et deux gélules roses. Pastor repoussa les gélules et trempa ses lèvres dans le liquide ambré.

— Continue.

En fait, Thian était monté dans ce bus, la rage au ventre, toujours aussi convaincu (« l’intuition, gamin, la part féminine de tout flic ») de la culpabilité de Malaussène dans l’assassinat des vieilles, et de la complicité du Yougoslave à la voix de bronze. Il ne se laissa pas émouvoir par l’atmosphère du bus. Certes, grâce à Stojilkovicz toutes ces vieilles semblaient heureuses comme beaucoup de jeunes filles ne le sont plus, certes, aucune de ces femmes ne semblait avoir jamais souffert de solitude, de pauvreté, ni même du moindre rhumatisme, certes, tout le monde, ici, semblait s’aimer intimement, certes, le vieux Stojilkovicz savait prévenir le moindre de leur désir comme aucun mari au monde… certes…

— Mais si c’est pour finir comme une vieille oie sous le rasoir, gamin…

Vigilante, donc, la veuve Hô. Vigilante quand ils sillonnèrent le Chinatown derrière la place d’Italie, vigilante quand on lui tendit la mangue juteuse et le mangoustan rarissime (fruits qu’elle n’avait jamais goûtés et dont elle ne connaissait évidemment pas le nom — mais la veuve Hô poussait des petits cris de joie en se réfugiant derrière son incompréhensible sabir) vigilante, donc, hostile et vigilante, jusqu’à ce que Stojilkovicz, sans le savoir, lui porte un coup terrible, un seul coup, mais qui abattit tous ses remparts.

— Ça, c’est le Chinatown moderne, les filles, décréta-t-il, dans les senteurs de coriandre, entre les devantures idéogrammatiques de l’Avenue de Choisy, mais il en existe un autre, beaucoup plus ancien, et je vais vous montrer ça tout de suite, moi qui suis l’archéologue de vos jeunes âmes !

À ce stade de son récit, Thian hésita, rafla comme un joueur de dés les deux gélules négligées par Pastor, les fit glisser avec une longue gorgée de bourbon, essuya ses lèvres du dos de sa main et dit :

— Maintenant, écoute bien ça, gamin. Fini, le shopping extrême-oriental, on remonte toutes dans le bus, et voilà le Stojilkovicz qui nous descend, par la rue de Tolbiac, vers le pont du même nom qui, comme tu le sais peut-être, ouvre sur la halle aux vins, enfin, la nouvelle, celle d’après 48.

Pastor fronça un de ses deux sourcils :

— C’était le quartier de ton enfance, ça, non ?

— Justement gamin. Le Yougo braque à gauche, quai de Bercy, puis à droite, saute la Seine, et stoppe son mastodonte à rombières juste devant le New Vélodrome Made in Chirac.

— Vous voyez, cette gigantesque taupinière, les filles ? qu’il se met à gueuler. Cette poussée souterraine de l’imagination architecturale contemporaine, vous la voyez ? « OUIIII », fait le chœur des vierges. « Et vous savez à quoi ça sert ? » « NOOON ! » « Eh bien ça sert à faire tourner de jeunes maniaques en rond sur des vélocipèdes hypermodernes mais qui n’en restent pas moins des machines antédiluviennes : à pédales ! »

— Il parle vraiment comme ça, ce Stojilkovicz ? demanda Pastor.

— Encore mieux, gamin, avec un somptueux accent serbo-croate, et je ne suis pas du tout sûr qu’elles comprennent la moitié de ce qu’il leur sort ; mais ne m’interromps pas, écoute la suite.

— C’est un crime, cela, mesdames ! hurle Stojilkovicz. Parce que vous savez ce qu’il y avait, là, avant cette boursouflure ?

— NOOOON !

— Il y avait un petit entrepôt de pinard, oh ! trois fois rien, un modeste Gamay, qui titrait ce qu’il pouvait, mais qui était tenu par le couple le plus extraordinairement généreux que j’aie jamais connu !

* * *

Le cœur de la veuve Hô avait cessé de battre, et le cœur de l’inspecteur Van Thian s’était pétrifié dans le cœur de la veuve Hô. Il entendait là l’histoire de ses propres parents.

— Elle, la femme, s’appelait Louise, continuait Stojilkovicz, et tout le monde l’appelait Louise la Tonkinoise. Elle avait profité d’un bref séjour d’institutrice au Tonkin pour comprendre qu’il ne fallait pas jouer plus longtemps la farce coloniale. Elle était rentrée, portant dans son giron un Tonkinois minuscule, son mari, et tous les deux ensemble, ils avaient repris le petit entrepôt du père de Louise. Pinardière, elle était née, pinardière elle vivrait, ce devait être sa merveilleuse destinée ! Et la plus charitable des pinardières ! Providence des étudiants fauchés et autres paumés de l’Histoire que nous étions, nous autres, Yougoslaves. : « Chez Louise et Thian », les filles, c’était notre refuge quand nous n’avions plus un rond, notre paradis quand nous pensions avoir perdu nos âmes, notre village natal quand nous nous sentions apatrides. Et, quand l’après-guerre faisait trop de ravages dans nos têtes, quand nous ne savions vraiment plus si nous étions les paisibles étudiants d’aujourd’hui ou les héroïques tueurs d’hier, alors le vieux Thian, mari de Louise, Thian de Monkaï (c’était le nom de son patelin) nous prenait par la main et nous conduisait vers les mirages de son arrière-boutique. Il nous allongeait sur des nattes, avec précaution, comme les enfants malades que nous étions, nous tendait de longues pipes et roulait entre ses doigts les petites noisettes d’opium dont le grésillement nous apporterait bientôt ce que même le Gamay ne pouvait plus pour nous.

* * *

— Et tout à coup, je les ai revus, gamin, cette petite bande de yougos qui fréquentaient chez mes parents après-guerre. Et il en faisait partie, lui, le Stojilkovicz, oui, je l’ai reconnu comme si c’était hier, à quarante ans de distance ! Cette voix de pope… la fantaisie dans tout ce qu’il disait… en fait, il n’a pas changé d’un poil… Stojilkovicz, Stamback, Milojevitch… C’étaient leurs noms. Ma mère les abreuvait et les nourrissait gratis, c’est vrai. Ils étaient fauchés, bien sûr. Et parfois, mon père les endormait à l’opium… Ça ne me plaisait pas trop, je me rappelle.

— Ils se sont battus contre les nazis, disait ma mère, ils ont vaincu les armées Vlassov, et maintenant il va leur falloir surveiller les Russes, tu ne crois pas que ça mérite une petite pipe d’opium de temps en temps ?

Il faut te dire que j’étais déjà flic, à l’époque, toute jeune pèlerine à bicyclette, et que cette arrière-boutique m’inquiétait plutôt. Elle commençait à être connue, et fréquentée par du beau linge. Moi, pour n’effrayer personne, j’enlevais mon uniforme avant de rentrer à la maison. Je le fourrais en boule dans mes sacoches, et je me pointais en bleu de travail, ma bécane à la main, comme si je sortais des usines Lumière.

Thian eut un petit rire de nostalgie.

— Et aujourd’hui je me déguise en Chinoise. Tu vois, gamin, depuis le début, j’ai la vocation de flic clandestin… Mais je voulais te dire autre chose…

Thian se passa la main dans sa brosse clairsemée. Chaque poil se redressait aussitôt comme un ressort.

— La mémoire, gamin… une chose en appelle une autre… c’est l’imagination à l’envers… aussi dingue.

Pastor écoutait, tout à fait là, maintenant.

— Un jour, dit Thian, ou plutôt un soir, un soir de printemps, sous la glycine, devant l’entrepôt — oui, on avait une glycine, mauve — les jeunes héros serbo-croates de maman étaient assis à une table, passablement bourrés, et l’un d’eux s’est écrié (je ne me rappelle plus si c’était Stojilkovicz ou un autre) :

— Nous sommes pauvres, nous sommes seuls, nous sommes nus, nous n’avons pas encore de femmes, mais nous venons d’écrire une sacrée page d’histoire !

Alors passe un grand mec, très droit, habillé de blanc, qui s’arrête à leur table et qui lâche cette phrase :

— Écrire l’Histoire, c’est foutre la pagaille dans la Géographie.

C’était un client de mon père. Il venait fumer tous les jours à la même heure. Mon père, il l’appelait affectueusement son « droguiste ». Il disait : « Ce vieux monde rhumatisant aura de plus en plus besoin de vos drogues, Thian… » Tu sais qui c’était ce type, gamin ?

Pastor fit non de la tête :

— Corrençon. Le gouverneur colonial Corrençon. Le père de ta petite Corrençon qui joue les belles au bois dormant à l’Hôpital Saint-Louis. C’était lui. Je l’avais complètement oublié. Mais je le revois maintenant, si droit sur sa chaise, écoutant ma mère lui prédire la fin de l’Indochine française, puis celle de l’Algérie, et je l’entends répondre :

— Vous avez mille fois raison, Louise : la géographie va retrouver ses droits.

* * *

La bouteille de bourbon était vide, maintenant, devant l’inspecteur Van Thian. Il hochait la tête, de droite à gauche, sans fin, comme en face d’une idée impossible.

— Je suis monté dans ce bus, gamin, pour traquer ce Yougoslave Stojilkovicz, persuadé de tenir mon égorgeur de vieilles, ou tout au moins son complice, et voilà qu’il me ressuscite ma mère dans toute sa splendeur, et mon père, dans toute sa sagesse…

Après un long silence, il ajouta :

— Et pourtant, en bons flics que nous sommes, il va nous falloir l’envoyer en cabane.

— Pourquoi ? demanda Pastor.

* * *

— Et maintenant, les filles, qu’allons-nous faire, maintenant ? Ce n’était pas une question que posait là le vieux Stojilkovicz, mais un cri qu’il poussait, une exclamation rituelle, façon Lucien Jeunesse. Et, d’une seule voix, toutes les vieilles dames répondirent :

— RESISTANCE ACTIVE À L’ETERNITE !

Stojilkovicz venait de garer l’autobus aux abords de Montrouge, près de la petite ceinture, à côté d’une gare abandonnée. C’était un de ces lieux perdus des confins de Paris, où ce qui est mort là n’est pas encore anéanti par ce qui va y naître. La gare avait depuis longtemps perdu ses portes et ses volets, les ronces poussaient entre ses rails, son toit s’était effondré sur son dallage ébréché, les graffiti de toutes sortes racontaient la vie sur ses murs, mais elle n’avait pourtant pas perdu cet air d’optimisme des gares qui ne peuvent croire à la mort du train. Les vieilles poussaient des cris de joie, comme des enfants retrouvant le jardin public de leurs dimanches. Elles sautillaient d’aise et les gravats crissaient sous leurs semelles de crêpe. L’une d’elle resta faire le guet à la porte pendant que Stojilkovicz soulevait une trappe dissimulée par l’estrade vermoulue qui, dans une pièce exiguë aux fenêtres trop hautes, devait surélever le bureau du chef de gare pour lui donner vue sur les quais. La veuve Hô, suivant timidement le mouvement, s’engouffra à la suite des autres vieilles dans la fosse cachée par la trappe. C’était un puits circulaire où l’on avait maçonné des échelons de fer. La vieille dame qui précédait la veuve Hô (elle portait un grand cabas, et un appareil auditif était lové dans la saignée de son oreille droite) la rassura en lui disant qu’elle la préviendrait de leur arrivée au dernier échelon. La veuve Hô crut qu’elle descendait en elle-même. Il y faisait noir. La veuve Hô se dit que son au-delà était humide.

— Attention, dit la vieille dame au grand cabas, vous y êtes.

La veuve Hô eut beau poser son pied sur le sol avec la plus extrême précaution, elle ne put empêcher les cheveux de l’inspecteur Van Thian de se dresser tout droit sous sa perruque. « Dieu de Dieu, dans quoi est-ce que je viens de m’enfoncer ! » C’était à la fois souple et dur, rigide et poudreux, ferme et totalement inconsistant, ce n’était ni solide, ni liquide, ni boueux, c’était sec et mou, cela pénétra dans les socques de la veuve Hô, c’était froid, et sans que l’on sût pourquoi, c’était absolument terrifiant, porteur de la plus ancienne terreur qui soit.

— Ce n’est rien, dit alors la dame au cabas, c’est la déverse du cimetière de Montrouge, les plus vieux ossements de la fosse commune.

« C’est pas le moment de dégueuler », s’ordonnèrent mutuellement l’inspecteur Van Thian et la veuve Hô. Et ce qui venait de bondir dans leur gorge dut être ravalé.

— Vous avez refermé la trappe, là-haut ? demanda la voix de Stojilkovicz.

— Trappe refermée ! confirma une toute jeune voix de vieille dame, comme tombée de l’échelle d’un sous-marin.

— Bien, vous pouvez allumer vos lampes.

Et la veuve Hô fut « éclairée », comme on dit. On l’avait plongée dans les catacombes. Pas les catacombes artistico-ménagères de Denfert-Rochereau avec leurs jolis crânes tirés au cordeau et leurs tibias soigneusement calibrés, non, de vraies catacombes sauvagement bordéliques, où la petite troupe dut patauger pendant plusieurs centaines de mètres dans une bouillasse sèche d’ossements broyés d’où émergeait de temps à autre un coin de fémur qui se donnait encore des airs d’humanité. « Tout ça est parfaitement dégueulasse ! » L’inspecteur Van Thian sentait remonter en lui sa colère contre Stojilkovicz. « Fergme ta glande gueul’ ! » lui intima la veuve Hô, « et ouve tes mir’hettes. » Il la ferma et les ouvrit d’autant plus que Stojilkovicz venait de prévenir :

— Attention, les filles, on est arrivés. Éteignez vos lampes.

Elles venaient toutes de déboucher dans une vaste salle dont la veuve Hô n’eut pas le temps de voir grand-chose, sinon qu’elle semblait entièrement capitonnée de sacs de sable. Une seconde d’obscurité, puis :

— Lumière ! cria Stojilkovicz.

Une lumière aveuglante tomba brusquement des plafonds, blanche comme une douche glacée. Toutes les vieilles dames s’étaient alignées en une seule rangée de part et d’autre de la veuve Hô. À peine l’eut-elle remarqué qu’elle vit autre chose. Cela jaillit devant elle, à une dizaine de mètres, bondissant du sol comme un diable à ressort, mais elle ne put identifier la chose, car une détonation retentit et la « chose » explosa aussitôt. La veuve Hô sursauta. Puis, ses yeux se portèrent sur sa voisine, la dame au cabas et à l’appareil acoustique. Buste arrondi sur ses genoux demi-pliés, les deux bras tendus en avant, elle crispait ses mains sur un pistolet P.38 qui fumait avec nonchalance.

— Bravo, Henriette, s’exclama Stojilkovicz, tu seras décidément toujours la plus rapide !

La plupart des autres dames avaient aussi une arme à la main, mais elles n’avaient pas eu le temps de viser la cible-surprise.

* * *

— Comme je te le dis, gamin, Stojilkovicz a armé ces vieilles pour qu’elles puissent se défendre contre l’égorgeur, et, tous les dimanches après-midi, il les entraine : tir d’instinct, tir à la cible, tir couché, tir plongeant, ça flingue à tout va là-dedans, sans économiser les cartouches, et ça dégaine comme l’éclair, crois-moi, nos petits jeunots de la criminelle pourraient bien en prendre de la graine.

— Ça n’a pas empêché deux d’entre elles de se faire égorger quand même, fit observer Pastor.

— C’est ce que ne cesse de leur répéter Stojilkovicz. Et elles ont décidé de multiplier les séances d’entraînement.

— Alors c’est ça qu’elles appellent « la Résistance Active à l’Éternité ? » demanda Pastor qui venait enfin de retrouver son sourire.

— C’est ça, gamin, qu’est-ce que t’en penses ?

— Comme toi ; qu’il va falloir arrêter ce petit jeu avant qu’elles ne flinguent tout ce qui bouge.

Thian hocha tristement la tête.

— On fera ça mardi, si tu veux bien me donner un coup de main. Elles se réunissent tous les mardis chez la sourdingue pour nettoyer leurs armes, les échanger, fabriquer leurs cartouches, une sorte d’ouvroir, si tu veux, ou de réunion Tupperware…

Il y eut un silence. Puis :

— Dis donc, gamin, j’ai pensé à un truc.

— Oui ?

— Le Vanini, il se serait pas mangé une dragée de vieille dame, des fois ?

— Probable, dit Pastor. C’est en tout cas ce qu’affirme Hadouch Ben Tayeb.

Thian secoua de nouveau la tête très longuement, puis, avec un sourire dans le vide :

— Elles sont mignonnes, tu sais…

28

Elles n’opposèrent pas la moindre résistance aux trois inspecteurs. C’en était même une pitié. Pastor, Thian et Caregga avaient moins la sensation de désarmer une bande que celle de voler leurs jouets à des orphelines. Elles restaient là, assises autour de la grande table où elles avaient soigneusement disposé leurs petites balances, leurs douilles, leur poudre et leur plomb. (Elles s’apprêtaient à faire leur provision de cartouches pour la semaine.) Elles gardaient la tête basse. Elles restaient silencieuses. Non pas coupables, non pas terrifiées ou seulement inquiètes, mais redevenues vieilles soudain, rendues à leur solitude et à leur indifférence. Caregga et Pastor remplissaient un grand sac avec les armes saisies, Thian se chargeait des munitions. Tout cela se déroulait dans le silence le plus complet sous l’œil d’un Stojilkovicz dont on eût dit qu’il supervisait les opérations, tant son regard demeurait impassible.

En passant devant lui, Thian eut peur que le Yougoslave ne lui dit : « Alors, la Vietnamienne, c’était vous ? Félicitations. » Mais Stojil ne dit rien. Il ne le reconnut pas. Thian en éprouva comme un surcroît de honte. « Arrête de te torturer, bon Dieu, tu es complètement cinglé, tu ne pouvais tout de même pas laisser ces femmes flinguer tout ce qui tourne autour de vingt ans ! La mort de Vanini ne te suffit pas ? » Thian avait beau se raisonner, la honte restait accrochée là. « Et depuis quand tu chiales sur cette petite frappe de Vanini ? » Cette pensée non plus n’était pas faite pour lui remonter le moral. Auraient-elles flingué une brochette de Vanini qu’il aurait plutôt eu tendance à les décorer, ces vieilles sentinelles maintenant désarmées. « Sans compter qu’elles vont retrouver leur peur, maintenant, attendre comme des oies prises au piège qu’on vienne leur trancher la gorge. » Thian se retrouvait une fois de plus confronté à son propre échec. Si ce dingue courait toujours, c’était tout de même bien de sa faute à lui ! Il les désarmait, sans être seulement capable de les protéger. Il n’avait même plus de suspect, car depuis qu’il avait fait la connaissance de Stojilkovicz, la thèse Malaussène avait singulièrement perdu de sa réalité. Un type comme Stojilkovicz ne pouvait vraiment pas être l’ami d’un égorgeur.

* * *

Les trois flics avaient achevé leur tour de table. Ils se tenaient sur le pas de la porte, embarrassés, comme des invités qui n’arrivent pas à prendre congé. Finalement, Pastor se racla la gorge et dit :

— Vous ne serez pas arrêtées, mesdames, ni même inquiétées, je vous en donne ma parole.

Il hésita :

— Mais nous ne pouvions pas vous laisser ces armes.

Et, cette phrase, dont il regretta aussitôt l’absurde puérilité :

— C’était dangereux…

Puis, s’adressant à Stojilkovicz :

— Monsieur, si vous voulez bien nous suivre.

Toutes les armes saisies dataient d’avant-guerre. Il y avait là une majorité de pistolets de toutes origines : des Tokarev soviétiques aux Walther allemands, en passant par des Glisenti italiens, des S.I.G. Sauer parabellum suisses et des Browning belges, mais il y avait aussi des armes automatiques, pistolets mitrailleurs M3 américains, bonnes vieilles Sten anglaises, et même une carabine Winchester à la Joss Randal dont on avait scié la crosse et le canon. Stojilkovicz ne fit aucune difficulté pour reconnaître qu’il s’agissait là d’un armement récupéré par lui dans les derniers mois de la guerre et destiné à son maquis de Croatie. Mais, à la fin des opérations, il avait décidé d’enfouir ces armes le plus profondément possible.

— Inutile qu’elles servent à de nouveaux massacres, qu’elles arment les partisans de Tito, de Staline ou de Michaïlovicz. Moi, j’en avais fini avec la guerre. Enfin, je pensais en avoir fini. Mais quand on s’est mis à égorger ces dames…

Il expliqua alors que la conscience de l’homme était une chose étrange, comme un feu que l’on croit éteint et qui se réveille. Après sa guerre à lui, pour rien au monde il n’aurait ressorti ces armes. Pourtant, le temps passant, il avait assisté par télévision interposée à bien des injustices qui auraient mérité d’être combattues avec l’aide de son arsenal… Mais non, ces armes étaient enfouies, définitivement. Et puis voilà que ces assassinats de vieilles femmes (« sans doute parce que je vieillis moi-même ») l’avaient soudain plongé dans d’épouvantables cauchemars où il voyait des armées innombrables de jeunes gens nerveux monter à l’assaut de ces immeubles (il fit un geste vague qui balayait Belleville). C’était comme des loups lancés sur une bergerie : « Dans mon pays, on connaît bien les loups », de jeunes loups qui aimaient la mort ingénument, celle qu’ils donnaient et celle qu’ils s’injectaient dans les veines. Il connaissait, lui, cette passion de la mort ; elle avait animé sa propre jeunesse. « Savez-vous combien nous en avons égorgé, des prisonniers Vlassov ? Je dis bien égorgés, tués à l’arme blanche, parce que nous manquions de munitions, ou sous prétexte qu’ayant violé nos sœurs et tué nos mères ils ne méritaient pas une balle ? Combien, selon vous ? Au couteau… dites un nombre. Et, si vous ne pouvez pas imaginer le nombre total, combien en ai-je tué moi-même ? Et, parmi eux, des hommes vieux, que l’Histoire avait jetés là, combien en ai-je égorgé moi-même ? Moi, jeune séminariste défroqué ? Combien ? »

Comme il n’obtenait pas de réponse, il dit enfin :

— C’est pourquoi j’ai décidé d’armer ces vieilles femmes, contre le jeune loup que j’étais.

Il fronça les sourcils et ajouta :

— Enfin, je suppose…

Puis, soudain, avec véhémence :

— Mais elles n’auraient fait de mal à personne, elles ! Il ne pouvait pas arriver d’accident, elles étaient bien entraînées, elles tiraient vite mais ne devaient tirer qu’à la vue du rasoir…

L’ombre verte et blonde de Vanini passa silencieusement sous les yeux des trois flics qui l’ignorèrent.

— Voilà, dit enfin Stojilkovicz, c’était mon dernier combat.

Il eut un demi-sourire :

— Les meilleures causes ont une fin.

Pastor dit :

— Nous allons devoir vous arrêter, monsieur Stojilkovicz.

— Évidemment.

— Vous ne serez inculpé que de détention d’armes.

— Ce qui va chercher dans les combien ?

— Quelques mois seulement, dans votre cas, répondit Pastor.

Stojilkovicz réfléchit un instant, puis, le plus naturellement du monde :

— Quelques mois de prison seront insuffisants ; j’aurais besoin, au moins, d’une année complète.

Les trois flics se regardèrent.

— Pourquoi ? demanda Pastor.

Stojilkovicz réfléchit encore, évaluant consciencieusement le temps qui lui était nécessaire, et dit enfin, de sa tranquille voix de basson :

— J’ai entrepris une traduction de Virgile en serbo-croate ; c’est très long, et assez complexe.

* * *

Caregga emmena Stojilkovicz dans sa voiture, pendant que Thian et Pastor battaient le pied, indécis, sur le trottoir. Visage et poings noués, Thian gardait le silence.

— Tu es fou de rage, dit enfin Pastor. Tu veux que je te trouve une bonne pharmacie ?

Thian refusa d’un geste.

— Ça ira, gamin. Marchons un peu, tu veux ?

Le froid avait repris possession de la ville. Le dernier froid de l’hiver, le coup de grâce. Pastor dit :

— C’est étrange, Belleville ne croit pas au froid.

Il y avait quelque chose de vrai, là-dedans ; même par moins quinze, Belleville ne perdait pas ses couleurs, Belleville jouait toujours à la Méditerranée.

— J’ai quelque chose à te montrer, dit Thian.

Il ouvrit son poing sous le nez de Pastor. Dans le creux de sa main, Pastor vit une balle de 9 mm dont on avait fendu le plomb en croix.

— J’ai pris ça à la sourdingue, propriétaire de l’appartement ; elle en remplissait le chargeur d’un P.38.

— Et alors ?

— Dans toutes les munitions fauchées, il n’y a que ça qui ait pu faire éclater la tête de Vanini comme un melon. Le plomb fendu pénètre, puis se sépare à l’intérieur ; résultat : Vanini.

Pastor empocha distraitement la cartouche. Ils avaient débouché sur le boulevard de Belleville. Ils se tenaient sagement debout devant un feu, attendant qu’il passe au rouge pour traverser.

— Regarde-moi ces deux cons, fit Thian avec un mouvement sec de son menton.

Sur le trottoir d’en face, deux jeunes gens à la coupe nette, l’un en manteau de cuir, l’autre en loden vert, vérifiaient l’identité d’un troisième, beaucoup moins net. La scène se déroulait à la porte d’un P.M.U. où de vieux Arabes tapaient le domino dans le rythme des flippers maniés par les jeunes.

— Les îlotiers de Cercaire, dit Pastor.

— Des cons, répéta Thian.

C’est parce qu’il était fou de rage contre lui-même, parce que ni le conducteur de la voiture ni le mitrailleur ne pouvaient prévoir une telle rapidité chez un si vieil homme, que Thian, cet après-midi-là, sauva sa vie et celle de Pastor.

— Attention ! hurla-t-il.

Et, dans le même temps qu’il dégainait, il envoya rouler Pastor derrière un amoncellement de poubelles. La première balle fracassa le feu rouge devant lequel, une seconde plus tôt, Pastor se tenait debout. La seconde vola directement de l’arme de Thian à la tempe droite du chauffeur où elle perça un petit trou rond d’une extrême propreté. La tête du chauffeur fut d’abord projetée sur sa gauche, elle rebondit contre la vitre pour s’abattre sur le volant, tandis qu’un pied mort écrasait l’accélérateur. Le bond de la BMW dévia la troisième balle, qui frappa Thian à l’épaule droite. Le choc fit tournoyer Thian et son MAC 50 passa, comme de lui-même, de sa main droite à sa main gauche. Le capot de la BMW explosa contre une colonne Maurice et la porte arrière droite éjecta une forme que Thian truffa en plein vol de trois balles 9 mm parabellum. Le corps du type retomba sur le trottoir avec un curieux bruit d’éponge. Thian resta une seconde encore, bras tendu, puis rabaissa lentement son arme et se retourna vers Pastor qui se relevait, vaguement frustré de n’avoir rien vu.

— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? demanda Thian.

— Ce cirque, dit Pastor, c’était pour moi.

L’arme au poing, les deux îlotiers de Cercaire traversaient le boulevard en gueulant :

— Bougez pas, vous deux, bougez pas où on vous flingue !

Mais Thian avait déjà sorti sa carte qu’il leur montrait négligemment :

— C’est à cette heure-là qu’on arrive ?

Puis, à Pastor :

— Ta proposition de pharmacie, elle tient toujours ?

— Fais voir ?

Pastor dégagea prudemment l’épaule de Thian. L’épaulette de la veste avait été déchiquetée par la balle, le deltoïde traversé, mais ni la clavicule ni l’omoplate n’avaient été touchées. Pastor lui-même s’était coupé la main à un tesson de bouteille.

— J’ai pourtant pas beaucoup de bidoche, fit observer Thian. Qu’est-ce qu’ils te voulaient, ces deux artistes ?

29

Moi, Benjamin Malaussène, je voudrais qu’on m’apprenne à dégueuler de l’humain, quelque chose d’aussi sûr que deux doigts au fond de la gorge, qu’on m’apprenne le mépris, ou la bonne grosse haine bestiale, celle qui massacre les yeux fermés, je voudrais que quelqu’un se pointe un jour, me désigne quelqu’un d’autre et me dise : celui-là est le salaud intégral, chie-lui sur la tête, Benjamin, fais-lui bouffer ta merde, tue-le et massacre ses semblables. Et je voudrais pouvoir le faire, sans blague. Je voudrais être de ceux qui réclament le rétablissement de la peine de mort, et que l’exécution soit publique, et que le condamné soit guillotiné par les pieds d’abord, puis qu’on le soigne, qu’on le cicatrise, et qu’on remette ça une fois guéri, nouveau guillotinage, toujours par l’autre bout, les tibias, cette fois, et de nouveau soigné, et de nouveau cicatrisé, et clac ! les genoux, au niveau de la rotule, là où ça fait le plus mal ; je voudrais appartenir à la vraie famille, innombrable et bien soudée, de tous ceux qui souhaitent le châtiment. J’emmènerais les enfants au spectacle, je pourrais dire à Jérémy : « Tu vois ce qui t’attend, si tu continues à foutre le feu à l’Éducation nationale ? » Au Petit, je dirais : « Regarde, regarde, celui-là aussi transformait des mecs en fleurs ! » et, dès que la petite Verdun l’ouvrirait, je la brandirais, à bout de bras, au-dessus de la foule, pour qu’elle voie bien le couperet sanglant : dissuasion ! Je voudrais appartenir à la grande, belle Âme Humaine, celle qui croit dur comme fer à l’exemplarité de la peine, celle qui sait où sont les bons, où sont les méchants, je voudrais être l’heureux proprio d’une conviction intime, putain que j’aimerais ça ! Bon Dieu, comme ça simplifierait ma vie !

Toutes pensées qui animent ma tête dans le métropolitain, alors que je reviens des Éditions du Talion, où, comme le con que je suis, j’ai essayé d’attendrir la Reine Zabo sur mon sort, en la suppliant, au nom de ma petite famille, de ne pas me virer si j’échoue, demain, auprès de Ponthard-Delmaire.

— Arrêtez de pleurnicher, Malaussène, ce n’est pas à moi que vous devez faire votre numéro de bouc émissaire, c’est à Ponthard-Delmaire.

— Mais pourquoi faut-il que je sois viré si je n’obtiens pas ce délai de publication, bordel ?

— Ne soyez pas grossier. Parce que vous aurez échoué, tout simplement, et qu’une maison d’édition digne de ce nom ne peut pas se permettre de garder des tocards dans son équipe.

— Mais, vous, Majesté, vous l’Inoxydable, vous avez échoué, non ? En laissant cramer les épreuves du livre dans cette bagnole !

— C’est le chauffeur de la voiture qui a échoué, Malaussène, et il en est mort, grillé dans son enfer personnel.

J’ai regardé la Reine Zabo, ce corps invraisemblable, cette gigantesque carcasse toute maigre, au sommet de laquelle on a planté une pastèque obèse, ses longs bras aux mains de bébé, potelées comme des moufles, j’ai écouté sa voix enjouée de gamine monstrueuse, toujours à l’affût des manifestations de sa propre intelligence, et je me suis demandé pour la énième fois pourquoi je ne la haïssais pas.

— Écoutez, Malaussène, mettons-nous bien d’accord. Vous comme moi, nous nous contrefoutons de l’architecture Ponthard-Delmaire. Mais, d’un côté, il ne faut pas laisser perdre cette avalanche de subventions (d’autres en profiteraient !) et, d’un autre côté…

Sa crécelle s’enraye une seconde et elle me jette un regard hautement persuasif.

— D’un autre côté, vous êtes fait pour ce genre de combat ; la victoire en chialant, tel est votre génie ! Il serait criminel de ma part de vous épargner cette bataille. Ce serait vous ôter toute raison d’être, mon pauvre vieux.

(Et voilà, c’est pour mon bien qu’elle m’envoie au casse-pipe.)

— Vous êtes bouc émissaire, nom d’un chien, flanquez-vous ça dans le crâne une fois pour toutes, vous êtes bouc émissaire jusqu’à la moelle de vos os, et vous y avez le génie que j’ai pour l’édition ! Vous serez, aux yeux de tous, coupable de tout, toujours, et vous vous en tirerez pourtant en arrachant des larmes aux pires fripouilles, toujours ! Pourvu que vous ne doutiez jamais de votre rôle. Doutez-en une seule fois, et vous serez lapidé !

Alors là, j’ai explosé, quand même :

— Mais qu’est-ce que ça veut dire, ces conneries, nom de Dieu, vous êtes bouc émissaire ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire que vous attirez sur vous tous les emmerdements du monde, comme l’aimant, ça veut dire que dans cette ville, des tas de personnes que vous ne connaissez même pas doivent en ce moment vous tenir pour responsable de tas de choses que vous n’avez pas faites, et, d’une certaine façon vous en êtes bel et bien le responsable, pour la seule raison que ces personnes ont besoin d’un responsable !

— Pardon ?

— Il n’y a pas de « pardon ? » Ne faites pas l’imbécile, vous comprenez parfaitement ce que je veux dire, sans quoi vous ne seriez pas ici, aux Éditions du Talion, à faire ce boulot pourri de bouc, après vous être fait virer du Magasin où vous faisiez le même travail !

— Justement, je m’en suis fait virer volontairement, du Magasin ! J’en avais plein le cul de me faire engueuler à la place de tous ces cons !

— Alors pourquoi avoir accepté de faire la même chose ici ?

— J’ai une famille à nourrir ! Je ne passe pas ma vie à m’allonger sur des canapés pour savoir comment fonctionnent mes rouages, moi !

— Famille, mon œil ! Il y a trente-six façons de nourrir une famille ; à commencer par ne pas la nourrir du tout. Rousseau a très bien su faire ça. Et il était au moins aussi cinglé que vous !

Engagée sur de pareilles bases, cette conversation aurait pu durer indéfiniment. La Reine Zabo sut lui donner un point final tout ce qu’il y a de professionnel.

— Vous irez donc demain mercredi chez Ponthard-Delmaire, vous obtiendrez ce délai de publication pour son livre d’architecture, sinon, vous serez viré. J’ai d’ailleurs annoncé votre visite : seize heures précises.

Puis, câline, tout à coup, passant sa main de bébé sur ma joue mal rasée.

— D’ailleurs vous réussirez ; vous nous avez tirés de situations autrement délicates.

* * *

J’arrive donc à la maison avec des rêves de guillotine dans la tête, et c’est Clara qui m’ouvre. Au premier coup d’œil à ma petite sœur préférée, je sens qu’il y a du drame dans l’air. Avant même qu’elle ait ouvert la bouche, je prends le ton le plus rassurant possible pour demander :

— Oui, ma chérie ? Il y a quelque chose qui cloche ?

— Oncle Stojil vient de téléphoner.

— Et alors ?

— Il est à la police, Ben, on va le mettre en prison.

— Pourquoi ?

— Il dit que ce n’est pas grave, il dit que la police a découvert un stock d’armes qu’il tenait cachées près de chez lui, dans les catacombes de Montrouge, depuis la fin de la guerre.

(Quoi ?)

— Il dit qu’il ne faut surtout pas nous inquiéter, qu’il nous fera signe dès qu’il sera bien installé dans sa cellule.

« Bien installé dans sa cellule »… c’est tout Stojil, ça ! Le moine se réveille en lui à la perspective de la taule ! Tel que je le connais, il doit être ravi, en plus. (Voilà la société : on entaule Hadouch et Stojil, on laisse la Reine Zabo en liberté !)

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’arsenal planqué dans les catacombes ?

Clara n’a pas le temps de répondre que Jérémy me tire par la manche.

— C’est pas tout, Ben, il y a autre chose.

Il a un air que je n’aime pas et que je connais bien. Une certaine satisfaction de soi qui ne présage rien de bon.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Une surprise, Ben.

Avec cette famille, je me méfie au plus haut point de tout ce qui peut ressembler à une surprise. Je jette donc un coup d’œil panoramique. Les grands-pères et les mômes arborent tous la même bouille indifférente, genre happy birthday secret. Et tout à coup je crois piger ce qui cloche : un calme inusité règne dans la maison, un silence de catastrophe accomplie. Je demande :

— Où est Verdun ?

— T’inquiète pas, elle dort, fait Rognon.

Comme son ton ne me dit rien qui vaille, j’insiste :

— Vous ne lui avez pas filé de la gnôle, au moins ?

— Non, dit Jérémy, la surprise, c’est autre chose.

Je regarde Julius. Gueule de travers et langue pendante : impénétrable.

— En tout cas, vous n’avez pas lavé Julius. Ça, ça aurait été une chouette surprise !

(C’est quand même pas vrai qu’on va embastiller mon Stojil ?)

— Ma surprise à moi est bien meilleure, reprend Jérémy qui commence à faire la gueule. (Il ajoute, mauvais :) Mais si t’en veux pas, je la ramène où je l’ai trouvée.

OK, je baisse les bras.

— Allez, Jérémy, c’est quoi, ta surprise ? J’aimerais savoir ce qui va encore me tomber sur la gueule.

Le visage de Jérémy s’épanouit :

— C’est là-haut, Ben, c’est dans ta chambre, c’est tout beau, c’est tout chaud, je serais toi, j’irais voir en vitesse.

* * *

C’est Julia ! C’est Julie ! C’est ma Corrençon ! C’est dans mon lit ! Ça a une jambe dans le plâtre, un goutte-à-goutte dans les veines, des traces d’ecchymoses sur la figure, mais c’est Julia ! Vivante ! Ma Julia à moi, nom de nom ! Elle dort. Elle sourit. Louna est debout à sa droite et Jérémy debout devant le plumard, qui la montre, avec un geste théâtral, en annonçant :

— C’est tante Julia.

Penché au-dessus du lit comme au-dessus d’un berceau, je pose toutes les questions en même temps :

— Qu’est-ce qu’elle a ? Où est-ce que vous l’avez trouvée ? C’est grave ? Qui est-ce qui lui a fait ça ? Elle a maigri, non ? Les marques, là, sur le visage, c’est quoi ? Et la jambe ? Mais qu’est-ce qu’elle fait là ? Pourquoi n’est-elle pas à l’hosto ?

— Justement, dit Jérémy.

Suit un silence vaguement louche.

— Justement, quoi, bon Dieu, justement ?

— Justement, elle était à l’hosto, Ben, mais elle y était pas bien soignée.

— Quoi ? Quel hôpital ?

— Saint-Louis, elle était à l’hôpital Saint-Louis ; elle était pas bien soignée du tout, répète Jérémy dont les yeux lancent des SOS à Louna.

Silence. Silence dans lequel je finis par dire, plus mort que vif :

— Et pourquoi ne se réveille-t-elle pas, quand on parle ?

Alors Louna vient enfin au secours de Jérémy :

— Elle est droguée, Ben, elle ne se réveillera pas tout de suite, elle était déjà droguée quand on l’a amenée à l’hôpital, et là-bas on continuait à la droguer pour que le choc du réveil ne soit pas trop brutal.

— Résultat, si on l’avait laissée à l’hosto, elle ne se serait pas réveillée du tout, lâche Jérémy. En tout cas, c’est ce que disait Marty, l’autre jour.

Cette fois-ci, le regard que je lui lance l’engage à s’expliquer vite fait :

— Tu te souviens, cette engueulade entre le docteur Marty et un autre toubib, Berthold il s’appelait, quand on est allés toi et moi à la mort de Verdun, Ben, tu te souviens ? Que Marty gueulait : « Si vous continuez à la droguer comme ça vous allez la tuer » eh ben j’ai jeté un œil, au retour, dans la chambre que le docteur Marty montrait, c’était tante Julia qui était dans le plumard, Ben, c’était elle !

Pour preuve, il me montre ma Julia à moi, dans mon lit.

Alors voilà ; voilà ce qu’ils ont fait, Jérémy et Louna, sans prendre l’avis de personne. Ils ont enlevé Julie, tout simplement. Ils l’ont fait sortir de l’hosto, sous prétexte de l’emmener à la radio. Ils l’ont chargée sur une civière roulante, lui ont fait traverser des kilomètres de couloir, Louna dans sa blouse d’infirmière et Jérémy en larmes jouant le rôle de la famille (« t’en fais pas m’man, ce sera rien, tu verras »), puis ils sont sortis, bien pénards, l’ont chargée toute dormante dans la bagnole de Louna et, fouette cocher, l’ont grimpée dans ma chambre. Voilà. Une idée de Jérémy. Et ils sont fiers d’eux, maintenant, tout contents, attendant les félicitations du grand frère, parce que rapter un malade dans un hôpital, selon eux, ça doit mériter une décoration… D’un autre côté, ils m’ont rendu ma Julie. Fidèle à moi-même, j’hésite donc entre deux extrêmes : leur foutre la raclée de leur vie ou les serrer contre mon cœur. Je me contente de demander :

— Vous avez une idée de la façon dont va réagir l’hôpital ?

— L’hôpital était en train de la tuer ! s’exclame Jérémy.

Silence du grand frère, long silence réfléchi. Puis, la sentence :

— Vous êtes des amours, tous les deux, vous venez de me faire la plus grande joie de ma vie… et maintenant foutez-moi le camp si vous ne voulez pas que je vous assomme sur place.

Il doit y avoir quelque chose de convaincant dans ma voix, parce qu’ils obéissent aussitôt, et sortent de la chambre à reculons.

* * *

— Mon pauvre vieux, ce n’est pas une famille que vous avez là, c’est un fléau naturel !

Le docteur Marty se marre doucement au bout du fil.

— La tête de mon confrère Berthold ! Disparition d’un de ses malades ! Il doit être en train de rassembler une conférence de presse d’autojustification, vous pouvez être tranquille !

Je le laisse un instant savourer cette petite jouissance professionnelle, puis je demande :

— Alors, qu’est-ce que vous en pensez, docteur ?

Il a toujours la réponse précise, le Marty.

— Je pense que d’un strict point de vue thérapeutique l’initiative de votre Jérémy se défend. Pour ce qui est de l’hôpital, ça pose bien sûr un problème administratif embêtant, mais c’est surtout vis-à-vis de la police que ça me paraît grave !

— La police ? Pourquoi, la police ? Vous allez prévenir les flics ?

— Non, mais votre Julie Corrençon a été amenée chez nous par la police. Vous ne le saviez pas ?

(Non, je ne le savais pas.)

— Non, je ne le savais pas. Il y a longtemps ?

— Une quinzaine de jours. Un jeune inspecteur venait de temps en temps s’asseoir à son chevet et il lui parlait comme si elle l’entendait — une bonne chose, d’ailleurs — c’est comme ça que je l’ai remarquée, dans cette chambre.

— Quinze jours de coma ?

(Ma Julie… quinze jours sans te réveiller. Mais qu’est-ce qu’on t’a fait, bon Dieu ?)

— Un coma entretenu, oui, pour éviter le choc du réveil, ce qui dans ce cas est une connerie, à mon avis. Il faut maintenant qu’elle se réveille le plus vite possible.

— Il y a un risque d’accident ? Au réveil, je veux dire, le réveil peut mal se passer ?

— Oui. Elle peut faire une crise de démence, avoir des hallucinations…

— Elle peut mourir ?

— C’est là-dessus que nos avis diffèrent avec Berthold. Moi, je ne pense pas, elle est solide, vous savez !

(Oui, je sais, elle est solide, oui.)

— Vous passerez, docteur ? Vous passerez la voir ?

La réponse ne se fait pas attendre.

— Bien sûr, monsieur Malaussène, je vais surveiller ça de près, mais il faut d’abord régler le problème avec l’hôpital et mettre la police au courant, qu’elle n’aille pas s’imaginer qu’on planque un suspect ou quelque chose de ce genre.

— Qu’est-ce qu’on peut faire, pour la police ?

J’ai perdu les pédales, moi, je m’en remets complètement à ce type que je n’ai vu que deux fois dans ma vie : l’année dernière quand on lui a amené Jérémy coupé en morceaux et rôti comme un poulet, et le jour de la mort de Verdun. Mais c’est comme ça, la vie : si vous rencontrez un être humain dans la foule, suivez-le… suivez-le.

— Je vais téléphoner à cet inspecteur Pastor, monsieur Malaussène, celui qui venait lui parler à l’oreille ; oui, je vais demander conseil à cet inspecteur Pastor.

30

— Entre, Pastor, entre mon gars, entre.

Nuit tombée, le bureau du divisionnaire Cercaire était éclairé a giorno, comme à n’importe quelle heure de la journée, par la même lumière homogène, de celles qui, sourdant à la fois des murs et du plafond, annulent les ombres, découpent froidement dans l’espace les contours de la vérité vraie.

— Pastor, je te présente Bertholet, Bertholet, voilà Pastor, le tombeur de Chabralle, tu te rappelles ?

Le grand Bertholet eut un bref sourire à l’adresse de l’inspecteur Pastor, debout là, dans son vieux pull de laine, plutôt timide, flottant dans la lumière ; vaguement mou même ; et, que cette reproduction en latex du Petit Prince ait arraché des aveux à Chabralle, ça, le grand Bertholet n’arrivait toujours pas à le croire.

— Alors Pastor, on a essayé de t’allumer ? Heureusement que le vieux Thian était là, à ce qu’il paraît.

Cercaire ne mettait aucune ironie dans cette constatation. Il se contentait de faire état du rapport des deux hommes qu’il avait sur place.

— Je n’ai même pas eu le temps de dégainer, dit Pastor, que tout était fini.

— Oui, fit Cercaire, j’ai déjà vu Thian tirer, c’est quelque chose. Qu’un si petit mec puisse manier avec une pareille rapidité de si gros calibres, franchement, ça me la coupe.

Puis, avisant la main bandée :

— Tu as morflé ?

— Un tesson de bouteille en tombant dans une poubelle, dit Pastor, blessure glorieuse !

— Faut un début à tout, mon gars.

La lumière, dans ce bureau, avait un autre effet. Venue de nulle part, elle annulait le temps. Un effet dont le divisionnaire avait appris à jouer sur les malfrats qu’il interrogeait. Pas de fenêtre dans ce bureau qui paraissait pourtant tout de verre. Pas d’horloge aux murs. Et pas de montre au poignet des flics qui pénétraient ici pendant un interrogatoire.

— Vous travaillez ? demanda doucement Pastor, j’aurais voulu vous prendre un peu de votre temps.

Le grand Bertholet eut un bref sourire. Il s’exprimait joliment, Pastor : la voix douce, et tout.

— Tout le temps que tu veux pour toi, petit.

— Un problème personnel, dit Pastor sur le ton de l’excuse, en regardant Bertholet.

— Casse-toi, Bertholet, mon grand, et dis bien à Pasquier de doubler les planques sur l’affaire Merlotti, je veux pas que ce rital de merde puisse couler un bronze sans que je le sache.

La porte se referma sur Bertholet porteur de consignes. C’était une épaisse porte de verre opaque, montée sur alu.

— Une canette, gamin ? demanda Cercaire. Ça a dû quand même te foutre les flubes, cette petite danse.

— Plutôt, oui, admit Pastor.

Cercaire tira deux bières du frigo mural, les décapsula, et en tendit une au jeune inspecteur en se laissant tomber dans le cuir blanc de son fauteuil.

— Assieds-toi, fils, et parle.

— J’ai quelque chose à vous montrer qui va vous intéresser.

La bière était de la bière : boisson sociale par excellence. Cercaire aimait Pastor. Il l’aima davantage encore quand Pastor eut posé devant lui une cartouche de 9 mm dont le plomb avait été limé en croix :

— Cette balle provient de l’arme qui a tué Vanini. Elle a été fabriquée artisanalement.

Le divisionnaire hocha longuement la tête en faisant tourner la balle entre son pouce et son index.

— Et tu as l’arme ?

— J’ai l’arme, j’ai l’assassin et j’ai le mobile.

Cercaire leva les yeux sur le jeune homme qui lui tendit une demi-douzaine de photos noir et blanc. On y voyait un Vanini efficace, matraquant à coup de poing américain des manifestants à terre. Sur l’une d’elles, le visage d’un des types éclatait. L’œil pendait hors de l’orbite.

— Où est-ce que tu les as dégotées ? J’ai perquisitionné chez tous les mecs de Ben Tayeb et je n’ai rien trouvé.

— Elles étaient chez Malaussène, dit Pastor. Cambriolage discret, précisa-t-il. Il n’a même pas dû s’apercevoir de ma visite.

— Et l’arme ?

— Pareil, dit Pastor, un P38, vous aviez raison. Chez Malaussène aussi.

Cercaire regardait ce jeunot, assis en face de lui, le tombeur de Chabralle, qui lui apportait sur un plateau ce que lui-même et son équipe tout entière cherchaient depuis si longtemps.

— Qu’est-ce qui t’a mis sur la piste, petit ?

— Vous. Je me suis dit que vous aviez raison et que Ben Tayeb m’avait chambré. Je n’aime pas ça ; et puis j’enquête sur une fille que Malaussène a essayé de tuer, et ça m’a obligé à faire un détour sur votre terrain.

Cercaire approuva de la tête.

— Ensuite ?

Pastor eut un sourire embarrassé.

— Comme vous le savez sans doute par mon dossier, je suis riche. Un gros héritier, et je peux m’offrir à prix d’or les meilleurs indics qui soient, c’est-à-dire les moins corruptibles.

— Simon le Kabyle ?

— Par exemple. Et Mo le Mossi.

Cercaire but une longue gorgée de bière. Quand le dernier flocon d’écume se fut évaporé de sa moustache, il demanda :

— Et alors, comment tu vois l’histoire, en gros ?

— Simple, dit Pastor. Vous aviez raison sur Ben Tayeb, il fait bien dans la pharmacie. Mais la tête, c’est Malaussène, planqué derrière l’alibi de l’irréprochable chef de famille. Tayeb et lui ont eu une idée originale : déplacer le marché de la drogue des jeunes sur les vieux. Ils ont commencé par Belleville avec la ferme intention de s’agrandir un jour. Mais Vanini, auquel on pouvait reprocher tout ce qu’on voudra sauf d’être idiot — et qui avait d’autres moyens que moi, mais aussi efficaces, pour faire parler ses indics — a eu vent de la chose ; alors ils l’ont descendu. Voilà. Ou plutôt, Malaussène l’a descendu. Ils pensaient que vous ne feriez pas trop de foin tant que vous n’auriez pas mis la main sur les photos, trop compromettantes pour vos services.

Pastor vida son verre et conclut :

— Mais maintenant, les photos, vous les avez. Et les négatifs avec.

Le temps n’existait vraiment pas dans le bureau du divisionnaire Cercaire. Pastor n’aurait su dire combien de secondes s’étaient écoulées quand Cercaire lui demanda :

— Et tu viens m’offrir ça à moi, comme ça, sur un plateau, gratis…

— Non, dit Pastor, contre quelque chose.

— Je t’écoute.

L’inspecteur Pastor eut un sourire étonnamment enfantin.

— Contre une seconde bière.

Cercaire éclata d’un rire-cercaire et se retrouva devant son frigo. L’homme tournait le dos à Pastor, les entrailles lumineuses du miniréfrigérateur, encastré haut dans la bibliothèque d’alu, lui faisaient un torse en contre-jour, irisé de jaune, tandis que le reste du corps demeurait dans la luminosité vide du bureau. Cercaire tenait une bière dans chaque main et tournait encore le dos à Pastor quand celui-ci dit, d’une voix atone :

— Il ne fallait pas essayer de me tuer, Cercaire.

L’homme ne se retourna pas. Il restait là, les mains prises par ses bouteilles, la porte du réfrigérateur refermée, debout dans cette lumière intemporelle, parfaitement immobile, tournant le dos au danger.

Pastor eut un rire de franche gaieté.

— Retournez-vous ! Je ne suis pas en train de vous braquer ! Je dis simplement que vous n’auriez pas dû essayer de me faire descendre.

Le premier coup d’œil de Cercaire, quand il se retourna, fut pour les mains de Pastor. Non, il ne pointait pas d’arme sur lui. Longue et lente expiration.

— Je ne vous en veux même pas d’avoir essayé. Je suis juste en train de vous expliquer que c’était une erreur.

Quelque chose d’enfantin passa sur le visage de Cercaire.

— C’est pas moi ! dit-il.

Les enfants crient fort quand ils mentent. Plus fort encore quand ils disent la vérité. Pastor crut celui qui se tenait là debout devant lui.

— Ponthard-Delmaire, alors ?

Cercaire opina.

— Sa fille a laissé un mot qui t’identifiait avant de se balancer. Ponthard a voulu la venger. Je lui avais dit que c’était une connerie.

Pastor approuva par un long hochement de tête.

— Votre Ponthard ne fait que des conneries. Alors, on se les boit, ces bières ?

Enfin décapsulées, les bouteilles, en remplissant les verres, exhalèrent un long frémissement de plaisir.

— D’abord, buter un flic, c’est bête, non ?

Pastor posa la question en souriant à un Cercaire qui fit oui de la tête sans sourire.

— Ensuite, utiliser deux idiots pour le faire, c’est encore plus bête.

Le verre de Cercaire restait plein.

— Sans compter que ces deux-là — et je mettrais ma main au feu que ce sont les mêmes — ont déjà raté un premier contrat.

Pastor vit nettement deux oreilles se dresser à l’intérieur de la tête de Cercaire, le grand masque moustachu et musclé ayant, lui, retrouvé son impassibilité.

— La journaliste Corrençon, ils l’ont ratée, Cercaire. Ils l’ont droguée et balancée dans la Seine. Elle est tombée dans une péniche et ils ne s’en sont même pas aperçus !

— Les cons, lâcha Cercaire.

— C’est aussi mon avis. Et vous savez où ils l’ont balancée ?

Non de la tête.

— Le Pont-Neuf, juste en face de chez nous. Évidemment, quelqu’un les a vus. C’était la nuit où Vanini s’est fait descendre.

Pastor lâchait ses phrases une à une, leur laissant le temps d’imbiber la cervelle d’en face, qu’il sentait en plein exercice. Il y a des circonstances de la vie où l’homme ressemble effectivement à un ordinateur : tout lisse à l’extérieur, mais clignotant des neurones avec frénésie. Quand Cercaire eut mesuré l’ampleur de ce qu’il venait d’apprendre, il adopta la seule solution jouable :

— Écoute, Pastor, arrête ton cirque, tu veux ? Dis-moi plutôt ce que tu sais, comment tu l’as appris, et ce que tu veux. D’accord ?

— D’accord. J’ai commencé à enquêter sur le corps de cette fille jetée dans la péniche, qui est encore dans le coma aujourd’hui. J’ai découvert qu’elle était journaliste, et vu le genre des papiers qu’elle aimait faire, je me suis bien douté qu’elle avait mis le nez dans une histoire où quelqu’un voulait la faire taire. Jusqu’ici vous me suivez ?

Oui de la tête.

— En allant perquisitionner chez elle, j’ai rencontré un certain Malaussène qui se barrait en courant si vite qu’il a percuté le vieux Thian et lâché une série de photos dans le choc. C’étaient des clichés d’Édith Ponthard-Delmaire.

Un temps. Oui de la tête-Cercaire.

— Comme tout bon flic, j’ai fait mon stage aux stups et ce visage me disait quelque chose. J’ai consulté le fichier et constaté que vous aviez bel et bien arrêté cette fille en 80. J’ai donc pensé qu’elle avait repiqué au deal et que ces photos devaient constituer des preuves. Malaussène les apportait-il à la Corrençon ou venait-il de les faucher chez elle ? Voilà ce que je ne savais pas encore. Et là, vous m’avez aidé sans le savoir.

Coup d’œil du genre : moi ? Comment ?

— En me faisant cuisiner Hadouch Ben Tayeb. Vous étiez obsédé par la mort de Vanini. Vous vouliez la tête de Tayeb, absolument. Mais quand je vous ai dit que les médicaments périmés avec lesquels vous l’aviez piqué venaient d’une mairie et qu’ils avaient été distribués à un petit vieux par une infirmière municipale lors d’une remise de décoration, vous n’avez pas voulu me croire, vous vous rappelez ?

Oui de la tête qui commence à piger.

— Il y avait trop de précipitation dans votre refus. Pourquoi ne veut-il pas croire ? Qu’est-ce que ça a de si invraisemblable ? Je me suis dit que j’allais vérifier, par curiosité. J’ai vérifié.

Un temps. Petite gorgée. La bière est bonne.

— Et j’ai découvert une chose étrange. Cette médaille du cinquantenaire, ce matin-là, dans la Mairie du XIe, était offerte à un vieillard méritant par Arnaud Le Capelier, Secrétaire d’État aux Personnes Âgées.

Sourcils attentifs ; sur le mode « Où veut-il en venir ? Jusqu’où va-t-il aller ? »

— Or, sur une des photos lâchées par Malaussène, il y avait Édith Ponthard-Delmaire en premier plan, et Arnaud Le Capelier sur la tribune, au fond, vous voyez ? Avec ses beaux cheveux lisses, bien partagés par une raie médiane qui tombe pile sur l’arête de son nez et la fossette de son menton.

(Ça va, ça va…)

— La suite a glissé toute seule. J’ai filé la petite Édith pendant quelques jours. Elle se trouvait à toutes les manifestations provieillards organisées (fonction oblige) par le bel Arnaud, Secrétaire d’État aux Personnes Âgées. Très officiel, tout ça, très propre, tout à fait insoupçonnable. Et chaque fois, elle séduisait une brochette de petits vieux, et chaque fois un paquet de gélules passait discrètement de son sac dans leurs poches.

Silence, silence, et le temps suspendu dans la transparente lumière de la vérité.

— Et pourtant, dit Pastor, sincèrement surpris, il y avait au moins un flic, dans chacune de ces salles. Un flic des stups, vous savez, loden vert, ou manteau de cuir. Sur le modèle du patron.

Le patron comprenait de mieux en mieux. C’était comme un château de cartes qui s’effondrait au ralenti.

— Je trouvais bizarre qu’ils ne la repèrent pas. D’autant qu’elle n’était pas d’une grande discrétion. Et puis, je me suis dit : à moins qu’ils soient là pour la protéger, cette enfant, pour lui éviter les risques du métier… Qu’est-ce que vous en pensez, Cercaire ?

— Ça va, continue.

— Je suis donc allé trouver Édith Ponthard-Delmaire, fort de ces hypothèses que je lui ai évidemment présentées comme des certitudes. Elle les a confirmées. Elle s’est mise à table. Elle a fait quelques difficultés pour signer sa déposition, mais j’ai une méthode, pour ça. Une méthode dont vous avez apprécié le résultat dans l’affaire Chabralle.

Plus un seul flocon de mousse dans la bière-Cercaire. Mais la bière stagnante toujours là, manquant tragiquement d’oxygène. Voix de Pastor :

— Avant d’aller trouver Édith Ponthard-Delmaire, j’ai fait un autre travail, très simple, administratif. Routine. Je voulais savoir de qui cette charmante enfant était la fille. Ponthard-Delmaire le père : architecte. Beau métier. Beaux discours, aussi. « Unité de l’homme et espace architectural »… c’est le titre d’une de ses conférences. « Que chaque appartement soit l’émanation rythmique du corps qui le hante » (sic). C’est beau, non ?

— Continue. (Le verre est plein, la voix est sèche.)

— Oui. J’ai téléphoné à la Ville de Paris. Au cadastre. Je me suis renseigné sur la nature des chantiers Ponthard-Delmaire dans la capitale. J’ai appris qu’il ne voulait pas défigurer Paris en construisant de nouveaux immeubles. (Ce dont on peut lui être reconnaissant quand on voit ce qu’il a fait de Brest et de Belleville.) Non, son architecture à lui est de « modelage interne ». En d’autres termes, conserver les formes architecturales extérieures de Paris, et rénover l’intérieur des appartements acquis par une filiale du cabinet. J’ai répertorié ces appartements. 2 800, au total. (Pour l’instant.) J’ai cherché à connaître leurs précédents propriétaires. À 97 %, il s’agissait de vieillards solitaires, décédés à l’hôpital et sans famille pour la plupart. J’ai téléphoné à quelques hôpitaux et cherché à savoir de quoi ces vieillards étaient morts. Morts de démence, presque tous. En hôpital psychiatrique. Appartements vacants…

Cette fois-ci, le silence était bel et bien celui de l’éternité. Le jeune homme sans âge qui se tenait là était propriétaire du temps.

— Je résume ? demanda-t-il.

Silence, évidemment, silence.

— Bon ; je résume. Voici l’affaire dans toute sa simplicité : Paris abrite entre ses murs un nombre impressionnant de vieillards solitaires et sans espoir. Si l’on récupère les appartements de ces vieillards au plus bas prix et qu’on les rénove selon les normes de l’architecture la plus humaine qui soit : l’architecture intime Ponthard-Delmaire, et si on les revend au prix que justifie l’œuvre du maître, le bénéfice est de l’ordre de 500 à 600 %. Encore faut-il libérer les appartements. De quoi meurt un vieillard ? De vieillesse. Hâter cette vieillesse, lui faire prendre plus vite le virage final de la sénilité, est-ce un grand crime ? Discutable. Cela peut être aussi considéré comme une œuvre humanitaire. Voilà donc les consciences à l’abri et l’on peut enfin ouvrir les bourses du troisième âge au marché de la drogue. Je parle beaucoup. Je voudrais une troisième bière.

Un robot se lève. Un robot ouvre la porte du petit frigo. Un robot décapsule. Un robot se rassied.

— Cette reconversion du marché de la drogue de la jeunesse vers les vieillards est presque morale, et source d’énormes bénéfices. Clientèle insoupçonnable, protection du divisionnaire Cercaire, chargé de la répression des stupéfiants, bénédiction du Secrétariat d’État aux Personnes Âgées, un marché en or. Les dealers ? Facile à recruter. Il suffit d’utiliser ceux qui sont déjà fichés et que l’on tient. Avec interdiction de repiquer à la came. Des gens sûrs. Comme Édith Ponthard-Delmaire, par exemple. Et les payer correctement. On a les moyens.

Toujours la même lumière silencieuse, et la vérité de plus en plus vraie.

— Et puis voilà qu’une journaliste vient mettre son nez dans ce commerce… C’est la première tuile.

Oui, une sacrée tuile, l’éternel foutu grain de sable.

— Voilà, dit Pastor. C’est tout ce que je sais. J’ai fini.

Il ne se leva pas. Il restait là, buvant sa troisième bière, comme un champion de rodéo devant le beau mustang noir, maté pour la vie.

— D’accord, Pastor. Qu’est-ce que tu veux ?

Il n’y eut pas de réponse, d’abord, puis, cette précision, utile.

— Mon patron Coudrier ne sait rien. Il est aiguillé sur la piste Malaussène pour l’assassinat de la Corrençon, pour le meurtre des vieilles et pour le trafic de drogue.

C’est beau de voir un visage se détendre. Rien de plus apaisant au monde que le spectacle du soulagement. Ce fut ce cadeau qu’offrit le divisionnaire Cercaire au jeune Pastor, là, assis devant lui, en s’exclamant :

— Putain, ma bière est chaude !

Nouveau voyage-frigo, aller-retour.

— Alors, petit, qu’est-ce que tu veux ?

— D’abord que vous cessiez de m’appeler « petit », il me semble que j’ai un peu grandi, ces derniers temps.

Fin d’une idylle.

— D’accord, Pastor, qu’est-ce que tu veux ?

— Je veux 3 % sur tous les bénéfices. 3 %.

— Tu es fou ?

— Je suis lucide. 3 %. Et n’oubliez pas, je sais compter, je gère très bien ma propre fortune, de mon côté. Je veux un rendez-vous, demain, avec Ponthard-Delmaire, et qu’on se mette d’accord à trois sur les termes du contrat.

Une armée de comptables se mit en branle derrière le front du divisionnaire.

— Ne comptez pas, Cercaire, je n’arrive pas sans rien, de mon côté. J’ai une sacrée dot, même ! D’abord je vous tiens, et la vérité à 3 %, ça me semble très bon marché. Mais surtout, je vous apporte Malaussène, mouillable jusqu’au cou dans tous les domaines, comme je vous l’ai démontré tout à l’heure, assassin de Vanini, tueur de vieilles, dragueur de vieux : le bouc émissaire rêvé. En plus, on fera un heureux, il paraît que ce rôle est dans sa nature profonde.

Sur quoi, téléphone.

— Qu’est-ce que c’est ? gronda Cercaire dans le combiné.

— Oui, il est là.

Puis :

— C’est pour toi, Pastor.

Le téléphone passa de main en main.

— Oui ? dit l’enfant Pastor. Oui docteur, c’est moi, oui. Non ? Pourquoi ont-ils fait ça ? Ah ! bien, je comprends, oui, je comprends… non, elle n’est accusée de rien, non, je ne pense pas que ce soit bien grave. Oui, ça devrait pouvoir s’arranger… je vous en prie docteur, il n’y a pas de quoi… non, non, je vous en prie… voilà, oui, bonsoir, docteur.

Raccrochage en douceur et longue rêverie souriante.

— Et je vous offre un petit cadeau en prime, Cercaire. Malaussène a fait enlever Julie Corrençon de l’Hôpital Saint-Louis où il estimait qu’elle était mal soignée. C’est sa petite amie, figurez-vous. Elle est chez lui, à présent. Et, si vous voulez mon avis, il serait excellent qu’elle y meure.

Dernier sourire. Cette fois-ci, il se leva.

— Mais cela aussi nous le réglerons demain, chez Ponthard-Delmaire. Vers quinze heures trente, ça vous va ? Et n’oubliez pas : 3 %.

31

La veuve Hô avait mal à l’épaule. La veuve Hô s’était fait transpercer le peu de gras qui enrobait encore son os et elle voyait là une grande injustice du sort. Si ce truand avait tiré quelques centimètres ailleurs, vers l’intérieur de son corps, il n’y aurait plus eu de veuve Hô, et la veuve Hô en eût éprouvé un grand soulagement. Au lieu de quoi, la veuve Hô restait là, tout entière présente dans cette épaule trouée, à regarder Belleville s’effondrer autour d’elle, à sentir monter de sa cage d’escalier l’odeur de pisse et de crottes de rats venue combattre, jusque sous son nez, les effluves de son propre parfum « Mille Fleurs d’Asie ». La veuve Hô regardait sans faim le couscous-brochettes du vieil Amar refroidir dans son assiette. La veuve Hô haïssait la petite Leila, qui s’en était retournée avec son dernier loukoum. La veuve Hô se savait injuste à l’égard de la petite fille, mais cette haine lui permettait de supporter la douleur de son épaule. La veuve Hô en avait assez d’être un vieux flic veuf, solitaire et raté. Elle s’en voulait d’autant plus que ce projet de déguisement était une idée à elle, très officiellement soumise à son supérieur estimé : le commissaire divisionnaire Coudrier. « Un appât, Thian ? Ce n’est pas une mauvaise idée. Je vous fais ouvrir un compte immédiatement, au nom de ?… de ? « Hô Chi Minh. » Thian n’avait aucune connaissance de son Indochine ancestrale, de son Vietnam, et c’était le premier nom qui lui était venu à l’esprit, avec celui du général Giap. Mais la veuve Hô n’avait pas voulu être la veuve Giap. La veuve Hô s’était enterrée sur un sommet, dans l’attente de celui qui aurait la charité de venir lui trancher la gorge. La moitié des appartements de l’immeuble étaient vides et condamnés, et le tueur n’était pas venu. Bourrée de Palfium jusqu’aux yeux (une sorte de coton chimique enrobait sa douleur d’une gaze imprécise), la veuve Hô était plus lucide que jamais. Elle s’était déçue elle-même, elle avait probablement déçu son chef, et pire, elle n’avait pas su donner l’exemple de l’efficacité à ce jeune inspecteur frisé qui partageait son bureau aux heures de la nuit où elle redevenait l’inspecteur Van Thian. La veuve Hô aurait aimé, par-dessus tout, s’offrir la considération de ce Pastor dont elle aimait la douceur hors d’époque, et qu’elle estimait pour sa droiture. Elle avait raté cela aussi. Et, ce soir, elle se retrouvait brusquement seule avec elle-même. Et avec le souvenir de sa trahison. Car, la seule chose que la veuve Hô eût réussie, ces temps derniers, ç’avait été de trahir un homme de bien, un Serbo-Croate à l’âme bleue, qui défendait les vieilles dames de Belleville avec plus d’abnégation qu’elle, et probablement plus d’efficacité. La veuve Hô avait laissé assassiner son amie Dolgorouki, sa voisine d’en face. Une sorte de Judas en robe thaï, voilà ce qu’était la veuve Hô.

La veuve Hô se mit à somnoler. Bientôt, par les interstices d’un rêve nerveux que déchiraient les esquilles de la douleur, elle revit l’image de sa mère que le Serbo-Croate avait ressuscitée, et celle, minuscule et souriante, de son père, flottant dans un nuage aux senteurs de miel. Puis elle vit un visage blond, une raie médiane tombant pile sur la fossette d’un menton rond. Ce visage-là témoignait au procès de ses parents, contre eux. C’était le visage poli du Secrétaire d’État aux Anciens Combattants, un tout jeune énarque qui savait de quoi il parlait quand il disait que cette fumerie d’opium clandestine était une injure aux anciens d’Indochine… il s’appelait… comment s’appelait-il ? il y avait du « chapeau » dans son nom, ou du « cellier ». Il était aujourd’hui Secrétaire d’État aux Personnes Âgées… On avait envoyé les parents de la veuve Hô en prison, et l’inspecteur Van Thian n’avait su éviter cette catastrophe. Le père, le vieux Tonkinois de Monkaï, s’était dissous dans sa cellule. Son corps était si léger, quand Thian était allé le serrer une dernière fois dans ses bras, à l’infirmerie de la prison, qu’on eût dit un grand papillon mort. Et il était bien vrai que, de son vivant, les mains de cet homme avaient eu la chatoyante légèreté du papillon. Puis on avait libéré la mère, la veuve Louise désormais, et on l’avait envoyée, elle et ce qui lui restait de tête, se reposer définitivement dans un hôpital psychiatrique. Elle y était morte d’un excès de médicaments ingurgités frauduleusement dans l’armoire de la pharmacie, « pourtant cadenassée, monsieur, vous pouvez le constater vous-même ». Thian avait alors vendu l’entrepôt et, bien des années plus tard, on avait construit là cette sorte de terrain de golf qu’on aurait oublié dans un four, cette gigantesque cloque verte, omnisportive et vélodramatique. La veuve Hô ne cessait de pleurer les malheurs du veuf Thian dont elle abritait les secrets, et qui, outre ses parents, avait perdu sa femme, Janine la Géante, aux mains expertes à faire grandir démesurément ce qu’il avait de plus petit. Janine était morte. Incroyable, de la part d’une géante. « Il te reste tout de même Gervaise. » Sourire précaire dans les derniers mots de Janine. C’était vrai, il restait Gervaise, la fille laissée sur terre par la géante. Elle n’était pas de Thian, mais tout comme. On lui avait donné un nom rouge, pris dans un livre réputé rouge. Ça ne l’avait pas empêchée d’attraper la Foi, Gervaise. Elle avait aplati ses jolies boucles sous le voile. Petite sœur des pauvres. Comment peut-on attraper la Foi dans un monde pareil ? Pour Thian, le résultat avait été pire que la maladie mortelle de la géante. Plus de Gervaise. Entièrement dévouée à sa cause. Les héros n’ont pas de parents. À rabibocher les putes avec le bon Dieu dans un foyer de Nanterre. Pute, ç’avait été le métier de sa mère, Janine la Géante, jusqu’à ce que Thian tombe en adoration devant elle et foute en taule toute sa famille de maquereaux toulonnais. Des beaux-frères, des cousins qui juraient en corse qu’ils auraient la peau du petit flic jaune. Que dalle : en taule. Et si maintenant on faisait le bilan : les uns étaient morts, les autres encore en prison, Gervaise en Dieu, et la veuve Hô toute seule, avec en elle ce veuf raté, si seul lui-même qu’il ne lui tenait pas compagnie. Et la veuve Hô se surprit à prier à son tour. Un coup de pompe. Elle priait entre ses lèvres brûlantes. Mon Dieu, envoyez-moi l’égorgeur et qu’on arrête de rigoler. Envoyez-le et je vous promets d’endormir en moi le flic Van Thian. Je le débranche. J’annihile ses redoutables réflexes. Vous ne me croyez pas ? Tenez, voyez, mon Dieu, je sors mon Manhurin de sa cachette et je le décharge. Voilà. Je lance au loin le chargeur et au loin le calibre. Et maintenant, mon Dieu, je vous en supplie, envoyez-le-moi, mon libérateur.

Ainsi marmonnait-elle, en état, presque, de lévitation, pour la première fois de sa longue vie. Et, la Foi, comme chacun sait, soulevant les montagnes, quand elle rouvrit les yeux, il était là, debout devant elle, l’égorgeur de Belleville, pointant sur elle un Llama 27, celui-là même qu’il avait trouvé dans le sac de la veuve Dolgorouki. Il était entré par la porte que la veuve Hô laissait toujours ouverte dans l’attente de sa visite, il l’avait regardée un long moment marmonner des paroles incompréhensibles, et il avait patiemment attendu qu’elle rouvrit les yeux, pour jouir pleinement de sa victoire. Quand, finalement, elle avait entrouvert ses paupières rougies par la fièvre, il avait dit :

— Bonsoir, inspecteur.

Du coup, ce fut l’inspecteur Van Thian qui se réveilla. Assis en tailleur derrière la table basse, son premier réflexe fut de chercher la présence du Manhurin avec son genou. Pas de Manhurin. Et l’autre qui se tenait là, debout, braquant sur lui un Llama muni de son silencieux.

— Laissez donc vos mains sur la table, je vous prie.

Pas de Manhurin, bordel. Thian revit soudain la veuve Hô, dans son délire mystique, décharger l’arme, jeter le chargeur d’un côté — oui, il avait glissé là-bas, sous le buffet — et le flingue de l’autre. Nom de Dieu de nom de Dieu, la vieille pute ! Thian n’avait jamais haï personne comme la veuve Hô à cet instant-là. Il n’aurait jamais le temps de rassembler son artillerie avant que l’autre ne presse sur la détente. Sacrée vieille pute de veuve à la con ! Foutu. Il était foutu. Ce ne fut qu’après s’en être convaincu qu’il s’intéressa à l’identité de son visiteur. Alors c’était lui ? Incroyable… Il se dressait devant Thian, très debout, très vieux, une somptueuse auréole de cheveux blancs autour de sa sainte tête, l’apparition de Dieu le Père Soi-même, attiré là par les prières inconsidérées de cette sale vieille conne de veuve Hô. Mais ce n’était pas Dieu le Père, c’était le plus camé de ses anges déchus ; c’était le vieux Risson, l’ancien libraire que la veuve Hô avait rencontré chez Malaussène.

— Je suis venu récupérer mon livre, monsieur l’inspecteur.

Le vieux Risson souriait, aimable. La façon dont il tenait le revolver, bien calé au creux de sa paume… oui, ce genre d’outils lui était familier.

— Vous l’avez lu ?

Il secouait le petit livre rose de Stefan Zweig, Le joueur d’échecs, qui gisait au pied du lit, d’où il était tombé sans que Thian l’eût ouvert.

— Vous ne l’avez pas lu, n’est-ce pas ?

Le vieillard secouait une tête désolée.

— Je suis aussi venu m’approprier les quelque trois ou quatre mille francs que vous avez brandis sous mon nez, l’autre jour, quand vous jouiez le rôle de la veuve fortunée, chez Malaussène.

Il eut un sourire réellement bon.

— Savez-vous que vous avez été la distraction favorite de la jeunesse bellevilloise, ces dernières semaines ? Un vieux flic travesti en veuve vietnamienne, tous ces jeunes gens ont voulu vous voir au moins une fois, pour pouvoir raconter ça à leur descendance.

Il parlait, mais le Llama 27 ne bronchait pas, braqué avec une grande sûreté.

— Mais le clou, ce fut tout de même cet après-midi, quand vous avez descendu ces deux truands. Là, vous avez gagné les galons de la Légende, monsieur l’inspecteur.

Du pouce, il arma le chien. Thian vit le barillet tourner d’un alvéole.

— C’est pourquoi il vous faut mourir, inspecteur. Ces gamins des rues vous aiment tel qu’ils vous ont vu cet après-midi. Vous laisser en vie plus longtemps, ce serait les décevoir. Il faut accéder à la légende.

Les balles étaient parfaitement visibles dans la chambre des alvéoles, comme autant de petits pénis dans leurs fourreaux. Thian pensa au bâton de rouge à lèvres de la veuve Hô, il lui faisait le même effet.

— Et c’est un service que je vous rends car, entre nous, vous êtes un flic plutôt médiocre, n’est-ce pas ?

Thian pensa que la situation justifiait assez cette opinion.

— Vous avez cru que Malaussène était capable d’égorger des vieilles dames ?

Oui, il avait cru ça.

— Quelle erreur ! Ce Malaussène est un saint authentique, monsieur l’inspecteur, probablement le seul de cette ville. Voulez-vous que je vous raconte son histoire ?

Il raconta. Il avait l’arme, donc il avait le temps. Il raconta pourquoi Malaussène l’abritait, lui Risson, et trois autres vieillards, de vieilles ruines droguées à mort par des récupérateurs d’appartements. Il raconta comment Malaussène et les enfants les avaient soignés, et guéris, comment cette incroyable famille leur avait redonné la raison et le goût de la vie, comment lui-même, Risson, s’était senti ressuscité par Thérèse, comment il avait trouvé le bonheur dans cette maison et comme il était transporté le soir, par la joie des enfants, quand il leur racontait des romans.

— Et c’est aussi pour cela que je vais être obligé de vous tuer, monsieur l’inspecteur.

Je vais me faire descendre parce que ce vieux cinglé raconte des romans à des mouflets ? Thian ne comprenait pas.

— Ces romans dorment dans ma tête. J’ai été libraire toute ma vie, voyez-vous, j’ai beaucoup lu, mais la mémoire n’y est plus tout à fait. Ces romans dorment et il me faut, chaque fois, les réveiller. Une petite piqûre est alors indispensable. C’est à cela que j’utilise l’argent de ces veuves incultes : pour acheter de quoi réveiller la Littérature dans mes veines afin d’illuminer l’esprit de ces enfants. Comprenez-vous ce bonheur, au moins ? Pouvez-vous seulement le comprendre ?

Non, Thian ne comprenait pas qu’on égorge des vieilles pour pouvoir raconter des histoires aux enfants, non. Mais ce qu’il comprenait parfaitement, c’est que cet homme à la toison blanche, dont les yeux commençaient à luire et la main à trembler, était le plus dangereux cinglé qu’il eût rencontré dans toute sa longue carrière de flic. « Et si je trouve pas une solution vite fait, il va me refroidir, ça fait pas un pli. »

— Ce soir, par exemple, continuait le vieux Risson, je vais leur raconter Joyce. Vous connaissez James Joyce, monsieur l’inspecteur ? Non ? Pas même de nom ?

Le chargeur du Manhurin sous le buffet, et le Manhurin lui-même, invisible, derrière le lit…

— Eh bien, je vais leur raconter Joyce ! Dublin et les enfants de Joyce !

La voix de Risson était montée d’un cran… il psalmodiait comme un prédicateur…

— Ils vont faire la connaissance de Flynn, le briseur de calice, ils joueront avec Mahonny autour de l’usine de vitriol, je leur ferai retrouver l’odeur qui planait dans le salon du prêtre mort, ils découvriront Evelyne et sa peur de se noyer dans toutes les mers du monde, je leur offrirai Dublin, enfin, et ils entendront comme moi le Hongrois Villona s’exclamer, debout sur le pont du bateau : « L’aube, messieurs ! »

La sueur perlait sous les cheveux blancs, la main tremblait de plus en plus, crispée autour de la crosse.

— Mais pour ressusciter cela avec toute la puissance de la vie, il me faut la Lumière, monsieur l’inspecteur, celle que votre argent va diffuser dans mes veines !

Thian n’entendit pas le « plop », mais fut conscient du choc qui le propulsa contre le mur. Il sentit sa tête rebondir et comprit que, brusquement dressé sur ses jambes, il plongeait en avant, dans l’intention absurde de désarmer l’autre. Il y eut alors un second choc, de nouveau le mur, l’éblouissant hurlement de son épaule déjà blessée, puis la nuit… Avec une dernière image, toutefois : celle d’un nourrisson gazouillant dans les bras d’une Vietnamienne sans âge.

32

Dès qu’il avait vu monter le grand vieux aux cheveux blancs, le petit Nourdine était sorti de sa cachette. Il avait jailli de la cage d’escalier et s’était mis à courir, courir cent fois plus vite que quand il coursait Leila et ses copines. Il s’arrêta au Koutoubia, chez Loula, aux Lumières de Belleville, chez Saf-Saf, à la Goulette, et partout il demandait — Sim le Kabyle, vous avez vu Sim le Kabyle ? Je veux voir Simon le Kabyle.

Il courait dans le grésillement des merguez, il traversait des nappes de menthe, il courait sans songer à voler de dattes aux étalages, il fit deux ou trois bonneteaux au fond de couloirs où les Noirs se dissolvaient dans l’obscurité, et ce fut dans cette nuit qu’il percuta les abdominaux de Mo le Mossi.

— Qu’est-ce que tu lui veux, à Sim ?

— Il me croyait pas, hurla le petit Nourdine, il me croyait pas quand je lui disais que le Rasoir c’était un vieux, il me croyait pas, mais il peut vérifier maintenant, le même vieux, avec les cheveux blancs, il vient de monter chez la veuve Hô.

— Chez le travelo ?

— Oui, chez le flic qui fait la veuve. Il y est monté, le vieux tueur, vous pouvez aller y vérifier que c’est lui, le Rasoir, vous verrez ! C’était lui aussi, chez la veuve Dolgorouki.

Mo le Mossi se retourna vers l’obscurité :

— Mahmoud, remplace-moi une minute, je reviens tout de suite.

Puis il prit le gamin par le coude.

— Allons-y, Nourdine, on va passer prendre Sim, et si tu nous as raconté des conneries, les merguez, on pourra les faire griller sur ton cul.

— Rien du tout, sur mon cul, ça fait quinze jours que je planque sous cet escalier pour le choper ! Le Rasoir, c’est ce vieux ! C’est pas un autre !

* * *

Ils interceptèrent le grand vieillard à la toison blanche au moment même où il sortait de l’immeuble. La fièvre dans ses yeux, le frémissement de sa peau, la sueur-miroir sur son visage, il n’y avait aucun doute, ce vieux était habité. Simon l’allégea du Llama 27 et l’entraîna dans la cave pendant que le Mossi bouffait les étages pour aller prendre la tension de la veuve Hô. Nourdine se coula de nouveau sous la cage d’escalier ; sentinelle.

Le vieux crut d’abord à des fournisseurs qui l’avaient repéré. Il exhiba son argent et tendit l’autre main. D’ordinaire, l’échange ne durait pas plus d’une paire de secondes. Cette fois, ce fut plus long. Simon le Kabyle repoussa l’argent, presque avec politesse. La cave sentait la pisse rance et le champignon de cuir. Un fauteuil spongieux tendait ses bras à la nuit. Simon y fit asseoir le vieillard.

— Tu veux ta dose, vieil homme ? Tu vas l’avoir.

Il sortit de son blouson une seringue longue comme un cauchemar, une cuiller à semoule et un petit sachet de poudre blanche.

— Gratuitement.

Une ombre tomba au centre de la cave : c’était le Mossi redescendu de ses hauteurs.

— Il a buté le travelo.

D’un coup de dent, le Kabyle éventra le sachet. Il hochait lentement la tête.

— Un flic qui tombe à Belleville, vieil homme, c’est toute la jeunesse qui trinque. Pourquoi nous fais-tu ça ?

La réponse monta jusqu’aux jeunes gens, aussi stupéfiante que si le fauteuil s’était mis à parler tout seul.

— Pour sauver la Littérature !

Le Kabyle ne s’en émut pas. Un long filet de salive reliait ses incisives rieuses à la petite montagne de poudre qui pointait au fond de la cuiller. Furieuse, la poudre grésilla. Elle crachait comme un chat.

— Et toutes les vieilles que tu as tranchées, c’est aussi pour la littérature ?

Mo le Mossi croyait avoir tout entendu, pourtant, du Père Lachaise à la Goutte d’or.

— Pour toutes les littératures, la mienne, comme la tienne !

Le vieux était exalté, mais il ne cherchait pas à fuir. Il retroussait fébrilement sa manche. Sa voix montait, mais il restait sagement assis dans son fauteuil. La pâleur de son bras flottait dans la nuit.

— L’argent de ces vieillardes incultes a tiré de l’oubli des chefs-d’œuvre qui revivent maintenant dans de jeunes cœurs. Grâce à moi ! Le baron Corvo… connaissez-vous le baron Corvo ?

— Connais pas de baron, fit Mo le Mossi avec sincérité.

Simon avait plongé l’aiguille dans la petite montagne en fusion. Il n’avait jamais eu besoin de la lumière du jour pour travailler avec précision.

— Et connais-tu au moins Imru al Qays, prince de la tribu de Kinda, jeune homme ? Il est de ta culture, celui-là, de ta culture la plus ancienne, l’antéislamique !

— Connais pas de prince non plus, avoua Mo le Mossi.

Mais le vieux s’était mis à psalmodier, sans crier gare :

— Qifa, nabki min dikra habibin oua manzili…

Simon traduisit pour le Mossi, en repoussant doucement le piston de la seringue. Il souriait.

— Arrêtons-nous, pleurons au souvenir d’une amante et d’une demeure…

— Oui ! s’écria le vieillard dans un éclat de rire enthousiaste. Oui, c’est une des traductions possibles. Et dis-moi, toi, connais-tu la poésie de Mutanabbî ? Son dithyrambe de la mère de Saïf al Dawla, tu le connais ?

— Je le connais, oui, dit Simon en se penchant sur le vieux, mais je veux bien l’entendre encore, s’il te plaît.

Il venait de ligaturer le biceps du vieillard avec une lamelle de chambre à air. Il sentit les veines gonfler sous ses doigts. Il avait parlé avec douceur.

— Nouidou l — machraftataoua l — aouali… récita le vieillard.

Simon enfonça l’aiguille en traduisant :

— Nous préparons les glaives et les lances…

Et il récita la suite en pressant sur le piston.

— Oua taqtoulouna l-manounoubilla qitali.

Le mélange de salive et de poudre blanche se rua dans la veine. Quand il atteignit le cœur, le vieux fut arraché de son fauteuil, propulsé dans l’espace. Il retomba aux pieds des deux garçons, les os brisés, recroquevillé sur lui-même, pareil à une araignée morte.

— Traduction ? demanda le Mossi.

— Et voici que la mort nous tue sans combat, récita le Kabyle.

* * *

Les yeux au plafond, allongé sur son lit de camp, Pastor avait laissé la nuit s’installer dans le bureau. « Je vais vendre le boulevard Maillot », décida-t-il. Il disait « le boulevard Maillot », comme s’il jouait au Monopoly, mais il s’agissait de la maison de Gabrielle et du Conseiller. « De toute façon, je n’ose plus y mettre les pieds. » « Je vais vendre le boulevard Maillot, et j’achèterai un petit truc rue Guynemer, qui donne sur le Luxembourg, ou près du Canal Saint-Martin, dans ces immeubles neufs… »

Il n’aurait même pas à retourner à la maison ; il passerait par une agence. « Ne t’embarrasse pas d’héritage sentimental, Jean-Baptiste, vends, bazarde, élimine, construis-toi du neuf… » Pastor allait satisfaire les derniers vœux du Conseiller. « Pour construire du neuf, je vais construire du neuf ! » « Et trouve-toi une Gabrielle. » « Ça, Conseiller, c’est une autre histoire… »

Pastor se demanda un instant s’il avait réellement joui de sa victoire sur Cercaire. Non. Où est donc le plaisir ? Puis, nouvelle apparition du Conseiller dans la tête de Pastor. Le Conseiller était assis dans le rayon oblique d’une fenêtre de la bibliothèque. Il tricotait son dernier chandail à Pastor. Il dissertait en comptant les mailles. « Ma Sécurité Sociale est déficitaire par nature, Jean-Baptiste, mais il se trouve qu’une bande de salopards forcent un peu cette nature. » « Et comment s’y prennent-ils ? » avait demandé Pastor. « Mon petit, ce ne sont pas les moyens qui manquent. Par des internements arbitraires, par exemple, surtout des internements de vieillards. As-tu une idée de ce que coûte à la collectivité un internement en hôpital psychiatrique ? » « Comment fait-on pour envoyer un vieux, sain d’esprit, finir ses jours dans un hôpital psy, Conseiller ? » « En le martyrisant, en le rendant alcoolique, en le surmédicalisant, en le droguant, ces salauds ont de l’imagination, va… » Puis, cette phrase. « Il y a un dossier à faire là-dessus. » Mailles comptées, les deux longues aiguilles avaient retrouvé leur paisible obstination. « J’ai posé le problème, il y a quelques mois, à la Commission de Contrôle, et si Gabrielle et moi n’avions pas décidé de nous suicider la semaine prochaine, j’aurais bien aimé mener cette affaire à son terme. » Gabrielle, justement, venait de pénétrer dans la bibliothèque. « Je lui évite une corvée, en somme », dit-elle. La maladie ne l’avait pas encore marquée. Mais il n’y avait plus de cigarette pendue à ses lèvres. « J’ai pourtant pris quelques notes, continuait le Conseiller, tu les trouveras dans mon secrétaire. » Puis : « Tends ton bras, s’il te plaît. » Pastor avait obéi et le Conseiller avait revêtu son bras d’une manche à laquelle il manquait encore quelques mailles. « Pour tout te dire, Jean-Baptiste, le petit Capelier — tu sais, le fils de mon ami Le Capelier, le sous-préfet — eh bien, il ne me paraît pas très net, ce garçon, comme dirait Gabrielle. » Pastor et le Conseiller s’étaient amusés à l’évocation d’Arnaud Le Capelier avec sa fossette, son nez droit, sa raie médiane, sa raideur de petit Grand Commis, et son immense respect pour le Conseiller. « lin cancre, dans son genre, disait le Conseiller, un énarque, mais sorti bon dernier de sa promotion. En tant que tel, il a d’abord été nommé aux Anciens Combattants où il a contracté une maladie incurable : la haine du vieux. Et voilà que maintenant ses amis politiques le nomment Secrétaire d’État aux Personnes Âgées… » Le Conseiller secouait sa longue tête chauve : « Non, ce n’est certainement pas ce tout petit Capelier qui dénoncera les internements arbitraires de vieillards. »

Pendant que le Conseiller parlait, Gabrielle s’était armée d’une fine peau de chamois. Elle avait entrepris de lustrer le crâne de son homme. « Il faut que ça brille, que cela, au moins, fasse net. » Le crâne était pointu. Il se mit à luire dans le soleil couchant comme un pain de sel léché par un troupeau de chèvres. « Les structures sont une chose, disait le Conseiller, mais, si sûres soient-elles, reste le problème de la confiance. À qui peut-on faire confiance dès qu’il s’agit d’argent ? »

« À personne, Conseiller, à personne… » Pastor murmurait, dans la nuit de son bureau. Il s’était assis, tout au bout de son lit de camp. Il s’était recroquevillé sur lui-même. Il avait le menton sur les genoux. Et, par-dessus ses genoux, il avait tiré le dernier chandail du Conseiller, mailles distendues, jusqu’aux chevilles, comme font les jeunes filles rêveuses, ou les enfants maigres.

Comme souvent, quand Pastor était en conversation posthume avec le Conseiller, le téléphone sonna dans son bureau.

— Pastor ? Cercaire. Van Thian s’est fait buter. Le coup de fil anonyme qui vient de m’annoncer ça me dit qu’on trouvera l’égorgeur des vieilles dans la cave du même immeuble, buté lui aussi.

* * *

L’inspecteur Van Thian n’était pas mort. L’inspecteur Van Thian, dans sa robe de veuve ensanglantée ne valait guère mieux, mais il vivait encore. Il gazouillait étrangement. On eût dit une très ancienne nounou jouant avec un nourrisson. Au moment où on l’enfournait dans le ventre luminescent de l’ambulance, l’inspecteur Van Thian reconnut l’inspecteur Pastor. Il lui posa une question d’ordre médical.

— Dis voir, gamin, le saturnisme, qu’est-ce que c’est, au juste, comme maladie, le saturnisme ?

— Exactement ce que tu as, répondit Pastor : un excédent de plomb dans l’organisme.

* * *

L’égorgeur, lui, était bien mort. On le trouva au fond d’une cave suant l’urine fermentée. Contre toute attente, ce n’était pas un jeune homme, mais un vieillard à la crinière blanche. Son visage était atrocement violacé. Il était recroquevillé sur lui-même, comme ratatiné par un spasme de tout son corps. On trouva près de 3000 francs dans sa poche, un Llama modèle 27, et un de ces rasoirs dont usaient les bons coiffeurs, du temps où les prix permettaient encore de faire la barbe. Cela rasait de près, cela s’aiguisait sur une courroie de cuir, cela s’appelait un sabre. Quant à savoir comment lui-même s’était fait tuer, ce fut le divisionnaire Cercaire qui émit le diagnostic :

— Une bonne giclée de soude. Où est la seringue ?

Un grand flic répondant au nom de Bertholet, dit : « Là, elle est là », et sa voix s’étrangla sous l’effet d’une terreur irrépressible. Toutes les personnes présentes portèrent leur regard sur l’endroit désigné par le grand inspecteur et crurent d’abord à une hallucination collective. Une grosse seringue de verre brisée, de celles qu’on utilisait jadis pour faire les prises de sang les plus copieuses, avait été jetée là. Et elle bougeait. Elle bougeait toute seule. Tout à coup, elle se dressa, pivota sur elle-même, et fonça sur les flics, aiguille en avant. Tout le monde reflua vers la sortie, à l’exception du jeune Pastor et du puissant Cercaire qui, d’un coup de talon, écrasa ce chevalier venu du fond de l’horreur pour un dernier tournoi. Attirée par le sang, une petite souris grise s’était tout bonnement introduite dans la seringue, la soude l’avait rendue folle et elle s’était mise à courir en tous sens sur ses pattes arrière.

33

Et le grand jour arriva. Je veux parler de ce fameux mercredi, le jour de ma rencontre, chez Ponthard-Delmaire, avec ces deux flics qui voulaient me faire porter le chapeau. Évidemment, à force de converger, il fallait bien que ça se termine par une collision. « Nous étions faits pour nous rencontrer », comme on dit. Eh bien, je tire de cette enrichissante expérience une de mes rares convictions : Il vaut mieux ne pas être fait pour.

* * *

J’avais passé la nuit auprès de Julia. Je m’étais glissé à côté d’elle avec un projet tout simple : la ressusciter. Les salauds qui l’avaient coincée lui avaient brûlé la peau à la cigarette. On voyait encore les traces. Elle ressemblait à un grand léopard endormi. Va pour un léopard, tant que ça reste ma Julia. Ils n’avaient rien pu changer au parfum de sa peau, rien à sa chaleur. Ils avaient dû cogner fort sur son visage, mais elle a un solide visage de montagnarde, ma Corrençon, et si ses pommettes étaient encore bleuies, elles n’avaient pas cédé au matraquage, ni la falaise de son beau front. Ils ne lui avaient pas cassé les dents. Ils lui avaient fendu les lèvres, qui s’étaient refermées et qui, dans son sommeil, me faisaient un sourire dodu, (« aimer, en argot espagnol, se dit « corner »). Ils lui avaient brisé une jambe que le plâtre statufiait jusqu’à la hanche, et l’autre cheville portait un anneau de cicatrices, comme si on l’avait mise aux fers. Pourtant, dans son sourire, il y avait une sorte de certitude goguenarde. Elle avait réussi son coup, ils n’avaient pas pu la faire parler. (Ma main au feu !) Elle avait dû finir son article et l’avait planqué quelque part. C’était ça que les plombards avaient cherché en dépiautant son appartement. Mais son sourire disait à ces cons qu’elle n’était pas une journaleuse à laisser traîner chez elle les brouillons d’une pareille affaire. But where ? Où as-tu caché tes papiers, Julia ? En fait, je n’étais pas trop pressé de connaître la réponse. Oui dit Vérité dit procès, qui dit procès dit témoignages, qui dit témoignages dit toute une armée de flics, de juges, et d’avocats occupés à secouer mes grands-pères par les pieds pour leur faire recracher tout ce que les enfants et moi avons eu tant de mal à leur faire oublier. D’un autre côté, laisser traîner l’affaire, c’est permettre à ces fumiers de shooter d’autres grands-pères, et mon appartement n’est pas assez grand ni ma vocation assez vaste pour abriter tous les vieux junkies de la capitale. Un aïeul par mouflet que fabrique maman, ça me paraît une proportion à ne pas dépasser.

J’étais donc allongé près de Julia, balançant entre ces pensées contradictoires, lorsque je choisis de les combattre par une résolution simple : ramener Julia au royaume des lumières. Pour ce faire, la connaissant comme je la connais, je savais qu’il n’y avait qu’un seul moyen : le coup du prince charmant. Oui, oui, je sais c’est abuser honteusement de la situation, mais justement, notre plus grand plaisir à Julia et à moi, c’est d’abuser l’un de l’autre sans nous abuser nous-mêmes. Si elle m’avait trouvé à sa place, en ce moment, benoîtement comateux depuis une bonne quinzaine, il y a belle lurette qu’elle aurait « tout mis en œuvre » (comme disent les responsables) pour me redonner au moins la conscience de son corps admirable. Je la connais, va. J’ai donc décidé de l’aimer tout endormie, puisqu’elle est, éveillée, si aimable. Ce sont ses seins qui m’ont reconnu les premiers. Puis le reste a suivi (sage et lente progression du plaisir dont elle a le secret) et quand j’ai su que ma maison m’était ouverte, ma foi, j’y suis entré.

Nous y avons joué puis dormi ensemble jusqu’à ce qu’on vienne frapper des coups à la porte de ma chambre, ce matin, et que la voix de Jérémy se mette à beugler :

— Ben ! Ben ! Maman s’est réveillée !

Voilà le genre de choses qui m’arrivent à moi : je baise ma belle au bois dormant et c’est ma mère qui se réveille… Car Julia dort toujours, à côté de moi, pas l’ombre d’un doute. Oh ! bien sûr, je peux témoigner de l’éveil intérieur, mais le beau visage reste clos, avec aux lèvres ce même demi-sourire canaille que j’ai si finement analysé hier soir.

— Et puis, il y a autre chose, Ben !

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Le vieux Risson n’est pas rentré, cette nuit.

(Merde. Ça, je n’aime pas.)

— Comment ça, pas rentré ?

— Pas rentré du tout, son plumard pas défait, ni rien. Et on n’a pas eu d’histoire, hier soir.

Je roule hors du lit pour tomber dans mon froc, mes pieds rampent vers mes pompes, mes bras se glissent dans leurs manches. Voilà, je suis à peine réveillé que déjà je pense. Risson n’est pas rentré. Depuis que nous planquons les grands-pères, c’est la première fugue. Eux qui passaient leurs nuits à courir la dope et leurs journées à planer, ils ne nous ont jamais fait le coup de la fugue. Aucun. Sauf Risson, maintenant. Que faire ? Attendre ou partir à sa recherche ? Et comment le retrouver ? Pas question de prévenir les flics, bien sûr. Merde, Risson, merde, qu’est-ce qui te prend ?

— Eh ! Ben ? Tu t’es rendormi, ou quoi ?

Les coups redoublent à la porte. Si je n’y suis pas arrivé, Jérémy va bien réussir à réveiller Julia, lui.

— Je m’habille, Jérémy, je m’habille et je réfléchis ; va préparer le biberon de Verdun, et dis à Merlan de venir me faire la barbe.

* * *

La clinique des Gardiens de la Paix, boulevard Saint-Marcel, noire de murs mais fraîchement lumineuse à l’intérieur, a pour vocation de rapetasser tous les flics troués par balle, tranchés au couteau, brûlés dans les incendies, victimes de la route, et plus généralement de la vie de flic, dépressions nerveuses comprises. La clinique des Gardiens de la Paix abritait dans ses murs une vieille passoire dépressive, l’inspecteur Van Thian, dont Pastor n’aurait su dire s’il luttait contre la mort ou au contraire pour expulser de sa carcasse le peu de vie qui le maintenait dans ce lit.

— Je peux faire quelque chose pour toi, Thian ?

Les drains profondément fichés dans son corps, Thian ressemblait à un saint Sébastien qui aurait passé sa longue vie au poteau. Pastor ne lisait rien d’autre dans ses yeux que la satisfaction d’avoir enfin atteint la limite d’âge. Il se leva et fut surpris d’entendre encore une fois la voix du vieil inspecteur quand il eut atteint la porte.

— Gamin ?

— Thian ?

— Tout de même, oui, j’aimerais bien voir encore une fois cette fille : Thérèse Malaussène.

La voix de Thian sifflait. Pastor fit oui de la tête, referma la porte sur lui, parcourut un couloir d’éther et descendit le perron au bas duquel le divisionnaire Cercaire l’attendait, au volant de sa Jaguar personnelle.

— Alors ?

— Pas brillant, fit Pastor.

L’objet de collection démarra dans un souffle, glissa le long du boulevard de l’Hôpital en direction de la Bastille. Ce ne fut qu’après avoir franchi le pont d’Austerlitz que Pastor consentit enfin à troubler le beau silence du moteur.

— J’ai un nouveau petit cadeau pour vous, dit-il.

Cercaire lui jeta un bref coup d’œil. Depuis la veille, il avait appris à ne pas anticiper les révélations de son nouvel associé. Pastor eut un rire bref. Puis, il se tut.

Cercaire attendait maintenant au feu rouge qui ferme le goulet de la Roquette.

— Le tueur de vieilles habitait chez Malaussène, déclara Pastor.

Le feu passa au vert, mais Cercaire ne démarra pas. Sous l’effet de la surprise, le moteur, pourtant flegmatique, avait calé. Derrière, les klaxons s’exprimèrent. Cercaire se mit à torturer son démarreur sous l’œil amusé de son voisin.

— Je vois que vous mesurez tout le parti qu’on peut tirer de la chose, dit Pastor.

La Jaguar fit un bond en avant, laissant les klaxons sur place.

— Nom de Dieu, dit Cercaire, tu es sûr de ça ?

Il savait qu’avec un type comme Pastor, il serait désormais réduit à poser des questions inutiles.

— Thian vient de me l’apprendre. Malaussène abritait ce tueur chez lui, et il loge trois autres vieux camés.

Pastor souriait. Cercaire n’en revenait pas d’avoir pu un jour juger ce sourire angélique. Il était partagé entre une admiration de potache, lui, le puissant Cercaire, comme s’il eût été assis à côté du Grand Sage, et une haine profonde, nourrie de peur. Il y avait quelque danger à s’associer à une pareille cervelle… Place Voltaire, Pastor eut un nouveau gloussement.

— Incroyable, la Corrençon et les vieux drogués sous son toit, il travaille pour nous, ce Malaussène !

Un temps :

— Et plutôt mieux que vous, Cercaire, non ?

(« Je te tuerai un jour, petit con. Il faudra bien qu’un jour tu fasses une erreur. Alors, je te tuerai. ») La violence de cette pensée coupa le souffle de Cercaire, puis elle se dilua en une merveilleuse sensation d’apaisement. Cercaire sourit à Pastor.

— Ça va, ta main ?

— Ça tire.

Ils fonçaient maintenant vers le portail du Père Lachaise. La Jaguar prit sur les chapeaux de roues le virage où quelques semaines plus tôt s’était envolé le manteau de Julie Corrençon. Une femme sans âge, à sa fenêtre, frappa de son index un front festonné de bigoudis. Peut-être, celle que Thian a cuisinée, se dit Pastor.

— Et Van Thian, qu’est-ce qu’il sait, au juste ? demanda soudain Cercaire.

— Quelques détails, des bribes, répondit Pastor.

Il ajouta :

— De toute façon, il ne passera pas la nuit.

Froid comme une lame, oui, pensa Cercaire. Je te tuerai avec plaisir, mon gars. Le moment venu, je ne te raterai pas.

Place Gambetta, la Jaguar trouva la rue des Pyrénées qu’elle gravit en trombe pour plonger à angle droit rue de la Mare et se couler dans une place libre, juste devant chez l’architecte Ponthard-Delmaire.

* * *

Il fallait retrouver Risson. À midi, j’ai envoyé la famille bouffer à droite et à gauche, les uns chez Saf-Saf, les autres aux Lumières de Belleville, et moi chez Amar. Mission : ne poser aucune question ; se contenter d’écouter Belleville. Pourquoi Belleville, d’ailleurs ? Pourquoi un personnage aussi distingué que Risson s’amuserait-il à fuguer dans mon Sud à moi ? Parce qu’on est censé y trouver de la dope ? Je vois mal mon vieux Risson faire la tournée des revendeurs d’ici pour les taper d’une dose. Et pourtant, pourtant, c’est bien l’idée qui me travaille. Il n’y a pas trente-six raisons de fuguer pour un ancien camé. À moins que Risson, par nostalgie, ne se soit laissé enfermer vivant dans une bonne grosse librairie, « la Terrasse de Gutenberg », par exemple, et qu’il y ait passé sa nuit à bouquiner. Faudra bien qu’il se ressource un jour où l’autre, non ? Sa culture romanesque n’est pas inépuisable. Il est peut-être en train de se farcir ce dernier bouquin dont on cause, Le parfum, de Süskind, pour le raconter ce soir aux enfants ? Arrête de déconner, Benjamin, arrête. Et s’il avait une copine, Risson ? Cette Vietnamienne-berceuse, par exemple ? J’ai eu comme l’impression qu’elle ne le laissait pas indifférent. Risson et la Vietnamienne… Benjamin, je t’ai dit d’arrêter, alors, arrête, tu veux ? Bon, je me suis obéi, j’ai arrêté. J’ai écouté. Et j’ai entendu qu’on avait buté la Vietnamienne, cette nuit. Ça m’a foutu un coup. Chagrin égoïste d’ailleurs, parce que ma première pensée a été qu’on ne retrouverait pas de sitôt quelqu’un capable de réduire Verdun au silence. Et puis, j’ai appris que la Vietnamienne était un Vietnamien (ce qui ne m’étonne pas de la part de Belleville) et que ce Vietnamien, flic, de surcroît, avait refroidi deux mecs quelques heures plus tôt, des méchants authentiques qui avaient défouraillé les premiers. Parait même qu’il en a descendu un en plein vol. C’est Jérémy qui a récolté tous les détails, comme quoi touché à l’épaule, le Vietnamien aurait fait sauter son pétard de sa main droite à sa main gauche pour assaisonner le tueur volant comme au ball-trap. Éperdu d’admiration, le Jérémy ! Et dire qu’il y a quelques jours ce flingueur gazouillait avec Verdun dans ses bras et se faisait planifier par ma Thérèse… tout à coup, m’est venue une idée marrante : supposons que Risson en ait effectivement pincé pour ce qu’il croyait être une authentique « miss Sud-Est Asiatique », qu’il se soit pointé tout transi chez elle et qu’au moment crucial il ait découvert que sa super-chérie était une supercherie… Il est assez romantique pour lui faire la peau, Risson. (Benjamin, pour la dernière fois, arrête !) Total, rien du tout. Aucune nouvelle de Risson. On est rentrés tête basse à la maison. Verdun dormait. Julia aussi. Mais pas le téléphone.

— Allô, Malaussène ? Vous n’avez pas oublié votre rendez-vous, j’espère ?

— Est-ce que je peux vous injurier. Majesté ?

— Si ça doit vous mettre en condition, ne vous gênez pas.

Elle est comme ça, la Reine Zabo. J’ai seulement dit :

— Non, je ne l’ai pas oublié, votre Ponthard-Delmaire ; j’y vais de ce pas.

* * *

— Vous avez tué ma fille.

Pastor soutenait un genre de regard qu’il connaissait bien. Ce gros Ponthard-Delmaire, qui faisait pousser les maisons sur la terre entière n’était pas seulement un architecte. Ce n’était pas non plus un père éploré — et il ne souhaitait même pas le paraître. Avant tout, ce gros type assis derrière cet immense bureau de chêne auquel il avait bizarrement donné la forme enveloppante d’une matrice, ce gros type était un tueur.

— Vous l’avez tuée, répéta Ponthard-Delmaire.

— Possible, mais vous, vous m’avez raté.

Une conversation « nette » (Pastor entrevit en un éclair le visage bouclé de Gabrielle) dont les premiers échanges prirent Cercaire au dépourvu.

— La prochaine fois, je ne vous raterai pas.

Le gros homme dit cela sans élever le ton. Il ajouta en esquissant un sourire :

— Et j’ai les moyens de susciter d’innombrables « prochaines fois ».

Pastor eut un regard las vers Cercaire :

— Cercaire, soyez gentil, expliquez à ce père ravagé par le chagrin qu’il n’a plus les moyens de quoi que ce soit.

Brève approbation de Cercaire.

— C’est vrai, Ponthard, ce jeunot qui n’a l’air de rien nous tient par les couilles. Autant que tu t’en persuades tout de suite, ça nous fera gagner du temps.

Le regard qui pesait sur Pastor se teinta de curiosité incrédule.

— Ah ! oui ? Ce n’est pas en cuisinant Édith qu’il aura appris quelque chose, en tout cas, elle ne savait même pas que j’étais de la partie.

— En effet, dit Pastor. Et ça lui a flanqué un drôle de choc quand je le lui ai annoncé…

Tremblement de graisse. À peine perceptible, mais tremblement.

— Votre fille était une idéaliste, à sa façon, monsieur Ponthard-Delmaire. En vendant de la came aux vieux, elle pensait se révolter efficacement contre son vieux à elle, elle voulait ternir « l’image du père », comme on dit aujourd’hui. Quand elle a appris qu’en fait vous étiez son employeur…

— Bon Dieu…

Il avait blêmi, cette fois-ci. Pastor enfonça le clou.

— Oui, Ponthard, c’est vous qui avez tué votre fille ; moi, je n’ai été que le messager.

Un temps.

— Maintenant que ce problème est réglé, passons aux choses sérieuses, voulez-vous ?

La maison était en bois. Rien de visible, dans cette maison qui ne fût en bois. Toutes les essences, toutes les teintes, toutes les chaleurs du bois dans une ville de pierre. Une de ces idées abstraites d’architectes qui, prenant forme, donnent des maisons abstraites.

— Pastor a une proposition à nous faire, enchaîna Cercaire ; et nous n’avons pas les moyens de la refuser.

Sur quoi, deux coups discrets résonnèrent à la porte du bureau qui s’ouvrit sur le vieux larbin au gilet abeille. Lui aussi était couleur de bois.

— Monsieur, il y a là un M. Malaussène qui prétend avoir rendez-vous avec Monsieur.

— Envoie-le se faire foutre.

— Non ! s’exclama Pastor. (Puis, digérant sa surprise, il ajouta :) Faites-le attendre.

Et, dans un grand sourire au larbin :

— Quant à vous, prenez donc votre après-midi, ça vous fera le plus grand bien. N’est-ce pas, Ponthard ?

Le domestique interrogea son patron du regard. Le patron eut un signe bref d’assentiment et un autre de la main qui envoya l’abeille butiner Paris.

— On aura besoin de ce Malaussène tout à l’heure, expliqua brièvement Pastor, et maintenant, comme je ne veux pas me répéter, vous allez écouter ça.

Des replis de son vieux chandail, il sortit un minuscule boîtier qu’il posa sur le bureau. Le petit magnétophone répéta fidèlement à Ponthard-Delmaire la conversation Pastor-Cercaire de la veille.

34

Et moi, pendant ce temps, comme un con, au lieu de prendre mes jambes à mon cou, ma famille sous le bras, et de courir me réfugier au fin fond de l’Australie, je poireaute dans la pièce d’à côté. Et bouillant d’impatience, encore ! Parce qu’avec Risson dans la nature, Julia dans le coltar, et Verdun en campagne, je me préfère chez moi qu’ailleurs. En outre, le numéro du grossium qui fait attendre pour qu’on prenne la mesure exacte de son importance, j’ai déjà donné. Trop souvent. Et puis je suis là pour me faire engueuler, non ? Le plus tôt sera donc le mieux. C’est comme les piqûres ces choses-là, plus on attend, plus ça fait mal Avis à tous les apprentis boucs émissaires : un bon bouc doit aller au-devant de l’engueulade, bastonner sa coulpe avant même d’être accusé, c’est un principe de base. Se pointer avant le peloton, toujours, et lever sur lui une frime à faire enrayer les fusils. (Pour ça, il faut du métier : j’ai.)

Donc, au lieu de me tirer à toutes pompes, voilà que je me lève et que, le dos préalablement voûté, la bajoue subtilement tombante, le regard en écharpe, la lèvre inférieure tremblotante, et les doigts agités, je m’avance vers le bureau de Ponthard-Delmaire dans le but de lui avouer que son merveilleux ouvrage ne sortira pas à la date escomptée, que c’est ma faute, oui, ma faute à moi tout seul, que je suis impardonnable, mais néanmoins soutien de famille, que s’il fait du foin je serai viré, ce qui réduira les miens à la mendicité… et si, loin de le calmer, cette perspective l’enchante, la seconde face de mon disque professionnel lui criera : « Oui, oui, vous avez raison de m’enfoncer, je n’ai jamais rien valu, cognez plus fort, c’est ça, là où ça fait le plus mal, dans les couilles, oui, oui, encore ! » En général, quand la première face ne marche pas, la seconde désarme l’adversaire, il vous lâche enfin, de peur de trop vous plaire en vous massacrant. Dans les deux cas, le sentiment final est proche de la pitié ; pitié de l’âme : « Dieu que cet homme est malheureux et que mes problèmes sont dérisoires par rapport aux siens » ou pitié clinique : « Qu’est-ce qui m’a foutu un maso pareil ? N’importe quoi pour ne plus le voir, il me déprime trop. » Et si, entre les deux versions, j’arrive à caser à l’énorme Ponthard que de toute façon les Éditions du Talion restent mieux placées que les autres pour sortir son bouquin vite fait, vu que nous le connaissons par cœur (tellement on l’aime), si j’arrive à lui sortir ça, j’aurai gagné la partie. Au fond, la Reine Zabo avait raison, les choses ne se présentent pas si mal.

Voilà exactement ce que je me dis, en posant la main sur la poignée de la porte, d’ailleurs entrouverte : les choses ne se présentent pas si mal ! Et, comme je m’apprête à pousser franchement cette foutue porte, une exclamation hautement dissuasive me cloue sur place :

— Ces vieux camés sont chez Malaussène ?

— Deux sont déjà morts, répond une voix (que j’ai déjà entendue), ça fait qu’il en reste encore deux.

— L’un des deux morts est le tueur des vieilles de Belleville. Un certain Risson. Il les tuait pour se procurer de la came.

(Quoi ? Mon Risson à moi ? Dieu de Dieu, comment vont réagir les enfants en apprenant ça ?)

— Nom de Dieu, et moi qui les ai cherchés partout !

Celle-ci, c’est la voix de l’architecte. Elle ajoute :

— Je savais que la journaliste les avait récupérés, mais impossible de lui faire dire où elle les planquait !

Troisième voix, inconnue :

— C’est pour le lui demander que vous l’avez enlevée ?

— Oui, mais on n’a pas pu lui faire cracher le morceau. Une drôle de coriace. Pourtant, mes gars étaient des spécialistes.

— Vos gars étaient des minables, ils ont raté la fille, ils m’ont raté moi, et la façon dont ils ont fouillé l’appartement indiquait trop clairement qu’ils étaient du bâtiment. Une grave erreur, Ponthard.

C’est bizarre, l’Homme. À ce moment-là encore, j’avais l’occasion de me tirer en remerciant le bon dieu Hasard. Mais une des innombrables particularités qui distinguent l’homme de la bestiole, c’est qu’il en veut plus. Et même quand il a la quantité suffisante, c’est la qualité qu’il réclame. Les faits bruts ne lui suffisent pas, il lui faut aussi les « pourquoi », les « comment » et les « jusqu’où ». Tout en chiant dans mon froc, j’ai donc entrouvert davantage la porte pour embrasser la scène dans son ensemble. Trois types sont assis là-dedans. J’en connais deux : Cercaire, le grand flic tout cuir, aux moustaches en fourreau de sabre, et l’énorme Ponthard-Delmaire derrière son burlingue en forme de haricot géant. Je ne connais pas le troisième, un jeune mec dans un grand pull de laine, genre Gaston Lagaffe mais sur le mode tragique, à en juger par son visage ravagé. (Je le vois de profil, son œil droit est si enfoncé dans son orbite cernée de mort, que je ne saurais même pas en dire la couleur.)

— Écoutez, Pastor, dit tout à coup Ponthard-Delmaire (Pastor ? Pastor ? Le flic Pastor ? Celui auquel a téléphoné Marty ?), comme dit Cercaire, vous nous tenez par les couilles, c’est une affaire entendue, on ne peut pas faire autrement que de traiter avec vous, d’accord, mais ce n’est pas une raison pour venir à domicile m’apprendre à faire mon boulot.

Moustaches de cuir tente la conciliation :

— Ponthard…

La réplique de l’énorme est sèche :

— Ta gueule, toi ! Ça fait des années que cette combine fonctionne à l’échelon national, Pastor ; si vous n’aviez pas eu le cul insensé de tomber sur le corps de cette fille, vous n’auriez rien pigé à rien, tout futé que vous êtes, alors un peu de modestie, s’il vous plaît ; n’oubliez pas que vous êtes tout jeune dans votre nouveau boulot et que vous avez beaucoup à y apprendre. Vous réclamez 3 %, va pour 3 %, c’est le prix juste pour un nouveau collaborateur de votre trempe, mais ne la ramenez pas trop, mon gars, si vous voulez faire longue route.

— Je ne veux plus 3 %.

Difficile de dire la stupeur où ces simples mots du jeunot à tête de mort plongent soudain les deux autres. C’est le grand flic en cuir qui réagit le premier. L’exclamation des exclamations :

— Quoi ? Tu veux davantage !

— Dans un sens, oui, répond le vieux pull de laine d’une voix complètement exténuée.

* * *

Pendant que le petit magnétophone déroulait sans heurt sa bande de mensonges et de vérités, un autre film était repassé sous les yeux de Pastor. « Mon Dieu, combien de fois faudra-t-il que je revive ça ? » Un appartement déchiqueté, avec la même et méthodique sauvagerie que celui de la journaliste Corrençon. Une bibliothèque d’éditions originales jetée à terre, tous les livres écartelés. La même façon professionnelle de sonder tous les creux de la maison… une obstination de machine. Mais sur les deux corps de Gabrielle et du Conseiller, c’était des fauves qui s’étaient acharnés. Pastor s’était tenu debout plus d’une heure devant la porte de leur chambre. On les avait tant torturés que la mort n’avait apporté aucun soulagement aux corps maintenant immobiles. Ils gisaient là, pétrifiés par la douleur et l’effroi. Pastor ne les avait pas reconnus, d’abord. « Je ne les reconnaîtrai plus jamais. » Il était resté là dans un effort désespéré pour recomposer le souvenir, mais la mort remontait à trois jours et l’on ne pouvait plus rien pour assouplir cette horreur. « Ils voulaient se suicider », ne cessait de répéter Pastor, « Gabrielle était malade, elle allait mourir, ils voulaient se suicider ensemble, et on leur a fait ça. » D’autres phrases suivirent : « On leur a pris la vie, on leur a volé leur mort, et on a tué leur amour. » Pastor était jeune, à l’époque, il croyait encore les phrases capables de réduire l’innommable. Il se saoulait de mots, de rythmes, debout dans l’encadrement de cette porte, comme un adolescent après sa première blessure d’amour. L’une de ces pauvres phrases s’accrocha plus particulièrement à lui : « ILS ONT ASSASSINÉ L’AMOUR. » C’était une phrase étrange, d’un romantisme désuet, comme sortie d’un livre en forme de cœur. « ILS ONT ASSASSINÉ L’AMOUR », mais cela s’était planté dans sa peau comme une ronce, et ça le réveillait la nuit, dans un hurlement rouillé, au bureau, sur son lit de camp : « ILS ONT ASSASSINÉ L’AMOUR ! » Les corps de Gabrielle et du Conseiller lui apparaissaient alors, comme s’il était encore debout sur le seuil de leur chambre. Il voyait ces corps qu’il ne reconnaissait plus, et il lui fallait se battre contre cette idée que l’amour ne peut pas résister à tout, que leur amour n’avait pas dû résister à ça. « ILS ONT ASSASSINÉ L’AMOUR ! » Il se levait, s’asseyait à son bureau, consultait un rapport ou sortait dans la nuit. L’air froid des quais chassait parfois la phrase. D’autres fois au contraire les deux corps suppliciés accompagnaient sa promenade qui devenait une fuite.

Les collègues de Pastor s’étaient chargés de l’enquête. Comme les bijoux de Gabrielle avaient disparu avec l’argent liquide que le Conseiller conservait dans un petit coffre mural, Pastor s’était empressé de souscrire à la thèse du cambriolage. Oui, oui, cambriolage, les tortures n’ayant été administrées que pour faire parler les deux vieillards. Mais Pastor savait qu’on les avait éliminés. Il savait pourquoi. Et un jour, il saurait qui. Les notes du Conseiller sur les internements arbitraires avaient disparu. Des notes techniques, incompréhensibles pour tout autre que des spécialistes. Pastor avait gardé l’information pour lui. Jardin secret. Jardin dévoré par un seul et gigantesque roncier : « ILS ONT ASSASSINÉ L’AMOUR ! » Un jour il extirperait cette ronce ; il retrouverait ceux qui avaient fait ça.

Ce jour était enfin arrivé.

* * *

— Alors, quoi, merde, Pastor, 3 % ne te suffisent plus ?

— Non. Je ne veux plus 3 %, et je ne vous livrerai pas Malaussène.

Le nommé Malaussène (moi-même), accroupi derrière la porte entrebâillée, en éprouve comme un soulagement.

— Qu’est-ce que c’est que ces histoires, Pastor ? Qu’est-ce que tu veux, au juste ?

Il y a de l’inquiétude dans la voix de Cercaire.

Inquiétude justifiée. Pastor sort une petite liasse de feuilles dactylographiées qu’il pose sur le bureau.

— Je veux que vous me signiez ces dépositions. Vous y reconnaissez votre culpabilité, ou votre complicité dans diverses affaires, allant du trafic de stupéfiants à l’assassinat aggravé de tortures, en passant par la tentative de meurtre, le trafic d’influences, et autres broutilles. Je veux vos deux signatures en cinq exemplaires, rien d’autre.

(Moi qui suis plutôt bavard, j’aime bien parler du silence. Quand le vrai silence s’installe là où on ne l’attend pas, on sent que l’Homme repense l’Homme de fond en comble ; c’est beau.)

— Ah ! oui ? dit enfin Cercaire, mezza voce, pour ne pas effrayer tout ce silence, tu veux qu’on signe ça ? Et comment tu vas t’y prendre, pour nous y forcer ?

— J’ai une méthode.

Pastor lâche cette petite phrase avec une extrême lassitude, comme s’il l’avait prononcée une centaine de fois.

— C’est vrai, s’exclama Cercaire, la fameuse méthode ! Eh bien expose-la-nous, mon gars, ta méthode, et si tu nous convaincs, on signera, c’est promis. Pas vrai. Ponthard ?

— Promis, fait le gros Ponthard en se calant à l’aise dans son fauteuil.

— Voilà, explique Pastor ; quand je me trouve en face de salauds dans votre genre, je me fabrique la tête que j’ai en ce moment, et je leur dis ceci : j’ai un cancer, j’en ai pour trois mois au plus, je n’ai donc aucun avenir, pas plus dans la police qu’ailleurs, dès lors le problème est simple : ou vous signez, ou je vous tue.

Re-silence.

— Et ça marche ? demande enfin Ponthard en lançant un coup d’œil goguenard à Cercaire.

— Ça a très bien marché avec votre fille, Ponthard.

(Il y a des silences qui lavent encore plus blanc. La large tronche de Ponthard-Delmaire vient de passer par cette lessive.)

— Eh bien, ça ne marchera pas avec moi, déclare Cercaire dans un grand sourire.

Trop ouvert, le sourire, car Pastor vient d’y enfoncer le canon d’un pétard sorti d’on ne sait où. Ça a fait un drôle de bruit en pénétrant dans la bouche du divisionnaire. Pastor a dû casser une ou deux dents au passage. La tête de Cercaire se trouve clouée au dossier de son fauteuil. Par l’intérieur.

— On va essayer, dit tranquillement Pastor. Écoutez-moi bien, Cercaire : vous voyez ma tête ? J’ai un cancer, j’en ai pour trois mois au plus, je n’ai donc aucun avenir, pas plus dans la police qu’ailleurs, dès lors, le problème est simple : ou vous signez, ou je vous tue.

(À mon avis, ce gars a vraiment un cancer. Ce n’est pas possible une tête pareille.) Apparemment, le commissaire divisionnaire Cercaire ne fait pas le même diagnostic que moi. Après un temps d’hésitation, pour toute réponse, il se contente de dresser le médius de sa main droite et de le brandir sous le nez de Pastor. Lequel Pastor appuie sur la détente de son arme, et la tête du divisionnaire explose. Encore un mec transformé en fleur. Ça ne fait pas un bruit extraordinaire, mais ça tapisse en rouge toute la surface disponible. Il ne reste plus qu’une mâchoire sur les épaules de Cercaire, une mâchoire inférieure qui n’en revient pas d’avoir échappé au massacre, si j’en juge par son air d’intense stupéfaction.

Lorsque Pastor se relève, et laisse tomber l’arme sanglante sur le bureau de Ponthard-Delmaire, il a l’air plus mort que le mort, ce qui n’est pas peu dire. Ponthard, lui, est bien vivant. Avec la vivacité que lui autorise sa corpulence, il saisit le pistolet et entreprend d’en vider le chargeur sur Pastor. Seulement, vider un chargeur déjà vide, ça n’a jamais fait énormément de dégât. Pastor entrouvre alors la veste de Cercaire, dégage son arme de service de son holster — un bel engin spécial divisionnaire, chromé, nacré et tout — et la pointe sur l’ample personne de l’architecte.

— Merci, Ponthard. J’avais besoin de vos empreintes sur ce P.38.

— Il y a les vôtres aussi, bredouille l’énorme.

Pastor montre sa main pansée, dont l’index a été soigneusement sparadrapé.

— Depuis hier soir, grâce à vos tueurs, ma main ne laisse plus d’empreinte. Alors, Ponthard, cette déposition, vous la signez, ou je vous tue ?

(Eh bien, c’est-à-dire, d’un côté il aimerait mieux ne pas signer, mais d’un autre côté…)

— Écoutez, Ponthard, ne réfléchissez pas trop, les choses se présentent simplement. Si je vous tue, ce sera avec l’arme de Cercaire. Je l’appuierai quelque part du côté de votre cœur et vous vous serez entretués dans un corps à corps un peu brutal. Si vous signez, Cercaire se sera tout bonnement suicidé. Vous comprenez ?

(Les vrais problèmes ont toujours été posés par ce que l’on comprend trop bien.) Le siège sur lequel se laisse enfin tomber Ponthard-Delmaire semble avoir été spécialement conçu pour supporter le désespoir des obèses : il tient vaillamment le coup. Après avoir encore réfléchi une longue minute, Ponthard-Delmaire tend enfin une main résignée vers sa déposition. Pendant qu’il la signe, Pastor essuie soigneusement le canon et la crosse du P.38, replace dans le chargeur les balles manquantes, et place l’arme dans la main de Cercaire dont le médius peut enfin se replier.

Suite de quoi, routine administrative. Pastor demande par téléphone à un certain Caregga d’aller appréhender le nommé Arnaud Le Capelier, à son domicile ou au Secrétariat aux Personnes Âgées, s’il s’y trouve.

— Caregga, tu diras à cet Arnaud qu’Édith Ponthard-Delmaire l’a mouillé jusqu’au cou, que le père d’Édith, l’architecte, s’est mis à table et que le divisionnaire Cercaire s’est suicidé. Oui, oui, Caregga, suicidé… Ah ! j’oubliais, dis-lui aussi que je l’interrogerai personnellement ce soir. Et si mon nom ne lui rappelle rien, précise-lui que je suis le fils adoptif du Conseiller Pastor et de sa femme Gabrielle ; ça devrait éclairer sa mémoire, il les a fait assassiner tous les deux.

Un temps. Et, d’une voix très douce :

— Caregga, ne le laisse pas sauter par une fenêtre, ou avaler une boulette, hein ? « Je le veux vivant », comme on dit dans les westerns. Je le veux vivant, Caregga, s’il te plaît…

(La douceur de cette voix… Pauvre Arnaud avec sa jolie raie médiane qui tranchait en deux la blonde motte de ses cheveux, pauvre Arnaud dévoreur de grands-pères…)

— Caregga ? Envoie-moi aussi une ambulance ici et un fourgon. Et préviens le divisionnaire Coudrier de la mort de Cercaire, tu veux ?

Clic. Raccrochage. Puis, sans même se retourner vers la porte derrière laquelle je n’ai pas perdu une broque du meurtre et de tout le reste :

— Vous êtes toujours là, monsieur Malaussène ? Ne partez pas, j’ai quelque chose à vous rendre.

(À me rendre ? Lui ? À moi ?)

— Tenez.

Toujours sans me regarder, il me tend une enveloppe kraft qui porte le nom de l’inspecteur VANINI !

— J’ai dû vous emprunter ces photos pour appâter ces messieurs. Reprenez-les, elles pourront servir à votre ami Ben Tayeb. On va le libérer.

Je prends les photos du bout des doigts, et je m’esbigne vite fait, sur la pointe des pieds. Mais :

— Non, ne partez pas. Il faut que je passe chez vous, pour régler quelques détails.

35

— Et voilà, belle dame : c’est fini.

Pastor s’est agenouillé au pied du lit. Il parle à Julia comme si elle se contentait d’avoir les yeux fermés.

— Les méchants sont morts ou en prison.

Évidemment, Julia ne bronche pas. (Ce serait un comble !)

— Je vous avais promis de les arrêter, vous vous rappelez ?

La voix est douce. (Une vraie douceur, cette fois.) On dirait qu’il tend la main à une enfant tombée au fond d’un cauchemar.

— Eh bien voilà, j’ai tenu parole.

Toute la famille, rassemblée là, fond littéralement d’amour pour cet inspecteur angélique, qui fait si jeune, dont la voix est si apaisante…

— Dites-moi, belle dame, vous avez dû leur flanquer une sacrée trouille pour qu’ils commettent tant d’erreurs !

C’est pourtant vrai qu’il a l’air angélique à présent… Son visage s’est recomposé. Un visage plutôt rose et poupin où les yeux ne creusent pas de cavernes et dont les boucles ont cette légèreté propre aux cheveux des tout petits enfants. Quel âge peut-il avoir ?

— Eh ! bien, vous avez gagné votre bataille.

(N’empêche que moi, je l’ai bel et bien vu transformer un mec en fleur il n’y a pas plus d’une heure !)

— Grâce à vous, on y regardera deux fois avant de pratiquer de nouveaux internements arbitraires !

C’est une longue conversation, entre ces deux-là, on le sent. Elle, retranchée derrière l’énigme de son demi-sourire, et lui patient, parlant seul, non pas comme si elle était endormie, mais au contraire comme si elle était pleinement là, absolument d’accord avec lui. Tout cela rend une petite musique d’intimité qui m’empoisonne le sang.

— Oui, il va y avoir procès, les victimes que vous avez sauvées vont témoigner…

Le docteur Marty, venu soigner Julia à domicile tire une drôle de bouille. Il doit se demander si c’est une habitude maison de tenir des conférences aux moribonds et aux comateux.

— Mais il manque une pièce importante au dossier, belle dame…

(Pour tout dire, il commence à me les briser menu, ce tueur mondain, avec ses « belles dames » susurrées dans l’oreille sans défense de ma Julia.)

— Il me manque votre article, murmure Pastor en se penchant davantage.

Julius le Chien, tête penchée et langue pendante, donne l’impression d’assister à un cours un peu trapu pour lui. Sous l’effort de la concentration, on peut voir son odeur monter autour de lui.

— J’aurais besoin de comparer mon enquête à votre article. Vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’espère ?

Et la conversation de prendre un petit tour professionnel.

— Il va sans dire que je ne communiquerai avec aucun autre journaliste, vous avez ma parole.

Faut voir la tête de maman et des filles : l’extase ! Des garçons : la vénération ! Des vieux : l’adoration des mages ! (Eh ! la famille, déconnez pas, ce mec vient de faire sauter le crâne d’un type sans plus d’émotion que s’il s’offrait une pastèque !)

— Et puis j’aimerais savoir autre chose, aussi.

Cette fois-ci, il est tout contre ma Julia.

— Pourquoi avez-vous pris tant de risques ? Vous saviez qu’ils vous avaient repérée, vous saviez ce qu’ils allaient vous faire, pourquoi n’avez-vous pas laissé tomber ? Qu’est-ce qui vous a poussée ? Il n’y avait pas que le métier, cette fois, n’est-ce pas ? D’où vous venait le besoin de défendre ces vieillards ?

Toute raide sur ses jambes raides, Thérèse a le froncement de sourcils professionnel ; si j’en juge par son regard, elle estime que ce gars-là sait y faire. Ma foi, la suite lui donne raison.

— Allons, dit Pastor un peu plus haut, avec une douceur suppliante, j’ai vraiment besoin de savoir. Où avez-vous caché votre article ?

— Dans ma voiture, répond Julia.

(Oui, parfaitement, vous venez de lire ce que je viens d’entendre : « Dans ma voiture », répond Julia !) « Elle a parlé ! », « Elle a parlé ! ». Exclamations de joie, précipitations tous azimuts, et moi tellement soulagé, tellement heureux, mais tellement anéanti par la jalousie que j’en reste sur place, comme si cette liesse ne me concernait pas. À peine si j’entends le docteur Marty me dire :

— Soyez gentil, Malaussène, quand j’aurai besoin d’un authentique miracle à l’hôpital, envoyez-moi quelqu’un de chez vous.

* * *

Elle parlait depuis longtemps, maintenant, elle avait une voix un peu hors du temps, elle parlait d’ailleurs, de très loin, ou de très haut, mais avec des mots bien à elle, les mêmes. Quand Pastor lui avait demandé où il pouvait trouver sa voiture, elle avait répondu avec cette bizarre voix de fée, un peu traînante :

— Vous êtes flic, non ? Vous devriez le savoir : à la fourrière, bien sûr, comme d’habitude…

Puis sont venues les explications sur les raisons de son acharnement dans cette lutte. Pastor avait eu raison : il n’y avait pas eu là qu’une obstination professionnelle. Chez Julia, le désir d’enquêter sur ces vieux drogués venait de plus loin. Non, elle ne connaissait aucun des patrons de la bande, ni l’architecte, ni le commissaire divisionnaire, ni le bel Arnaud Le Capelier. Elle n’avait aucun compte à régler avec qui que ce fût, si ce n’était avec Monseigneur l’Opium. Oui, en toute simplicité, avec Monseigneur l’Opium et tous ses dérivés.

* * *

Une vieille histoire, entre l’opium et Julie. Jadis, ils s’étaient disputé le même homme. Cela avait commencé dans son enfance (et c’est à pleurer, cette voix de petite fille qu’elle prend pour nous raconter ça, cette toute petite voix sortant de ce grand corps de femme-léopard).

Julie se revoyait dans les montagnes du Vercors, en compagnie de son père, l’ex-gouverneur colonial Corrençon, « l’homme des Indépendances », comme les journaux l’appelaient à l’époque, ou « le fossoyeur de l’Empire », c’était selon. Ils possédaient là, le père et la fille, une vieille ferme hâtivement retapée, « Les Rochas », où ils se réfugiaient le plus souvent possible. Julie y avait planté des fraisiers. Ils y laissaient pousser les roses trémières. « L’homme des Indépendances »… « le fossoyeur de l’Empire »… Corrençon avait été le premier à pouvoir négocier avec le Viêt Minh quand les massacres étaient encore évitables, et il avait été l’artisan de l’autonomie tunisienne, aussi, l’homme de Mendès, puis celui de de Gaulle quand il avait fallu rendre l’Afrique Noire à elle-même. Mais, pour la petite fille, il était « le Grand Géographe ».

(Couchée sur ce lit, entourée maintenant d’une famille qui n’est pas la sienne, Julie récite, de sa voix d’enfant.)

Elle récitait les noms de tous ceux qui étaient passés là, dans cette ferme des Rochas, et qui avaient fait l’indépendance de leurs nations. Sa voix d’enfant prononçait les noms de Farhat Abbas, Messali Hadj, Hô Chi Minh et Vô Nguyen Giap, Ybn Yûsuf et Bourguiba, Léopold Sedar Senghor et Kwame Nkrumah, Sihanuk, Tsiranana. Il s’y mêlait d’autres noms, aux consonances latino-américaines datant de l’époque où Corrençon jouait au Consul, sur le continent jumeau de l’Afrique. Les Vargas, les Arrães, les Allende, les Castro, et le Che (le Che ! Un barbu lumineux dont elle devait retrouver le portrait quelques années plus tard, accroché dans toutes les chambres de jeune fille).

À un moment ou à un autre de leur vie, la plupart de ces hommes étaient passés par les Rochas, dans cette ferme perdue du Vercors, et Julie se rappelait mot pour mot les conversations passionnées qui les opposaient à son père.

— Ne cherchez pas à écrire l’Histoire, contentez-vous de rendre ses droits à la Géographie !

— La géographie, répondait le Che, dans son éclat de rire, ce sont les faits qui se déplacent.

Le plus souvent, ces hommes étaient en exil. Certains avaient la police aux trousses. Mais, en compagnie de son père ils avaient tous la gaieté tapageuse des gars du bâtiment. Ils parlaient sérieusement, et soudain ils se mettaient à jouer.

— Qu’est-ce qu’une colonie, élève Giap ? demandait Corrençon, sur le ton de l’instituteur colonial.

Et Vô Nguyen Giap, pour faire rire la petite Julie, Vô Nguyen Giap, celui qui allait devenir le vainqueur de Diên Biên Phu, répondait, en imitant l’ânonnement de l’écolier :

— Une colonie est un pays dont les fonctionnaires appartiennent à un autre pays. Exemple : l’Indochine est une colonie française, la France est une colonie corse.

Une nuit d’orage, la foudre tomba tout près des Rochas. L’ampoule de la cuisine explosa, jetant des étoiles de feu exactement comme une fusée d’artifice. La pluie se mit à tomber comme si le ciel se vidait d’un coup. Il y avait là Farhat Abbas et deux autres Algériens dont Julie avait oublié le nom. Farhat Abbas s’était brusquement dressé, et s’était rué dehors, où, sous une tempête d’apocalypse, il s’était écrié :

— Je ne parlerai plus le français aux miens, je leur parlerai l’arabe ! Je ne les appellerai plus « camarades », je les appellerai « frères » !

Pelotonnée au pied de la cheminée, Julie écoutait ces hommes parler des nuits durant.

— Va te coucher. Julie, disait Corrençon, les secrets des États à venir sont encore plus secrets.

Mais elle suppliait de rester et il se trouvait toujours quelqu’un pour intervenir en sa faveur :

— Laissez votre fille nous écouter. Corrençon, vous n’êtes pas éternel.

Tous ces visiteurs étaient les amis de son père. L’exaltation de ces nuits était immense. Pourtant, quand ils quittaient la maison, le gouverneur Corrençon retombait sur lui-même, tassé, soudain. Il se retirait dans sa chambre et la maison se mettait à sentir le miel grillé, une odeur qui vous poissait le cœur. Julie faisait la vaisselle pendant la cérémonie solitaire de l’opium, puis elle se couchait. Elle ne retrouvait son père que tard le lendemain, la pupille dilatée, plus léger que l’air, plus triste.

— Je mène une drôle de vie, ma fille, je prône la liberté et je défais notre empire colonial. C’est exaltant, comme d’ouvrir une cage, et c’est déprimant, comme de tirer sur le fil d’un vieux chandail. Au nom de la liberté, je vais jeter des familles entières dans l’exil. Je travaille à l’hexagonie de l’Empire.

À Paris, il fréquentait une fumerie aujourd’hui remplacée par un vélodrome. La fumerie était tenue par une ancienne institutrice coloniale prénommée Louise et mariée à un minuscule Tonkinois que Corrençon appelait son « droguiste ». On ferma l’entrepôt de Gamay qui servait de couverture à ce couple et il y eut procès. Corrençon voulut témoigner en faveur de Louise et de son Tonkinois. Il fulminait contre les « anciens d’Indochine », responsables de l’action judiciaire.

— Des âmes de criminels avec une conscience de médailles pieuses.

Il devenait prophétique :

— Leurs enfants se piqueront pour oublier que leurs pères n’ont rien inventé.

Mais il était lui-même tellement marqué par la drogue, à cette époque, que les avocats de la défense le récusèrent.

— Votre visage témoignerait contre vos arguments, monsieur Corrençon, cela nuirait à nos clients.

C’est qu’il était passé de l’opium à l’héroïne, de la longue pipe à la froide seringue. Ce n’étaient plus ses propres contradictions qu’il traquait dans ses veines, mais celles du monde qu’il avait contribué à faire naître. À peine les Indépendances proclamées, la Géographie engendrait l’Histoire, comme une maladie incurable. Une épidémie qui laissait des cadavres. Lumumba exécuté par Mobutu, Ben Barka égorgé par Oufkir, Farhat Abbas exilé, Ben Bella emprisonné, Ybn Yûsuf supprimé par les siens, le Viêt-nam imposant son histoire à un Cambodge vidé de son sang. Les amis de la maison du Vercors traqués par les amis de la maison du Vercors. Le Che, lui-même, abattu en Bolivie, avec, murmuraient certains, la complicité silencieuse de Castro. La Géographie indéfiniment torturée par l’Histoire… Corrençon n’était plus qu’une ombre trouée de mort. Il flottait dans le vieil uniforme de gouverneur colonial qu’il portait encore, par dérision, pour jardiner. Il cultivait les plans de fraisiers des Rochas pour que Julie, qui l’y rejoignait en juillet, y retrouvât les fruits de son enfance. Il laissait les roses trémières envahir le reste. Il jardinait parmi ses plantes folles, plus hautes que lui, son uniforme blanc battait sur son squelette, comme un drapeau follement enroulé autour de sa hampe.

C’est alors qu’un été l’idée absurde vint à Julie de sauver son père. Le raisonnement et l’amour n’y suffisant pas, elle choisit de l’effrayer. Elle revoyait encore l’aiguille qu’elle s’était, ce soir-là, plantée dans la saignée du coude, sachant qu’il allait rentrer d’un moment à l’autre, et la seringue déjà à moitié vide quand la porte s’ouvrit. Et elle entendait encore le hurlement de rage qu’il avait poussé en se jetant sur elle. Il avait arraché aiguille et seringue et s’était mis à la battre. Il la battait comme on se venge d’un cheval, avec toute sa force d’homme. Ce n’était plus une enfant. C’était une grande femme puissante, et journaliste, et baroudeuse, et qui s’était tirée de plus d’un coup dur. Elle ne se défendit pas. Non par respect filial, mais parce qu’une terreur inattendue la paralysait : les coups qui pleuvaient sur son visage ne lui faisaient aucun mal ! Il n’avait plus de force. Sa main ne pesait plus le moindre poids. On aurait dit un fantôme cherchant à reprendre corps en étreignant un vivant. Il la battit tant qu’il put. Il la battait en silence, avec une sorte de rage consciencieuse.

Puis il mourut.

Il mourut.

Son bras s’immobilisa en l’air, comme en un geste d’adieu, et il mourut. Il tomba sans bruit aux pieds de sa fille.

* * *

Et maintenant, de sa voix de gamine, elle l’appelle. Elle dit : « Papa… » plusieurs fois. Le docteur Marty, qui supporte la police jusqu’à une certaine limite, écarte sans ménagement le jeune inspecteur Pastor, et fait à la grande enfant hallucinée la piqûre de l’oubli.

— Elle va dormir. Demain, elle se réveillera pour de bon, et vous êtes prié de lui foutre la paix.

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