Pour D. D. SARDA,
qui fait la pige а la mère Sévigné.
Avec amitié de
Le colonel Gamel Dâr Hachid regardait l’écran de sa vidéo d’un air indécis. Il y découvrait du jamais vu : un couple de péquenots français, très folkloriques, gauches et empruntés, assis côte à côte sur une banquette dans l’attitude frileuse des grands timides.
L’homme portait un complet noir d’un autre âge avec, par-dessous, un gilet de soie à fleurettes mauves. II tenait sur l’un de ses genoux son chapeau de feutre rond orné d’un ruban moisi. Il devait tutoyer la soixantaine. L’écran étant précis, on distinguait qu’il était mal rasé dans la région du cou.
Sa compagne faisait encore plus godiche que lui dans un accoutrement composé de jupailles superposées, à plis et à rubans. Bien qu’elle eût l’âge de son mari, son corsage blanc était tellement tendu que le boutonnage décrivait une succession de « 8 » les uns au-dessus des autres. Elle avait les cheveux presque gris, le teint couperosé et, dans le regard, une imbécillité de bon aloi qui rassurait.
Le colonel Gamel Dâr Hachid abandonna l’écran pour jeter un œil sur la fiche de demande d’audience qu’avait remplie le couple. Il lut, car il parlait et écrivait parfaitement le français :
« Francis et Blanche Macheprot, cultivateurs à Fumsé-Dubailge, Eure-et-Loir.
A la rubrique « objet de la visite », ils avaient mentionné :
« Restrictivement personnel, mais c’est de la part de M. « Kader Houcel ».
Cette déclaration finale ébranlait le colonel Gamel car le dénommé Kader Houcel était un de ses agents terroristes chargé particulièrement du « front » français. Il lui devait de très remarquables attentats, perpétrés avec précision et sang-froid et qui avaient beaucoup ému l’opinion publique. Comment diable (c’était le cas de le dire) Kader Houcel pouvait-il lui adresser un tel couple ?
Il se tourna vers le planton qui lui avait apporté la fiche.
— Ils sont passés au détecteur ?
— Oui, colonel ; négatif.
— Ils ont une espèce de vieux panier noir entre eux, que contient-il ?
— Du beurre, colonel !
— Du quoi ?
— Du beurre. Cinq kilos, enveloppés dans de la gaze humide et des feuilles de vigne.
— Pourquoi, ce beurre ?
— Ils comptent vous l’offrir.
— Vous l’avez sondé ?
— Sondé et passé aux rayons « X » : négatif. Il s’agit de beurre de première qualité comme en fabriquent ces salauds de Français.
— Vous leur avez demandé comment ils connaissent Kader Houcel ?
— Ils disent que c’est confidentiel.
Le colonel contempla de nouveau l’écran vidéo. Les Macheprot n’avaient pas bronché et continuaient d’attendre, côte à côte, avec chacun un coude sur le panier noir à couvercle qui les séparait. Ils possédaient la sérénité des campagnes ; une sérénité basée sur la confiance en la vie.
— Fais-les entrer, décida Gamel Dâr Hachid.
Il se leva pour dégourdir ses longues jambes ankylosées. C’était un homme athlétique, au visage sombre barré d’une énorme moustache à la Groucho Marx. Il possédait un nez fort, couvert de poils, et un minuscule tatouage étoilait sa pommette gauche.
Gamel Dâr Hachid dirigeait le centre d’entraînement terroriste de Tripoli. Ses fonctions particulières faisaient de lui une espèce de petit monarque autonome qui n’avait de comptes а rendre qu’au seul Kadhafi. Ses hommes l’avaient surnommé le colonel d’acier, tant il était intransigeant et sévère.
Son planton toqua à la porte. Il cria d’entrer et le couple pénétra furtivement dans le bureau du colonel, l’échine arquée, le regard en dévotion, un sourire éperdu aux lèvres.
Gamel se tenait devant sa vaste fenêtre, dos aux arrivants. Il plongeait dans la cour du Centre et regardait des recrues s’entraîner au lancement de la grenade. Cet exercice le passionnait. Et puis il avait pour règle de laisser mijoter ses visiteurs avant de s’intéresser à eux. C’était une recette éculée mais qui donnait d’excellents résultats. Il lui arrivait de les « oublier » dans son bureau pendant près d’une heure, ne leur accordant aucun regard, continuant de vaquer à ses occupations tandis que les arrivants dansaient d’un pied sur l’autre près de la porte. Personne ne résistait à cette humiliation. Lorsque l’entretien commençait, le visiteur était archiconditionné : à sa botte !
Mais dans le cas présent, l’humilité infinie du couple, sa gaucherie éperdue, ne rendaient pas nécessaire un tel préambule. Gamel abrégea le supplice. Il se retourna et considéra avec presque de la surprise ces deux vieux aux trognes couperosées. Il gagna son fauteuil pivotant, croisa les jambes et jeta son képi au sol.
— Approchez ! lança-t-il.
Les Macheprot firent trois petits pas peureux dans sa direction. L’homme boitait. Le colonel Gamel Dâr Hachid nota qu’il était affligé d’un pied bot.
Le paysan s’inclina :
— On est très honorés que vous nous receviez, mon colonel ! balbutia-t-il en roulant les « r » à défaut des épaules.
— Comment se fait-il que vous connaissiez Kader Houcel ? questionna abruptement l’officier supérieur.
— On le connaît, rapport qu’on lui a sauvé la mise le mois passé, assura Francis Macheprot. Il avait les gendarmes au cul, sauf vot’ respecte, et c’est moi que je l’ai planqué dans mon cellier. Y venait de faire craquer la poste centrale de Chartres, p’t’être en avez-vous entendu causer ?
Le colonel en avait effectivement « entendu causer », de même que de la course-poursuite ayant succédé au coup de main. Effectivement, Kader Houcel avait eu chaud aux plumes.
Il coula sur Macheprot un œil adouci.
— Ah ! c’est vous. Très bien…
— La moindre des choses, assura gentiment le cultivateur. Un homme dans l’embarras, si on l’aiderait pas… Surtout quand c’est qu’il a la maréchaussée après lui, hein ! Chez les Macheprot, pour tout vous dire, mon colonel, on a horreur des gendarmes. Si je vous dirais qu’au sièc’ dernier, mon arrière-grand-père a monté sur l’échafaud pour avoir éventré la tête d’un gendarme qui l’avait pris а braconner.
Il se tut et présenta le panier noir а l’officier.
— C’est pour vous, mon colonel : du beurre. On se doute que par chez vous, y doit être rare, aussi j’ai pensé que ça ferait plaisir à votre dame.
— Merci, fit le colonel.
Il donna un coup de paume sur le timbre placé à sa droite. Le planton parut aussitôt. Gamel lui désigna le panier et lui dit, en arabe, de partager le beurre entre les élèves qui auraient accompli les meilleures performances de la journée.
L’homme salua et sortit avec le présent des Macheprot.
— Si vous pourriez nous rendre le panier, dit ce dernier, c’était celui que ma défunte mère se servait pour aller au marché.
— On vous le rendra, promit Gamel ; mais je suppose que vous n’êtes pas venus à Tripoli simplement pour m’offrir du beurre ?
Macheprot eut l’air au paroxysme de la gêne et se tourna vers sa bonne femme pour mendier de l’aide.
Vaillamment — les femmes sont davantage courageuses que les hommes bien qu’elles aient peur des souris —, elle prit la parole pour s’expliquer :
— C’est rapport а flot’ fils Mathieu, monsieur l’officier. C’est un garçon très bien. Il a passé son bachot avec mention bien, pour vous le situer. Au début, il voulait faire vétérinaire, mais il a changé d’avis et, а présent, il voudrait faire terroriste.
Cette déclaration tranquille stupéfia le colonel qui était cependant un homme aguerri. Décidément, ce couple de paysans français n’était pas ordinaire.
Enhardi par le prologue de sa Blanche, Francis Macheprot enchaîna :
— Mais attention, mon colonel, y a terroriss et terroriss. Mathieu, la bricole ça ne l’intéresse pas : abattre un agent, foutre une bombe dans un grand magasin, c’est à la portée du premier connard venu et, Dieu merci, not’ garçon vise plus haut. Lui, son objection, c’est le tout grand terroriss ; l’international, quoi ! Genre M. Carlos, pas çui qui chante Oasis Oasis, l’autre ! Carrément l’opération commando, comme on dit. Quand y m’a fait part, j’y ai dit « Mon gars, dans la vie, faut toujours voir grand. Avant de te lancer : fais tes classes ! On va te choisir une bonne école où on t’enseignera le baobab du métier, paraît qu’existe des instituts en Libye qui forment au terroriss aussi bien que l’École hôtelière de Lausanne à la restauration. Alors je m’ai renseigné et je m’ai laissé dire que votre établissement représentait le stop niveau de ce qui se fait en la matière, mon colonel. Si vous voudriez bien nous indiquer les conditions d’admitance… Je suppose que les étrangers n’ont pas droit à une bourse, n’est-ce pas ?
De plus en plus éberlué, Gamel ! Il caressa ses formidables moustaches d’ogre pour se donner une contenance.
— Mais, fit-il, vous faites erreur, nous n’avons rien à voir ici avec le terrorisme.
Macheprot cligna de l’œil.
— Plaisantez pas, mon colonel. Je veux bien que vous fussiez lié par le secret d’État, mais entre nous y a pas de gêne à avoir. Bon, oublions le mot, puisqu’y vous taquine et appelons votre école une caserne. Vous serait-il possible, en témoignage de ce qu’on a fait pour votre agent Kader Houcel, de nous prendre le petit ? Ne serait-ce qu’un stage d’un an, j’suis sûr que ça porterait ses fruits. Ensuite toutes les portes s’ouvriraient devant lui. A coups de bombes au besoin.
Comprenant qu’il avait affaire à des presque demeurés obstinés jusqu’au délire, Gamel Dâr Hachid demanda à Francis Macheprot de noter les coordonnées de son rejeton sur une fiche et promit de contacter Mathieu incessamment. Après quoi il prétexta un rendez-vous d’état-major et congédia le couple. Dans l’antichambre, le panier noir leur fut restitué. Ils quittèrent la caserne d’une allure guillerette.
La place accablée de soleil (comme il serait écrit dans une œuvre d’inspiration purement littéraire) était presque déserte. Les Macheprot se dirigèrent vers la rue la plus proche où, dans une zone d’ombre précaire, les attendait une voiture. Ils y prirent place. Le chauffeur s’arracha à sa somnolence, glissa le chapelet de prière, qu’il égrenait distraitement, dans la poche de sa blouse grise et démarra sans un mot.
Il conduisit les Macheprot а l’aéroport où ils s’enregistrèrent sur le vol Swissair 229 qui décollait à 15 h 20.
A 16 heures, le conseil du mercredi groupant tous les responsables des centres entraînement de Tri-poli et de Benghazi se réunit dans le bureau du colonel Gamel Dâr Hachid pour une conférence de routine. L’aréopage se composait d’une dizaine de personnes officiers supérieurs, conseillers spéciaux, délégués du pouvoir central.
Gamel qui présidait la séance parcourut la petite assemblée d’un regard dominateur, les pouces fichés à l’intérieur de son ceinturon de cuir.
— Je crois que tout le monde est là, dit-il, satisfait, nous allons pouvoir commencer.
Ce furent ses ultimes paroles et il est intéressant de constater que cet homme acheva sa vie par le verbe « commencer ». L’existence est pleine d’ironie.
La bombe déposée sous le bureau par le père Macheprot, grâce à sa chaussure orthopédique truquée, était si puissante qu’un seul des assistants eut la vie sauve. Encore lui manquait-il un bras et une jambe après l’explosion.
Au même instant, à quelque dix mille mètres d’altitude au-dessus de la Méditerranée, Mlle Heidi Aebyschoen, hôtesse de l’air de la Swissair, servait à Francis Macheprot un plateau repas comprenant : un toast au saumon fumé, une tranche de rosbif en croûte, un morceau de gruyère, un gâteau à l’orange et une aimable topette de dôle rouge en provenance du Valais.
Je commence à avoir les cannes qui flanchent, à force d’à force !
Trois plombes à rester debout, compressé dans une foule de jeunots plus ou moins punkisés qui fouettent la sueur, la harde achetée aux puces et le parfum à trois balles la bonbonne, quine, а la fin !
Sans compter qu’une espèce de petite ogresse aux dents écartées, aux cheveux coupés en brosse et au regard incendiaire s’obstine à me masser la bite ! C’est pas que je sois contre, au départ, mais dis, j’ sus pas seulabre. Une merveilleuse m’escorte, belle comme le jour de tes vingt piges, blonde à faire dégueuler la Scandinavie, regard d’eau de roche, taille de sablier ! Et pour le travail à l’horizontale, chapeau ! Excepté celles qui ont fait mieux, j’en ai jamais rencontré de pareille ! Technique et passion ! Avec elle, à chaque séance, t’as droit au parachute ascensionnel ! Elle te démarre, mine de rien, à la nonchalante. Et puis ça devient de plus en plus préoccupant. Et tu te retrouves avec le zigomar farceur au point de fusion sans avoir trop compris ce qui te survenait.
Avec cette déesse en furie, mes nuits sont plus belles que mes jours. En tout cas plus agitées ! Nos voisins de chambre du Splendid Hôtel de Montreux en savent quelque chose. Tu peux les faire citer à la barre, ils te raconteront leur insomnie pour cause de panard hystéro dans la turne d’à coté.
C’est elle, Lola, qui a voulu venir au Festival de la Rose d’Or, absolument. Une frénétique. Elle raffole ces groupes de gonziers peinturlurés qui égosillent dans de la fumée artificielle et des cinglées de laser lumineux, jouant les sergents-majors de majorettes avec le micro. Ça les fait mouiller, les jeunes.
Sinatra, c’est fini. Et tous les crooners, crâneurs, les débiteurs de couplets caramel-pistache. Bien fini. Ringardisés à tout jamais, ils sont. Magasin d’accessoires. Juste bons pour la « Chance aux Chansons ». Pont-aux-Dames ! C’est triste. Mais leur vengeance suit le train.
Les groupes en question sont formidablement éphémères. Ils existent le temps d’un disque, à la rigueur d’une saison. Tant tellement ça se bouscule derrière, avec des chiées d’autres en attente. Des qu’ont les tifs plus orange et bleus encore ! Des frimes plus bariolées, clown, des voix d’eunuques qu’on empale au fer rouge. Surenchère ! Toujours ! « Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau », disait Charles (pas de Gaulle : Baudelaire). Du nouveau, il en surgit sans trêve. Il est inépuisable, l’homme, surtout dans la déconnance. Il confine au génie quand il s’agit de trouver de l’hyper-dinguerie. Il piétine sur le cancer, s’enlise dans le salut du tiers monde, se ramasse la gueule pour vaincre le chômage. Mais vociférer devant deux mille gentils glandeurs en transe, alors là, vas-y, Ninette ! C’est du grand art.
Pour t’en reviendre à ma pomme, je sens mes jambes qui tournent court. Déjà que des gonzesses épuisées se sont assises sur mes pinceaux, le nez à fleur de trous du cul, vaincues par la fatigue. Obligées de déclarer forfait, les pauvrettes, tandis que « The Blow Monkeys » se déferlent sur la scène.
— Tu penses rester jusqu’au bout ? je hurle dans l’oreille de Lola.
La vraie gifle. Elle tourne vers moi un visage dont l’effarement est une réponse. Dites, je suis devenu louf ou quoi ? Ça veut dire quoi « Tu penses rester jusqu’au bout ? ». Qu’on pourrait partir AVANT la fin ? Rater une de ces gesticuleries, une de ces égosillances ? Ne pas renifler jusqu’au bout les saloperies fumigènes et nimbeuses dont on empoétise ces branques ? Y en a un, je vais te dire, il est en maillot de corps, avec de grosses bretelles pardessus. Un nœud pap’ à même la peau du cou. Pas rasé depuis lulure. Il porte un feutre noir et il fume le cigare en gratouillant sa guitare en forme d’étoile. Super ! Impec ! Branché à mort ! Ça plane !
J’insiste pas. Me résigne à bloc. Juste que je récite un brin de prière dans un coin d’âme pour implorer le Seigneur que mon calvaire s’achève. S’Il consentait seulement à allumer un début d’incendie quelque part, manière qu’on s’évacue dare-dare. J’ai hâte de m’asseoir, de commander une assiette anglaise, de poser mon soulier droit biscotte la jeune connasse fourbue m’a ankylosé les arpions.
En plus faut se déménager les miches rapidos pour permettre les mouvements de caméras, vu que la télé romande retransmet urbi et orbi « l’événement » ! Alors t’as les assistants coiffés d’énormes écouteurs qui, soudain pris de frénésie, te chargent comme des C.R.S. chiliens un soir de manif à Santiago. Au sommet de leurs praticables télescopiques à roulettes, les cadreurs ressemblent à des automates sur leur socle à musique. On reflue, puis on flue. Les hommes, c’est kif-kif les poissons. Tu lances une pierre dans un banc de goujons, ça se disperse. Et immédiatement ça se regroupe. Les poissecailles reviennent voir de quoi il s’agite. Ils veulent savoir. Le nombre d’hommes et de poissons morts de curiosité n’est pas envisageable.
Et bon, on nous présente « Frankie goes to Hollywood », ce qui me redonne espoir vu qu’ils sont écrits en plus gros sur le programme. Or, les vedettes terminent généralement le spectacle. Mais va-t’en savoir avec les nouvelles mœurs.
La fille aux dents écartées est de nouveau à mon côté malgré le malaxage de foule. Une tenace. Sa dextre s’empare de ma braguette. Oh ! bon, après tout, si ça l’amuse, hein ? Qu’elle préfère mon paf à Frankie goes to Hollywood, c’est plutôt flatteur, tu ne trouves pas ?
Elle me dépèce Popaul en deux temps trois mouvements, la gueuse. Une paluche de fée, je conviens. Chaude, vibrante, qui te communique un programme surchoix. Ce qui me défrise, si je puis dire, ce sont ses cheveux en brosse, probablement fixés au goudron, car ils sont raides comme mon zob.
Elle me frime d’une œillée qu’en peut plus de gourmandise exacerbée. Une passionnelle. Un peu détraquée, ça c’est certain, camée peut-être ? Mais je ne suis pas en service commandé. Sa bouche rouge-steack s’entrouvre. Elle me montre une menteuse dans les tons praline qu’elle fait aller et venir entre le collier de nacre de ses ratiches carnassières. Je lui souris complicement. Alors elle se laisse couler dans la formidable pieuvre de la populace, pose ses genoux sur mes pieds, se cramponne à mes mollets qu’elle étreint farouchement. Me biche l’instrument avec le clape et commence par un petit air d’harmonica vertical.
Fameux ! J’en suis tellement émoustillé que le révérend zobinche fait des soubresauts. Force lui est de contenir la bête d’une main ferme. L’alezan ne se calme pas pour autant et continue ses ruades comme un qu’est pas encore débourré. Cette fois, elle m’entonne comme une clarinette.
Sur la scène, ça démène en plein. Dans la salle on avoisine le panard. Lola, à mon coté, pousse des glapissements qui vont me la faire haïr, car j’assimile mal le ridicule et le grotesque me file la gerbe.
Je me penche à nouveau sur elle.
— Tu sais quoi, Lola ?
— Non ? répond-elle sans savoir si c’est à moi qu’elle parle ou bien au comte de Monte-Cristo.
— Y a une fille qui est en train de me tailler une pipe.
Elle réagit pas, se prenant pour l’heure « Frankie goes to Hollywood » par tous les orifices et lui consacrant entièrement son potentiel sensoriel et cérébral.
— Tu as entendu, Lola ?
— Hmmm ?
— Une gonzesse que je ne connais pas me suce au milieu de deux mille personnes.
— Formidable ! qu’elle exulte, ma greluse.
Ah ! merde ! Y a pas de remords а entretenir quand on trimbale une névropathe de ce module ! Un chimpanzé pourrait la sodomiser qu’elle n’en saurait jamais rien, pâmée comme la voilà.
Je lui prends l’épaule, non par tendresse, mais pour lutter contre l’ankylose. Je prévois le fléchissement consécutif au débondage. Je sais pas si t’es comme moi, mais quand je me laisse déburner debout, ça me flanque comme un coup de baston sur les jarrets.
L’ogresse coiffée à la sécotine me pompe à mort. Moi, je te dis que c’est l’ambiance qui la survolte. « Frankie goes to Hollywood », comme effet sur sa sensualité, ça vaut tous les aphrodisiaques de l’Inde mystérieuse. Te me dévergonde le goume en moins de jouge. Un pied de collégien, parole ! Express ! La crampe spontanée ! Je lui laisserais même pas le temps de gonfler une roue de vélo. Dix aller-retour et c’est le terminus ; l’arrivée en fanfare.
Juste comme je virgule mon bonheur, la salle trépigne, hurle, que « Bravo, bravo, braaavooo ! ». La première fois de ma vie bien remplie (et bien vidée aussi) que je jouis sous les vivats. Une éjaculation saluée par deux mille pèlerins frénétiques, ça te dope !
L’ogresse se relève, m’adresse un grand sourire luisant et se fond dans la masse. Je rengaine Coquette dans sa niche. Brève rencontre ! J’appelle ça « les péripéties de l’existence ».
Comme je l’avais espéré, ce numéro est le dernier. La foule, vannée mais heureuse, commence à se retirer en bon ordre, sans bousculade. Chacun rumine déjà la féerie qu’il vient d’emmagasiner.
Dans un restau près du Casino on se cogne l’assiette anglaise de mes rêves : cuisse de poulet blême unijambiste, tranche extra-mince de veau pâlichon, tranche de rosbif nerveuse-mais-bien, tranche de jambon-buvard, cornichons, oignons. Le tout arrosé d’une boutanche de Dôle des Chevaliers.
Lola, ma belle Lola, ne tarit pas d’éloges sur le programme. Franchement, ça valait le voyage. Elle a raffolé le groupe « Propaganda », bien qu’il soit germanique, et puis « Belouis Some », et aussi…
Classe, bon Dieu ! Elle va pas me briser les nouilles avec sa Golden Rose après qu’on se la soit respirée pendant des plombes ! Ce qu’ils sont pognants, les gens à marotte ! Une vraie colique néphrétique ! Faut leur subir toutes les lubies. Entrer dans leur jeu au pas cadencé. Bien faire mine de s’intéresser à leurs délirades, que sinon ils font la gueule, pensant que tu ne les aimes plus !
Je l’écoute célébrer cette équipe de vociféreurs électrifiés. Je dis « Oh ! là, tu penses », « Et comment ! », « Tout à fait d’accord avec toi ! », pour lui baliser le bonheur, asphalter la voie royale de son panard géant.
Les individus, dans le fond, mouillent pour pas grand-chose. C’est vite lubrifié, un slip.
Je torche mon godet jusqu’à l’ultime goutte, en mémoire de papa qui disait chaque fois : « Ça été une graine de raisin et des gens se sont abîmé les reins à la cueillir. »
Et puis on se lève et on gagne à pincebroque notre hôtel. Y a encore plein de jeunots en vadrouillance dans Montreux. Curieuse ville aux relents de Côte d’Azur d’avant-guerre. Tu t’attendrais davantage à des orchestres de palace qu’à des concerts rock. Ça devait y aller de l’archet, jadis, à l’époque frometon, derrière les façades baroques. Fascination plein gaz. Les Millions d’Arlequin. Sirop et resirop.
Une fois dans notre carrée avec vue sur le lac, Lola retrouve ses instincts de femelle. Elle pense à la pointe et à toutes les jolies petites combinazione que je place autour pour faire plus joyce. J’ai droit à ses beaux bras autour de mon cou, à sa menteuse fouineuse qui me recompte les chailles et me contrôle les plombages.
Ensuite, c’est le décarpillage lent et audacieux, toujours enlacés. Pas commode de se déloquer mutuellement quand on a les groins soudés et le bas-ventre qui réclame la lonche en sourd-muet.
Je lui déboutonne sa veste de tailleur, elle me réciproque ça avec mon veston. Après, c’est le tour de son chemisier et de ma limouille. Puis jupe et bénouze se font la paire.
On s’attaque alors aux pièces maîtresses : soutien-loloches et slip.
Tout à couille, la v’là qu’arrête de me manœuvrer et qui s’écarte de moi. Elle tient un mouchoir blanc sur lequel des lignes ont été tracées au crayon bille.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? me demande-t-elle.
— J’en sais rien, lui réponds-je.
— Comment tu n’en sais rien ! C’était dans ton slip !
— Dans mon slip ?
— Des gens y ont accès sans que tu le saches ?
— Ce doit être la fille qui m’a taillé une pipe au casino pendant le charivari.
Elle bondit :
— Une fille t’a pompé le nœud !
— Je te l’ai dit, et je te l’ai même montrée ; seulement tu n’avais d’yeux et d’oreilles que pour tes guignolets.
Furax, elle me lance un coup de latte dans le tibia.
— Espèce de dégueulasse ! Te laisser sucer en plein concert ! Tu me dégoûtes !
— Écoute, poulette, fais-moi plaisir, n’appelle plus « concert » ces bombardements en piqué ! Une follingue s’en est pris à ma braguette ; j’ai trouvé la chose cocasse. Une pipe au milieu de deux mille branques et personne ne s’en aperçoit, pas même toi que je tenais par la taille, c’est riche à vivre, non ?
J’éclate de rire. Sa colère baisse un peu. Elle continue de bouder et de me traiter de salaud, mais le cœur n’y est plus. Je biche le mouchoir qu’elle a mis en boule dans sa main, le déplie, le lisse sur un coin de table pour dégager le message. Il est rédigé en anglais. Je lis :
Pendant la séance de demain, le casino sautera. Essayez donc d’empêcher ça.
Lola regarde les lignes à l’encre bleue. Mais elle ne comprend pas l’angliche. A preuve, elle grince :
— Cette foutue garce te file un rendez-vous, hein ?
Je hausse les épaules.
— D’une certaine façon, oui.
— Salope ! Je la crèverai !
Comme quoi en jalousie, il n’existe pas de femme bien élevée.
— C’est ça, dis-je, et je te porterai des oranges au parloir.
Une éblouissante troussée à bâton rompu lui fait oublier ses funestes projets.
Elle dort, comme jetée en travers du lit, avec juste un bout de drap chiffonné sur les mollets, abandonnée et belle dans une précaire innocence retrouvée. Son exquis fessier constitue le plus délicieux des oreillers. Je lui confie ma nuque pour terminer un brimborion de sommeil collé à mes paupières. Mais la cruelle réalité est déjà en moi, implacable comme une maladie grave.
Au bout de moins que ça, je me lève et passe me refaire dans la salle de bains. Par le fenestron, je peux admirer le lac couleur perle, avec des mouettes peu muettes chahutées par la brise de mai. De l’autre côté, c’est la France et ses montagnes aux sommets desquelles s’attarde la neige.
En prenant ma douche, je repense au mouchoir. Drôle de façon d’acheminer le courrier. T’imagines ton facteur qui commencerait par te turluter le gourdin avant de t’enquiller son paxif de lettres dans le kangourou ?
S’agit-il d’une blague ? Possible, voire probable, mais comme il ne faut rien négliger, je décide de transmettre le curieux message à mes collègues vaudois, sans leur préciser la manière dont il m’est parvenu.
Comme ma Lola d’amour continue d’en écraser, je me saboule princier et quitte la carrée pour aller prendre mon petit déje dans une brasserie proximiteuse.
J’attaque mon second croissant quand une moto stoppe devant l’établissement. Une Nagasaki flambant neuve, bleue et chromée. Deux Martiens en descendent. Un homme et une fille casqués, fringués de cuir. Ils placent leur bolide sur sa béquille, l’enchaînent et arrachent leurs casques. La gonzesse n’est autre que la petite délurée qui m’a taillé cet excellent calumet au casino, hier (le calumet de l’happé, si tu veux bien m’autoriser à ne pas rater ça !).
Le couple pénètre dans le grand bistacle. Je n’ai que le temps d’ouvrir le journal posé sur ma table et fixé, comme partout dans les troquets helvétiques, à un long manche de bois, ce qui en rend la lecture malaisée quand on n’a pas son brevet de pilote.
La pipeuse et son mec s’installent à une table éloignée de la mienne. Le garçon est un grand baraqué aux tifs longs et frisés, au teint basané, au regard clair. Le gars mégnace, fils unique, aîné et préféré de Félicie, échafaude un bigntz immédiat dans sa belle cervelle en forme de chair de noix géante, depuis longtemps retenue par la faculté de médecine de Paris qui me l’a achetée en viager.
Heureusement, ma dégusteuse me tourne le dos. Mine d’aryen, je me détable pour gagner le téléphone dans les coulisses de la brasserie. J’appelle mon hôtel, réclame ma chambre et la voix furax de Lola m’explose dans les cornets :
— C’est gai de se réveiller toute seule, sans trouver le moindre mot.
— Calmos, môme, n’oublie pas que je suis un poulet d’élite toujours sur la brèche.
— La brèche de mon cul, oui ! glapit Lola.
— C’est ma préférée ; tu en es où de ta toilette ?
— Je ne l’ai pas commencée.
— Laisse quimper, saute dans tes fringues, puis dans la bagnole que j’ai louée а Genève Cointrin et rends-moi un super-service.
— Où es-tu ?
— A deux pas, dans un grand café qui s’appelle Les Flots bleus. Devant l’établissement, tu vas voir une grosse moto bleue. Débrouille-toi pour l’emboutir.
— Quouaâ ?
— T’occupe pas, je suis assuré tous risques. Tu fais mine de vouloir te garer, tu manœuvres comme une gourde et t'emplâtres l’engin, O.K. ? Je veux que la péteuse dérouille. Le tout beau chtar bien saignant, tu piges ?
— Alors toi, y a que toi ! bégaie-t-elle.
— Je sais, dis-je, aussi il ne faut pas me laisser perdre. Le propriétaire de la moto est dans le bistrot ; il sortira en bramant. Fais-lui du charme et procédez aux constatations ; propose-lui d’appeler la police, ça m’étonnerait qu’il accepte.
— Il est beau gosse ?
— Pas mal quand on aime le genre loubard. Grouille-toi, il va sûrement pas se commander une raclette et un soufflé au Grand Marnier à cette heure matinale.
Je raccroche et regagne subrepticement ma place. Derrière le paravent du journal à manche, j’observe le couple. C’est gonflant qu’il débarque pile dans le café où j’écluse mon caoua, non ? Tu crois qu’ils surveillaient mon hôtel et qu’ils m’ont filoché jusqu’à la brasserie, toi ? Ben moi, pas ! Là, c’est le hasard, rien que le hasard, ce vieux pote à moi. Je te parie un plat de mes couilles aux giroles contre le dentier ébréché de ta grand-mère que ces retrouvailles matinales entre la fille et moi sont fortuites. Le bol ! Des ondes qui nous manipulent secrètement. Tu crois avoir ton libre arbitre, tu penses que tu décides, mais non : quelqu’un ou quelque chose prend les initiatives et tu ne fais que t’y conformer sans le vouloir.
Les deux cavaliers de l’apocalypse prennent du thé avec des toasts beurre-confiture. Ils sont encore ensommeillés. La manière laborieuse dont ils clapent, leur mutisme pâteux, leurs regards qui capotent…
J’attends, évaluant les déplacements de Lola. Elle a déjà enfilé son jean et son tee-shirt représentant Donald en gros plan. Ses baskets… Voilà. Maintenant sa grosse veste de laine versicolore… Très bien. Ah ! elle allait sortir sans ses fafs ! Bon, alors son sac en bandoulière. Parée ? Conne ! Et les clés de la tire, dis ? Oui, sur le marbre de la commode. En route ! Elle attend l’ascenseur bien que nous fussions au second laitage ; mais la vie présente est basée sur la flemme, je t’apprends rien. Y a deux Japonouilles et un couple d’Anglais qui poireautent déjà. L’ascenseur a une capacité de six personnes, s’il y a déjà du trèpe dedans, compte pas sur les Japs pour te laisser la place, ma vieille ! Quant aux Rosbifs…
Ça y est, là voilà en bas. Elle va déposer la clé de notre piaule au concierge qui la gratifie d’un « Bonne journéye, mademoiselle » on ne peut plus aimable. Le parkinge dans le sous-sol. Tu vas la reconnaître, notre guinde, au moins, connasse ? Une Pigeot 205 rouge, bas de caisse noir. Là-bas, près du pilier de soutènement. Oui : près de la grosse Mercedes jaune. Inutile de t’escrimer sur la serrure je l’ai pas fermée à clé. En Suisse, on peut avoir confiance, tu penses !
Voilà, démarre. Ça tourne bien ces jolis petits moulins, hein ? La rampe ! Emballe pas le moteur comme une vachasse, bordel ! Elle me fait patiner l’embrayage, cette morue. Note qu’ils répareront tout le circus après l'emplâtrage réclamé.
La voilà qui jaillit. Elle se repère. Aperçoit les Flots bleus, là-bas. La moto bleue. Ça te fait plaisir de carnager un peu, la mère ? On a tous un peu de vandalisme qui somnole dans nos recoins. Appuie ! Je tends l’oreille. Crois percevoir le ronflement rageur de la petite tire. Coup de frein, et blaouf ! Elle a pas chialé sa peine, Lola. Et même elle a pris des risques parce que c’était pas évident de télescoper ce tas de ferraille à cette allure ! La moto valdingue sur le trottoir. Bris de verre ! Le heurt de la tôle contre toutes les biduleries de la Nagasaki est une musique que je reconnaîtrais même par téléphone.
— Nom de Dieu ! crie le copain de ma suceuse en s’élançant.
Il a renversé son thé. Ça dégouline de la table. Sa môme n’a pas bien réalisé le topo. Elle regarde à l’extérieur, hésite à sortir, se lève à demi…
— Non, laisse-les se débrouiller, chérie, je lui fais en m’asseyant en face d’elle à la place qu’occupait son compagnon.
Dans sa combinaison de cuir, elle ressemble à une otarie. Sa tignasse en brosse n’a pas été gominée et mollasse sur sa tête à demi rasée. Je remarque qu’elle a deux gros grains de beauté sur la frime. L’un au menton, l’autre près de la narine droite. Ça fait comme deux boutons pression. A la lumière du jour, on se rend compte que si elle ne se mutilait pas avec ses punk-simagrées, elle serait pas plus locdue qu’une autre.
Mon arrivée intempestive ne la trouble pas outre mesure. Il lui reste beaucoup de son maquillage de la veille. Pas très soignée, la môme. Les fonds de teint se sont délayés, ça forme sur sa petite gueule comme des ecchymoses verdâtres virant au bleu.
Je tire de ma vague le mouchoir utilisé comme papier а lettres.
— J’ai bien trouvé votre bafouille, fais-je. Merci, facteur.
Elle sourit.
— Vous êtes pas fâché ?
— Non, pourquoi ?
— Y a pas de conneries écrites dessus ?
— Vous n’avez pas lu ?
— Comment je pourrais ? Je cause aucune langue étrangère. C’est de l’anglais, non ?
Le plus fort c’est qu’elle semble sincère. Ses yeux barbouillés contiennent toute la candeur du monde, plus une partie de la candeur lunaire.
— Expliquez-moi un peu pourquoi vous m’avez collé ce tire-gomme dans le slip, ma jolie.
Elle pouffe.
— C’est un gage.
— Comment ça ?
— Une copine à moi m’a mise au défi de placer ce mouchoir dans votre slip avant la fin du spectacle.
— Oh ! bon, et moi qui croyais que votre indicible pipe résultait d’un coup de cœur !
Elle me cligne de l’œil.
— Je dis pas que ç’a été désagréable ; un braque comme le vôtre, on n’en pompe pas tous les jours.
Elle regarde а l’extérieur où son julot invective ma pauvre Lola à s’en faire craquer les cordes vocales.
— Il est teigneux, note-t-elle ; sa moto, c’est sacré. Soyez gentil ne restez pas à ma table, sinon il risque de piquer sa crise. Y a pas plus jalmince que Karim.
— Et vous, quel est votre nom ?
— On m’appelle Mandoline.
— Et l’état civil vous appelle comment, lui ?
— Quelle importance ? Vous voulez pas m’épouser ?
— Pas aujourd’hui, non, j’ai des rendez-vous d’affaires. La copine qui vous a donné ce gage qui fut si divin pour moi, c’est quoi, son blaze ?
— Décidément, vous voulez tout savoir !
— Tout, non : juste l’essentiel. Alors ?
— Elle, c’est Pâquerette.
— Je veux sa véritable identité.
— A cause du mouchoir ?
— Peut-être.
— Y a des conneries de marquées dessus ?
— J’espère. Si vous ne répondez pas, c’est à votre grand plumeau que je vais poser la question.
— Holà ! doucement, vous fâchez pas. Pâquerette, son vrai nom, c’est Mathilde Ralousse.
— Vous êtes français, dans votre équipe ?
— A part Karim qu’est un Beur.
— Vous venez de Paname ?
— Bien sûr ! 18, rue Maurice-Rheims, а Vanves.
— Et où créchez-vous а Montreux ?
— On s’entasse chez un pote à Karim qui est plongeur dans un restaurant d’ici.
— Il s’appelle comment et il habite où ?
Elle explose.
— Vous en faites des histoires, juste pour une toute petite blague ! Elle était bidon, ma pipe ? Non, hein ? Je vous ai fignolé complet ; vous pourriez m’en être un tout petit peu reconnaissant, non ?
— Le nom du plongeur et son adresse ! fais-je en lui bichant le corsage à pleine main et en la foudroyant d’un regard qui flanquerait des tics au docteur Petiot.
— Mohamed Loubji, 15, rue Terrasse-Fleurie. Vous, alors, vous exagérez.
— Ton Karim, il n’assistait pas au spectacle, hier soir ?
— Vous pensez bien que non. Il est arrivé tôt ce matin, moi je suis venue avec Pâquerette et son copain, en bagnole.
— Où est-elle, ta Pâquerette, en ce moment ?
— Elle roupille ; on s’est vagués à cinq plombes.
— Et vous allez où, Karim et toi ?
— On buvait un jus avant d’aller tirer un coup en campagne. Il adore limer dans les forêts.
— C’est un bucolique ?
— Faites gaffe, le v’là.
Je retourne à ma table, perplexe en plein. Cette gamine me bidonne-t-elle ou pas ? Son histoire du gage, c’est trop con pour être inventé.
Peut-être que je pourrais aller dire bonjour à Pâquerette, tu ne crois pas ?
— J’ai cru qu’il allait me mettre une avoinée, ce sale con ! fulmine Lola un peu plus tard ; sa bécane il la vénère mille fois plus que sa mère.
— Elle a beaucoup de dégâts ?
— Le carénage qui est meurtri, le guidon faussé, le porte-bagages écrasé ; je te répète ce qu’il a dit. Mais il n’a pas fait de difficultés pour établir le constat. Au contraire, c’est lui qui voulait qu’on appelle les flics.
— Et tu l’as fait renoncer ?
— Je lui ai fait remarquer que nous étions domiciliés en France, lui et moi, et qu’on n’avait pas besoin des poulets suisses pour régler une banale histoire d’assurance. Il a fini par en convenir.
— Tu as ses coordonnées ?
— Tiens !
Elle me présente un double de la déclaration de sinistre établie par les deux parties. Sur le document, il est dit que le motard se nomme Karim Moktar, domicilié а Vanves. Employé comme ajusteur par les Établissements Tuboy Duvain d’Ivry-sur-Seine.
— Tu as vu ses papiers ?
— Oui. Il avait même sa dernière feuille de paie dans sa carte d’identité.
J’empoche le faf.
— Merci, tu as été de première.
— Maintenant, j’attends tes explications, me déclare péremptoirement Lola.
— C’est cela, je lui réponds ; et pendant que tu les attends, moi je vais faire une course.
Contrairement à son nom champêtre, la rue Terrasse-Fleurie n’a rien de bandant. C’est une venelle terminée par des escaliers, entre deux murailles grises, près de la gare.
Montreux est une ville pimpante, aux couleurs neuves, où s’érigent des hôtels modernes, généralement en marbre. Il reste fort peu de bâtiments sinistres, pourtant, il s’en trouve encore, la preuve.
Le 15 est une bicoque délabrée, d’un jaune pisseux, promise à une imminente démolition. Un côté des murs, celui qui donne sur le vide, a été étayé avec d’énormes madriers entrecroisés. La bâtisse comporte deux étages. Toutes les fenêtres — celles du rez-de-chaussée exceptées — sont aveuglées avec des planches. Une courette large de deux mètres, close par une grille rouillée, protégeait jadis la maison, seulement, depuis lulure, la porte de fer pend sur son gond inférieur.
Si bien que je me présente sans problème devant celle de la masure. Elle est en bois, celle-là, mais privée de serrure. Ma progression est donc aisée, comme l’écrirait mon illustre confrère Simon Neubandet, qui vient de recevoir le Nobel par lettre express avec accusé de déception.
Un couloir d’une sombreté et d’une malodorance angoissantes. Au fond, c’est écroulé et des arbustes frivoles se sont mis à pousser dans les gravats. Une ruine pareille dans une ville aussi merveilleusement entretenue résulte probablement d’une histoire de succession cacateuse.
Une seule lourde, noire dans le noir, s’offre à bibi. Je plaque l’ouïe а l’huis. Ne perçois rien. Frappe. Toujours rien. Qu’alors, je sors mon nouveau sésame[1] pour cricraquer la serrure. Celle-ci est tellement navrante, tellement évasive et ridicule que mon appareil lui crache dans le pêne et qu’elle s’actionne sans barguigner.
La puanteur change de qualité. Dehors, ça puait la masure pourrissante, dedans ça fouette les corps entassés et la bouffe refroidie.
Pourtant, ils ne sont plus que deux dans un renfoncement de la pièce, à pioncer, à demi nus sur un matelas posé а même le plancher. Un homme, une femme. Mais il ne s’agit ni d’Anouk Aimé ni de Trintignant. La fille est un gros boudin blanchâtre à bourrelets culiers aux crins totalement rasés avec une énorme monture de lunettes tatouée autour des seins. Faire un gag de son corps, c’est cracher à la face du Seigneur, moi qui suis d’un naturel bien-pensant, je l’affirme hautement.
Ces deux grosses doudounes blêmes et veinées de bleu me flanquent la gerbe, ainsi dérisées[2]. J’ai honte. Toujours quand mes semblables se défigurent, se désâment, se décorpsent. Honte pour l’espèce à laquelle j’appartiens et qui périclite délibérément, par jeu, par non-croyance en elle-même, par infinie sottise.
Miss Pâquerette dort nue, ce qui est son droit, auprès d’un type roux, également nu. Ce mec a la peau rouge constellée de taches velues. Sa coiffure défie l’entendement. Tu connais cette coupe dite « aux enfants d’Edouard »[3] ? Tempes rasées, tifs taillés en forme de calotte. Mais ce qui singularise l’ensemble, c’est la mèche interminable style Attila, qui part du sommet et lui tombe sur les épaules.
L’homme peut avoir une trentaine d’années et sa gueule de raie est cisaillée par une profonde cicatrice qui lui va de la pommette à l’oreille. Cette cicatrice désagréable, d’un rose écœurant, résulte d’une blessure que je lui ai infligée il y a trois ou quatre ans avec un tesson de bouteille. Le type n’est autre qu’un ancien « client » à moi : Ted of London, un vilain plutôt redoutable qui magouillait dans les milieux de la drogue et que j’ai sauté, un beau soir où la castagne volait bas.
Comme il prétendait me planter son surin dans la viande, j’avais dû le ramener à la raison avec les moyens du bord, à savoir une bouteille de champ’ heureusement vide que j’avais fracassée sur un coin de table.
Les hardes du couple gisent à terre, dans un pêle-mêle qui révèle la biture dont étaient crédités[4] les amants.
Moi, boulot oblige, je commence par palper ces fringues, et bien m’en prend puisque je découvre un flingue de petit calibre dans le jean de Ted. Il passe de sa poche dans la mienne. Après quoi j’essaie de trouver un siège point trop branlant pour lui confier les deux fesses qui me servent de cul.
Et me voilà installé, jambes croisées, face aux deux endormis. Position de force. Je note combien des individus qui roupillent sont affaiblis, pitoyables et un tantisoit ridicules.
Je compte que ma présence va les arracher des vapes, mais ils ont dû biberonner à mort, ou bien se camer comme des fous, car ils restent en totale léthargie.
Comme je n’entends pas passer la journée en contemplation devant ces deux zozos, je me penche pour chatouiller la plante des pieds de Ted of London. Vu l’état de ses pinceaux, je n’use pas directement de mes doigts, mais d’un brin de paille prélevé sur ma chaise.
Le pionceur importuné commence à remuer ses panards, puis il grogne des importunances, et enfin ouvre un œil nauséabond. Lui faut un bout de moment pour recouvrer sa lucidité. Il en croit mal ses châsses de me voir assis à son chevet.
— Salut, Rosbif, je lui lance. T’as pas l’éclat du neuf, ce matin, on dirait. Gueule de bois ou drogue dure ?
Il a un geste pudique pour se cacher les roupettes de ses deux mains. Mais une seule suffirait car son zoizeau n’a rien de l’aigle des Andes, ce morninge. Il donne plus volontiers dans la noix de cajou.
Je poursuis, aimable :
— D’après ce que je constate, tu t’en es bien sorti aux assiettes. Déjà en vadrouille ! T’as tiré combien de marquotins, mon drôlet ?
Il répond enfin :
— Dix-huit.
— Ils t’ont fait un prix d’aminche !
— J’ai eu une remise de peine.
— Voilà ce que c’est que d’être sage.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Deux mots d’explication.
J’agite le mouchoir-message devant son pif.
— C’est toi qui as écrit ça, n’est-ce pas ? Surtout ne nie pas, sinon je t’emporte chez mes collègues vaudois. Ils te font faire des pages d’écriture. Ils soumettent l’ensemble à un expert, tout ça… On constate que tu es bien l’auteur de cette babille et te revoilà dans les tracasseries, helvétiques cette fois. Les Suisses, faut reconnaître, ils sont accueillants, mais ils détestent les fouteurs de merde, faut les comprendre : quand tu aimes la paix, tu la défends avec énergie, c’est logique.
Mon clille tire son nez et ne répond pas.
— Alors, Teddy, ça veut dire quoi, ce mouchoir ?
Il hausse les épaules.
— Une blague. Je vous ai reconnu, hier à la Rose d’Or. Et j’ai voulu…
— Petit rancuneux !
Le bruit de notre converse éveille la mère Pâquerette (en l’eau cul rance ce serait plutôt un dahlia qu’elle évoquerait). Ma présence la trouble comme une goutte d’eau trouble le Ricard le plus pur. Elle se séante et ses vingt kilogrammes de nichons plouffent sur son ventre à replis. Du coup, les lunettes tatouées adoptent un regard de myope.
— Salut, bouffie, la salue-je galamment ; sois gentille : cache ta triperie ! Le matin, les abats me portent au cœur !
Elle relève un bout de drap qui traînait par là sur sa poitrine gélatineuse.
Une docile. Plutôt une soumise. La môme idéale pour devenir pute professionnelle. Elle se trouve dans l’antichambre de la prostitution, Pâquerette. Un pas de plus et elle met le pied dedans, comme toi dans une merde quand tu vas acheter le journal.
— Donc, reviens-je à Ted, il s’agit d’une blague ? Tu m’as vu à la Rose d’Or. Tu te dis : « Tiens, ce salaud de flic à qui je dois la belle cicatrice qui ajoute tant à mon charme, prend du bon temps avec une gerce, je vais lui jouer un tour ». Tu tires ton mouchoir, tu écris ce message mystérieux et inquiétant. Tu charges ta rombiasse de me le faire tenir sans m’alerter. Cette grosse charrette, pas sûre d’elle, transmet le flambeau à la copine délurée qui vous accompagne. Et, effectivement, ta babille sur fil d’Écosse arrive à bon port. O.K. ? C’est la version qu'on enregistre, tout est bon, y a pas de virgule à changer dans le texte ?
— C’est l’exacte vérité ! répond Ted of London avec son léger accent.
— Bon, O.K., alors saboulez-vous, les deux, et suivez-moi.
— Où ça ?
— Jusqu’à mon hôtel, c’est plus confortable qu’ici.
— Pour y faire quoi ? s’inquiète Ted.
— Pas une partouze, rassure-toi, ton brancard me ferait dégoder. Faut être english pour pouvoir s’embourber ce catafalque de bidoche pas nette !
J’ai débité la dernière réplique en anglais, pas désobliger la grosse. Tu connais ma galanterie légendaire ?
Le couple se lève, sans trop de pudeur, et se loque avec mornitude. Ted est blafard sous sa rouquinerie. Il a des cils de porc, comme ceux dont se servent les artistes chinois pour peindre sur un grain de riz la conquête de Pékin par les Mandchous en 1644. En passant son jean, je le vois qui en palpe les vagues.
— Non, tu ne l’as pas perdu, lui fais-je ; c’est moi qui l’ai.
Il renfrogne et ne pipe plus.
Une qui ouvre des vasistas grand comme l’entrée principale de Saint-Pierre de Rome en nous voyant radiner tous les trois, c’est ma miss Lola.
Elle me questionne du regard.
Et moi, pas la laisser dépérir de curieusance :
— Ce sont les amis qui m’ont carré dans la braguette le message que tu sais !
Du coup, la v’là qu’ébullitionne. Elle louche sur Pâquerette.
— C’est cette morue qui t’a pompé ?
— Non, une de ses amies beaucoup plus souple.
— Et on va faire quoi ?
— Commander à bouffer, ils ont un room service а l’hôtel. J’ai lu le menu dans l’ascenseur, je serais assez pour de la viande des grisons et des filets de perche meunière, pas vous, mes amis ? C’est bon et léger pour le déjeuner. Ça ne vous abîme pas l’après-midi. Un coup de fendant pour arroser le tout et nous serons en pleine forme pour faire quelques parties de rami dans l’après-midi.
Lola pige de moins en moins.
— On va passer notre vie avec ces gens-là ! s’indigne-t-elle.
— Non, rassure-toi. On reste ensemble jusqu’au spectacle de ce soir. Nous irons à la Rose d’Or tous les quatre ; et ensuite, si nous sommes encore vivants, nous nous séparerons. O.K., Teddy ?
Il me regarde et hausse les épaules.
— Comme vous voudrez, commissaire.
Ces dames refusant de jouer aux cartes, nous fîmes un poker, Ted et moi. Il trichait à la grecque, ce qui est rare pour un natif de la Grande Albion de mes fesses et m’épongea cinq cents francs. Et cinq cents vrais francs : pas des français ni des belges, des suisses. Tu avoueras qu’il n’est pas commun qu’un flic se fasse secouer sa fraîche par le malfrat qu’il surveille. Mais je ne suis pas n’importe quel poulet, tu l’auras déjà pressenti.
La journée se dérouta dans une torpeur un peu cafardeuse, sous un ciel où le soleil se laissait biter par des floconneries de nuages. Les cris acides des mouettes ajoutaient à la mélancolie ambiante. J’avais déjà vécu des moments de ce tonneau au (long) cours de veillées funèbres consacrées à des gens qui ne me touchaient pas de trop près. Entre autres, après le décès de la mère Dunkerque, une voisine presque impotente qui se prénommait Rose (car c’est la rose l’impotente).
M’man s’était occupée d’elle sur la fin de ses jours. Elle ressemblait à une baleine échouée sur la grève de son plumard, la mère Dunkerque. Des bajoues à n’en plus finir, des nichons plein le lit, un ventre qui foirait tout azimut. Elle matait sa téloche toute la sainte journée, en actionnant constamment, les boutons de la télécommande, sans jamais se fixer sur un programme. Une butineuse d’ondes hertziennes ! Et puis elle était clamsée gentiment, un après-midi d’automne (c’était peut-être le printemps, mais quand tu meurs, c’est toujours l’automne). On l’avait veillée en compagnie d’un autre voisin serviable.
Au début, on avait essayé de parler d’elle, mais il n’y avait pas grand-chose à en dire. Ensuite on était allés chercher à boire et la converse s’était orientée sur des sujets plus ambitieux, plus généraux, aussi la politique, le bout de guerre en cours dans un coin du globe (si on peut parler de « coin »), les films… La nuit faisait du sur place, tout comme la pauvre mère Dunkerque emplâtrée dans sa mort, avec un brin de buis entre ses doigts de glace.
La ronde des heures…
Et enfin l’aube ! L’aube pour nous tout seuls. La vieille, elle continuait sa route dans la nuit noire. On avait été bien heureux de la larguer pour retourner vivre ailleurs. L’existence, ça vous mène pire qu’une envie de pisser. Vachement tenace, vachement chiendent !
Et nous voilà dans la grande salle, à nouveau, les quatre. Compressés par la meute, bousculés par les gonziers de la tévé aux prises avec leur matériel sophistiqué. Moi, franchement, je les trouve bien plus intéressants à regarder que les guignolos en éruption sur les scènes, avec leurs guitares à haute tension en guise de bouclier, leurs fringues de cuir, leurs tignasses rasées boule ou teintes en violet.
Y a déjà une fumée d’après coup de grisou. Comment ils deviennent pas tubars à qui mieux mieux, les mômes, toujours à draguer dans ces atmosphères vénéneuses ? Le Bon Dieu, tu crois ? Oui, probable ; y a pas d’autres explicances.
Bon, et alors le groupe Monzob succède au groupe Témiche, le groupe Sabite au groupe Voburnes, et rien ne se passe. Ça chauffe à outrance. Le public délire, les formations disjonctent. Panne de courant. Ça naze aussitôt, biscotte sans la fée électricité, t’as plus de chanteurs et plus d’instruments vu qu’on ne chauffe pas encore les sonos au charbon ou au gaz de Lacq.
L’incident me donne à penser qu’il va se passer peut-être bien un machin-chose carabiné. Mais non. Un type promet que le jus va reviendre. Un groupe (électrogène celui-là) de secours dispense une clarté d’urinoirs suffisante pour qu’on puisse s’entre-défrimer. Les garçons en profitent pour lutiner les filles. Le grand Noir coiffé à la casque romain, qui égosillait au micro, vêtu d’une veste en panthère joue de son sourire fluo, en attendant que sa voix lui soit rendue.
Quelques minutes de confusion et puis la luce revient ; les braguettes se referment, un immense « Aaaaahhhh » de satisfaction passe dans l’assistance et le spectacle repart.
Lola biche à mort. Cette fois, chatte échaudée craignant la main putassière, elle garde sa dextre devant le décolleté de mon bénouze, prête à faire jouer le flagrant délit si une nouvelle gerce s’aventurait dans ma zone sud. Mais on me laisse ma virginité. Tiens, au fait, je n’ai pas aperçu Mandoline, non plus que son mec.
Fin du gala !
Ovations. La foule se retire sans précipitance excessive.
Ted attend que nous soyons dans le hall pour se tourner vers moi.
— Alors ? il murmure, c’est bon, oui, on peut vivre sa vie ?
— Yes, Sir. Mais ne t’en prends qu’à toi d’avoir paumé votre après-midi, une autre fois, ça t’évitera peut-être de faire des blagues.
Il hoche la tête.
— O.K.
Il se fond dans la populace en cramponnant sa Pâquerette par la tige.
— Tu viens ? me dit Lola.
— Si on éclusait une bibine au bar ? Je suis déshydraté comme un baril de morue.
— Tu boiras а l’hôtel, il est à cinq minutes.
Je la connais. Elle a hâte de retrouver son coup de bitoune, la jolie. C’est la détente d’après l’excitation du spectacle. Le même refrain, toujours : Amour, tu me bourres ! Mais moi, je ne sais pourquoi, j’ai besoin de m’attarder dans le Palais du Festival. Concerto pour flic et enquête. Un côté malcontent en moi, tarabustant. Il empiète sur ma joie de vivre.
— Écoute, on n’est pas aux pièces, ma chérie. Nous avons toute la nuit pour refaire connaissance. Tu sais que le désir s’accroît quand l’effet se recule ?
Elfe sourit, vaincue.
— Comme tu voudras.
Et bon, on se faufile entre des bouffeurs de frites belges, des écluseurs de décis romands, des déconneurs français. Un bout de table, près d’une colonne. Ça nous suffit. Le brouhaha décrescende un peu. La musique adoucit les mœurs et amollit les muscles (je te cause de celle d’aujourd’hui).
Lola, songeuse, repasse par la pensée ses chères vedettes. Que tiens, regarde là-bas, avec sa veste élimée, son mégot de cigare et son large feutre taupé, c’est bien Zigomar, le Condor des Andes, non ? II est avec sa partenaire Centurione 10, celle qui est loquée en garçon de café, avec un nœud pap’ à même le cou et un pantalon fendu de côté, pour laisser apprécier la longueur des jambes et le pommelé de ses noix.
— Je vais lui demander un autographe ! hulule Lofa en se précipitant si tant violemment qu’elle me virgule son martini-gin sur le grimpant.
Bordel de connasse ! Non mais, qu’est-ce qui m’arrive de consacrer des instants de ma vie à cette espèce de midinette aphrodisiée !
Me voilà en partance pour les goguenuches, histoire de me désinistrer un peu le falzar. Juste comme j’en ressors, je vois radiner deux infirmiers qui trimbalent un brancard provisoirement vide. Ils sont guidés par un monsieur, le gendarme d’ici, un grand, very bioutifoule dans son uniforme verdâtre et sous son kibour à liséré rouge.
Tu me connais ? Mouche à merde, l’Antonio. Une charogne en perspective et j’accours ! Je leur file le train des équipages.
Dans la salle encore allumée, sous le renfoncement de la tribune, il y a un rassemblement de quelques personnes parmi lesquelles des perdreaux. Ces messieurs et dames sont penchés sur le corps d’un homme extrêmement mort. Un type d’une quarantaine d’années, d’une élégance désinvolte. Il est vachement crayeux de teint, le défunt. Les personnes présentes s’entre-expliquent pour s’entre-révéler qu’il a dû périr d’une crise cardiaque. La chaleur, la compression, l’atmosphère survoltée. Un gars fragilos du battant, il résiste pas. Il gît, les yeux fermés, la bouche entrouverte, un bras replié sous lui.
Deux trois gusmen racontent aux poulardins de service, qu’ils se trouvaient près de lui. A un moment, il s’est laissé glisser à terre. Mais ça n’avait rien d’exceptionnel, vu que plusieurs personnes vannées en ont fait autant ; simplement, on essayait de ne pas lui marcher dessus. C’est quand le monde a commencé d’évacuer la salle qu’ils ont pu l’apercevoir et comprendre que ça ne jouait plus pour sa pomme.
On charge le mort sur le brancard et, fouette cocher, on l’emporte. Circulez, y a plus rien à voir ! Juste un agent inscrit les blazes des témoins pour son rapport. Je vais rejoindre Lola. Elle est assise à la table du Condor des Andes et ne s’intéresse pas davantage à ma personne qu’au traité de Westphalie, et pourtant c’est important le traité de Westphalie. On ne parle que de ça dans notre famille depuis 1648.
J’attends un moment devant son martini-gin renversé et mon demi de bière plein. Mais fume ! J’écluse ma binoche, essuie la moustache blanche qui m’en résulte et adresse un grand geste comminatoire à Lola, laquelle feint de ne pas le voir.
Le coup de sang ! Espèce de basse morue ! Je trace la route jusqu’à l’hôtel. Une douche. Une heure s’écoule. Nobody ! Je fais ma valoche à la diable et descends pagado la chambre. Je leur explique que la bergère qui m’accompagnait passera prendre ses bagages et que si elle ne venait pas, au bout d’un an et un jour, la direction de l’hôtel serait autorisée à donner ses effets aux putes du pays, si comme je l’espère, il y en a.
Une belle plombe plus tard, je suis à Genève où mes amis de l’Intercontinental veulent bien me louer une chambre.
Le lendemain aux z’aubes, je rends la voiture cabossée et je prends l’avion pour Paris.
L’hôtesse est assez attrayante pour un vol d’une heure. Elle commence à se taper un peu, mais il lui subsiste des trucs intéressants. Certes, elles sont plusieurs à bord, mais c’est celle-là qui m’a en charge. Et en charge de revanche, si j’en crois son œil fripon souligné de deux petites rides (le chèque barré de l’âge !). Elle me chuchote qu’elle serait heureuse de m’offrir une coupe de champagne. Je lui murmure que la seule coupe qui m’intéresserait serait celle de ses lèvres. Son nombril se cabre à cette déclaration. Elle va voir ailleurs si j’y suis, mais comme je n’y suis pas, elle décide de revenir vers moi.
Bon, si c’est un coup de trique qu’elle cherche, elle risque de le trouver. Les petits scouts de France, tu connais leur devise, non ?
J’aime les gerces en uniforme. Ça leur confère une espèce de mystère. M’est arrivé, si je te disais, pas plus tard que la semaine dernière, de m’embourber une contractuelle à Paris. Une boulotte à l’air salingue. Le regard brasero, les doudounes bombardeuses. Elle m’amendait sauvagement, la gueuse, parce que je stationnais devant une porte cashère rue des Rosiers.
J’arrive alors qu’elle tartinait ses pages d’écriture.
« — Te fatigue pas, ma poule, tu fais des lignes pour la peau. »
Et je lui produis ma brème.
Elle sourcille pas et me déclare :
« — Rien à cirer ! Cette tire est en infraction, je sanctionne. »
Le mors aux chaules, illico, tu penses !
« — Et si je te filais une bite dans le train, tu la sanctionnerais aussi ? » je lui demande.
Ce bond.
« — Pardon ? » elle éclate.
Relève les yeux de sur son putain de carnet à souches. Et de ce fait me voit enfin, dans toute ma splendeur.
Je lui montre mes lèvres écartées avec, entre, ma langue qui frétille gardon.
« — T’imagines le même mouvement sur ton mignon clito, la mère ? Juste comme préambule, pour dire de faire les présentations ? »
Elle avait changé d’attitude. Le vrai coup de bronzage ! Nettement, je lui court-jutais le glandulaire. C’est inexplicable.
« — Ça ne doit pas être triste », est-elle convenue, vaincue en bloc.
« — Dis voir, ma poule, j’ai pas mes lunettes, mais sur l’enseigne que j’aperçois au bout de la strasse y a bien écrit Mon Bijou Hôtel ? »
« — On le dirait, oui. »
« — Et tu voudrais me faire croire que Dieu n’existe pas ! Allez, viens, je vais te fabriquer des souvenirs pour tes veillées, plus tard, quand tu seras veuve, le soir à la chandelle ! »
Elle m’a suivi. On ne s’est plus dit un mot. Juste « au revoir » au moment de se larguer, une heure plus tard. Service soigné. Une troussée impec, entre gens qui ne se connaissent pas, ne se connaîtront jamais. Un art de vivre, quoi, ou, plus exactement, le savoir-vivre. Le vrai !
Avec l’hôtesse, ça pourrait se goupiller selon le même schéma, je crois.
— Vous n’êtes pas libre а l’arrivée ?
— Grand Dieu non, c’est ma première rotation.
Elle ajoute, а voix basse, très basse :
— Mais demain, c’est mon jour de congé !
Elle en a de savoureuses, mémé : demain ! Dis, comme si je pouvais m’engager à avoir encore envie de la sabrer dans vingt-quatre heures ! Les gonzesses n’ont pas peur de l’avenir, c’est ça aussi qui nous les rend supérieures. Demain ? Je serai où, moi, demain ?
Visiblement, elle attend que je lui place mon rancard joli, supputant déjà les dessous qu’elle va sortir de sa commode pour me faire triquer haut et fort.
— Dommage, je soupire.
Déçue, elle me largue. Je plonge à cerveau joint dans des pensées pas terribles. Mon escapade de Montreux me laisse dans la bouche un arrière-goût de cuite à la bière.
Cette pétasse de Lola…
Pas la première fois que je tire une gonzesse frivole ayant un pet d’oiseau dans la tronche en guise de cervelle. Mais je m’en tartine la rampe de lancement à suppositoires. Ce qui me barbouille un peu l’esprit, comme un cassoulet trop chargé te barbouille l’estomac, c’est l’histoire du mouchoir et de la bande à Ted of London. Pourquoi, à mesure et au fur que le temps passe, sens-je croître mon insatisfaction ? Pourquoi éprouvé-je le sentiment obscur que je suis passé а côté de quelque chose ?
Une manigance monstre se goupillait, et puis elle a été détournée. Par moi ? Est-ce parce que, très vite, j’ai mis la main sur ces petits forbans que la chose a capoté ?
On fonce au-dessus des nuages, au pays du zénith toujours bleu. A mon côté, deux gros Suisses allemands clapent le plateau qu’on vient de leur banquer.
Temps à autre, « mon » hôtesse vient me frôler. Que même à un moment, elle s’appuie contre mes jambes pour laisser passer une dame qui drive son petit garçon aux chiches. Ce dont je profite pour risquer ma paluche sous la robe de la charmante. Mais avec ces putains de collants (dont nous finirons bien par avoir la peau, quelques amateurs éclairés et moi) tu ne peux pas aller bien loin !
Mon voisin s’aperçoit de mon geste et s’arrête de mastiquer. Il tourne vers moi une trogne apoplectique. Je lui adresse un clin d’œil, lui faire piger que c’est commak chez nous, dans l’hexagone et que les dames, on leur pratique le dialogue des Carmélites avec les pognes. Bon, il prend note. A eux deux, Paris et lui !
J’écluse un café, lis le magazine placé dans une poche devant mon siège et qui en consacre des chiées sur les îles Galapagos ; et puis on amorce la descente sur Paname.
Content de rentrer, l’Antoine.
Je décide de filer tout droit à la maison pour un déjeuner surprise avec Félicie. Comme je me dirige vers la station de taxis, je passe devant le kiosque à journaux et là, je tombe en arrêt sur la manchette de France-Soir qui vient de sortir :
« Le “coup du parapluie“ au Festival de la Rose d’Or. »
Te dire si je suis preneur.
Je me mets à ligoter le faf debout dans la raie au porc. Et alors, mon intérêt grimpe comme la grenouille dans son bocal par beau temps. Ça raconte comme quoi, le mort que j’ai vu embarquer la veille n’est pas mort d’une crise cardiaque comme on l’a cru dans un premier temps, mais d’une piqûre de curare pratiquée dans la cuisse. Le journaliste rappelle la mort de cet espion, à Londres, voici quelques années, décédé d’un coup de pébroque truqué, ce qui devait permettre à mon ami Gérard Oury de nous offrir un film hilarant. Dans le cas présent, le vecteur du poison ne devait sûrement pas être un parapluie ; la foule étant dense, il était aisé d’utiliser une véritable seringue, encore que pour injecter du curare, une simple plume à écrire suffise.
Détail intéressant, on n’a pas découvert l’identité de l’homme assassiné car il n’avait sur lui aucun papier. Tel le zombie d’un bryozoaire[5], j’actionne mon compas jusqu’aux bagages. Ma valoche Vuitton est déjà en train de tourniquer en compagnie de ses sœurs et de ses frères les sacs.
Je l’empare et pars à la conquête d’un bahut. Comme la queue d’attente est presque aussi longue que la mienne, je vais me signaler au poulardin qui en surveille le bon fonctionnement et il me bloque une tire en priorité, ce qui déclenche un début d’émeute.
— Ce sera pour où ? grogne le chauffeur qui a compris qui j’étais et tient à me marquer le peu d’estime qu’il porte aux gens de ma profession.
— La tour Pointue, je réponds.
Pauvre m’man. Mes bonnes décisions ne tiennent pas quand un mystère montre le bout de son nez ! Bon, je lui compenserai ça en allant dîner avec un gros bouquet de roses pompons à la main. Elle raffole des roses pompons, Féloche. Ça devient de plus en plus duraille à trouver. Bientôt ce sera du luxe, tu verras. L’échelle des valeurs se renverse, quoi, faut admettre.
— Et puis, qu’a-t-elle dit encore ?
Béru plisse ses bourrelets violacés pour imprimer à sa pensée une poussée de bas en haut égale au poids du volume de conneries déplacé.
— Que t’étais un enculé de frais, assure-t-il ; ça, moui, je m’en rappelle. Et aussi que le machin des Andes, comment déjà, un zoiseau, un gros n’oiseau ?
— Le condor ?
— Voui, voilà, j’ me rappelais plus qu’il roupillait : le con dort. Eh ben que le con en question baisait mieux que toi !
— C’est tout ?
— Presque. Mais attends, elle a ajouté quèqu’ chose rapport à une môme qui t’aurait fait une p’tite pipe en public.
— Elle a dit quoi ?
— J’ sais plus très bien, elle était tant tellement en renaud qu’elle bouffait ses mots. Je croye qu’elle m’a fait comme ça : « Disez-lui que j’ai vu la salope qui l’a pompé pendant l’espectac d’avant-hier et qui mérite pas mieux ! » Quèqu’ chose de c’ tonneau, mec.
Mon gros messager se tait. Il rêvasse d’un air inhabituel, puisque mélancolique.
— Enfin, j’ voye qu’ tu t’ la coules douce, ajoute-t-il avec âpreté ; t’as d’ la chance.
— Pourquoi, ça ne carbure pas de ton côté ?
— Lali lala.
— C’est pas possible !
— Si.
— Raconte.
— C’est tristement personnel.
— En ce cas, je n’insiste pas.
— T’as tort. Un ami en peine, faut qui se confille, sinon ça fermente dans sa tronche.
— Alors, confie-toi.
— Pas en butant blanc, mec. Faut qu’ tu prennes part à la manœuv'.
— Tu as des soucis professionnels ?
— Non, gars.
— La santé ?
— T’y es pas.
— Des peines de cœur ?
— Tu brûles.
— Berthe ?
— Tu surchauffes.
— Elle te fait du contrecarre ? Elle taille la route avec Alfred ? Elle s’emplâtre la caserne Champerret ?
— Peut-être, mais là n’est pas la question. Qu’elle se distracte, c’est la vie ; qui puis-je-t-il ?
— Alors quoi, elle divorce ?
— Tu rigoles ! Nous deux c’est pour toujours.
— En ce cas je donne ma langue, Gros.
— Cherche encore, j’ai du mal à te déballer l’affaire. Le mots qui me coincent le corgnolon.
— Tu vas pas bêcher avec un vieux pote comme moi, Alexandre-Benoît. Ça servirait à quoi nos années d’épopée, les deux ? Nos luttes, nos ripailles, nos tringlées…
— Cherche z’encore, je t’en supplille.
— Bon, ton mal vient de Berthy. Tu te fous qu’elle te trompe et il n’est pas question de divorce. De quoi peut-il bien s’agir alors ?
— Je te mets sur la voie : ça concerne Apollon-Jules, not’ enfant.
— Vous avez un différend sur son éducation ?
— Moui, mais y a pire.
Le trait de lumière. Enfin presque. Disons que j’entrevois. Mais n’ose hasarder la question fatale. Si je me trompais, ce serait trop terrible.
— Tu veux dire ?
— Exactement !
— Qu’est-ce qui pourrait te faire douter ?
— Elle m’y a presque dit.
— De quelle façon ?
— La pire.
— Narre !
— Elle voulait qu’on le mît en nourrice chez des gens dont elle connaît : des malgrébiens d’Afrique du Nord.
— Mais puisque Félicie vous l’élève…
— Berthe dit que c’est trop d’ boulot pour ta daronne. V’s’ avez déjà l’ Toinet.
— Au contraire, elle est ravie, m’man. Tu aurais eu des quintuplés, elle te les élevait pareillement.
Le Mastar prend un air gêné.
— Berthe trouve que Toinet est trop déluré et qui pourrait donner des mauvaises manières à Apollon-Jules.
— Donner des mauvaises manières à un bébé de six mois !
— Berthe prétend que d’après un artic’ qu’elle a lu un endividu est déjà formationné dès sa naissance.
— Tandis que ses potes nordafs n’ont pas d’enfants contaminateurs et sont classés monument historique comme éducateurs ?
Il secoue la tête.
— J’ sais bien, mais c’t’ une femme qu’on peut rien lui dire. Elle a ses tronches. Sans doute que le mari du coup’ en question lui a pratiqué un canter d’ seigneur. Pour s’ reconnaît’ du cul elle veut lui faire gagner d’ la fraîche en lu donnant not’ r’j’ton à garder : son côté charitab’.
— Probablement, admets-je.
— Moi, tu penses, je m’ai opposé ; comme quoi j’avais pas fabriqué un beau petit gars pour l’ refiler а une tribu berbère d’ la Goutte-d’Or.
Des larmes lui sortent, dodues, huileuses, qui mettent du temps à s’engager sur ses pommettes incarnat.
— T’ sais ce dont ell’ m’a répondu ?
— J’ai peur.
— J’ t’y dis tout d’ même. Ell’ m’a balancé, très net, en m’ matant droit dans les lotos : « Est-il-tu sûr d’ l’avoir fabriqué toi-même, Sandre ? »
Il se frappe le crâne de son poing et ça fait comme lorsqu’on cogne à la porte d’une cathédrale fermée.
— C’te putain d’ garce. J’y ai sauté su’ l’ poiluchard. « Qu’est-ce tu sous-entends par là, Berthy ? Qu’Apollon-Jules n’est pas d’ moi ? »
« Elle se marrait, la charogne ambulante ! « Quel homme peut-il-t’il êt’ sûr qu’ ses chiares lu sont sortis des bourses ? » elle a lancé. J’ai cru qu’ j’ la butais. »
— Taquinerie de femelle, lâché-je négligemment.
— Tu penses !
— Voyons, Alexandre-Benoît, Apollon-Jules, c’est ton portrait tout craché !
— Je croilliais, mais…
— Il a ton nez large, ta bouche vorace…
— Berthy aussi a un gros pif et des grosses lèvres.
— Mais cet air gentiment con, dis ? Cette expression bêtasse sous la paupière pesante ?
— D’accord, rêvasse-t-il, moui, je dis pas, mais tu r’garderais ma Baleine attentiv’ment, t’ t’apercevrais qu’e l’a pas la frime а Simone Veil malgré son embonpointement.
Je mesure les dégâts qu’a déjà commis le vilain ver introduit par Berthe dans le gros fruit béruréen… Pour arracher de son esprit l’idée fixe dévastatrice, il faut frapper un grand coup.
— Pose ton bénard, Gros.
— Quoi faire ?
— J’ai envie de voir ton cul. Un caprice !
Sans en demander davantage, il se dépantalone. Une fois le grimpant sur les chevilles, il attend, la trompe à l’air, pareil, en sa partie inférieure, à un éléphant à barbe.
— Tu ne portes pas d’ slip ? noté-je.
— J’ai renoncé : y z’étaient tout d’ sute sales.
— Tourne-toi du côté du Sacré-Cœur et baisse-toi !
Exécution. Je choisis la plus longue règle dont je dispose et applique l’une de ses extrémités sur un point de fesse envahie par des poils noirs, frisés serrés.
— Tu le sais que tu as une petite tache de vin à cet endroit, l’enflure ? Je l’avais remarquée la fois où tu baisais la pharmacienne.
— Des dames me l’ont eu dit et j’ me rappelle d’une époque, y a mèche, où je parvenais à l’apercevoir dans une grande glace.
— Eh bien, Apollon-Jules a la même, au même endroit !
— T’es certain ? sursaute l’Ignoble. J’ l’ai jamais vue.
— M’man me l’a fait remarquer l’autre jour en le baignant. Si t’appelles pas cela une signature, mon drôle, c’est que tu es de parti pris.
Soudain rasséréné, il m’accolade.
— Tu m’ sauves le mental, mec. Si ç’aurait pas été de toi, j’ serais d’venu neuneu. Je l’aime tant, ce chiare. Faut que j’aille chercher un litron pour fêter la renaissance d’ mon p’tit gars. Mais t’avouereras, les gonzesses, quelle engeance, hein ?
Quand il est sorti, j’appelle ma Félicie d’amour. Je lui raconte que, oui, oui, la Rose d’Or, une pure merveille. D’accord, je rentrerai pour le dîner. Ce que j’ai envie de manger ? Eh bien, je serais assez partant pour des oiseaux-sans-tête[6] avec des petits pois frais aux lardons. Pour commencer ? Ben, c’est la saison des asperges, non ?
Ensuite, elle me dit que tout va bien at home. Le luron des Bérurier est un ogre qui chiale dès qu’il aperçoit le fond de sa gamelle.
Je demande à maman d’aller chercher dans ma chambre, parmi ma paperasserie et mon matériel de burlingue, un crayon bille violet à l’encre indélébile et de tracer une marque en forme de demi-lune au haut de la fesse gauche du moutard. Je lui donne la raison pieuse d’un tel tatouage et elle promet de faire au mieux.
— Bien que ton crayon soit réputé indélébile, ça finira par partir, objecte ma brave femme de mère.
— Aucune importance, dans vingt-quatre heures, Béru aura oublié l’incident.
Bisou téléphonique. Je raccroche. Et à peine le combiné a-t-il retrouvé sa fourche que ça ronfle. C’est fréquent, ce genre de coïncidence. II arrive même que je trouve un correspondant en ligne à l’instant où je m’apprête à perpétrer un numéro.
La standardiste. Car on s’est modernisés à la Big Chaumière et ce sont des nanas qui pilotent le standard, si bien qu’il est souvent saturé de bites et que les préposées te répondent la bouche pleine.
— Commissaire San-Antonio ?
Je reconnais l’organe mélodieux d’Anaïs. La première fois qu’on l’a entendue, ç’a été le rush, tant sa voix est mélodieuse, sensuelle. Seulement quand on a découvert la mocheté qu’il y avait autour, on s’est tous mis à dégoder comme des centenaires.
— Oui ?
— Une certaine Mathilde Ralousse souhaiterait vous parler.
— Connais pas, demandez-lui ce qu’elle veut.
Un moment de néant, puis Anaïs aux décibels de rêve me revient dans les trompes d’Eustache :
— Elle dit vous avoir vu hier а Montreux. Son surnom c’est Pâquerette et elle est l’amie de Ted of London !
Santantonio bondit.
— Mais bon Dieu, c’est bien sûr ! Passez-la-me-la !
Bien qu’elle eût très peu moufté la veille, je reconnais le ton dolent de la gravosse tatouée du buste.
— Je vous demande pardon si je vous dérange, j’ai eu votre téléphone par les renseignements internationaux.
— Tu es toujours en Suisse ?
— Oui.
— T’as des problèmes ?
— Ted a disparu.
— Quand ?
— Hier, en sortant du festival. Deux hommes se sont approchés de nous et lui ont montré un papier. Il les a suivis.
— Que t’a-t-il dit ?
— Rien. On était séparés par la foule, vous comprenez ? Ça s’est passé à quelques pas de moi, mais y avait des gens entre nous. Ç’a été très vite.
Un temps, je perçois sa respiration oppressée. Cette grosse gourdasse est une hyper-timide, il a dû lui falloir beaucoup de courage pour oser m’appeler.
— Et alors, môme ?
— Ben, je me demandais…
— Tu te demandais quoi ?
— Si c’était pas vous qui l’avez fait arrêter. J’ sus été à la police d’ici, ce matin, ils ne savaient pas de quoi je parlais.
— Je regrette, je ne suis pour rien dans l’affaire.
— Ah ! bon, tant pis… J’ sus inquiète, vous comprenez ?
— Il y a de quoi. Et tes petits potes, Karim et Mandoline ?
— Ils sont comme moi, ils se demandent ce qui se passe. Mandoline a eu l’idée d’aller vous causer, ce matin, mais elle est tombée sur votre nana qui lui a crié des horreurs et lui a dit que vous étiez parti. C’est ça qui nous a donné à penser que vous aviez peut-être ramené Ted à Paris.
Nouveau silence. Elle doute de moi, de ma parole. Ce micmac la dépasse.
— Écoute, Pâquerette, si j’avais emballé ton tendeur, je te le dirais.
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Rentrez, tous, on va essayer d’y voir clair.
— Et sa voiture ?
— Laisse-la sur un parking de Montreux en prévenant le copain chez qui vous logez, pour le cas où ton Angliche referait surface.
— Bon, se soumet-elle.
Une gonzesse docile à ce point, tu lui pardonnes d’être tarte.
— Mais grouillez-vous, toi surtout. Dès que tu seras à Paname, appelle-moi.
— D’accord. Vous pensez quoi, monsieur le commissaire ?
— Que ton rouquin s’est foutu dans une béchamel qui peut fort bien te rendre veuve, ma fille, réponds-je impitoyablement.
Ainsi que je le prévoyançais, Béru insiste pour m’escorter à la masure. La bise à son rejeton. Il tient à s’assurer de cette tache de vin-signature.
Le môme est justement en pleine bâfrée lorsque nous déboulons. Sa béchamel lui dégouline plein la poire. Il s’en ingurgite des gueulées de bull-dog, l’apôtre ! Me fait songer à Gargantua, fils de Grand-gousier. Il bouffe en émettant des signaux sonores, genre bébé phoque sur sa banquise. Ça tient du gloussement de joie et du « han ! » bûcheron. Parfois, comme il grogne la bouche pleine, ça produit de grosses bulles. II se marre. Une vraie nature, Apollon-Jules. Moi, la main sur le cœur, je suis convaincu qu’il est de Béru ; impossible autrement ! C’est le Mastar en modèle réduit. Et d’ailleurs, sans charre, il lui ressemble.
La « boullie » expédiée, m’man le change pour sa noye. Alors, mister Béru se penche sur l’auguste cul du petit prince. Il découvre the signe et se signe soi-même, soulagé jusqu’au tréfonds de ses énormes bourses.
— Vous resterez bien à dîner, monsieur Bérurier, propose m’man, j’ai des paupiettes de veau.
— Avec beaucoup de parfaitement, chère maâme, d’autant plus que ma Berthe est en voiliage av’c un cousin à elle dont elle n’avait pas r’vu d’puis leur première communion. Y font les châteaux d’ la Loire en passant par la Côte d’Azur. Y z’en ont bien pour une huitaine de jours.
Vachement joyce, l’Enorme. Son fils est de lui, le dîner sera succulent et il sait ma cave dotée de tous les bons auteurs. Je le traite à l’Hermitage, Mister. Blanc pour les asperges, rouge pour la suite. Une petite fiesta sympa.
On en est au flan caramel lorsque mon biniou gredille. C’est la môme Pâquerette. Elle chiale comme douze Madeleine et Marcel Proust réunis. Au point de ne plus pouvoir jacter après m’avoir dit son nom.
— Qu’est-ce qui t’arrive encore, ma poule ? l’encouragé-je.
Je me dis qu’on a peut-être retrouvé son copain refroidi. Si c’est le cas, elle va en avoir pour quarante-huit heures à le pleurer. Ensuite la réaction se fait et la semaine prochaine elle trouvera un autre bandeur pour la sauter. La vie va vite. Quand t’as des lettres de condoléances à expédier, ne tarde jamais, sinon quand elles arrivent à destination, le récepteur ne sait même plus de quoi il s’agit.
A travers cent hoquets, la Dodue me raconte qu’en arrivant chez elle, elle a trouvé son appartement mis à sac. Plus rien qui tienne debout, qui soit entier, intact.
— Où crèches-tu ? je demande.
— 108 rue Saint-Claude, au sixième.
— Attends-moi, j’arriverai d’ici une heure.
Nous prenons le caoua au salon. M’man s’excuse : elle doit aider Toinet qui a compo d’histoire-géo demain.
— J’ sais pas si j’ me tromperais, murmure le Mahousse, lorsque nous sommes seuls, mais y a quequ’ chose qui t’ chicane, on dirait ?
— T’es perspicace.
Je lui raconte ma mésaventure suisse. La pipe-prétexte, le mouchoir-message, mes retrouvailles avec Ted of London, son « arrestation » au sortir du festival, et maintenant l’appartement saccagé du couple, sans oublier l’assassinat par curare d’un spectateur sans papiers.
Il m’écoute en arrosant son café de marc de Savoie, jusqu’à ce qu’il en prenne la couleur pâle.
— Ton gazier devait tremper dans un coup à la manque, diagnostique mon éminent collaborateur. Et puis quand est-ce que ses potes l’ont vu av’c toi, ils ont cru qu’il leur avait fait du contrecarre. Si ça se trouve, le Ted, en ce moment, il est au fond du Léman, cimenté dans un tuliau d’ canalisation.
Lorsque j’annonce que je vais chez lui, sans hésiter, le Mastar se dresse.
— J’ t’accompagne, mec, d’alieurs il est temps qu’ j’ me rapatrille dans mes terres !
Elle a cessé de chialer, la gravosse. La porte de son logement bée, et quand nous déboulons sur le palier on l’aperçoit qui est assise par terre, le dos appuyé au galandage. Son domicile ne comporte qu’un assez vaste studio, un bout d’entrée, un brin de cuisine et une illusion de salle de bains.
Effectivement, c’est la Beresina intégrale. Attila est passé par là ! Tout est brisé, défoncé, déchiré. La moquette détachée du parquet forme un monceau himalayesque dans un coin. Le matelas lacéré a perdu toute sa laine qui, elle, forme les Alpes. Le canapé, quant à lui, a lâché la totalité de son crin pour recomposer le ballon d’Alsace. La vaisselle brisée jonche le sol de la kitchnette, ce qui indique que le (ou les) visiteur(s) ont agi par pur vandalisme, car tu veux planquer quoi dans une assiette, toi ?
Pâquerette murmure :
— Si je vous disais : ils ont même chié sur la photo de ma mère.
Elle est anéantie. Pour elle c’est le butoir du fond de voie. Elle peut pas aller plus loin, la pauvrette. Sa vie joue Calamitas.
Comme il n’existe plus aucun siège valide, je viens m’asseoir en face d’elle dans l’entrée.
— Il serait peut-être temps que nous discutions, môme.
Elle hausse les épaules. Ses tifs pas lavés pendent devant son visage de poupée russe dépeinte.
— Qu’est-ce on pourrait se dire ? Y a rien à dire !
— Tu te doutes de qui a fait ce carnage ?
— Pas la moindre idée.
D’un doigt, j’écarte la plus grosse de ses mèches afin d’apercevoir ses yeux qui ont la troublante couleur de l’eau des lacs à plonge.
— Tu sais, Pâquerette, répondre franchement à mes questions, c’est peut-être ta dernière chance de rester en vie.
Elle a un soubresaut.
— Pourquoi vous dites ça ?
— Parce que vous avez affaire à des vrais méchants. Il y a deux catégories de méchants : les méchants qui font semblant de l’être et ceux qui le sont pour de bon. Dans votre cas, aucune erreur n’est possible : vous êtes tombés sur ceux de la seconde catégorie.
Ma technique est simpliste : l’effrayer un max pour lui arracher un max. Avec une grosse pomme blette comme elle, ça doit payer. L’ambiance se prête formide à ce genre de conditionnement. Le décor est planté, on n’a plus qu’à jouer son rôle.
Bérurier, qui devient suprêmement rusé quand il entre en connivence avec moi pour ce genre d’entreprise, renchérit :
— Chier sur le portrait d’ ta mère, la môme, c’est ton arête de mort qu’on a signée. Dans la grande truanderie, ça veut dire qu’ tu vas passer à la dessoude dans les heures qui viendent.
Pâquerette se met à claquer des chaules comme si on l’avait enfermée dans une chambre froide en compagnie de Margaret Thatcher.
— Mais je n’ai rien fait à personne !
— Euss, ils croivent le contraire ! tranche Béru. Et c’est ce qui croivent qu’est important, piges-tu, Moustique ?
Un temps. Elle pleure. Ses grosses cuisses frémissent. Sa poitrine à lunettes se soulève jusqu’à son menton avant de choir sur son pubis.
— Dans quel merdier s’est-il foutu, ton Rosbif ?
— Mais, je ne sais pas.
— Bon, on met tout à plat et on rebâtit, ma fille. Il y a longtemps que tu es avec Ted ?
— Deux mois.
— Où l’as-tu connu ?
— En boîte, Le Feu d’Artifice, du côté de Charenton.
— On est chez toi, ici, ou chez lui ?
— Chez moi.
— Tu marnes ?
— Non, j’ sus au chômedu.
— Et avant, tu faisais quoi ?
— Une fabrique de pièces détachées pour vélos.
— Et lui, il gratte ?
— Vouais.
— Pour de bon ?
— Bien sûr.
— Il pourrait vivre de ses rentes ! Et où gagne-t-il son bœuf ?
— Dans un supermarket de La Courneuve.
— Comme directeur ?
— Il est chargé de récupérer les caddies que les clients embarquent avec eux et abandonnent n’importe où.
— Chiens perdus sans colliers !
Je rigole. Y a que des mecs comme Ted of London pour dénicher des jobs pareils !
— Dernièrement, je parie qu’il s’est mis à dépenser du blé, non ?
— Comment que vous le savez ?
— Mon petit doigt qui m’a balancé un coup de fil pour m’affranchir. Bien entendu, vous vous camez, tous les deux ?
— Oh ! un petit joint de-ci, de-là.
— Me fais pas marrer, j’ai vu ses avant-bras pendant qu’il dormait ! Ou alors c’est infesté de moustiques chez vous !
Elle hausse les épaules.
— Alors, rectification ?
— Oui, c’est vrai : Ted y va un peu а la morph’ ; mais pas moi, vous savez ; regardez mes bras.
Elle allonge à travers le couloir étroit ses ailes blafardes veinées de bleu dégueu.
— D’où lui arrivait cette rentrée de flouze ?
— Il ne m’a pas dit.
— Quand tu mens, il te vient des rougeurs au cou, la mère !
Un temps.
Les voisins du dessous viennent de se brancher sur le compte rendu de Roland Garros et on entend claquer des balles sous des boyaux de chat pendant que le commentateur se débonde.
La môme déglutit а plusieurs reprises. Béru qui la regarde murmure :
— Impatiente-toi pas, Sana, elle va tout t’ bonnir, chez elle c’est la timidité qui la bloque, autr’ment sinon c’t’ une gosse plutôt sympa.
Fectivement, Pâquerette s’enhardit et parvient à parler :
— Ted m’a dit qu’il avait trouvé une combine rupine.
— Quel style ?
— Il travaillait pour une agence de police privée.
— Dont le siège se trouve ?
Elle me tend un visage purgé de tout mensonge. L’image de la sincérité éclairant le monde !
— Je n’en sais rien, et lui non plus. Il a été contacté dans la rue et on lui filait rancard dans des églises.
— Pas possible !
— Si, si. En tout cas c’est ce qu’il m’a dit, et pourquoi m’aurait-il menti ?
Ben oui, au fait ?
— Ça consistait en quoi, son travail ?
— Des gens à suivre.
— Et puis ?
— C’est tout.
— Qui étaient ces gens ?
— Alors là, il ne m’en a pas parlé !
— Secret professionnel ? ricané-je.
Elle hoche la tête.
— Sûrement, et puis vous le savez : Ted est anglais, c’est pas un bavard.
— Tu n’as jamais surpris le moindre indice qui te permettrait de m’éclairer un peu ?
— Jamais. Faut comprendre, c’était nouveau, ce travail : huit dix jours, pas plus.
— C’est toi qui as eu l’idée d’aller au festival de Montreux ?
— Non, c’est lui.
— Pour le boulot ?
— Il ne m’a rien dit, mais c’est pas impossible.
— Pourquoi ?
— Parce qu’une fois à Montreux, il m’a laissée presque toute une journée seule.
— Maintenant, venons-en à Mandoline et Karim. Ce sont des potes à Ted ou des potes à toi ?
— C’est-à-dire que Mandoline est ma grande copine. J’étais avec eux au Feu d’Artifice le soir que j’ai connu Ted. II m’a draguée et il est devenu leur ami par la même occasion.
— Vous vous fréquentez beaucoup ?
— Pas mal. Mais…
— Mais quoi ?
— On menait pas exactement la même vie. Eux, ils… ils travaillent.
— Des gens sérieux, somme toute ?
— Enfin, oui, plutôt.
— Pas de drogue ?
— Non. Ils ont horreur.
— Ils ne sont pas encore rentrés à Paris ?
— Ils seront là demain ; ce soir, ils restaient chez leur copain Mohamed Loubji.
— Tu leur as raconté ce qui s’est passé ? La manière dont ton julot s’est fait coiffer ?
— Oui, bien sûr.
— Qu’en pensent-ils ?
— Rien.
— Ils n’étaient pas au courant des activités de Ted ?
— Non. En tout cas il n’en a jamais causé devant eux.
— Les mecs qui ont emballé ton gars, tu as eu le temps de les voir ?
— Un peu, oui. Mais il faisait nuit et y avait plein de monde.
— Tu me racontes à quoi ils ressemblaient ?
— Je sais pas trop. Je crois qu’il y avait un blond avec un blouson de daim noir. L’autre m’a paru âgé ; il avait une moustache épaisse.
— Ted les a suivis sans difficulté ?
— Absolument.
— Il n’a pas cherché à te prévenir ?
— Non. Il semblait pressé et ne m’a pas regardée.
Elle murmure après une minute de silence dédiée au souvenir de Ted, voire à sa mémoire :
— Ça sent mauvais, vous croyez ?
— J’aimerais pouvoir t’affirmer le contraire, mais ce serait manquer de franchise. Tu as quelqu’un chez qui aller, cette nuit ?
— Non, personne.
Bérurier se racle la gargane.
— J’ te vas emmener chez moi, ma crotte, décide-t-il ; just’ment, ma bourgeoise est en voiliage d’agrément et y a une place libre dans not’ plumard.
Sa Majesté me décoche un clin d’œil.
— Faut rien laisser perd’, dit-il, en vrai fils de paysan français.
Je l’approuve d’un hochement de tête positif. Je suis certain que ça se passera très bien, les deux. Leurs conneries, même combat. Il la convaincra vite qu’elle doit céder à ses instances et quand elle en découvrira les dimensions, pour lors, le gars Ted sera relégué dans les brumes londoniennes.
— On y va ? demande Pépère, soudain impatient.
— Filez les premiers, je vais rester encore un moment ici pour faire le constat.
Le Gros ne me pose pas de questions superflues et, fier comme Barre-Chaban, emporte sa pensionnaire.
Une fois seul, je referme la lourde, empile quelques coussins contre les débris de l’ancien canapé et m’installe à la Mme Récamier pour gamberger.
Une question me taraude la coiffe : pourquoi m’intéressé-je à cette histoire ? Qu’est-ce qui m’accroche dans cette aventure de petits paumés plus ou moins loubards, à la lisière de la truanderie ? Qu’en ai-je à cirer qu’on les enlève et qu’on démolisse leur gîte ? Pauvre équipe, en vérité : Mandoline et Pâquerette, deux graines de pute maquées avec des demi-sels. De la came pour idéal… L’autre con de rouquin avec sa mèche genre Hun sur le sommet de la tronche, qui bricole à regrouper des caddies de grande surface pour gagner de quoi acheter sa dose quotidienne et à qui, tout à coup, on propose le pactole. C’était quoi, son extra de gala à l’English paumé ? Pourquoi l’a-t-on embarqué au sortir du casino de Montreux ? Quelle pauvre arnaque avait-il pu commettre, ce pâle enfoiré ? Faux gros bras à qui tu fends la gueule à l’aide d’un tesson de boutanche et que tu allonges d’un coup de latte dans ses pauvres roustons tristounets genre pickles ? Une chiffe, un dur en mie de pain. La crasse pour folklore. Un locdu incapable de se lever une gonzesse potable et qui s’attelle à ce boudin tourné de Pâquerette ! On est venu perquisitionner chez lui dans quel but ? Récupérer un truc bidule chose qu’il avait détourné ? Pour y chercher de la came ? Ou en représailles, histoire de filer les grelots à sa brebis ?
Mais tout ça, San-Antonio, en quoi ça peut bien te toucher, mon chérubin ? T’as d’autres chats à fouetter, d’autres chattes à déguster ! Et même qu’un quidam encore anonyme soit scrafé au curare chez tes amis helvètes, c’est pas non plus ton frometon à toi, béby ! Faut chasser sur tes terres, pas sur celles des copains vaudois ! Qu’à ce moment-là, ils n’auraient plus qu’à débouler à la Grande Taule et prendre possession des lieux, non ?
Eh bien pourtant, logique ou pas, bizarre ou non, me voilà ensuqué par cette petite sauterie suisse. Avec la démange d’en savoir plus.
C’est pas émouvant, quelque part, cette marotte de vouloir tout savoir et tout payer ? La maladie du chien de chasse ! Chronique ! De me gratter n’y fait que pouic ! Faut que je ronge l’os, tu comprends. Que je le brise de mes crocs pour en dégager la substantifique moelle.
Pourquoi m’attardé-je dans cet intérieur crapoteux où flottent des relents de merde, de friture froide et de patchouli ?
Et pourquoi ont-ils déféqué sur la photo de Mme Ralousse mère ? Là, ça fleure la vengeance à trois balles. Du tout premier degré. Ça fait descente de grande banlieue, quelque part, tu trouves pas toi ? Les gars de la bande de La Courneuve contre celle de la République ! Y a de la chaîne de vélo dans l’air !
Au sol, des flaques d’alcool montrent qu’on a vidé les bouteilles, manière de ne pas risquer de mauvais éclats en les brisant. Un camembert est plaqué contre le mur. Le poste de téloche n’a plus de tube catholique (comme dirait le Gros). Jusqu’à quelques livres de la prestigieuse collection Colombine que l’on a émiettés. Le vandalisme sur toute la ligne, mais un vandalisme mesquin ! De plus en plus je me convaincs qu’il est l’œuvre d’un commando de minables. Devait y avoir de la moto en stationnement devant l’immeuble !
J’en suis là de mes cogitations (et j’en suis las également) lorsqu’un vacarme de musique pop éclate dans l’appartement voisin. Ils y vont plein tube, les neighbours. A t’en faire exploser les manettes ! Le moment est venu de me trisser. Un rétablissement, hop ! Et je gagne la sortie.
Sur le palier, la viorne est insoutenable. Elle fait trembler la vitre fêlée de la tabatière éclairant (de jour) ce terminus de la cage d’escadrin. Jusqu’à la rampe mal fagotée qui frémit sous ma main.
Je commence à descendre lorsqu’il me vient une idée acidulée. Rebroussant chemin, je me pointe jusqu’à la porte voisine de celle de Pâquerette. Un papier arraché à un bloc de correspondance annonce le blaze de l’heureux locataire épris de musique paroxystique « M. et Mme Jérémie Blanc ».
Opération sonnette. Me faut carillonner un bout avant que le timbre se faufile à travers le tumulte jusqu’aux cages à miel des occupants.
Enfin la porte s’ouvre et je plonge sur la nuit. En fait, j’ai, face à moi, un Noir immense dont la poitrine nue obstrue tout l’encadrement. Du mec hors série ! Près d’un mètre nonante, des muscles, une peau sénégalaise absolument noire, un visage aux pommettes proéminentes qu’éclairent des yeux de loup en vadrouille.
— Vous êtes Jérémie Blanc ? balbutié-je, intimidé par la colosserie du gars et son regard pas gentil.
— Oui, et alors ? Qu’est-ce tu viens faire chier à cette heure, dis ? Tu la sais l’heure qu’elle est ? Elle est minuit passé, l’heure.
Il vient de consulter une Swatch dont le cadran représente le coucher du soleil sur la baie de Rio.
— Je vous demande pardon, mais c’est au sujet de vos voisins, monsieur Blanc.
— Qu’est-ce tu viens me faire chier avec mes voisins ! Je les encule, mes voisins, et toi avec !
— Ça part d’un bon sentiment, conviens-je, néanmoins avant que vous ne passiez aux actes, il est indispensable que je vous parle.
Mon terlocuteur fait un pas dans le couloir, ce qui démasque une famille bien garnie composée d’une dame en boubou et d’une flopée, voire même une chiée de gosses dont l’aîné doit avoir une douzaine d’années et dont le plus jeune n’est pas encore né si j’en juge au ventre de la maman.
— Qu’est-ce tu veux parler ? objecta l’immense Africain. J’ai rien à te dire. Elle est plus de minuit, tu me fais chier et je t’encule !
Il se tait, jugeant ses raisons péremptoires et définitives.
— Permettez-moi de vous montrer ceci, risqué-je.
Je me mets sur la pointe des pieds afin de porter ma carte de police à sa connaissance.
Il me l’arrache des doigts et la place non loin de son nez, ce qui dénoncerait de sa part soit un total analphabétisme, soit une myopie avancée. Puis il se tourne vers sa marmaille, requiert l’aîné et lui donne ma brème, document historique, manière de la prévenir d’à quoi ça ressemble une carte de flic.
Le mouflet, qui est déjà l’érudit de la famille puisqu’il fréquente la neuvième, étudie le document avec passion.
Le papa me refait alors front. Et son front, crois-moi, est large comme l’arrière d’un autobus.
— C’est toi, la police ? il demande d’une voix rechigneuse.
— Je n’en suis qu’une modeste partie, monsieur Blanc.
— Et c’est parce que t’es de la police que tu viens me faire chier à minuit ?
— Minuit dix, rectifié-je.
Il revisionne sa tocante et murmure, honnête :
— C’est vrai : minuit dix.
Puis, ne voulant pas me laisser accroire qu’il cède du terrain, d’ajouter, comme en état second :
— Je l’emmerde la police ; j’ai rien à me reprocher !
— J’en suis convaincu, monsieur Blanc ; c’est pourquoi je vais vous demander de m’accorder un instant, en bon citoyen que vous êtes.
Là, maintenant, il m’a assez cassé les sœurs Brontë ! Un peu à Sana de prendre l’initiative !
Je vais pousser la lourde voisine.
— Venez voir quelque chose d’intéressant, monsieur Blanc !
Il consent а s’approcher.
— Entrez et regardez !
Jérémie obtempère. A la vue de l’appartement saccagé, il pousse une beuglante qui, très vite, se mue en mélopée :
— Oh ! la la ! mon vieux ! Eh ben ça, mon vieux ! Eh ben ça, dis donc ! Eh ben ça, alors ! Eh ben ça, mon vieux ! (Il reprend le début du couplet jusqu’à plus souffle.)
— Sacré travail, pas vrai, monsieur Blanc ?
— Ah ben ça, tu peux le dire ! Ah ben ça, mon vieux ! Ah ! ben ça, alors ! Ah ben ça, dis donc…
— Stop ! lui fais-je, ça y est je le sais par cœur, envoie la suite.
— Quelle suite ?
— Tu ne vas pas me faire croire (voilà que je le tutoie à mon tour), tu ne vas pas me faire croire, monsieur Blanc, que des mariolles ont foutu une pareille merde ici sans que tu les aies entendus de chez toi ! Écoute comme ta musique à toi est bien perceptible, d’ici. On se croirait dans ton salon, non ?
— Pour sûr que j’ai entendu, mais je croyais que c’était eux.
— Qui ça, eux ?
— Ben, les deux qu’habitent ici.
— Tu les connais ?
Il crache.
— Pour sûr que je les connais. Lui c’est un salaud de raciste qui ne me regarde pas. Elle, c’est une grosse vache qu’il dérouille, mon vieux, si t’entendais ce travail ! Mais elle doit aimer ça parce qu’après il la baise et elle crie en prenant son pied, mon vieux, si t’entendais ! Une truie qu’on égorge !
— Donc, tu as entendu du remue-ménage ici ?
— Pour sûr, je te dis.
— Quand ?
— La nuit dernière, mon vieux. Mais très tard. Il était au moins trois heures du matin !
— Et tu n’as vu personne ?
— Personne, mon vieux, parole. Personne, pas un chat.
Il se met à rire. Dieu qu’il est grand ! Pas besoin d’être mort, une taille pareille, pour donner la notion de sa hauteur ! Le duc de Guise ? Un gnome ! Je le trouve sympa, Jérémie. Un bougon, mais tu grattes, et dessous c’est brave-type-mon-vieux sur toute la ligne.
— Qu’est-ce que tu fais dans la vie, monsieur Blanc ?
— Je travaille aux services de la ville.
— Éboueur ?
Il renfrogne.
— T’es dégueulasse, mon vieux ! Tu crois que j’aime foutre mes mains dans des tas de merde ! T’es peut-être flic, mais t’es con, toi !
— Merci pour le mais, tant de gens l’auraient remplacé par parce que !
Il pige très bien et m’en flanque trente-deux ratiches étincelantes dans les mirettes en ivoire véritable, toutes grosses comme des soissons.
Il reprend :
— Balayeur, mon vieux ! Et là c’est cool, là, c’est classe ! Tu te fais pas chier. Tu fous un sac bourré de sable en travers de la bouche d’égout, t’ouvres la vanne. L’eau gicle. Tu la regardes couler. Moi, ça me fait la source du fleuve Sénégal au bord duquel je suis né. Je pousse leurs putains de saloperies dedans. Des papiers surtout, c’est fou ce qu’ils en balancent, ces cons de merde ! Des paquets de cigarettes vides, des tickets, des gobelets, des prospectus, des journaux, des enveloppes, des lettres. Je pousse dans le fleuve Sénégal, mon vieux. Et il charie toute leur merderie jusqu’à la bouche d’égout.
Jérémie se marre.
— T’es sûr que c’est pas eux deux qu’ont eu une scène de ménage ?
— Certain.
— Tu veux boire un café, mon vieux ?
— Volontiers.
— Viens.
Il m’entraîne dans son logis. Et c’est intéressant de voir cette famille noirpiote dans du Galerie Barbès pur fruit. Avec des lampadaires sur pied (abat-jour raphia tout de même), des meubles « scandinaves », un poster de l’équipe de France de foot punaisé plein mur, et un poste de télé chauffé à blanc. Mais les programmes ont pris fin et la chaîne hi-fi a pris le relais, d’où le boucan.
— Tes gosses vont se coucher à quelle heure ? questionné-je par une curiosité d’ordre pédagogique.
— Quand ils ont sommeil, mon vieux. Pourquoi ils iraient avant ?
— Très juste. Dis, ça les ennuierait de me rendre ma carte de police ?
Le papa donne des ordres et on me ramène ma brèmouze où je me découvre affublé de lunettes tracées au crayon feutre et devenu sénégalais par la grâce du même crayon.
Jérémie regarde et se marre.
— T'es un nègre, maintenant, mon vieux ! fait-il en me tendant mon bien.
— Nous le sommes tous, assuré-je. Mais il y a des gens qui se croient blancs et ça crée des malentendus.
Maman Blanc prépare un caoua tellement serré que la cuiller qu’elle plante dans ma tasse met dix minutes avant de reposer contre la paroi.
— Donc, tu ne fréquentes pas tes voisins, monsieur Blanc ? reviens-je а mes moutons.
— Lui, c’est un enculé, déclare Jérémie. Il a beau faire des prières а l’église Saint-Sulpice, enculé il est, enculé il restera. Le Bon Dieu, des types comme lui, il leur chie dessus !
Moi, j’ai une décharge de mille volts dans le recteur. Putain d’âne, la méchante secousse.
Église ! Vous avez dit église ? docteur Blanc ?
— Pourquoi dis-tu qu’il va faire des prières à Saint-Sulpice ?
— Je balaie dans le sixième. Je le vois venir à l’église, le matin. Je suis malin, mon vieux, si tu savais ! Oh ! la la ! si tu savais comme je suis malin !
— Ça se voit au premier coup d’œil, monsieur Blanc. Donc, le rouquin fréquente Saint-Sulpice le matin ?
— Pas tous les matins, mais plusieurs fois.
— Il est seul ?
— Oui.
— Comment sais-tu qu’il prie ? Par déduction ? Église, donc prière ?
— Non, je l’ai vu.
— Tu es entré ?
— Oui, mon vieux, par la petite porte.
— Et alors ?
— Je l’ai aperçu dans une chapelle, sur le côté. A genoux, mon vieux, et il regardait la Sainte Vierge droit dans les yeux, mon vieux.
— Il n’était pas seul, n’est-ce pas ?
— Comment tu le sais ?
— Qui se tenait а son côté, sur un prie-Dieu, un homme ou une femme ?
— Ni l’un ni l’autre, mon vieux.
— Un enfant ?
— Non, mon vieux.
Là, ma perplexité crève le mur du son et bat les records d’altitude.
— Alors quoi, monsieur Blanc ?
— Une religieuse.
— Ah ! bon…
Pour Jérémie Blanc, il existe donc un troisième genre que j’appellerai le neutre, dans lequel il regroupe les ecclésiastiques.
Une religieuse… Bidon, naturellement. Les gens avec lesquels travaille (ou travaillait) Ted of London sont d’une prudence à toute épreuve.
Je bois une gorgée de dynamite. Si j’enfile tout le contenu de la tasse, je ne dormirai plus avant une douzaine d’années, c’est couru. Y a plus à manger qu’à boire dans le caoua de la dame Blanc.
Le balayeur d’élite devient décidément mon pote à la vitesse big V. Sa frime un peu carnassière de loup qui serait déménageur de pianos et ancien champion de boxe m’est de plus en plus avenante et sympa.
— T’es rudement malin, monsieur Blanc, reprends-je avec force. Toi alors, t’as pas les yeux dans ta poche. Et tu sais faire fonctionner ta cervelle. C’est pas seulement du bon café que tu me donnes à boire, mais aussi du petit-lait.
Il se méprend :
— Ramadé, dit-il à son épouse, donne du lait à mon copain flic.
Je vais pour refuser mais je m’abstiens, pensant qu’un peu de sirop de vache « coupera » la force explosive du café.
— Je t’écouterais tout la nuit, tellement tu racontes bien, monsieur Blanc.
— Oui, je sais. Quand on va en vacances dans mon village, à Roulé Boulé, je leur cause de Paris pendant des heures et des heures. Et ils veulent toujours encore et encore…
— Cette religieuse qui priait au côté du rouquin, tu as pu la voir malgré sa cornette ?
— Oui, je l’ai vue. Mais pas quand elle priait : quand elle est partie.
Il développe :
— Moi, je finissais de balayer la place, tu comprends, mon vieux ? J’avais réuni mon matériel et je filais au dépôt avec ma petite poussette. Bon, la religieuse sort.
— Tu es sûr que c’était elle ?
— T’es con, mon vieux : y en avait qu’une dans l’église quand j’y suis t’été.
— Je te demande pardon. Et alors ?
— Et alors elle sort par la petite porte, justement. Elle est passée devant moi juste, et elle a traversé la rue. C’était une sacrée belle religieuse, je te le dis, mon vieux. Le Seigneur, Il se mouche pas du coude ! Des yeux bleus comme les anges, mon vieux. Une figure en triangle.
Il se signe :
— Si j’oserais, sans blasphémer, dessous, ça ne devait pas être dégueulasse, mon vieux. Et tu sais, j’ai l’œil, mon vieux. Oh ! la la ! pour avoir l’œil, j’ai l’œil ! Moi, les belles gonzesses, tout en balayant, je les vois venir de loin !
Il éclate de rire. Sa superbe langue rose comme du jambon de Westphalie remue tel un lapereau dans son nid.
— Tu n’es pas musulman, monsieur Blanc ? Je croyais qu’au Sénégal…
— Dis, tu déconnes, mon vieux ! Je suis de l’élite. Mon grand-père était tirailleur sénégalais et il a gagné la guerre de Quatorze, quoi, merde !
— Donc, la religieuse était jolie ?
— Putain, mon vieux, l’autre nuit, ils ont passé un film cochon sur Canal Plus, y avait une religieuse dévergondée dedans, j’ai cru que c’était elle.
— Elle est montée dans une auto en quittant Saint-Sulpice ?
— Penses-tu ! Tu crois que les religieuses ont des autos dans Paris, toi ? Qu’il est con, ce flic ! A pince, mon vieux, à pince ! Remarque, elle habitait pas loin.
Il a l’art et la manière de me faire triquer du cervelet, ce diable d’homme ! C’est la fée Marjolaine déguisée en balayeur sénégalais chez qui j’ai sonné. Et dire que s’il n’avait pas foutu sa musique de chiasse au max de l’ampli, je n’aurais pas eu l’idée de le contacter. L’existence, de plus en plus, je m’aperçois que c’est une étoffe tissée de menus hasards, de rencontres fortuites, d’incidents à peine discernables qui s’emboîtent. Quand tu as étalé le tout, tu constates que ça forme destin. Rien n’a été inutile. Tout avait sa juste place, sa signification en devenir. Tout devait être conservé pour l’exécution du motif global.
— Attends, monsieur Blanc, veux-tu dire que la religieuse est entrée dans une maison, que tu as vu cette maison et que tu sauras la retrouver ?
Son grand rire infini ! Il prend ses chiares insomniaques à témoin.
— Vous vous rendez compte comme il est con, ce flic ! Je lui dis et il demande ! Mais faut te causer comment, vieux ? Bien sûr que je sais retrouver sa maison à la religieuse. Je passe tous les jours devant, dis ! Mais où tu as la tête ?
Je me dresse, blême, fantomatique (je me vois dans la glace aux cartes postales fixée au-dessus de la desserte).
— Sois gentil, monsieur Blanc, viens me montrer cette maison, je te ramènerai tout de suite après.
Lui, c’est pas un bêcheur. Partant au starter sans bavure. Il est déjà debout, gigantesque. Il biche un tee-shirt sur un dossier de chaise et l’enfile prestement, le lançant adroitement en l’air pour le faire s’ouvrir et y passant simultanément bras et tronche.
— On y va, mon vieux, on y va ; il faut pas t’énerver. Qu’il est con, ce mec, mais qu’il est con !
Un taxi diesel teuf-teufe devant nous dans la rue Vazydon-Monga[7], cette artère étroite qui, partant de la rue Fouille-mer II[8] se jette en passant et pour en finir place des Femmes en cloque[9].
M. Blanc, qui n’a cessé de caresser l’exquis cuir fauve de ma Maserati pendant le trajet, s’écrie :
— On arrive, mon vieux. Je vais te faire voir où que c’est.
Un berceau providentiel me permet de placarder ma tire, bien qu’un clignotant rouge y interdise le stationnement.
Jérémie a du mal à s’arracher.
— Ce cuir, me dit-il, tu croirais franc la peau de ma femme, mon vieux. Sauf que la peau de ma femme est plus froide.
Nanti de cette précieuse information, je déhotte. J’adore ces ruelles du sixième, aux immeubles souvent ventrus comme s’ils avaient pris de la bonbonne avec l’âge, et aux pittoresques boutiques où se pratiquent des commerces comme il n’en existe pas ailleurs : marchands de cartes marines anciennes, de décorations, d’ouvrages consacrés uniquement à la maladie du charbon chez le mouton à tête noire d’Écosse, marchands de boutons de vestes de chasse du dix-neuvième ou de moulins а café à manivelle, il y a là un foisonnement de petits magasins dont on se demande par quel miracle ils permettent à leurs propriétaires de survivre et si ces derniers, pour « boucler », ne sont pas obligés de faire des pipes dans leurs arrière-boutiques.
Le grand Noir (sans sucre) marche à longues enjambées vers un mur jaunasse, agrémenté de graffiti obscènes. Une double porte en fer perce le mur. Ses deux vantaux sont plus qu’ouverts si je puis dire : inrefermables parce que bloqués par une rouille centenaire. Un liseré de ciment où s’étiolent quelques plantes autrefois vertes qu’arrosent seuls les caprices du ciel. Et puis une maison à deux étages, branli-branlante. Les volets sont ouverts et de guingois, les fenêtres sans rideaux et obscures. Quelque chose de récemment abandonné flotte sur l’immeuble. Sans doute a-t-on évacué ses précédents occupants afin de le réfecter pour le fourguer ensuite un saladier à des beurrés pleins de comptes étrangers ? Je vois ça comme ça, toujours est-il.
Le grand diable sombre me montre la construction.
— C’est là qu’elle a entré, mon vieux.
— Tu l’as suivie ?
— Par la force des choses, mon dépôt se trouve place des Femmes en cloque.
— Eh bien ! c’est parfait, je te remercie, monsieur Blanc !
J’amorce une volte. Il allonge un bras de trois mètres pour me stopper.
— Hé ! attends, tu rentres pas ?
— T’es dingue, t’as vu l’heure ?
— Ben, il est une demi-heure de plus que quand t’as sonné chez moi, mon vieux, non ?
— Chez toi, y avait une musique à t’en faire dégouliner la cervelle par les oreilles, j’avais pas peur de réveiller.
— Moui, c’est vrai, convient Jérémie.
J’ajoute pour faire bonne mesure :
— Et puis là, on sent bien qu’il n’y a personne.
Comme quoi faut jamais fournir deux raisons à ses actes quand une seule suffit. Voilà mon pote qui se marre.
— Si y a personne, c’est le moment d’entrer, non ? Maintenant on est peinards. Demain il fera jour, tu l’auras raide dans le cul, mon vieux. Raide comme un manche à balai.
Dis, Toto, tu sais qu’il a raison, Fleur de Tunnel ? Ça alors, mon vieux, c’est l’évidence même.
— Viens, me décide-t-il, si t’as besoin d’enfoncer une porte, moi c’est de la régalade.
Il traverse l’étroite chaussée. Je visionne autour de moi. Nobody. Silence. Juste quelques ombres, au loin sur la place : des pafs qui cherchent un cul, comme chaque notte à Pantruche.
Je le suis, on franchit la partie cimentée où crevassent les plantes en asphyxie déshydratante. Cette fois y a une lourde. Marrant, cette crèche me fait penser а celle où roupillaient Ted et Pâquerette à Montreux.
Jérémie prend déjà son élan pour biter la lourde, je le retiens de justesse.
— Hé ! modère-toi, monsieur Blanc, on joue pas Rome ville ouverte ! Tu vas réveiller le quartier. Ça ne dort que d’un œil un quartier, mon pote, t’as toujours un vieux qui s’exerce aux agonies, un amoureux qu’a des tourments ou un contribuable des problèmes.
Je tire mon sésame.
— Qu’est-ce c’est ce machin, un passe ?
— A peu près.
Il me regarde boulonner, retenant son souffle. La porte se rend et il s’écrie !
— Alors là, mon vieux, chapeau ! C’est du beau boulot, mon vieux !
— Ta gueule ! chuchoté-je.
Et c’est pas commode d’intimer cet ordre à voix basse. Comme il me casse un peu les roulements à billes, je lui demande :
— Pourquoi dis-tu « mon vieux » à chaque phrase que tu prononces ? Tu veux pas qu’on cherche d’autres expressions de remplacement, ça te reposerait ?
Il s’enchifrogne.
— Oui, je vois, mon vieux, mais tu comprends, c’est une expression où je roule moins les « r », comme font toujours les Africains. Si tu m’entendrais au téléphone, tu me prendrais pour un Africain ?
— Sûrement pas, mais il n’y a pas de gêne а être africain, monsieur Blanc, ni а être noir, belge, hémophile, catholique, voire même anglais.
Toute cette philo de bistrot en pénétrant par effraction dans une maison. Faut, non ?
Bon, on entre. Ça forme un petit hall. Ce devait être un hôtel particulier au départ, avant de connaître la honte des abandons et des déprédations.
Dès que tu t’occupes plus d’une chose ou d’un être, il périclite. Y a que la nature qui, elle, s’épanouit sitôt qu’on lui fout la paix. La nature souveraine, embusquée, qui nous guigne tous pour dissoudre nos cadavres, investir nos demeures, englouir nos bagnoles et nos trains.
Les murs lépreusent affreusement, on a fauché la boule d’escalier, les serrures des lourdes et jusqu’aux carreaux de faïence qui devaient décorer l’entourage d’une ancienne fontaine de cuivre vert-de-grisé.
Je vérifie, gauche droite, les pièces sont vides, délabrées.
Jérémie s’indigne :
— Ils charrient, mon vieux ! Laisser ça à l’abandon pendant que tu as des putains de mecs qui s’entassent à huit dix dans un studio ; alors là, c’est la honte, mon vieux : en plein Paris, dis ! Et puis quoi, Seigneur, ça vaut du blé, l’emplacement, dis, en plein Paris, mon vieux.
C’est surtout ce second aspect du problème qui me fait tiquer. On ne laisse pas mourir un immeuble, même minuscule, au cœur du sixième ! Sans doute s’agit-il d’une histoire d’hoirie insoluble ? Doit y avoir des avocats et des notaires aux prises. Mais tout de même. Ça fait un bout, visiblement, qu’elle part en sucette, cette taule.
Je gravis I’escadrin. Il est en pierre jusqu’au premier. En bois du first au second étage. Les pièces du premier niveau ressemblent à celles du rez-de-chaussette : vides, délabrées, humides.
Consciencieux jusque z’au bout, je me farcis les dix-sept dernières marches grinçantes. Surprise : elles s’achèvent sur un étroit palier fermé par une porte de fer. Quand je te dis porte, c’est du haut de gamme. La vraie lourde de blockhaus, mon vieux. Elle rébarbate vachement.
Je renouche aussi sec que la serrure de sécurité qui ferme, ça va pas être de la tarte aux airelles ! Tout de suite, à ses lèvres, tu piges qu’elle a pas le baiser complaisant. Pour la forcer, faut pas chialer sa peine, y aller en douceur, tout à la gamberge. Boulot d’acupuncteur chinetoque ! Si je la craque, celle-là, je pourrai, tout de suite after m’attaquer à Fort Knox et sucrer l’artiche ricain.
Je m’agenouille tandis que ce brave Jérémie tient le faisceau de ma loupiote braqué sur le corps du délit. Farfouille que farfouilleras-tu, je sue sang et os. Je sue comme je sue. Un petit zigougnet à droite. Pousse le taquet d’ancrage d’un cran, un friselis à gauche…
— Tu croyes que tu vas y arriver, mon vieux ?
— Ta gueule, tu me déconcentres !
II aime pas qu’on le rebuffe, Blanchounet.
— Soye poli, mon vieux, on n’a pas gardé les phacochères ensemble, merde ! Ta putain de porte, moi je te l’ouvre d’un coup d’épaule, tu veux parier ?
— Elle est en fer, hé, pomme à l’huile ! Blindée, même, je soupçonne.
— Écarte-toi, flic-mon-cul !
— Si tu t’es jamais luxé l’épaule et pulvérisé la claviculte en même temps, tu vas pouvoir réaliser l’exploit !
— C’est ce qu’on verra, mon vieux.
L’exiguïté du palier l’empêche de prendre un élan considérable, aussi se ramasse-t-il sur lui-même. Il devient compact en plein, le Jérémie. Tendu, bandé à outrance. Je ne peux m’empêcher de le trouver beau. Une affiche à la gloire des Jeux Olympiques ! Y a du jaguar, chez ce superbe Noir. Concentration. Il ferme les yeux, ramasse un max d’oxygène qu’il empile dans ses soufflets. Et c’est le rush infernal.
Ce qui succède, je mets un bout а piger. C’est pas évident tout de suite. Il y a le formidable impact contre la lourde. Et puis celle-ci s’ouvre. Un flot de lumière inonde la scène. Le brave noirpiot continue sa trajectoire dans des espaces illuminés. Il n’est plus seul : des bras, des jambes sont plaqués à lui. Je pense vite, mais tout de même. Je comprends qu’il n’a pas enfoncé la porte, que celle-ci a été ouverte au moment précis où il l’emplâtrait. Qu’il a ramassé sur son passage la personne délourdéuse et que les voilà partis dans une vaste pièce élégante. Ils la traversent, soudés l’un à l’autre, kif un dessin animé. Ça va se terminer dans un poste de tévé énorme qu’ils font exploser.
Tout s’achève dans un entremêlage de membres blancs, de membres noirs, de tessons, d’éclats de contre-plaqué, et d’accessoires mal définissables.
Je m’approche. Les cinq pas qui me sont nécessaires pour gagner le lieu du sinistre me permettent de prendre connaissance de l’endroit. Une pièce extrêmement raffinée, tendue de lin bleu roi, avec une moquette orangée, des canapés profonds comme des tombeaux, dont un transformable en lit. Toute une partie de ce local est équipée d’appareils émetteurs, de vidéos, de trucs, de schmilblicks et autres.
M. Blanc se dépêtre comme il peut. Le voici déjà agenouillé devant une femme inanimée, dont je suis pas sûr qu’elle eût encore une âme, tellement elle semble raide comme barre.
Il exulte, Jérémie, malgré qu’il soit passablement étourdi.
— T’as vu, mon vieux, cette putain de porte de merde si je l’ai eue, dis ?
Je me penche sur la personne ravagée par sa tornade de viande. Ma main cherche son cœur, ce qui n’est pas désagréable vu que sa poitrine est très présente, bien ferme, avec des embouts comme j’aime pour souffler dedans. Le guignol bat, god soit loué.
La personne télescopée présente une quarantaine d’années en bonne et due forme, bien assumée. Elle n’est pas empâtée, ni fanée, non plus que plissée. Des séances répétées de findless et de lampe à brunir la gardent fraîche et heureuse. Elle porte un pyjama de soie fuchsia boutonné sur l’épaule. M’est avis qu’elle dormait et qu’elle a mis du temps avant de réaliser qu’on bricolait sa serrure.
En attendant qu’elle dévape, je me livre à une exploration du studio. Dans la vaste penderie, je découvre une foule de tenues disparates : de religieuse, de salutiste, de contractuelle, d’infirmière, d’hôtesse d’accueil, etc. Dans la partie technique, il ne me faut pas un million d’années-lumière pour piger qu’il s’agit d’un centre d’émissions clandestines. Un registre codé est enfermé dans un tiroir fermé à clé, mais que je déferme grâce, cette fois, à mon sésame.
Assis dans un fauteuil, les mains croisées entre ses grandes jambes écartées, M. Blanc m’observe avec intérêt.
— Putain, ce que tu fais flic, mon vieux, assure-t-il ; on ne saurait pas, on comprendrait que t’es un enculé de flic. Ça se voit à la façon que tu bandes dur en jouant les fouille-merde. T’as une bite d’éléphant quand tu fouinasses, mon vieux ! T’es presque beau à voir, flic à un tel point, moi je trouve.
J’acquiesce.
Oui, sûrement qu’il a raison, le Jérémie. C’est l’instant où je sors de ma réelle identité pour me muer en salaud de poulet ! Mon côté Mr. Hyde !
Je feuillette le registre. Des noms, des indications, mais rédigés dans un langage secret. J’essaie de remettre ça en français, appliquant les méthodes courantes comme le retournement des lettres, par exemple, ou bien la numérotation brouillée de l’alphabet ; mais ça reste muet. J’arrache une page du gros bouquin, très proprement, la plie et la glisse dans ma fouille. Après quoi je remets le registre en place et referme le tiroir.
La dadame en pyje est toujours dans la semoule et ça me paraît parti pour un brin de temps. Faudrait peut-être la soigner efficacement, qu’en penses-tu ? Non-assistance à personne а danger, c’est pas reluisant pour un Royco.
Jérémie continue d’attendre en étudiant mon comportement. Et mézigue Bibi, dit Moi-même, dit Sana, dit le Tombeur de Saint-Cloud, je commence à patouiller dans les angoisses. A me dire que je me suis probablement filé dans des emmerdouillages saignants. Que de quel droit, après tout, forcé-je la demeure d’une dadame. Même ses postes émetteurs et ses fringues pour bal masqué ne me confèrent pas l’autorisation de lui violer le domicile et de la tremper dans du sirop de coma, la pauvre biquette. Comment s’appelle-t-elle, au juste ?
Je me mets à la recherche d’un sac à main et j’en trouve quatre, tous plus Hermès l’un que l’autre, soigneusement rangés dans le tireroir d’une commode très commode (ou très pratique si t’as horreur des répétitions).
L’un d’eux, ainsi que je l’escomptais, recèle un portefeuille. Permis de conduire, passeport européen. La personne estourbie est Mme Ruth Booz, née à Monte-Carlo, le 4 septembre 1943, mariée, puis veuve d’un certain Hughes Naut et domiciliée à Typigekpuick, comté de Gaiway, Irlande.
Je note ces renseignements sur mon calepin magique.
Maintenant, faut que je vais prendre une décision sans jambage avec l’occupante de cet étrange appartement.
— On pourrait lui filer de l’eau sur la gueule, mon vieux, suggère Jérémie, ça ne peut pas lui faire de mal ?
— D’accord.
Il pousse une porte donnant sur une kitchenette peu grande mais bien équipée et revient avec un pot d’eau et un torchon.
J’ai beau bassiner les tempes de la femme, comme il est pratiqué dans les bouquins du dix-neuvième cercle dans lesquels les dames riches chopaient des vapeurs pour un ouïe ou gnon, ça ne change rien à la situasse. Elle continue de rester aux abonnés absents. Ce qui me trimbale le mental dans des zones inhospitalières, c’est qu’elle a les yeux ouverts. J’ai beau promener mon doigt devant ses prunelles, elle ne réagit pas. Si son guignol ne continuait de battre la mesure à un rythme à peu près normal, on jurerait qu’elle est morte.
— Hé ! dis, vieux, je l’ai pas refroidie, au moins ? s’inquiète Jérémie. T’es témoin que c’est accidentel, putain d’elle ! Je lui voulais pas de mal. C’était juste pour te donner un coup de main, vieux. Tu le diras, quoi, merde ?
— T’occupe de rien, je te couvre.
J’hésite, puis je décroche le bigophone pour alerter Police-Secours. Appel anonyme. Je donne l’adresse, annonce qu’une femme est grièvement blessée et qu’ils se manient le rond pour la driver à l’hosto. Ciao !
— Allez, viens, monsieur Blanc, on se brise !
Pas besoin de lui envoyer une lettre recommandée avec accusé de réception pour le faire obéir.
Les deux étages à quatre enjambées, parole ! on s’engloutit dans ma bagnole ! A peine parvenu boulevard Saint-Germain, on perçoit la corne de Police-Secours dans les confins.
— T’es un sacré drôle de putain de flic, toi mon vieux, jubile Jérémie. Un sacré putain de flic comme toi, je savais pas que ça existait.
— Ben, tu vois, fils, tout existe.
— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?
— Te déposer chez toi.
— Et après ?
— Poursuivre mon enquête.
— C’est quoi, poursuivre ton enquête, mon vieux ?
— Prendre des dispositions, contrôler des choses, donner des ordres…
— Tu vas pas te coucher ?
— J’irai dormir une autre nuit.
— Dis donc, vieux, ça te ferait chier si je venais avec toi pour l'enquête ? Ça m’intéresse, mon vieux. Oh ! bonté divine ce que ça m’intéresse !
— Eh, dis, il est tard ; ta femme t’attend.
— Ramadé, jamais elle m’attend. Si je viens, je viens, si je viens pas, je viens pas.
— Faut que tu te reposes. A quelle heure prends-tu ton travail ?
— Je le prends pas demain, c’est mon jour. Alors dis, tu m’emmènes faire l'enquête ?
— O.K.
Je lui dois bien ça.
Pour commencer, nous passons par chez Mathias. Note qu’il n’y a pas le feu. Je pourrais attendre demain matin pour lui confier la page de registre à décrypter ; mais moi, quand j’ai la rate au court-bouillon, faut que ça saute !
Ils sont au plumzingue, naturliche. Et c’est sa mégère qui vient guigner au judas. En m’apercevant, elle maugrée :
— Ah ! non, vous ne venez pas me le débaucher en pleine nuit. Ça, n’y comptez pas !
Mathias qui l’a rejointe demande :
— Qui est-ce ?
— Ton charmant commissaire !
— Eh bien, ouvre, Ninette.
— Non, je n’ouvrirai pas. On laisse les gens dormir. Nous avons de nombreux enfants, monsieur le commissaire. Nous nous sommes épuisés et avons droit au repos.
— Voyons, Ninette !
Ça continue de palabrer. Elle est féroce, cette carne. Malgré leurs dix-sept chiares, j’espère toujours que le Rouillé va la laisser quimper, son ogresse. Ça me ferait mouiller, si un matin il m’annonçait qu'il a largué le pensionnat familial.
— Bon, tranché-je, eh bien je vous laisse, puisque vous ne voulez pas ouvrir. Je suis sûr que vous vous plairez bien en Corrèze.
— Comment ça, en Corrèze ? hargnit le moche tréteau.
— C’est à Tulle que je demanderai et obtiendrai la mutation de Mathias, ma chère dame. Un mec qui n’a rien dans son froc ne saurait rester à Paris. Vous verrez comme il est vivifiant, le plateau de Mille-Vaches. Comme ça, c’en fera une de plus.
La porte est débondée rapidos. La houri glapit dans les sonorités de la cage d’escadrin :
— Qu’est-ce que vous venez de dire ? Une vache de plus ! C’est à moi que vous faites allusion, espèce de goujat ?
— Ninette, je t’en supplie ! bêle l’autre enviandé de Rouquemoute qui se sent sur la route de la destitution.
Mais elle trépigne, sa garcerie vivante. Monte sa sono à t’en faire exploser les baffles.
Mon pote Jérémie chope Mathias par un bouton du pyjama. Il tire un coup sec, le bouton lui reste dans la main. Il se saisit d’un second auquel il fait subir le même sort.
— Mais laissez-moi ! Qu’est-ce qui vous prend ? s’emporte mon collaborateur.
— Je te laisserai quand t’auras fermé la sale gueule de merde de ta putain de gonzesse, mec ! Une épouse qui me traiterait comme ça, je lui casserais la tête, mon vieux. Tu veux que je lui file un atout, à ta vieille, pour te montrer, dis ? Un homme, ça se respecte, mon vieux. Vas-y à coups de pied dans le ventre si nécessaire, mais écrase-moi cette saloperie de punaise !
Le Rouillé est au supplice. Il surabonde, côté adrénaline. Il lui en sort de partout : par le haut, par le bas, comme chantait la mère Piaf. Des vapeurs le bichent, des vertiges terribles. Tout se brouille dans son esprit : moi, son chef valeureux et hautement respecté, sa teignasse de bonne femme, le grand noircicot féroce prêt à briser des os et des ménages pour faire prévaloir la domination absolue du sexe fort.
Pour ajouter à ses confusions, deux ou trois de ses voisins, éveillés par l’altercation palière, surgissent en tenue nocturne ; pas contents du tout d’être dézonés par un boucan pareil ! Ils dégurgitent comme quoi c’est un comble de voir un policier rameuter l’immeuble au milieu de la notte. Et qu’il est glandu, cézigue, avec une gerce aussi ronchon, malgracieuse infiniment, qui jamais ne salue personne et dont la progéniture infernale fait tellement chier les autres locataires que tous ont envie de se natchaver des lieux.
Cette levée de fourches quasi chouane, lui cause une réaction terrible, à Mathias. Que, tu sais pas ? Perdant son self, il virgule une formide mandale à sa bobonne.
— Vouiiii ! crie l’assistance.
Dopé, il en balance une seconde, plus appuyée.
— Olé ! faisons-nous en chœur, devenus ibériques, voire même carrément andalous par la force magnétique du spectacle.
Alors, là, c’est la crise. Le Rouquemoute, il solde ses arriérés. Les autres voisins se pointent à qui mieux mieux : d’en bas, d’en haut, d’ailleurs. Mon précieux collaborateur dérouille carrément sa morue. C’est la grande rouste voyouse. L’avoinée du proxénète doublé.
Comment qu’il la tartine, sa petite médème, mon pote ! La dure mise en pièces. Il lui reste des poignées de cheveux dans la main. Il a les jointures écorchées. Il bave, il fait des « Rran ! », des « Tiens, salope ! », des « Voilà pour ta gueule, pourriture ! », des « Je vais te dépecer, paillasse ! », des « T’as fini de nous emmerder, salope ! », des « J’en peux plus, bourrique ! », des « Laissez-moi la tuer, cette sous-merde ! ».
Personne ne songe à s’opposer au funeste projet. Au contraire, on adhère pleinement. On est des loups pour l’homme, les hommes. Pour la femme aussi, en l’occurrence. On lui crie « d’y aller », à Mathias, « de la finir », de « la crever pour tout de bon ».
C’est la corrida sauvage. Les jeux du cirque. Le retour de Zorro.
— Cogne !
— Au foie !
— Descends-la !
— Mords-lui l’œil !
— Éventre-moi cette vache !
— Fais-lui gicler la cervelle !
— Arrache-z’y un bras !
— Bourre-lui le pif !
— A la mâchoire ; il lui reste encore des dents !
— Fais-y bouffer son Tampax !
— Coupe-lui l’autre oreille !
— Fous le feu à ses poils de cul !
— Une manchette à la pomme d’Adam !
— Retourne-lui les ongles !
— Ceux des pieds aussi !
— Elle bouge encore ; shoote-lui dans la tronche !
Il s’active comme un batteur Moulinex (ou Rotary, je m’en branle, j’ suis pas le genre à palper des enveloppes sur la pub rédactionnelle).
Je peux pas te dire le temps que dure cette crise de folie, non plus que l’hystérie collective qu’elle a déclenchée. Les moments d’exception échappent à la notion de temps. Ils se situent dans une sorte de quatrième dimension.
Mais enfin, bon, ça cesse. La mère Mathias est affalée, sans connaissance sur son palier. Groggy, émiettée, truffée, brisée, en loques. Le Rouillé reste haletant comme un qui vient de réussir la traversée du Zambèze (à couilles rabattues) à la nage au point où ça bouillonne le plus terriblement.
Il se laisse glisser le long du mur. Il cache sa tête dans ses mains et se fout à chialer indiciblement.
Le public se tait. La gêne nous biche. On n’ose plus se regarder. Y a un colonel en retraite qui dit comme ça que les nuits sont fraîches pour la saison et qu’il a froid aux pieds.
Ça donne le signal. Les voyeurs se disloquent. Les hyènes retournent dans leurs niches. On reste plus que nous quatre : les Mathias, Jérémie et moi.
Je dis а Jérémie de porter madame jusqu’à son lit. Il le fait.
Tout en coltinant ce pauvre être pantelant, il déclare :
— Alors là, mon vieux, c’est chié la vie avec toi ! Putain, ce qu’on se marre !
Une fois au lit, la Mathias, je lui fous des compresses un peu partout sur les points critiques.
Son julot revient en chancelant. Épave pire qu’avant sa révolution de palais.
Ninette coasse quelque chose. Remue faiblement une main en direction de son dérouilleur.
On prête l’oreille.
— Je te demande pardon, fait-elle. J’ai compris.
M. Blanc flanque une joyeuse bourrade à Mathias.
— Tu vois que j’avais raison, mon vieux ! Elle attendait que ça, ta gonzesse. C’est mauvais de leur laisser la bride sur le cou ; elles sont les premières à en souffrir.
— Maintenant, fais-je à Mathias, habille-toi et suis-nous.
— Il faudrait peut-être appeler un docteur ? murmure-t-il en désignant le lit dont l’oreiller se teinte de rouge.
Jérémie éclate de rire.
— Un docteur pour une petite trempe de rien du tout ! Il est con, ce mec, non ? ça, mon vieux, faut dire ce qui est vrai : vous êtes chiément cons dans la police, moi je dis.
Bien installé dans son labo, le Rouquemoute s’abîme dans le travail, ce qui est la meilleure thérapeutique contre les tracasseries de l’existence. Je lui ai confié la feuille de registre arrachée et il se penche sur ce jeu des sept erreurs comme Ophélie sur la source qui lui renvoie son image.
Rassuré sur son compte et comprenant que les fers de sa sagacité son bien au feu, je me rends, toujours flanqué de M. Blanc, à l’Identité judiciaire pour voir s’il y a des choses à apprendre à propos de Ruth Booz ; mais j’ai beau solliciter l’ordinateur, son nom ne « tombe » pas. Inconnue au bataillon des fichés qui l’affichent mal. L’idée me vient alors de programmer le blase d’Hugues Naut, son mari défunt, et là, surprise, je découvre qu’il a été mêlé à une enquête de police, non pas en tant que criminel, mais en qualité de victime puisqu’il a été assassiné en 1973.
Son dossier m’intéressant, je m’en saisis et file le consulter à tête reposée dans mon bureau.
— Il ne va plus rien se passer d’intéressant cette nuit, dis-je à Jérémie, tu devrais rejoindre ta base, je vais te faire reconduire à ton domicile.
Il secoue la tête.
— Non, non, j’aime mieux rester avec toi, mon vieux. Ça m’intéresse.
— Mais moi je vais lire, tu vois.
— Ben je te regarderai lire, mon vieux. Fais pas chier, t’avais promis, quoi, merde !
— Comme tu voudras.
Il range son cul dans un fauteuil de cuir râpé cependant que je me plonge dans l’assassinat d’Hugues Naut.
Biographie rapide du dénommé Hugues Naut :
Né à Paris en 1917.
Études au lycée Louis-le-Grand, puis à la faculté de droit de Nancy.
Entre à la Banque Golda Goldenberg en 1938 où ses qualités lui valent, malgré son jeune âge, un avancement rapide.
A l’invasion allemande, la banque appartenant à un consortium composé d’israélites est mise sous tutelle « aryenne ». Hugues Naut y continue son ascension et devient, avant la fin de la guerre, fondé de pouvoir.
Les propriétaires de la banque étant morts et déportation, l’établissement est vendu à un group de financiers. Naut en est le principal actionnaire.
Son irrésistible ascension dans les affaires le placera а la tête d’autres sociétés importantes.
Célibataire endurci, il partage sa vie privée avec beaucoup de conquêtes plus ou moins tapageuses jusqu’en 1970 où, à l’âge de 53 ans, il convole et justes noces avec Ruth Booz. Le couple semble mener une existence mondaine jusqu’en juin 1973. Au cours d’un voyage d’affaires au Liban, pourtant paisible à cette époque, Naut est assassiné au volant de sa voiture, de nuit, sur le parking du casino de Beyrouth, la gorge et les couilles tranchées. Sa femme qui était demeurée à Paris fait des pieds et des mains pour que la police française coopère avec la police libanaise. Mais l’enquête menée tant à Paris qu’à Beyrouth ne donnera rien.
The End.
Juste comme j’achève ma lecture des différente pièces du dossier, on toque à ma lourde. C’est mon chosefrère, le commissaire Levenin.
Un qui mérite bien son nom ! Aigrelet, comme personnage. Pas sûr de soi, mais sur (sans accent circonflexe) comme le lait tourné. Pas grand et furieux de sa taille ; puant de la gueule malgré le précieux concours des Établissements Lajaunie, une poitrine très large avec l’épaule gauche si tombante que tu dirais une gerce essayant de se dénuder un nichemard. Il porte sempiternellement un complet noir froissé qui verdit comme la soutane du cher curé d’Ars, une chemise blanche douteuse et une cravate noire en tire-bouchon qu’il fourre sous sa chemise presque tout de suite à la sortie du nœud. Les joues bleues, les cils eczémateux, les manettes décollées et le nez tordu : ecce homo, comme ils disent à Mykonos.
Sa venue nocturne me surprend de court car on ne se fréquente rigoureusement pas. Deux excellentes raisons à cela : il me jalouse et je le méprise. Par ailleurs nos services n’ont jamais la moindre interférence.
— Salut ! lâché-je par politesse pure.
Il exécute un très vague hochement du chef et va se planter devant Jérémie. Le fixe avec intensité. M. Blanc finit par prendre ombrage de cet examen.
— Il veut ma photo, ce con, ou bien que je lui montre mon cul ? me demande-t-il.
La teigne pique sur mon pote comme un busard des Andes sur agneau crevé.
— Qu’est-ce que tu dis, moricaud ? On cherche des gnons ?
J’interviens :
— Écrase, Levenin ! Mon ami ne te demande rien et tu viens le renifler comme tu respires les colombins jalonnant ta route quand tu te promènes.
Mon confrère me toise, bat des cils, ce qui fait pleuvoir sur ses revers cette espèce de neige enfermée dans des boules de verre pour figurer une tempête en montagne.
— Toujours aussi brillant, hein ? me dit-il.
— Il est tard, on marche sur le groupe cérébral d’appoint. C’est tout ce que tu avais à me dire ?
— Non, je venais te parler de M. Caramé.
— Le dur ou le mou ?
— Qu’est-ce t’entends par là ?
— Caramé le dur et caramel mou, tu saisis ? C’est une pauvre astuce que je sous-titre bien volontiers pour que tu puisses la comprendre. Cela dit, qui est M. Caramé ?
— Un plombier à la retraite qui crève doucement d’un cancer de la vessie. Ça l’oblige à se lever tous les quarts d’heure ; pas marrant, hein ?
— J’aimerais faire quelque chose pour lui, mais je ne suis pas spécialiste des voies urinaires, lesquelles, comme celles de la Providence, sont infinies.
— Ce pauvre bonhomme habite au premier étage d’un immeuble sis rue Mollasson, dans le sixième.
Là, je commence à entrevoir une lueur car la rue Mollasson est celle où nous avons exécuté notre coup de main mignon, M. Blanc et moi.
— Passionnant ; et alors ?
— Et alors, il y a une paire d’heures environ, son attention a été attirée par le comportement de deux types sortant de la maison d’en face un Blanc, élégant comme une pédale de luxe et un Noir baraqué comme… comme môssieur, ici présent.
— C’est palpitant. Ensuite ?
— Ils ont pris place dans une Maserati blanche pareille à celle qui se trouve dans la cour, en bas.
— Et qu’est-ce que le comportement de ces deux hommes avait de surprenant ?
— Ils paraissaient pressés de filer.
— Pour quelle raison ?
— Parce qu’ils venaient de carboniser une dame.
— Qu’appelles-tu carboniser ?
— Fracture du crâne. On est en train de la trépaner à l’Hôtel-Dieu.
Il vient s’asseoir sur le rebord de mon bureau, d’une fesse insolente.
— Bon, me dit-il, si tu as des explications valables, tu les sors, sinon je fais mon rapport.
— Fais-le, mon grand ! Fais-le vite, sans trop de fautes d’orthographe si possible, paraît que tu écris le français comme une bonne portugaise.
Mon ton tranquille l’agace, et plus encore ce qualificatif de « grand » dont je viens de le fouailler. Ses yeux de rat pesteux errent sur mon burlingue avant de se poser sur le dossier Naut dont le nom est calligraphié en belle ronde vachement moulée sur la couvrante verte. Levenin sourcille, sort des notes de sa poche, les vérifie et sourit.
— La pauvre femme dont on est en train de déballer les méninges est la veuve d’un type qui porte ce nom. T’avoueras, le hasard est grand !
— C’est pas à moi qu’il faut dire ça ! fais-je en souriant.
Je lui tends le dossier.
— Tiens, je n’en ai plus besoin ; tu devrais lire ça. Là-dessus, tu m’excuseras, mais j’ai école.
Le v’Ià qui retrouve la verticale, ce qui ne le mène pas très haut. Il glisse le dossier sous son bras tombant, se grattouille les burnes avec deux doigts de joueur de billes.
— Je vois mal l’intérêt que tu as à te comporter ainsi, déclare Levenin. Honnêtement, je pige pas.
— Tu devrais bouffer de la laitance de poisson, grand. Je suis sûr que tu manques de phosphore.
Rageur, il s’évacue en faisant sonner ses talons trop hauts sur le parquet.
Il a les yeux rougis, Mathias. L’insomnie, certes, mais surtout le chagrin. Il ne se pardonne pas d’avoir avoiné sa rosière. Cette danse de Saint-Guy qu’il lui a fait interpréter sur leur palier, devant le front des troupes des voisins rassemblés, il ne pourra plus jamais l’oublier. Et la pauvrette, tisanée à mort, qui trouve la force et l’héroïsme de lui demander pardon ! Rien que d’évoquer cette frêle voix tuméfiée, sourdant péniblement d’atroces bouffissures, le chavire, mon Rouquinos. Mea culpa ! mea culpa ! à s’en défoncer le poitrail. Il va se faire une brèche dans le thorax, ce grand nigaud devenu fou furieux à force de se frapper le palpitant.
Ses mains tremblent. Il parle avec des hoquets dans le gésier.
— Tu as défriché ce puzzle, Blondinet ?
— Oui, monsieur le commissaire. On a chiffré à l’aide de la méthode Pétahouche qui consiste à…
— Je me tartine la prostate au beurre de cacahuètes de l’en quoi elle consiste, mon trésor.
— Vous avez tort, ça pourrait vous fournir une indication : on part d’un livre donné. On choisit une page. On…
— Oui, je sais, j’ai dû lire ça jadis dans le Reader’s Digest ou dans le Journal de Mickey. C’était quoi, le livre ?
— Vous ne trouveriez pas si je vous demandais de deviner.
— Alors, dis-le.
— Mein Kampf d’Adolf Hitler, et la page clé se trouve dans le chapitre consacré à l’antisémitisme.
Il a raison, l’Incendié, c’est intéressant de savoir ça.
— Je vous ai dactylographié la traduction du texte figurant sur la page arrachée.
— Merci, mon fils, à présent tu peux rentrer chez toi.
— Oh ! non, balbutie-t-il, il est trop tôt. Les fleuristes ne sont pas encore ouverts.
Je me lève pour aller l’embrasser. C’est un grand, Mathias. Un tout grand du métier. Un presque irremplaçable. Le Père la Science !
— Comment as-tu découvert que le livre clé était Mein Kampf ? Je demande.
Il hausse les épaules.
— Ce serait un peu laborieux à expliquer. C’est basé sur la répétition des voyelles et des consonnes. D’après leur fréquence et l’abondance des articles de trois lettres (der, die, das), j’ai déterminé que c’était de l’allemand. Partant de là, je me suis mis à chercher quel auteur avait été choisi. II existe une règle automatique qui fait que lorsqu’on utilise cette méthode, on se réfère presque toujours à un classique célèbre. J’ai pensé à Goethe, puis à Schiller, mais les phrases de ces deux auteurs…
Il jacte, jacte, passionné par son sujet. Un vrai maître de conférence (il me la sort bonne, comme on disait à la communale). Comme ça me casse rapidement les bourses, j’entreprends de lire la feuille. Dès la deuxième ligne, j’ai pigé qu’il s’agit d’une étude relative à un personnage dont l’identité n’est pas précisée ; probablement parce qu’elle va de soi pour les intéressés. On décrit sa maison, son mode de vie, ses occupations professionnelles et ses loisirs. Et alors, c’est ce dernier point qui me crapatouille les régions sexuelles. Je lis et relis et relis avec bonheur le paragraphe suivant :
— Fréquente presque chaque dimanche le golf de Saint-Nom-la-Bretèche où il joue avec son ami Blanche, architecte à Saint-Germain-en-Laye.
Je lève les yeux sur Mathias.
— Et c’est ainsi que l’idée m’est venue de me rabattre sur Mein Kampf, comprenez-vous, commissaire ? est en train de conclure le Rouillé dont je n’ai pas suivi la démonstration.
— Admirable ! complimenté-je, au jugé.
M. Blanc prend la parole :
— Il en a dans la tête, ce con, assure-t-il. On dirait pas à voir sa pauvre gueule de con.
— Rien de plus à signaler а propos de ce papier, fiston ? demandé-je à mon esclave.
— Juste encore une petite chose, commissaire ; l’encre.
— Quoi, l’encre ?
— Ce texte remonte à plusieurs années car il a été tracé avec une encre violette qui ne se fait plus. Elle avait été conçue pour alimenter des stylos de luxe, mais elle était trop fluide et l’on a rapidement renoncé à sa fabrication.
— Chapeau pour la précision, gars !
Cette fois, Jérémie ne se tient plus :
— J’ai jamais vu un con aussi intelligent, assure-t-il, et pourtant, j’en ai vu des cons, mon vieux ! Ya ya, ce que j’en ai vu !