DEUDEUXIÈXIÈME PARPARTITIE

LES VISITEURS DE MONTE-CARLO

Elle lui donna le courrier à signer. Comme chaque fois qu’elle se penchait sur lui, son cœur piqua un sprint. Maurier était le genre de quinquagénaire auquel aucune femme n’aurait pu résister. Denise se dit qu’il touchait à la perfection masculine. Chaque fois qu’elle l’approchait (et la chose s’opérait quinze fois par jour), elle cherchait le défaut de cette admirable cuirasse : une faille, un manque, un détail déplaisant, sans jamais le trouver. Maurier n’était pas très grand, mais admirablement bâti. Musclé, sans le moindre embonpoint, il avait le cheveu poivre et sel, abondant et bien coiffé. Un teint brique d’acteur américain, le regard clair, brillant de volonté et d’intelligence, les traits nets et harmonieux d’un Mercure de médaille, le menton volontaire agrémenté de cette fossette qui est la marque des hommes de grande énergie. Toujours impeccablement vêtu de sombre, avec des sous-vêtements recherchés, il était élégant mais dégagé, contrairement à certains hommes trop apprêtés qui portent leurs vêtements coûteux comme des uniformes.

Il ouvrit le gros porte-courrier de cuir fatigué et se mit à parcourir chaque lettre d’un œil prompt et précis. Il « photographiait » la missive, la captait d’un seul regard puis la signait d’un paraphe bref dans lequel un graphologue aurait lu tout le caractère indomptable de cet homme.

Il posa une virgule manquante dans un paragraphe, ce qui fit défaillir Denise, rechargea un « s » indécis, dû à une touche mal venue, acheva de signer la dizaine de lettres et referma le lourd cahier d’un geste déterminé.

— Merci, Denise. Rien d’autre ?

— Si. Il y a dans l’antichambre un couple de gens qui demandent à vous rencontrer d’urgence.

— Ils n’avaient pas pris rendez-vous ?

— Non, monsieur.

— En ce cas, vous savez bien que je ne reçois personne à I’improviste !

Denise rougit. Tout ce qui, venant de Maurier, pouvait ressembler à un reproche la crucifiait.

Elle tenta de déglutir, mais sa glotte se coinça et elle émit une sorte de petit couac de volatile.

— Le monsieur m’a dit qu’ils venaient vous entretenir de la chose qui vous tenait le plus à cœur en ce monde et que vous ne pouviez pas refuser de les écouter.

Maurier hocha la tête. Ce n’était pas un homme impressionnable et ce genre de langage le rendait furieux sans stimuler sa curiosité.

— Dites à ces gens qu’ils prennent rendez-vous en exposant succinctement l’objet de leur visite.

— Bien, monsieur.

— Ils n’ont pas donné leur nom ?

— Ils ont refusé.

— Et vous voudriez que je les reçoive !

Denise devint écarlate, ses jambes flageolèrent. Elle glissa le porte-courrier sous son bras et quitta la pièce.

Maurier consulta sa montre. Il décida qu'il passerait au club de tennis, histoire de disputer un set ou deux avec son moniteur. Il s’était mis à ce sport sur le tard, afin de maintenir sa forme et surtout de « se changer les idées ».

Il vissa le capuchon de son stylo à encre, un Cartier en or guilloché « qu’elle » lui avait offert dix-huit ans en arrière. D’instinct, il leva les yeux sur la photographie posée devant lui et qui « la » représentait vêtue de blanc, assise sur le dossier de la banquette de son Riva. Si blonde, si claire, si rieuse. Image de vie heureuse que n’importe quel magazine féminin aurait publiée pour illustrer un texte sur le bonheur. Leurs regards se croisèrent, se prirent, s’entrepénétrèrent. Il y eut une seconde de folle, d’impossible connivence entre eux deux. Puis la photographie redevint un papier glacé et lui un homme seul.

On toqua à la porte.

C’était Denise. Elle semblait au supplice.

— Écoutez, monsieur, ces gens…

— Permettez ! fit une voix.

Elle dut s’écarter pour laisser pénétrer le visiteur obstiné.

— Monsieur, vous avez des façons bien cavalières ! s’exclama Maurier en se dressant, prêt à faire le coup de poing si besoin était.

L’âge de l’arrivant, de même que la femme qui l’escortait, calma un peu ses craintes. Le couple n’était pas jeune : la soixantaine environ. L’homme et sa compagne ressemblaient à des rentiers de fraîche date, vêtus en petits-bourgeois. Maurier nota que l’individu qui forçait sa porte avait les traits décidés et le regard malin.

— Pardonnez-nous, fit-il à Maurier. Je ne vous demande que cinq minutes de conversation et je vous jure que vous ne les regretterez pas. Ce que nous avons à vous dire mérite que vous l’écoutiez !

Un léger sourire bonasse éclaira un court instant son visage. La femme sourit à son tour. Elle avait une espèce de gaucherie attendrissante de petite commerçante propulsée chez des gens de condition.

Maurier se sentit désarmé.

— Asseyez-vous, fit-il à la visiteuse en désignant l’un des deux fauteuils placés face à son bureau.

— Merci, dit l’homme en s’abattant dans l’autre. Puis il se tourna vers Denise, toujours fichée dans l’encadrement de la porte, marquant par son insistance qu’il souhaitait la voir disparaître.

— Laissez-nous, mon petit, lui lança Maurier.

La secrétaire s’éclipsa.

— Je n’ai pas compris votre nom ? fit Maurier à ses visiteurs.

Ce rappel à la correction amusa le bonhomme.

— Vous avez de bonnes raisons pour cela, pas vrai ? Puisque je ne vous l’ai pas dit et que je ne vous le dirai pas.

— Et pourquoi ne me le direz-vous pas ?

— Mais par discrétion, mon bon monsieur.

Cette fois il eut un vrai rire presque joyeux, un rire sincère qui dénotait une surprenante sérénité intérieure.

Sa compagne toussota. Elle semblait intimidée par la classe de Maurier et par la qualité de son environnement.

— Tu ne devrais pas abuser du temps de monsieur, fit-elle, déjà qu’il a la gentillesse de nous recevoir…

Le visiteur approuva.

— Bon, fit-il, entrons dans le vif du sujet. Monsieur Maurier, il s’est produit un terrible drame dans votre vie, l’an passé, n’est-ce pas ?

— En effet. En quoi cela vous concerne-t-il ?

— Tous les journaux en ont parlé. Il paraît que vous formiez un couple heureux, votre épouse et vous ?

— Je préfère ne pas parler de cela, trancha l’industriel.

L’autre fit la moue.

— On va bien être obligés, car c’est justement de cela que nous venons vous parler. Vous habitiez Paris, Neuilly pour être précis, exact ?

— Continuez.

— Un matin, après votre départ pour l’usine, quelqu’un a sonné chez vous. C’était jour de congé de votre femme de chambre et c’est votre épouse qui est allée ouvrir. Elle a trouvé sur le palier deux hommes dont la concierge a très vaguement fourni le signalement par la suite. Ces deux hommes ont menacé Mme Maurier, ils sont entrés, l’ont ligotée sur une chaise et se sont mis à la torturer pour lui faire dire la combinaison du coffre qui se trouvait dans votre bureau. La pauvre femme ne la connaissant pas, ils se sont acharnés sur elle. L’ont violée l’un et l’autre, et, pour en finir, lui ont logé deux balles dans le corps. Je vous demande pardon d’évoquer ces horreurs, mais c’est bien cela, n’est-ce pas ?

Maurier acquiesça. Il était blâme. Sa mémoire criblée de visions atroces le ramenait à ce jour abominable où il avait trouvé sa femme mutilée, ensanglantée et sans vie sur le couvre-lit de fourrure blanche de leur chambre. Le bout de la nuit !

Il ferma un bref instant les yeux pour mieux se replonger dans l’insoutenable vision. Lorsqu’il les rouvrit, il fut frappé par le regard profondément apitoyé de la femme. Elle comprenait l’intensité de sa douleur et en éprouvait une émotion dont il ne doutait pas qu’elle fût sincère.

— Je vous plains, murmura-t-elle.

Là encore, incapable de parler, il s’en tira par un vague hochement de tête.

— Monsieur Maurier, reprit l’homme. La police n’a jamais pu mettre la main sur les deux crapules et a fini par laisser tomber l’enquête. Faut dire qu’elle ne chôme guère… Alors je viens vous annoncer une nouvelle qui risque de vous mettre un peu de baume au cœur : nous avons retrouvé les deux saligauds et nous tenons le meurtrier à votre disposition.

Maurier eut du mal à comprendre.

— Qui, « nous » ? interrogea-t-il.

— La petite organisation à laquelle nous appartenons. On vit une époque où il y a de la place pour des… mettons milices, pour des milices privées. Elles suppléent l’incurie de la police. Travaillant en franc-tireur, n’ayant aucune contrainte administrative et étant composées de gens motivés, elles obtiennent de bons résultats.

II sourit :

— La preuve, dans votre cas.

— Vous êtes bien certains d’avoir arrêté les coupables ?

— Absolument. Outre leurs aveux complets, nous avons récupéré l’arme qui a tué Mme Maurier.

— Vous dites que vous tenez le meurtrier à ma disposition ?

— Et je ne m’en dédis pas. Vous avez l’occasion inespérée de venger votre femme de la manière qu’il vous plaira de choisir. Vous avez la possibilité de le couper en morceaux, de l’égorger, de le noyer dans une baignoire, de le tremper dans de l’acide, de le pendre haut et court, d’y mettre le feu ou de lui bourrer la gueule de coton hydrophile jusqu’à ce qu’il en crève. Une fois liquidé, nous nous chargeons de faire disparaître sa sale carcasse à tout jamais, monsieur Maurier. Donc, VOUS NE RISQUEZ RIEN !

Maurier avait l’impression d’assister à un mauvais film de série « B ».

— Où est-il ?

— A l’étranger et en lieu sûr.

— Je suppose que ce genre d’opération se paie très cher ?

Son vis-а-vis se rembrunit. Ce fut sa femme qui laissa éclater leur commune indignation :

— Pour qui nous prenez-vous, monsieur Maurier !

Son compagnon mit sa main sur le genou de sa compagne.

— Calme-toi, fit-il. Je conçois que notre proposition surprenne. Mets-toi à la place de monsieur.

Puis, а l’industriel :

— Nous n’agissons pas pour de l’argent, sinon nous serions des gredins pareils à ceux que nous recherchons. Dites-vous bien que ces deux misérables doivent payer. Pour l’un deux c’est déjà fait, l’autre est en attente. On vous donne, en qualité de victime, un droit de préemption, voilà tout. Si vous ne l’exécutez pas, nous nous en chargerons. Il arrive d’ailleurs que des gens animés par l’esprit de vengeance acceptent notre proposition et se dégonflent au dernier moment. Ils préfèrent être simples spectateurs car tout le monde n’est pas capable de tuer, fût-ce une ordure qui a détruit les êtres que vous aimiez. Évidemment, la seule condition exigée est une totale, une absolue discrétion. C’est d’ailleurs votre intérêt car si la chose se savait vous seriez fatalement impliqué.

Maurier demeura muet un bon moment. Denise demanda par l’interphone si elle pouvait s’en aller. Il répondit que oui et lui souhaita une bonne soirée.

Ensuite le silence retomba sur le trio. Les deux visiteurs le respectaient, sachant quel débat intérieur secouait cet homme. Ils devinaient son incrédulité, son excitation, ses craintes. Toute cette exaltation, cette confusion mentale qui le mettait а vif.

— Si vous avez arrêté le meurtrier, pourquoi ne le livrez-vous pas à la justice ?

— Pour qu’il sorte de prison dans cinq ou six ans ? tonna le bonhomme ; c’est cela que vous souhaitez ?

Il se dressa.

— Bon, le fait que vous posiez cette question indique que vous n’êtes pas apte à venger vous-même votre épouse, monsieur Maurier. C’est votre problème, pas le nôtre. Essayez de garder tout cela pour vous, encore que nous ne craignions pas grand-chose.

La femme s’était levée à son tour pour se placer au côté de son compagnon. Ce devait être sa femelle. Elle avait des gestes de soumission quasi animale.

— Ne tirez pas de conclusions hâtives, monsieur, fit Maurier avec âpreté, je me chargerai personnellement de châtier ce bandit.

— Vraiment ?

— Vraiment !

— Je le savais, dit la femme.

Et elle sourit à Maurier.

— Vous me dites qu’il se trouve à l’étranger, puis-je savoir dans quel pays ?

— Vous en serez informé le moment venu, éluda le « Justicier ». Ce sera pour la fin de la semaine.

DE LA NUIT BLANC AU MATIN BLANCHE

Tout en pilotant dans un Paris désert, en direction de l’autoroute de l’Ouest, je me laisse assaillir par la foule d’éléments qui se pressent contre les parois de mon esprit[10].

Je revois le festival, la petite Mandoline en train de me gloutonner le polduk ; Pâquerette et son julot anglais, nus sur leur grabat ; le type mort dans la salle enfumée ; le Gros examinant le cul de son hoir pour y lire la preuve de sa paternité ; le désespoir de la grosse Pâquerette dans son appartement dévasté ; le café visqueux pris chez Jérémie Blanc ; notre descente dans cet immeuble fou du quartier Saint-Sulpice ; la femme emplafée ; les appareils sophistiqués rassemblés dans le studio inattendu ; la feuille de registre arrachée ; Mathias pris de fureur, dérouillant sa lamdé dans l’escadrin ; le surgissement du commissaire Levenin, plus fielleux et salope que d’ordinaire ; enfin mon cher bébé rouge de Mathias m’apportant en chialant de misère la solution du casse-tête que je lui avais soumis.

— A quoi tu penses, mon vieux ? demande M. Blanc.

— Je donne un petit coup de périscope sur cette affaire.

— T’es comme moi, mon vieux, t’arrêtes pas de gamberger, note-t-il.

— Toi, tu penses à quoi ?

— Que le mois prochain je vais aller en vacances au Sénégal, mon vieux. Là-bas, je suis la vedette.

— Tu leur montres ton diplôme de premier balayeur de France ?

Il rit.

— Non ; ils croivent que je suis un grand joueur de fote-balle. Avant de partir je dirigeais le clube de notre village. Je suis venu en France pour faire une carrière dans le ballon rond, comme on dit dans l’Equipe. Mais j’ai rien trouvé, alors je me suis fait balayer, mon vieux. Seulement, au pays, on me croit avant-centre de l’équipe de France. La dernière fois que je suis allé chez nous, ils m’ont demandé de faire une exhibition. Heureusement, ils n’avaient pas coupé l’herbe sur le terrain et on a joué dans le foin ; j’ai fait un malheur tout de même…

— C’est beau, la foi, murmuré-je ; quand les gens croient en toi, c’est même plus la peine de croire en eux : ils font les demandes et les réponses.

Et puis nous arrivons а l’autoroute.

Cinq minutes plus tard, j’enquille la bretelle pour Saint-Germain où naquit le Roi-Soleil. Mais il fait encore nuit noire, la lune étant de congé.

Jérémie fume une cigarette froissée sortie de son jean. Moi, je suis en train de me demander ce que Ted of London pouvait bien maquiller dans l’église Saint-Sulpice en compagnie d’une fausse nonne. Dommage que cet empafé de Levenin soit sur ce coup, il risque de le chanstiquer, l’affreux. Je te parie un car de police contre un quart Perrier qu’il va foutre ses pattounes cradingues sur tout ce qui pourrait faire progresser ma propre enquête. C’est un vrai moustique porteur de fièvre jaune, ce gonzier !


Une maison neuve qui jure avec le style Ile-de-France des autres constructions, dans une voie résidentielle de Saint-Germain. D’ailleurs, tout est « résidentiel » dans cette aimable cité qui, bien que proche de Paris, garde ses distances avec lui. Sur la porte, une plaque de cuivre discrète indique : « Arsène Blanche, architecte. »

Tu vois ?

Je sonne malgré l’heure inconforme. Il est quatre plombes du mat’. Faut-il avoir la nervouze chambrée pour oser des visites à cet instant de la nuitée (comme on dit en langage hôtelier) ; faut-il avoir peu de considération pour la quiétude bourgeoise de ses contemporains !

Jérémie, demeurée dans la voiture, sur mes instances, branche ma radio de bord, et ça se met à viorner sur toute la Seine-et-Oise par sa portière ouverte.

Une voix féminine, un tantisoit peu angoissée, filtre d’un parlophone :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Police !

— Vous avez des papiers qui le prouvent ?

— Naturellement.

— Que voulez-vous ?

— Cinq minutes de conversation concernant une affaire importante et donc urgente.

— Mettez vos papiers dans la boîte aux lettres, à gauche de la porte.

— O.K.

Je glisse ma brème martyrisée par la nichée sénégalaise de M. Blanc dans la fente à rabat.

J’ai fourbi mes moustaches additionnelles avec le coin de mon mouchoir humecté, mais ce qui subsiste donne à ma photo un petit air douteux.

Au bout d’un moment, je perçois du bruit de l’autre côté de la porte. La voix féminine dit :

— Qu’est-ce que c’est que cette carte ?

— La pièce officielle d’un commissaire principal, je sais que la photo est un peu barbouillée d’encre, mais cela n’ôte rien à l’authenticité du document. Ne craignez rien. Voici, en supplément, mon permis de conduire comme pièce d’appoint. Là-dessus, la photo est ancienne, je n’avais pas encore les traits aussi affirmés et ma séduction naturelle n’en était qu’à ses balbutiements, cependant on me reconnaît parfaitement.

Le permis et le ton que j’emploie dissipent les ultimes craintes et on m’ouvre en partie. En partie seulement puisque la porte est équipée d’une chaîne de sécurité. Un demi-regard, composé d’un œil droit, examine le maximum de mon physique de théâtre. Je dois être rassérénant car cette fois on supprime le dernier obstacle.

— Entrez !

J’entre.

Eh, oh, pardon, docteur ! La dame, tu parles d’un lot à emporter ! Comme dans mes rêves les plus fous, après trois heures de chemin de fer quand les trépidations du convoi te flanquent le tricotin et t’obligent aux songeries polissonnes !

Une femme d’une trente-deuxaine damnée, blond-vrai, avec des tifs dénoués qui lui pleuvent jusqu’aux miches. Elle porte une agaçante chemise de nuit noire, bourrée de dentelles godantes. Les manches largement échancrées laissent découvrir ses seins pour peu qu’elle se mette de profil, et ceux-ci sont exactement comme je les raffole : copieux, fermes, avec les pointes qui rebiquent. Bien que le soubassement se perde dans les plis du vêtement, tu te rends compte qu’il est à l’unisson.

Tu veux que je te cause du visage ?

Tu te rappelles cette actrice qui s’appelait Catherine Deneuve ? Presque ça ! Calme, mystérieux, vigilant, harmonieux. Un grand regard à la fois enjoué et attentif. Une bouche que… Qui… Mais alors bien !

Je reste un instant interdit, respirant le charme capiteux de la découverte.

— Confus de vous réveiller en pleine nuit, madame.

— Mademoiselle, rectifie-t-elle.

Mademoiselle ! Encore, belle commak à trente balais passés ? Mais qu’est-ce qu’ils branlent, les mecs ? Eux-mîmes ? Oui, probable. C’est vraiment laisser le caviar pour compte !

— Je voudrais parler à M. Blanche.

Elle rembrunit instantanément.

— Mais…

— Oui ?

— Mon père est mort depuis quatre ans !

Oh ! merde ! Il l’avait bien précisé, Mathias, que l’encre datait de lulure !

— Je vous demande pardon, je l’ignorais.

Ne perdant pas les pédales, elle questionne :

— En quoi saurait-il être mêlé à une affaire urgente ?

— Heu, c’est compliqué…

— Venez vous asseoir.

La crèche, c’est vraiment une idée d’architecte. Il s’est payé du futuriste avant de clamser, Arsène Blanche. Y a pratiquement pas de murs intérieurs dans sa masure. A la japonouille, tu piges ? T'as une vue d’ensemble sur tout. Pas joyce quand tu brosses une polka au panard tonitruant : tout le monde en profite. C’est des niveaux reliés par des escaliers aériens, sans rampe pour être plus légers. Tu rentres schlass at home et t’as droit à des fractures. Une panne d’électraque, tu te fraises la gueule, garanti !

Elle m’entraîne au livinge situé un demi-étage plus bas que l’entrée. Au centre, la hotte de verre d’une cheminée circulaire, dont le conduit de cuivre s’élance dans les hauteurs. Une œuvre d’art, quoi. Des canapés font cercle autour de l’âtre.

Elle m’invite à y déposer cette partie de moi-même qui, lorsqu’elle est dénudée, ressemble tant au portrait du général Jaruzelski.

J’obtempère, et elle prend place non loin. L’arc de cercle nous dispose de trois quarts l’un par rapport à l’autre. Je vois son sein gauche : le plus réussi ! ça me trouble, mais étant l’homme des situations critiques, je parviens à me ressaisir а deux mains.

— Je suis а la recherche d’un homme dont la seule chose que je sache, c’est qu’il jouait au golf avec votre père, le dimanche, à Saint-Nom-la-Bretèche. J’ignore son identité et je comptais sur M. Blanche pour me la révéler.

Un temps.

— Peut-être serez-vous en mesure de m’aider ? risqué-je.

Elle a un geste décourageant.

— J’ai vécu aux États-Unis pendant sept ans et ne suis rentrée en France qu’à la mort de mes parents, tués dans un accident de la route. Lorsque je suis partie d’ici, mon père ne s’était pas encore mis au golf ; à travers les lettres que je recevais de ma mère, il semblerait que cet engouement n’ait été qu’un feu de paille. Papa travaillait trop et était trop intellectuel pour s’adonner vraiment à un sport.

— Eh bien, soupiré-je, c’est ce qui s’appelle jouer de malchance. Vous est-il possible de me fournir la liste de ses amis ?

— Il avait énormément de relations mais pratiquement pas d’amis.

Je sors mes annotations prises en lisant la « traduction » de la feuille de registre réalisée par Mathias.

— Parmi lesdites relations, auriez-vous souvenance d’un monsieur marié, ayant une fille et deux garçons, habitant une grande demeure proche de Pans et roulant dans une Cadillac dite Seville de couleur gris métallisé ?

Mon hôtesse réfléchit scrupuleusement.

— Non, franchement non, ça n’évoque personne pour moi.

— Dommage.

On baigne un instant dans un silence morose. Silence plus que relatif car, au-dehors, le gars Jérémie continue d’écouter à pleins baffles sa musique paroxystique. Sur quelles ondes de quel pays est-il allé dénicher cet enfer sonore, le noirpiot ? Irrésistiblement, ça m’évoque le festival de Montreux. La grande salle avec ses techniciens de télé qui s’activaient au milieu de la foule…

— Je crois que vous avez oublié d’éteindre votre radio, murmure mon interlocutrice.

Je me lève.

— Je vais me retirer, fais-je civilement, côté Sana mondain au bal des Débs.

— Vous ne voulez pas que je prépare un café ? propose-t-elle. A présent que je suis réveillée, j’en prendrais bien un.

— Volontiers, c’est gentil. Je vais fermer mon poste.


Le plus pas pensable, c’est que Jérémie en écrase au milieu de son boucan de merde ! Il dort comme un chérubin noir dans une chambre insonorisée tandis que cent batteries en folie percussionnent à tout va !

J’éteins la radio. Ça le réveille.

— Hello, mon vieux ! T’as fini, on s’en va ?

— Pas tout de suite. Surtout ne rebranche pas le poste : le préfet des Yvelines a déjà téléphoné pour dire que les gens de Saint-Germain prenaient les armes pour venir nous lyncher.

— Ce serait pas le premier nègre à qui ça arriverait, assure flegmatiquement M. Blanc.

Il se desautote[11] avec la souplesse d’un boa qui se love (you).

— Oh ! puis tiens, je vais avec toi, mon vieux.

— C’est-à-dire que j’ai une conversation d’ordre privé…

— Je me boucherai les oreilles.

Non seulement il me suit, mais encore mieux : il me précède. Le v’là qui entre chez son presque homonyme. L’autorité tranquille de ce mec, je te jure ! Impressionnant !

Et alors quand nous sommes chez mon hôtesse, cette dernière pousse un grand cri en voyant Jérémie… Son admirable visage se révulse, et je me demande même un pneu s’il convulse pas carrément ! C’est te dire. Elle tend les mains en avant en balbutiant : « Non ! non ! non ! » par trois fois, comme le coq de saint Pierre. Et puis, vzoum ! Au tas ! La pauvrette s’évanouit sur la moquette.

— Qu’est-ce qu’arrive à cette pute, mon vieux ? demande M. Blanc, interdit.

Je m’empresse auprès de la môme. Ils font quoi dans les romans de Georges Ohnet lorsqu’une petite baronne s’évanouit ? On lui bassine l’estampe ? Vitos : une serviette mouillée. Et puis aussi on lui fait respirer des sels. Comme je n’ai que du Cérébos sous la pogne, je me rabats sur le vinaigre.

En moins de jouge, la fragile enfant bat des ramasse-miettes et me restitue son regard de madone.

Mais, revoyant Jérémie, elle se remet à crier.

— Casse-toi, grand ! intimé-je а mon pote, tu vois bien que tu la fous en transe !

— Tu sais pourquoi, mon vieux ? Parce que c’est une enculée de raciste, cette pute ! Voilà pourquoi, mon vieux, faut pas chercher !

Il s’en va en claquant la lourde avec humeur. Pour se venger, ce grand veau doux (je n’ai pas dit vaudou) rebranche la radio à plein bitos, que les vitres en tremblent comme d’un bombardement.

Ma ravissante hôtesse est agrippée à mon cou. Elle tremble et castagnette des croqueuses.

— Voyons, lui fais-je, ne vous mettez pas dans un pareil état, comme dirait Charles Quint, Jérémie est un excellent garçon.

— J’ai cru devenir folle en le voyant.

Par bribes, en sanglotant, elle me révèle la raison de sa terreur.

Un soir, lorsqu’elle vivait aux États-Unis, un homme a sonné à son studio de Philadelphie. C’était un grand Noir qui ressemblait trait pour trait à M. Blanc.

Elle lui a demandé ce qu’il voulait, en guise de réponse il a ouvert sa braguette et lui a montré un braque en trois dimensions tellement imposant qu’elle a cru qu’il planquait un nain dans son bénoche. Elle a cherché à refermer la porte, mais le Noir l’a repoussée. Il lui a tiré un taquet au menton qui a mis la pauvre petite k.-o. Quand elle est revenue à elle, il était en train de la violer.

L’abomination de sa vie ! Elle peut plus oublier. Depuis dès lors, elle n’a jamais refait l’amour, impossible ! La brute était échappée d’un asile d’aliénés. Elle a été reprise la semaine suivante après avoir commis d’autres viols, dont l’un accompagné de meurtre car sa victime l’avait mordu à la jugulaire.

Triste histoire. Une fille comme elle ! Quelle navrance !

Tututuuuuuut ! fait sa cafetière automatique depuis la cuistance.

Nous nous y rendons.

— Je peux vous demander comment vous vous appelez ? susurré-je.

— Blanche.

— C’est là votre patronyme, j’aimerais connaître votre prénom.

— Blanche ! Mon identité est Blanche Blanche. Papa l’a voulu ainsi pour que, si je me mariais je ne perde pas son nom.

— Sympa.

Elle verse le caoua. Moi, je la trouve formide, la môme. Ce qu’il a dû se régaler, le violeur de Philadeiphie. Circonstances atténuantes devant une merveille de ce calibre, tu ne trouves pas ?

Ça me navre qu’elle ait renoncé à la bouillave, la môme. La nature s’en trouve lésée, moi je pense. Des loloches de ce haut de gamme, et un joufflu aussi capiteux qui restent au magasin des accessoires, ça afflige tout le genre humain ! Je lui devine un frifri somptueux qui n’a pas le droit de s’éterniser sur le banc de touche, merde !

Alors, ma cervelle se met à bouillonner. Des idées pas tristes m’affulent. J’ai le mafflu qui commence à trépigner dans sa camisole de force. Blanche me présente une tasse. Je la prends et souffle dessus. Je contemple la déesse à travers la vapeur du café. Ça l’idéalise davantage encore. Bon, à toi de jouer, l’artiste. L’heure de ton entrée en scène va sonner au beffroi de ton calcif.

— Blanche, il faut conjurer ce sort qui vous prive d’un grand bonheur terrestre. Vous ne pouvez demeurer plus longtemps la proie d’un tel complexe.

Elle hausse les épaules.

— J’ai vu des psychiatres. Ils ne sont pas parvenus à me guérir.

— Voulez-vous me faire confiance et tenter une expérience avec moi ?

Elle se ferme, kif l’escarguinche dans sa guitoune.

— Quelle expérience ? Qu’entendez-vous par là ? Oh ! la la ! C’est pas encore dans la vaseline !

Comment qu’elle se braque la fillette.

— Je vais aller chercher mon ami et vous lui parlerez. Forcez-vous, que diantre !

— Non,non !

— Il le faut ! Je vous prends en charge, je vous assume pleinement, comprenez-vous ? Il vous suffit de vous laisser aller.

Sans attendre, je retourne quérir M. Blanc. En deux mots lui narre le cas de Blanchette. C’est un balayeur intelligent, il comprend. Il est prêt à réparer les dégâts provoqués par le Noir d’Amérique, ce Noir de France. Belle âme chevaleresque ! Ah ! si tous les Sénégalais du monde voulaient me donner la main !

Elle est saisie du même frémissement convulsif.

— C’est lui ! dit-elle. C’est tout à fait lui !

— Mais non, voyons, ma douce amie… Impossible. Jérémie habite la France, il est employé de la ville de Paris. Il a une femme, des enfants exquis, un appartement bien entretenu et la confiance de ses supérieurs…

« Calmez-vous, mon petit oiseau des îles. Là, vous êtes contre moi. Tout contre. Vous pouvez sentir battre mon cœur à travers mon veston. Vous le sentez ? Bougez pas, je pose ma veste pour que vous le perceviez mieux. »

De son côté, M. Blanc entre dans le jeu.

— Faut pas vous méprendre, môme, dit-il à ma reine Blanche, je suis un mec tout ce qu’il y a de réglo, moi. Mon grand-père a fait le poilu de Verdun en 14–18 et je suis moniteur de fote-balle au Sénégal.

Elle fait l’impossible pour se maîtriser, la chère chérie. Et mister mézigue, un tricotin de première classe, tu penses, à force de m’en faire un cataplasme, cette merveilleuse. Je la tiens par-derrière, en prise directe. Mes deux paluches remontent de sa taille à ses seins.

Puisqu’il est possible de parler les mains pleines (c’est la bouche pleine qui fait pas convenable !), je me mets à lui susurrer des mots comme t’en inventes seulement quand il te pousse un champignon anatomique de trente centimètres. Pour lors, ses frissons changent d’objet. Si je t’ajoute que je lui mordille le cou entre deux phrases et que Mister Braquefol lui arpente la mappemonde de sa tête chercheuse, tu comprendras que cette nana tirée des toiles au milieu de la nuit commence à se sentir pâlotte du fignedé, non ?

De son coté, il balance, le Jérémie, sentant qu’il est en train de lui réhabiliter la race sombre vite fait bien fait, Blanchette. Il lui raconte comme quoi, lui, violer, au grand jamais ! C’est une idée qui ne l’efflorerait même pas ! Que tenez, ma gosse ! Si vous voulez vous rendre compte, les agaceries de mon copain, qu’est là à vous peloter tout partout, et même à relever votre chemise de nuit pour mieux vous palper la moule, ce grand dégueulasse, fatalement, ça me met dans des états. Un coup d’œil par ici, s’il vous plaît, vous constatez ? Non, non, c’est pas un cageot d’aubergines que je trimbale à cet endroit. C’est du vrai zob de nègre, ma petite grand-mère. Eh bien, vous croyez que j’irais vous sauter dessus pour vous le carrer dans la moniche ? Là vous vous trompez ! Plutôt mourir ! Il respecte la femme, Jérémie. Et la femme blanche plus que toutes z’autres. Même une vraie pute, je la tirerais pas si elle n’était pas d’accord. Bon, vous avez subi une vilaine expérience, je déplore. Mais faut pas incriminer tous les Noirs ! Je sais des Blancs très convenables. Je vous prends mon pote, ici présent, dites. Il est pas en train de vous pointer en levrette, mine de rien ? Non ? En tout cas il en est pas loin. Bon, si vous estimez que c’est des bonnes manières, je m’incline, mais moi je me permettrais jamais !

Alors, tu sais pas ? Bon, on est entre nous, on peut causer, non ? Depuis le temps que je ne te cache rien, ce serait malheureux de commencer maintenant, pas vrai ? Eh bien, figure-toi que la Blanche, il lui arrive un drôle de fourbi, parole ! Si je m’attendais ! D’une détente elle s’arrache à mon étreinte qui, effectivement, devenait plus lascive d’heure en heure. Je reste comme un glandu, avec le potomac à la débandade, les cannes sucrant toutes les fraises de Bures[12], et la langue coincée à mon palais comme un caramel. Cette étrange fille se précipite sur Jérémie. Va-t-elle le trucider ? Lui lacérer le visage de ses griffes femelles ? Que non point ! C’est au soubassement qu’elle s’en prend. Criiiic ! Ouverture du bénoche. Chloc ! Déboutonnage supérieur du jean. Chlouiiif ! Le branquignol mordoré de M. Blanc est dégagé de son hangar.

Elle est dingue, la gonzesse ! En rut-folie ! Ça existe ! Te bouscule ce colosse sur le canapé. S’empare de sa canne à pêche. Hop ! En selle ! La revanche que j’escomptais s’accomplit autrement que prévu. C’est elle qui viole, cette fois ! M. Jérémie a beau protester, se trémousser. Appeler sa maman, sa femme, ses chiares ! Fume ! Elle est partie pour le triple galop ! Elle arpente les arides savanes ! Elle lui crie des lambeaux de phrase démentiels.

— Tiens, grand salaud ! A moi ! Je la veux toute ! Sale négro ! Fous-la complètement ! Je te possède, hein, fumier !

Putain, ce carnage ! Que d’électricité perdue ! Tu lui branches une dynamo aux miches et t’éclaires la Promenade des Anglais pendant trois ans !

Monsieur Mézigue, pudique comme tu sais, pas voyeur pour un dollar, je m’esbigne. Mais aller où dans une semblable maison où toutes les pièces communiquent ?

Je me retire dans le coin le plus éloigné du lieu du forfait. Et c’est le bureau de l’architecte défunt. Je m’assieds devant une table basse supportant un gros album. II s’agit d’une espèce de livre d’or caviardé de photos. La plupart représentent des maisons modernes, probablement dues au génie de ce Le Corbusier des Yvelines. De grandes déclarations de reconnaissance confirment ma supposition « A Arsène Blanche qui a bâti notre nid d’amour », « Merci, cher Monsieur Blanche, pour votre grand talent ». « Ma maison n’est pas blanche, mais elle est signée Blanche. » Et moult pauvretés de ce tonneau.

Mais il y a également d’autres photos : au bord de la mer avec sa famille et des amis par exemple, et puis une qui le représente sur un green de golf, son club en main, au côté d’un gros homme aux cheveux gris. Le gros type sourit à l’objectif. Il porte un pull blanc et sur ce dernier il a tracé au crayon feutre la dédicace suivante « Pour Arsène, mon fidèle partenaire. Albert Hébarque. »

Là-bas, la Blanche hurle comme une folle qu’elle jouit.

Moi aussi.

Je décolle la photo et la glisse dans ma fouille. C’est la première fois que je ne regrette pas un coup de bite raté.

NOTRE PAIRE QUI ETES AUX CIEUX

M. Blanc qui me cherchait me trouve. Il attend que coquette dédilate pour la renfourner dans son jean moulant. Un chibre d'âne, c'est pas fastoche à coller dans n’importe quelle paire de meuls, mais dans un futal à ce point plaqué, ça relève du tour de force.

Vaguement étourdi par sa mésaventure, il ronchonne :

— Où t’as trouvé cette pute, mon vieux ? Je déteste baiser des putes. Y a que Ramadé pour ce qui est du panard. Bon, celle-ci m'a eu à la surprise et, d’accord, je lui ai accordé son enfilade ; mais faudrait pas qu’elle y revienne ! Si tu veux mon avis : le négro de Philadeiphie qui l'a violée, elle oublie de dire qu’il l’a fait reluire comme une médaille. C'est parce qu’elle a dû s’envoyer en l'air à tout casser et qu’elle en a eu honte qu'elle faisait toutes ces manières. Les putes de la bonne société, c'est les de pires. On s’en va, oui ?

Il vient enfin de se rajuster complet. Vachement grognon, mon pote. La reconnaissance du bas-ventre, lui, tu repasseras, Nicolas ! Il en veut à Blanche Blanche de s’être laissé violer.

La môme pantèle sur le canapé qui supporta le sacrifice de Jérémie.

— Permettez-nous de prendre congé, je lui fais-je ; et pardonnez-nous le dérangement.

Machinalement, elle répond que tout le plaisir a été pour elle.


— T’es sûr que tu ne veux pas rentrer chez toi, monsieur Blanc ?

— Merde, il est chiant, ce con ! exclame le Sénégalais ; c’est une idée fixe ? Je te dis que j’ai congé et que je reste avec toi.

— Moi, mon pote, je vais dormir ; le sommeil est le carburant de l’homme d’action.

— T’as pas une descente de lit ? Ça me suffit, tu sais, mon vieux : j’ai couché presque toute ma vie par terre ; on y est rudement mieux ! Y a que ces cons de Blancs qui se perchent pour dormir comme les busards.

— O.K., suis-moi.

Tout le monde roupille at home lorsque nous y parvenons. Je file directo au salon pour téléphoner à Mathias, toujours sur pied à la Grande Cabane où il attend l’ouverture des fleuristes.

— Tu vas chercher si un certain Albert Hébasque ne correspondrait pas à l’homme que nous cherchons et dont nous ne connaissons que l’environnement. C’est un gros mec avec les cheveux blancs. Tu me téléphoneras chez moi les résultats de tes recherches.

— Entendu, monsieur le commissaire.

Sa voix continue d’être toute chavirée, humide et en pointillés.

— Me dis pas que tu chiales encore, Rouquin !

— Je suis tellement traumatisé, patron, quand je pense à mon comportement bestial. Une femme que j’adore ! Qui m’a donné seize, non : dix-sept enfants !

— Rien n’est changé, gars. Tu vas continuer de l’idolâtrer et de lui planter des moujingues, et en plus t’auras droit à son respect. Vos relations s’en trouveront harmonisées[13].

Je raccroche et dans la cuistance, je trouve m’man en converse avec M. Blanc. Félicie, je pourrais lui amener des ours polaires, la princesse Anne ou tous les clodos de la Mouffe, elle sourcillerait pas. Tout ce que dit son grand est parole d’évangile ; tout ce qu’il décide équivaut à un texte de loi. Elle est pas en or, ma vieille, mais en diamant pur.

— Ton ami prétend coucher sur une descente de lit ! me prend-elle à témoin ; il n’en est pas question, je vais le conduire à la chambre d’ami.

Mais mon Sénégaloche rebiffe. Non, non, il veut roupiller dans MA chambre ; pas risquer de se laisser semer. Et même s’étendre en travers de la lourde. Tout ce qu’il accepte c’est un sac de couchage acheté naguère pour Antoine qui avait des velléités de scoutisme ; mais ce ne fut qu’un feu de paille.

Après un grand verre d’eau fraîche, on monte se zoner. Le temps de me dessaper et, à peine entre mes torchons, je valdingue dans les profondeurs.


Ça cogne et hurle et recogne à ma lourde. La voix matinale du Gros pareille à mille tuberculeux qui glavioteraient en même temps vitupère à gorge que voilà :

— Qu’est-ce c’est c’te charognerie qui bloque la lourde ? Dites, Maria, il a un clébard dans sa piaule ou quoi, le commissaire de mes deux ?

Notre soubrette ibérique gazouille comme une pleine volière de perruches que non, qu’elle né sé pas, moussiou.

Jérémie geint, à force de prendre des coups de lourde dans les endosses. Il ouvre les yeux et les sulfures qui lui tiennent lieu de prunelles s’efforcent de réaliser en quel lieu ils s’éveillent.

— Bouge ta viande, monsieur Blanc ! J’ai un ami qui souhaite entrer.

Jérémie exécute un roulé-boulé et le loquet de ma lourde va emplâtrer (et déplвtrer) le mur.

Stupeur inégalable du Gros quand il avise mon locataire. Il l’examine, puis se tournant vers moi :

— C’est un exclave ou t’es d’venu pédoque, grand ?

— Un pote à moi qui prend des cours de police appliquée.

— Dans ta piaule ?

— Dans ma piaule et ailleurs. Ma mère n’est pas ici ?

— Elle a z’été ach’ter des croissants, m’a dit ta pécore.

— Quelle heure est-il ?

— Quèqu’ chose sur les couilles de neuf plombes.

— Qu’est-ce qui me vaut le bonheur sans merci de ta visite matinale ?

— Y m’en arrive une qu’ tu peux pas savoir !

— Alors, dis-me-la.

— La Pâquerette dont j’ai eu la gentillesse d’y offrir l’hospitalisée…

— Eh bien ?

— Elle a taillé la route en engourdissant mon artiche et les bijoux à Berthe ; plus la montre ancienne du grand-père Béruner, à remontoir et même, même la médaille de baptême d’Apollon-Jules. Faut êt’ payenne, hein ?

— Pas possible…

— Parole !

— Raconte…

— Ben, je te dis…

— Dis tout.

— Ben, en rentrant à la crémerie, hier soir, je l’ai un peu lithinée, manière d’y chasser les idées noires. Au début, l’était guère partante, mais j’ai sorti une boutanche d’ chartreuse verte et au bout de cinq six godets, elle admettait qu’ j’y fasse une p’tite minouche de sympathie, pour dire qu’on s’ connaîtrait mieux ; en camarade, quoi. Ensuite, j’ lu ai déballé mon marteau-piqueur et alors là, tu connais les dames ? Je mets au défi n’importe laquelle de résister. Faut au moins qu’elles touchent tellement qu’é croivent qu’il est pas en vrai.

— Je sais.

— Bon, à partir d’ c’t’ instant, y avait plus à tergir le verste : c’était enr’gistré In the bab en grande vitesse, tous frais payés. Te lui ai foutu un’ de ces ressemelées, bon gu, qu’ tout l’immeub’ gueulait « Vas-y, Béru ! ». La môme, son mortier criait grâce quand j’ l’ai déjantée. Là-dessus, bravo, on s’endort ; moi, d’un sommeil de plombier. Faut dire qu’ j’ l’avais astiquée à mort, ta Pâquerette ! Pas qu’elle soye tell’ment bioutifoule, mais j’adore la viande blanche bien grasse, comme celle d’ mon institutrice à Saint-Locdu, que j’étais été lu réciter ma tab’ par 9, un jour qu’elle était malade. Son vieux la remplaçait et y l’avait voulu montrer à sa gerce combien qu’il réussissait à m’ faire entrer les maths dans l’ cigare, lui. Et moi, à peine terminé ma chansonnette : « neuf fois sept soixante, neuf fois huit cinquante-six, neuf fois neuf cent un », impec, sans bavures, de la voire en ch’mise de noye, av’c sa nichonnerie à portée, j’y avais sauté dessus, mémère et carambolée grand stiple chaise. Ma dame ! La goulue qu’avait là ! Si j’ m’aurais douté quand é m’ f'sait chier la bibite av’c ses dictées et ses cons de trains qui partaient à la bourre et s’ croisaient à dache ! ! J’ croye qu’ la maladie y avait affaibli la sévérité. Une grosse, si mégère habituellement ! Plein les baguettes sans broncher. Juste son gros cul pour m’ rend’ service, montrer qu’elle participait bien à la combinaison. Et d’puis après, j’avais plus z’eu à m’ gratter en classe : j’ morflais des dix sur dix à la pelle. Pas l’ temps de répond’ à ses questions, poum ! ça partait. « Très bien, Alexandre-Benoît : dix ! » J’ m’ rappelle d’un jour, elle m’a mis dix à un pet qu’ j’avais balancé en plein cours de giographique.

Il se tait un instant pour s’attarder sur le capiteux souvenir. Son institutrice trombonée, me l’a-t-il assez raconté, le Gros, les soirs de divagation ou les matins de gueule amère. Il a eu une adolescence précocement queutarde : sa bouchère, la couturière, la femme du notaire… On pourrait le brancher des heures sur ces fumantes évocations avec des gargouillements de bidet en fond sonore et des poils de cul sur la langue pour le faire zozoter.

— Si on en revenait à ton problème ?

— Donc, ç’a t’été la féroce carambolée, d’après laquelle je m’endors. Qu’est-ce y m’ réveille ? J’ te le donne en mille, Emile : Berthe !

— Mais je la croyais en voyage avec un cousin ?

— Exaguete, s’lement, y z’ont rebroussaillé chemin d’à la suite comme quoi leur voiture était nasée : le carter pété faute d’huile ! Donc, c’est la Berthy qui m’arrache des toiles av’c une casserole de flotte dans la poire, d’à ce point j’avais la dorme enracinée. Moi, en la voyant, mon raisin n’ fait qu’un tour. C’ qui me rassure, c’est d’ ne plus voir Pâquerette. « Dieu soit acheté ! j’ me dis, elle a eu la bonne idée de se casser avant qu’ ma chère et tendre revient ! » Et puis Berthy découv’ le poteau rose. « Dis voir, Sandre, t’ serait-il pas été engager mes bijoux chez ma tante, j’ les trouve plus. »

« Cré non, c’te suée ! J’ai tout d’ sute compris qu’elle m’avait empaillé, la môme ! Tous les ors, tous les joiliaux d’ la maison ! Plus quatre mille pions qu’on gardait dans la boîte à biscuits d’ la cusine ! Et même la fraîche qui rn’ restait en fouille ! Tu m’ la copiereras, Sana ! Tant qu’ t’auras qu’ des frangines comme ça à m’ présenter, tu t’ les limeras toi-même. »

— Hé dis, crâne de bœuf, qui a proposé à la greluse de venir pieuter chez toi ? Quand on est perpétuellement à l’affût d’une troussée, on finit par se faire entôler, fatal !

— Ma Berthe fait un ramdam du diable. Ell’ veut que j’ vais porter plainte !

— Et pourquoi non ?

Il ôte son bitos et essuie d’un revers de manche son large front emperlé de sueur.

— Tu m’ voyes, moi, officier d’ police, ex-ancien miniss, porter le pet dans un commissariat, comme quoi une pétasse de bas laitage m’a ratissé ?

Un qui ressemble à une tranche de pastèque, c’est M. Blanc. La mésaventure du Mastar l’amuse tellement que sa rate risque d’exploser, je pressens.

— Pourquoi qu’y rigole, le mâchuré ? grogne le Mammouth ; j’espère qui s’ fout pas d’ ma gueule, j voudrais pas saloper ta moquette neuve, Sana.

Jérémie le calme :

— J’ me fous pas d’ ta gueule, mais j’ vous trouve d’ plus en plus cons, les flics, mon vieux. J’ m’en doutais sans en être sûr, note bien. Mais cons à ce point, personne se douterait !

Il exprime d’un ton conciliant, voire cordial. Alexandre-Benoît branle le chef (ce qui lui vaudra de l’avancement).

— Qu’est-ce que tu veux, confirme-t-il, flics ou pas flics, on est des hommes comme les autres.

Le biniou !

C’est Mathias.

Il ne chiale plus. Il me dit que sa bonne femme l’a appelé. Elle s’exprime avec difficulté ayant seize dents (soit la moitié de ses effectifs) cassées et la mâchoire démise ; mais elle vient de lui dire qu’elle l’adore, qu’elle est son bien, sa femme, sa chose, sa gagneuse. Qu’elle est fière de lui. Folle de lui ! Un jules de sa trempe (et de celles qu’il flanque), elle en rêvait depuis sa première branlette. Elle va se consacrer à lui totalement ! Au diable leurs chiares ! Il connaîtra des grands moments de frénésie sexuelle, le Rouquin ! Des nuits d’amour aussi longues que des nuits polaires ; mais plus réchauffantes ! Elle lui taillera des pipes éperdues (son édenture est propice au dessein). Ce sera la grande féerie des sens ! Le tourbillon ! Kama Sutra à toutes heures ! Elle ne cessera de chevaucher son homme que pour chevaucher son bidet.

— Compliments, Rouillé. Te voilà seul maître à bord après Dieu !

— C’est à vous et à votre copain noir que je le dois ! Un jour, j’aimerais vous inviter tous les deux à la maison. Vous n’ignorez pas que ma femme est lyonnaise, commissaire ? Elle vous ferait des pieds de mouton en salade et des quenelles de brochet au gâteau de foie de volailles.

— Je vais transmettre ton invitation à M. Blanc. Tu as du nouveau à propos de l’affaire ?

— Et comment ! Le dénommé Albert Hébasque est mort assassiné, il y a un peu moins de quatre ans. On l’a retrouvé sur un parking de l’autoroute du Soleil, pas très loin d’Aix-en-Provence : deux balles de 9 en pleine poitrine.

— Voyez-vous !

— Attendez, je n’ai pas terminé. Le ou les meurtriers lui ont sectionné les parties génitales et les ont fourrées dans sa bouche !

Alors là, oui, il m’électrise, mon Précieux ! Voilà du costaud ! De l’inattendu ! En somme, ce gros golfeur est mort comme Hugues Naut, le mari de Ruth Booz, à Beyrouth. Sauf que le premier a eu la gorge sectionnée et le second a eu droit à deux méchantes bastos dans la caisse d’horloge ; mais l’un et l’autre sont morts sur un parking ; l’un et l’autre ont eu les burnes coupées et placées dans la clape ! Pas banal, comme détail !

— Encore besoin de toi, Mathias.

— Je suis à vos ordres, commissaire.

— Fais fonctionner les ordinateurs à bloc, mon pote, chauffe-les à blanc si besoin, entre en liaison avec Interpol. Je veux savoir si d’autres personnes, en France ou à l’étranger, ont eu les claouis sectionnées après avoir été assassinées. Compris ?

— Je mobilise tout le monde !

— C’est cela. Donne-moi auparavant l’adresse de feu Albert Hébasque.

Le Rouquemoute me rit au tympan.

— C’est amusant, patron : il habitait à deux pas de chez vous, à Saint-Cloud, rue du Général Pirqueçat, Villa Shako[14].

— Je vais pouvoir enquêter en pantoufles, rigolé-je de bon matin (car chez moi on aime rigoler tôt, comme disait Verdi). Ah ! une dernière chose, grand. D’urgence, il faut que tu me procures une photo…


Bon, le ciel est redevenu bleu pour tous, hormis pour Béru qui se remet mal de s’être laissé arnaquer par Pâquerette. Que, soit dit en passant, je ne l’aurais pas cru comme ça, cette pétasse. Cambrioler un flic, faut le faire ! Probable que la troussée subie lui laissait présager l’impunité. Le sac de son logement a dû l’épouvanter. Elle a décidé de s’esbigner pour se fondre dans la nature, mam’zelle. Pour cela il lui fallait un minimum de blé, alors elle a secoué le premier prunier à sa portée !


— Tu ne prends pas le petit déjeuner avant de sortir ? s’inquiète maman. Je viens d’acheter des croissants tout chauds.

— Je ne vais pas loin, laisse-m’en deux pour le retour.

Une bise et j’emprunte ma street d’un pied régénéré. La rue du Général-Pirqueçat est а quelque cinq cents mètres de chez moi en effet. Inutile de noyer un carburateur pour si peu. Je crois même me rappeler la villa Shako, une vaste maison typiquement « Ile-de-France », un peu délabrée, dans un parc dont la plus grande partie a été depuis longtemps vendue à des promoteurs (à explosion) et que flanque une gigantesque volière de zoo renfermant des flamants roses.

Un vaste portail dépeint se confie à la rouille, cette agonie du fer. Non seulement il est fermé à clé, mais on a, de surcroît, ajusté une chaîne avec un cadenas autour des deux barres principales. J’actionne la chaînette d’une cloche. Cette dernière émet un son d’angélus emporté par le vent. C’est grêlé, fêlé, lointain et vachement mélanco. Le jardin non entretenu est envahi par des ronciers, anachroniques dans ce quartier résidentiel. Une pièce d’eau sans eau se fait beaucoup de mousse.

Au bout d’un temps, une vieillarde naine et grassouillette paraît sur le perron, place sa main en visière au-dessus de ses prunelles fatiguées afin de scruter l’horizon où je figure. Elle est fringuée en femme de chambre. La voilà qui entreprend la descente du perron, ce qui lui est aussi pénible que s’il s’agissait de celle de l’Everest. Ses jambes arquées ont de la peine à supporter son gros corps compact. Au bout de vingt minutes, elle est parvenue à franchir les cent vingt-six mètres cinquante qui nous séparaient. Elle se cramponne au barreau et pose sur moi un regard de primate qui me fait regretter de me présenter ici sans cacahuètes.

— Vous êtes qui ? demande-t-elle avec un reste de voix perturbée par l’asthme.

— Commissaire San-Antonio de la police judicieuse.

Ses yeux loucheurs, très pâles, paraissent se coaguler.

— Vous avez du nouveau ?

— Cela dépend à quoi vous faites alluvions, dis-je.

— Ben… à la mort de mon pauvre petit Robert.

— Alors, cela se pourrait, en effet.

— Mon Dieu ! Enfin ! Je savais bien que son assassin ne resterait pas impuni. Je prie tous les jours pour qu’il crève.

— J’aimerais voir Mme Hébasque.

— Oui, bien sûr. Ça va lui faire un choc ! Elle, elle n’espère plus depuis longtemps.

La vieillarde doit tutoyer les quatre-vingt-dix piges. J’imagine qu’elle a élevé son « pauvre petit Robert » et qu’il a constitué sa seule famille.

— Bon, fait-elle, je vais aller chercher la clé pour vous ouvrir. Mais du diable si je me rappelle où je l’ai mise. Je finis par avoir des absences de mémoire, surtout quand le temps va changer.

Je calcule rapidement que si elle fait l’aller-retour portail-maison de son allure quasi rampante et que si elle a paumé sa clé, je risque de ne pas être de retour at home pour le dîner.

Sortant mon sésame, je crique-craque le cadenas, puis la grosse serrure mérovingienne en moins de temps que n’en met un coq pour fourrer une poule.

Elle n’a pas parcouru deux pas que me voilà à son côté.

— C’était ouvert ? s’ébahit-elle.

— Non, non, j’ai sauté à pieds joints par-dessus le portail. Dans la police, nous sommes très entraînés.

— Ah ! bon.

Nous opérons la remontée vers la demeure. Je lui proposerais bien de la porter pour aller plus vite, mais elle doit peser son quintal, la mère, ce qui risquerait de me filer un tour de reins ; qu’en outre, si elle m’éclatait dans les bras pendant le transport, ça gâterait irrémédiablement mon superbe prince-de-Galles gris clair.

Après avoir cahin-cahaté en devisant, nous voici au pied des marches. Un instant, je me demande si ça vaut le jus d’importuner la dame Hébasque, vu que la mémé-servante vient d’éclairer ma lanterne à la loupiote halogène, sans s’en gaffer le moindre. Une vieille jacteuse, il te suffit d’un minimum de manœuvres pour l’orienter à ta convenance. Ma patience a été récompensée. Pendant ce bref mais interminable cheminement, j’ai tout appris, ou du moins l’essentiel, à propos de Robert Hébasque[15].

Du dedans, la maison est franchement pourrie. Pourtant ça ne fait que quatre ans que son propriétaire a été dessoudé. Cela signifie donc, soit qu’il était radin à outrance, soit qu’il n’avait pas les moyens d’entretenir cette grande demeure bourgeoise. Pourtant, il jouait au golf, qui est un sport très coûteux, non ? Mais enfin, mon problème n’est pas là.

Nous rampons jusque dans la bibliothèque où bivouaque Mme veuve Hébasque. Assez surprenant comme lieu. Certes, des bouquins reliés et inlus garnissent les murs : tout ce qui s’est imprimé de plus chiant depuis que Gutenberg a marché sur la Terre ; mais ce qui frappe, c’est une quantité de chiens naturalisés (français) installés céans, soit sur des socles, soit à terre, et qui tous te fixent de leurs yeux de verre. J’avise un caniche nain abricot, un caniche royal gris astrakan, un loulou de première année blanc terne, un teckel à poil ras, un corniaud blanc et noir, un carlin à rictus teigneux, un fox-terrier auquel ne manque qu’un pavillon de phonographe, et un bull-dog français qui ressemble tellement à Winston Churchill qu’ils doivent être au moins du même père (ou de la même paire, ce qui revient au same).

Une photographie du maréchal Pétain trône en bonne place.

Mme Hébasque se tient à un bureau dit ministre. Elle est penchée sur un monceau de feuillets noircis et continue d’écrire un moment en ma présence comme court sur son erre un bateau dont on a coupé les moteurs. C’est une femme bientôt âgée, sèche, anguleuse, le regard et le nez pointus, les cheveux presque blancs tirés en arrière pour composer une triste queue de bourrin. Vêtue de noir. Puant le carton à chaussures où l’on rassemble les photos du passé. Presque pas de lèvres. Des lunettes. Une mâchoire de brochet. Pas engageante. Imbaisable. Point à la ligne.

Elle lève la tête, me prend acte.

— Bonjour, monsieur. Camille me dit que vous êtes commissaire de police ?

Je m’incline.

— C’est exact, madame. Je vous présente mes respects.

D’entrée, je marque un point. Elle est d’une caste où si tu leur présentes pas tes respects quand elles sont vioques, et tes hommages quand elles sont plus jeunes, t’es catalogué paltoquet, flottance de bidet, pet de lapin malade.

— Asseyez-vous. Il paraîtrait que vous auriez découvert des éléments nouveaux ?

— Je le crois. Connaissez-vous ou auriez-vous entendu parler d’une certaine dame Ruth Booz.

Sa face peu amène emporte son sourire d’accueil[16].

— Un nom pareil ! Mais il s’agit d’une juive !

— C’est probable.

— Monsieur, je ne fréquente pas ces gens-là !

Net ! Elle le dit pas avec des fleurs, médème ! Plutôt avec du vinaigre ! Elle assume ses convictions, la daronne !

— On ne connaît pas seulement des gens avec lesquels on a des affinités, madame.

— Moi si. Pour ne rien vous taire, papa a été un haut fonctionnaire sous Vichy. A la libération, la racaille sémite s’est mise après lui et n’a eu de cesse qu’il soit fusillé !

J’esquisse un acquiescement temporisateur. Bon, chacun ses problos, chacun ses haines et ses fantasmes.

— Donc, ce nom ne vous dit rien ?

— Rien !

Un temps. Les toutous empaillés me défriment vilain, tu les croirais prêts а me dépecer.

— Des chiens que vous eûtes ? interrogé-je d’un ton componctif pour assurer l’amadouade.

Gagné ! Elle décrispe.

— Oui, ils sont là au complet, mes chers chéris.

— Cela doit vous faire bizarre de les avoir tous en même temps, alors qu’ils se sont succédé dans votre vie ?

— En effet, c’est émouvant. Ils furent certes différents, mais ils eurent l’amour que je leur vouais comme dénominateur commun.

— Comme cela est joliment dit, madame.

Je montre les feuillets sur le bureau.

— Je parie que vous êtes romancière ?

— Quelle horreur ! Moi ! un roman ! cette friandise pour midinettes ! Non, je suis historienne, commissaire. J’écris un livre qui s’intitulera Les Enfants de Judas, livre dans lequel je règle pas mal de comptes…

— Je ne manquerai pas de l’acheter dès qu’il sortira, madame.

Elle me sourit et murmure : « Merci. » Et ma pomme, je retends la sébile, aussi sec.

— Avez-vous connu un certain Hugues Naut ?

— Le banquier ?

Allez, luia ! Allez, luia ! Allez !.. Elle connaît (ou plutôt connaissait) Hugues Naut, la chérie, la merveilleuse carabosse, la vieille saucisse, la vieille facho, la poire blette. Elle connaît l’homme qui, comme son bonhomme, a été refroidi sur un parking et auquel, comme à son bonhomme, des petits grincheux ont coupé les couilles !

Je l’embrasserais ! Dans le dos et par-dessus sa robe pour ne pas gerber.

— Parlez-moi de lui…

— Il était très lié avec mon mari pendant la guerre. Ils se sont fréquentés un certain temps encore, et puis nous nous sommes perdus de vue. Ce sont les caprices de l’existence.

— Vous savez qu’il est mort ?

— Non, je l’ignorais.

— On l’a assassiné sur un parking а Beyrouth, en 73.

— Oh ! Seigneur, lui aussi !

— Oui, madame, lui aussi. Et il a eu les parties génitales sectionnées.

Elle devient comme un lit vide, la dame. Ses mains se mettent à trembler kif si elle tenait un marteau-piqueur en action.

— Comme pour Robert…

— Rectification, c’est Robert Hébasque qui a été traité comme lui une douzaine d’années plus tard. Vous n’aviez pas eu connaissance de la chose à l’époque ? Les journaux ont bien dû en parler !

— Au début des années 70, nous voyagions beaucoup, Robert et moi, l’affaire se sera produite au cours d’une de nos croisières. Ce que vous m’apprenez me terrifie. Vous pensez qu’il y aurait une corrélation entre les deux assassinats ?

— Cela paraît évident. Quelque temps avant sa mort, votre mari a-t-il reçu des menaces ?

— Absolument pas.

— Il est mort près d’Aix-en-Provence, que faisait-il dans cette région ?

— Il se rendait à Nice pour affairés.

— Vous connaissiez le client qu’il allait voir ?

— Non. Mais je ne m’occupais jamais de son travail.

Ça bavasse encore, ceci, cela. Faut bien mouiller la meule. Et puis je lui balance THE question, celle qui me turlubite depuis un moment :

— Madame Hébasque, vous me dites que votre défunt et Hugues Naut étaient très liés pendant la guerre, savez-vous s’ils ont eu une attitude pro-allemande ?

Elle soutient mon regard avec du défi plein sa prunelle, si fort qu’il éclabousse la pièce comme le phare du cap Gris-Nez éclabousse les falaises de son faisceau impétueux.

— Ce n’est pas impossible : mon époux tenait pour l’ordre et les grandes vertus.

Ben voyons…

— Des… tracasseries à la Libération ?

— Aucune.

— C’est surprenant. En général, tous les gens qui ont affiché leur sympathie pour l’occupant ont eu à s’en expliquer par la suite.

Son sourire contient une bonne dose d’acide « prussique ».

— Ce qui donnerait à penser que mon pauvre Robert savait s’entourer de précautions, glousse la dame.

— Oui, probablement, conviens-je.


Je lui prends le congé et retourne chez ma mère. Une mélopée africaine, soutenue au tam-tam, m’y accueille. C’est M. Blanc qui chante à ma vieille un hymne qu’il vient de composer à son intention. Il est assis au bord d’un tabouret, serrant un chaudron entre ses genoux dont il martèle le cul frénétiquement. Les paroles de sa chanson sont trop belles pour que je ne t’en fasse pas profiter. Les voici in extenso, comme disent les Anglais quand ils causent latin. Le développement est un peu lent, mais les rimes sont d’une richesse totale :

Madame Félicie

Madame Félicie

Madame Félicie

Madame Félicie

Madame Félicie

Madame Félicie

Madame Félicie

Madame Félicie

Madame Félicie

Madame Félicie

Madame Félicie

Madame Félicie…

Je prends place autour de la table, le plus délicatement possible pour ne pas troubler cet hommage émouvant. M’man a les larmes aux yeux.

On attend comme ça trente-cinq minutes et Jérémie s’interrompt, pile avant qu’on le flingue à coups de pétard, tant tellement nos nerfs sortent de leurs gaines.

— C’est badour comme du Mozart, déclare le Gros.

M’man embrasse Jérémie pour lui témoigner sa reconnaissance.

— V’s’ êtes sûre qu’y n’ déteint pas ? plaisante Sa Majesté.

M. Blanc lui sourit grand comme la scène de l’Olympia. Enhardi, le Mahousse poursuit :

— Técolle, tu bouffes jamais de chocolat, hein ? Sinon tu t’ mordrais les doigts !

Re-rires plantureux de l’infâme.

— Et toi, tu te regardes jamais dans une glace, sinon tu te buterais, hein, Gros Lard ?

Pour lors, I’Hénorme perd sa musicalité d’ âme.

— J’ t’en prille, Blanche-Neige, provoque-moi pas. C’est pas parce que tu donnes un concert av’c une cass’role qu’ tu peux t’ permett’ des prévôtés envers un n’haut fonctionnaire.

Jérémie lui présente le chaudron :

— Essaie donc d’en faire autant, Sac-à-merde !

Béru lui pose la main sur l’épaule :

— Écoute, Noirpiot, y a un’ chose dont j’aimerais que tu suces : les chaudrons, moi, c’est pas d’ la musique que j’ fais av’c, mais du pot-au-feu. Tiens-te-le pour dix.

LES GRANDS MOYENS

Il est fidèle dans son genre, Achille. II change souvent de maîtresse, mais il les affuble toutes du même sobriquet : « Zouzou ». De la sorte, il évite les pernicieux lapsus, le Dabe ; les étourderies funestes qui te font donner un autre prénom que le sien à la personne que tu honores de tes bas morceaux. Vagir « Oh ! Germaine, je pars, je pars » à une nana qui s’appelle Mauricette, n’a jamais mis beaucoup de liant dans des relations sexuelles, faut conviendre. Tu sais comme elles vétillent pour des riens, ces dames. Prennent la mouche à tout propos. Les cheftaines de la maliniterprétance, ces jolies gueuses !

Il vient de me mander à son de trompe et à corps et а cric ! Illico presto, faut que je me rende à son appel. Le brigadier Poilala, avec sa tête de canard chauve et sa moustache en jet d’arroseuse municipale, m’introduit rapidos, à la volée. Il me guignait depuis le palier. M’apercevant il m’a exhorté pour que je monte six à six aulieu de quatre à quatre, lambin que j’étais. Quand Vieux a sa nervouze, il la communique à toute la crèche. Y a de l’électraque en suspension dans la Maison Poupoule.

— Vite, monsieur le commissaire, « il » ne tient plus en place.

Déjà il toque à la lourde pendant que j’accomplis l’ultime rush. M’ouvre, m’annonce, se retire à demi pour me laisser entrer.

Trois personnes sont laguche : le Dabe, œuf corse, la MIle Zouzou en cours et le commissaire Levenin.

Mon regard s’attarde sur la fille. J’y peux que dalle, c’est ma nature. Tiens, il l’a choisie brune, cette fois. D’ordinaire il donne dans la blonde platinée Marilyn, long châssis, style chochote-dugland, voix et gestes languissants, genre lévrier afghan. Sa nouvelle est très bistre, née native des îles, je suppose. Des yeux étincelants, une bouche charnue et rouge comme celles peintes par Man Ray.

Pas grande, mais moulée sortilège ! Je la devine au plumard, Zouzou number X, frétillante, grouillante à elle seule. Un boisseau de chattounes à se farcir ! Des chaleurs plein partout ! Riche d’initiatives prodigieuses. Dans un regard j’apprends tout d’elle, de la manière dont elle doit bien étrécir son obturateur autour de ton frangin Popaul quand tu l’embroques. Essentiel, le coup du manchon. Ça te happe ! Y a que les reines du radada à réussir cette rare manœuvre.

Mon collègue Levenin, alors là, c’est la statue du faux cul exécutée par Maillot. De Funès dans Harpagon ! Mielleux, fielleux, suintant ! Quelque part, il me fait honte à l’humanité, ce salingue. Je devine qu’il a dû en tartiner long comme un discours de congressiste à mon propos. Me brosser un papier sévère. Noircir mon personnage à l’encre de Chine.

— Mademoiselle, messieurs, salué-je d’un ton que je cherche à enjouer.

Le Vieux, c’est le méchant condor des Andes perché sur la branche haute d’un arbre calciné. Il a l’œil engoncé, la bouche passée à l’astringent. Pour commencer, il reste glacé, enfrileusé par une gigantesque colère.

Je m’avance dans la goguenardise torve de mon homologue. Je donnerais dix ans de ta vie pour pouvoir l’allonger d’un taquet au bouc. Le voir étalé sur la moquette râpée du boss, bras en croix, gueule ouverte.

— Vous m’avez mandé, monsieur le directeur ? que je parviens à gazouiller comme un bengali en cage.

La réponse tarde. Quand Achille articule, ça fait comme lorsque tu étales de la mélasse sur une tranche de pain : c’est mou, visqueux, gluant.

— Vous savez pourquoi ? murmure le Vioque.

Je lui vote un grand rire tranche d’orange.

— La présence ici de mon éminent confrère Levenin me le fait deviner.

— Ainsi donc, vous assassinez les gens, maintenant, commissaire ?

— En service commandé, cela m’arrive, hélas.

— Qui vous a commandé d’aller trucider chez elle une paisible personne nommée…

Il parcourt le rapport de l’Infect…

— Ruth Booz ?

— Si vous consultez le Petit Larousse dans lequel j’ai l’honneur de figurer, à la page 1037, vous trouverez la définition du verbe trucider. II y est dit « massacrer, tuer ». Je ne crois pas que rien de tel ne se soit produit.

— Si, monsieur le commissaire ! Une telle chose s’est produite : la dame est décédée voici une heure des suites de son opération.

Un frisson me glace viande et os, moelle comprise.

Morte !

Putain, cette béchamel ! Si ça cacate pour tout de bon, il va la sentir glisser, M. Blanc !

Je regarde Levenin qui ne peut se retenir de sourire. Lui, parole, je me le payerai tout de suite après ce bigntz. Je crois que je l’énucléerai juste avec mes pouces, et qu’ensuite je lui ferai bouffer ses dents. Allons, Sana, redresse ta tête altière ! Tu vas pas te laisser fabriquer par un bilieux ?

— Puis-je vous parler en tête à tête, monsieur le directeur ?

— Non ! Je n’ai rien à cacher au commissaire Levenin, non plus qu’à Mlle Zouzou que je compte engager comme… collaboratrice.

Le vieux chéri. Le vieux beau ! Le vieux con !

— Moi si, je rétorque. En ce cas, permettez-moi de me retirer.

— Non !

— Puisque vous ne me le permettez pas, je me le permets moi-même ; mes respects, monsieur le directeur !

A gauche, gauche ! En ahant harche !

— San-Antonio, sacrée bourrique !

Voilà qu’il paume le contrôle de son self, l’ancêtre au crâne d’œuf.

Je stoppe.

— Vous me parlez, monsieur le directeur ?

— Je veux vous entendre !

— Je ne demande qu’à être entendu de vous, mais de vous seul.

Ce lèche-cul-pas-torché de Levenin susurre :

— Si vous le jugez bon, je peux sortir, monsieur le directeur.

— Pas question, mon cher ami. Il ferait beau voir qu’un homme de votre valeur cède le pas devant cette espèce d’aventurier qui déshonore notre glorieuse maison. Restez, restez ! Voulez-vous un doigt de whisky ? J’ai du pur malt, vingt-cinq ans d’âge, distillé à mon intention par l’oncle de mon chauffeur anglais, lequel à des origines écossaises.

Quel sac de couilleries, cet Achille ! Vieux nœud, va ! La Bruyère a dû s’inspirer de lui pour décrire certains de ses caractères (je préfère d’ailleurs ceux de Gutenberg).

La situasse me paraît confusément bloquée. Et pas débloquable si chacun entend préserver son honneur personnel, cette allumette humide.

Un silence. C’est miss Zouzou qui le rompt.

— Puisque je suis votre collaboratrice, monsieur le directeur, trille cette adorable créature, peut-être puis-je entendre le commissaire San-Antonio en vos lieu et place, s’il y consent toutefois, après quoi je vous ferai un rapport très succinct de notre conversation ; cela ménagerait toutes les susceptibilités, n’est-ce pas ?

— Ce sera avec plaisir, mademoiselle, m’empressé-je de rétorquer.

Le Vieux indécise. Mais ce daim mité n’ose rien refuser à ses poulettes et il finit par consentir d’un acquiescement un peu gourmé. Soit dit entre le front de mer et celui des troupes, elle est drôlement hardie, la brunette. Se substituer au grand dirlo, faut pas avoir les oreillons !

— Passez dans mon méditorium, grogne le Dabe en allant ouvrir une petite porte qu’il n’ouvre jamais aux gens de la Maison et qui donne sur un salon de repos. il appelle ce lieu méditorium, non sans emphase. Moi, je le qualifierais plus simplement de baisodrome, au vu du large canapé où s’empilent des coussins onctueux, et de l’éclairage extrêmement tamisé, sans parler de la petite salle d’eau attenante.

Miracle ! De l’intérieur, la lourde est munie d’un coquinet verrou de cuivre ouvragé. Que je tire une fois entré.

Et alors, bon, on se trouve un instant indécis avant que je la prenne dans mes bras pour la pelle de l’amitié. Sa bouche (à moins que ce ne soit son rouge à lèvres) a un goût de fraise des bois.

Je ne sais pas ce qu’elles ont, les grognasses du vieux, sitôt qu’elles m’avisent elles me convoitent et me vident les burnes. On doit être complémentaires, Achille et moi. Il rabat les gonzesses avec sa Rolls et ses manières Grand Siècle, et c’est ma pomme qui les comble. Il me sert tout à la fois de fournisseur et de repoussoir. La vie est harmonieuse, non ? Ça doit faire la quatre ou cinquième « Mlle Zouzou » que je m’appuie à sa santé. Cézigue, il palabre, il frime, caresse, se laisse mâcher ; mais le chevalier de Bitauvent s’annonce, décoche son regard coquin, dégaine sa Durandal surtrempée, et doc ! il finit ces beautés !

Le baiser prolongé nous allume. Faut éteindre, maintenant.

Un qui doit baver des plaques d’égouts, c’est Levenin ! Me connaissant comme il, tu parles qu’il sait que je vais tremper le biscuit superbement, à sa santé, l’affreux moche !

Mlle Zouzou est déjà sur le divan, s’est déjupée en un tourne-d’œil ou un clin de main. Dessous, la féerie inespérée : slip de cinq centimètres carrés, porte-jarretelles, bas fumés. Avec une chaglatte fleurant bon le pain chaud et l’eau de toilette.

— Je vous fais mon rapport avant ou après ?

— Si vous le faites avant, je crains de ne pas pouvoir lui accorder l’attention qu’il mérite.

— Vous avez raison ; et puis vaut mieux risquer d’être interrompu pendant qu’on parle plutôt que de l’être pendant qu’on aime.

Bon, là, se situe la jolie frénésie printanière. Pas besoin de tout te raconter, d’après les derniers sondages, le lecteur se désintéresse du cul, il préfère le suspense au suce pénis. Alors, inutile d’insister. Je lui fais la clé à molette, le rossignol de serrurier, le jodler sur fourrure, le rebouteux du Cantal, le crabe fantasque, la pluie de feuilles de roses, le meunier, son fils et l’âne, et pour terminer, la charge du duc d’Aumale contre la smala d’Abd el-Kader (1843).

Elle n’a pu contenir certains gémissements, bien que ce soit une fille pleine de retenue. J’espère que le capitonnage de la porte aura rempli son office.

Tandis qu’elle va faire un peu de trot anglais sur le bidet du voisinage, je commence à lui résumer ma passionnante aventure. Ayant le sens du raccourci, je condense tout en préservant l’attrait du récit. Je lui explique le coup de ce logement ultra-moderne et sophistiqué aménagé dans une croulante masure, le coup d’épaule de M. Blanc et ses fâcheuses conséquences. J’y vais de la coïncidence des deux anciens copains collabos, assassinés et désexés. Elle passionne, la môme. En vingt minutes je lui apporte la tringlée fringante qu’elle souhaitait, une enquête palpitante, et mon numéro de téléphone pour une baisance plus élaborée dans un avenir imminent. Le rêve, non ?

— Prodigieux ! fait-elle en achevant de se refaire une virginité de saison.

— Ton prénom, chérie ?

— Malvina.

— Ça ne fait rien, je continuerai de t’appeler Marcelle. Veux-tu me rendre un immense service ?

— Bien sûr.

— Influe sur le Vieux pour qu’il retire enquête de ce fouille-merde d’à côté et me donne carte blanche.

— Si je peux.

— Tu peux ; suffit que tu lui demandes ça avec une main dans sa vieille braguette classée monument historique ; il sera incapable de refuser.

— D’accord. A demain, n’est-ce pas ?

— Et comment ! Je t’emmènerai dans une chambre tout en miroirs.

Je quitte le méditorium.

— Monsieur le directeur, votre aimable collaboratrice souhaiterait vous entretenir. (A charge de revanche, songé-je, elle aimerait aussi que tu l’entretiennes, vieux bonze !) Il ne fait qu’un bond, Pépère. C’est du gâteau, c’t’ homme-là ! De la meringue glacée ! De la tarte aux pommes ! Du baba arrosé !

Je demeure en tête à tête avec Levenin.

Livide, presque vert bouteille, le confrère. Les dents crochetées par la rage. L’œil comme deux dernières gouttes de sperme.

— Ça boume, mon grand ? je lui dis avec familiauté.

Il moufte pas.

Je désigne la petite porte.

— Cette jeune personne est exquise ! Excepté ta figure quand tu étais jeune, j’ai jamais vu un cul pareil.

Je contourne le burlingue du Dabe et m’empare du « rapport » de fumaraut.

— Pose ça tout de suite, ça ne te regarde pas ! hargnit le cancrelat.

Il se précipite pour me retirer le dossier des mains, mais je l’arrête d’un bref coup de genou dans les roustons.

— Calmos, l’artiste ! Tu feras tes doléances au Vieux.

Ce qu’il a tartiné sur mon compte, je peux te dire qu’il y a pas de quoi pavoiser. Elle lirait ça, m’man, la pauvrette ne serait plus aussi fière de moi ! Il y est allé avec de gros pinceaux, Levenin. Et du goudron en guise d’encre, afin que ce soit bien noir et dégoulinant. Ses conclusions ? J’ai, sans motif, en pleine nuit, pénétré dans l’appartement d’une femme seule et lui ai infligé des blessures ayant entraîné la mort avec, pour complice, une racaille noire au parler ordurier et diffamatoire.

Je repose le rapport.

— T’as le culte de la famille, mes compliments. Ceux qui prétendent que les loups ne se bouffent pas entre eux mettent vachement à côté de la plaque.

— Tu as refusé de… de me fournir des explications ! plaide l’hyper-salingue, sentant que le blizzard est en train de tourner.

— Sais-tu à quoi je pense, Levenin ? Que les Alliés ont eu une faille dans la préparation du Débarquement. Ils auraient eu moins de parachutistes tués s’ils avaient fait des parachutes en toile noire pour débarquer de nuit.

Il décrochète ses ratiches de mulot et se met à bredouiller :

— Je ne vois pas le rapport.

— Il est pourtant là, je dis en désignant son perfide dossier. Vois-tu, tu es comme un noyau de cerise sur une merde. Tu ne glorifies pas le cerisier, mais la merde ! Ton ragotage sur moi aurait mieux fonctionné si tu l’avais balancé avec un parachute en soie noire.

— Tu parles par paraboles, grince cette vieille girouette rouillée.

— Je ne dispose que de deux langages, grand : la parabole ou les poings. Quand le premier est trop abscons, je me rabats sur le second.

Il cherche quelque chose de pernicieux pour mon moral et le trouve.

— Tu as tout de même tué une femme chez elle sans être en état de légitime défense, non ?

— Non !

— Si ce n’est toi, c’est donc ton nègre !

Un silence haineux descend sur nous. Au bout de dix minutes, je murmure d’un ton rêvasseur :

— Je préfère te prévenir, Levenin : un jour, je te mettrai une danse, une chouette. Je sais qu’ensuite j’aurai des remords et que je te ferai des excuses, mais tu auras des morceaux de sparadrap plein la gueule et des poches bleues sous les yeux, ce qui réjouira toute la Maison Chapon !

Avant qu’il n’ait trouvé une réponse vinaigrée à souhait, le Vieux réapparaît, flanquée de MIIe Zouzou qui, afin d’honorer Achille, feint de rajuster sa jupe et de retendre son mignon slip а travers elle.

Il est noble, le Vénérable. Plus marmoréen que la statue du maréchal Pétain qui trône dans le hall d’un grand immeuble de la rue du Colonel-Fabien. Sa rosette sur canapé étincelle. Sa braguette aussi, mais c’est dû au rouge de Mlle Zouzou énième.

Il vient а moi.

Je me lève. Sa main droite se pose sur mon épaule gauche, puis sa gauche sur mon épaule droite. Il me regarde et balbutie :

— Mon cher petit ! Mon cher petit !

Commak, à deux reprises belles et lentes. Y aurait un petit coup de Te Deum à l’orgue pour souligner, ça paraîtrait naturel.

Accolade.

Je reste au garde-à-lui.

Son beau regard polaire s’humecte d’une buée d’émotion.

— Merci, râlé-je dans un début d’orgasme incontrôlable.

Les belles pattounes blanches du Dabe quittent le solide perchoir qui les accueillait. Il me passe outre et, d’un pas glissé de cornemuseur écossais allant au combat, il se dirige vers Levenin.

— Veuillez noter que je vous décharge de l’enquête, commissaire Levenin ; votre confrère San-Antonio va la reprendre. Vous pouvez disposer !

Boum !

Il se dresse, hagard (Saint-Lazare démourant à la pichenette du Seigneur).

— Oh ! monsieur le directeur, interviens-je, me permettriez-vous de conserver Levenin comme adjoint ? Les éléments qu’il a pu établir me seront utiles.

Le Dabuche est surpris ; mais sa gonzesse l’a tellement ensuqué à mon propos que je suis devenu pour lui une sorte d’évangile vivant enregistré sur disque laser.

— Si vous le jugez bon, faites !

Je lance à Levenin :

— Va m’attendre dans mon bureau, grand !

Je sais, maintenant, que certains morts sont capables de marcher ; la preuve : il sort tout seul du bureau d’Achille.

Je cherche le regard de Mlle Zouzou. J’aperçois ma grosse bitoune dans chacune de ses merveilleuses prunelles.

L’ÉQUIPÉE SAUVAGE

— Tu n’avais pas apposé les scellés ? je demande à Levenin.

Il secoue la tête.

— Je ne vois pas pourquoi je l’aurais fait.

— Et moi, franchement, je ne vois pas pourquoi tu es flic, mon biquet. Ça manque tellement de bras à la voirie ! Pas vrai, monsieur Blanc ?

Jérémie hausse les épaules.

— Si vous nous aviez pas, nous les bougnoules, pour déménager votre merde, vous crèveriez dedans comme des rats que vous êtes ! assure ce spécialiste du balai. En tout cas, pour faire voirier, faut être autrement baraqué que ce trou-du-cul.

Nous nous trouvons sur les lieux de « notre » crime. Mais ceux-ci ont passablement changé : tous les appareils sophistiqués se trouvant dans l’étonnant studio ont disparu. Ne subsistent que les quelques meubles traditionnels. Je fonce sur tiroirs du burlingue. Hélas, le fameux registre n’y est plus.

Bérurier qui fait partie de notre quatuor croit opportun de renchérir. Comme tous les membres de la Rousserie, il déteste Levenin et estime qu’une occasion de le traiter de con n’est pas négligeable.

— C’est curieux que t’ayes pas non plus mis un gonzier en planque dans cette crèche, Levenin, fait mon Énorme en se payant un air tellement faux cul qu’il rejoint la sincérité absolue ; y m’ semb’ qu’un flic nouveau, frais rémoulu d’ I’Ecole d’ police, y aurait pensé.

Notre « victime » s’insurge, ce qui n’est jamais bon pour une victime, car, ce faisant, elle ne fait qu’attiser la cruauté de ses bourreaux.

— Non, mais, y en a marre, les gars ! Qui est venu foutre la vérole dans cet appartement ? Qui a carbonisé la taulière ? C’est moi ou c’est toi, San-Antonio ? Vous butez les gens et vous venez me reprocher ensuite de ne pas surveiller leur domicile ! Je sais bien que la justice n’est pas de ce monde, mais malgré tout je voudrais comprendre !

— Justement, comme tu piges rien à rien, tu mets à côté de la plaque. Nous, on est sur une affure gigantesque, internationale, de toute première importance. Et toi, sombre crêpe, tu t’empresses de jouer ta petite complainte du poulet déplumé. Tu patauges, t’esbroufes, tu rameutes, sans en branler une ! Tu contrecarres, Levenin. C’est ta vocation profonde, ça : contrecarreur. T’agis pas : tu t’opposes. Tu freines dans les montées, pendant qu’on pédale en danseuse ! Au lieu d’aider, tu neutralises !

Je me tais, car la fureur fait auto-allumage et, trop intense, m’étouffe.

Bérurier explore les lieux avec minutie. M. Blanc qui ne me décramponnera peut-être jamais plus, à moins que je ne décède avant lui, exulte :

— Putain, le pied que je prends ! égosille-t-il. Un panard grand commak ! Des flics qui s’engueulent ! Faudrait enregistrer ça et le programmer à la téloche !

Pour ma part, je me laisse couler à pic dans le meilleur fauteuil.

— Note ce que je vais te dire, Levenin. Primo, chercher qui est propriétaire en titre de cette maison. Deuxio, à quel nom l’abonnement téléphonique et le contrat de l’E.D.F. ont été établis. Tu écris ?

— Tu vas trop vite !

— Déchausse-toi, tu écriras plus rapidement avec les pieds ! Tertio, procéder à une enquête serrée dans le voisinage pour en apprendre un max sur la vie de cette baraque : les gens qui y venaient, le service des postes. Interroger le facteur. Tu suis ?

— J’essaie !

— Il est manche, ce type ! s’exclame Jérémie. Je me doutais qu’il y avait des flics manches, mais manches à ce point, j’aurais jamais cru !

— Dis-lui de la fermer ! me lance Levenin, sinon, je vais y toucher à ton pote négro ! Je ne me suis encore jamais laissé insulter par un meurtrier !

— Calmos, les gars ! tonné-je. On a école ! Je continue, Levenin. Quarto, il me faut la biographie en seize volumes de la dame Ruth Booz, le plus vite possible, compris ?

Levenin me place sa botte secrète :

— Ce ne sera pas la peine de traiter le chapitre de sa mort, je suppose, puisque tu la connais ?

Comme quoi, un fumier, c’est un fumier, hein, t’es bien d’accord ? Méfie-toi toujours : il peut en cacher un autre ! Je lui vote un sourire plein de promesses cataclysmiques qui ferait avorter une éléphante à sa huitième année de gestation.

— Avant de te lancer dans le travail que je viens de te tracer, tu vas venir me présenter à ton plombier de nuit, tu sais : le pauvre type qui souffre d’un cancer de la vessie…

— Et nous aut’, on y vient z’aussi ? demande le Mastar.

— On ne va pas envahir à quatre la turne d’un grand malade ; attendez-moi ici !


Victor Démurge, ça devait être un gars sympa avant que le crabe lui saute dessus. Il l’est toujours, note bien, mais quand tu agonises t’es préoccupé, fatalement. Pour se marrer faut une certaine disponibilité d’esprit. Un mourant est trop sollicité par des réflexions au goût étrange venu d’ailleurs. Il s’écoute crever, se regarde finir, tellement incrédule que ça lui arrive une chose pareille !

Il est en toute fin de parcours, ce bon Totor ; m’inspire une tant si intense pitié que j’hésite à le questionner à propos de choses qui ne le concernent pas. Je pense très fort qu’on est tous en train de finir — lui un peu plus rapidos que moi —, pour m’inciter aux cyniqueries quotidiennes.

— Navré de vous déranger, monsieur Démurge…

Il devait être grand quand il était bien portant, mais il est transformé en hippocampe par la maladie. Elle l’enroule, la gueuse, à force de lui cigogner le bas-ventre. Il me fait penser à Raymond Bussière ; que je sais pas si tu te le rappelles, tout sombrant si vite dans les limbes.

Un côté brave prolo blagueur, une gueule allongée et crispée comme un gant de boxe, des valdingues sous les yeux pareilles à des nids d’hirondelle. Ça lui donne un vague côté chinois. Il tient sa bouche ouverte pour s’oxygéner des intérieurs en difficulté. Et quand il respire, ça ressemble déjà à un début de râle. On pige que le passage se fera en loucedé. Sa bonne femme fibromeuse et défrisée qui rôde, en brave charognarde, autour de son imminent veuvage, sentira même pas la différence.

Juste quand ça s’accélérera et que ça grimpera d’intensité, elle commencera ses doutes. Je vois tout bien, inscrit dans l’humble logis pour les semaines à venir. Le docteur appelé fissa, sa frime éloquente, sa fausse rassurance pour le patient et sa mimique impuissante à sa rombiasse. Destin ! Destin ! Est-ce toi qui frappes à ma porte ?

Trois petits tours de clé à molette (plombier), trois petits tours de con, et puis s’en va Démurge Victor, né à Vitry-le-François, mort à Paname, enterré à Pantin, au cimetière des vaches dans le quartier des putains, chantions-nous à l’époque estudiantine. Tu y peux rien. Le crabe, faut se le respirer.

— C’est pas vous qui me dérangez, c’est ce putain de chou-fleur, me répond Démurge d’une voix vachement lointaine, tellement elle sort des abysses.

— Mon confrère, le commissaire Levenin ici présent, m’a dit que vous regardiez fréquemment par la fenêtre.

— Je ne dors jamais plus d’un quart d’heure d’affilée. Faut que je me traîne jusqu’aux cagoinsses. La vessie, je vous recommande ! Quand elle déconne, celle-là, merci bien !

— Donc, vous pouvez suivre les allées et venues de la maison d’en face ?

— Je vois ce que je vois, mais croyez pas que j’espionne, se défend le brave plombier-zingué (ou presque).

— C’est ainsi que, cette nuit, vous m’avez vu pénétrer dans cet immeuble et en repartir ?

— J’ai raté votre venue, j’ai juste assisté au départ. Vous étiez avec un bougne, un grand.

— Exact, monsieur Démurge. Si vous nous avez aperçus, mon ami noir et moi, vous n’avez pas manqué de voir les gens qui sont arrivés ici après nous à une heure que j’ignore mais que vous allez peut-être pouvoir m’indiquer ?

— Les gens avec la Mercedes commerciale ?

— Combien et comment étaient-ils ?

— Deux. Un couple. La soixantaine. On aurait dit le mari et la femme. Lui, un peu enveloppé, les cheveux gris. Elle, plus menue, l’air comme il faut.

— Vous les avez vus arriver ?

— Non. J’ai entendu une voiture diesel. Au bout d’un moment, j’ai dû me lever et…

Il se tait, de la sueur perle а son front. Il soupire :

— Mande pardon, messieurs, faut que j’y aille. Rien que de parler de pisser, ça me donne envie. Enfin, Dieu merci, jusqu’à présent j’ai réussi à ne pas me mouiller.

Sa gerce l’aide à s’arracher de son lit de fer que l’on a installé dans le salon-salle à manger parce que ça doit lui être plus pratique, j suppose, pour finir ses jours.

Il entre dans ses charentaises avec lenteur et minutie, comme Alain Prost dans a formule 1. Et puis, en route, fouette cocher (de corbillard). Le pauvre mec se met en route pour le long voyage de trois mètres qui conduira sa bitoune naze jusqu’à la cuvette des chiches. Son pyjama gris-triste à rayures bleu-sinistre lui pend sur la carcasse, kif il loquerait les deux bâtons en croix d’un épouvantail. Il y a une vilaine et large tache jaune sur le devant, aux alentours pourtoureux de la braguette.

Sa dadame lève les yeux au ciel sitôt qu’il est entré dans les gogues.

— Il croit qu’il ne se mouille pas, fait-elle, alors qu’il me pisse au lit deux fois par jour !

— Vaut mieux qu’il vous pisse au lit qu’au cul, non ? je l’objecte.

Elle pétrifie un peu, puis conclut à une boutade de flic et me fait la grâce d’en rire généreusement.

Je me fais la réflexion du combien les mourants sont dérangeants pour leur entourage. Importuns, reconnaissons-le. Même quand tu les aimes, ils finissent par te les briser menu à force de ne plus en finir de finir.

Mme Démurge, son bonhomme, elle commence à fatiguer : les jours, les nuits, ses soins, ses gémissements, sa pisse discontinue, qui ne s’interrompt que pour remettre ça.

On entend cataracter la chasse d’eau. Puis le plombier fantôme réapparaît. Un confus sourire de soulagement aux lèvres. Fernande va le chercher. Il s’appuie à son bras, sacre que « C’est pas Dieu possible de devenir ainsi quand on l’a connu comme on l’a connu, à galoper sur les toits, à coltiner des baignoires à lui tout seul sur son dos, merde ! » Je l’imagine, tortue géante à carapace blanche, avec sa baignoire sur le dos et sa tronche du tertiaire. Quand donc aura-t-il été le plus parfaitement lui-même, Démurge Victor ? A son époque de haute plomberie ou maintenant, dans la débâcle de sa viande ? C’est dur à définir. Faut probablement les deux pour que son destin s’accomplisse en plein.

Il se recouche. Il pue l’urine, le rance, la mort.

— Qu’est-ce que je vous racontais ? murmure-t-il. Là, vraiment, j’ai pitié.

— J’ai peur de vous fatiguer, cher monsieur, nous repasserons vous voir plus tard.

Il fait un mouvement marrant avec son menton, comme un tiroir trop tiré qui est sur le point de quitter son logement.

— Plus tard…, balbutie-t-il vous êtes bon, vous ! Profitez-en pendant qu’il en reste !

— Dis pas des bêtises, Victor, lâche sa bonne femme, par ritournelle.

Mon hélas confrère Levenin fait l’important. Professionnel, sa pomme, toujours et en tous lieux que tu crèves, baises ou pètes.

— Vous nous entreteniez de cette Mercedes commerciale et d’un couple de personnes entre deux âges…

— Oh ! oui. J’ai entendu arriver l’auto. Diesel, ça se reconnaît, non ? J’avais une 404 diesel, moi ; alors l’oreille, vous pensez…

— Bien entendu, vous n’avez pas eu l’opportunité de relever le numéro ?

— J’y ai même pas songé, par contre, ses plaques de voiture on attiré mon attention : elles étaient rouges avec de gros numéros noirs, ce qui est pas courant, n’est-ce pas ?

Sa voix faiblissante me remue les entrailles. O vous, frères humains ! j’aimerais tant pouvoir l’aider, mon gentil plombier. Charrier un peu de sa misère comme t’aides une dame à coltiner ses bagages à la descente du train.

— C’est important ? demande-t-il.

— Très important, monsieur Démurge ; votre coopération nous est précieuse.

Il acquiesce, content de s’être rendu utile une fois encore. Et dans le fond, c’est vrai qu’à sa manière il a débouché notre lavabo, Victor. Une bagnole avec des plaques rouges portant de gros numéros noirs. Illico, j’ai retapissé l’affaire, moi ! Raccroché le wagon à la locomotive. Cela signifie que la Mercedes en question est immatriculée en Irlande, mon ami. En Irlande où la défunte Ruth Booz possède une propriété.

Irascible, Levenin insiste :

— Vous les avez vus déménager du matériel ?

— Oui. Des appareils compliqués.

— Ils ont fait long ? demande le hargneux.

— Ils ont dû rester une dizaine de minutes en tout. Peut-être un quart d’heure…

— Et ils sont repartis ?

— Oui. C’est à ce moment-là que j’ai aperçu les plaques rouges.

— Immatriculation en TFX, assure doctement Levenin.

— Oui, mon con, je réponds. Bien, encore merci, monsieur Démurge. Tous mes vœux de prompt rétablissement.

Il a ses mains allongées sur le drap, de part et d’autre de sa carcasse. Je pose ma dextre sur sa sinistre, presse fort pour lui refiler un chouïa de mon énergie. Il opine. On se dit adieu. Peut-être que je crèverai avant lui, pourquoi pas, l’existence est si pleine d’embûches. Les jours qui lui restent sont des espèces de petits siècles condensés et ma galopade peut être stoppée net.


— Viens voir ce dont j’ai découvert, me dit Bérurier le Grand.

M. Blanc exclame :

— Il est gonflé, ce sac а merde ! Je savais que les flics étaient des enfoirés, mais enfoirés à ce point j’étais loin de me douter ! C’est moi, qui ai trouvé cette combine, hé, gros nœud !

Le Mastar se drape :

— Tu l’as découverte selon mes directrices, mâchuré, alors pompe-moi pas l’air !

Solennel, le Gros s’empare d’un siège et le place devant la porte.

— Monte là-dessus ! chantonne le Surdoué.

M'exécute.

— Tu voyes ce qu’y a, au-dessus du champ branleur ?

J’examine le chambranle et détecte un petit contacteur à peine plus gros qu’un cure-dent relié à une boîte de fer qui forme l’angle supérieur droit du chambranle. On l’a pareillement mouluré et peint de la même couleur, de façon à ce qu’il se confonde — ou plutôt se fonde — avec celui-ci.

— T’as dégauchi, mec ?

— Oui.

— Y a un’ visse sur le côté, je l’ai juste ajustée pour que ça tiende ; enlève-z’y la, j’ te prille.

Follement docile, j’obtempère. Le coffrage qui constitue la partie extérieure de la boîte me reste dans les mains et je découvre à l’intérieur un mécanisme drôlement sophistiqué. Un fil menu en part, qui se noie dans le plafond. Il semble partir perpendiculairement au mur. Le Mammouth, qui a suivi mon regard, m’informe.

— Y s’ termine dans I’ lustre qu’est accroché au milieu d’ la pièce. D’dans, tu découvreras trois ampoules et un micro. Pigé ?

— Je cherche.

C’est M. Blanc qui intervient :

— Si tu trouves pas, c’est qu’ t’es un sacré grand con de flic, mon vieux ! Je savais que les flics étaient tous de sacrés grands cons, mais aussi grand con que toi, les bras m’en tombent !

— Tous les singes, les bras leur tombent, aboie Béru ; à preuve : ils ont les pognes qui traînent dans la poussière ! Dis, tu nous fatigue, av’c tes considérances malflatteuses sur les flics. J’ veux bien qu’ t’es noir, Jérémie, mais t’abuses d’ la situation, mon pote !

— Écrase, ta connerie déborde ! riposte M. Blanc. Quand tu causes et quand je pète, y a que l’odeur comme différence ! Parce que toi, tu pues de la gueule !

Les choses s’envenimant, Levenin, égrillard, se tourne vers moi.

— Tu vas nous imposer encore longtemps cet énergumène, Sana ? T’es devenu maso ou bien c’est parce qu’il y a un cadavre entre vous ?

Moi, si tu ne me connais peut-être pas bien, du moins, tu me soupçonnes, hein ? Donc, ce qui suit ne te surprendra pas des masses. Je saute de ma chaise et je tire un bourre-pif dans le tarbouif de Levenin ! Rrran ! Mon chosefrère part à dame, le cul sur la moquette, avec une pommette belle comme une aubergine.

Ravi, Jérémie brandit dans ma direction son énorme pouce largement spatulé.

— Dans ton genre, t’es un gars comme ça ! me dit-il. Je croyais pas que les flics, pouvaient être des gars comme ça, ben toi tu l’es !

— Que devais-tu m’expliquer, tête de lard ? l’interrompé-je.

— Le système de la lourde. Quand tu l’ouvres, ça met le micro en batterie.

Béru enchaîne :

— L’un des appareils embarqués devait transmettre les sons à un réceptacle, tu piges ? Quand t’est-ce tu t’es pointé avec Blanche-Neige, vot’ visit’ a t’été diffusionnée ; comme, ensute, les allées et venues. Les potes de la dame suvaient tout le bigntz. Lorsque la voie a t’été libre, ils s’ sont pointés pour évacuer le chenil.

Intéressant.

Bon, on s’en est suffisamment dit ici. Si les gens à la Mercedes irlandaise continuent de nous esgourder, vaudrait p’t’être mieux qu’on aille tailler des bavettes autre part, non ?


Levenin ramasse l’une de ses prémolaires qui souillaient le tapis et la glisse dans sa poche. Je devine qu’il va la garder contre moi.

On rabat tous sur la Grande Taule, notre couvent bien-aimé car il va être l’heure de la prière.

Une momie fait antichambre. Femelle si j’en crois la robe qu’elle porte. Sa tête disparaît sous quinze mille mètres de bande de gaze formant ruche, avec à peine une meurtrière pour laisser passer le regard.

La ruche blanche zozote :

— Commissaire !

Je m’en approche.

— Vous me connaissez ? lui demandé-je.

— Ve fuis maame Athias.

Sursaut du beau commissaire.

— Madame Mathias ! Chère amie ! Quel bon vent ?

Ses bandelettes s’humidifient dans la région des cavités oculaires : elle pleure. Je ne sais pas si tu as déjà vu chialer des momies, laisse-moi te dire que c’est un spectacle éprouvant.

Je pose ma main sur son épaule. Elle bieurle qu’elle est luxée. Défense de toucher ! Ensuite elle m’explique l’objet de sa venue en ces lieux. Tout à l’heure, son Rouillé s’est pointé chez eux avec deux douzaines de roses baccarat (bien qu’il ne soit pas joueur). Elle lui a ouvert. Il s’est mis à sangloter et à lui demander pardon. Alors elle a inversé les réacteurs aussi sec et s’est mise à lui chanter la messe en auvergnat. Elle a pas eu le temps de prononcer deux phrases qu’il est reparti dans sa folie homicidaire. Il s’est mis à fouetter sa pauvre gueule déjà tuméfiée avec le bouquet jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus qu’une poignée de tiges en main. Les épines l’ont défigurée, Mme Mathias. Lui ont mis la frime en copeaux. Elle n’aurait pas fermé les yeux, elle serait aveugle canne blanche, étude du braille, toute la lyre ! Puis il est reparti en la traitant de Carabosse, de sale vache puante, de foutre avarié, de glaires mal vomies, de merde écrasée, de saloperie en solde.

Il a ajouté qu’il demandait le divorce pour s’éviter les assises, sinon il la buterait tout de bon, à coups de talon ! Et probablement qu’il lui arracherait les yeux avant pour pouvoir déféquer dans les trous. Remplacer son regard de guenon crevée par deux étrons d’hépatique, c’était son rêve le plus cher, Mathias. Sa raison d’être depuis des lustres. Il grelottait de bonheur en y pensant, les nuits d’insomnie sans lune. Il prenait des laxatifs puissants pour pouvoir chier à la demande. Toujours prêt ! Il a été scout, jadis.

Alors, la pauvre ogresse a compris que cette fois la page est tournée pour de bon. Elle a décidé de devenir rampante à vie pour essayer la reconquête de ce mâle indomptable. Elle lui sera soumise jusqu’à son dernier souffle. Se fera humble comme Tampax jeté, servile, cireuse de lattes, pompeuse à toute heure. Servante confite en humilité éperdue. Elle vient pour amender honorablement. Lui dire tout cela à genoux. Extorquer sa clémence, au grand Mathias. Deux heures qu’elle poireaute ici, mais il refuse de la recevoir. Lui fait dire qu’elle dégage sa viandasse avariée de son cadre professionnel. Une charogne n’a que faire ici.

— Fi hous foufiez infister, commiffaire…

La gaze orbitale est inondée en plein, maintenant. Je promets de plaider sa cause. Me rends auprès du Rouquin.

Pendant ce temps, Béru chope le relais consolateur. Pourtant, c’est pas son entrecôte-marchand-devin, une maigrichonne acide comme la gerce à Mathias. Lui, il aime le gras-double ou, pour le moins, les personnes bien en chair. Les pintades étiques, tiens, fume ! D’abord, elle est probablement trop étroite pour sa géante trique, la gueuse ! Son tour de taille déjà qui est inférieur au tour de taille de la biroute béruréenne, comment voudrais-tu ? Et sa petite bouche cracheuse d’invectives, tu la vois pomper un dard aux si larges épaules ! M. Blanc met son grain de sel. Comme quoi le Rouquemoute à raison. Sa Ramadé se serait autorisé le centième des malséances que dame Mathias a virgulées à son vieux, elle serait sourde à vie des deux baffes qu’il lui aurait placées.


— Du nouveau, Rouillé ?

— En compulsant les fichiers internationaux, j’ai découvert deux autres cas d’hommes assassinés et qu’on a retrouvés avec leur appareil génital entre les dents.

Il est calme, désenchanté, noble aussi.

— Raconte !

— Premier cas, l’an dernier, à Hambourg : un gangster notoire, grand maître de la drogue en Allemagne de l’Ouest. On l’a repêché dans le port, enveloppé de grillage, la bouche grandement ouverte et ses testicules enfoncés jusqu’à la glotte. Le second cas a eu lieu en République d’Irlande et concerne un homme d’affaires d’origine sicilienne qui passait pour être un parrain de la Maffia. Il a été découvert à bord de son jet privé sur un terrain d’aviation, non loin de Galway. Il y avait atterri le matin. Son pilote l’attendait à l’hôtel de la Couronne. Ils devaient reprendre l’air le lendemain. C’est le pilote qui a trouvé son patron mort, en venant préparer le zinc. Le Sicilien avait eu la gorge tranchée au rasoir, de même que ses burnes.

— Tiens, soliloqué-je, ça se précise.

— Qu’est-ce qui se précise, monsieur le commissaire ?

— L’Irlande. Tu vas faire passer une note à tous les services routiers : ordre d’interpeller un couple de gens d’un âge certain, roulant à bord d’une Mercedes commerciale immatriculée en Irlande. J’ignore le numéro, mais des Mercedes commerciales à plaques irlandaises, ça ne doit pas pulluler sur les routes françaises. Faire porter principalement les recherches sur la région nord-ouest et alerter les ferries-boats assurant le trafic France-Irlande.

— Je fais le nécessaire, commissaire. A propos, voici la photo que vous m’avez demandée.

Il me présente un cliché un peu flou, mais dans notre job on n’a pas le temps de donner dans l’Hamilton. Et puis d’ailleurs lui aussi donne dans le flou. Je range la photo et saisis Mathias par l’épaule.

— Maintenant, sois magnanime : occupe-toi de ta rombière qui meurt de consomption dans l’antichambre.

— Qu’elle crève, commissaire !

Il a balancé ça avec une étrange fermeté.

— C’est ton dernier mot, Mathias ?

— Non, commissaire. Mon premier d’homme libre.

— On ne va pas la laisser se déshydrater dans la Grande Taule ; elle chiale comme un torrent à la fonte des neiges, ça fait désordre.

Le Rouillé me prend le bras et stoppe ma circulation à trop le serrer, comme s’il entendait me confectionner une intraveineuse.

— Puis-je vous demander votre aide, patron ?

— Toujours, grand. De quoi s’agit-il ?

— Faites-moi embarquer cette sous-merde à son domicile et dites-lui que mon avocat se mettra en rapport avec elle pour la pension.

— Alors, vraiment, Blondinet, c’est fini ?

— L’amour est mort, commissaire.

Il cherche de l’inédit, une somptueuse métaphore à suspension télescopique et bain d’huile et lâche :

— Il est mort comme une plante qu’on n’arrose plus.


Moi, ça boulonne intense sous ma bigoudaine, espère ! Je veux pas chiquer les Maigret, mais question des déductions, j’en confectionne comme avec un gaufrier. Je pense, j’essuie, je sonde, j’approfondis et surtout, je tire (à bout portant) des conclusions qui feraient un trou grand commak dans le blindage d’un cuirassé (ou d’un cul racé, pour les gens titrés).

Qu’après ma grande lessive gambergeuse, je décide de procéder à un intermède en allant terviewer la môme Mandoline dont j’espère qu’elle est rentrée à Montreux.

Elle m’a flanqué son adresse et c’est d’un index léger que je toque à la lourde de sa gentilhommière située dans le grenier d’un petit immeuble étançonné à l’aide d’énormes madriers, eux-mêmes vétustes, et qui n’attend qu’un fort éternuement pour s’écrouler, kif l’immeuble de la pube pour Samsonite lorsqu’un voleur engourdit la valoche qui le maintenait debout.

Ça pue la frite depuis le carrefour quand on va chez Karim et Mandoline. Et en plus la merguez. Bien entendu, M. Blanc et Béru m’accompagnent. On serait un de plus, on pourrait nous prendre pour « les trois mousquetaires » (Jérémie interprétant le cardinal de Richelieu). A propos des Trois mousquetaires, bien des gens qui connaissent mes liens d’amitié avec Alexandre Dumas père, me demandent pourquoi, les mousquetaires étant quatre, il a appelé son book les TROIS mousquetaires. La raison en est simple. Le jour où il a remis son manuscrit à l’éditeur, Alexandre était beurré comme un petit Lu. Il a recompté ses héros avant d’inscrire le titre sur la première page. Il s’était pété au porto et s’est tenu le raisonnement d’ivrogne suivant : « Portos, je l’ai bu, donc il compte plus. Reste Athos, Aramis et d’Artagnan. Ça fait trois. » Faut dire qu’il titubait comme un essuie-glace sur vitesse accélérée. Même qu’il a perdu des feuillets en cours de route, ce qui fait que, par la suite, on a dû imprimer plusieurs fois le même chapitre pour rattraper la pagination. Mais que ce petit secret reste entre nous, je te prie. C’est plein de ces torves combines, en littérature.

Alors, tels les trois mousquetaires moins un, on s’annonce chez Mandoline. Toc, toc !

Elle vient délourder, sublime pipeuse, nimbée d’une épaisse vapeur huileuse d’un bleu féerique. Renfrogne un brin de me trouver déposé sur son palier telle une bouteille de lait. Mais me fait bonne frime tout de même :

— Oh ! c’est vous, salut !

— Salut, gamine !

Son Arbi est à table et mastique sa merguez sans désemparer, comme ignorant notre venue. On le fait chier et il tient à ce que la chose soit de notoriété publique.

Nous entrons.

— Vous avez fait bonne route, mes petits gars ?

— Ça a été, convient Mandoline.

Karim continue de claper en lisant l’Equipe.

Béru avance sa main tremblante d’émotion vers le plat de frites, appétissantes j’en témoigne. Il empare deux cent cinquante grammes de patates dorées et les enfourne.

— C’est pour bouffer que vous êtes venus ? demande la sauterelle.

— Non, je lui fais-je, c’est pour que tu nous dises où est Pâquerette.

— J’en sais rien, moi, elle est pas avec vous ?

— Si elle y était, je viendrais pas dans ta bauge pleurer après elle. Tu es passée à son domicile ?

— Non. J’aurais dû ?

V’là qu’elle recommence dans les impertinences, cette pompeuse de chibres. L’insolence du regard, je te dis que ça.

Jérémie, qui musarde dans le grenier, mains aux poches, s’approche de moi.

— Je peux te dire quelque chose en privé, mon vieux ?

Je l’entraîne sur le palier. Pendant qu’on est out, le Gros reprend de la frite.

— Qu’as-tu à me dire ?

— Pâquerette est ici.

— Tu l’as vue ?

— Non, je l’ai reniflée. Moi, depuis que j’allais chasser en brousse avec mon père, les odeurs je ne les oublie jamais plus. C’est un don. Dans dix ans, en entrant dans un bistrot, je saurai que tu t’y trouves sans regarder les clients. Ta Pâquerette, mon con, elle sent acide, une odeur qui picote, dégueulasse. Et puis tu remarquerais une chose, si t’étais pas le plus con de tous les flics…

— Je remarquerais quoi ?

— Le gars bouffe sur une assiette. Sa souris, elle, elle a deux assiettes l’une sur l’autre. Tu crois que c’est le genre de ces crevards de merde ? L’assiette du dessous est graisseuse comme celle du dessus. En outre, y a, dans le plat de frites, un couvert : fourchette, couteau. T’as besoin d’un couteau, ta pomme, pour te servir des frites ? Pour finir, y a trois verres sur la table. Je me doutais que t’étais pas un génie, mais con à ce point, alors là, je suis soufflé !

Je souris à M. Blanc.

— Tu vois, Jérémie, je lui dis-je, franchement t’es plutôt sympa, mais je sais que le jour où je perdrai patience à force d’être insulté par toi, il te faudra quatre mains pour te protéger les couilles.

— Alors, ce jour-là, toi, il te faudra un escadron de C.R.S., pour qu’il te reste un nez, mec.

Bon, on rigole, on se flanque une claque dans le dos, on rentre.

Mandoline nous attend, bras croisés, adossée à une vieille commode dégauchie chez un brocanteur qui liquidait. Son jules frisé tente de coaguler sa patience, pas qu’elle foire, mais il se tend comme une peau de tambour, le motard.

Quand au Gravos, il flippe à mort avec les frites. Je parcours du regard le misérable grenier « aménagé ». Ce qu’il peut y en avoir dans notre belle France, des « aménagements » de ceci en cela : garages devenus studios, réduits à balais promus salles de bains, balcon transformé, par la magie d’un vitrage, en « jardin d’hiver »… Si t’es pas combinard, chez nous, tu stagnes. Faut avoir des idées, des notions, des combines. Pas craindre. Y aller franco ! Le système D éclaire notre rabougrissement.

De deux choses l’une. Si Pâquerette est ici, elle se trouve soit dans cette penderie, là-bas, confectionnée avec deux planches et un rideau, soit sous le sommier, encore qu’il me paraisse un peu bas sur pattes pour que la grosse vachasse puisse se couler sous ses ressorts.

D’un pas délibéré je vais à la penderie et fais glisser le chiftir cretonne d’un geste sec. La dodue est bien là, accroupie sous quelques hardes. Tu la croirais en train de bédoler.

— Tu étouffes, ma pauvre poule, j’apitoie. Viens un peu rigoler avec nous.

Et de lui tendre la main pour l’arracher de sa planque.

Un barrissement !

Mon pote Jumbo se précipite sur la morue de Ted of London. Cette beuglante qu’il lui balance, Messire Mastar !

— Salope ! Voleuse ! Les bijoux à ma Berthe ! La médaille à mon gars ! Ma fraîche ! Rends-y-moi illico, qu’autrement sinon, je te carbonise.

Les tartes pleuvent. La fille essaie de se protéger de la tornade noire. Mais il tape, Béru. Je m’interpose :

— Calmos, Gros, pas de bavures, on est à Paris !

Son bras lui en tombe.

— Quoi, bavures ? C’est mon blé qu’elle a engourdi, c’te pute ! Les bijoux à ma dame ! La médaille de baptême à mon fils ! Y a pas de bavures possibles quand il s’agit de soi-même personnellement !

Pâquerette pleure comme vache qui pisse ! Elle proteste qu’elle n’a rien pris. C’est pas son genre, voler ! Et puis, dites, si elle en avait envie, elle choisirait d’aller détrousser un n’ haut factionnaire de la police ? Non, mais qu’on raisonne !

M. Blanc lui apporte ses renchérissures. Comme quoi faut vraiment que le Gros ait un microbe en guise de cerveau ! Déjà, quand il est venu m’égosiller ses déboires, il s’est marré. Sa voisine, il l’imaginait pas en train de piller le logis du Mammouth ! Une paumée aussi flagrante, dites, y a que des cons de flics pour la croire cap’ d’une telle prouesse. On laisserait sa fraîche sur la table de nuit qu’elle oserait même pas y piquer un talbin !

— La ferme ! tonne mon pote.

Et, à Pâquerette :

— Donne ton inversion des fêtes, et chambre-moi pas, sinon y aura des taches dans ce taudis.

Alors, la malheureuse cause. Et ce qu’elle dit est troublant.

Sur le morninge, elle a quitté la couche royale de Béru pour faire son angélique pipi. Elle en a profité pour ensuite s’ablutionner le trésor, mis à mal par les coups de boutoir de Sa Béatitude. Et voilà que la salle de bains s’ouvre et qu’une ogresse moustache surgit ; énorme, terrible, les yeux pareils à deux gants de boxe rouges. Pour commencer, flanque une peignée pure laine à Pâquerette. Lui demande ensuite ce qu’elle fout chez elle, à cheval sur son bidet. Miss Calamitas raconte ses misères. L’esprit chevaleresque de ce flic hors paires. Leur nuit de Valpurgis en version pour films « X ». La Grosse se calme un peu. Enjoint à la pauvrette d’aller ramasser ses frusques et de disparaitre. A tout jamais ! Loin ! Si elle revoit l’homme à la queue d’âne, elle sera passée par les armes. Et alors la gosse se saboule vite fait, tu penses ! Elle se taille. Court ! Court encore… Viens chercher refuge chez des potes, de retour de Montreux. Et, regardez un peu voir ce qu’elle a trouvé dans son sac ! La médaille d’Apollon-Jules ! Elle jure de ne point l’avoir prise. Elle voulait me l’expédier par la poste afin que je la restitue. La preuve ? Tenez, elle a déjà écrit l’enveloppe : « Commissaire Santandetonneau, Police Fiduciaire, Quai des Trois-Orfèvres, Paris 75 ». Karim devait poster le bijou en allant au boulot, demain. Hein, Karim, que c’est vrai ?

Le Beur reste gourmé. Aucune connivence avec les perdreaux. Ça lui ferait mal ! Il a sa dignité.

A deux centimètres de l’hébétude, Béru. Il me regarde comme un qui vient d’avoir les deux guitares sectionnées par les roues d’un train de marchandises.

— Elle me chambre, hein ? me demande-t-il.

Je ne réponds pas. M. Blanc le fait à ma place :

— C’est ta vieille qui te chambre, mon vieux ! Elle est rentrée en catastrophe de sa virée avec son julot parce qu’ils n’avaient plus de picaillons. De trouver la môme chez elle, ça lui a donné l’idée de t’arnaquer en faisant porter le chapeau à Pâquerette. Elle l’a surprise et a chouravé tout le pognon et les ors de votre appartement et t’a joué un branle en criant au voleur. Et je parie qu’elle est repartie avec son mec ! Ah ! ah ! ils font la grande fiesta à la santé de ta connerie. Je me gaffais bien que les flics étaient cocus, mais cocus à ce point, j’aurais pas pu l’imaginer tout seul.

Mon pauvre Patapouf est tellement glacé de désilluse qu’il n’a pas la force de châtaigner le moqueur. Ses bajoues tremblent, ses lèvres, son regard pend comme deux balanciers d’horloge dont les mouvements seraient contraires car le chagrin le fait loucher, Prosper.

— Pâquerette, je dis-je, pourquoi t’es-tu cachée quand nous avons sonné à la grille du parc ?

— J’ai eu les foies.

— De nous ?

— Non, j'ai peur des gens qui ont saccagé notre apparte. Je me suis dit qu’ils s’étaient peut-être lancés à mes trousses…

— Que crains-tu d’eux, ma belle hernie étranglée ?

Elle est hautement lamentable, la gosse. Belle comme des hémorroïdes éclatées, en moins appétissant toutefois. Pour s’embourber ce tombereau de saindoux, faut être Béru, l’homme qui baise plus vite que son ombre, ou alors un con d’Angliche comme Ted of London !

— Suis-moi, beauté fatale !

— Où qu’on va ?

— A Empoigne, ce patelin célèbre pour ses foires.

Elle me suit. Le noirpiot, œuf corse, le pas m’emboîte.

— Non, non, monsieur Blanc, rèfuté-je, je reviens de suite ! Attends-moi avec mon pote et si Mandoline trouvait un fond de n’importe quoi pour lui remonter le moral, je la placerais en bonne position sur ma liste civile.

On se retrouve sur le palier, la monstrueuse Pâquerette et moi. Comme la porte est mal épaisse, je l’invite à descendre un étage de mieux. M’assieds sur une marche et tapote ladite du plat de la main pour inviter la tarderie à y déposer son gros cul déguisé en camion de déménagement.

Elle obéit. Putasse, ce qu’elle fouette, la sœur ! Le rance, le corps en négligence, en presque putréfaction ! Faut aimer, la sanie, je te jure, pour niquer cette apothéose ! Être un batifoleur de poubelles ! Un éleveur de rats d’égouts !

— Vois-tu, ma Pâquerette printanière, le moment est venu de discuter calmement. La nuit porte conseil ; aujourd’hui on est décrispés, dépassionnés. On y voit clair. Je sais que si on s’attelle pas franchement à votre problème, y aura des choses funestes à déplorer. Et toi aussi tu sens ça, avec ton flair féminin. On va droit aux hécatombes, ma chérie. Ça m’ennuierait d’aller regarder à quoi tu ressembles, à poil, dans une bassine de la morgue. Tu sais, faut larguer tes idées préconçues à propos de la police. Nous autres de la Rousse, on est peut-être chicaniers sur les bords, mais on n’a encore rien trouvé de mieux que nous pour la sécurité des innocents.

Toujours un petit laïus sentencieur avant de chambrer à mort un hésitant. Ça le conditionne.

Je laisse filocher une pincée de secondes, de quoi fabriquer une minute de silence pour les cas graves. Et puis, doucereux :

— Pâquerette, tu connais ce monsieur ?

J’exhibe au creux de ma pogne la photo que m’a remise Mathias, naguère.

Elle la prend pour la porter а son nez. Tiens, la voilà myope, de surcroît, cette brave taupe pestilentielle ! C’est la fée Carabosse qui, décidément, s’est penchée sur son berceau.

Elle contemple le rectangle glacé.

— Oui, fait-elle résolument en me le rendant, je connais.

— Annonce la couleur !

— C’est un ancien copain de Ted.

— Son blaze ?

— Ted l’appelait « le para », son vrai nom, je ne l’ai jamais entendu.

— Ils s’étaient connus où et comment ?

— Je ne sais pas. Ted est anglais : il cause pas beaucoup, les confidences, lui, vous repasserez !

— Pourquoi dis-tu que c’est un ancien copain, ils ne se fréquentaient plus ?

— Non, je l’ai vu juste à nos débuts, Ted et moi, une ou deux fois.

Elle me regarde.

— Parole, commissaire. Je peux rien vous apprendre de plus.

— Ça n’est déjà pas si mal, fais-je en replaçant le cliché dans mon porte-cartes.

Ah ! j’oubliais de te dire : cette photo est celle du type qu’on a trouvé mort à Montreux, dans la salle du festival.

UN MOUTONE, DES MOUTONSSES

— C’est pas très sérieux, tout ça, fais-je а mon éminent compagnon.

M. Blanc bâille du dos de la main, non sans distinction.

— Qu’est-ce que t’entends par là, flic ?

— De sauter le boulot ! ça va devenir cradoche dans le quartier Saint-Sulpice si tu fais l’école buissonnière.

Il ricane :

— Ça te choque, un Noir qui se fait porter pâle ? C’est la première fois. Je peux me permettre. J’ai commencé dans les égouts, mon vieux. Cette merde ! Au bout de six mois, je chiais mes tripes, comme vous autres, les blafards, lorsque vous goûtez à notre bouffement. T’as jamais rempli des caissons de rats morts maniés а la fourche ? Ni raclé des horreurs en couche épaisse comme ça ? Eh bien, ça se passe sous votre Paris de mes couilles, mon vieux. Votre Paname comme vous dites, qui sent si bon Chanel, avec plein de belles gonzesses qui trottinent, il repose sur du pus et de la crevaison ! Ne serait-ce qu’à cause de ces six mois passés dans les égouts, j’ai le droit de m’offrir un extra dans ma vie professionnelle.

Ayant dit, il mate par le hublot. On largue les côtes de France pour piquer sur la Manche. Au-dessous de nous, c’est encombré de nuages plombés ; mais au-dessus le soleil règne en maître absolu. On est glandus, en bas, de se faire tarter avec le mauvais temps : suffit de grimper au-dessus des nimbus, cumulus, trouducus pour rejoindre le mahomed et ses apothéoses.

Leurs zincs, sur Air Lingus, ils sont aménagés faut voir comme ! Une cloison sépare complètement les passagers du poste de pilotage. Si t’es claustrophobe, ça ajoute à tes affres.

L’une des trois hôtesses est vachement choucarde, dans les tons châtain vénitien, z’œils verts, taches de roussance. Coulée au moule ! Rieuse. Tout bien. Mais les deux autres feraient gerber un pasteur anglican, tant tellement qu’elles sont boulottes et blettes, avec des tronches de taties frisottées et les cannes en cerceau.

Je regarde Béru qui, de l’autre côté de la travée, est en train de chambrer une douairière peinte en guerre. Une dame rosbif, je gage. La peau tirée à mort, des grâces irritantes de petite fille septuagénaire.

Il lui parle dans ce dialecte que le Gros considère comme étant de l’anglais.

— You are très véry nice, my poule ! je l’entends dégoiser. Ouate is your blaze ? Comment dites-you ? Mairie ? It-is un name, ça ? Ah ! Mary, Marie, quoi ? Chez nous, in notre contrée, we disons Marie, like the mother of the petit Jésus. I avais one cousine qui s’appelait Marie ! A real salope. Elle avait pas ten years que j’ lui foutais my braque in the backside. Very gode !

Le Mastar, sentant mon regard sur sa nuque, se tourne vers moi.

— Dans la fouille ! me dit-il.

— Gaffe-toi des mauvaises surprises, mec, le douché-je. Les vieilles qui se font tirer la peau, quand elles ouvrent les jambes, elles ont toujours quatre-vingts ans !

Il hausse les épaules.

— C’est la jalousie qui t’ fait esprimer, ronchonne-t-il. Je raffole les gonzesses d’espérience.

— Alors tu viens de gagner le gros lot, gars. Mémère a davantage d’heures de vol que toute la Compagnie Air Lingus.

Jérémie qui a suivi cet échange, murmure :

— C’est un goret, ton pote, non ? Je savais les flics tendeurs, mais saute-au-cul à ce point, c’est renversant.

Il crachote un je ne sais quoi qui stagnait entre ses éclatantes ratiches carnassières (peut-être une particule de missionnaire ?) et ajoute :

— Note que toi aussi, t’es goret, mon vieux. La manière que tu regardes les frangines, on croit toujours que tu vas ouvrir ta braguette.

— Que veux-tu, monsieur Blanc, je suis un homme en vie ! Nos sens sont notre unique référence ; les négliger équivaudrait à négliger le Seigneur qui nous les a fournis.

Jérémie se signe vite fait bien fait.

— Je t’en prie, poulet ! Mêle pas le Seigneur à ta sale bite de flic, j’ai idée qu’Il n’apprécie pas.

Là-dessus, on peut mentionner un léger remue-ménage dans les steppes de l’allée centrale : c’est Béru et sa voisine qui quittent leurs sièges pour gagner les toilettes.

— Je vais faire une petite politesse à médème, me confie le Magistral ; j’ sais bien qu’ les chiches sont un peu contigus et qu’ la place manque pour folâtrer, mais nous aut’ qu’on a pas d’ pétrole, on a des idées, pas vrai ?

Ils disparaissent vers la queue de l’appareil (évidemment…).


Le paysage est à ce point sublime que je stoppe ma voiture de louage pour mieux le savourer. Imagine des collines mauvies par la bruyère et sillonnées de ruisseaux qui courent approvisionner des lacs enchanteurs. Des troupeaux de moutons sans berger, ovins blancs et têtes noires, paissent dans cette pastorale. Ça et là, les tranchées des tourbières découpent le paysage en parcelles géométriques, lui donnant un caractère abstrait.

— T'es en panne ? s’étonne Béru.

— Des sens, réponds-je. Vise un peu comme cette nature est belle ! Si pure, sans un seul panneau pour le Coca ou les pneus Trucmuche. Des ajoncs, de l’eau claire, des moutons, des vallonnements, bref, un enchantement ! Un vertige ! Un régal indicible…

— Reste av’c nous, mec ! bougonne le Gros.

Et il pète sans pour autant souiller la beauté du site.

Ce qui corrompt bien autrement la félicité ambiante, c’est la survenance de trois bagnoles circulant à allure modérée vu l’exiguïté de la route.

Trois autos formant cortège.

Celle qui roule en tête est une Mercedes commerciale beige, ayant à son bord un couple d’un âge certain, plus un passager à l’arrière beaucoup plus jeune. Elle est immatriculée en Irlande, ce qui va de soi dans ce merveilleux pays. La seconde auto est une Peugeot 606 vert nil dont les plaques sont parisiennes. Un homme la pilote ; il est seul. La troisième tire, une Audi 200 noire, est immatriculée en Allemagne, et deux personnes l’occupent. J’ai le temps de constater que les trois véhicules sont lestés de bagages et de colis qui font ployer l’échine de leurs amortisseurs.

Un âcre sentiment de triomphe me met une musique barbare dans les replis de l’âme.

« Ce sont eux », songé-je.

« EUX » ? Qui donc ?

Ça reste à déterminer. Mais il est impossible que je me goure. Je hume des effluves délicats, perceptibles par moi seul. C’est cela être poulet. Avoir des sentiments absolus. S’ouvrir à des vérités pas toujours évidentes. Lire dans l’indiscernable.

Cette Mercedes avec un couple âgé…

Mince, ils auront fait vite ! Onc ne me l’a signalée en France alors que j’avais demandé qu’on surveille les lignes de ferries-boats ? Attends, je pige : ces trois tires ont affrété un avion-cargo ! La Mercedes n’a pas eu à rouler beaucoup. Paris-Villacoublay. Après la mort de Ruth Booz, ils se sont grouillés de déménager leurs appareils et de s’évacuer sur l’Irlande où se trouve leur P.C. Donc j’ai eu le nez creux en décidant de venir mater de près la propriété de notre victime ! Bravo, San-Antonio, je ne t’exprimerai jamais avec assez de force ma totale admiration.

M. Blanc bâille à lion-de-l’Atlas-que-veux-tu.

— T’as remarqué ? murmure-t-il.

Je sursaille :

— Remarqué quoi ? fais-je en toute fausse innocence.

— Ton couple à la Mercedes : il vient de passer.

Cézigue, dis donc, il est doué sur les bords, non ? Je démarre, le regard fixé sur les trois chignoles qui serpentent à travers la lande violette.

— Dis voir, Jérémie, ça te dirait d’entrer dans la Rousse ?

Il glaviote une seconde parcelle de missionnaire coriace.

— Pour faire le con, avec un bâton blanc, dans un carrefour ? Je te remercie ! Je préfère balayer vos merdes de chien sur les trottoirs.

— Si je m’occupais de toi, on pourrait couper à la période bâton blanc, tu sais, l’artiste. Y a toujours des accommodements avec le ciel.

Il ne répond pas ; mais je sens que ma propose fait du traininge dans sa tronche.

— Un stage à l’Ecole de police, rêvassé-je. Tu sais lire et écrire, j’espère ?

— Un peu, juste assez pour pouvoir lire Montaigne, mec ; et pour écrire des alexandrins quand la nostalgie du pays me cigogne trop l’âme.

Il regarde Bérurier endormi.

— Tu nous ferais faire une dictée à ce gros sac et à moi, il aurait l’air un peu plus con encore que nature !

— Alors ça devrait boumer, monsieur Blanc. Je te verrais assez dans ma fine équipe, tu y apporterais un sang neuf.

— Faut voir, fait-il prudemment. Comme job, c’est pas pire qu’égoutier, non ?

— Si, très souvent ; mais y a des compensations.

Les trois gamelles ont disparu, biscotte j’ai levé le panard, pas leur donner l’éveil. Les lacs succèdent aux lacs, les prairies vertes aux landes mauves, des maisons aux toits de chaume bordent le chemin.

On traverse une agglomération dotée d’une auberge dont une partie forme pub.

La route grimpe un peu, blanche au milieu de la verdure. On dirait qu’on va gagner le ciel, mais parvenus au sommet de la côte, on pousse un cri admiratif, Jérémie et moi, car c’est un paysage de haute tenue qui nous est soudain offert. La mer, d’un bleu presque noir, avec des tartines d’écume blanche. L’horizon la marie aux nues qui vont s’assombrissant. La côte est hérissée de roches gothiques, dont la découpe impressionne. Quel panorama ! comme dirait le duc d’Aumale à la valeureuse personne qui le montait à cru.

— Bioutifoul, hein ? exulté-je, un peu comme si j’étais l’auteur du tableau ; car tout individu se sent à ce point concerné par les splendeurs naturelles qu’il lui semble avoir participé à l’œuvre du Créateur.

— Arrête-toi, poulet ! m’enjoint mon pote.

— Tu veux descendre pour te rincer l’œil ?

— Non, pour regarder les trois bagnoles. On peut les suivre sur des kilomètres depuis ici. J’ai un regard de rapace, mon pote, toi t’es une taupe comparé à mon acuité visuelle.

— Acuité visuelle, reprends-je, tu as du vocabulaire, monsieur Blanc, comment se fait-il que tu ne le produises pas plus volontiers ?

— Parce que je suis balayeur, mon vieux ; t’as de ces questions connes, toi alors ! On voit que t’es flic ! Si je disais à mon chef de la voirie qu’un dénonciateur de voleur de figues s’appelle un sycophante, il prendrait peur et me saquerait. Les cons font un sacré barrage, mon vieux ! Faut se tenir à carreau, avec eux !

Il descend sur le talus et se dresse, un coude appuyé contre la portière ouverte. Je quitte à mon tour la tire. Béru que l’arrêt arrache à ses rêves, demande d’un ton grumeleux :

— C’est là qu’on pisse ?

Personne ne lui répondant, il s’extrait de la guinde, puis extrait de ses guenilles une chopine de trois livres et va écrire le nom composé de son rejeton dans la poussière de la route. Il lui reste assez d’encre pour qu’il ajoute son patronyme et sa date de naissance. Deux bières de plus et nous avions droit à l’adresse.

— Tu les vois ? me demande Jérémie en pointant son index jaune pâle dessous et noir anthracite dessus vers un point de la côte proche.

— Non, avoué-je.

— Tu aperçois cette grande maison de pierres grises au bord de cette espèce de grande prairie ?

— Oui.

— C’est probablement là qu’ils vont. Surveille le petit chemin qui y mène ; il y a un pont en dos d’âne un peu avant, tu le distingues, j’espère ?

— Parfaitement.

— Dans quelques instants, ils vont le franchir, pour le moment ils sont à demi masqués par des haies. Top ! Ça y est !

— Oh ! oui, en effet.

Bérurier, qui vient de remmailloter coquette dans un slip en charpie, s’avance, la lèvre lippeuse.

— Tu comptes quoi faire, baron ? me demande-t-il. T’annoncer pour une partie de campagne ?

Sa question exige une réponse et la nécessité de trouver cette dernière m’accule au génie.

— Non, mon pote, pas d’entrée de jeu. Pour commencer on retourne à Galway.

— Quoi fiche ?

— S’acheter du matériel de camping. J’ai toujours rêvé de te voir en short, à faire chauffer une boîte de corned-beef devant un feu de brindilles.

M. Blanc murmure :

— C’est ces campeurs sauvages, sur la lande, là-bas, qui t’inspirent ?

— Une fois de plus vous avez mis dans le mille, inspecteur Blanc.


Et en suce, évidemment, j’ai empletté une paire de jumelles. Nous dressons notre tente à une centaine de mètres de celle des gens qui se trouvent déjà là : un couple de Hollandais qu’accompagne leur maman (et leur belle-mère, donc !). Eux, ils sont outillés pro, faut voir. Qu’à première vue, tu crois que c’est Bouglione qui a planté ici son chapiteau. Tout confort : salle d’eau, cagoinsses, ping-pong, bateau, réfrigérateur, télé à accus, transats pour la sieste. Traîner tout ce barda depuis les Pays-Bas, pardon, faut de la santé ! Et, quelque part, se croire immortel, il me semble. Moi qui ai toujours l’impression de crouler sous les bagages lorsque j’emporte un slip de rechange, mon rasoir et ma brosse à chailles ! T'as des mecs, ceux du Nord, toujours, qui ont l’esprit d’invasion. Avec eux, l’intendance ne suit pas : elle escorte. C’est la Berezina s’ils n’ont pas des glaçons pour leur vouiski et des bouilloires pour leur thé, cette saloperie ! Des photos encadrées, des gants de caoutchouc pour éplucher les potatoes, tout Beethoven : ses trente-deux sonates pour piano, ses dix-sept quatuors, ses neufs symphonies et Fidelio, son opéra, pas qu’il manque une seule note du sourdingue sinon leur vie s’arrêterait. Tu remarqueras, ça les prend au-dessus de la vaillante Belgique : les Bataves, les Danois, Suédois, Allemands, Norvégiens. L’esprit escarguinche, quoi ! Ils embarquent tout, y compris leur papier hygiénique coutumier, pas se perturber le trouduc, qu’il serait tout désemparé, le pauvret, torché à la feuille de nénuphar ou au Sunday Telegraf.

Alors bon, parfait, on bivouaque près des Zolandais ; de la sorte, on attirera moins l’attention des gonziers que nous surveillons. Je suis allé leur demander par correction s’ils voyaient une objection à ce qu’on fasse lande commune, eux et nous. Gentiment, le pâlot aux sourcils de goret m’a répondu que faites-donc-la-terre-est-à-tout-le-monde.

On a eu de la chance d’avoir Jérémie, question montage de notre gentilhommière de toile, biscotte quand tu n’as pas le coup de main, ça t’entartre vachement les méninges de lire le mode d’emploi. Lui, il a travaillé pour une équipe de cinéastes ricains, au Sénégal, et il serait fichu de te reconstituer le Camp du Drap d’Or en moins de jouge, l’apôtre.

Alors bon, notre petite vie s’organise au bord du ruisseau murmureur qui te donne l’impression de camper dans une poétrie à la con d’Albert Samain.

Nos voisins sont charmants. Le couple sportif en plein ! Toujours à galoper en survêtes, ou à ramer comme des galériens à bord de leur esquif. La dame est une grande blonde mince, appétissante, de pas trente balais. Elle porte un short en jean tellement court qu’on lui voit la chatte quand elle enjambe le ruisseau, plus un soutien-loloches qui n’est là que pour mémoire.

Je me dis qu’il serait assez comblant de lui raconter le Petit Chaperon Rouge en version française non expurgée.

Béru, quant à lui, toujours modeste dans ses ambitions, a déjà jeté son énorme dévolu d’un kilo et demi sur la mammy. Tu verrais la manière qu’il la chambre, Gertrude ! La galanterie françouaise à bout portant : s’empressant de lui coltiner son seau d’eau, allant vider sa fosse septique, une pâquerette entre les dents, l’invitant à écluser une boutanche de Claret avec lui pendant qu’elle fourbit l’argenterie. Elle a dans les 55 saucisses, Mme Van Danger. Deux doudounes surgonflées, et un cul qui ballotte dangereusement quand elle marche, comme une bonbonne mal arrimée sur un porte-bagages de vélo. Son short, légèrement plus long que celui de sa bru, permet d’admirer une cascade de bourrelets qui lui dégouline le long des jambes comme la cire d’une bougie. Et je te parle pas de ses plaies variqueuses, qu’à quoi bon te couper l’appétit, tu peux me dire ?

Nous passons quarante-huit plombes dans cet éden irlandais, à surveiller les allées et venues de la grande demeure. Jérémie, toujours lui, nous a dégauchi un poste d’observation idéal en la personne (dirait Béru) d’un vieux saule planté au bord d’une zone marécageuse. Cet arbre a le ventre plus creux que celui d’un Ethiopien. On se coule à l’intérieur, on se hisse d’un mètre et là, par un créneau pratiqué dans le feuillage, on est en prise directe avec la maison. Ils y sont arrivés à six, avec trois voitures. Les tires sont bien rangées sous un hangar. Quant aux locataires, on les voit se baguenauder dans les environs. Certains vont à la ville faire des courses (je les ai suivis), d’autres jouent au tennis derrière la demeure.

Selon mon estimation, un couple de vieux serviteurs s’occupe de la maison.

C’est au soir du second jour que le traczir m’empare. Je me dis qu’on va pas campigner jusqu’à la Saint-Mécouille, à étudier la vie et les mœurs d’un trio batave, merde ! Ou à mater six personnages en quête de hauteur dans une maison de granit bâtie pour tourner un riméque des Hauts de Hurlevent.

Mon tempérament de feu s’accommode mal de ce farniente champêtre. La sédentarité, c’est le début de l’ankylose, n’oublie jamais ça, petit gars ! Certes, pierre qui roule n’amasse pas mousse, mais dis-toi que la mousse fait partie des prémices de la mort. Elle est le capiton naturel de ce qui s’engloutit. Alors, si tu permets : pas de mousse pour San-A. Y compris dans son demi pression.

Le cher M. Blanc a la faculté de pouvoir rester immobile, les mains sous la nuque, des heures à regarder le ciel que traversent des oiseaux de mer au vol pâteux. Peut-être qu’il rêvasse, et peut-être qu’il léthargise seulement. Reconstitue ses cellules par cette prostration doucereuse. Je suis tenté de lui poser la question, mais sa méditation, qu’elle soit feinte ou réelle, m’intimide.

Or, donc, au soir du deuxième jour, disé-je, à l’heure où le mont fuit sous l’ombre qui le gagne, ma détermination naît. Je suis ovipare de l’esprit. Mon cerveau pond des pensées protégées par une sorte de coquille qu’il faut briser. L’œuf était déjà là. Il convenait de le chauffer pour qu’éclose son contenu.

On attaque la sixième boîte de petits haricots rouges con carne, with chili sauce qu’un importateur irlandais a dû acheter au rabais — et donc par énormes quantités — à un marchand de conserves brésilien, quand le foutre me fraque, le tric me traque et le fric me froque.

Ça me biche à la seconde bouchée de ce mets délicieux au goût de ferraille qui nous vaut chaque soir, sous la tente, un admirable solo de pets du maestro Alexandre-Benoît Bérurier[17].

— Je crie pouce ! fais-je soudain.

— T’aimes plus les fayots ? s’inquiète le souverain porcif.

— Ce que je n’aime plus, c’est cette attente stérile. Je préfère me convertir à l’astronomie et guetter au télescope géant le prochain passage de la comète de Halley.

— Et tu voudras faire quoi t’est-ce ? Ils sont au moins huit dans la turne ?

— Ils n’ont pas de clébart. J’ai envie d’aller explorer les abords de leur crèche, cette nuit.

— Et si tu te fais gauler ?

— Je me ferai gauler ! fatalisé-je.

M. Blanc consomme sa pitance avec appétit. Il achève sa clape en cours et déclare :

— J’irai, moi !

Le ton est péremptoire, ce qui m’atteint quelque part dans les glandes vaniteuses. Non mais, pour qui se prend-il, mon nouveau pote ?

— Ah ! oui, et en quel honneur ? m’emporté-je.

Il ricane :

— Y a un proverbe français qui dit « La nuit tous les chats sont gris ». Moi, j’ajouterai « Et tous les nègres sont noirs ». Ce soir, messieurs les poulets, c’est « nuit sans lune ». Jérémie en maillot de bain noir, tu parles d’un camaïeu !

Il rit.

Blanc, il me botte de plus en plus, ce phénomène. Je sens qu’il me devient indispensable. Avec lui, il se passe quelque chose. C’est un vrai bonhomme, tu comprends ? Avec de la jugeote et des burnes grosses comme les noix de coco de son jardin. En plus, une gentillesse bourrue qui n’annoncera jamais sa couleur tant elle s’entoure de pudeur.

— Banco, accepté-je, tu iras retapisser la bicoque. Contente-toi d’explorer les alentours ; pas d’effraction surtout !

— T’espères quoi de cette visite ? bougonne le Mastar, jaloux de la confiance que j’accorde au noirpiot.

— Si je le savais, elle serait sans objet, Ducon.

Il rentre sa tronche gorette dans ses monstrueuses épaules de disloqueur de pianos à queue ; bâfre comme un chien errant qui vient de dégauchir la gamzoule de ton médor.

En prime, nous avons droit à plusieurs rots de belle augure qui nous donnent à penser que la nuit sera rude. Comme Beckett, on attendait Godot et on a eu Mauroy.

Sa Majesté se dresse, repuse.

— J’ vas dire un p’tit bonsoir aux z’Hollandais, prévient-il, j’ commence à avoir les amygdales du dessous engorgées ! Si la maman est partante pour une prom’nade aux étoiles, elle aurait droit à un’ p’tite cosaquerie de gala, du temps qu’ vous jouez aux cove-bois, les deux !


J’escorte M. Blanc jusqu’à l’entrée de la propriété.

— Fais gaffe à tes os, lui dis-je en prenant momentanément congé de lui. Pense à Ramadé et à tes chiares !

Yes, mon révérend ! grommelle-t-il. Vous autres, avec vos sensibleries bidon, vous me les brisez et pas qu’un peu ! Votre côté : « Va à la guerre, mais prends pas froid », vous craignez pas la honte !

Il se fond dans l’obscurité, me laissant tout mou du bulbe, déconcerté à en avoir le tournis.

Quelque part, dans les genêts de la lande, une mélopée retentit, en néerlandais. C’est mémère Van Danger qui s’abandonne aux entreprises bérurières. Ça ressemble au cri de la macreuse boréale lorsqu’elle appelle le mâle.

Dieu que le con du sort est triste au fond du boa, comme l’écrivait Vigny ou un glandeur de ce genre. Je regagne notre tente, accablé. Vois l’ironie des choses, j’ai besoin d’agir, et ce sont les autres qui se démènent. M. Blanc enquête, Bérurier brosse… Et moi, tout seul dans ma tête, de rentrer la queue basse au logis.

Mais, qu’est-ce à dire ! Holа, gens du guet, qui passe ici si tard ? (peut s’écrire également cithare). Quelqu’un se trouve dans notre tente.

Je devine une silhouette, perçois une respiration.

— Hello ! chuchote une voix.

La Hollandaise d’à côté. La grande blonde au short very short.

Elle me cause en allemand, patois que je comprends et parle sans plaisir, et seulement dans les cas d’exception.

— Bonsoir, je flaoute en m’agenouillant. Quel bon vent, chère ravissante voisine ?

— Je ne pouvais pas dormir, dit la pauvrette, et je m’ennuyais. Mutter est allée faire une promenade avec votre ami très gros.

— Et votre époux ?

— Il dort !

Je perçois un léger mépris dans la réponse.

Mes mains se tendent. Elle n’est vêtue que d’une veste pyjameuse et d’un slip qui n’empêcherait jamais une nouvelle invasion allemande. Quel cadeau du ciel ! Comme Dieu est bon d’avoir créé la femme salope ! Si elle ne l’était pas, elle ne serait que chiante, et l’homme qui n’est qu’égoïste se morfondrait.

Harmonie ! Harmonie universelle, je te salue !

Viens, ma toute belle, viens ma Batave, ma Frisonne, ma Saxonne, ma Lotharingienne, ma Mérovingienne, viens, chère et belle Hollandaise, viens ma pays-bassesse. Confie-moi tes polders, ton Zuyderzee et tout le reste qui sait si bien transformer en bonheur ardent le plus morne quotidien.

Vive la maison d’Orange ! Aux chiottes Philippe II ! Espagnole, ça ? Plus jamais ! Oh ! Seigneur, des seins pareils, aussi fermes, pour un mari aussi con avec des cils et des sourcils porcins, (je te l’ai déjà signalé au pesage). Un ventre à ce point dur, d’une platitude toute néerlandaise. Des cuisses tellement somptueuses ! Mais j’en rêvais, moi ! Mais j’en meurs ! Laisse passer l’homme, Frida ! Sa main experte écrit déjà la préface de la félicité à venir. Cette toison d’or, Frida, comme elle est douce ! Et ce volume délicat, bien ourlé, tranché à souhait ! Tiens, ma Meuse ! Avec mon Rhin je payerai mon Escaut ! Foin de tes dunes, permets que je t’irrigue, toi dont le niveau se situe au-dessous de celui de la mère.

T’aimes comme ça ? C’est gut ? C’est good ? C’est bon ? Voire bonnard ? Merci. Oui, oui, bien sûr qu’encore, ma grande : on commence ! Mais tu ne devrais pas gueuler si fort, mon ange, surtout pas en néerlandais, ça pourrait réveiller ton vieux ! Comment ? Quand il dort, il dort ? Et que pourrait-il faire d’autre, ce cher homme, cocu au point que voilà. Tiens, chope ! Je t'embarque, hein ? C’est la grande féerie ! Attends, je vais t’en mettre un petit coup dans l’anneau de Saturne, ma très jolie. Retourne-toi, ravissant monstre. Oui, tu as compris la posture idéale. Comme si tu implorais le prophète, ma gosse. Exactement ! Bravo, merci ! On relève un brin son machin de basse-fosse ! Voilà ! Top, chronomètre ! Qu’en penses-tu, blondinette ? Pas dégueu, hein ? Ou alors si, mais en plein. Jusqu’à l’extase ! Bien entendu que j’y vais doucement. Tu me prends pour qui est-ce ? Une brute ? La brute, entends-la dans les halliers d’edern (mais tous les ederns ne sont pas à lier !). Tu perçois son monstrueux halètement, à la bête immonde ? Auquel répondent les glapissements migrateurs de ta belle-doche vergée de première ! C’est beau, l’Irlande, pas vrai, ma bute ? Tu reviendras y moissonner des pafs au clair de lune (aujourd’hui c’est sans lune, mais la tienne suffit !). C’est autre chose que tes pyramides de frometons à la con, que ta porcelaine de Delft, que des Van Gogh pour calendrier. Ah ! non, pleure pas ; fût-ce de bonheur ! Roucoule, oui, c’est cela.

Mais que se passe-t-il ?

Qui me frappe sur l’épaule ? Qui se permet de troubler un tel moment de plénitude ? J’interromps le va-et-vient, si tu permets, juste histoire de me retourner, une seconde ! Sky ! Ton husband ![18] Qu’est-ce que tu me chambrais avec son sommeil à tout casser ? Quand il dort, il dort peut-être ; mais quand il ne dort plus ? Tu veux que je te dise ce qu’il fait, quand il ne dort plus, l’ami Klaus ? Eh bien, il cherche sa gonzesse, tout sottement. D’ailleurs il cause, tel que le voilà ; ce qu’il dit ?

— Excusez-moi, messieurs, de vous interrompre, je ne trouve plus ma mère ni ma femme !

T’entends ce que je viens de bonnir, petite sabrée ? Excusez-moi « MESSIEURS ». Cézigue croit que c’est un de mes potes que je suis en train (c’est le mot) d’astiquer ! Non mais, il me prend pour qui, ton falot, Frida ?

Quoi ? Ne pas le détromper ? Tu penses que c’est mieux de laisser s’établir la confusion ? D’ac. Alors moi, je balance à l’endive moustacheuse :

— Si vous m’accordez encore quelques minutes, je vous aiderai à les chercher !

Et tu crois qu’il se retire, l’indiscret ? Penses-tu ! Un viceloque ! II voudrait faire joujou, lui aussi. Tâter du gourdin à son tour ! Partant à bloc pour la fiesta romaine, ce salingue ! Même qu’il se permet des prévôtés, comme dit Bérurier. Hé ! mollo ! Pas de ça, Lisette ! Je vais l’aligner, moi, ce branque ! Pour commencer, je lui virgule une ruade. Pof ! Dans les joyeuses ! Il se débine en bramant, va se recompter les noix à l’air libre.

La môme, toute terrorisée, se crispe, ce qui n’en est que mieux ! J’ai l’impression de tringler une clé à molette. T’inquiète pas, gamine, je vais pas te laisser en rideau ! Quand je prends une stoppeuse à bord de ma braguette, je l’emmène à destination. Allez, où en étions-nous ? Le velouté chinois, tu crois ? C’était pas la galanterie cosaque ? Bon, eh bien va pour le velouté ! Mais maintenant tu me chantes plus l’hymne à la vie, surtout ! Sinon y aurait de la casse avec Prosper ; ses plombages risqueraient de disjoncter en cours d’explication. Je te demande juste ça : le silence ! Opération chatte ouverte bouche cousue. Banco !

Par mesure de sécurité, j’applique ma main sur sa bouche au moment que je juge suprême. Faut penser à tout quand on veut vraiment se montrer à la hauteur. Et même, t’en oublies parfois. Le check-list est pas fastoche à respecter à genoux dans l’obscurité. Un petit bécot sur la nuque, histoire de lui montrer que je ne lui tiens pas rancune de sa visite.

— Je vais entraîner ton connard loin d’ici, pendant ce temps tu rejoindras ta base, trésor.


Il est tout vaseux après mon coup de tatane, le Hollandais.

— Bon, fais-je, on va essayer de retrouver vos sorcières.

Je le biche par l’épaule. Le voilà qui réconforte.

— Je vous en signale déjà une par bâbord, exulté-je. C’est la Mutter. Elle paraît toute frétillante, probable que mon copain qui l’accompagne doit lui raconter des histoires belges…

— Et ma femme ? bêle l’endive.

— Ça va être dans un second temps…

On marche en direction de la grande demeure, et tout а coup, une ombre surgit de l’ombre, nuit de nuit, aurait écrit le père Hugo, tel que je connais ses marottes. Mon ami Jérémie.

Le mari de Frida se cabre en l’apercevant.

— Mais ! il exclame en allemand, ce qui est plus grave !

— Pardon ? j’angélise.

— Mais ! Si vos deux amis sont là… C’est qui dans votre tente ?

Il prend ses jambes à mon coup et fonce vers notre bivouac. En ressort pour droper jusqu’au sien. Je perçois une véhémente altercation. Les deux époux sortent pour pouvoir mieux gesticuler en s’invectivant. Ça barde, espère !

Et voilà la Frida qui balance une mornifle à son julot, une bathouze, bien claquante ! Elle tolère pas les inqualifiables soupçons des époux, une femme comme elle, dis faut pas chier dans les bégonias.

Moi, franchement, je ne peux pas lui donner tort. Elle a sa dignité, non ?


Une fois dans notre palace, on allume la loupiote. Béru s’étrille le râtelier encombré de poils de cul.

— Belle aubaine que cette personne, nous révèle-t-il, mais Dieu de Dieu, j’avais la sensation de bouffer un matelas de crin.

Ce qu’il y a de pratique avec les fausses ratiches, c’est que tu peux te briquer le damier à tête reposée, sans avoir à se décrocher la mâchoire non plus qu’à te contorsionner devant une glace.

Le Gros, très allumé par ses récentes prouesses, tient à en assurer le reportage intégral.

— Les rombières du Nord, déclare-t-il, c’t’ à s’demander si on perd pas not’ temps à vouloir leur fignoler des séances ravageuses ; j’ai r’marqué qu’en définitif, y a vraiment qu’ l’ coup de tringle qui les intéresse. Les agaceries, ça leur chatouille plutôt et é s’ marrent comme des pastèques entamées, ces vieux trumeaux. La minouche chantée, le finger dans l’œil de bronze, le piston dans les nichemars, c’est peine perdue. C’qu’é veuillent, c’est du paf ; la bonne emplâtrée des familles ! Leurs vieux crabes les ont dressées ainsi et tu peux pas r’venir cont’ l’ataviste.

Il achève de désherber son jeu de dominos, le fourbit contre son coude, ce qui est sa manière de se brosser les dents, et replace son concasseur sur sa rampe de lancement.

Moi, je guigne en loucedé M. Blanc. Il est fait pour la Rousse, Jérémie. Je retrouve en lui cette jubilation secrète, réfrénée, qui est la mienne parfois lorsque j’ai découvert des choses bandantes et que je retarde l’instant de les annoncer. Un vice.

Le Mammouth ayant enfin achevé ses simagrées, je me tourne vers mon sombre copain.

— Alors, grand, cette balade nocturne ?

— Intéressante.

— Tu t’affales, ou tu nous l’écriras pendant tes prochaines vacances au Sénégal ?

Il se marre.

— Je m’attendais pas à trouver ce que j’ai trouvé, mon vieux.

— C’est ça, le pied, dans notre job, tu piges ? Tu poses une ligne de fond à brochet et t’attrapes un espadon.

Il redevient sérieux et opine.

— Ouais, mon vieux, ça m’ouvre des horizons. Je crois que c’est plus mouillant comme job que balayeur. Piloter des étrons et des Tampax usagés jusqu’au caniveau, ça grise moins que de dénicher des choses que tu ne soupçonnais pas.

Bérurier, que mon intérêt pour Jérémie ulcère, grogne :

— Slave étant dit, apprends à esposer les faits d’un ton suce sein, mon pote ! Causer par zébus, ça te pompe vite l’air et ça perd du temps. Quand t’as le feu à ta crèche, tu compostes pas un pouème pour réciter aux pompiers, si ?

— Écoute-moi ce furoncle, mon vieux ! ricane M. Blanc. Il est jaloux. Je savais que les poulets se tiraient la bourre, mais jalminces à ce point, j’en reviens pas !

Béru lui répond par un pet d’une violence inouïe qui fait sauter l’un des piquets de la tente.

— La voix de son âme ! plaisante Jérémie.

Néanmoins, il juge qu’il m’a fait suffisamment languir comme cela et expose :

— Bon, y a la grande baraque de pierres. Sur la droite, face à nous, tu as un hangar pour les bagnoles, O.K. ?

— Je sais.

— Derrière le hangar, tu as dû remarquer une sorte de petite cahute carrée, de trois mètres sur trois, au toit d’ardoise, avec une girouette sur le sommet ?

— En effet.

— Je ne sais pas pourquoi, j’ai eu l’idée d’y pénétrer.

— Moi, je sais. Cela s’appelle le flair, Noirpiot. On a des curiosités inexplicables, des impulsions. Alors, donc, tu y es entré ? Qu’as-tu trouvé à l’intérieur ?

— Rien.

— Mais encore ?

— C’est absolument vide.

— Et c’est ça ta grande trouvaille, Mâchuré ? pouffe le Patapaf. Il a trouvé du vide, Césarin ! C’est Chère-loque-omelette, en personne, cézigus pâteux !

Regard flétrisseur de Jérémie. Il murmure :

— Ça fait combien de siècles que tu supportes ce gros moulin à connerie, vieux ? Tu agis par esprit de mortification ou pour t’en servir de repoussoir, dis-moi ?

— Sors dehors, que j’ te rent’ dedans ! aboie le Furax, chauffé au rouge. J’ te préviens, Tonio, tu prendrerais ce nègre dans not’ équipe, qu’aussi sec j’ demande le divorce, toi et moi.

— Donne-lui sa pâtée qu’il ferme sa gueule ! jette M. Blanc. Ou alors tente de lui expliquer, si tu parles son langage, que le nègre, ici, c’est lui.

M’est avis que les rapports risquent d’être tendus et ces messieurs continuent de se regarder en chien de ma chienne de faïence.

— Bon, soupiré-je, termine ton histoire, monsieur Blanc, et ensuite vous irez vous flanquer une toise, je pense que c’est la seule manière d’en finir avec votre stupide antagonisme.

— J’allais ressortir de ce petit pavillon, poursuit Jérémie, lorsque j’ai constaté que ça sonnait le creux quand je foulais le plancher. L’ayant examiné à l’aide de ma lampe électrique, j’ai vu qu’il se composait d’une double trappe. J’ai soulevé l’un des panneaux, un escalier de fer est alors apparu. J’ai soulevé la seconde partie de la trappe afin de pouvoir descendre. C’était vachement profond. Un vrai puits sans fin. J’ai mis au moins dix minutes pour arriver en bas ; quant aux marches, à la tienne ! Presque une échelle. Elles sont étroites, humides, glissantes, faut se cramponner ferme а la rampe. Une fois en bas, j’ai constaté qu’on arrivait dans de la flotte. Attends, donne un papier et un crayon, tu vas mieux piger, poulet !

Ayant obtenu satisfaction, il trace à gros traits un topo de sa découverte. II se révèle que le puits à l’escalier débouche dans un tunnel envahi par la mer à marée haute. D’un côté, il descend vers le large, de l’autre, il va en pente ascendante jusqu’à une sorte de grotte naturelle que la mer, même à marée haute, ne peut inonder. Elle coupe seulement l’accès. De plus, à l’entrée de ladite grotte, il y a une grille en fer.

Jérémie n’a pu aller jusqu’à elle, le niveau de l’eau le lui interdisant. Toutefois, il a pu constater deux choses : une chaîne cadenassée maintient la grille fermée, et des hommes sont prisonniers de la grotte. Il les a entendus se parler. Quand ils ont distingué la lumière de sa lampe électrique, ils se sont tus, comme s’ils avaient peur.

— Tu les as hélés ?

— Non, j’ai préféré venir au rapport, vieux, sans m’être autrement manifesté, peur de faire une connerie en leur parlant, tu piges ?

— Bravo ! Ton examen de passage est concluant. Et ensuite, qu’as-tu fait ?

— Je me suis rapatrié après avoir remis les panneaux de la trappe en place.

— Parfait. Cela s’appelle un sans-faute, mon drôlet.

Il hoche la tête.

— Et toi, pendant ce temps, tu t’es tiré la Hollandaise, hein ?

— Quelle idée ?

— Voilà sa pince à cheveux, sans parler de son vieux qui renaudait comme un follingue. Ce que vous êtes gorets, Seigneur, tous les deux ! Mais y a donc que votre putain de biroute qui compte ?

— Y a ça en feurste, admet Bérurier, ensuite y a nos couilles, mon pote. Et comme tu me les casses, je vais te cirer la gueule un bon coup pour t’apprendre à viv’.

LES FAUVES

Fallait que ça arrive, que veux-tu.

Ils me rappellent les garnements qui se cherchent et finissent par se trouver. Je me rappelle avec mon cousin Dédé. Quand nos parents passaient le véquende ensemble. Le samedi matin, ça boumait fort, les deux, tant on était contents de se retrouver. On jouait à des trucs, on se montrait notre bite. Comme j’avais la plus grosse, il commençait à faire la gueule, Dédé. Ça le défrisait son gnocchi bigornard avec plein de peau au bout qu’en finissait pas, comparé à mon bath joufflu épanoui, pimpant de partout et casqué fallait voir, style armée suisse. Ça le plongeait dans des maussaderies, des aigreurs, des jalousies torves. Il commençait par me chipoter sur les résultats scolaires, l’apôtre, ses dictées se révélant hautement plus performantes que les miennes ! On s’engageait doucettement sur la pente des perfidies. La bougrerie nous emparait. Les méchanceries suivaient. Y avait des turbulences dans nos rapports. Il me faisait chier avec son quart de faute en dictée, alors que je me payais des dix douze fautes à la demi-page ! Les accords participeux, tu peux me dire ce que j’en avais à foutre, l’aminche ? N’empêche que, tout compte fait, je préférais déballer un beau paf opérationnel. Je pressentais qu’il me serait plus utile que l’orthographe, un jour, sans d’ailleurs trop comprendre pourquoi. Avec un dico et une grammaire, tu t’en sors vaille que vaille, mais un bistougnet fripé, ça, c’est irrémédiable. Alors le ton montait. Sentant accourir les orages, nos ancêtres nous prévenaient que « jeux de mains, jeux de vilains » et que ça allait mal tourner. On renfrognait. On passait outre. Et puis la première mandale partait au débotté, en cours de phrase : vlan ! On se mettait à pugilater mochement, tronche et ongles, coups de genou, roulades, prises sauvages. Le combat des chefs, ça oui ! L’empoignade féroce. On voyait pourpre, on était asphyxiés par les haïssures.

Eh bien, le Gros et M. Blanc, c’est kif mon cousin Dédé et ma pomme, jadis. Leur tagonisme se consume depuis trop longtemps sans que mon autorité parvienne à éteindre la mèche. A force de ramper, de filocher son cordon bickford, la flamme arrive aux bâtons de dynamite et — merci M. Nobel —, tout saute.

Tu peux croire qu’ils s’en mettent une sévère dans les pénombres, mes loustics. C’est Jérémie qui place une série de une-deux à la face du Gros, celui-ci ayant donné le signal en le traitant de fils de pute négresse, dûment enculée par les singes de la forêt vierge, et, de surcroît ou par conséquence directe, vérolée jusqu’aux paupières. Outre le punch, il possède un brin de technique, mon bronzé. Ses coups parviennent à destination et font mal. Déconcerté, Sa Majesté Bérurière titube, trébuche. Le râtelier qu’il a eu tant de mal à dépoildecuter voltige dans la bruyère en fleur pour s’y refaire une santé.

Le nez pissant le sang, le groin éclaté, Alexandre-Benoît glapatouille :

— Non mais, qu’est-ce y croit, c’ macaque ! Qu’est-ce y croit, bordel ! Non mais y croive qu’y m’ fait mal, ce chien-pansé ! Y croive p’têt’ m’ fout k.-o ! Non mais, y’ savez qu’y m’ fait pleurer les fesses, c’ t’ouistiti !

N’empêche que ça s’abat sur lui comme l’orage sur une pagode. C’est dru, nourri, violent ! La mousson à son paroxysme, je te cache pas.

Et ça dure. Et puis Bérurier-Popeye songe qu’il est temps d’enflouer ses spinaches. Le voilà qui pousse son barrissement sinistre d’éléphant venant de se faire coincer la trompe dans une portière de camion. Comme chaque fois, il charge. Chez lui, la tronche ne sert pas à penser, mais à bouter. M. Blanc, qui ne s’attendait pas à cette fougue de bulldozer dopé, découille l’occiput monumental du Mastar dans le burlingue. « Respiration interrompue, stop ! Prière envoyer oxygène, stop ! Bons baisers aux enfants, stop. Lettre suit. »

Irrésistible, l’emboutissage du Gros. Jérémie est balayé et part les quatre fers en arrière. Béru lui ajuste un coup de saton sous le maxillaire. On entend craquer. Aveuglé par la rage et la souffrance, Jérémie se relève. Mon pachyderme lui place aussitôt un crochet au foie, puis un nouveau coup de boule en plein portrait. Il a dû sauter pour réussir l’impact, le Noir étant plus grand que lui. Le combat cesse par le k.-o de M. Blanc.

Alexandre-Benoît se tourne vers moi, tuméfié et haletant :

— Non, qu’est-ce y croivait, ce niaquouet, hmmm ? Antoine, j’aim’rais qu’ tu m’ le disas. Y s’ figurait quoi t’est-ce ?

Puis, calmé par sa victoire, il se penche sur le vaincu.

— Allez, tope là, Noirpiot ! J’espère qu’ j’ t’ai pas fait mal. Ça, c’t’était juste un’ p’tite facécie d’ copains. Un jour, j’aurai p’t’ ête l’occase de t’ montrer c’ que c’est qu’une vraie trivaste ; mais sur un’ aut’, qu’autrement sinon, tu risqu’rais d’ m’en garder rancune !


Très tôt, le lendemain, je me rends à Galway, pendant que les deux puncheurs se remettent du combat de géants qu’ils se sont livré cette nuit. Quelques emplettes à faire. Ça ne me prend pas plus d’une plombe aller-retour.

Rentré sur nos terres, je vais rendre visite à mes voisins bataves. Ils petit déjeunent dans un silence crispé. Le mulot-blafard-à-petites-moustaches fait de la délectation morose en remâchant les coups de rapière que ces dames s’ sont offerts la nuit passée.

Sa rombière et sa mother qui montent à la tringle en même temps, pendant qu’il roupille, non, décidément, ça lui reste sur l’estomac et il déguste mal ses saucisses frites.

Je distribue des saluts et des sourires à la ronde, faisant l’innocent, ce qui est dans ma nature profonde. T’as des mecs qu’ont jamais rien chiqué de mal et qui traînent une mentalité de coupable, et d’autres qui ont eux des maux avec leurs semblables et se sentent néanmoins blancs comme Blanche-Neige. Note que j’ai toutes les raisons du monde d’avoir bonne conscience, me semble-t-il ; j’espère que mon Créateur partagera ce point de vue au jugement dernier.

— Cher voisin, dis-je, verriez-vous un inconvénient de force majeure à ce que j’emprunte votre bateau pneumatique ? Je m’occupe de géologie et je voudrais pouvoir étudier la roche primaire de la falaise d’un peu plus près. Or, il n’est possible d’y accéder que par la mer.

— Je regrette, nous devons aller à la pêche, rebuffe ce vilain.

— Mais non, pas ce matin ! intervient sa blonde (qui devient la mienne quand il dort). Vous pouvez le prendre.

La voilà qui se met à néerlander après son rat blanc, comme quoi ceci, cela, je ne pige que le sens général, mais elle le déguise en carpette, le cocu. Lui fait honte de sa grincherie, sa mauvaise voisinerie. Qu’est-ce que la France va penser des Pays-Bas, elle lui demande à ce pauvre con ! Un zob de sous-préfet japonais, merde ! Et ça viendrait refuser son barlu à un chibreur de ma classe ?

Bon, il fait amende honorable. Me dit que le barlu, voui, voui, tant que je veux, surtout pas la peine de me presser. Surtout, que je prenne la nourrice d’essence pour alimenter le petit moteur de 5 CV qui le propulse.

Je remercie chaudement, les invite à dîner ce soir dans notre campement. On leur mijotera un frichti Grand Siècle. Tout ça. Maintenant, à l’œuvre.

Mes deux compagnons ont le réveil douloureux. Ils sont tuméfiés de partout, éclatés, gonflés, déchirés. M. Blanc, avec sa peau de dauphin fait plus d’impression encore que le Gros. On contrôle mal ses ecchymoses dans tout ce noir. On perplexe à mort à propos de ses enflures ; y a des altérations suspectes de son hémoglobine ; des couleurs vénéneuses à ses épanchements sous-cutanés. Quant à sa bouche, elle est devenue celle d’une négresse à plateau, mon vieux !

— Alors, les boxeurs forains ! leur lancé-je, la vie n’est pas trop sanguinolente, ce matin ?

Ils gémissent, se palpent, se constatent, puis réclament du café.

En l’éclusant face à face, ils se visionnent de leurs yeux pochés. Ronchonnent pour commencer. Et les voilà qui éclatent de rire.

— Pour une rouste, ça été une sacrée rouste, hein ? demande Jérémie.

— J’ai cru qu’ tu m’arrachais la tronche, mec, admet Béru. T’es fort comme un truc, tézigue, dans ton genre. Balaize, av’c d’ la techenique ! Y n’ t’ manque que ce moste qu’ j’ possède, moi : la vraie rogne qui t’ monte des burnes, mec. Quand c’est qu’é m’ biche, j’ sus t’invincib’, postiv’ment. Un n’ouragan, tu I’ contrôles pas. Faut qu’y passe, le n’ouragan. Faut qu’y détruive. Lorsqu’y s’ produit, t’as plus qu’à foute l’nez dans le cul dans un ang’ de mur et attendre.

Il avale une gorgée de caoua et fait la grimace.

— J’ sais pas où ces braves z’Irlandais font pousser leur café, mais j’ lu trouve un goût d’ merde, Sana. Passe-moi la boutanche de vouiski qu’ j’ le requinque !

Je souscris à sa requête, après quoi, je leur expose mon plan.

— Nous allons prendre le barlu pneumatique des Hollandais et dénicher l’ouverture de la galerie. Quand nous l’aurons découverte, nous la remonterons jusqu’à la grille signalée par M. Blanc. J’ai acheté une scie à métaux et des cisailles pour neutraliser la chaîne qui la maintient fermée. Mon objectif est de délivrer les hommes que Jérémie a entendus parler et que, vraisemblablement, les habitants de la grande maison retiennent prisonniers.

— Banco ! approuve Bérurier.

Je descends sa fougue en flamme.

— Pas toi, Gros. Tu vas rester en couverture pour le cas où nous aurions turbin.

Alors là, il en pousse une pas belle, mon gros Sac Tyrolien.

— Que je restasse à faire d’ la pâtisserie, du temps que vous allez à la chicorne, les deux ? Non mais tu m’ prends pour qui est-ce-t-il, l’artiss ?

— On serait dingues de foncer tout les trois bille en tête, Alexandre-Benoît ! Tu le sens bien. J’emmène M. Blanc parce qu’il connaît déjà les lieux et que toi, s’il y a un os, tu seras plus compétent et plus crédible que lui pour organiser une caravane de secours.

— Merci pour la crédibilité, gronde mon pote sombre. Veux-tu dire qu’un sale branque de nègre…

— Meeeeeeeeeeeeerde ! hurlé-je à m’en faire cracher le sang ! On ne va pas continuer de se foutre sur la gueule après chacune des phrases qu’on prononce ! C’est plus une vie, les gars ! Tu charognes, mon grand ! Tu nous pompes l’air et la bite avec tes complexes de melon ! Nous fais pas un opéra avec ta carrosserie bronzée ! Trempe-toi dans l’eau de Javel si t’as des nostalgies blafardes !

Ça mutisme dans les rangs.

Ayant ainsi rétabli ma souveraine autorité, je donne le signal des opérations.


Le littoral irlandais, côté Atlantique, les gens le croivent pas (comme dit Béru) mais y a des phoques. Ils viennent se mettre la fourrure à sécher sur les rochers. P’t’ être que ce sont des otaries, note bien, ou alors des éléphants de mer. J’y connais que pouic et en plus je m’en branle, toujours est-il qu’il s’agit de pinnipèdes, quoi ! On va pas tourner un documentaire sur la question !

Ils poussent des cris en nous voyant embarquer sur le Zodiac du cornard, comme s’ils nous soupçonnaient de le voler. Je lance le petit moteur Johnson et nous voilà à tanguer sur les flots gris. Ça remue vachement, crois-moi. Faut pas craindre la gerbe pour naviguer sur cette capote anglaise.

— La marée en est où ? demande M. Blanc.

— Elle grimpe !

— Peut-être que l’entrée de la galerie est immergée lorsqu’elle est haute ? D’après la topographie que j’ai en tête, c’est même probable.

— Alors grouillons-nous !

Selon les repères que j’ai pris en tirant une ligne droite de la maison à la côte, nous devrions trouver l’entrée de cette foutue grotte à moins de cinq cents mètres de notre point de départ. Vue depuis les flots, la falaise est impressionnante, grandiose avec sa découpe aiguë qui lui donne des allures de cathédrale gothique. Elle nous surplombe à pic, roide comme un mur d’un gris sombre terriblement hostile. A la longer, on ressent de l’effroi. Il nous semble qu’elle va s’abattre sur nous, d’un coup, comme s’écroule un immeuble dûment miné. Moi, quand j’assiste à ces destructions de gratte-ciel, je suis terrifié. Ils ne « tombent » pas comme s’abat un chêne malrauxien, mais s’anéantissent sur leurs fondations. Ils meurent debout. Ils « disparaissent ».

— Là-bas ! me lance Jérémie, lequel se tient à l’avant de l’embarcation.

Il me montre un grand orifice noir, aux lèvres déchiquetées, percé dans la falaise et envahi par le flot.

Combien de siècles, de millénaires a-t-il fallu pour que l’eau force la roche, la fouille, la touille, la fouaille, l’investisse ? Combien de temps pour pratiquer ce tunnel naturel, avec des élargissements imprévus, des rétrécissements, des espèces de cavernes spacieuses ? Quand j’ai dit au cornard batave que j’étais passionné par la géologie, je ne lui mentais qu’à demi. Le sol me fascine. Il est ma maman, mon papa, il est moi. Je voudrais tout savoir de lui.

Nous nous présentons à l’orée de la grotte.

Selon mon estimation, il reste deux mètres d’air libre au-dessus de nos têtes. La marée risque-t-elle de monter encore beaucoup ? J’étudie son mouvement en tournant en rond devant l’entrée. Les repères sont malaisés à prendre car le flot est impétueux et se jette en force dans la brèche.

— T’as peur qu’on l’ait dans le prose si on entre, hein, vieux ? ricane M. Blanc.

— Il ferait pas bon se laisser coincer dans ce trou à rats. Tu nous imagines, collés au plafond comme deux bigorneaux dans notre petit barlu ?

Jérémie me montre ses dents blanches à travers les deux boudins sanglants qui lui servent provisoirement de lèvres.

— Mes parents m’ont toujours dit que les Blancs étaient des pauvres cons, malgré leurs techniques et leur blabla, mais pauvres cons à ce point, mon vieux, jamais je serais venu en Europe si j’avais pu me douter.

— Qu’est-ce qui me vaut cet excès d’honneurs ou cette indignité, grand sorcier noir de mes fesses ?

— Regarde la falaise. A moins d’un mètre du niveau actuel, il y a des trous dans lesquels les oiseaux de mer ont fait leurs nids. Crois-tu qu’ils auraient choisi cet endroit s’il devait être immergé une fois par jour, eh, tête de nœud ?

— Monsieur Blanc, crié-je, afin de dominer le grondement des flots en flux, si un jour tu appartiens à la police, sois gentil : ne m’appelle plus « tête de nœud », du moins dans tes rapports.

Et je pique dans le gouffre.


Au bout de vingt mètres, je m’aperçois que ça ne va pas être de la sucrine ! Pour commencer, l’entrée est large, mais elle se transforme rapidement en une espèce d’entonnoir terminé par un goulet trop étroit de cinquante centimètres pour laisser passer notre Zodiac.

— Nous sommes marrons ! ronchonné-je.

Jérémie braque le faisceau du projo à batterie dont j’ai fait emplette, sur l’étranglement.

— Il ne mesure pas plus de trois mètres de long, annonce-t-il, ensuite ça redevient large comme les Champs-Elysées.

— Dans un sablier aussi, ça redevient large après, n’empêche que l’étranglement retient le sable !

— Il ne le retient pas : il le freine, rectifie M. Blanc. Nous, ce goulet nous freine, point à la ligne.

— Ah !oui ?

— Oui, mec. On va retirer le moteur. Je le porte de l’autre côté à la nage. Je le dépose sur un point solide, ensuite je reviens et on dresse le bateau de profil. Le passage est étroit, mais, Dieu merci, il est haut !

— Tu ne serais pas génial, à ta façon ? je bée.

— Non, assure Jérémie, c’est toi qui es demeuré à la tienne !

Ah ! le cher garçon ! Mon nouveau venu ! Mon déjà indispensable ! Mon Vendredi pour qui je ne suis qu’un Robinson de pacotille ! Tu le verrais au labeur ! Cette force tranquille ! Et lui, c’est pas une rose qu’il coltine, mais un moteur. Tout en nageant, je te prie de remarquer ! Promptitude dans l’exécution ! Efficacité des gestes ! En moins d’un quart de plombe nous avons passé le Zodiac à travers le goulet. Je claque des dents car l’eau est glacée. Jérémie s’en aperçoit et me frictionne les pieds énergiquement.

— Si tu as les pieds réchauffés, le reste suit ! assure le brave.

Vroa vraoum vroum ! fait le moteur remis en place.

Son bruit réverbéré par l’ampleur de la grotte nous emplit le crâne d’un vacarme délétère.

On se fait une bonne distance sur l’eau noire. Seule la trouée de notre projo, en nous précédant, maintient mon énergie. Derrière, l’obscurité a repris ses droits, comme on dit puis pour faire sérieux dans les romans pour jeunes filles encéphaliques. Vachement angoissant cette sombre déambulation dans les entrailles de la terre, porté par un Atlantique résiduel.

On est en plein Jules Verne ! Et soudain, enfer et damnation, comme s’écriait Faust. Tout cesse. Le chenal cesse dans une grotte plus vaste que les autres. C’est le bout de notre parcours. Fin de section !

— On s’est gourés de galerie, fais-je. On s’est enquillés comme des bleus dans la première venue alors qu’il fallait continuer d’explorer la falaise.

— Déconne pas toujours, flic, grince M. Blanc, tu finis par me limer les tympans.

— Et quoi donc, Bézuquet ? T'as des proposes hautement documentées à formuler ?

Il me braque le faisceau de la forte loupiote dans le portrait pour m’avoir pleins feux.

— Si des méninges comme les tiennes suffisent pour devenir commissaire, mon vieux, moi, avec les miens, je deviendrai préfet de police !

— J’attends la démonstration.

— Écoute, mec. Si les gens de la grande baraque ont installé une espèce de prison souterraine dans le chenal, c’est parce qu’ils étaient sûrs qu’aucun petit téméraire trop curieux ne pouvait l’atteindre depuis la mer. Sinon, ils auraient eu constamment froid aux miches à l’idée que n’importe quel boy-scout pouvait se pointer jusqu’à la grille. C’est ce qui me tarabustait, moi.

— D’accord, mais ça change quoi à notre problo ?

— Ceci l’eau continue sous la roche, mon vieux. Et je peux même te montrer l’endroit.

Il dirige le projo vers un point de la paroi où l’eau mousse.

— Là. Tu mates ?

— O.K., Sherlock, alors on l’a dans le prose !

— Pas dit. Y a des palmes et un masque dans le caisson sous le siège. Je vais plonger pour aller me renseigner.

— Je te l’interdis, grand ! J’ai pas envie que ta Ramadé devienne veuve, ni d’avoir à m’occuper d’une flopée de négrillons qui finiront au crayon feutre mes aquarelles de Folon. Rentrons ! La nuit prochaine, nous risquerons le coup, Béru et moi, en empruntant le puits du pavillon, comme tu l’as fait.

Son rire répercuté par l’écho devient rire d’opéra, tu sais, quand Méphisto fait l’S.

— Pauvre crâne mou ! Si tu crois que j’attends sur toi pour élever ma progéniture ! Tu ne m’as jamais vu plonger dans les tourbillons du fleuve Sénégal ! Je foutais la chiasse aux poissons !

Tout en jactant, il s’équipe. Méthodiquement. Choisit des palmes à sa pointure, puis un masque.

— Le projo est étanche, tu m’as dit ?

— Garanti.

— Alors, ciao, Blanc-de-blanc !

Et plouf ! Au jus, l’artiste ! Le bouillonnement s’accroît, puis diminue. Exit M. Blanc !

J’ignore ce que tu en penses, et je m’en tamponne le coquillard, mais moi, franchement, je trouve ce zig épatant. Non seulement il est d’une folle efficacité, mais il possède le style. Au fur et à mesure qu’il se laisse apprivoiser par moi, il révèle des qualités exceptionnelles.

Me voilà seulabre, perdu en mes pensées, en écoutant au fond de moi. La nuit est totale. Pas le plus léger point lumineux. Un instant la clarté du projo a miroité au ras de la roche, et maintenant c’est le noir. Te dirai-je qu’un traczir peu glorieux me biche ? Je me dis que si Jérémie ne revient pas, j’aurai un mal fou à m’évacuer de ces abysses sans lumière et chansonnette (je veux dire : sans son aide).

Quelle sotte entreprise ! On aurait dû opérer par la maison, seulement on se serait fait poirer. Ce qu’un Tarzan noir, agile comme un boa a fait, deux Blancs patauds l’auraient raté, car ils doivent être un pneu aux aguets dans la demeure granitique.

Je n’ose mesurer le temps. Chaque seconde est si longue dans cette obscurité sépulcrale !

Seigneur ! Toi qui es partout, même dans ces ténèbres ! Permets le retour de Ton serviteur Jérémie. La tendre Ramadé l’attend au foyer, en préparant des pimenteries effroyables qui feraient chialer un crocodile de l’élevage Hermès. Ses tendres moutards ont besoin de l’autorité paternelle pour ne pas succomber aux louches tentations de notre civilisation de merde, programmée à notre insu par des forces mauvaises que Tu ne devrais pas laisser proliférer longtemps encore, que sinon je ne réponds plus de rien !

Une clarté nouvelle ! Aurore qui me boréalise le cœur, me ravit l’esprit, me titille les glandes et me met dans la bouche ce goût de vie irremplaçable qui nous incite à perpétuer l’espèce de cons à laquelle nous appartenons.

Vlouf ! Le projo jaillit de l’onde, triton de feu ! Sa lumière débouchant dans la ténèbre est aussi vive que celle qui inonde une table d’opération.

M. Blanc respire profondément, en accéléré néanmoins.

— Ça joue ! me crie-t-il dès qu’il a pu stocker suffisamment d’oxygène : on est arrivés ! II faut nager une dizaine de mètres sous l’eau et tout de suite après c’est la grotte avec la fameuse grille au bout ! Cherche-toi des palmes, flic. Moi je me charge des outils.

Il pose le projecteur sur le banc, coupe un mètre cinquante de la corde d’amarrage et y fixe la scie et la tenaille par des nœuds astucieux. Qu’après quoi il attache le tout à sa taille. Maintenant, va falloir un point d’ancrage pour ce Zodiac, mon vieux, sinon, en se retirant, la marée l’emportera avec elle jusqu’à l’étranglement !


Tu le sais, le propre des chefs c’est de suivre les sans-grades. A distance. Je filoche donc M. Blanc dans l’onde salée. Il pousse sa lumière devant soi, le cher noirpiot. Ses palmes créent des foisonnements de bulles qui me servent de repère.

Mon cœur tagadate à bloc lorsque j’émerge de l’autre côté. En ce lieu où nous débouchons (de carafe, si tu me permets, car y a longtemps que je t’ai pas placé d’à-peu-près) l’air est confiné et pue la vase, le caveau de famille et le poisson avarié, odeurs impropres à notre consommation.

— Vise un peu, flic ! chuchote Jérémie.

Comme le matelot de Christophe Colomb quand il a aperçu l’Amérique. Pour lui, ce chenal, c’est la Vallée des Rois ! Sa conquête ! Son triomphe !

Le pinceau pâle arrache du néant des grilles rébarbatives. Nous nageons jusqu’à elles. La chaîne défendant la porte est aussi grosse que celle qui est fixée à l’ancre d’un porte-avions. Le cadenas a quelque chose de monstrueux, lui aussi. Grand comme une tortue ! De terre, je conviens, je ne voudrais pas que tu me suspectes jamais d’exagération. Tu sais que ce n’est pas mon genre. Moi : sobriété, sobriété (en littérature, pas dans la vie). Sobriété dans le réalisme, tous mes potes de l’Académie en conviendent ; c’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils font leurs chattes avec moi ; m’adressent toutes ces proposes que je refuse inexorablement. Ils veulent m’avoir à ce point qu’ils m’offrent de m’élire sans que j’aie à faire de visites (c’est eux qui viendront chez moi, ils prétendent ; tu penses, avec la cave que je possède : des Yquem depuis 1899 et du 67 pour me laver les ratiches le matin !).

Donc, énorme cadenas.

Nous prenons pied sur un entablement rectifié au ciment. On essaie de sectionner la boucle dudit cadenas à la cisaille, mais ouichtre, comme disent les Auverpiots ! Alors, la scie ! On l’attaque à mort. Je tiens la serrure mobile[19] pendant que Jérémie l’entreprend avec la lame.

Et c’est alors qu’un bruit retentit venant des hauteurs ! Des gens descendent un escadrin de fer. Ils causent en dévalant.

— Prenez garde, les marches sont très étroites ! avertit un homme.

— Ne vous inquiétez pas ! retourne un autre monsieur.

— Il est vrai que vous êtes sportif ! fait la première voix qui semble appartenir à un être déjà ébréché par le temps et une accumulation de tiers provisionnels.

La vraie caravane ! Là encore, la sonorité des lieux multiplie les sons, les rend pompeux comme des bruits d’église.

Jérémie a déjà éteint le projo.

— Écartons-nous de la grille ! je lui dis-je dans un souffle.

Je claque de plus en plus des chaules, moi. Dis, c’est pas joyce de macérer dans de l’eau souterraine !

Nous nous éloignons le plus silencieusement de notre mieux, comme dirait le Gravos, jusqu’à un piton rocheux que j’ai vaguement distingué en refaisant surface et qui se dresse, tels ceux qui rendent la baie de Rio inoubliable, non loin de la grille. On se planque derrière, le noirpiot et moi et, réduits aux aguets, on se met à guigner la suite des événements.

Bientôt la clarté se fait à l’arrivée du puits. Un groupe surgit, nanti de loupiotes en tout genre. II se compose de quatre personnes. Chacune d’elles est équipée d’une lampe frontale de mineur. Celle qui ouvrait la marche a en outre un fort projo arrimé sur sa poitrine par une dragonne. Ce petit monde est chaussé de cuissardes.

Sont présents par ordre d’arrivée : un homme jeune (celui qui trimbale le projecteur supplémentaire et qui coltine en outre une espèce de musette en toile cirée à l’épaule), puis un type d’une soixantaine d’années, vieux et massif, puis un troisième homme élégant, bien découplé comme il est dit dans les books de la collection Guignolet, vêtu d’un costume de chez Cerruti que ses bottes montantes rendent vachement anachronique. Il porte même une cravate, c’est te dire ! Une femme ferme la marche ; plus très jeune, avec une dégaine de vieille Suissesse convertie à l’alpinisme. Elle est finement ridée, basanée, énergique. Ce que mon papa appelait « une maîtresse femme ».

Le vioque dit à l’élégant :

— Faites attention, monsieur Maurier, c’est très glissant. Restez contre la paroi, vous n’aurez de l’eau que jusqu’aux genoux.

C’est lui, le visiteur. L’hôte !

Maintenant, le type le plus jeune est à la grille. Il empare le cadenas, glisse une forte clé dedans et crique-craque la bistougne. Va-t-il s’apercevoir de notre début de violation sur la personne de « la serrure mobile » ? Non ! Il fait jouer la boucle, libère la chaîne, pousse la grille. Elle s’ouvre avec un grand gémissement rouillé pour films d’épouvante.

Et justement, l’élégant, celui qu’on a appelé M. Maurier, remarque d’un ton neutre où sourd son angoisse :

— J’ai l’impression de voir un film d’horreur !

Comme quoi les grandes idées sont dans l’air, hein ? Et chacun les renifle quand il a un tarbouif convenable.

Le groupe pénètre dans la geôle. Un quadruple faisceau illumine celle-ci. Ce que j’aperçois alors désoblige ma dignité humaine.

Deux hommes se trouvent enfermés dans cette grotte. En les apercevant, je me mets à penser à Louis XI, grand roi de France mais parfait salaud, qui tenait des captifs en cage dans les pires conditions en son château de Plessis-lez-Tours (Indre-et-Loire). Les deux hommes que je te cause[20] séjournent dans une cavité n’ayant pas plus d’un mètre cinquante de haut, ce qui les contraint à demeurer perpétuellement couchés, accroupis ou courbés. De plus, détail affreux, ils ne sont pas au sec car l’eau, à marée haute, submerge leur tanière d’une dizaine de centimètres. Au fond de ce trou, un jerricane (d’eau potable supposé-je). Mangent-ils ? Et quoi ? Et que deviennent leurs déjections ? Le flot fait le ménage, probable.

Mais bouge pas, attends, je t’ai pas tout dit : je connais l’un de ces deux prisonniers.

Tu veux savoir ?

Ted of London !

LES JUSTICIERS

Franchement, il n’était pas laubé, l’Anglicbe. Comme Apollon, il donnait davantage envie de gerber aux dadames qu’il ne les humectait (ôte-toi de là que je m’humecte !). Rouquin, rosâtre, tavelé, l’air fumier à foutre des cauchemars à Dracula, balafré par mes soins, c’était pas un lot à réclamer, l’artiste. Mais tu le verrais après quelques jours de détention dans ce trou à crabes, là il ferait avorter toutes les femelles vivipares de la création, à commencer par Mme Thatcher, dont mon gentil Renaud a écrit une remarquable biographie. Sa barbe rousse a poussé, il est tout tuméfié, tout égrotant, cerné, bouffi, vanné, brisé menu. Le moral en haillons, le corps en perdition. Plus du tout content de soi. Depuis mon bain de siège, je le contemple dans les clartés qui dansent autour de sa piètre personne, ajoutant une fantasmagorie sordide à cette scène de cauchemar.

Il se tient de guingois, la tête courbée, les jambes un tantinet fléchies ; déjà à bout de ressource.

L’homme qui dirige les opérations ordonne à son compagnon au projo d’éclairer l’individu.

— Voilà, monsieur Maurier, fait-il de son ton bonasse de maquignon, c’est lui !

L’élégant semble comme intimidé. Il s’approche d’un pas, regarde Ted, puis recule de deux.

La femme s’adresse au pauvre Rosbif :

— Je vous prie de raconter votre équipée de Neuilly, un matin de l’an passé.

Il a conservé son accent anglais, Ted of London. Ça donne un petit charme plaisant à sa converse, généralement. Mais là, il est à ce point démantelé que cet accent paraît pitoyable, voire même tragique.

Ses tortionnaires ont dû le « questionner » auparavant, lui faire cracher tout le morcif car il semble réciter un texte déjà dit. Ses hésitations, ses comas, sont dus à sa mémoire. Il cherche à retrouver des mots, non à retarder ses réponses.

— J’étais sans travail. J’ai rencontré un ami surnommé le « Para », qui m’a proposé un coup au domicile d’un industriel nommé Maurier qui habitait Neuilly.

Il parle… On dirait qu’il n’a pas pigé que le Maurier auquel il fait allusion est là, devant lui.

Depuis mon poste d’observation, je le contemple avec une vague commisération. Tous les hommes en mauvaise posture redeviennent plus ou moins des mêmes.

— Le Para avait eu pour copine une fille qui avait servi comme bonne chez les Maurier. Elle savait qu’il existait un coffre dans le mur, caché derrière un tableau. Il était plein de fric et de bijoux. Il m’a proposé d’aller le vider, un matin, pendant que la dame était seule. J’ai accepté. On s’est présentés à l’appartement. Y avait pas de domestique, c’est la patronne qui nous a ouvert. On l’a braquée. Puis on l’a ligotée et on lui a demandé la combinaison du coffre. Elle nous a assuré qu’elle ne la connaissait pas. On ne l’a pas crue. Alors on a secoué cette femme pour la faire avouer ; mais elle a persisté à prétendre ignorer cette combinaison…

Il se tait, oppressé. Sa voix est cassée, grumeleuse. Il claque des dents pire que moi, Teddy. Depuis des jours dans cette niche pourrie, accroupi, les pieds et le cul dans l’eau, à la tienne !

L’homme élégant, c’est-à-dire M. Maurier, murmure :

— Elle n’avait pas voulu que je lui apprenne la combinaison pour être dans l’impossibilité de la révéler à des voleurs, le cas échéant.

Il parle pour ses hôtes. Peut-être aussi pour Ted, comme s’il avait besoin de justifier l’attitude de sa pauvre épouse. Je dis pauvre épouse car je me rappelle parfaitement la suite de l’histoire. Tristounette.

— Continuez ! enjoint la femme à Ted of London.

M’est avis qu’elle doit manquer de charité chrétienne sur les bords, cette dame matonne !

— Comme notre coup ne donnait rien, on s’est énervés, continue Ted.

— C’est-à-dire ? demande la femme qui joue le rôle d’avocat général dans cette espèce de procès express.

— On a secoué Mme Maurier.

— Qu’appelez-vous secoué ?

— On l’a battue.

— Et puis ?

— Ça nous a… ça nous a excités. Elle était belle. On a décidé de…

— De ?

— De se la faire, quoi !

— Bref, vous l’avez violée ?

— Enfin… oui !

— Lequel des deux a commencé ?

— Moi.

— Mme Maurier était passive ?

— Comment ?

— S’est-elle laissée faire sans réagir ?

Il y a un silence.

— Oui, dit Ted.

Le con ! Il ne comprend pas qu’il aggrave son cas aux yeux de l’époux ! Il prétendrait avoir pris sa victime de force, il ne déclencherait pas la même haine glacée chez Maurier. Manque profond de psychologie. Il lui retire l’unique consolation à laquelle « l’élégant » pouvait se raccrocher.

— Vous mentez ! s’écrie Maurier. Vous n’avez donc jamais vu votre sale gueule répugnante !

— Non, non. Elle s’est laissée faire ! s’obstine le Rosbif.

— Poursuivez ! enjoint la femme.

— Mon copain y est passé ensuite.

— La malheureuse avait été rouée de coups ! intervient le vieux type massif, comme s’il comprenait le désespoir de Maurier et voulait l’atténuer.

Ted baisse la tête. Il attend. II sent que son destin se trouve dans un cul-de-sac-de-basse-fosse. A présent, il a pigé qui est Maurier. Le mari de « sa » victime. Si cet homme se trouve dans sa geôle inhumaine, ce n’est certes pas pour lui apporter son pardon.

— Arrivons-en à la phase finale, reprend la « procureuse ». Vous avez donc violé Mme Maurier l’un après l’autre.

— On avait perdu la tête !

— Je vous demande des faits, pas des appréciations !

— Au moment de partir, j’ai pris peur. Alors j’ai eu un moment de folie.

Il n’en dit pas davantage. Mais les quatre autres le regardent fixement, le contraignant ainsi à aller jusqu’au bout de sa confession. Ils veulent l’entendre prononcer la phrase fatale. Ils sont venus pour cela. Il la leur doit.

— Je lui ai tiré une balle dans la tête, murmure-t-il d’un ton à peine audible.

La femme monte le ton :

— Vous parlez là de la seconde balle. Car vous en avez tiré deux ! Où, la première ?

Ted n’a pas le courage de répondre. Là, c’est trop terrible. Plus disable. Ça se vit dans le délire, ça ne peut se relater froidement.

— Répondez ! ordonne la femme.

Il reste tout ratatiné, le salaud ! Vaincu au-delà de tout. Confondu à ne plus pouvoir exister.

— Ré-pon-dez ! crie la femme.

Mais non, pas la peine de t’exciter, bobonne, le voyou va la garder verrouillée.

Le vieux l’a bien compris, qui intervient opportunément :

— Vous avez commencé par lui tirer une balle dans le sexe, ce qui est le comble du sadisme. Et c’est à cause de ce détail abominable que nous nous sommes lancés à vos trousses et avons tout mis en œuvre pour vous retrouver. Un tel acte situe votre crime au-delà du tolérable. Vous n’êtes plus un homme, mais une chose malfaisante que nous allons détruire.

— J’étais fou ! chuchote Ted of London, si bas que sans la résonance de la crypte je ne l’entendrais pas.

Un souffle, celui de M. Blanc me gouligoulaille dans l’oreille :

— Tu parles d’un fumier, ce type, mon vieux ! Faudrait lui couper les couilles !

— Je crois bien que c’est ce qui l’attend, réponds-je.


Et il se fait un interminable silence. Quelle scène fantastique les deux prisonniers clapotant, égrotant dans l’eau noire de la grotte face à quatre justiciers en bottes d’égoutiers (ou de pêcheurs au lancer) dans les faisceaux de lampes frontales. Des ombres chimériques se contorsionnent sur les parois tourmentées. Le deuxième détenu est un Arabe, un homme grand, le cheveu court frisotté sur le devant, dont la chemise est en lambeaux des suites (je le suppose) de son « interrogatoire ».

Lui, il est carrément assis sur une saillie de la roche, les bras sur ses genoux, la tête penchée. Un sourire orgueilleux tord ses lèvres minces.

Le vieux mec réagit le premier.

— Eh bien voilà, monsieur Maurier, fait-il en se tournant vers l’élégant. Nous avons tenu notre promesse. A vous de tenir la vôtre. Cet abject personnage est à votre disposition. Lorsque vous en aurez terminé avec lui, nous enterrerons sa carcasse dans une tourbière désaffectée après exploitation. Le travail est pratiquement préparé puisque les tranchées sont déjà creusées ; il ne restera plus que d’en combler deux mètres lorsqu’il sera dedans.

Il ajoute en présentant à Maurier un parabellum par le canon :

— Puisque vous avez choisi le pistolet, en voici un qui contient huit balles dont vous pouvez disposer à votre guise.

Maurier ? Un automate ! (Sans sauce.) Geste mécanique, frime de robot. Tu te croirais devant ta télé, quand elle nous balance une culterie japonouille bourrée d’extra-terrestres et d’effets spatiaux. Il se saisit de l’arme. L’assure dans sa main.

— Le cran de sûreté a été relevé ! prévient le vieux.

Maurier a un acquiescement. Il abaisse lentement le canon pour le pointer sur le bas-ventre de Ted. Moi, une sirène me hurle à mort dans le carberluche. Un sagouin meurtrier, d’accord, le Ted. Une pourriture vivante ! Violeur, sadique, ne méritant pas d’exister. Mais existant, nom de foutre ! Vais-je le laisser abattre de sang-froid sous mes yeux, sans réagir ?

La voix chaleureuse de M. Blanc me susurre dans la même oreille que naguère (la droite) :

— Fais pas le con, flic ! T’en ferais autant à la place du mari !

Probable. Mais je ne suis pas le mari ! Là est la différence !

Je vais pour me manifester lorsque le Ted se met à beugler en anglais, tant sa panique est absolue :

— Ne tirez pas ! Je vais vous dire quelque chose !

Cet éclat déconcentre Maurier. Son bras s’abaisse le long de son corps.

— Que voulez-vous nous dire ? demande le vieux.

Et Ted, comprenant que pour vivre quelques secondes de plus il lui faut absolument créer une diversion, de lancer :

— Il y a quelqu’un dans la grotte !

Tu parles d’un ! Et moi qui étais prêt à bayarder pour sa peau de lope ! Comme quoi, t’admettras que je resterai bien jusqu’au bout la reine des pommes, non ?

— Que racontez-vous là ! s’exclame la femme.

— Il y avait quelqu’un, juste avant que vous n’arriviez. Avec de la lumière. Deux hommes, dont un nègre je crois bien. Ils avaient commencé à scier le cadenas, vous pouvez vérifier !

L’homme au projo bondit à la grille pour constater.

— Exact ! prévient-il.

Ensuite, il se met à balayer la grotte de son puissant pinceau lumineux (ou faisceau, ou rayon, ou merde, à ton choix, si tu savais ce que je m’en pogne à deux mains !).

Nous, on reste placardés derrière notre rocher, nature ! Mais comme il n’y a que cette cachette de possible, le mec s’annonce droit vers nous et contourne le piton.

Faits comme des zouaves ! In the babe, Sir ! Profoundly. Whith just un peu de vaseline, please, pour faciliter la tendresse. The love, you know ?

Dans la lumière aveuglante, je souris plus grand que l’abbé Jouvence (lequel, pour un ecclésiastique, s’est vraiment mêlé de trucs féminins qui n’avaient rien à voir avec son sacerdoce !).

Contre mauvaise fortune, hein ? Alors, soyons beaux joueurs.

— Avancez ! ordonne l’homme au projo.

J’obéis d’autant plus tout ce qu’il y a de volontiers que j’en ai ma claque de me tremper le prose dans la baille.

M. Blanc me suit comme… mon ombre (ils vont encore bramer au racisme, ces connards, toujours à l’affût de la moindre discrimination raciale comme ils disent).

On franchit la grille et, la marée commençant à rentrer chez elle, nous voici hors de l’eau, qu’ouf ! c’est pas dommage. Après t’attrapes des rhumatismes et t’as même plus la force d’arracher la queue d’une cerise.

— Salut tout le monde ! fanfaronné-je, n’ayant rien de plus urgent à branler pour l’instant.

Le vieux et sa bergère s’approchent pour me visualiser dans des conditions optimales. Puis défriment mon sombre compagnon.

— Ce sont eux, n’est-ce pas ? murmure l’homme.

— A n’en pas douter, rétorque la dame.

De près, mon aversion pour elle se renforce à la vitesse grand « V ». Pas liante, la donzelle. Capable des décisions les plus extrêmes. Un regard d’acier, des mâchoires de brochet, un nez pincé, un front étroit et bombé.

— C’est ce Noir qui a tué Ruth ! fait-elle.

— En effet, renchérit son vioque.

Et à moi :

— J’ai cru comprendre que vous apparteniez à la police française ?

— Commissaire San-Antonio.

— De quel droit êtes-vous ici, dans une propriété privée en République d’Irlande ?

— Je vous demande pardon, cette grotte ne saurait appartenir à un particulier, objecté-je. Le sous-sol est toujours le bien de l’Etat, monsieur. Et je vois que vous en disposez à des fins qui me semblent pour le moins un peu glauques.

— Vous avez tort de persifler, c’est moi qui contrôle la situation.

— Les autorités d’ici exprimeront leur sentiment sur la question.

— Ah ! vous croyez cela ?

— Parfaitement.

Il a un rire hargneux.

— Vous ne manquez pas de culot !

— C’est le propre de notre race, cher monsieur.

— Vous avez eu tort de tuer Mme Booz, tort aussi de nous harceler jusqu’ici. Puisque vous êtes venu jusqu’à cette crypte, commissaire, vous n’en sortirez plus vivant.

— La mort de Ruth Booz a été accidentelle.

— Un accident consécutif à une violation de domicile !

— Une violation de domicile justifiée par un rapt !

— Le rapt de qui ?

Je désigne Ted of London.

— De cet individu que vous avez enlevé à Montreux, au Palais du Festival, après avoir fait passer son complice le Para de vie à trépas. J’entends d’ailleurs prouver que vous avez bien d’autres meurtres sur la conscience. Vous les signez de façon bien barbare, en sectionnant les organes génitaux de vos victimes et en fourrant ceux-ci dans leur bouche.

— N’appelez pas cela des meurtres, commissaire. Ce sont des exécutions. Nous ne sommes pas des assassins mais des justiciers ! Certains criminels ne méritent même pas que leur cadavre conserve un sexe.

— Nul n’a le droit de se substituer à la Justice !

— Quand la Justice est inefficace, si ! Nous avons formé une milice ayant la vengeance pour motif. Nous rayonnons sur la France, l’Allemagne, l’Italie, la Grande-Bretagne, la Belgique…

— Qui ça « nous » ?

— Quelques compagnons qui partagent le même point de vue. Sous l’impulsion de Ruth et avec les gros moyens dont elle disposait, nous sommes parvenus à réaliser un groupe international d’une efficacité prodigieuse. Nous fonctionnons d’une manière peut-être artisanale, mais nous obtenons des résultats auxquels vous autres, policiers, n’atteignez jamais. Croyez-moi, avec nous, justice est faite ! Justice se fait ! Justice se fera !

Tu sais qu’il a la foi, le vieux bougre ?

— Je suppose que tout cela a débuté par un règlement de compte personnel de Mme Booz, n’est-ce pas ? questionné-je.

Là, je marque un point. Il sourcille, jette un œil à sa grognasse puis hoche la tête.

— Je vois que vous savez déjà pas mal de choses, commissaire, note l’étrange bonhomme.

— Figurez-vous que je détiens un don, mon bon monsieur : ce que j’ignore, je l’invente. D’où ma réputation. Un flic sans imagination reste à taper à la machine sur une vieille « Royale » déglinguée dans un commissariat de province.

« Je vois les choses ainsi : Ruth Booz devait être apparentée à la banque Golda Goldenberg, dont tous les administrateurs moururent en déportation pendant la guerre ; tous sauf le dénommé Hugues Naut, lequel était aryen et qui devint le grand patron de cet important établissement. »

— Juste : Moïse Goldenberg était le grand-père maternel de Ruth.

— Un jour, elle décida de récupérer les biens dont sa famille avait été spoliée par ce gredin de Naut et employa pour cela le plus simple des systèmes : elle se fit épouser par lui. Ensuite, restait à accomplir la seconde partie de son programme : la vengeance. Je suppose que c’est à partir de là qu’on vous trouve dans ce qui allait devenir une organisation… d’épuration ?

Rire mystérieux du bonhomme.

— Beyrouth ! Les couilles dans la bouche de Naut !…

— Ma femme est la demi-sœur de Ruth ! explique l’homme comme si cela constituait une justification de ses actes.

— Vous avez le culte de la famille, bravo ! Après la mort du… traître, Mme Booz a décidé d’utiliser sa fortune pour continuer son œuvre vengeresse, pas vrai ?

— Puisque vous le dites…

— Alors vous avez réglé son compte à Albert Hébasque, collabo notoire, lequel avait été l’ami et le complice d’Hugues Naut pendant l’Occupe. Je suis toujours sur la bonne voie ?

— Rien à redire jusque-là.

— Après, je flotte un peu. Je suppose que vous vous étiez forgé une philosophie, sans philosophie on accepte mal ses propres crimes. L’idéal, vrai ou faux, ressenti ou feint, est un bon support pour justifier ses saloperies.

— Quoi, des saloperies ! fulmine soudain le vioque ! Nous rendons la justice !

— Écoutez, monsieur Saint Louis, vous n’expérez pas convaincre un commissaire de police que votre soi-disant milice est une entreprise de salut public, non ?

— Je ne me soucie pas de convaincre, commissaire. J’agis ! NOUS agissons ! Ce que nous avons réalisé en équipe réduite pourrait appartenir à l’histoire ! Combien de traîtres avons-nous liquidés ? Des tortionnaires nazis, des tueurs de juifs, des meurtriers sadiques comme ce type, ici présent, des terroristes impunis toujours sauvés par de honteuses tractations à l’échelle des gouvernements.

Il me désigne le compagnon de détention de Ted of London.

— Vous voyez cet homme, là ? Il s’appelle Kader Houcel. C’est lui qui a dévalisé la Poste Centrale de Chartres, abattant un caissier, et qui a posé un engin explosif dans le Passage des Masturbations, à Paris, causant la mort de cinq personnes dont une adorable fillette de huit ans ! Vos putains de service le connaissaient et auraient pu l’interpeller, comme vous dites dans votre jargon. Seulement, il y avait des intérêts dits « supérieurs » à respecter. Alors on l’a traqué pour la forme et laissé filer. Mais NOUS, commissaire, nous qui avons des couilles au cul avec la manière de nous en servir, nous l’avons retrouvé, embarqué, questionné. Il nous a tout craché sur son entreprise maudite car nous savons faire parler les gens les plus coriaces, NOUS ! Et savez-vous ce que nous avons fait, ma femme et moi ? Il y a dix jours nous avons fait sauter l’état-major de la base d’entraînement terroriste de Tripoli. Et vous voulez voir de quelle manière je le traite, ce fumier ?

Il sort un pistolet de sa ceinture, s’approche du prisonnier, lui colle le canon de son arme dans la bouche et presse la détente. Un calibre pareil, l’autre aussi sec éternue son cervelet avec les ramifications avoisinantes, tu penses !

Le vieux regarde le sang dégouliner de la blessure béante sur les pierres luisantes. Le sang qui va à la mer, comme un ruisseau de plus ! Puis il rengaine son feu.

— A notre époque, c’est ainsi qu’il faut régler les problèmes ! Et pas autrement, vous saisissez ? Vous saisissez, saloperie de flic merdeux ?

L’Antonio s’efforce au calme. Olympien ! Olympique ! Au détachement. Flegme britannique ? Non, flegme français. Ça existe, je l’ai éprouvé. Le vaste détachement ! Lointain, l’Antoine. Drapé ! Dignité humaine passe avant la vie !

— Je suppose que c’est là le sort que vous nous réservez, cher monsieur ? fais-je d’une voix détachée.

Il sourcille.

— Pourquoi ?

— Vous ne sauriez remettre en circulation un flic ayant assisté à cette scène et nourri de toutes vos confidences ; ce serait suicidaire de votre part.

— Vous, vous resterez dans cette prison naturelle jusqu’à la fin de vos jours. Quant à votre putain de nègre, il va payer pour la mort de Ruth !

M. Blanc qui, depuis plusieurs millénaires, n’a pas moufté, déclare :

— Il est fou, ce mec, non ? Non mais tu as vu comme il bute les gens !

Alors, plein de décision, voilà mon Jérémie qui bondit, félin tout plein, contre le dos de la femme matonne. Il lui fait une clé de la main droite et passe son bras gauche autour du cou de la vieille donzelle. La voici immobilisée.

— Hé ! le vieux ! dit M. Blanc, arrêtez votre cirque sinon je fais le coup du lapin à votre morue, moi !

Le bonhomme redégaine, place l’orifice de son arquebuse sur ma nuque.

— Lâche-la immédiatement, négro, ou j’abats le commissaire.

Je crois opportun d’intervenir :

— Écoutez, messieurs, pas de panique, sinon ça va devenir un vrai charnier ici ! Monsieur le Justicier, il y a quelqu’un que vous oubliez : c’est M. Maurier. Ne trouvez-vous pas qu’il est lui aussi devenu un témoin plus que gênant ?

— Pas un témoin, un complice ! rectifie le chef de l’organisation. Maurier, vous vous apprêtiez à liquider ce salaud d’Anglais qui a violé, torturé et assassiné votre femme. Alors, finissez-en ! Nous avons eu assez de mal à le dénicher, puis à l’apprivoiser en lui proposant du travail pour mieux pouvoir pénétrer son intimité. Il nous revient cher, le salaud ! Et il est méfiant ! On s’en est aperçu avec lui ne serait-ce que pour retrouver l’arme de son crime : il a fallu perquisitionner chez lui de fond en comble. Savez-vous où il l’avait dissimulé son pistolet ?

Pendant qu’il jacte, étourdi, grisé par sa propre excitation, il se produit, à son insu, un curieux choseblic. Quelque chose de dur frotte ma cuisse, à la recherche de ma main pendante. Je mets une poignée de seconde à réaliser : c’est Maurier qui, en loucedé, veut me donner l’arme qui lui a été confiée !

Quand je pige ça, comment que j’en chourave la crosse gaufrée ! Du pouce je vérifie que le cran est bien resté ôté. Il l’est. Alors, on embarque immediately. Plus tard risquerait d’être TROP tard. Je remonte ma main droite qui tient le feu jusqu’à mon aisselle gauche. J’enquille le canon sous mon bras. Pivote un tantisoit, imperceptiblement et je tire.

Cri !

Esquive pivotante de l’Antonio émérite. Constat : le « Justicier » a morflé dans l’épaule et a lâché son propre pistolet. Je shoote dedans pour le propulser dans la flotte. Tout va rapidos. L’alguazil de service veut me faire péter la durite. Reusement, son projo gêne son mouvement et je l’assaisonne en premier.

Pan et re-pan !

Alors ?

Alors y a du brouhaha plein le puits d’arrivée.

— Amenez-vous ! enjoins-je au brave Maurier chez qui l’esprit civique l’emporte sur l’esprit de vendetta.

Je ramasse le feu de l’homme au projo, le lui présente.

— Tenez, ça peut servir !

Mais point n’est besoin de cet adjuvant de service, car le brouhaha est causé par l’arrivée du fameux Bérurier, l’homme sans qui la choucroute n’aurait pas sa véritable raison d’être.

— V’s’avez b’soin d’ moi ? demande l’Enorme.

— Non, merci, monsieur le ministre, le ménage est fait.

— Là-haut itou. Y z’ont été quéqu’z’uns а m’ chercher du suif, mais j’ai parvenu а mett’ les pendules à l’heure grâce а un’ mitraillette qu’ j’ai dégauchie dans l’ coffiot d’une d’ leur tire.

Tout ce qui nous reste à maquiller, c’est d’enfermer le couple de « justiciers » dans la crypte en compagnie de Ted of London, et de tous les complices du haut ! N’ensuite de quoi, on retourne au campement sans repasser par les écueils souterrains. Nous reste plus qu’à envoyer le Hollandais s’acheter un Zodiac neuf pendant que nous prendrons congé de ses chères compagnes, le Gravos et moi.

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