L'équation est nommée selon la puissance des inconnues (la valeur de l'exposant). Si celui-ci est un, l'équation est du premier degré, si la puissance est deux, il s'agit d'une équation du second degré, etc. Les équations de degré supérieur au premier donnent plusieurs valeurs aux inconnues. Ces valeurs sont appelées racines.
Equation du premier degré (équation linéaire) : 3x — 9 = 0 (racine : x = 3)
LISBETH SALANDER BAISSA ses lunettes de soleil sur son nez et regarda sous le bord de son chapeau. Elle vit la femme de la chambre 32 arriver de l'entrée latérale de l'hôtel et se diriger vers un des transats à rayures blanches et vertes au bord de la piscine. Son regard était fermement braqué par terre devant elle et son visage était concentré. On aurait dit qu'elle ne tenait pas bien sur ses jambes.
Salander ne l'avait vue que de loin jusque-là. Elle lui donnait trente-cinq ans, mais son allure neutre et sans âge la plaçait n'importe où dans une fourchette de vingt-cinq à cinquante. Elle avait des cheveux châtains mi-longs, un visage ovale et un corps mûr qui aurait pu sortir tout droit d'un catalogue de vente par correspondance, aux pages sous-vêtements. La femme portait des sandalettes, un bikini noir et des lunettes de soleil en écaille aux verres violets. Elle était américaine et parlait avec un accent du Sud. Son chapeau de soleil était jaune et elle le laissa tomber à côté du transat avant de faire un signe au garçon du bar d'Ella Carmichael.
Lisbeth Salander posa son livre sur ses genoux, prit son verre et sirota une gorgée de café avant de se tendre pour attraper le paquet de cigarettes. Sans tourner la tête, elle déplaça son regard vers l'horizon. De sa place sur la terrasse de la piscine, elle pouvait voir un coin de la mer des Caraïbes entre un groupe de palmiers et de rhododendrons devant le mur de l'hôtel. Un voilier filait grand largue cap au nord, vers Sainte-Lucie ou la Dominique. Plus loin, elle distinguait la silhouette d'un cargo gris en route pour la Guyane ou l'un des pays voisins. Une faible brise luttait contre la chaleur de l'après-midi mais elle sentit une goutte de sueur couler lentement vers son sourcil. Lisbeth Salander n'était pas du genre qui aime à se laisser frire au soleil. Elle passait ses journées le plus possible à l'ombre et par conséquent elle était résolument installée à l'abri sous l'auvent. Pourtant elle était bronzée comme une noisette, en tout cas les parties du corps qu'elle exposait. Elle portait un short kaki et un débardeur noir.
Elle écoutait les sons étranges des steel drums diffusés par les haut-parleurs du bar. La musique n'était pas particulièrement son truc et elle était incapable de distinguer Nick Cave d'un orchestre de bal populaire, mais les steel drums la fascinaient. Elle trouvait invraisemblable que quelqu'un puisse accorder un baril de pétrole et encore plus invraisemblable que le bidon produise des sons contrôlables qui ne ressemblaient à aucun autre et qui, pour elle, relevaient carrément de la magie.
Elle se sentit soudain irritée et déplaça son regard vers la femme à qui on venait juste de tendre un verre avec un drink orangé.
Cette brune-là, Lisbeth Salander n'en avait rien à foutre. Mais elle n'arrivait tout simplement pas à comprendre pourquoi la femme restait encore ici. Quatre nuits durant, depuis l'arrivée du couple, Lisbeth Salander avait écouté, lui parvenant de la chambre voisine, une voix masculine puissante et violente, utilisant le registre de l'intimidation. Elle avait entendu des pleurs, des chuchotements durs et, à plusieurs reprises, le bruit de gifles. L'homme qui était à l'origine des coups — Lisbeth supposait que c'était son mari — avait dans la quarantaine. Cheveux châtains raides avec une raie au milieu, il était coiffé plutôt vieux jeu, et il semblait se trouver à la Grenade pour raison professionnelle. Lisbeth Salander n'avait pas la moindre idée de ce que pouvait être le métier du bonhomme, mais chaque matin il avait fait son apparition correctement habillé, avec cravate et veste, pour prendre un café au bar de l'hôtel avant de s'emparer de son porte-documents et de rejoindre le taxi qui l'attendait.
Il revenait en général à l'hôtel tard dans l'après-midi, il se baignait et restait avec sa femme au bord de la piscine. Ils dînaient ensemble et n'importe quel observateur aurait pu percevoir émanant d'eux une harmonie pleine d'intimité et d'amour. La femme buvait peut-être un verre ou deux de trop, mais son ivresse n'était ni pénible ni tapageuse.
Les disputes dans la chambre voisine commençaient rituellement entre 22 et 23 heures, à peu près au moment où Lisbeth se mettait au lit avec un livre sur les mystères des mathématiques. Il n'était jamais question de maltraitance grave. Pour autant que Lisbeth arrivait à le déterminer, il s'agissait d'une querelle lancinante et aigre, l'homme ne tolérant aucune protestation tout en provoquant sa femme pour la pousser aux reproches. La nuit précédente, Lisbeth était sortie sur le balcon et avait écouté la dispute. Pendant plus d'une heure, l'homme avait arpenté la chambre et reconnu qu'il était un fumier qui ne la méritait pas. Plusieurs fois, comme en pleine crise émotionnelle d'infériorité, il lui avait dit qu'elle devait le trouver hypocrite. Chaque fois elle avait répondu que ce n'était pas ce qu'elle pensait et elle avait essayé de le calmer. Il s'était emporté de plus en plus jusqu'à la secouer. Pour finir, elle avait lâché ce qu'il attendait... oui, tu es un hypocrite. Et immédiatement il avait utilisé son aveu forcé comme prétexte pour s'en prendre à elle, à sa conduite et à son caractère. Il l'avait traitée de putain, mot qui fit se hérisser Lisbeth Salander. Pour sa part, elle n'aurait pas hésité à passer aux représailles si l'accusation avait été dirigée contre elle. Mais tel n'était pas le cas et concrètement ce n'était pas son problème personnel. Du coup, elle avait du mal à décider si oui ou non elle devrait intervenir d'une façon ou d'une autre.
Perplexe, Lisbeth avait écouté l'homme rabâcher ses accusations, puis tout à coup flanquer des gifles. Elle venait juste de prendre la décision de sortir dans le couloir de l'hôtel et d'ouvrir la porte de la numéro 32 d'un grand coup de pied quand le silence s'était installé dans la chambre.
En observant la femme près de la piscine, elle nota un vague bleu sur l'épaule et une égratignure sur la hanche, mais aucune blessure évidente.
NEUF MOIS PLUS TÔT, elle avait lu un article dans un Popular Science oublié par quelque passager à l'aéroport Leonardo da Vinci à Rome, et instantanément elle avait développé une fascination totale pour l'astronomie sphérique, sujet ardu s'il en était. Spontanément, elle s'était rendue à la librairie universitaire de Rome et avait acheté quelques-unes des thèses les plus importantes en la matière. Pour comprendre l'astronomie sphérique, elle avait cependant été obligée de se plonger dans les mystères relativement compliqués des mathématiques. Au cours de ces derniers mois, elle avait fait le tour du monde et avait régulièrement rendu visite aux librairies spécialisées pour trouver d'autres livres traitant de ce sujet.
D'une manière générale, ces livres étaient restés enfouis dans ses bagages, et ses études avaient été peu systématiques et quelque peu velléitaires jusqu'à ce que par hasard elle soit passée à la librairie universitaire de Miami pour en ressortir avec Dimensions in Mathematics du Dr. L. C. Parnault (Harvard University, 1999). Elle avait trouvé ce livre quelques heures avant d'entamer un périple dans les Antilles.
Elle avait vu la Guadeloupe (deux jours dans un trou invraisemblable), la Dominique (sympa et décontracté ; cinq jours) ; la Barbade (une nuit dans un hôtel américain où elle avait ressenti sa présence comme particulièrement indésirable) et Sainte-Lucie (neuf jours). Elle aurait pu envisager de rester assez longtemps à Sainte-Lucie si elle ne s'était pas fâchée avec un jeune voyou local à l'esprit obtus qui squattait le bar de son hôtel de deuxième zone. Elle avait mis fin aux hostilités un soir en lui écrasant une brique sur la tête, elle avait payé sa note et pris un ferry à destination de Saint George's, la capitale de la Grenade. Avant d'embarquer sur le bateau, jamais elle n'avait entendu parler de ce pays.
Elle avait débarqué à la Grenade sous une pluie tropicale vers 10 heures un matin de novembre. La lecture du Caribbean Traveller lui avait appris que la Grenade était connue comme la Spicelsland, l'île aux épices, et que c'était un des plus gros producteurs au monde de noix muscade. La capitale s'appelait Saint George's. L'île comptait 120 000 habitants, mais environ 200 000 autres Grenadiens étaient expatriés aux Etats-Unis, au Canada ou en Angleterre, ce qui donnait une bonne idée du marché du travail sur l'île. Le paysage était montagneux autour d'un volcan éteint, Grand Etang.
Historiquement, la Grenade était une des nombreuses anciennes colonies britanniques insignifiantes où le capitaine Barbe-Noire avait peut-être, ou peut-être pas, débarqué et enterré un trésor. La scène avait le mérite de faire fantasmer. En 1795, la Grenade avait attiré l'attention politique après qu'un ancien esclave libéré du nom de Julian Fedon, s'inspirant de la Révolution française, y avait fomenté une révolte, obligeant la couronne à envoyer des troupes pour hacher menu, pendre, truffer de balles et mutiler un grand nombre de rebelles. Le problème du régime colonial était qu'un certain nombre de Blancs pauvres s'étaient joints à la révolte de Fedon sans la moindre considération pour les hiérarchies ou les frontières raciales. La révolte avait été écrasée mais Fedon ne fut jamais capturé ; réfugié dans le massif du Grand Etang, il était devenu une légende locale façon Robin des Bois.
Près de deux siècles plus tard, en 1979, l'avocat Maurice Bishop avait démarré une nouvelle révolution inspirée, à en croire le guide, par the communist dictatorship in Cuba and Nicaragua, mais dont Lisbeth Salander s'était rapidement fait une tout autre image après avoir rencontré Philip Campbell — professeur, bibliothécaire et prédicateur baptiste. Elle était descendue dans sa guesthouse pour ses premiers jours sur l'île. On pouvait résumer ainsi l'histoire : Bishop avait été un leader extrêmement populaire qui avait renversé un dictateur fou, fanatique d'ovnis par-dessus le marché et qui dilapidait une partie du maigre budget de l'Etat dans la chasse aux soucoupes volantes. Bishop avait plaidé pour une démocratie économique et introduit les premières lois du pays sur l'égalité des sexes avant d'être assassiné en 1983 par une horde de stalinistes écervelés, qui depuis séjournaient dans la prison de l'île.
Après l'assassinat, inclus dans un massacre d'environ cent vingt personnes, dont le ministre des Affaires étrangères, le ministre de la Condition féminine et quelques leaders syndicaux importants, les Etats-Unis étaient intervenus en débarquant sur l'île pour y rétablir la démocratie. Conséquence directe pour la Grenade, le chômage était passé de six à près de cinquante pour cent et le trafic de cocaïne était redevenu la source de revenus la plus importante, toutes catégories confondues. Philip Campbell avait secoué la tête en lisant la description dans le guide de Lisbeth et lui avait donné quelques bons conseils concernant les personnes et les quartiers qu'elle devait éviter une fois la nuit tombée.
Dans le cas de Lisbeth Salander, les bons conseils étaient relativement inutiles. Par contre, elle avait totalement échappé au risque de faire connaissance avec la criminalité de la Grenade en tombant amoureuse de Grand Anse Beach juste au sud de Saint George's, une plage de sable d'une dizaine de kilomètres de long, très peu fréquentée, où elle pouvait se promener des heures sans obligation de discuter et sans rencontrer personne, si elle en avait envie. Elle s'était installée au Keys, un des rares hôtels américains à Grand Anse, et y avait passé sept semaines sans faire grand-chose d'autre que se promener sur la plage et manger du cbinups, fruit local dont le goût lui rappelait les groseilles à maquereau et qui l'avait totalement emballée.
C'était la basse saison et à peine un tiers des chambres de l'hôtel étaient occupées. Le problème était qu'aussi bien la tranquillité de Lisbeth que ses velléités d'études mathématiques avaient été brusquement dérangées par les bruits de disputes dans la chambre d'à côté.
MIKAEL BLOMKVIST APPUYA son index sur la sonnette de l'appartement de Lisbeth Salander dans Lundagatan. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle ouvre, mais il avait pris l'habitude de passer par là une ou deux fois par mois, histoire de vérifier. Avançant un œil contre le volet dans la porte destiné au courrier, il put voir le tas de prospectus accumulés. Il était un peu plus de 22 heures et, compte tenu du peu de lumière, il avait du mal à estimer si le tas avait grandi depuis la dernière fois.
Il resta indécis un bref instant dans la cage d'escalier avant de tourner les talons, frustré, et de quitter l'immeuble. Il marcha d'un pas tranquille pour rentrer à son appartement dans Bellmansgatan. Arrivé chez lui, il mit en route la machine à café et ouvrit les journaux du soir, tout en regardant l'édition nocturne de Rapport, en ne lui accordant qu'un œil distrait. Il avait le cafard et se demandait où se trouvait Lisbeth Salander. Il ressentait une vague inquiétude mais n'avait aucune raison de penser qu'elle était morte ou dans de mauvais draps. Pour la millième fois par contre, il se demanda ce qui s'était passé.
Pendant les fêtes de Noël l'année précédente, il avait invité Lisbeth Salander à sa cabane à Sandhamn. Ils avaient fait de longues promenades en discutant tranquillement des contrecoups des événements dramatiques auxquels ils venaient tous deux de prendre part, quand Mikael avait vécu ce qu'il considérait désormais comme une crise existentielle. Condamné pour diffamation, il avait passé quelques mois en prison, sa carrière professionnelle de journaliste avait sombré dans la boue et il avait abandonné la queue entre les jambes son poste de gérant responsable de la revue Millenium. En quelques mois, cependant, tout avait changé. Invité à écrire la biographie de l'industriel Henrik Vanger, ce qu'il avait vécu comme une thérapie scandaleusement bien rémunérée, il avait quitté sa dépression pour se lancer dans une chasse acharnée à un tueur en série retors et bien caché.
Le hasard avait mis Lisbeth Salander sur son chemin. Mikael tripota distraitement sous son oreille gauche la discrète cicatrice laissée par le nœud coulant. Lisbeth n'avait pas seulement sauvé sa carrière — elle lui avait tout bonnement sauvé la vie.
Plus d'une fois, elle l'avait pris de court avec ses dons remarquables — mémoire photographique et connaissances phénoménales en informatique. Mikael Blomkvist se considérait comme relativement compétent en la matière, mais Lisbeth Salander maniait les ordinateurs comme si elle avait fait alliance avec le diable. Petit à petit, il avait compris qu'elle était un hacker de classe internationale et qu'au sein du club exclusif qui se consacrait çà et là dans le monde à une activité informatique criminelle au plus haut niveau, elle était une légende, fût-elle anonyme et uniquement connue sous son pseudo de Wasp.
C'était la capacité de Lisbeth de se balader dans les ordinateurs d'autrui qui avait fourni à Mikael le matériau nécessaire pour transformer son échec journalistique en affaire Wennerström — un scoop qui un an plus tard encore était source d'investigations policières sur la criminalité économique et menait régulièrement Mikael dans les fauteuils des studios de télévision.
Un an plus tôt, il avait vécu ce scoop avec une satisfaction colossale — comme une vengeance et une brillante réhabilitation après son séjour dans le caniveau journalistique. La satisfaction l'avait rapidement quitté, pourtant. Au bout de quelques semaines, il en avait déjà marre de répondre aux éternelles mêmes questions des journalistes et des flics de la brigade financière. Je suis désolé, mais je ne peux pas divulguer mes sources. Et le jour où un journaliste de l’Azerbahdzian Times s'était donné la peine de venir à Stockholm uniquement pour poser les mêmes questions stupides, il en avait eu assez. Il avait réduit le nombre d'interviews à un strict minimum, et les derniers mois il ne s'était quasiment prêté au jeu que lorsque la Fille de Tv4 l'avait appelé, et cela uniquement quand l'enquête était entrée dans une nouvelle phase bien particulière.
La collaboration de Mikael avec la Fille de Tv4 avait de plus une tout autre dimension. Elle avait été le premier journaliste à mordre à la révélation et sans sa contribution le tout premier soir quand Millenium avait lâché le scoop, rien ne disait que l'histoire aurait eu un tel impact. Mikael n'avait appris qu'ensuite qu'elle avait dû lutter bec et ongles pour persuader sa rédaction de la laisser raconter l'histoire. Personne n'avait eu envie de mettre en avant l'escroc de Millenium et jusqu'au moment où elle était passée en direct, personne n'aurait pu certifier que la batterie d'avocats de la rédaction la laisserait parler. Plusieurs de ses collègues plus âgés avaient baissé le pouce pour lui signifier que si elle se trompait, sa carrière était foutue. La Fille avait tenu bon et démarré l'histoire de l'année.
La première semaine, elle suivit tout naturellement l'affaire — puisque à vrai dire elle était le seul reporter à avoir approfondi le sujet — mais juste avant Noël, Mikael se rendit compte que tous les commentaires et tous les nouveaux points de vue avaient été transférés à ses collègues masculins. Autour du Nouvel An, Mikael apprit par des voies détournées qu'on avait tout simplement évincé la Fille, en arguant que le plus grand événement médiatique de l'année devait être traité par des journalistes économiques sérieux et pas par une gamine sortie de l'île de Gotland ou d'allez savoir où. Cela énerva Mikael et, quand plus tard Tv4 lui demanda un commentaire, il expliqua d'emblée qu'il ne répondrait à Tv4 que si la Fille posait les questions. D'où quelques jours d'un silence boudeur avant que les types capitulent et qu'elle soit de retour en selle.
L'intérêt décroissant de Mikael pour l'affaire Wennerström coïncidait aussi avec la disparition de Lisbeth Salander. Il ne comprenait toujours pas ce qui s'était passé.
Ils s'étaient séparés le lendemain du jour de Noël et il ne l'avait pas vue au cours des jours suivants. Tard le soir la veille du réveillon du Nouvel An, il l'avait appelée. Elle n'avait pas répondu au téléphone. Le jour du réveillon, il était passé chez elle deux fois sonner à sa porte. La première fois, il y avait de la lumière dans l'appartement mais elle n'était pas venue ouvrir. La deuxième fois, tout était éteint. Le Jour de l'an, il avait de nouveau essayé de l'appeler, mais sans obtenir d'autre réponse que le message disant que l'abonné n'était pas joignable.
Il la vit deux fois au cours des jours suivants. Inquiet et n'arrivant toujours pas à la joindre, il alla chez elle début janvier s'asseoir sur une marche d'escalier devant son appartement. Il avait apporté un livre et il attendit obstinément pendant quatre heures avant qu'elle arrive, peu avant 23 heures. Elle portait un carton et elle s'arrêta net en le voyant.
— Salut, Lisbeth, fit-il en refermant son livre.
Lisbeth le contempla sans la moindre expression dans le regard, ni chaleur ni amitié. Puis elle passa devant lui et glissa la clé dans la serrure.
— Tu m'offres une tasse de café ? demanda Mikael. Elle se tourna vers lui et parla d'une voix basse.
— Va-t'en. Je ne veux plus te revoir.
Puis elle referma la porte au nez d'un Mikael Blomkvist tombé des nues, et il l'entendit tourner la clé de l'autre côté.
Trois jours plus tard, il la vit pour la deuxième fois. Il avait pris le métro de Slussen à Centralen, et quand la rame s'arrêta à Gamla Stan, en regardant par la fenêtre, il la vit sur le quai, à moins de deux mètres de distance. Il la vit au moment même où les portes se refermaient. Pendant cinq secondes, elle le fixa droit dans les yeux mais comme s'il était transparent, avant de tourner les talons et de s'éloigner de son champ de vision tandis que la rame se mettait en branle.
Le message était clair. Lisbeth Salander ne voulait rien avoir à faire avec Mikael Blomkvist. Elle l'avait retranché de sa vie avec autant d'efficacité que lorsqu'elle effaçait un fichier de son ordinateur, sans explications ni compromis. Elle avait changé de numéro de téléphone portable et elle ne répondait pas aux e-mails.
Mikael soupira et arrêta la télé, s'approcha de la fenêtre et contempla l'hôtel de ville.
Il se demanda s'il avait tort de s'entêter ainsi à passer régulièrement devant l'appartement de Lisbeth. L'attitude de Mikael jusque-là était que si une femme signalait aussi clairement qu'elle ne voulait pas entendre parler de lui, il s'en allait. Ne pas respecter un tel message équivalait à ses yeux à ne pas respecter la femme en question.
Du temps de l'affaire, ils s'étaient retrouvés au lit ensemble. Cela s'était passé sur l'initiative de Lisbeth et leur relation avait duré six mois. Si sa décision était de terminer l'histoire de façon aussi surprenante qu'elle l'avait commencée, Mikael n'avait qu'à l'accepter. C'était à elle de trancher. Mikael envisageait sans mal ce rôle d'ex-petit ami — s'il fallait maintenant qu'il se considère comme tel — mais la manière dont Lisbeth Salander l'avait plaqué le laissait perplexe.
Le seul problème était que Mikael aimait toujours énormément Lisbeth Salander. Il n'était pas le moins du monde amoureux d'elle — ils étaient à peu près aussi mal assortis que deux personnes peuvent l'être — mais il l'aimait bien et il ressentait un manque réel de ce fichu petit bout de femme compliquée. Il s'était imaginé leur amitié réciproque. Bref, il se sentait comme un imbécile.
Après un long moment passé devant la fenêtre, sa décision fut prise.
Si Lisbeth Salander le détestait si cordialement qu'elle ne pouvait même pas se résoudre à le saluer quand ils se voyaient dans le métro, leur amitié était probablement terminée et le mal irréversible. Désormais, il ne passerait pas devant son appartement ni ne prendrait aucune initiative pour renouer le contact avec elle.
LISBETH SALANDER CONSULTA sa montre et constata que, bien qu'elle soit restée sagement à l'ombre, elle était trempée de sueur. Il était 10 h 30. Elle mémorisa une formule mathématique de trois lignes et referma Dimensions in Mathematics, puis attrapa la clé de sa chambre et son paquet de cigarettes sur la table.
Sa chambre était au premier étage, le dernier de l'hôtel. Elle ôta ses vêtements et entra dans la douche.
Un lézard vert de vingt centimètres de long la lorgnait du mur, juste sous le plafond. Lisbeth Salander le regarda à son tour du coin de l'œil, mais ne fit pas un geste pour le chasser. Elle était arrivée à la conclusion que le lézard était locataire depuis bien plus longtemps qu'elle et resterait probablement longtemps après qu'elle aurait quitté la Grenade. Il y avait des lézards partout sur l'île, ils se faufilaient dans la chambre par les stores devant les fenêtres ouvertes, sous la porte ou par l'aération de la salle de bains. Elle aimait bien leur compagnie, ils la laissaient globalement en paix et ils semblaient plus intelligents que certains humains qu'elle avait rencontrés. L'eau était fraîche sans être glacée et elle resta sous la douche pendant cinq minutes pour se rafraîchir.
En revenant dans la chambre, elle s'arrêta toute nue devant le miroir de l'armoire et examina son corps avec émerveillement. Elle pesait toujours quarante-deux kilos et mesurait presque un mètre cinquante. Il n'y avait pas grand-chose à y faire. Elle avait des membres minces comme ceux d'une poupée, de petites mains et des hanches qui n'en menaient pas large.
Mais elle avait des seins.
Toute sa vie, elle avait été ridiculement plate, comme si elle n'était pas encore entrée en puberté. Ses tétons avaient été petits mais tout à fait normaux. Le problème était qu'ils se trouvaient sur ce qu'on pouvait au mieux décrire comme des ébauches de renflement. Ça avait un air parfaitement ridicule et elle avait toujours trouvé désagréable de se montrer nue.
Et puis, brusquement, elle s'était retrouvée avec des seins. Il ne s'agissait pas de melons (ce qu'elle ne souhaitait pas avoir et ce qui aurait été encore plus ridicule sur son corps tout frêle), mais bien de deux seins ronds et fermes de la taille au moins d'une mandarine. Le changement s'était fait en douceur et les proportions étaient plausibles. La différence était radicale, aussi bien pour son aspect physique que pour son bien-être personnel.
Elle avait passé cinq semaines dans une clinique près de Gênes, en Italie, pour se faire poser les implants qui constituaient la base de ses seins tout neufs. Elle avait choisi la clinique et les médecins jouissant de la meilleure réputation en Europe et qui pratiquaient habituellement des interventions médicalement justifiées plutôt que de la chirurgie esthétique. Son médecin, une forte femme charmante du nom d'Alessandra Perrini, avait constaté que ses seins étaient sous-développés et qu'il y avait des raisons médicales de l'accepter comme patiente.
L'intervention n'avait pas été indolore mais les seins semblaient naturels, au regard et au toucher. Les tétons étaient aussi sensibles qu'avant l'intervention et les cicatrices quasi invisibles. Pas une seconde elle n'avait regretté sa décision. Elle était satisfaite. Six mois plus tard encore, elle ne pouvait pas passer torse nu devant un miroir sans sursauter et commencer à tâter ses seins. Elle les vivait comme une amélioration de sa qualité de vie.
Profitant de son séjour à la clinique de Gênes, elle avait fait enlever un de ses neuf tatouages — une guêpe de deux centimètres sur le côté droit du cou. Elle appréciait ses tatouages, particulièrement le gros dragon qui s'étendait de l'omoplate jusqu'à la fesse, mais elle avait quand même pris la décision de se débarrasser de la guêpe, considérant qu'une marque aussi visible et ostensible la rendait facile à identifier et à mémoriser. Lisbeth Salander ne voulait pas qu'on la mémorise et l'identifie. Le tatouage avait été enlevé à l'aide d'un laser et, quand elle passait l'index sur le cou, elle pouvait sentir une très légère cicatrice. Une inspection plus poussée révélait que sa peau bronzée était à peine plus claire à l'emplacement du tatouage, mais un rapide coup d'œil ne dévoilait rien du tout. En tout, son séjour à Gênes lui avait coûté l'équivalent de 190 000 couronnes.
Ce qu'elle pouvait s'offrir.
Elle arrêta de rêver devant la glace et mit une culotte et un soutien-gorge. Deux jours après avoir quitté la clinique de Gênes, elle était pour la première fois de ses vingt-cinq années de vie entrée dans une boutique de lingerie et avait acheté l'objet dont jusque-là elle n'avait jamais eu besoin. Depuis, elle avait eu vingt-six ans et elle portait ce sous-vêtement avec une certaine fascination.
Elle enfila un jean et un tee-shirt noir annonçant Consider this a fair warning. Elle trouva les sandalettes et son chapeau de paille et hissa un fourre-tout en nylon noir sur son épaule.
En se dirigeant vers la sortie, elle remarqua un petit groupe de clients qui discutaient devant la réception. Elle ralentit le pas et dressa l'oreille.
— Just how dangerous is she ? cria une femme noire à l'accent British. Lisbeth la reconnut comme faisant partie d'un groupe de vacanciers arrivé de Londres dix jours plus tôt.
Freddie McBain, le réceptionniste grisonnant qui accordait invariablement à Lisbeth Salander un gentil sourire, avait l'air embêté. Il expliqua que tous les clients de l'hôtel recevraient des instructions et qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter si tout le monde suivait à la lettre ces instructions. Sa réponse fut accueillie par un flot de questions.
Lisbeth Salander fronça les sourcils et alla trouver Ella Carmichael derrière le bar.
— C'est quoi tout ça ? demanda-t-elle en montrant l'attroupement devant la réception.
— Mathilda menace de venir nous rendre visite.
— Mathilda ?
— Mathilda est un cyclone qui s'est formé au large du Brésil il y a quinze jours et qui est passé droit à travers Paramaribo ce matin. C'est la capitale du Surinam. On ne sait pas très bien quelle direction elle va prendre — probablement plus au nord vers les Etats-Unis. Mais si elle continue à suivre la côte vers l'ouest, il y a Trinité et la Grenade sur son chemin. Autrement dit, on risque d'avoir du vent.
— Je croyais que la saison des cyclones était finie.
— C'est exact. D'habitude, les avis de cyclone nous tombent dessus en septembre et octobre. Mais désormais le climat est tellement déréglé avec leurs histoires d'effet de serre qu'on ne peut jamais rien prévoir.
— Je vois. Et on prévoit Mathilda pour quand ?
— Bientôt.
— Et je dois m'attendre à quoi ?
— Lisbeth, on ne joue pas avec les cyclones. Nous avons eu un cyclone dans les années 1970 qui a fait d'énormes dégâts ici à la Grenade. J'avais onze ans et j'habitais un village là-haut vers Grand Etang sur la route de Grenville. Jamais je n'oublierai cette nuit-là.
— Hm hm.
— Mais ne t'inquiète pas. Reste à proximité de l'hôtel samedi. Prépare-toi un sac avec ce qui te paraît indispensable — je pense à l'ordinateur sur lequel je te vois faire joujou — et sois prête à l'emporter si on annonce qu'il faut gagner l'abri. C'est tout.
— C'est bon, j'y penserai.
— Tu veux boire quelque chose ?
— Non merci.
Lisbeth Salander partit sans dire au revoir. Ella Carmichael sourit avec résignation. Il lui avait fallu quelques semaines pour s'habituer aux manières de cette fille étrange et elle avait fini par comprendre que Lisbeth Salander n'était pas arrogante — elle venait tout simplement d'une autre planète. Mais elle payait ses consommations sans râler, restait à peu près sobre, s'occupait de ses affaires et ne causait jamais de problèmes.
LES TRANSPORTS EN COMMUN de la Grenade consistaient essentiellement en minibus aux décorations extravagantes qui partaient sans souci d'horaires et autres formalités. Cela dit, ils assuraient des navettes incessantes pendant la journée. Après la tombée de la nuit, par contre, il était pratiquement impossible de se déplacer si on ne disposait pas d'un véhicule personnel.
Lisbeth Salander n'attendit qu'une minute sur la route pour Saint George's avant qu'un des bus s'arrête. Le chauffeur était un rasta et les baffles du bus diffusaient à fond No Woman, no Cry. Elle ferma les oreilles, paya son dollar et se faufila dans le bus entre une dame costaude aux cheveux gris et deux garçons en uniforme scolaire.
Saint George's était située sur une baie en U qui formait the Carénage. Autour du port se dressaient des collines escarpées avec des immeubles, d'anciens bâtiments coloniaux et une forteresse, Fort Rupert, à l'extrémité du promontoire au bord d'une falaise.
Saint George's était une ville extrêmement compacte et dense avec des rues étroites et de nombreuses ruelles. Les maisons grimpaient sur les collines et il n'y avait presque pas de surfaces horizontales à part un terrain de cricket qui faisait aussi office d'hippodrome en bordure nord de la ville.
Elle descendit du bus au milieu du port et rejoignit à pied Maclntyre's Electronics en haut d'un court raidillon bien crevant. Pratiquement tous les produits en vente à la Grenade étaient importés des Etats-Unis ou d'Angleterre et coûtaient par conséquent deux fois plus cher que partout ailleurs, mais en compensation la boutique offrait la clim.
La batterie supplémentaire qu'elle avait commandée pour son Apple PowerBook G4 titanium avec écran de 17 pouces était enfin arrivée. A Miami, elle s'était procuré un ordinateur de poche Palm sur lequel elle pouvait lire son courrier électronique, facile à transporter dans le fourre-tout plutôt que de traîner le PowerBook, mais qui était un bien piètre substitut de l'écran 17 pouces. La batterie d'origine commençait à fatiguer et ne tenait la charge qu'une demi-heure, ce qui était vraiment la poisse quand elle voulait rester près de la piscine et compte tenu aussi de la fourniture en électricité sur la Grenade, qui laissait un peu à désirer. Pendant les semaines qu'elle y avait passées, elle avait connu deux coupures de courant assez longues. Elle paya avec une carte de crédit établie au nom de Wasp Enterprises, mit la batterie dans son sac et ressortit dans la chaleur de midi.
Elle passa à la Barclays Bank et retira 300 dollars en espèces, puis elle alla au marché acheter une botte de carottes, six mangues et une bouteille d'un litre et demi d'eau minérale. Son fourre-tout s'en trouva tout de suite alourdi et, quand elle fut de retour au port, elle avait faim et soif. Elle envisagea d'abord le Nutmeg, mais le resto semblait pris d'assaut. Elle continua jusqu'au Turtleback plus paisible tout au fond du port, s'installa à la terrasse et commanda une assiette de calamars aux pommes de terre sautées et une bouteille de Carib, la bière locale. Elle ramassa un exemplaire abandonné du Grenadian Voice qu'elle parcourut pendant deux minutes. Le seul article d'un quelconque intérêt exagérait l'arrivée possible de Mathilda. Le texte était illustré avec la photo d'une maison écroulée, rappel des dégâts causés par le dernier grand cyclone qui avait ravagé le pays.
Elle replia le journal, but une goulée de Carib directement à la bouteille, se laissa aller en arrière et vit l'homme de la chambre 32 passer du bar à la terrasse. Il portait sa serviette en cuir brun dans une main et un grand verre de Coca-Cola dans l'autre. Ses yeux passèrent sur elle sans la reconnaître, avant qu'il aille s'asseoir du côté diamétralement opposé de la terrasse, puis il fixa son regard sur l'eau devant le restaurant.
Lisbeth Salader haussa un sourcil et examina l'homme qu'elle voyait de profil. Il semblait complètement absent et resta immobile pendant sept minutes. Puis il leva soudain son verre et but trois bonnes gorgées. Il reposa le verre et se remit à fixer l'eau. Un moment plus tard, Lisbeth ouvrit son sac et sortit Dimensions in Mathematics.
TOUTE SA VIE, elle avait adoré les puzzles et les énigmes. Quand elle avait neuf ans, sa mère lui avait offert un Rubik's Cube. L'objet avait lancé un défi à son sens de la logique pendant quarante minutes avant qu'elle finisse par en comprendre le fonctionnement. Ensuite, elle n'avait eu aucun mal à le résoudre. Elle ne s'était jamais trompée pour répondre aux questions des tests d'intelligence des quotidiens ; du genre cinq figures aux formes bizarres et il fallait indiquer quelle forme aurait la sixième. La réponse pour elle était toujours évidente.
A l'école primaire, elle avait appris les additions et les soustractions. La multiplication, la division et la géométrie en étaient le prolongement naturel. Elle savait faire mentalement l'addition d'une note au restaurant, établir une facture et calculer la trajectoire d'un obus d'artillerie tiré d'un angle donné à une vitesse donnée. C'étaient des évidences. Avant d'avoir lu l'article dans Popular Science, elle n'avait absolument jamais été fascinée par les maths ni même n'avait considéré la table des multiplications comme des maths. La table des multiplications était une chose qu'elle avait mémorisée en un après-midi à l'école, et elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi l'instituteur continuait à la rabâcher toute une année.
Brusquement, elle avait deviné la logique implacable qu'il y avait forcément derrière les raisonnements et les formules présentés, ce qui l'avait menée aux rayons de maths des librairies. Mais quand elle avait ouvert Dimensions in Mathematics, un monde totalement nouveau s'était présenté à elle. En fait les mathématiques étaient un puzzle logique avec des variations à l'infini — des énigmes qu'on pouvait résoudre. L'intérêt n'était pas de solutionner des exemples de calcul. Cinq fois cinq donnait toujours vingt-cinq. L'intérêt était d'essayer de comprendre la composition des règles qui permettaient de résoudre n'importe quel problème mathématique.
Dimensions in Mathematics n'était pas un manuel strict de mathématiques, mais une version poche d'un pavé de mille deux cents pages sur l'histoire des mathématiques depuis l'Antiquité grecque jusqu'aux tentatives contemporaines pour maîtriser l'astronomie sphérique. Le bouquin était considéré comme une bible, comparable à ce qu'avait un jour signifié l’Arithmétique de Diophante, et qu'il signifiait toujours, pour les mathématiciens sérieux. La première fois qu'elle avait ouvert Dimensions, c'était sur la terrasse de l'hôtel à Grand Anse Beach et elle s'était soudain retrouvée dans un monde enchanté de chiffres, dans un livre écrit par un auteur bon pédagogue mais qui savait aussi surprendre le lecteur avec des anecdotes et des problèmes déroutants. Elle avait pu suivre l'évolution des mathématiques d'Archimède jusqu'aux très contemporains Jet Propulsion Laboratories en Californie. Elle comprenait leurs méthodes pour résoudre les problèmes.
Elle avait vécu la rencontre avec le théorème de Pythagore (x2 + y2 = z2), formulé environ cinq cents ans avant J.-C, comme une sorte de révélation. Brusquement, elle avait compris le sens de ce qu'elle avait mémorisé dès le collège, à un des rares cours auxquels elle avait assisté. Dans un triangle rectangle, le carré de l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des côtés de l’angle droit. Elle était fascinée par la découverte d'Euclide vers l'an 300 avant J.-C, énonçant qu'un nombre parfait est toujours un multiple de deux nombres, dont l’un est une puissance de 2 et l’autre le même nombre à la puissance suivante de 2 moins 1. C'était une amélioration du théorème de Pythagore et elle comprenait l'infinité de combinaisons possibles.
6 = 21 x (22 — 1)
28 = 22 x (23 — 1)
496 = 24 x (25 — 1)
8 128 = 26 x (27 — 1)
Elle pouvait poursuivre indéfiniment sans trouver de nombre qui péchait contre la règle. Il y avait là une logique qui plaisait au sens de l'absolu de Lisbeth Salander. Elle avait rapidement et avec un plaisir manifeste assimilé Archimède, Newton, Martin Gardner et une douzaine d'autres mathématiciens classiques.
Ensuite, elle était arrivée au chapitre de Pierre de Fermat dont l'énigme mathématique, le théorème de Fermat, l'avait décontenancée pendant sept semaines. Ce qui fut certes un délai raisonnable en considérant que Fermat avait poussé des mathématiciens à la folie pendant près de quatre siècles avant qu'un Anglais du nom d'Andrew Wiles arrive, aussi tard qu'en 1993, à résoudre son puzzle.
Le théorème de Fermat était un postulat d'une simplicité trompeuse.
Pierre de Fermat était né en 1601 à Beaumont-de-Lomagne dans le Sud-Ouest de la France. Ironie de l'histoire, il n'était même pas mathématicien mais magistrat et se consacrait aux mathématiques comme une sorte de passe-temps bizarre. Pourtant, il était considéré comme un des mathématiciens autodidactes les plus doués de tous les temps. Tout comme Lisbeth Salander, il aimait bien résoudre des puzzles et des énigmes. Ce qui semblait l'amuser par-dessus tout était de se gausser d'autres mathématiciens en construisant des problèmes sans se donner la peine de fournir la solution. Le philosophe René Descartes affubla Fermat d'un tas d'épithètes dégradantes alors que son collègue anglais John Wallis l'appelait « ce fichu Français ».
Dans les années 1630 était sortie une traduction française de l’Arithmétique de Diophante, qui regroupait la totalité des théories formulées par Pythagore, Euclide et autres mathématiciens de l'Antiquité. C'était en travaillant sur le théorème de Pythagore que Fermat, dans une illumination géniale, avait posé son problème immortel. Il formula une variante du théorème de Pythagore. Au lieu de (x2 + y2 = z2) Fermat transforma le carré en cube (x3 + y3 = z3).
Le problème était que la nouvelle équation ne semblait pas avoir de solutions avec des nombres entiers. Ainsi, moyennant un petit changement théorique, Fermat avait transformé une formule proposant un nombre infini de solutions parfaites en une impasse qui n'en avait aucune. Son théorème était cela justement — Fermat affirmait que nulle part dans l'univers infini des nombres il n'existait de nombre entier où un cube pouvait s'exprimer comme étant la somme de deux cubes et que ceci était la règle pour tous les nombres qui ont une puissance supérieure à 2, c'est-à-dire justement le théorème de Pythagore.
Les autres mathématiciens eurent vite fait d'être d'accord. Utilisant la méthode d'essais et erreurs, ils purent constater qu'ils ne trouvaient pas de nombre réfutant l'affirmation de Fermat. Le seul problème était que même s'ils faisaient des calculs jusqu'à la fin des temps, ils ne pourraient vérifier tous les nombres existants, et que par conséquent les mathématiciens ne pouvaient pas affirmer que le nombre suivant n'allait pas infirmer le théorème de Fermat. En mathématiques, les affirmations doivent en effet être démontrables mathématiquement et s'exprimer par une formule générale et scientifiquement correcte. Le mathématicien doit pouvoir monter sur un podium et prononcer les mots il en est ainsi parce que…
Fermat, selon son habitude, se moqua de ses collègues. Dans la marge de son exemplaire de l’Arithmétique, le génie griffonna des hypothèses et termina avec quelques lignes. Cuius rei demonstrationem mirabilem sane detexi hanc marginis exiquitas non caperet. Soit : J'en ai découvert une démonstration merveilleuse. L'étroitesse de la marge ne la contient pas.
Si son intention était de pousser ses collègues à la folie, il y réussit parfaitement. Depuis 1637, pratiquement tous les mathématiciens qui se respectent ont consacré du temps, parfois beaucoup de temps, à essayer de démontrer la conjecture de Fermat. Des générations de penseurs s'y sont cassé les dents jusqu'à ce qu'Andrew Wiles fasse la démonstration que tout le monde attendait, en 1993. Cela faisait alors vingt-cinq ans qu'il réfléchissait à l'énigme, et les dix dernières années pratiquement à temps plein.
Lisbeth Salander était sacrement perplexe.
En fait, la réponse ne l'intéressait pas du tout. C'était la recherche de la solution qui la tenait en haleine. Quand quelqu'un lui donnait une énigme à résoudre, elle la résolvait. Avant de comprendre le principe des raisonnements, elle mettait du temps à élucider les mystères mathématiques, mais elle arrivait toujours à la réponse correcte avant d'ouvrir le corrigé.
Elle avait donc sorti un papier et s'était mise à griffonner des chiffres après avoir lu le théorème de Fermat. Et, non sans surprise, elle n'avait pas trouvé la solution de l'énigme.
S'interdisant de regarder le corrigé, elle avait sauté le passage où était présentée la solution d'Andrew Wiles. A la place, elle avait fini la lecture de Dimensions et constaté qu'aucun des autres problèmes formulés dans le livre ne lui posait de difficultés particulières. Jour après jour ensuite, elle s'était repenchée sur l'énigme de Fermat avec une irritation croissante en se demandant quelle « démonstration merveilleuse » Fermat avait pu trouver. Sans cesse, elle s'enfonçait dans de nouvelles impasses.
Elle leva les yeux quand soudain l'homme de la chambre 32 quitta sa place pour se diriger vers la sortie. Elle consulta sa montra et constata que l'homme était resté assis sans bouger pendant deux heures et dix minutes. Elle fronça les sourcils et, pensive, le regarda s'éloigner.
ELLA CARMICHAEL POSA LE VERRE sur le comptoir du bar devant Lisbeth Salander en se disant que les drinks roses avec des ombrelles ridicules n'étaient décidément pas le truc de cette fille. Lisbeth Salander commandait toujours la même chose — un rhum-Coca. Un seul soir, Salander avait un peu trop forcé sur les bières et Ella avait dû demander l'aide d'un employé pour la porter dans sa chambre. A part cette unique fois, sa consommation normale se résumait à des caffè latte, quelques rhum-Coca et la Carib locale. Comme d'habitude, elle s'installa seule à l'extrémité droite du bar et ouvrit un livre bourré d'étranges formules mathématiques, ce qui aux yeux d'Ella Carmichael était un choix de littérature étrange pour une jeune célibataire de son âge.
Elle constata aussi que Lisbeth Salander ne semblait pas le moins du monde intéressée par la drague. Les quelques rares types ayant tenté le coup avaient été gentiment mais fermement éconduits, et pour l'un d'eux avec perte et fracas. Le dénommé Chris MacAllen, que Lisbeth avait envoyé balader avec rudesse, était cela dit un bon à rien local qui méritait de se ramasser une veste. Ella n'avait pas été trop surprise lorsque le gars avait inexplicablement trébuché et était tombé dans la piscine après avoir essayé de baratiner Lisbeth Salander toute une soirée. A la décharge de MacAllen il fallait dire qu'il n'était pas rancunier. Le lendemain soir, il était revenu, sobre, et avait offert une bière à Salander qu'elle avait acceptée après une petite hésitation. Depuis, ils se saluaient poliment quand ils se croisaient au bar.
— Tout va bien ? demanda Ella.
Lisbeth Salander hocha la tête et prit le verre.
— Du nouveau pour Mathilda ? demanda-t-elle.
— Elle arrive toujours dans notre direction. On pourrait avoir un week-end mouvementé.
— On saura ça quand ?
— En fait, pas avant qu'elle soit passée. Elle peut venir droit sur la Grenade et décider de bifurquer vers le nord au dernier moment. C'est comme ça, les cyclones, ils vont, ils viennent. Le plus souvent, ils passent à côté — heureusement, sinon il n'y aurait plus d'île. Mais ne t'inquiète pas pour autant.
— Je ne m'inquiète pas.
Elles entendirent soudain un rire un peu forcé et tournèrent leurs têtes vers la femme de la chambre 32, apparemment ravie de ce que racontait son mari.
— C'est qui, ça ?
— Le Dr Forbes ? Ce sont des Américains d'Austin, dans le Texas.
Ella Carmichael prononça le mot « Américains » avec un dégoût évident.
— Je sais qu'ils sont américains. Qu'est-ce qu'ils font ici ? Il est médecin ?
— Non, pas ce genre de docteur. Il est ici pour la fondation Santa Maria.
— C'est quoi ?
— Ils financent les études d'enfants doués. Un homme bien, ce docteur. Il est en pourparlers avec le ministère de l'Education pour construire un nouveau collège à Saint George's.
— Un homme bien mais qui bat sa femme, dit Lisbeth Salander.
Ella Carmichael ne répondit pas et leva un œil attentif sur Lisbeth. Puis elle hocha la tête et s'éloigna à l'autre bout du bar pour servir des Carib à quelques clients locaux.
Lisbeth resta au bar une dizaine de minutes, le nez dans Dimensions. Avant même son adolescence, elle avait compris qu'elle était dotée d'une mémoire photographique et était par conséquent différente de ses camarades de classe. Elle n'avait jamais révélé cette singularité à personne — sauf à Mikael Blomkvist dans un instant de faiblesse. Elle connaissait déjà par cœur le texte de Dimensions et elle continuait à trimballer le livre surtout parce qu'il constituait un lien visuel vers Fermat, comme si le livre était devenu un talisman.
Ce soir, pourtant, elle n'arrivait pas à focaliser ses pensées ni sur Fermat ni sur son théorème. Elle avait sans arrêt en tête l'image du Dr Forbes immobile, le regard fixé sur un point de la baie du Carénage.
Elle n'aurait su expliquer pourquoi cela la mettait mal à l'aise.
Finalement, elle ferma le livre, monta dans sa chambre et démarra son PowerBook. Il ne fallait pas songer à surfer sur le Net. L'hôtel n'avait pas l'ADSL, mais Lisbeth avait un modem interne qu'elle pouvait brancher sur son téléphone portable et qui lui permettait d'envoyer et de recevoir des e-mails. Elle rédigea un bref message destiné à plague_xyz_666@hotmail.com :
[Pas d'ADSL. Besoin d'infos sur un certain Dr Forbes de la fondation Santa Maria, et sur sa femme, domiciliés à Austin, Texas. 500 dollars à qui me fait la research. Wasp.]
Elle joignit sa clé PGP officielle, crypta le mail à l'aide de la clé PGP de Plague et appuya sur la touche Envoi. Puis elle regarda l'heure et constata qu'il était un peu plus de 19 h 30.
Elle arrêta l'ordinateur, ferma sa porte à clé et parcourut quatre cents mètres sur la plage, coupa la route de Saint George's et alla frapper à la porte de la remise derrière le Coconut. George Bland avait seize ans, il faisait des études à Saint George's. Il voulait devenir médecin ou avocat ou peut-être astronaute, et il était à peu près aussi maigrichon que Lisbeth Salander et pas bien plus grand qu'elle.
Lisbeth avait rencontré George Bland sur la plage la première semaine à la Grenade, le lendemain de son installation à Grand Anse. Elle avait fait une longue promenade sur la plage et s'était assise à l'ombre de quelques palmiers pour regarder des enfants qui jouaient au foot au bord de l'eau. Elle avait ouvert Dimensions et elle était plongée dans sa lecture quand il était venu s'asseoir quelques mètres seulement devant elle, apparemment sans remarquer sa présence. Elle l'avait observé en silence. Un jeune Black en sandales, pantalon noir et chemise blanche.
Comme elle, il avait ouvert un livre et s'était plongé dans la lecture. Comme elle, il étudiait un livre de mathématiques — Basics 4. Apparemment concentré sur le sujet, il commença à griffonner sur les pages d'un cahier. Ce n'est qu'au bout de cinq minutes, quand elle toussota, qu'il remarqua sa présence, et il sursauta, effrayé. Il s'excusa de l'avoir dérangée, ramassa son sac et son livre, et il s'apprêtait à quitter l'endroit quand elle lui demanda s'il trouvait les maths difficiles.
Algèbre. En quelques secondes, elle avait souligné une erreur fondamentale dans son opération. Une demi-heure plus tard, ils avaient terminé ses devoirs. Une heure plus tard, ils avaient parcouru le chapitre suivant et elle lui avait expliqué avec pédagogie les ficelles des opérations. Il l'avait contemplée avec vénération. Deux heures plus tard, il avait révélé que sa mère habitait au Canada, à Toronto, que son père habitait à Grenville de l'autre côté de l'île et que lui-même vivait dans une remise derrière le Coconut, plus haut sur la plage. Il était le dernier de la famille, avec trois sœurs plus âgées.
Lisbeth Salander trouva sa compagnie étonnamment relaxante. La situation était inhabituelle. Elle entamait rarement, pour ne pas dire jamais, la conversation avec d'autres personnes pour un simple bavardage. Il ne s'agissait pas de timidité. Pour elle, une conversation avait une fonction pratique : où est-ce que je peux trouver une pharmacie ou c'est combien, la chambre ? La fonction d'une conversation relevait aussi du boulot. Quand elle avait travaillé comme enquêteuse pour Dragan Armanskij à Milton Security, elle n'avait eu aucun problème pour mener des conversations délirantes afin d'obtenir des données.
En revanche, elle détestait les conversations personnelles qui débouchaient toujours sur une fouille en règle de ce qu'elle estimait relever du domaine privé. Tu as quel âge ? — Devine. — Tu la trouves bien, Britney Spears ? — C'est qui, ça ? — Tu aimes les dessins de Carl Larsson ? — Jamais réfléchi à la question. — Est-ce que tu es lesbienne ? — Va te faire !
George Bland était gauche tout en étant sûr de lui, mais il était poli et il essaya de mener une conversation intelligente sans entrer en compétition avec elle et sans fouiller dans sa vie privée. Tout comme elle, il paraissait seul. Il semblait simplement accepter le fait qu'une déesse des mathématiques soit descendue sur la plage de Grand Anse et il paraissait satisfait qu'elle veuille bien lui tenir compagnie. Après plusieurs heures sur la plage, alors que le soleil approchait de l'horizon, ils se levèrent pour partir. Il la raccompagna à son hôtel, en chemin il montra la bicoque qui lui servait de chambre d'étudiant et demanda s'il pouvait lui offrir le thé. Elle accepta, ce qui parut le surprendre.
Son habitation était des plus simples : une remise contenant une table en mauvais état, deux chaises, un lit et une armoire pour les vêtements et le linge. Pour seul éclairage, une petite lampe de bureau branchée sur un câble venant du Coconut. La cuisinière était un réchaud de camping. Il lui proposa du riz aux légumes qu'il servit sur des assiettes de camping en plastique. Il lui offrit également de fumer la substance locale illicite, ce qu'elle accepta.
Lisbeth n'avait aucun mal à noter que sa présence le troublait et qu'il ne savait pas vraiment comment se comporter. Sur un coup de tête, elle décida de le laisser la séduire. Cela prit la tournure d'un processus pénible et compliqué. Il avait compris ses signaux mais n'avait pas la moindre idée de la conduite à tenir. Il tourna autour du pot avec une frustration évidente jusqu'à ce qu'elle perde patience, le renverse sur le lit avec détermination et retire son débardeur.
C'était la première fois qu'elle se montrait nue devant quelqu'un depuis l'opération. Quand elle avait quitté la clinique avec ses nouveaux seins, la sensation qu'elle ressentait relevait de la panique, et il lui avait fallu un bon moment avant de réaliser que personne ne la regardait. La Lisbeth Salander qui d'habitude se fichait éperdument de ce que les autres pensaient d'elle n'en menait pas large ce jour-là.
Consciente que tôt ou tard il lui faudrait se jeter à l'eau, elle avait accueilli George Bland comme un début parfait, même s'il était d'une timidité alarmante. Après avoir réussi à lui enlever son soutien-gorge (non sans une certaine dose d'encouragement), il avait éteint la lampe près du lit avant de se déshabiller. Lisbeth avait rallumé. Elle avait attentivement surveillé ses réactions quand il la touchait avec maladresse. Bien plus tard seulement dans la soirée, elle s'était détendue et avait constaté qu'il considérait ses seins comme tout à fait naturels. Cela dit, il n'avait peut-être pas vu beaucoup de seins de femme.
Elle n'avait eu aucune intention de se trouver un amant adolescent à la Grenade. Ça s'était passé sur une impulsion et, quand elle le quitta tard dans la nuit, elle n'envisageait pas de le revoir. Dès le lendemain, pourtant, elle l'avait croisé de nouveau sur la plage et avait réalisé que ce jeune novice était une compagnie agréable. Durant les sept semaines qu'elle avait passées à la Grenade, George Bland était devenu un élément peut-être pas stable, mais néanmoins un élément dans son existence. Elle constata que lorsqu'ils se promenaient ensemble, ils devaient avoir l'air de deux ados. Sweet sixteen.
Il trouvait probablement que la vie était devenue plus intéressante. Il avait rencontré une femme qui lui donnait des leçons de maths et d'érotisme.
Il ouvrit la porte et lui adressa un sourire ravi.
— Tu veux de la compagnie ? demanda-t-elle.
LISBETH SALANDER QUITTA un George Bland béat de satisfaction peu après 2 heures du matin. Elle-même ressentait une sensation de chaleur dans le corps, et elle suivit la plage plutôt que la route pour revenir au Keys Hôtel. Elle marchait seule dans le noir, sachant très bien que George Bland allait la suivre à une centaine de mètres derrière.
Il le faisait tout le temps. Elle n'était jamais restée dormir chez lui. George avait vigoureusement protesté contre l'idée même qu'une femme se promène toute seule dans la nuit pour rentrer à son hôtel. Il insistait en disant que son devoir était de la raccompagner à son hôtel. Surtout que l'heure était souvent tardive. Lisbeth Salander avait attentivement écouté ses arguments avant de couper court à la discussion avec un simple non. Je vais où je veux quand je veux. End of discussion. Et non, je ne tiens pas à être escortée. La première fois qu'elle s'était rendu compte qu'il la suivait, elle avait été terriblement irritée, puis elle avait compris que cela faisait partie du caractère de George Bland. A présent elle trouvait un certain charme à ses instincts de protection et faisait comme si elle ignorait sa présence derrière elle et qu'il ne retournerait chez lui qu'après l'avoir vue entrer dans l'hôtel.
Elle se demandait ce qu'il ferait si elle était soudain agressée.
Pour sa part, elle avait l'intention de se servir du marteau qu'elle avait acheté à la quincaillerie de MacIntyre et qu'elle gardait dans la poche extérieure de son fourre-tout. Selon Lisbeth Salander, il existait peu de situations de menace auxquelles l'usage d'un bon vieux marteau ne mettrait pas un terme.
Malgré un croissant de lune très brillant, le ciel étincelait d'étoiles. Elle leva les yeux et identifia Régulus de la constellation du Lion. Elle était presque arrivée à l'hôtel quand elle s'arrêta net. Elle venait d'apercevoir une silhouette sur la plage, au bord de l'eau, tout près de l'hôtel. C'était la première fois qu'elle voyait quelqu'un sur la plage après la tombée de la nuit. Une centaine de mètres les séparaient mais Lisbeth put aisément identifier l'individu.
C'était l'honorable Dr Forbes, chambre 32.
Elle s'écarta rapidement de quelques pas et se tapit à la lisière des arbres. Quand elle se retourna pour vérifier, elle constata que George Bland lui aussi s'était planqué. L'homme au bord de l'eau faisait lentement des allers-retours. Il fumait une cigarette. Régulièrement il s'arrêtait et se penchait en avant comme pour examiner le sable. Cette pantomime se poursuivit pendant vingt minutes, puis soudain il fit demi-tour et remonta vers l'entrée de l'hôtel côté plage, où il s'engouffra.
Lisbeth attendit une minute, les sourcils froncés, avant de rejoindre l'endroit où l'homme de la chambre 32 avait marché. Elle décrivit lentement un demi-cercle et observa le sol. Tout ce qu'elle vit était du sable, quelques cailloux et des coquillages. Au bout de deux minutes, elle interrompit son inspection, perplexe, et remonta vers l'hôtel.
Elle sortit sur le balcon de sa chambre, se pencha par-dessus la rambarde et regarda sur le balcon de ses voisins. Tout était calme et tranquille. La dispute de la soirée était apparemment terminée. Un moment plus tard, elle alla chercher son sac, sortit du papier et se roula un joint avec la provision dont George Bland l'avait pourvue. Elle s'assit sur une chaise de balcon et contempla l'eau sombre de la mer des Caraïbes en fumant et en réfléchissant.
Et brusquement elle eut l'impression d'abriter en elle un système d'alerte dont les lampes rouges clignotaient.
NILS ERIK BJURMAN, avocat, cinquante-cinq ans, posa sa tasse de café et contempla la foule qui passait devant le café Hedon sur la place de Stureplan. Ses yeux suivaient le flot des passants sans observer personne en particulier. Il pensait à Lisbeth Salander. Il pensait souvent à Lisbeth Salander.
Penser à elle lui mettait le sang en ébullition.
Il la haïssait avec une intensité maximum dans son registre émotionnel.
Lisbeth Salander l'avait écrasé. Jamais il n'oublierait cet instant. Elle s'était emparée des commandes et l'avait humilié. Elle l'avait maltraité de telle façon que des traces indélébiles subsistaient sur son corps. Plus précisément, cela occupait vingt centimètres carrés sur son ventre juste au-dessus de ses organes sexuels. Elle l'avait enchaîné à son propre lit, l'avait torturé et avait tatoué un message sur le sens duquel personne ne pouvait se méprendre et qu'il serait très difficile d'effacer :
JE suis UN
PORC SADIQUE,
UN SALAUD
ET UN
VIOLEUR.
Que le contenu du message fût parfaitement véridique n'entrait pas en ligne de compte. La haine de Bjurman n'était pas rationnelle.
Lisbeth Salander avait été déclarée juridiquement irresponsable par le tribunal d'instance de Stockholm. Bjurman avait été désigné pour être son tuteur, ce qui la mettait en état de dépendance totale par rapport à lui. La toute première fois qu'il avait rencontré Lisbeth Salander, il avait commencé à fantasmer sur elle. Il ne se l'expliquait pas, mais elle invitait à ce genre de comportement. Il avait profité de sa position pour la violer.
D'UN POINT DE VUE PUREMENT INTELLECTUEL, maître Nils Bjurman savait que l'acte qu'il avait commis n'était socialement ni acceptable ni permis. Il savait qu'il avait mal agi. Il savait aussi que, juridiquement, ses agissements étaient indéfendables et passibles de plusieurs années de prison.
D'un point de vue émotionnel, tout ce savoir intellectuel ne pesait pas lourd. Il ne pouvait que reconnaître la gravité de ses actes et accepter que ce ne soit pas une excuse pour autant. Dès l'instant où il avait rencontré Lisbeth Salander en décembre deux ans auparavant, il avait su qu'elle était son jouet. Les lois, les règles, la morale et la responsabilité n'entraient absolument pas en ligne de compte.
Cette fille était étrange — adulte, mais d'une allure telle qu'on pouvait la prendre pour une mineure. Il avait le contrôle sur sa vie — il pouvait disposer de Lisbeth Salander. C'était impeccable.
Elle était déclarée majeur incapable et sa biographie sous forme de dossiers médicaux la transformait en un être dénué de crédibilité, si jamais l'idée lui venait de protester. Il ne s'agissait pas non plus de viol sur une enfant candide — son dossier établissait qu'elle avait eu un tas d'expériences sexuelles et qu'on pouvait même la considérer comme étant de mœurs dissolues. Le rapport d'un assistant social signalait qu'à l'âge de dix-sept ans, Lisbeth Salander offrait probablement des services sexuels moyennant paiement. A l'origine de ce rapport, la note d'une patrouille de police ayant observé un pervers notoire en compagnie d'une jeune fille sur un banc dans le parc de Tantolunden. La voiture de police s'était arrêtée et les agents avaient contrôlé le couple ; la fille avait refusé de répondre à leurs questions et le type était trop ivre pour donner une explication sensée de ce qu'ils étaient en train de traficoter.
Pour maître Bjurman, la conclusion s'imposait : Lisbeth était une pute de bas étage. Elle était en son pouvoir. Il n'y avait aucun risque. Même si elle protestait auprès de la commission des Tutelles, il pourrait s'appuyer sur sa propre crédibilité et ses mérites pour l'expédier comme menteuse éhontée.
Elle était le jouet idéal — adulte, débauchée, socialement incompétente et livrée à son bon vouloir.
C'était la première fois qu'il avait tiré profit d'un de ses clients. Auparavant, jamais il n'avait envisagé de profiter de quelqu'un avec qui il entretenait une relation professionnelle. Pour trouver un exutoire à ses exigences particulières en matière de jeux sexuels, il s'était toujours tourné vers des prostituées. Il avait été discret et prudent et il n'avait jamais regardé à la dépense ; le seul problème était que les prostituées ne le satisfaisaient pas. Elles jouaient la comédie, elles faisaient semblant. Il rémunérait une fille qui gémissait, criait et jouait un rôle, mais c'était tout aussi faux que la désastreuse imitation d'un tableau de maître.
Il avait essayé de dominer sa femme à l'époque où il était marié, mais en était ressorti tout aussi insatisfait. Elle était consentante, mais là aussi, c'était de la comédie.
Lisbeth Salander était la personne rêvée. Elle était sans défense. Elle n'avait pas de famille, pas d'amis. Elle avait été une véritable victime, totalement vulnérable. L'occasion fait le larron.
Et puis, brusquement, elle l’avait écrasé.
Elle avait riposté avec une force et une résolution que jamais il n'aurait soupçonnées. Elle l'avait humilié. Elle l'avait torturé. Elle l'avait pratiquement anéanti.
Durant les bientôt deux années écoulées, la vie de Nils Bjurman avait connu un changement radical. Les premiers temps, après la visite nocturne de Lisbeth Salander dans son appartement, il était resté paralysé — incapable de penser et d'agir. Il s'était enfermé chez lui, n'avait pas répondu au téléphone et n'avait pas eu la force de maintenir le contact avec ses clients habituels. Au bout de deux semaines, il s'était mis en arrêt maladie. Sa secrétaire s'occupait du courrier en cours au bureau, elle décommandait des rendez-vous et essayait de répondre aux questions de clients irrités.
Tous les jours, il lui avait fallu contempler son corps dans le miroir de la porte de la salle de bains. Pour finir, il avait enlevé le miroir.
Il n'était retourné à son bureau qu'au début de l'été. Il avait fait un tri de ses clients et en avait confié la plus grande partie à ses confrères. Les seuls clients qu'il conserva étaient quelques sociétés pour lesquelles il assurait une certaine correspondance juridique mais n'avait pas besoin de s'engager. Sa seule cliente active restante était Lisbeth Salander — chaque mois il préparait un bilan financier et un rapport à la commission des Tutelles. Il faisait exactement ce qu'elle avait demandé — les rapports étaient de pures inventions qui établissaient qu'elle n'avait nullement besoin d'un tuteur.
Chaque rapport lui rappelait douloureusement l'existence de Lisbeth Salander, mais il n'avait pas le choix.
BJURMAN AVAIT PASSÉ L'ÉTÉ ET L'AUTOMNE dans une rumination l'empêchant totalement d'agir. En décembre, il s'était finalement ressaisi et avait acheté un billet d'avion pour la France. Il avait pris rendez-vous dans une clinique du côté de Marseille trouvée sur Internet, et il y avait consulté un chirurgien pour envisager les moyens d'enlever le tatouage.
Le médecin, stupéfait, avait examiné son ventre mutilé. Pour finir, il avait proposé un traitement. La méthode la plus simple était des séances de laser, mais le tatouage était tellement étendu et l'aiguille avait été plantée si profond qu'il craignait que la seule méthode réaliste soit une série de transplantations de peau. C'était coûteux et ça prendrait du temps.
Au cours des deux années écoulées, il n'avait rencontré Lisbeth Salander qu'une seule fois.
La nuit où elle l'avait attaqué et avait pris les commandes de sa vie, elle s'était également emparée des doubles des clés de son bureau et de son appartement. Elle avait dit qu'elle entendait le surveiller et venir lui rendre visite quand il s'y attendrait le moins. Dix mois plus tard, il avait presque commencé à croire qu'il s'agissait d'une menace en l'air, mais il n'avait pas osé changer de serrure. Sa menace était explicite — si jamais elle le trouvait avec une femme dans son lit, elle rendrait public l'enregistrement de quatre-vingt-dix minutes qui le montrait la violant de la manière la plus brutale. Et puis, une nuit vers la mi-janvier l'année précédente, il s'était soudain réveillé à 3 heures. Il né savait pas ce qui l'avait réveillé, et il alluma sa lampe de chevet et faillit hurler de terreur quand il la vit plantée là au pied de son lit. Elle était comme un fantôme matérialisé dans sa chambre. Son visage était pâle et inexpressif. A la main, elle tenait sa maudite matraque électrique. Elle l'avait contemplé en silence pendant plusieurs minutes.
— Bonjour maître Bjurman, finit-elle par dire. Désolée de t'avoir réveillé cette fois-ci.
Seigneur, ça signifie donc qu'elle est déjà venue, alors ? Et moi je dormais.
Il n'arrivait pas à déterminer si elle bluffait ou pas. Nils Bjurman s'éclaircit la gorge et ouvrit la bouche. Elle l'interrompit d'un geste.
— Je t'ai réveillé pour une seule raison. Je vais bientôt partir en voyage pour un bon bout de temps. Tu vas continuer à écrire tes rapports mensuels sur mon bien-être, mais au lieu de poster une copie à mon adresse, tu l'enverras désormais à une adresse hotmail.
Elle sortit un papier plié en deux de sa poche et le lâcha sur le bord du lit.
— Si la commission des Tutelles voulait entrer en contact avec moi ou autre chose qui exige ma présence, tu écriras un mail à cette adresse. Compris ?
Il fit oui de la tête.
— Je comprends...
— La ferme. Je ne veux pas entendre ta voix.
Il serra les dents. Jamais il n'avait osé prendre contact avec elle puisqu'elle l'avait expressément interdit. S'il la contactait, elle enverrait la vidéo aux autorités. Au lieu de cela, il avait cogité pendant des mois à ce qu'il lui dirait lorsqu'elle le contacterait. Il avait compris qu'il n'avait aucun argument pour excuser ce qu'il lui avait fait. Il ne pouvait qu'en appeler à sa générosité. Si seulement elle lui laissait l'occasion de parler, il pourrait la persuader qu'il avait agi dans un état d'égarement passager — qu'il regrettait et voulait se racheter. Il était prêt à ramper dans la poussière pour l'amadouer et désactiver la menace qu'elle représentait.
— Il faut que je parle, essaya-t-il d'une voix minable. Je voudrais te demander pardon...
Elle accueillit sa demande surprenante avec des yeux inquisiteurs. Finalement elle se pencha par-dessus le montant inférieur du lit et lui décocha un regard mauvais.
— Ecoute-moi, gros dégueulasse : tu es une pourriture. Je ne te pardonnerai jamais. Mais si tu te comportes correctement, je te laisserai filer le jour où ma tutelle sera révoquée.
Elle attendit jusqu'à ce qu'il baisse les yeux. Elle m'oblige à ramper.
— Ce que je t'ai dit il y a un an est toujours en vigueur. Si tu déconnes, je rends publique la vidéo. Si tu prends contact avec moi autrement que comme je l'ai décidé, je rends publique la vidéo. Si je devais mourir dans un accident, la vidéo serait rendue publique. Si tu me touches encore, je te tue.
Il la crut. Il n'y avait aucun espace pour le doute ni pour les négociations.
— Autre chose. Le jour où je te laisserai partir, tu feras ce que tu voudras. Mais jusque-là, tu ne mettras pas un pied dans cette clinique de chirurgie esthétique à Marseille. Si tu y retournes et commences un traitement, je te tatouerai à nouveau. Mais cette fois ça sera sur le front.
Putain de merde. Comment est-ce qu'elle a su pour Marseille ?!
L'instant d'après, elle avait disparu. Il entendit un petit clic quand elle tourna la clé de la porte d'entrée. C'était vraiment comme s'il avait reçu la visite d'un fantôme.
Dès lors, il s'était mis à haïr Lisbeth Salander avec une intensité qui flamboyait dans son esprit tel de l'acier rougi et qui transformait son existence en une soif insensée de l'écraser. Il fantasmait sur sa mort. Il imaginait qu'il la forçait à ramper pour implorer sa grâce. Il serait impitoyable. Il rêvait de poser ses mains autour de son cou et de serrer jusqu'à ce qu'elle étouffe. Il voulait lui arracher les yeux des orbites et son cœur de la cage thoracique. Il voulait l'effacer de la surface de la terre.
Paradoxalement, ce fut aussi à cet instant qu'il sentit qu'il se remettait à fonctionner et qu'il retrouvait un étrange équilibre mental. Il savait qu'il était obsédé par Lisbeth Salander, qu'il focalisait sur son existence chaque minute qu'il était éveillé. Mais il découvrit qu'il avait de nouveau commencé à penser de façon rationnelle. Pour réussir à l'écraser, il devait reprendre les commandes de son intellect. Sa vie eut de nouveau un but.
Ce jour-là, il cessa de fantasmer sur sa mort et commença à la planifier.
MIKAEL BLOMKVIST PASSA à moins de deux mètres derrière maître Nils Bjurman quand, au café Hedon, il slaloma avec deux verres brûlants de caffè latte pour rejoindre la table d'Erika Berger, la directrice de Millenium. Ni lui ni Erika n'avaient jamais entendu parler de maître Nils Bjurman et ils ne le remarquèrent pas.
Erika fronça le nez et déplaça un cendrier pour faire de la place pour les verres. Mikael suspendit sa veste sur le dos de la chaise, tira le cendrier de son côté de la table et alluma une cigarette. Erika détestait la fumée de cigarette et le regarda d'un œil peiné. Il souffla la fumée sur le côté, comme pour s'excuser.
— Je croyais que tu t'étais arrêté.
— Rechute temporaire.
— Je vais arrêter de coucher avec les hommes qui sentent la fumée, dit-elle avec un sourire adorable.
— No problem. Il y a plein de filles qui ne sont pas aussi regardantes, dit Mikael en lui rendant son sourire.
Erika Berger leva les yeux au ciel.
— C'est quoi, le problème ? J'ai rendez-vous avec Charlie dans vingt minutes. On va au théâtre.
Charlie, c'était Charlotta Rosenberg, la plus ancienne copine d'enfance d'Erika.
— Notre stagiaire me provoque. C'est la fille d'une de tes copines. Ça fait deux semaines qu'elle est chez nous et elle doit rester à la rédaction huit de plus. Je ne vais pas tarder à lui défoncer le crâne.
— Oui, j'ai remarqué qu'elle te dévore des yeux. J'attends évidemment de toi que tu te comportes en gentleman.
— Erika, cette fille a dix-sept ans, son âge mental est d'environ dix ans, alors je suis généreux.
— Elle est simplement impressionnée de te rencontrer. Sans doute un peu d'idolâtrie.
— Elle a sonné hier soir à 22 h 30 en bas de chez moi, elle me proposait de partager une bouteille.
— Houps ! fit Erika Berger.
— Houps toi-même, fit Mikael. Ricky, cette nana n'a que du vent entre les oreilles. Elle fera une bimbo parfaite dans une sitcom à la télé. Elle est canon, belle poitrine, joli petit cul et tutti quanti. Si j'avais vingt ans de moins, je n'hésiterais probablement pas une seconde à la draguer. Mais enfin — elle a dix-sept ans. J'en ai quarante-cinq.
— Pas la peine que tu me le rappelles. On a le même âge, dit Erika Berger.
Mikael Blomkvist se laissa aller en arrière et fit tomber la cendre.
MIKAEL BLOMKVIST AVAIT ÉVIDEMMENT REMARQUÉ que l'affaire Wennerström lui avait donné un statut étrange de superstar. Au cours de l'année, il avait reçu des invitations à des fêtes et des événements envoyées d'endroits les plus invraisemblables et par de vagues connaissances chez qui il n'était jamais allé auparavant et avec lesquelles il n'avait jamais eu le moindre contact.
Ceux qui l'invitaient le faisaient bien sûr parce qu'ils avaient très envie de l'intégrer à leur cercle ; d'où les bises de bienvenue de la part de gens dont il avait à peine serré la main autrefois mais qui voulaient paraître ses amis intimes. Il ne s'agissait pas tant de collègues dans les médias — il les connaissait déjà et entretenait soit de bonnes soit de mauvaises relations avec eux — mais de ce qu'on appelle des personnalités du monde culturel, acteurs, polémistes plus ou moins connus et semi-vedettes. C'était prestigieux d'avoir Mikael Blomkvist comme invité à une réception pour la sortie d'un livre ou une soirée privée. D'où cette avalanche d'invitations et de demandes de participation à tel ou tel événement. C'était devenu une sorte d'habitude de répondre par un « J'aurais adoré, mais désolé, je suis déjà pris ».
Parmi les revers de la condition de vedette, Mikael avait aussi découvert que les rumeurs allaient bon train. Une connaissance avait appelé, pleine d'inquiétude pour sa santé ; sa question découlait directement d'une rumeur soutenant qu'il était entré dans une clinique pour une cure de désintoxication. En réalité, l'abus de drogue de Mikael se résumait, depuis ses années d'adolescent, à quelques rares joints et au fait d'avoir à une occasion très particulière quinze ans auparavant essayé la cocaïne avec une Hollandaise chanteuse dans un groupe de rock. Sa consommation d'alcool était plus développée mais se limitait toujours à quelques cas isolés de cuites carabinées lors d'un dîner ou d'une fête. Dans les bars, il consommait rarement autre chose qu'une bonne bière de marque mais il buvait tout aussi volontiers un demi-ordinaire. Chez lui, il avait quelques bouteilles de vodka ou de whisky reçues en cadeau, qu'il ouvrait si rarement que c'en était comique.
Que Mikael fût célibataire avec de nombreuses relations et histoires d'amour occasionnelles n'était un secret pour personne, dans le cercle de ses amis comme en dehors, mais cela développait d'autres rumeurs. Sa liaison bien connue avec Erika Berger avait fait l'objet de nombreuses spéculations au fil des ans. Dernièrement, les potins avaient été complétés par des affirmations qu'il passait d'un lit à un autre, qu'il draguait sans discernement et qu'il se servait de sa notoriété pour baiser dans sa totalité la clientèle féminine des bars de Stockholm. Un journaliste qu'il connaissait à peine lui avait même demandé une fois s'il avait consulté pour son addiction au sexe, cela parce qu'un acteur américain célèbre venait d'entrer en clinique pour ce problème. Mikael avait répondu qu'il n'était pas un acteur américain célèbre et qu'il ne ressentait aucun besoin d'aide dans ce domaine.
Mikael avait eu de nombreuses relations épisodiques, certes, voire s'était empêtré dans plusieurs liaisons en même temps. Il hésitait quant à l'explication à donner à cela. Il savait qu'il n'était pas mal physiquement, mais ne s'était jamais considéré comme hyper-séduisant. En revanche, il avait fini par comprendre qu'il avait apparemment quelque chose qui intéressait les femmes. Erika Berger lui avait expliqué qu'il rayonnait en même temps d'assurance et de sécurité, et qu'il avait un don pour qu'avec lui les femmes se sentent décontractées et sans obligations. Aller au lit avec lui n'était ni menaçant, ni épuisant, ni compliqué — c'était sans exigences et érotiquement agréable. Donc, selon Mikael, comme ce devrait être.
Contrairement à ce que s'imaginaient la plupart de ses amis, Mikael n'avait jamais été un dragueur. Dans le meilleur des cas, il signalait qu'il était là, et consentant, mais il laissait toujours l'initiative à la femme. La relation sexuelle venait comme une suite logique de la relation tout court. Les femmes avec qui il couchait étaient rarement des coups d'une nuit anonymes — et quand c'avait été le cas, l'exercice s'était avéré plutôt insatisfaisant. Les meilleures relations de Mikael étaient avec des personnes qu'il avait appris à connaître dans un contexte ou un autre et qu'il avait bien aimées. Ce n'était donc pas par hasard qu'il avait entamé une liaison avec Erika Berger vingt ans auparavant — ils étaient amis et attirés l'un par l'autre.
Sa célébrité récente avait cependant augmenté l'intérêt que lui portaient les femmes, d'une façon qu'il trouvait bizarre et incompréhensible. Ce qui le surprenait le plus était que des femmes extrêmement jeunes pouvaient lui faire des avances impulsives dans les situations les plus inattendues.
La fascination de Mikael se tournait cependant vers un tout autre type de femmes que des nanas mineures enthousiastes, malgré leurs jupes très mini et leurs corps bien proportionnés. Quand il était plus jeune, ses partenaires avaient souvent été plus âgées que lui, et une ou deux fois considérablement plus âgées et plus expérimentées. En prenant de l'âge, il avait élargi son spectre, mais sa liaison avec Lisbeth Salander un an auparavant — elle avait alors vingt-cinq ans — représentait définitivement une baisse très nette de la moyenne d'âge de ses partenaires habituelles.
Ce qui était la raison de ce rendez-vous précipité avec Erika.
Histoire de rendre service à une amie d'Erika, Millenium avait pris une stagiaire d'un lycée professionnel de communication. En soi, cela n'avait rien d'inhabituel ; ils avaient chaque année plusieurs stagiaires. La fille en question avait dix-sept ans. Mikael s'était montré poli avec elle et avait constaté assez rapidement que l'intérêt de cette fille pour le journalisme était assez vague, à part qu'elle voulait « être vue à la télé » et, pensait Mikael, qu'elle pourrait utiliser le prestige d'avoir fait un stage à Millenium.
Il s'était très vite rendu compte qu'elle ne ratait pas une occasion de se pencher vers lui pour mettre sa poitrine en valeur. Il avait fait semblant de ne pas comprendre ses avances ostensibles, ce qui avait pour seul résultat qu'elle redoublait d'efforts. Ça devenait pénible.
Erika Berger éclata de rire.
— Ma parole, tu es victime de harcèlement sexuel au boulot.
— Ricky, c'est vraiment pénible. Je ne veux surtout pas la blesser ou la gêner. Mais elle est à peu près aussi subtile qu'une jument en chaleur. Je me demande à quoi ressemblera sa prochaine avance.
— Mikael, elle n'a que dix-sept ans, elle est bourrée d'hormones et tu l'impressionnes probablement énormément. Elle est amoureuse de toi et elle est simplement trop jeune pour savoir comment s'exprimer.
— Désolé. Tu te trompes. Elle sait vachement bien comment s'exprimer. Il y a quelque chose de pervers dans sa façon d'agir, et elle commence à s'énerver parce que je ne mords pas à l'hameçon. En plus, j'ignore totalement ce qu'elle peut raconter à ses copines. Je me passerais bien d'une nouvelle vague de rumeurs qui ferait de moi un vieux libidineux en rut traquant la chair fraîche.
— Bon, d'accord, je comprends ton problème. Elle est donc venue sonner à ton interphone hier soir.
— Avec une bouteille de vin. Soi-disant qu'elle revenait d'une fête chez un « pote » du quartier, et elle a essayé de m'expliquer que c'était « un hasard super-chouette » qu'elle soit passée près de chez moi.
— Qu'est-ce que tu lui as dit ?
— Je ne l'ai pas laissée entrer. J'ai menti, j'ai dit que ça tombait mal, que j'avais la visite d'une dame.
— Et comment elle a pris ça ?
— Ça l'a fait chier mais elle est partie.
— Qu'est-ce que tu veux que je fasse ?
— Débrouille-toi pour m'en débarrasser. Lundi, j'ai l'intention de la coincer entre quatre yeux. Soit elle arrête son cirque, soit je la vire de la rédaction.
Erika Berger réfléchit.
— Non, fit-elle. Ne dis rien. Je vais lui parler.
— Je n'ai pas le choix.
— Elle cherche un ami, pas un amant.
— Je ne sais pas ce qu'elle cherche mais...
— Mikael. J'ai été à sa place. Je te dis que je vais lui parler.
A L'INSTAR DE TOUS CEUX qui avaient regardé la télé ou lu un tabloïd au cours de l'année, Nils Bjurman avait entendu parler de Mikael Blomkvist. Par contre, il ne le reconnut pas et même s'il l'avait fait, il n'aurait pas réagi. Il ignorait totalement qu'un lien existait entre la rédaction de Millenium et Lisbeth Salander.
Et même s'il avait eu connaissance d'un tel lien, rien ne dit qu'il aurait réagi — il était trop plongé dans ses propres pensées pour remarquer l'entourage.
Lorsque sa paralysie intellectuelle avait enfin lâché prise un an plus tôt, il avait lentement commencé à analyser sa situation personnelle et s'était mis à réfléchir à une manière de s'y prendre pour anéantir Lisbeth Salander.
Le problème tournait autour d'une seule et même pierre d'achoppement.
Lisbeth Salander disposait de la vidéo de quatre-vingt-dix minutes qu'elle avait tournée avec une caméra cachée et qui le montrait la violant. Il avait vu la vidéo. Ce film ne laissait aucune place aux interprétations bienveillantes. Si jamais cette cassette arrivait aux mains d'un procureur — ou, pire encore, si elle tombait entre les pattes des médias —, c'en était fini de sa vie, de sa carrière et de sa liberté. Connaissant les peines encourues pour viol aggravé, abus de personne en situation de dépendance, coups et blessures et coups et blessures aggravés, il avait estimé qu'il risquait six ans de prison. Un procureur zélé pourrait même utiliser une séquence du film pour formuler une tentative de meurtre.
Il l'avait presque étouffée pendant le viol en appuyant un oreiller sur son visage. Il regrettait de ne pas avoir été jusqu'au bout — se débarrasser de son corps lui aurait causé moins de problèmes que de l'avoir laissée vivre.
Ils ne comprendraient pas qu'elle jouait tout le temps un jeu. Elle lavait provoqué, elle avait joué de ses adorables yeux d'enfant et l’avait séduit avec son corps qui aurait pu être celui d'une gamine de douze ans. Elle l’avait laissé la violer. C'était sa faute à elle. Ils ne comprendraient jamais qu'en réalité elle avait mis en scène une représentation théâtrale. Elle avait planifié...
Quelle que soit sa façon d'agir, la condition sine qua non était qu'il se procure personnellement la vidéo et qu'il s'assure qu'il n'en existait pas de copies. Voilà le noyau du problème.
Selon toute vraisemblance, une garce comme Lisbeth Salander avait eu le temps de se faire beaucoup d'ennemis au fil des ans. Maître Bjurman disposait cependant d'un net avantage. Contrairement à tous ceux que pour une raison ou une autre elle avait exaspérés, il avait un accès illimité à tous ses dossiers médicaux, aux enquêtes sociales et aux avis des psychiatres. Il était une des rares personnes en Suède à connaître ses secrets les plus intimes.
Le dossier que la commission des Tutelles lui avait transmis quand il avait accepté la mission d'être son tuteur était bref et sommaire — un peu plus de quinze pages qui donnaient principalement une image de sa vie adulte, un résumé du diagnostic fourni par les experts en psychiatrie assermentés, la décision de placement sous tutelle du tribunal d'instance et la vérification de son état financier de l'année passée.
Il avait lu et relu le dossier. Puis il avait systématiquement commencé à rassembler des informations sur le passé de Lisbeth Salander.
En tant qu'avocat, il était parfaitement au courant de la marche à suivre pour récolter des informations dans les registres officiels des autorités. Sa qualité de tuteur de Lisbeth Salander lui permettait de pénétrer le secret qui entourait ses dossiers. Il était un des rares à pouvoir obtenir n'importe quel papier la concernant.
Pourtant il lui avait fallu des mois pour reconstituer sa vie, détail après détail, depuis les toutes premières notes de l'école primaire jusqu'aux enquêtes de police et aux procès-verbaux du tribunal d'instance. Il avait personnellement pris contact avec le Dr Jesper H. Löderman et discuté de son état avec lui. Löderman était le psychiatre qui avait recommandé son internement quand elle avait eu dix-huit ans. Tous étaient très serviables. Une femme à la commission sociale l'avait même complimenté pour son dévouement apporté à la compréhension de tous les aspects de la vie de Lisbeth Salander.
La véritable mine d'or d'informations fut quand même la trouvaille de deux carnets reliés dans un carton qui moisissait chez un fonctionnaire à la commission des Tutelles. Les notes étaient rédigées par le prédécesseur de Bjurman, maître Holger Palmgren, qui apparemment avait mieux que quiconque connu Lisbeth Salander. Palmgren avait consciencieusement fourni un court rapport annuel à la commission, mais Bjurman supposait que Lisbeth Salander ignorait que Palmgren avait si minutieusement noté chacun de leurs rendez-vous et ses propres réflexions sous forme de journal intime. Il s'agissait bien entendu d'un matériau de travail privé mais lorsque Palmgren avait eu son attaque deux ans auparavant, les carnets avaient abouti à la commission des Tutelles où personne ne s'était donné la peine de les ouvrir et de les lire.
C'étaient les originaux. Il n'en existait pas de copie.
Impeccable.
Palmgren donnait une tout autre image de Lisbeth Salander que ce qu'on pouvait déduire des enquêtes des services sociaux. Bjurman avait pu suivre le parcours difficile d'une adolescente récalcitrante devenant une jeune femme adulte employée chez Milton Security — un travail qu'elle avait obtenu grâce aux contacts de Palmgren. De plus en plus surpris, Bjurman avait réalisé que Lisbeth Salander n'était nullement une grouillotte affectée à la photocopieuse et à la machine à café — au contraire, elle avait un travail qualifié qui consistait à mener des enquêtes sur la personne pour le compte du PDG de Milton, Dragan Armanskij. Il en ressortait nettement qu'Armanskij et Palmgren se connaissaient et échangeaient de temps en temps des informations sur leur protégée.
NILS BJURMAN MÉMORISA le nom de Dragan Armanskij. De tous ceux qui figuraient dans la vie de Lisbeth Salander, seules deux personnes apparaissaient comme ses amis et semblaient la considérer comme leur protégée. Palmgren avait disparu de la scène. Armanskij était le seul qui pouvait encore constituer une menace potentielle. Bjurman aurait pu le contacter et se renseigner sur Salander en sa qualité de tuteur qui se faisait du souci pour elle, mais il décida de rester à l'écart d'Armanskij et d'éviter absolument de le rencontrer.
Les carnets lui avaient ainsi fourni pas mal d'explications. Bjurman avait soudain compris pourquoi Lisbeth Salander avait pu en savoir autant sur lui. Il n'arrivait toujours pas à comprendre comment elle avait eu connaissance de sa visite extrêmement discrète à la clinique de chirurgie esthétique en France, mais une grande partie du mystère l'entourant se dissipait. C'était son métier de fouiller la vie privée des gens. Immédiatement, il fit plus attention à ses propres mouvements. Vu que Lisbeth Salander avait accès à son appartement, mieux valait ne pas y conserver des documents la concernant. Il rassembla toute la documentation et la transporta dans un carton à sa maison de campagne de Stallarholmen, où il passait de plus en plus de son temps à ruminer seul dans son coin.
Plus il en apprenait sur Lisbeth Salander, plus il était persuadé que cette fille était une malade mentale. Il frissonna en pensant qu'elle l'avait attaché avec des menottes à son propre lit. Il s'était retrouvé totalement livré à son bon vouloir, et la conviction grandit en Bjurman qu'elle mettrait sans hésitation à exécution sa menace de le tuer s'il la provoquait.
Elle manquait de limites sociales. C'était une malade psychopathe, une foldingue dangereuse. Une grenade dégoupillée. Une pute.
LE JOURNAL DE HOLGER PALMGREN l'avait également mis sur la piste de la dernière clé. A plusieurs reprises, Palmgren écrivait des notes particulièrement personnelles sur les conversations qu'il avait eues avec Lisbeth Salander. Carrément gâteux, le vieux schnock. A deux reprises, il mentionnait l'expression « quand Tout Le Mal est arrivé ». Palmgren empruntait manifestement l'expression directement à Lisbeth Salander mais rien n'indiquait ce qu'elle signifiait.
Bjurman nota avec perplexité les mots « Tout Le Mal » et essaya de les interpréter. Les années en famille d'accueil ? Un abus en particulier ? Il trouverait bien quelque explication dans la vaste documentation dont il disposait déjà.
Il ouvrit le rapport de l'examen de psychiatrie légale sur Lisbeth Salander, qui avait été fait à ses dix-huit ans, et le lut attentivement pour la cinquième ou sixième fois. Et là, il comprit qu'il avait une lacune dans sa connaissance de Lisbeth Salander.
Il disposait d'extraits de dossiers du collège, d'un certificat qui établissait que la mère de Lisbeth Salander était incapable de s'occuper d'elle, des rapports de différentes familles d'accueil au cours de son adolescence, puis de l'examen psychiatrique à dix-huit ans.
Quelque chose avait déclenché la folie vers ses douze ans.
Il y avait aussi d'autres trous dans sa biographie.
Sidéré, il découvrit tout d'abord que Lisbeth Salander avait une sœur jumelle à laquelle il n'était fait aucune référence dans les documents à sa disposition. Mon Dieu, elles sont deux ! Mais il ne trouvait aucune mention de ce qu'était devenue sa sœur.
Le père était inconnu, et manquait aussi la raison pour laquelle sa mère ne pouvait plus s'occuper d'elle. Jusque-là, Bjurman avait supposé qu'elle était tombée malade et que c'était cela qui avait déclenché tout ce processus de séjours dans des services pédopsychiatriques. Désormais, il était convaincu que quelque chose était arrivé à Lisbeth Salander quand elle avait douze-treize ans. Tout Le Mal. Une sorte de traumatisme. Mais toujours rien pour préciser.
Dans l'examen de psychiatrie légale, il finit par trouver une référence à une annexe manquante — un renvoi vers une enquête de police datée du 12-03-1991. Le numéro de référence était noté à la main dans la marge de la copie qu'il avait trouvée dans le cagibi des Affaires sociales. Quand il essaya de la commander pour lecture, il tomba sur un os. L'enquête était sous le sceau du secret-défense. Il pouvait formuler une demande auprès du gouvernement.
Nils Bjurman était perplexe. Qu'un rapport de police concernant une fille de douze ans soit frappé du secret n'avait en soi rien d'étrange — c'était normal pour des raisons d'intégrité. Mais il était le tuteur de Lisbeth Salander et il avait le droit de demander n'importe quel document portant son nom. Il n'arrivait pas à comprendre pourquoi une enquête était estampillée si secrète qu'il soit obligé de demander l'autorisation auprès du gouvernement pour y avoir accès.
Automatiquement, il fit une demande. Il fallut deux mois pour la voir aboutir. A son immense stupéfaction, sa demande était rejetée. Il n'arrivait pas à comprendre ce qu'il pouvait y avoir de si dramatique dans une enquête de police vieille de bientôt quinze ans concernant une fille de douze ans, dramatique au point de la classer sûreté nationale, comme s'il s'agissait des clés des archives secrètes du gouvernement.
Il retourna au journal intime de Holger Palmgren et le reprit ligne par ligne en essayant de comprendre ce que voulait dire « Tout Le Mal ». Mais le texte n'offrait aucune piste. Quoi que ce soit, c'était manifestement un sujet qui avait été débattu entre Holger Palmgren et Lisbeth Salander mais qui n'avait jamais été mis noir sur blanc. Les notes sur Tout Le Mal venaient vers la fin du long journal. Palmgren n'avait peut-être tout simplement pas eu le temps de remettre au propre ses notes avant d'être frappé par son hémorragie cérébrale.
Du coup, les pensées de maître Bjurman partirent sur de nouvelles voies. Holger Palmgren avait été l'administrateur ad hoc de Lisbeth Salander depuis ses treize ans, et son tuteur à partir de son anniversaire de dix-huit ans. Autrement dit, Holger Palmgren avait été présent peu après que Tout Le Mal était arrivé et quand Salander avait été internée en pédopsychiatrie. Tout portait donc à croire que Palmgren savait ce qui s'était passé.
Bjurman retourna aux archives de la commission des Tutelles. Cette fois-ci il ne demanda pas à voir les documents concernant Lisbeth Salander mais le descriptif de la mission de Palmgren, telle qu'établie par la commission des Affaires sociales. Il obtint des documents au premier coup d'œil plutôt décevants. Deux pages d'informations brèves. La mère de Lisbeth Salander n'était plus en état de s'occuper de ses filles. Du fait de circonstances particulières, les filles devaient être séparées. Camilla Salander était placée dans une famille d'accueil par les soins des services sociaux. Lisbeth Salander était placée à la clinique pédopsychiatrique de Sankt Stefan. Aucune alternative n'était discutée.
Pourquoi ? Seulement une formule énigmatique. Se basant sur les événements du 12-03-91, la commission des Affaires sociales a pris la décision de... Ensuite, de nouveau une référence au numéro de dossier dans la mystérieuse enquête de police frappée du sceau du secret. Mais cette fois-ci un autre détail — le nom du policier qui avait mené l'enquête.
Maître Nils Bjurman regarda le nom avec stupéfaction. C'était un nom qu'il connaissait. Très bien, même.
Voilà qui modifiait radicalement les choses.
Il lui fallut deux mois de plus par un tout autre biais pour mettre la main sur l'enquête — une enquête de police de quarante-sept pages dans une chemise A4, ainsi que des mises à jour sous forme de notes représentant un peu plus de soixante pages qui avaient été ajoutées sur une période de six ans.
Tout d'abord il ne comprit pas le contexte.
Ensuite il trouva les photos prises par le médecin légiste et contrôla de nouveau le nom.
Mon Dieu... mais c'est pas possible !
Il comprit tout à coup pourquoi l'affaire était classée secret-défense. Maître Nils Bjurman venait de toucher le jackpot.
Lorsque plus tard il relut attentivement l'enquête mot par mot, il réalisa qu'il existait une autre personne au monde qui avait une raison de haïr Lisbeth Salander avec la même intensité que lui.
Bjurman n'était pas seul.
Il avait un allié. L'allié le plus improbable qu'il puisse imaginer.
Il commença lentement à ourdir un plan.
IL FUT TIRÉ DE SES RÉFLEXIONS par l'ombre qui tomba sur sa table au café Hedon. Il leva les yeux et vit un homme blond, un géant, se dirait-il plus tard. Pendant un dixième de seconde, Nils Erik Bjurman recula avant de retrouver ses esprits, et il haussa un sourcil interrogateur.
L'homme qui le regardait d'en haut mesurait plus de deux mètres et il était solidement bâti. Même exceptionnellement solidement bâti. Un bodybuilder sans aucun doute. Bjurman ne vit pas le moindre soupçon de graisse ou de muscles relâchés. L'impression générale était celle d'une puissance effrayante.
L'homme était blond, cheveux coupés ras sur les tempes et en courte frange sur le front. Son visage était ovale, étrangement efféminé, presque enfantin. Il avait des yeux bleu glace qui étaient tout sauf efféminés. Il portait un court blouson de cuir noir, une chemise bleue, une cravate noire et un pantalon noir. Ce que maître Bjurman enregistra ensuite fut ses mains. Incontestablement l'homme était grand, mais ses mains étaient énormes.
— Maître Bjurman ?
L'homme parlait avec un accent étranger très prononcé, mais la voix était si bizarrement claire que Bjurman faillit esquisser un sourire. Il hocha la tête.
— On a reçu ta lettre.
— Qui êtes-vous ? Je devais rencontrer...
L'homme aux mains énormes ignora la question, interrompit Bjurman et s'installa en face de lui.
— C'est moi que tu rencontres. Raconte ce que tu attends de nous.
Maître Nils Erik Bjurman hésita une seconde. Il détestait l'idée de se livrer à un étranger. Mais c'était nécessaire. Il se souvint qu'il n'était pas le seul à haïr Lisbeth Salander. Il s'agissait de trouver des alliés. A voix basse il commença à exposer sa requête.
LISBETH SALANDER SE RÉVEILLA à 7 heures, prit une douche et descendit voir Freddy McBain à la réception. Elle demanda s'il y avait un beach buggy disponible qu'elle pourrait louer pour la journée. Dix minutes plus tard, elle avait payé la caution, ajusté le siège et le rétroviseur, vérifié le démarrage et contrôlé le plein. Elle passa au bar commander un caffè latte et un sandwich au fromage pour son petit-déjeuner, et une bouteille d'eau minérale à emporter. Tout au long du petit-déjeuner, elle griffonna des chiffres sur une serviette et réfléchit au (x3 + y3 = z3) de Pierre de Fermat.
Peu après 8 heures, le Dr Forbes descendit au bar. Il était rasé de près et vêtu d'un costume sombre, d'une chemise blanche avec une cravate bleue. Il commanda des œufs, des toasts, du jus d'orange et du café noir. A 8 h 30 il se leva et alla rejoindre le taxi qui attendait.
Lisbeth le suivit à distance raisonnable. Forbes quitta le taxi en bas de Seascape tout au début du Carénage et se promena au bord de l'eau. Elle le dépassa, se gara au milieu de la promenade du port et attendit patiemment qu'il passe avant de le suivre à pied.
A 13 heures, Lisbeth Salander était en nage et elle avait les pieds en compote. Quatre heures durant, elle avait marché, remontant et redescendant les rues de Saint Georgé's. L'allure avait été assez tranquille mais sans pause, et les nombreuses montées commençaient à mettre ses muscles à rude épreuve. L'énergie de l'homme la stupéfiait. Elle but les dernières gorgées d'eau minérale de sa bouteille et elle commençait à envisager d'abandonner l'affaire lorsqu'il se dirigea soudain vers le Turtleback. Elle lui donna dix minutes d'avance avant d'entrer à son tour dans le restaurant et de s'asseoir sur la terrasse. Ils occupèrent exactement les mêmes places que la veille et, comme la veille, il but un Coca en fixant l'eau du port.
Forbes était une des très rares personnes à la Grenade à porter une cravate et une veste. Elle était étonnée de voir que la chaleur semblait le laisser indifférent.
A 15 heures, il dérangea le fil des pensées de Lisbeth en payant soudain son addition, puis il quitta le restaurant. Il longea le Carénage et arrêta l'un des minibus pour Grand Anse. Lisbeth se gara devant le Keys Hôtel cinq minutes avant que le bus arrive et qu'il en descende. Elle monta à sa chambre, se fit couler un bain froid et se plongea dans la baignoire. Elle avait mal aux pieds. Son front se garnit de plis profonds.
Les exercices de la journée avaient été éloquents. Le Dr Forbes quittait chaque matin l'hôtel rasé de près et correctement vêtu, équipé de son porte-documents. Il avait passé la journée à ne faire absolument rien d'autre que tuer le temps. Quoi qu'il fasse à la Grenade, il ne se consacrait pas aux projets de la construction d'une nouvelle école mais, pour une raison ou une autre, il voulait faire croire qu'il se trouvait sur l'île pour affaires.
Pourquoi ce cinéma ?
La seule personne à qui il pouvait raisonnablement avoir une raison de cacher quelque chose de cet ordre était son épouse, et dans ce cas il devait l'amener à croire qu'il était terriblement occupé dans la journée. Mais pourquoi ? Les affaires avaient-elles échoué et était-il trop fier pour le reconnaître ? Sa visite à la Grenade avait-elle un tout autre but ? Attendait-il quelque chose ou quelqu'un ?
EN VÉRIFIANT SON COURRIER ÉLECTRONIQUE, Lisbeth Salander trouva quatre messages qui l'attendaient. Le premier était de Plague et il avait répondu une heure après avoir reçu le mail de Lisbeth. Le message était crypté et contenait une question laconique : « T'es encore vivante ? » Plague n'avait jamais été du genre à écrire de longs mails chargés d'émotions. Cela dit, ce n'était pas non plus le genre de Lisbeth.
Les deux mails suivants avaient tous deux été envoyés vers 2 heures. L'un contenait des informations cryptées de la part de Plague, disant qu'une connaissance du Net, qui signait Bilbo et qui habitait au Texas justement, avait mordu à sa demande. Plague joignait l'adresse de Bilbo et sa clé PGP. Quelques minutes plus tard, le dénommé Bilbo lui avait mis un mail à partir d'une adresse sur hotmail. Le message était bref et signalait que Bilbo pensait être en mesure de fournir des données sur le Dr Forbes dans les vingt-quatre heures.
Le quatrième mail, signé Bilbo encore, avait été envoyé tard dans l'après-midi. Il contenait le numéro crypté d'un compte bancaire et une adresse ftp. Lisbeth tapa l'adresse et y trouva un fichier ZIP de 390 Ko qu'elle téléchargea sur son ordinateur. Le dossier contenait quatre photos en basse définition et cinq documents Word.
Les quatre photos étaient sous format jpg. Deux étaient des portraits du Dr Forbes, une autre avait été prise à la première d'une pièce de théâtre et montrait Forbes en compagnie de son épouse. La quatrième photo montrait Forbes en chaire dans une église.
Le premier document comportait onze pages de texte, c'était le rapport de Bilbo. Le deuxième document contenait quatre-vingt-quatre pages de textes téléchargées sur Internet. Les deux documents suivants étaient des scans de coupures du journal local Austin-American Statesman, et le dernier document un aperçu de la congrégation du Dr Forbes, Presbyterian Church of Austin South.
A part le fait que Lisbeth Salander connaissait par cœur le Lévitique — l'année précédente, elle avait été amenée à s'intéresser aux châtiments bibliques —, ses connaissances en histoire des religions étaient modestes. Elle avait une vague notion de la différence entre les religions juive, presbytérienne et catholique, sachant que l'église juive s'appelait une synagogue. Un court instant elle eut peur d'être obligée d'assimiler les détails théologiques, puis elle se dit qu'elle se foutait éperdument de savoir à quelle sorte de congrégation Forbes appartenait.
Le Dr Richard Forbes, aussi connu comme révérend Richard Forbes selon la coupure jointe, avait quarante-deux ans. La présentation sur le site Internet de Church of Austin South montrait que l'Eglise avait sept employés, dont le révérend. Duncan Clegg en tête de liste, ce qui laissait entendre qu'il était la figure théologique emblématique. Une photo montrait un homme vigoureux avec des cheveux gris abondants et une barbe grise soignée.
Richard Forbes figurait à la troisième place en tant que responsable des questions d'éducation. A son nom était associé Holy Water Foundation entre parenthèses.
Lisbeth lut l'introduction du message de l'Eglise.
Par la prière et les actions de grâce, nous voulons servir le peuple d’Austin South en lui proposant la stabilité, la théologie et l'idéologie pleine d'espoir que défend l'Eglise presbytérienne d'Amérique. En tant que serviteurs du Christ, nous offrons un refuge aux personnes en détresse et une promesse de rédemption par la prière et la bénédiction baptiste. Réjouissons-nous de l'amour de Dieu. Notre devoir est d'abattre les murs entre les hommes et d'écarter les barrières qui nuisent à la compréhension du message d'amour de Dieu.
Directement au-dessous venait le numéro de compte en banque de l'Eglise, et une exhortation à manifester concrètement son amour de Dieu.
La biographie fournie par Bilbo était aussi courte que parfaite. Lisbeth put y lire que Richard Forbes était né à Cedar's Bluff dans le Nevada. Il avait travaillé comme agriculteur, homme d'affaires, gardien d'école, correspondant local d'un journal du Nouveau-Mexique et manager d'un groupe de rock chrétien avant de rejoindre Church of Austin South à l'âge de trente et un ans. Il avait une formation de comptable et avait aussi fait des études d'archéologie. Bilbo n'avait cependant trouvé aucun réel diplôme de docteur.
Dans la congrégation, Forbes avait rencontré Géraldine Knight, fille unique du propriétaire de ranch William F. Knight, lui aussi membre fondateur d'Austin South. Richard et Géraldine s'étaient mariés en 1997, à la suite de quoi la carrière de Richard Forbes au sein de la congrégation avait décollé. Il était devenu chef de la fondation Santa Maria, dont la mission était « d'investir l'argent de Dieu dans des projets d'éducation parmi les nécessiteux ».
Forbes avait été arrêté à deux reprises. A vingt-cinq ans, en 1987, il avait été inculpé comme auteur de blessures corporelles graves lors d'un accident de voiture. Il fut acquitté au procès. Pour autant que Lisbeth pouvait en juger à la lecture des coupures, il était effectivement innocent. En 1995, il avait été assigné en justice pour avoir détourné de l'argent au détriment du groupe de rock dont il était le manager. Cette fois-ci aussi, il fut acquitté.
A Austin, il était devenu une figure familière, membre de la commission de l'Education de la ville. Il était inscrit au parti démocrate, participait assidûment aux fêtes de bienfaisance et récoltait de l'argent pour payer les frais d'éducation aux enfants issus de familles pauvres. Church of Austin South concentrait une grande partie de son activité sur des familles hispanophones.
En 2001, des accusations avaient été lancées contre Forbes concernant des irrégularités dans les comptes de la fondation Santa Maria. Un article de journal insinuait que Forbes avait investi dans des fonds de placement une somme d'argent plus importante que ce que stipulaient les statuts. Les accusations furent rejetées par la congrégation et le pasteur Clegg soutint nettement Forbes dans le débat qui s'ensuivit. Aucune action en justice ne fut intentée, et la vérification des comptes ne laissa rien à redire.
Lisbeth consacra un intérêt pensif au compte rendu sur les comptes personnels de Forbes. Il jouissait d'un revenu annuel de 60 000 dollars, ce qu'il fallait considérer comme un salaire conséquent, mais il n'avait aucun bien personnel. La personne dans la famille qui répondait de la stabilité économique était Géraldine Forbes. En 2002, son père, le propriétaire de ranch William Knight, était décédé. La fille était seule héritière d'une fortune de plus de 40 millions de dollars. Le couple n'avait pas d'enfants.
Richard Forbes dépendait donc du bon vouloir de son épouse. Lisbeth fronça les sourcils. Ce n'était pas une bonne position de départ pour battre sa femme.
Lisbeth se connecta et envoya un message laconique crypté à Bilbo pour le remercier du rapport. Elle transféra aussi 500 dollars au numéro de compte indiqué par Bilbo.
Elle sortit sur le balcon et s'appuya contre la rambarde. Le soleil se couchait. Elle remarqua soudain qu'un vent croissant secouait les feuillages des palmiers du côté du mur devant la plage. La Grenade se trouvait en bordure de Mathilda. Lisbeth suivit le conseil d'Ella Carmichael et mit dans son fourre-tout en nylon l'ordinateur, Dimensions in Mathematics, quelques affaires personnelles et des vêtements de rechange, et le posa à côté du lit. Ensuite elle descendit au bar et commanda un plat de poisson avec une bouteille de Carib.
Le seul événement digne d'intérêt qu'elle nota était que Forbes posait avidement des questions sur les tribulations de Mathilda à Ella Carmichael au bar. Il ne semblait pas inquiet. Il s'était changé, avait mis des chaussures de sport, un polo clair et un bermuda, et il portait une croix suspendue à une chaîne autour du cou, et il était terriblement séduisant.
LISBETH SALANDER ÉTAIT ÉPUISÉE après avoir trotté sans but dans Saint George's toute la journée. Elle fit une courte promenade après le dîner, mais le vent soufflait fort et la température avait baissé notablement. Elle préféra monter dans sa chambre et se mit au lit dès 21 heures. Elle écouta le bruit du vent devant la fenêtre. Elle avait pensé lire un moment mais s'endormit presque immédiatement.
Un grand vacarme la réveilla en sursaut. Elle jeta un regard sur sa montre. 23 h 15. Elle sortit péniblement du lit, ouvrit la porte du balcon et fit involontairement un pas en arrière, surprise par les bourrasques de vent qui s'abattirent sur elle. Elle prit appui contre le chambranle, fit un pas prudent sur le balcon et regarda autour d'elle.
Quelques lampes suspendues autour de la piscine, secouées par le vent, créaient un jeu d'ombres saisissant dans la cour. Elle vit plusieurs clients de l'hôtel alignés devant l'ouverture pratiquée dans le mur et qui regardaient la plage. D'autres se tenaient à proximité du bar. Au nord, elle pouvait voir les lumières de Saint George's. Le ciel était couvert mais il ne pleuvait pas. Compte tenu de l'obscurité, elle n'arrivait pas à voir la mer mais le bruissement des vagues était bien plus fort que d'habitude. Il ne faisait pas froid mais, pour la première fois depuis son arrivée aux Petites Antilles, elle frissonna soudain.
Elle se tenait là sur le balcon, quand quelqu'un frappa avec insistance sur sa porte. Elle s'enveloppa d'un drap et alla ouvrir. Freddy McBain avait l'air soucieux.
— Excuse-moi de te déranger, mais la tempête semble en route.
— Mathilda.
— Mathilda, confirma McBain. Elle a sévi du côté de Tobago en fin d'après-midi et on parle de gros dégâts.
Lisbeth visualisa la carte des Antilles, Trinité-et-Tobago se situait à environ deux cents kilomètres au sud-est de la Grenade. Elle fit de tête quelques calculs : un cyclone tropical pouvait sans problème s'étendre sur un rayon de cent kilomètres et déplacer son œil avec une vitesse de 30 à 40 kilomètres à l'heure. Ce qui signifiait que Mathilda pouvait en ce moment être sur le point de frapper à la porte de la Grenade. Tout dépendait de la direction qu'elle prenait.
— Il n'y a pas de danger imminent, poursuivit McBain. Mais on ne va pas prendre de risques. Je voudrais que tu mettes tes objets de valeur dans un sac et descendes à la réception. L'hôtel offre du café et des sandwiches.
Lisbeth suivit son conseil. Elle se passa la tête sous le robinet pour se réveiller, enfila un jean, des chaussures et une chemise de flanelle, et jeta le fourre-tout sur son épaule. Juste avant de quitter la chambre, elle alla ouvrir la porte de la salle de bains et alluma la lumière. Pas de lézard vert en vue, il était déjà allé se fourrer dans un trou quelque part. Pas con, la bestiole.
Au bar, elle se dirigea tranquillement vers sa place habituelle et regarda Ella Carmichael donner l'ordre à son personnel de remplir des thermos de boissons chaudes. Un moment plus tard, elle vint rejoindre Lisbeth dans son coin.
— Salut. On dirait que tu te réveilles.
— Je m'étais endormie. Qu'est-ce qui va se passer, maintenant ?
— On attend. C'est la tempête au large et on a reçu un avis de cyclone de Trinité. Si ça empire et si Mathilda vient vers nous, on descend dans la cave. Tu pourrais nous donner un coup de main ?
— Qu'est-ce que tu veux que je fasse ?
— On a cent soixante couvertures dans la réception qu'il faut porter à la cave. Plus un tas de trucs à mettre à l'abri.
Pendant l'heure qui suivit, Lisbeth aida à trimballer des couvertures dans la cave et à ramasser des pots de fleurs, des tables, des chaises longues et autres objets qui se trouvaient autour de la piscine. Satisfaite, Ella lui donna ensuite son congé en la remerciant, et Lisbeth se dirigea vers l'ouverture dans le mur donnant sur la plage puis fit quelques pas dans l'obscurité. La mer tonnait dangereusement et des rafales de vent la fouettèrent avec tant de force qu'elle fut obligée de s'arc-bouter pour tenir sur ses pieds. Les palmiers le long du mur battaient la mesure.
Elle retourna au bar, commanda un caffè latte et s'installa au comptoir. C'était peu après minuit. Une nette atmosphère d'inquiétude régnait parmi les clients et le personnel. Aux tables, des conversations se poursuivaient à voix basse entre des personnes qui lorgnaient régulièrement le ciel. En tout, il y avait au Keys Hôtel trente-deux clients et une dizaine de membres du personnel. Lisbeth remarqua soudain Géraldine Forbes à une table tout au fond du côté de la réception. Son visage était tendu et elle tenait un drink à la main. Son mari n'était pas dans les parages.
LISBETH BUVAIT SON CAFÉ et venait de commencer à méditer sur le théorème de Fermat lorsque Freddy McBain sortit du bureau et se planta au milieu du hall d'entrée.
— Puis-je avoir votre attention, s'il vous plaît ? Je viens juste d'avoir la confirmation qu'une forte tempête de type ouragan a frappé Petit Martinique. Je vais maintenant vous demander de descendre dans la cave.
Freddy McBain coupa court à toutes les tentatives de questions et de conversations, et dirigea ses clients vers l'escalier de la cave derrière la réception. Petit Martinique était un îlot de l'archipel des Grenadines à quelques miles nautiques au nord de l'île principale. Lisbeth regarda discrètement Ella Carmichael et tendit l'oreille quand elle s'approcha de Freddy McBain.
— Ça tourne mal, mais à quel point ? demanda Ella.
— Je ne sais pas. Le téléphone ne marche plus, répondit McBain à voix basse.
Lisbeth descendit à la cave et posa son sac sur une couverture dans un coin. Elle réfléchit un moment puis remonta à contre-courant vers la réception. Elle intercepta Ella Carmichael et lui demanda si elle pouvait se rendre utile à quelque chose. Ella secoua la tête, l'air concentrée.
— On verra ce qui va se passer. Mathilda est une garce.
Lisbeth remarqua un groupe de cinq adultes et une dizaine d'enfants qui s'engouffraient par la porte d'entrée. Freddy McBain les réceptionna et les dirigea vers l'escalier de la cave.
Une soudaine inquiétude vint frapper Lisbeth.
— Je suppose que tout le monde plonge dans sa cave à l'heure qu'il est, dit-elle d'une voix sourde.
Ella Carmichael regarda la famille devant l'escalier.
— Malheureusement notre cave est l'une des rares le long de Grand Anse. On en verra sans doute d'autres venir chercher abri ici.
Lisbeth regarda attentivement Ella.
— Et les autres, qu'est-ce qu'ils font ?
— Ceux qui n'ont pas de cave ? Elle rit avec amertume. Ils se terrent dans leurs maisons ou s'abritent comme ils peuvent. Ils s'en remettent à Dieu.
Lisbeth tourna les talons, traversa en courant le hall d'entrée et sortit par la porte.
George Bland.
Elle entendit Ella l'appeler mais ne s'arrêta pas pour expliquer.
Il habite une foutue bicoque qui va s'écrouler au premier coup de vent.
Dès qu'elle fut sur la route de Saint George's, le vent la happa et la fit tanguer. Elle accéléra le pas avec obstination. Elle avait le vent contre elle et des rafales puissantes la faisaient chanceler. Il lui fallut presque dix minutes pour faire les quatre cents mètres qui la séparaient de la maison de George Bland. Elle n'avait pas vu un chat pendant tout le trajet.
LA PLUIE VINT SOUDAIN DE NULLE PART, comme une douche glaciale lancée par un tuyau d'arrosage, au moment où Lisbeth bifurquait vers la remise de George Bland et vit la lueur de sa lampe à pétrole par une fente entre les planches. Elle fut trempée jusqu'aux os en une seconde et la visibilité se limita à quelques mètres. Elle tambourina sur la porte. George Bland ouvrit et écarquilla les yeux.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? hurla-t-il pour couvrir le vent.
— Amène-toi. Il faut que tu viennes à l'hôtel. Il y a une cave.
George Bland paraissait surpris. Le vent claqua soudain la porte et il fallut plusieurs secondes avant qu'il arrive à la rouvrir. Lisbeth l'attrapa par son tee-shirt et le tira dehors. Elle essuya l'eau qui lui dégoulinait sur le visage, prit sa main et commença à courir. Il la suivit.
Ils choisirent le chemin de la plage, de cent mètres plus court que la route qui faisait une boucle dans les terres. Quand ils furent à mi-chemin, Lisbeth réalisa que c'était probablement une erreur. Sur la plage, ils n'avaient aucune protection. Le vent et la pluie s'abattaient si fort sur eux que plusieurs fois ils furent obligés de s'arrêter. Du sable et des branches volaient dans l'air. Le vacarme était terrifiant. Au bout de ce qui parut une éternité, Lisbeth vit enfin le mur de l'hôtel se concrétiser et elle hâta le pas. Au moment même où ils se trouvaient devant la porte, promesse de sécurité, elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule du côté de la plage. Elle s'arrêta net.
A TRAVERS UNE RAFALE, elle vit soudain deux silhouettes claires cinquante mètres plus loin sur la plage. George Bland la tira par le bras pour lui faire passer le portail. Elle repoussa sa main et s'appuya sur le mur en essayant de mieux voir. Une seconde, elle perdit de vue les silhouettes dans la pluie, puis un éclair illumina le ciel.
Elle savait déjà que c'étaient Richard et Géraldine Forbes. Ils se trouvaient à peu près à l'endroit où elle avait observé les allées et venues de Richard Forbes la veille au soir.
Quand l'éclair suivant éclata, elle vit que Richard Forbes semblait traîner sa femme et qu'elle résistait.
Soudain les morceaux du puzzle tombèrent à leur place. La dépendance économique. Les accusations d'irrégularités financières à Austin. Son errance inquiète et sa rumination immobile au Turtleback.
Il a l'intention de l'assassiner. 40 millions dans la mise. L'ouragan sera son camouflage. C'est l'occasion ou jamais.
Lisbeth Salander poussa George Bland par le portail, regarda autour d'elle et trouva la chaise bancale sur laquelle s'asseyait le gardien de nuit et qu'on avait oublié de ranger avant la tempête. Elle saisit la chaise, la fracassa de toutes ses forces contre le mur et s'arma d'un pied de chaise. Sidéré, George Bland cria derrière elle alors qu'elle fonçait sur la plage.
Les rafales manquaient chaque fois de la renverser mais elle serra les dents et avança pas à pas. Elle était presque à hauteur du couple Forbes quand un éclair illumina la plage. Elle vit Géraldine Forbes à genoux au bord de l'eau et Richard Forbes penché sur elle, le bras levé pour frapper. Il brandissait quelque chose qui ressemblait à un tuyau métallique. Elle vit son bras décrire un arc vers la tête de sa femme. Celle-ci arrêta de gigoter.
Richard Forbes ne vit jamais Lisbeth Salander.
Il sentit seulement une douleur fulgurante quand elle abattit le pied de chaise sur sa nuque, Il s'écroula à plat ventre.
Lisbeth Salander se pencha et agrippa Géraldine Forbes. Alors que la pluie les cinglait, elle retourna le corps. Ses mains furent soudain pleines de sang. Géraldine Forbes avait une plaie importante sur le crâne. Elle pesait des tonnes et Lisbeth jeta un regard désespéré autour d'elle, se demandant comment elle pourrait transporter le corps jusqu’au mur de l'hôtel. Dans la seconde qui suivit, George Bland se matérialisa à ses côtés. Il cria quelque chose que Lisbeth n'arriva pas à entendre à cause de la tempête.
Lisbeth jeta un regard en coin sur Richard Forbes. Il lui tournait le dos mais s'était redressé à quatre pattes. Elle saisit le bras gauche de Géraldine Forbes, le passa autour de son cou et fit signe à George Bland d'attraper l'autre bras. Ils se mirent à traîner péniblement le corps sur le sable.
A mi-chemin du mur de l'hôtel, Lisbeth se sentit totalement exténuée, comme si toute force était en train de la quitter. Son cœur fit un saut périlleux dans sa poitrine quand elle sentit soudain une main la saisir par l'épaule. Elle perdit la prise autour de Géraldine Forbes, se retourna et donna un coup de pied droit dans l'aine de Richard Forbes. Il trébucha et tomba à genoux. Elle prit son élan et lui décocha un coup de pied en pleine figure. Lisbeth rencontra le regard terrorisé de George Bland. Elle lui consacra une demi-seconde d'attention avant d'attraper de nouveau Géraldine Forbes et de se remettre à la traîner.
Quelques secondes plus tard, elle tourna de nouveau la tête. Elle vit Richard Forbes à dix mètres d'eux. Il s'était relevé et, au milieu des rafales, il tanguait comme un ivrogne.
Un nouvel éclair fendit le ciel et Lisbeth Salander écarquilla les yeux. Pour la première fois elle ressentit une terreur paralysante. Derrière Richard Forbes, à cent mètres dans l'eau, elle vit le doigt de Dieu.
Un cliché instantané figé à la lueur de l'éclair, une colonne d'un noir d'encre qui se dressait et disparaissait hors de sa vue dans l'espace.
Mathilda.
Ce n'est pas possible.
Un ouragan — oui.
Une tornade — impossible.
La Grenade n'est pas située dans une zone à tornades.
Une mégatempête de barge dans une zone où les tornades ne sont pas censées se former. Les tornades ne peuvent pas se former au-dessus de la mer.
Hé, y a erreur scientifique !
C'est un truc de dingue, cette affaire.
Et ce truc va m'embarquer dans le putain de ciel de merde.
George Bland aussi avait vu la tornade. Soudain ils crièrent tous les deux en même temps de se dépêcher, sans entendre ce que disait l'autre.
Vingt mètres leur restaient à parcourir pour rejoindre le mur. Dix. Lisbeth trébucha et tomba à genoux. Cinq. Arrivée au portail, Lisbeth jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Elle eut un aperçu de Richard Forbes quand il fut happé dans l'eau comme par une main invisible. Puis il avait disparu, et avec l'aide de George Bland elle traîna son fardeau par l'ouverture du mur. Ils traversèrent l'arrière-cour en chancelant et, au milieu du déchaînement de la tempête, Lisbeth entendit le bruit de carreaux qui se brisaient et une plainte dissonante de tôle qui se pliait quelque part. Surgie d'on ne sait où, une planche passa dans l'air juste devant le nez de Lisbeth. La seconde d'après elle ressentit une douleur quand quelque chose vint heurter son dos. La pression du vent diminua quand ils arrivèrent dans le hall d'entrée.
Lisbeth arrêta George Bland et l'attrapa par le col. Elle tira sa tête tout près de sa bouche et cria dans son oreille.
— On l'a trouvée sur la plage. On n'a pas vu son mari. Tu comprends ?
Il fit oui de la tête.
Ils traînèrent Géraldine Forbes en bas de l'escalier et Lisbeth donna un coup de pied sur la porte de la cave. Freddy McBain ouvrit et les contempla bouche bée. Puis il saisit leur fardeau et les fit entrer avant de claquer la porte.
Le vacarme du cyclone tomba en une seconde d'une quantité de décibels insupportable à un crépitement et un roulement en arrière-plan. Lisbeth prit une profonde inspiration.
ELLA CARMICHAEL VERSA du café chaud dans un gobelet qu'elle tendit. Lisbeth Salander était tellement épuisée qu'elle eut à peine la force de lever le bras. Elle était assise par terre, passivement adossée au mur. Quelqu'un les avait recouverts de couvertures, elle et George Bland. Elle était trempée jusqu'aux os et elle saignait abondamment d'une plaie sous le genou. Son jean avait un accroc de dix centimètres dont elle ne se rappelait pas l'origine. Elle regarda sans la moindre émotion Freddy McBain et quelques clients de l'hôtel soigner Géraldine Forbes et mettre un bandage autour de sa tête. Elle saisit des mots épars par-ci, par-là et comprit qu'il y avait un médecin dans le groupe. Elle remarqua que la cave était pleine et qu'aux clients s'étaient joints des gens de l'extérieur en quête d'abri.
Finalement Freddy McBain s'approcha de Lisbeth et s'accroupit.
— Elle est vivante.
Lisbeth ne répondit pas.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— On l'a trouvée sur la plage en bas du mur.
— Il y avait trois personnes absentes quand j'ai compté les clients ici dans la cave. Toi et le couple Forbes. Ella m'a dit que tu es partie comme une folle au moment où la tempête arrivait.
— Je suis partie chercher mon copain George. Lisbeth indiqua son camarade d'un signe de tête. Il habite plus loin sur la route dans une baraque qui n'est certainement plus debout à l'heure qu'il est.
— C'était idiot et sans doute très courageux, dit Freddy McBain en tournant les yeux vers George Bland. Vous avez vu son mari, Richard Forbes ?
— Non, répondit Lisbeth avec un regard neutre.
George Bland regarda Lisbeth et secoua la tête.
Ella Carmichael fixa Lisbeth Salander d'un regard sévère. Lisbeth le lui rendit sans la moindre expression dans les yeux.
Géraldine Forbes retrouva ses esprits vers 3 heures. Lisbeth Salander s'était alors endormie, la tête posée sur l'épaule de George Bland.
MIRACULEUSEMENT, LA GRENADE avait survécu à la nuit. Quand l'aube vint, la tempête s'était calmée et avait été remplacée par la pire des pluies que Lisbeth Salander ait jamais vues. Freddy McBain fit remonter les clients dans l'hôtel.
Le Keys serait obligé d'entreprendre de grosses réparations. La dévastation à l'hôtel, comme tout au long de la côte, était considérable. Le bar extérieur d'Ella Carmichael sous un auvent devant la piscine avait totalement disparu et une véranda était complètement démolie. Des volets avaient été arrachés sur toute la façade et une partie en saillie du toit s'était pliée. La réception était un chaos de matériaux divers. Mais, en gros, l'hôtel était toujours là.
Lisbeth emmena en vacillant George Bland dans sa chambre. Elle accrocha provisoirement une couverture devant l'ouverture de la fenêtre vide pour empêcher la pluie d'entrer. George Bland croisa son regard.
— Il y aura moins de choses à expliquer si nous n'avons pas vu son mari, dit Lisbeth avant qu'il ait eu le temps de poser des questions.
Il hocha la tête. Elle ôta ses vêtements, les laissa en un tas par terre et tapota le bord du lit à côté d'elle. Il hocha de nouveau la tête, se déshabilla et se glissa près d'elle. Ils s'endormirent presque instantanément.
Ils se réveillèrent vers midi, et le soleil brillait alors par des accrocs dans les nuages. Chaque muscle de son corps faisait souffrir Lisbeth et son genou avait enflé au point qu'elle avait du mal à plier la jambe. Elle sortit doucement du lit et se mit sous la douche en adressant un hochement de la tête au lézard vert de retour sur le mur sous le plafond. Elle enfila un short et un débardeur, et quitta la pièce en boitant sans réveiller George Bland.
Ella Carmichael s'agitait encore. Elle avait l'air fatiguée mais avait mis en route le bar dans le hall d'entrée. Clopin-clopant, Lisbeth alla s'asseoir à une table près du comptoir, commanda du café et demanda aussi un sandwich. Elle regarda par les fenêtres soufflées de l'entrée et vit une voiture de police garée là. Elle venait juste d'avoir son café lorsque Freddy McBain sortit de son bureau derrière le comptoir de la réception, un type en uniforme sur les talons. McBain la découvrit et dit quelque chose au policier avant de rejoindre la table de Lisbeth.
— Voici l'agent Fergusson. Il voudrait te poser quelques questions.
Lisbeth hocha poliment la tête. L'agent Fergusson avait l'air fatigué. Il sortit un bloc-notes et un stylo, et nota le nom de Lisbeth.
— Miss Salander, j'ai compris que vous-même et un ami avez trouvé Mrs Richard Forbes pendant l'ouragan cette nuit.
Lisbeth hocha la tête.
— Où avez-vous trouvé Mrs Forbes ?
— Sur la plage juste en bas du portail, répondit Lisbeth. Nous avons pratiquement trébuché sur elle.
Fergusson nota.
— A-t-elle dit quelque chose ?
Lisbeth secoua la tête.
— Elle avait perdu connaissance ?
Lisbeth hocha la tête d'un air entendu.
— Elle avait une vilaine plaie à la tête.
Lisbeth hocha encore la tête.
— Vous ne savez pas comment elle s'est fait cette blessure ?
Lisbeth secoua la tête. Fergusson avait l'air un peu irrité par son absence de répondant.
— Il y avait pas mal de débris qui volaient dans tous les sens, dit-elle, coopérative. J'ai failli prendre une planche sur la tête.
Fergusson hocha la tête avec sérieux.
— Vous êtes blessée à la jambe ?
Fergusson montra le bandage de Lisbeth. Elle hocha la tête.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Je ne sais pas. Je n'ai vu la plaie qu'en arrivant dans la cave.
— Vous étiez avec un jeune homme.
Lisbeth hocha la tête.
— Son nom ?
— George Bland.
— Où habite-t-il ?
— Dans la remise derrière le Coconut, sur la route en direction de l'aéroport. Si la remise est encore là, je veux dire.
Lisbeth s'abstint de préciser qu'en ce moment, George Bland dormait dans son lit à l'étage.
— Avez-vous vu son mari, Richard Forbes ?
Lisbeth secoua la tête. L'agent Fergusson ne trouva apparemment plus rien à demander, et il referma son bloc-notes.
— Merci, Miss Salander. Je dois aller faire un rapport du décès.
— Elle est morte ?
— Mrs Forbes... ? Non, elle est à l'hôpital de Saint George's. Elle peut sans doute vous remercier, vous et votre ami, d'être en vie. Mais son mari est mort. On l'a trouvé sur le parking de l'aéroport il y a deux heures.
Plus de six cents mètres au sud !
— Il était très amoché, expliqua Fergusson.
— Je suis désolée, dit Lisbeth Salander sans faire preuve de choc manifeste.
Lorsque McBain et Fergusson furent partis, Ella Carmichael arriva et s'assit à la table de Lisbeth. Elle posa deux petits verres de rhum. Lisbeth l'interrogea du regard.
— Après une nuit comme ça, on a besoin d'un remontant. C'est ma tournée. Je t'offre le petit-déjeuner aussi.
Les deux femmes se regardèrent. Puis elles levèrent les verres et trinquèrent.
MATHILDA ALLAIT FAIRE L'OBJET d'études scientifiques pendant longtemps, et de discussions parmi les institutions météorologiques aux Antilles et aux Etats-Unis. Des tornades de l'envergure de Mathilda étaient pratiquement inconnues dans la région. On estimait même théoriquement impossible qu'elles se forment au-dessus de la mer. Pour finir, les experts se mirent d'accord pour dire qu'une configuration particulièrement étrange de fronts météorologiques avait créé une pseudo-tornade — en fait, ce n'était pas une véritable tornade, ça en avait seulement l'air. Des contradicteurs avancèrent des théories impliquant l'effet de serre et un déséquilibre écologique.
Lisbeth Salander ne prêta pas attention à la discussion théorique. Elle savait ce qu'elle avait vu et elle décida d'essayer d'éviter à tout jamais de se retrouver sur le chemin d'une des sœurs de Mathilda.
Plusieurs personnes avaient été blessées au cours de la nuit. Par miracle, il n'y avait qu'un mort à déplorer.
Personne n'arrivait à comprendre ce qui avait poussé Richard Forbes à partir dehors en plein ouragan, à part éventuellement l'imprudence qui semblait toujours coller aux touristes américains. Géraldine Forbes n'avait aucune explication à donner. Elle avait une grave commotion cérébrale et seulement des images éparses de ce qui s'était passé pendant la nuit.
En revanche, elle était inconsolable d'être veuve.