III ÉQUATIONS IMPOSSIBLES 23 mars au 2 avril

Les équations absurdes, pour lesquelles aucune solution ne convient, sont qualifiées d'impossibles.

(a + b)(a — b) =a2 — b2 + 1

11 MERCREDI 23 MARS — JEUDI 24 MARS

MIKAEL BLOMKVIST POSA la pointe du stylo rouge dans la marge du manuscrit de Dag Svensson et inscrivit un point d'exclamation entouré suivi de « note bdp ». Ce qui signifiait qu'il voulait en bas de page une référence à la source de ce qui était dit.

On était mercredi, la veille du jeudi de Pâques, et Millenium était plus ou moins en congé pour la semaine entière. Monika Nilsson se trouvait à l'étranger. Lottie Karim était partie en montagne avec son mari. Henry Cortez était venu tenir le standard quelques heures, mais Mikael lui avait dit de rentrer chez lui vu que personne n'appelait et que de toute façon lui-même restait à la rédaction. Un sourire béat aux lèvres, Henry disparut retrouver sa dernière copine en date.

Dag Svensson ne s'était pas montré. Mikael était seul à peaufiner son manuscrit. Ils avaient fini par déterminer que le livre ferait deux cent quatre-vingt-dix pages en douze chapitres. Dag Svensson avait livré la version finale de neuf des douze, et Mikael Blomkvist avait épluché chaque mot et lui avait retourné les textes pour qu'il les clarifie ou les reformule selon ses indications.

Mikael considérait cependant Dag Svensson comme un écrivain très doué et sa contribution se limitait à des notes dans la marge. Il avait même du mal à trouver des endroits où sévir. Au cours des semaines où la pile du manuscrit avait grandi sur le bureau de Mikael, ils n'avaient été en désaccord total qu'au sujet d'un seul passage d'environ une page, que Mikael voulait supprimer et que Dag avait défendu avec force arguments. Mikael avait gagné. Mais il s'agissait de broutilles.

Bref, le livre que Millenium s'apprêtait à envoyer à l'imprimerie était costaud et Mikael était convaincu qu'on allait en parler. Dag Svensson était si impitoyable dans sa dénonciation des michetons et ficelait si parfaitement son histoire que personne ne pourrait plus ignorer les dysfonctionnements du système. L'écriture était parfaite et les données que Dag Svensson présentait, amenées selon une méthode traditionnelle, certes, mais plus qu'efficace.

Ces derniers mois, Mikael avait appris trois choses sur Dag. Il était un journaliste méticuleux qui nouait soigneusement tous les fils. Il n'utilisait pas la rhétorique qui alourdissait tant de reportages sur la société et les transformait en galimatias. Le livre était plus qu'un reportage — c'était une déclaration de guerre. Mikael sourit calmement. Dag Svensson avait presque quinze ans de moins que lui mais Mikael reconnaissait facilement la passion qu'il avait eue lui-même un jour quand il était parti en croisade contre les journalistes économiques minables et avait pondu un livre à scandale que certaines rédactions ne lui avaient toujours pas pardonné.

Le problème était que le livre de Dag Svensson devait tenir la route jusqu'au bout. Le journaliste qui redresse ainsi la tête doit être à cent pour cent sûr du terrain sur lequel il s'avance, sinon mieux vaut renoncer à publier. Dag Svensson en était à quatre-vingt-dix-huit pour cent. Restaient quelques points faibles à éplucher et des affirmations qu'il n'avait pas documentées de façon satisfaisante aux yeux de Mikael.

Vers 17 h 30, il ouvrit le tiroir de son bureau et en sortit une cigarette. Erika Berger avait décrété l'interdiction totale de fumer dans les bureaux, mais il était seul et personne ne viendrait de tout le week-end. Il travailla encore trois quarts d'heure avant de rassembler ses feuillets et d'aller poser le chapitre sur le bureau d'Erika afin qu'elle le lise. Dag Svensson avait promis de mailer la version finale des trois chapitres restants le lendemain matin, ce qui donnerait à Mikael la possibilité de les relire pendant le week-end. Une réunion était programmée le mardi après Pâques, où Dag, Erika, Mikael et Malou se retrouveraient pour donner le feu vert à la version finale du livre, mais aussi aux articles de Millenium. Ne resterait plus que la mise en pages, qui incombait à Christer Malm, et à l'envoyer à l'imprimerie. Mikael n'avait même pas lancé d'appel d'offres — il avait décidé de faire confiance une nouvelle fois à Hallvigs Reklam à Morgongåva, l'imprimeur de son livre sur l'affaire Wennerström, qui proposait un prix et un service incomparables dans la branche.


MIKAEL REGARDA L'HEURE et s'offrit une autre cigarette clandestine. Il s'assit à la fenêtre et regarda Götgatan en bas. Du bout de la langue, il toucha doucement la plaie à l'intérieur de sa lèvre. C'était en train de cicatriser. Pour la millième fois il se demanda ce qui s'était réellement passé devant l'immeuble de Lisbeth Salander dans Lundagatan.

Ses seules certitudes étaient que Lisbeth Salander était manifestement en vie, et qu'elle était de retour en ville.

Dans la semaine, il avait quotidiennement essayé d'entrer en contact avec elle. Il avait envoyé des mails à l'adresse qu'elle avait utilisée plus d'un an auparavant, mais sans recevoir de réponse. Tous les jours il était passé par Lundagatan. Il commençait à perdre espoir.

La plaque avec le nom avait changé pour Salander-Wu. Il y avait deux cent trente Wu dans le registre de l'état civil, dont un peu plus de cent quarante habitaient le département de Stockholm. Aucun n'était cependant domicilié dans Lundagatan. Mikael n'avait pas la moindre idée de qui pouvait habiter avec Salander, si elle avait un copain ou si elle sous-louait l'appartement. Personne n'était venu ouvrir quand il avait frappé à la porte.

En fin de compte, il avait décidé de lui écrire une bonne vieille lettre à l'ancienne.

Salut Sally,

Je ne sais pas ce qui s'est passé il y a un an, mais à ce stade, même l'abruti que je suis a compris que tu as coupé tous les ponts avec moi. C'est ton droit et ton privilège de déterminer qui tu veux fréquenter et je n'ai pas l'intention de rabâcher. Je constate simplement que je te considère toujours comme mon amie, que ta compagnie me manque et que je prendrais volontiers un café avec toi, si ça te dit.

Je ne sais pas dans quoi tu t'es fourrée, mais la bagarre dans Lundagatan m'inquiète. Si tu as besoin d'aide, tu peux m'appeler à n'importe quel moment. Comme tu le sais, j'ai une lourde dette envers toi.

De plus, j'ai ton sac. Si tu veux le récupérer, tu n'as qu'à donner signe de vie. Si tu ne veux pas me rencontrer, tu peux simplement me donner une adresse où je pourrai l'envoyer. Tu as clairement indiqué que tu ne voulais rien avoir à faire avec moi, je n'essaierai donc pas de te voir.

MIKAEL

Bien entendu, il n'avait pas obtenu la moindre réponse.

En rentrant chez lui le matin après l'agression dans Lundagatan, il avait ouvert le sac de Lisbeth et aligné le contenu sur la table de la cuisine. Il y avait là un portefeuille avec une carte de compte de la Poste et environ 600 couronnes suédoises en espèces et 200 dollars américains, ainsi qu'une carte mensuelle des transports en commun de Stockholm. Un paquet de Marlboro light ouvert, trois briquets jetables, une boîte de pastilles pour la gorge, un paquet de mouchoirs en papier, une brosse à dents, du dentifrice et trois tampons hygiéniques dans un compartiment à part, un paquet de préservatifs intact, dont l'étiquette de prix révélait qu'ils avaient été achetés à Gatwick Airport à Londres, un carnet relié format A5 à couverture rigide, cinq stylos bille, une bombe lacrymogène, une petite trousse avec du rouge à lèvres et du maquillage, une radio FM avec écouteurs mais sans piles et l’Aftonbladet de la veille.

L'objet le plus fascinant dans le sac était un marteau facilement accessible dans une poche extérieure. L'attaque était cependant arrivée si brutalement que Lisbeth n'avait eu le temps de sortir ni le marteau ni la bombe lacrymogène. Apparemment, elle avait utilisé les clés en guise de poing américain — il restait dessus des traces de sang et de peau.

Son trousseau de clés comportait six clés. Trois étaient des clés typiques d'appartement — clé de porte sur la rue, clé ordinaire de l'appartement et clé de la serrure de sécurité. Aucune n'ouvrait cependant la porte de Lundagatan.

Mikael avait ouvert et feuilleté le carnet page par page. Il reconnaissait l'écriture soigneuse et minimale de Lisbeth, et il avait assez rapidement pu constater qu'il ne s'agissait pas précisément du journal intime et secret d'une jeune fille. Les trois quarts environ du carnet étaient remplis de ce qui ressemblait à du gribouillage mathématique. Tout en haut de la première page figurait une équation qu'il reconnaissait, même si les maths n'étaient pas du tout son rayon.

Mikael Blomkvist n'avait jamais eu de problèmes en calcul. Il avait passé son bac avec les meilleures notes en maths, ce qui ne signifiait pas qu'il était doué en la matière, mais simplement qu'il avait su assimiler l'enseignement du lycée. Les pages du carnet de Lisbeth Salander contenaient un gribouillis qu'il ne comprenait pas et qu'il n'avait aucune intention d'essayer de comprendre. Une équation s'étalait sur deux pages entières et se terminait par des ratures et des changements. Il avait du mal à déterminer s'il s'agissait de formules mathématiques sérieuses et de solutions véritables mais, connaissant bien les capacités de Lisbeth Salander, il supposa que les calculs se révéleraient corrects, et qu'ils avaient sans doute une signification ésotérique.

Il feuilleta le carnet un bon moment. Les équations lui étaient à peu près aussi compréhensibles que s'il avait eu un cahier de signes chinois devant lui. Il comprit néanmoins ce qu'elle essayait de faire, (x3 + y3 = z3). Elle avait été fascinée par l'énigme de Fermat, un classique dont il avait entendu parler. Il soupira profondément.

La toute dernière page du carnet contenait une note succincte et mystérieuse, qui n'avait absolument rien à faire avec les maths mais qui ressemblait pourtant à une sorte de formule.

(Blondie + Magge) = NEB

C'était souligné et encadré, et ça n'expliquait strictement rien. Tout en bas de la page était noté le numéro de téléphone d'une agence de location de voitures, Auto-Expert, à Eskilstuna.

Mikael n'essaya pas d'interpréter les notes. Il conclut que ces notes étaient des gribouillis qu'elle avait faits en réfléchissant à quelque chose.

Pour finir, Mikael écrasa sa cigarette et enfila sa veste, brancha l'alarme de la rédaction et marcha jusqu'au terminal de Slussen où il prit le bus pour Lännersta, le quartier branché des yuppies. Il était invité à dîner chez sa sœur Annika Blomkvist, Giannini de son nom d'épouse, pour ses quarante-deux ans.


ERIKA BERGER COMMENÇA ses congés de Pâques par un jogging, trois kilomètres de soucis et de colère qui se terminèrent au ponton du ferry à Saltsjöbaden. Elle avait négligé ses heures au club de gym ces derniers mois et elle se sentait raide et en mauvaise forme. Elle retourna chez elle en marchant normalement. Son mari donnait une conférence pour une exposition au musée d'Art moderne et il ne rentrerait pas avant 20 heures. Erika projetait d'ouvrir une bonne bouteille de vin, d'allumer le sauna et de séduire son mari. Cela aurait le mérite de la distraire du problème qu'elle ruminait.

Quatre jours auparavant, elle avait été invitée à déjeuner par le directeur de l'un des groupes de médias les plus importants de Suède. Entre deux bouchées de salade, avec beaucoup de sérieux dans la voix, il lui avait exposé son intention de la recruter comme rédactrice en chef de Svenska Morgon-Posten, le plus grand quotidien du groupe, le Grand Dragon comme on l'appelait dans le milieu. La direction a discuté de plusieurs noms et nous pensons tous que tu serais un formidable atout pour le journal. C'est toi que nous voulons. L'offre de travail était accompagnée d'un salaire qui faisait paraître ce qu'elle gagnait à Millenium comme une plaisanterie.

Cette offre était tombée comme un coup de foudre et l'avait laissée interloquée. Pourquoi moi, précisément ?

Il était resté vague au début, puis avait fini par avouer qu'elle était célèbre, respectée et considérée par tout le monde comme une patronne compétente. Sa manière d'extirper Millenium des sables mouvants où le journal s'était enfoncé deux ans auparavant était impressionnante. Puis il lui avoua que le Grand Dragon avait besoin d'un coup de jeune. Le journal avait un air vieux jeu qui réduisait continuellement les abonnés de la jeune génération. Erika était connue pour être une journaliste impertinente. Elle avait du chien. Placer une femme et féministe de surcroît à la tête de l'institution la plus conservatrice de la Suède des Mâles était un défi, c'était gonflé. Tout le monde était d'accord. Disons, presque tout le monde. Ceux qui comptaient étaient d'accord.

— Mais je ne partage pas la vision politique de base du journal.

— On s'en fiche. Tu n'es pas non plus un adversaire notoire. Tu en seras le chef — pas un inspecteur politique — et côté éditorial, ça s'arrangera.

Il ne le dit pas, mais il s'agissait aussi de classe sociale. Erika avait le bon passé, elle était issue du bon milieu.

Elle répondit que spontanément elle était intéressée par la proposition, mais qu'elle ne pouvait pas donner une réponse immédiate. Il lui fallait d'abord réfléchir, et ils s'étaient mis d'accord pour qu'elle lui communique sa décision dans les jours à venir. Le directeur avait expliqué que si c'était le salaire qui la faisait hésiter, elle se trouvait dans une position où elle pourrait probablement négocier les chiffres à la hausse. On lui proposerait en outre un parachute particulièrement attractif. Le moment est venu pour toi de commencer à penser à tes conditions de retraite, ma vieille.

Elle allait sur ses quarante-cinq ans. Elle avait mangé de la vache enragée à ses débuts. Elle avait réussi à créer Millenium et en était devenue la directrice de la publication grâce à ses mérites personnels. Le moment où elle serait obligée de prendre le téléphone pour dire oui ou non approchait inexorablement, et elle ne savait pas ce qu'elle allait répondre. Au cours de la semaine, elle avait plusieurs fois eu l'intention d'en discuter avec Mikael, mais ça ne s'était pas fait. Elle sentait que, au contraire, elle lui avait occulté la chose, ce qui lui donnait une pointe de mauvaise conscience.

Les inconvénients étaient évidents. Un oui signifierait que son partenariat avec Mikael serait rompu. Il ne la suivrait jamais chez le Grand Dragon, même si elle lui faisait une offre enrobée de chocolat. Il n'avait pas besoin de cet argent et il se portait parfaitement bien à bidouiller ses propres textes à son propre rythme.

Elle se sentait bien dans son rôle de patronne de Millenium. Il lui avait fourni une position dans le monde journalistique qu'elle estimait presque imméritée. Ce n'était pas elle qui produisait les informations. Ce n'était pas son truc — elle ne se considérait pas comme particulièrement douée pour l'écriture. En revanche, elle était bonne journaliste à la radio ou à la télé et elle était surtout une directrice brillante. Et elle aimait bien le travail d'improvisation qu'imposait son rôle de patronne de Millenium.

Mais Erika Berger était tentée. Pas tant par le salaire que par le fait que ce travail la transformerait définitivement en une des actrices les plus influentes du monde des médias. L'offre ne sera pas formulée une deuxième fois, avait dit le directeur.

Arrivée devant l'hôtel de Saltsjöbaden, elle comprit à son grand désespoir qu'elle ne pourrait pas dire non. Et elle tremblait à l'idée d'être obligée d'annoncer la nouvelle à Mikael Blomkvist.


COMME TOUJOURS, le dîner chez la famille Giannini se déroula dans une douce atmosphère de chaos. Annika avait deux enfants, Monica, treize ans, et Jennie, dix ans. Son mari, Enrico Giannini, patron pour la Scandinavie d'une société de biotechnologie internationale, avait la garde d'Antonio, seize ans, fils d'un premier lit. Les autres convives étaient Antonia, la mère d'Enrico, et Pietro, le frère d'Enrico, l'épouse de celui-ci, Eva-Lotta, avec leurs deux enfants Peter et Nicola. Plus la sœur d'Enrico, Marcella, qui habitait le quartier avec quatre enfants. Au dîner avait également été invitée la tante Angelina, que la famille considérait comme complètement farfelue ou en tout cas extrêmement excentrique, accompagnée de son nouveau copain.

Le facteur chaos était donc relativement élevé autour de la table à manger aux dimensions généreuses. Les conversations, parfois plusieurs à la fois, étaient menées en un mélange détonnant de suédois et d'italien, et la situation de Mikael ne fut pas allégée par le fait qu'Angelina passa la soirée à lui demander pourquoi il était toujours célibataire et à lui proposer des candidates appropriées parmi ses amies. Mikael finit par déclarer qu'il se marierait volontiers mais que sa maîtresse était malheureusement déjà mariée. Ce qui cloua le bec à Angelina pour un moment.

A 19 h 30, le téléphone portable de Mikael sonna. Il pensait l'avoir éteint et faillit louper l'appel avant de réussir à le sortir de la poche intérieure de sa veste que quelqu’un avait posée sur l'étagère à chapeaux du vestibule. C'était Dag Svensson.

— Je te dérange ?

— Ben, pas tant que ça. Je suis en train de dîner chez ma sœur avec un fort contingent de sa belle-famille. Qu'est-ce qu'il se passe ?

— Deux choses. J'essaie de joindre Christer Malm mais il ne répond pas au téléphone.

— Non. Lui et son copain sont au théâtre ce soir.

— Merde. J'ai promis de le retrouver à la rédaction demain matin avec les photos et les illustrations qu'on veut mettre dans le livre. Christer devait y jeter un coup d'œil pendant le week-end. Mais Mia vient de décréter qu'elle veut aller voir ses parents en Dalécarlie pour Pâques et leur montrer sa thèse. Ce qui fait qu'on partira tôt demain matin.

— D'accord.

— Je ne peux pas les lui envoyer par mail, il s'agit de tirages papier. Est-ce que je pourrais te les faire porter ce soir ?

— Ben oui... mais dis-moi, je suis à Lännersta. Je reste encore un moment ici avant de rentrer chez moi. Enskede ne me fera pas un grand détour. Je peux tout aussi bien passer chez toi chercher les photos. Ça te va si j'arrive vers 11 heures ?

Ça allait très bien à Dag Svensson.

— Deuxième point... et je pense que ça ne va pas te faire plaisir.

— Annonce toujours.

— J'ai un problème avec le texte.

— Oui.

— Je bute sur un truc que je voudrais vérifier avant que le livre passe à l'impression.

— C'est quoi ?

— Zala, avec un Z.

— C'est quoi, un zala ?

— Zala est un gangster, probablement d'un pays de l'Est, peut-être la Pologne. Je t'en ai parlé dans un mail il y a une semaine ou deux.

— Désolé, j'avais oublié.

— Il revient un peu partout dans mes histoires. Les gens semblent en avoir la trouille et personne ne veut parler de lui.

— Ah bon.

— Il y a quelques jours, je suis de nouveau tombé sur lui. Je crois qu'il se trouve en Suède et il devrait faire partie de la liste des michetons dans le chapitre vu.

— Dag, tu ne vas pas tout modifier à trois semaines de l'impression.

— Je sais. Mais c'est comme une sorte de joker qui réapparaît sans arrêt dans le jeu. J'ai discuté avec un flic qui lui aussi avait entendu parler de Zala et... je crois que ça vaut la peine de consacrer quelques jours la semaine prochaine à le vérifier.

— Pourquoi ? Tu as déjà assez de fumiers comme ça dans ton texte.

— Ce fumier-là m'a l'air bien particulier. Personne ne sait vraiment qui il est. Mon petit doigt me dit que ça paierait de fouiller un peu plus.

— Il ne faut jamais mésestimer les petits doigts, dit Mikael. Mais franchement... on ne peut plus repousser la deadline à ce stade. La date a été retenue à l'imprimerie et le livre doit sortir en même temps que Millenium.

— Je sais, répondit Dag Svensson sur un ton abattu.


MIA BERGMAN VENAIT JUSTE de préparer du café et l'avait versé dans le thermos quand on sonna à la porte. Il était presque 21 heures. Dag Svensson était plus près de la porte qu'elle et, pensant que c'était Mikael Blomkvist qui arrivait plus tôt que prévu, il ouvrit imprudemment sans regarder d'abord par le judas. Au lieu de Mikael, il se trouva face à une fille qui lui était totalement étrangère, une fille toute petite, qui ressemblait à une poupée et qu'il prit pour une adolescente.

— Je cherche Dag Svensson et Mia Bergman, dit la fille.

— Je suis Dag Svensson, dit-il.

— Je voudrais vous parler.

Dag regarda machinalement l'heure. Mia Bergman arriva dans le vestibule et pointa une tête curieuse derrière son compagnon.

— C'est un peu tard pour une visite, il me semble, dit Dag.

La fille le regarda, aussi silencieuse que patiente.

— De quoi voudrais-tu parler ? demanda-t-il.

— Je voudrais te parler du livre que tu as l'intention de publier chez Millenium.

Dag et Mia échangèrent un regard.

— Et qui es-tu ?

— Le sujet m'intéresse. Est-ce que je peux entrer ou on reste ici sur le palier à discuter ?

Dag Svensson hésita une seconde. La fille était certes une parfaite inconnue et l'heure de la visite n'était pas des plus habituelles, mais elle semblait suffisamment inoffensive pour qu'il ouvre grande la porte. Il la guida jusqu'à la table à manger dans le séjour.

— Tu veux du café ? demanda Mia.

Dag lorgna sa compagne avec irritation.

— Et si tu répondais à ma question : qui es-tu ?

— Oui merci. Pour le café je veux dire. Je m'appelle Lisbeth Salander.

Mia haussa les épaules et ouvrit le thermos. Elle avait déjà sorti des tasses en prévision de la visite de Mikael Blomkvist.

— Et qu'est-ce qui te fait croire que j'ai l'intention de publier un livre chez Millenium ? demanda Dag Svensson.

Il fut soudain pris d'une méfiance aiguë, mais la fille l'ignora et regarda Mia Bergman à la place. Elle fit une grimace qu'on pouvait interpréter comme un sourire en coin.

— C'est une thèse intéressante, fit-elle.

Mia Bergman eut l'air stupéfaite.

— Qu'est-ce que tu sais de ma thèse ?

— Je suis tombée sur une copie, répondit la fille mystérieusement.

L'irritation de Dag Svensson redoubla.

— Maintenant, je crois qu'il est temps que tu m'expliques ce que tu veux ! dit-il d'une voix rude.

La fille rencontra son regard. Il remarqua soudain que son iris était tellement sombre que ses yeux en devenaient noirs comme de l'encre à la lumière. Il comprit qu'il s'était mépris sur son âge — elle était plus âgée qu'il ne l'avait cru au départ.

— Je veux savoir pourquoi tu poses partout des questions sur Zala, Alexander Zala, dit Lisbeth Salander. Et je veux surtout connaître exactement ce que tu sais à son sujet.

Alexander Zala, pensa Dag Svensson soudain choqué. Jamais auparavant il n'avait entendu de prénom.

Dag Svensson examina la fille devant lui. Elle leva sa tasse et but une gorgée de café sans le lâcher du regard. Ses yeux étaient totalement dépourvus de chaleur. Il se sentit tout à coup vaguement mal à l'aise.


CONTRAIREMENT A MIKAEL et aux autres adultes du groupe et bien que ce soit son anniversaire, Annika Giannini n'avait bu qu'une bière. Elle s'était abstenue de boire aussi bien du vin que de l'aquavit au repas. Vers 22 h 30, elle était par conséquent parfaitement sobre et, vu qu'elle considérait son grand frère dans certaines circonstances comme un parfait imbécile dont il fallait prendre soin, elle lui proposa généreusement de le raccompagner chez lui en voiture, via Enskede. Elle avait de toute façon prévu de le conduire à l'arrêt de bus dans Värmdövägen, et pousser jusqu'en ville ne prendrait pas beaucoup plus de temps.

— Pourquoi tu n'achètes pas une voiture ? se plaignit-elle malgré tout quand Mikael attacha sa ceinture de sécurité.

— Parce que contrairement à toi, j'habite suffisamment près de mon boulot pour pouvoir y aller à pied et je n'ai besoin d'une voiture qu'une fois par an environ. De plus, je n'aurais pas pu conduire, puisque ton homme m'a poussé à ingurgiter je ne sais combien de verres d'aquavit.

— Il est en train de devenir suédois. Il y a dix ans, il t'aurait fait boire des alcools italiens.

Ils profitèrent du trajet en voiture pour bavarder entre frère et sœur. A part une tante tenace du côté paternel, deux tantes moins tenaces côté maternel et quelques cousins germains ou plus éloignés, Mikael et Annika restaient les seuls de leur famille. Leur différence d'âge de trois ans ne les avait pas spécialement rapprochés dans l'adolescence, mais ils s'étaient retrouvés d'autant mieux devenus adultes.

Annika avait fait son droit et Mikael la considérait comme la plus douée des deux. Elle avait traversé ses études le vent en poupe, passé quelques années dans un tribunal rural et ensuite comme assistante d'un des avocats les plus célèbres de Suède avant de démissionner et d'ouvrir son propre cabinet. Annika s'était spécialisée dans le droit de la famille, ce qui peu à peu s'était transformé en un projet d'égalité. Elle s'était engagée comme avocate de femmes maltraitées, avait écrit un livre sur ce sujet et était devenue un nom respecté parmi les féministes. Pour couronner le tout, elle s'était engagée politiquement au côté des sociaux-démocrates, ce qui amenait Mikael à la taquiner et à la traiter d'opportuniste. Pour sa part, Mikael avait décidé dès son jeune âge qu'il ne pouvait pas adhérer à un parti politique s'il voulait conserver une crédibilité journalistique. Il évitait même de voter et, quand il lui était arrivé de le faire, il avait toujours refusé de révéler pour qui il avait voté, même à Erika Berger.

— Comment tu vas ? demanda Annika alors qu'ils passaient le pont de Skurubron.

— Ben, je vais bien.

— C'est quoi le problème, alors ?

— Le problème ?

— Je te connais, Micke. Tu as eu ton air pensif toute la soirée.

Mikael garda le silence un petit moment.

— C'est compliqué comme histoire. J'ai deux problèmes en ce moment. L'un concerne une fille que j'ai connue il y a deux ans et qui m'a aidé dans l'affaire Wennerström. Ensuite elle a disparu de ma vie sans un mot d'explication. Je n'ai pas eu la moindre nouvelle d'elle pendant plus d'un an, avant la semaine dernière.

Mikael raconta l'agression dans Lundagatan.

— Tu as porté plainte ? demanda Annika tout de suite.

— Non.

— Et pourquoi pas ?

— Cette fille tient terriblement à sa vie privée. C'est elle qui a été agressée. C'est à elle de porter plainte.

Mikael soupçonnait que ce point ne devait pas se trouver en haut de la liste des priorités de Lisbeth Salander.

— Tête de lard, dit Annika en tapotant la joue de Mikael. Toujours à vouloir t'occuper de tout. Et le deuxième problème ?

— On est en train de sortir un sujet à Millenium qui va faire du bruit. Toute la soirée je me suis demandé si je ne devais pas te consulter. En tant qu'avocate, je veux dire.

Annika lorgna son frère avec surprise.

— Me consulter ! s'écria-t-elle. Ça vient de sortir, ça.

— Le sujet en question parle de trafic de femmes et de violence à l'égard des femmes. Tu travailles sur la violence à l'égard des femmes et tu es avocate. Je sais que tu ne t'occupes pas de la liberté de la presse, mais j'aimerais beaucoup que tu lises le texte avant qu'on imprime. Il s'agit à la fois d'articles dans un numéro du journal et d'un livre, ça fait pas mal de choses à lire.

Annika ne dit rien tandis qu'elle tournait au niveau de la zone industrielle de Hammarby et passait l'écluse de Sickla. Elle emprunta de petites rues étriquées parallèles à Nynäsvägen jusqu'à ce qu'elle puisse remonter Enskedevägen.

— Tu sais, Mikael, je t'en ai vraiment voulu une seule fois dans ma vie.

— Ah bon ? répondit Mikael tout surpris.

— C'était quand tu as été inculpé dans l'affaire Wennerström et que tu as ramassé ces trois mois de prison pour diffamation. J'étais tellement furieuse contre toi que j'ai failli exploser.

— Pourquoi ? Je m'étais planté, c'est tout.

— Tu t'étais déjà planté plein de fois dans ta vie. Mais cette fois-ci tu avais besoin d'un avocat et le seul vers qui tu ne te sois pas tourné, c'est moi. Au lieu de ça, tu as accepté qu'ils te traînent dans la boue, aussi bien dans les médias qu'au procès. Tu ne t'es même pas défendu. Ça m'a tuée.

— Il s'agissait de circonstances particulières. Tu n'aurais rien pu faire.

— Non, mais je ne l'ai compris qu'un an plus tard quand Millenium est revenu en lice et que vous avez réduit Wennerström à l'état de serpillière. Jusque-là, tu m'avais vraiment déçue.

— Tu n'aurais rien pu faire pour gagner le procès.

— Il y a un truc que tu n'as pas pigé, grand frère. Moi aussi je comprends que c'était un cas perdu d'avance. J'ai lu le verdict. Mais ce qui me tue, c'est que tu ne sois pas venu me demander de l'aide, à moi. Style : Salut frangine, j'ai besoin d'un avocat. C'est pour ça que tu ne m'as jamais vue au tribunal.

Mikael réfléchit à la chose.

— Désolé. Je suppose que j'aurais dû.

— Un peu que tu aurais dû.

— J'étais hors service cette année-là. Je n'arrivais pas à parler avec qui que ce soit. Tout ce que je voulais, c'était mourir.

— Ce n'est pas exactement ce que tu as fait.

— Excuse-moi.

Annika Giannini sourit tout à coup.

— Super. Des excuses deux ans plus tard. D'accord. Je vais le relire, ton texte. C'est urgent ?

— Oui. On imprime bientôt. Tourne à gauche, là.


ANNIKA GIANNINI SE GARA du côté opposé de la résidence de Björneborgsvägen où habitaient Dag Svensson et Mia Bergman.

— J'en ai pour une minute, dit Mikael. Il traversa la rue au petit trot et pianota le code de la porte.

A peine entré, il comprit que quelque chose n'allait pas. Il entendait des voix agitées résonner dans la cage d'escalier et il monta à pied les trois étages jusqu'à l'appartement de Dag Svensson et Mia Bergman. Ce ne fut qu'en arrivant sur leur palier qu'il comprit que l'agitation concernait leur appartement. Cinq voisins étaient en train de discuter sur le palier. La porte de Dag et Mia était entrouverte.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? demanda Mikael plus par curiosité que par inquiétude.

Les voix se turent. Cinq paires d'yeux se tournèrent vers lui. Trois femmes et deux hommes, tous avaient l'âge de la retraite. L'une des femmes était en chemise de nuit.

— On aurait dit des coups de feu.

L'homme qui lui répondait avait dans les soixante-dix ans, il portait une robe de chambre marron.

— Des coups de feu ? fit Mikael, une expression stupide sur le visage.

— Il y a un instant. Ils ont tiré dans cet appartement il y a une minute. La porte était ouverte.

Mikael s'avança et sonna à la porte en même temps qu'il entrait dans l'appartement.

— Dag ? Mia ? appela-t-il. Il n'obtint pas de réponse. Soudain, il sentit un froid glacial lui parcourir la nuque.

Il renifla une odeur de soufre. Puis il s'approcha de la porte du séjour. La première chose qu'il vit, monDieubordeldemerde, c'était Dag Svensson à plat ventre dans une flaque de sang énorme, large d'un mètre, devant la table à manger où lui et Erika avaient dîné quelques mois plus tôt.

Mikael se précipita sur Dag tout en sortant son portable, et fit le 112 de SOS-Secours. On lui répondit immédiatement.

— Je m'appelle Mikael Blomkvist. J'ai besoin d'une ambulance et de la police.

Il donna l'adresse.

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Un homme. Il semble avoir reçu une balle dans la tête, il est sans connaissance.

Mikael se pencha et essaya de trouver le pouls carotidien. Puis il vit l'énorme cratère à l'arrière de la tête de Dag et il réalisa qu'il marchait dans ce qui devait représenter la plus grande partie du cerveau de Dag Svensson. Il retira lentement sa main.

Aucune ambulance au monde ne pourrait sauver Dag Svensson.

Soudain, et sans le moindre lien rationnel, il remarqua les éclats d'une des tasses à café que Mia Bergman avait héritées de sa grand-mère et auxquelles elle tenait tant. Il se leva d'un coup et regarda autour de lui.

— Mia ! cria-t-il.

Le voisin en robe de chambre marron l'avait suivi dans le vestibule. Mikael se retourna à la porte du séjour et brandit la main.

— Restez où vous êtes ! hurla-t-il. Retournez sur le palier.

Le voisin eut tout d'abord l'air de vouloir protester, puis il obéit à l'ordre. Mikael resta immobile quelques secondes. Puis il contourna la flaque de sang, passa doucement devant Dag Svensson et se dirigea vers la chambre.

Mia Bergman était étendue sur le dos par terre au pied du lit.

NonnonnonpasMiaaussinomdeDieu. On lui avait tiré à travers la figure. La balle était entrée par le bas de la mâchoire sous l'oreille gauche. La sortie sur le bord de la tempe était grosse comme une orange et son orbite droite était vide et béante. L'hémorragie était, si possible, encore plus importante que celle de son compagnon. L'impact de la balle avait été si violent que le mur à la tête du lit, à plusieurs mètres de Mia Bergman, était éclaboussé.

Mikael se rendit compte qu'il serrait le téléphone portable d'une main crispée, toujours connecté au 112, et qu'il avait retenu sa respiration. Il inspira profondément et leva le portable.

— Il faut que la police vienne. Deux personnes. Je crois qu'elles sont mortes. Dépêchez-vous.

Il entendit une voix répondre quelque chose mais il n'était pas en état de comprendre les mots. Il eut soudain l'impression que son ouïe ne fonctionnait plus. Tout était silencieux autour de lui. Il n'entendit pas le son de sa propre voix quand il essaya de dire quelque chose. Il baissa le portable et sortit de l'appartement à reculons. En arrivant dans la cage d'escalier, il se rendit compte que tout son corps tremblait et que son cœur battait d'une manière anormale. Sans un mot, il se fraya un passage à travers le groupe pétrifié de voisins et s'assit sur une marche. Il entendit au loin les voisins lui poser des questions. Qu'est-ce qu'il y a ? Ils sont blessés ? Il s'est passé quelque chose ? Le son de leurs voix semblait sortir d'un tunnel.

Mikael était comme paralysé. Il comprit qu'il se trouvait en état de choc. Il baissa la tête entre ses genoux. Puis il se mit à penser. Bon Dieu — ils ont été assassinés. On vient de leur tirer dessus. L'assassin peut encore se trouver là-dedans... non, je l'aurais vu. L'appartement ne fait que cinquante-cinq mètres carrés. Il n'arrivait pas à faire cesser les tremblements. Dag était tombé sur le ventre et Mikael n'avait pas vu son visage, mais l'image du visage déchiré de Mia restait incrustée sur sa rétine.

Tout à coup son ouïe revint comme si quelqu'un avait tourné le bouton du volume. Il se leva d'un coup et regarda le voisin en robe de chambre marron.

— Vous, fit-il. Restez ici et veillez à ce que personne n'entre dans l'appartement. La police et l'ambulance sont en route. Je descends les attendre et leur ouvrir la porte.

Mikael dévala les marches quatre à quatre. Au rez-de-chaussée, il jeta un regard vers l'escalier de la cave et s'arrêta net. Il fit un pas vers la cave. A mi-chemin dans l'escalier, un revolver était là, visible pour n'importe qui. Mikael nota que ça ressemblait à un Colt 45 Magnum — l'arme qui avait tué Olof Palme.

Il réprima l'impulsion de saisir l'arme et la laissa où elle était. Il remonta dans le hall d'entrée, bloqua la porte en position ouverte puis sortit à l'air libre. Lorsqu'il entendit un bref coup de klaxon, il se souvint que sa sœur l'attendait dans la voiture. Il traversa la rue.

Annika Giannini ouvrit la bouche pour le taquiner sur son éternelle lenteur. Puis elle vit l'expression de son visage.

— Est-ce que tu as vu quelqu'un passer pendant que tu m'attendais ? demanda Mikael. Sa voix paraissait rauque et peu naturelle.

— Non. Ce serait qui ? Qu'est-ce qu'il y a ?

Mikael resta silencieux pendant quelques secondes tout en inspectant les environs. Tout était calme et tranquille dans la rue. Il fouilla dans sa poche et trouva un vieux paquet froissé où restait une cigarette oubliée. Il l'allumait quand il entendit au loin le son des sirènes qui s'approchaient. Il regarda l'heure. Il était 23 h 17.

— Annika, la nuit va être longue, dit-il sans la regarder lorsque la voiture de police arriva dans la rue.


LES PREMIERS SUR LES LIEUX furent les agents de police Magnusson et Ohlsson. Ils revenaient de Nynäsvägen après avoir répondu à un appel qui s'était révélé une mauvaise plaisanterie. Ils étaient suivis d'une voiture d'intervention avec le commissaire Oswald Mårtensson, affecté aux interventions extérieures, qui se trouvait à Skanstull quand il avait reçu l'appel du central des opérations. Ils arrivèrent pratiquement en même temps mais de directions opposées et ils virent un homme en jean et veste sombre au milieu de la rue qui levait la main. En même temps, une femme descendit d'une voiture garée à quelques mètres de l'homme.

Les trois policiers attendirent quelques secondes. Le central de SOS-Secours avait rapporté que deux personnes avaient été tuées par balle, et cet homme tenait un objet sombre à la main gauche. Il leur fallut quelques secondes pour comprendre qu'il s'agissait d'un téléphone portable. Ils descendirent des voitures en même temps, ajustèrent leurs baudriers et allèrent voir de plus près ces deux individus. Mårtensson prit immédiatement le commandement.

— C'est vous qui avez signalé les coups de feu ?

L'homme hocha la tête. Il paraissait sérieusement secoué. Il fumait une cigarette et sa main tremblait quand il la portait à sa bouche.

— Votre nom ?

— Je m'appelle Mikael Blomkvist. Deux personnes ont été tuées par balle il y a seulement quelques minutes dans cet immeuble. Ils s'appellent Dag Svensson et Mia Bergman. Ils sont au troisième. Il y a des voisins sur le palier.

— Mon Dieu, fit la femme.

— Vous êtes qui ? demanda Mårtensson.

— Je m'appelle Annika Giannini.

— Vous habitez ici ?

— Non, répondit Mikael Blomkvist. Je suis venu voir le couple qui a été tué. Elle, c'est ma sœur, elle m'a conduit ici après un dîner.

— Vous affirmez donc que deux personnes ont été tuées par balle. Avez-vous vu ce qui s'est passé ?

— Non. Je les ai trouvées.

— On va monter voir ça, dit Mårtensson.

— Attendez, dit Mikael. Selon les voisins, les coups de feu ont été tirés très peu de temps avant que j'arrive. J'ai donné l'alerte dans la minute. Depuis, moins de cinq minutes se sont écoulées. Cela signifie que l'assassin se trouve encore tout près.

— Mais vous n'avez pas de signalement ?

— On n'a vu personne. Mais il est possible que les voisins aient vu quelque chose.

Mårtensson fit signe à Magnusson qui prit sa radio et commença à faire son rapport à voix basse au central. Il se tourna vers Mikael.

— Montrez-moi le chemin, dit-il.

Quand ils furent dans l'entrée de l'immeuble, Mikael s'arrêta et indiqua en silence l'escalier de la cave. Mårtensson se pencha et regarda l'arme. Il descendit en bas de l'escalier et vérifia la porte de la cave. Elle était fermée à clé.

— Ohlsson, reste ici et ouvre l'œil, dit Mårtensson.

Devant l'appartement de Dag et Mia, l'attroupement s'était éclairci. Deux voisins étaient retournés chez eux mais l'homme en robe de chambre marron était toujours à son poste. Il parut soulagé de voir les uniformes.

— Je n'ai laissé entrer personne, dit-il.

— C'est très bien, dirent Mikael et Mårtensson en même temps.

— On dirait qu'il y a des traces de sang dans l'escalier, dit l'agent Magnusson.

Tout le monde regarda les traces de pas. Mikael regarda ses mocassins italiens.

— C'est probablement moi qui les ai laissées, dit Mikael. Je suis entré dans l'appartement. Il y a énormément de sang.

Mårtensson jeta un regard inquisiteur sur Mikael. Il utilisa un stylo pour pousser la porte de l'appartement et constata qu'il y avait encore d'autres traces de sang dans le vestibule.

— A droite. Dag Svensson se trouve dans le séjour et Mia Bergman dans la chambre.

Mårtensson procéda à une rapide inspection de l'appartement et revint quelques secondes plus tard. Il parla dans la radio et demanda des renforts de la criminelle. Les ambulanciers arrivèrent pendant qu'il parlait. Mårtensson les arrêta tout en terminant l'appel.

— Deux personnes. Pour autant que je puisse en juger, ils n'ont plus besoin d'aucune assistance. L'un de vous peut-il jeter un coup d'œil en évitant de déranger la scène du crime ?

Il ne fallut pas longtemps pour établir que les ambulanciers étaient superflus. Le médecin de garde qui les accompagnait détermina qu'il n'était pas nécessaire de transporter les corps à l'hôpital pour essayer de les réanimer. Il n'y avait plus d'espoir. Mikael se sentit soudain envahi de nausées violentes et se tourna vers Mårtensson.

— Je sors. J'ai besoin d'air.

— Je crains de ne pas pouvoir vous laisser partir.

— Soyez tranquille, dit Mikael. Je vais juste m'asseoir sur la marche devant l'entrée.

— Montrez-moi votre carte d'identité.

Mikael sortit son portefeuille et l'abandonna dans la main de Mårtensson. Puis il fit demi-tour sans un mot et descendit s'asseoir sur la marche devant la maison, où Annika attendait toujours avec l'agent Ohlsson. Elle s'assit à côté de lui.

— Micke, qu'est-ce qu'il s'est passé ? demanda Annika.

— Deux personnes à qui je tenais énormément ont été tuées. Dag Svensson et Mia Bergman. C'était son manuscrit que je voulais que tu lises.

Annika Giannini comprit que ce n'était pas le moment d'assaillir Mikael de questions. Au lieu de cela, elle l'entoura de son bras et le tint serré tandis que d'autres voitures de police arrivaient. Sur le trottoir d'en face, une poignée de noctambules curieux avaient commencé à s'attrouper. Mikael les fixa sans un mot pendant que les policiers entreprenaient de délimiter un périmètre. Une enquête criminelle commençait.


IL ÉTAIT UN PEU PLUS DE 3 HEURES quand Mikael et Annika purent enfin quitter les locaux de la Crim. Ils avaient passé une heure dans la voiture d'Annika devant l'immeuble à Enskede en attendant qu'un procureur de garde arrive pour démarrer l'enquête préliminaire. Ensuite — comme Mikael était un ami des deux victimes et puisqu'il avait découvert celles-ci et donné l'alerte — on leur avait demandé de venir au commissariat central à Kungsholmen pour, comme ils le dirent, étayer l'enquête.

Ils avaient attendu un long moment avant d'être entendus tous les deux par une inspectrice, Anita Nyberg. Elle était blonde et semblait être encore une adolescente.

Je me fais vieux, pensa Mikael.

Vers 2 h 30, il avait bu tant de café réchauffé qu'il était complètement dégrisé et carrément nauséeux. Il avait brusquement été obligé d'interrompre l'interrogatoire pour aller aux toilettes vomir tripes et boyaux. Tout le temps, il avait sur la rétine l'image du visage en lambeaux de Mia Bergman. Il avait bu plusieurs gobelets d'eau et s'était soigneusement rincé le visage avant de retourner à l'interrogatoire. Il essaya de rassembler ses idées et de répondre aussi minutieusement que possible aux questions d'Anita Nyberg.

Est-ce que Dag Svensson et Mia Bergman avaient des ennemis ?

Non, pas à ma connaissance.

Avaient-ils reçu des menaces ?

Pas à ma connaissance.

Comment était leur relation ?

Ils semblaient s'aimer. Dag m'a dit un jour qu'ils allaient essayer d'avoir des enfants une fois que Mia aurait terminé son doctorat.

Est-ce qu'ils prenaient des drogues ?

Je n'en ai aucune idée. Je ne le pense pas et s'ils le faisaient, ça devait se limiter à un joint pour le fun à quelques occasions particulières.

Comment se fait-il que vous alliez chez eux aussi tard le soir ?

Mikael expliqua le contexte.

N'était-ce pas inhabituel d'aller les voir si tard le soir ?

Si. Sans doute. C'était la première fois.

Vous les connaissiez comment ?

Par le travail. Mikael donna des explications à ne plus en finir.

Et sans arrêt les questions qui établissaient les horaires étranges.

Les coups de feu avaient été entendus dans tout l'immeuble. Ils avaient été tirés à moins de cinq secondes d'intervalle. L'homme de soixante-dix ans en robe de chambre marron était le voisin le plus proche, il était commandant de la défense côtière à la retraite. Dès le deuxième coup de feu, il s'était extirpé du canapé où il regardait la télé et était immédiatement sorti sur le palier. Considérant qu'il avait des problèmes avec les hanches et du mal à se lever, il estimait lui-même qu'il avait peut-être mis trente secondes pour ouvrir la porte de son appartement. Ni lui, ni aucun autre voisin n'avait vu de coupable.

Selon toutes les estimations des voisins, Mikael était arrivé devant la porte de l'appartement moins de deux minutes après les coups de feu.

En prenant en compte que lui et Annika avaient vu toute la rue pendant près de trente secondes tandis qu'Annika roulait jusqu'au bon numéro, se garait et échangeait quelques mots avec Mikael avant que celui-ci traverse la rue et monte les escaliers, il y avait un trou dans l'emploi du temps qu'on pouvait estimer à quelque chose entre trente et quarante secondes. Pendant ce laps de temps, l'auteur d'un double meurtre avait eu le temps de quitter l'appartement, descendre les escaliers, jeter l'arme au rez-de-chaussée, quitter l'immeuble et disparaître avant qu'Annika gare la voiture. Et tout cela sans que personne ait eu le moindre aperçu de lui.

Tout le monde constata que Mikael et Annika avaient dû louper le meurtrier avec une marge de quelques secondes.

Pendant un instant vertigineux, Mikael comprit que l'inspecteur Anita Nyberg jouait avec l'idée que Mikael pourrait être le coupable, qu'il était simplement descendu à l'étage au-dessous et avait fait semblant d'arriver sur les lieux quand les voisins étaient accourus. Mais Mikael avait un alibi en la personne de sa sœur et un emploi du temps plausible. Ses agissements, y compris le coup de téléphone échangé avec Dag Svensson, pouvaient être confirmés par un grand nombre de membres de la famille Giannini.

Annika finit par protester. Mikael avait fourni toute l'aide possible et imaginable. Il était visiblement fatigué et ne se sentait pas bien. Il fallait arrêter maintenant et le laisser rentrer chez lui. Elle rappela qu'elle était l'avocate de son frère et qu'il avait certains droits établis par Dieu ou au moins par le Parlement.


UNE FOIS DANS LA RUE, ils restèrent en silence un long moment devant la voiture d'Annika.

— Rentre dormir, dit-elle.

Mikael secoua la tête.

— Je dois aller chez Erika, dit-il. Elle les connaissait aussi. Je ne peux pas simplement téléphoner pour le lui dire et je ne veux pas qu'elle apprenne ça à la radio en se réveillant.

Annika Giannini hésita un instant, mais elle réalisa que son frère avait raison.

— Saltsjöbaden, donc, dit-elle.

— Tu te sens encore la force ?

— A quoi ça sert, une petite sœur ?

— Si tu me conduis jusqu'au centre de Nacka, je trouverai un taxi ou un bus.

— Tu plaisantes. Monte, je t'y emmène.

12 JEUDI SAINT 24 MARS

ANNIKA GIANNINI ÉTAIT MANIFESTEMENT FATIGUÉE elle aussi et Mikael réussit à la convaincre de renoncer au long détour, près d'une heure, par le promontoire de Lännersta et de le laisser descendre dans le centre de Nacka. Il lui fit une bise sur la joue, la remercia de toute son aide au cours de la nuit et attendit qu'elle ait fait demi-tour et ait disparu de son côté avant d'appeler un taxi.

Cela faisait plus de deux ans que Mikael Blomkvist n'était pas venu à Saltsjöbaden. Auparavant, il avait seulement rendu visite à Erika et son mari à quelques rares occasions. Un signe d'immaturité, sans doute, se disait-il.

Mikael ignorait tout de la manière dont fonctionnait le couple Erika et Lars. Il connaissait Erika depuis le début des années 1980. Il avait l'intention de continuer à avoir une relation avec elle jusqu'à ce qu'il soit trop vieux pour avoir la force de quitter son fauteuil roulant. Leur relation n'avait été interrompue que pendant une courte période à la fin des années 1980, chacun s'étant marié de son côté. L'interruption avait duré pendant plus d'un an avant qu'ils soient infidèles, tous les deux.

Côté Mikael, ça s'était terminé par un divorce. Côté Erika, Lars Beckman constata qu'une telle passion était probablement un bienfait de la nature. S'imaginer que les conventions ou la morale sociale en général pourraient tenir ces deux individus éloignés du lit de l'autre relevait des illusions. Il expliqua aussi qu'il ne voulait pas risquer de perdre Erika comme Mikael avait perdu sa femme.

Quand Erika avait confessé son infidélité, Lars Beckman était venu frapper à la porte de Mikael Blomkvist. Mikael attendait et craignait sa visite — il se sentait nul. Mais Lars Beckman n'avait pas cassé la figure à Mikael, il lui avait proposé une tournée des bars. Trois pubs de Södermalm plus tard et suffisamment soûls pour une conversation sérieuse, ils s'étaient expliqués assis sur un banc public de Mariatorget au lever du soleil.

Mikael eut du mal à croire Lars Beckman quand il expliqua d'emblée que si Mikael essayait de saboter son mariage avec Erika Berger, il reviendrait à jeun et armé d'un gourdin, mais s'il s'agissait simplement de l'envie de la chair et de l'inaptitude de l'âme à la modération et à la retenue, c'était OK en ce qui le concernait.

Mikael et Erika avaient donc poursuivi leur relation avec l'approbation de Lars Beckman et sans essayer de lui cacher quoi que ce soit. Pour autant que Mikael le sache, le mariage de Lars et Erika était toujours heureux. Il se contentait de savoir que Lars acceptait leur relation sans protester, au point où Erika n'avait qu'à prendre le téléphone, l'appeler et expliquer qu'elle avait l'intention de passer la nuit avec Mikael, si l'envie lui prenait, ce qui était régulièrement le cas.

Lars Beckman n'avait jamais émis la moindre critique à l'égard de Mikael. Au contraire, il semblait trouver que la relation d'Erika avec Mikael avait du bon et que son propre amour pour Erika était renforcé par le fait qu'il ne pouvait jamais prendre la présence de sa femme pour évidente.

En revanche, Mikael ne s'était jamais senti à l'aise en compagnie de Lars, dur rappel que même les relations les plus libres avaient un prix. Et il n'était donc venu à Saltsjöbaden qu'à quelques rares occasions, quand Erika avait donné de grandes fêtes où l'absence de Mikael aurait été perçue comme une provocation.

Il s'arrêta devant leur villa de deux cent cinquante mètres carrés. Malgré sa répugnance à venir apporter de si mauvaises nouvelles, il posa résolument le doigt sur la sonnette et le garda appuyé pendant près de quarante secondes jusqu'à ce qu'il entende des pas. Lars Beckman ouvrit, une serviette de bain autour de la taille et le visage endormi plein de colère qui se transforma en perplexité mal éveillée quand il découvrit l'amant de sa femme sur le perron.

— Salut Lars, dit Mikael.

— Salut Blomkvist. Quelle heure il est ?

Lars Beckman était blond et maigre. Il avait énormément de poils sur la poitrine et presque pas de cheveux sur la tête. Il avait une barbe d'une semaine et une grosse cicatrice au-dessus du sourcil droit, souvenir d'un accident en voilier qui avait failli très mal se terminer plusieurs années auparavant.

— Un peu plus de 5 heures, dit Mikael. Est-ce que tu peux réveiller Erika ? Il faut que je lui parle.

Lars Beckman supposa que si Mikael Blomkvist avait vaincu sa réticence à venir à Saltsjöbaden et à le voir, c'est qu'il se passait quelque chose hors du commun. De plus, Mikael avait l'air d'avoir grandement besoin d'un verre ou au moins d'un lit pour rattraper le sommeil en retard. Il ouvrit donc grande la porte et fit entrer Mikael.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? demanda-t-il.

Avant que Mikael ait eu le temps de répondre, Erika Berger descendit l'escalier tout en nouant la ceinture d'une robe de chambre en éponge blanche. Elle s'arrêta net à mi-chemin quand elle vit Mikael dans le vestibule.

— Mikael ! Qu'est-ce qu'il y a ?

— Dag Svensson et Mia Bergman, dit Mikael.

Son visage révéla immédiatement quel message il était venu livrer.

— Non !

Elle plaqua la main sur sa bouche.

— Je reviens du commissariat. Dag et Mia ont été assassinés cette nuit.

— Assassinés !? firent Erika et Lars de concert.

Erika jeta un regard sceptique sur Mikael.

— Tu veux dire vraiment assassinés ?

Mikael hocha lourdement la tête.

— Quelqu'un est entré dans leur appartement à Enskede et leur a tiré une balle dans la tête. C'est moi qui les ai trouvés.

Erika s'assit sur une marche d'escalier.

— Je ne voulais pas que tu l'apprennes aux infos ce matin, dit Mikael.


IL ÉTAIT 6 H 59 LE JEUDI MATIN lorsque Mikael et Erika arrivèrent à la rédaction de Millenium. Erika avait appelé Christer Malm pour le réveiller ainsi que la secrétaire de rédaction Malou Eriksson, les informant que Dag et Mia avaient été tués au cours de la nuit. Tous les deux habitaient assez près et ils étaient déjà arrivés dans les locaux et avaient mis en route la cafetière électrique dans la kitchenette.

— Mais enfin, c'est quoi, cette histoire ? demanda Christer Malm.

Malou Eriksson agita la main pour leur dire de se taire et augmenta le volume des informations de 7 heures.

Deux personnes, un homme et une femme, ont été abattus par balle tard hier soir dans un appartement à Enskede. La police confirme qu'il s'agit d'un double meurtre. Aucune des victimes n'est connue de la police. On ignore tout du mobile. Notre reporter Hanna Olofsson est sur place.

La police a été avertie peu avant minuit que des coups de feu avaient été tirés dans un immeuble de Björneborgsvägen, ici à Enskede. Selon un voisin, plusieurs coups de feu avaient été tirés dans l'appartement. Aucune explication n'a été avancée et personne n'a encore été arrêté pour le meurtre. La police a apposé les scellés sur l'appartement et l'enquête technique est en cours.

— C'est bref, dit Malou en baissant le son.

Puis elle fondit en larmes. Erika alla lui passer le bras sur l'épaule.

— Putain, quelle horreur ! dit Christer Malm sans s'adresser à quelqu'un en particulier.

— Asseyez-vous, dit Erika Berger d'une voix ferme. Mikael...

Mikael raconta encore une fois ce qui s'était passé pendant la nuit. D'une voix monocorde, utilisant une prose neutre de journaliste, il décrivit sa découverte de Dag et de Mia.

— Putain, quelle horreur, répéta Christer Malm. Mais c'est complètement dingue.

Malou fut de nouveau débordée par ses sentiments. Elle se remit à pleurer sans essayer de cacher ses larmes.

— Je suis désolée, dit-elle.

— Moi aussi, j'ai envie de pleurer, tu sais, dit Christer.

Mikael se demanda pourquoi il n'arrivait pas à pleurer. Il ressentait seulement un grand vide, presque comme s'il était anesthésié.

— Ce que nous savons pour le moment n'est pas énorme, dit Erika Berger. Il faut qu'on discute de deux choses. Premièrement, on est à trois semaines d'imprimer le travail de Dag Svensson. Est-ce qu'on publie toujours ? Peut-on le publier ? Voilà une chose. La deuxième est une question dont Mikael et moi avons discuté pendant le trajet pour venir ici.

— Nous ne savons pas pourquoi ces meurtres ont eu lieu, dit Mikael. Il peut s'agir d'un élément privé dans les vies de Dag et de Mia, ou ça peut être l'acte d'un dément. Mais nous ne pouvons pas exclure que ça ait un rapport avec leur travail.

Un silence tomba autour de la table. Mikael finit par s'éclaircir la gorge.

— Donc, on est sur le point de publier un sujet vachement indigeste, où on donne les noms de personnes qui ne tiennent absolument pas à être repérées dans ce contexte. Dag a commencé à les interroger il y a deux semaines. Mon idée est donc que l'une de ces...

— Attends, dit Malou Eriksson. On dénonce trois flics dont un travaille à la Säpo et un aux Mœurs, plusieurs avocats, un procureur et un juge, et quelques gros dégueulasses de journalistes. Tu veux dire que l'un d'entre eux aurait commis un double meurtre pour empêcher la publication ?

— Non, oui, je ne sais pas, dit Mikael pensivement. Ils ont pas mal à perdre, mais spontanément je dirais qu'ils ne sont pas très malins s'ils pensent pouvoir étouffer une histoire comme celle-ci en tuant un journaliste. Mais on dénonce aussi un certain nombre de souteneurs et même si on utilise des noms fictifs, il n'est pas très difficile de comprendre qui ils sont. Certains ont déjà été condamnés pour violence.

— D'accord, dit Christer. Mais tu décris ces meurtres comme de véritables exécutions. Si j'ai bien compris ce qu'essaie de dire Dag Svensson dans son livre, il s'agit de types pas particulièrement futés. Sont-ils capables de commettre un double meurtre et de s'en tirer ?

— Faut-il être futé pour utiliser un flingue ? demanda Malou.

— Là on est en train de spéculer sur ce qu'on ne connaît pas, coupa Erika Berger. Mais on se doit de poser la question. Si les articles de Dag — ou la thèse de Mia d'ailleurs — étaient la raison de ces meurtres, il faut qu'on renforce la sécurité ici à la rédaction.

— Et une troisième question, dit Malou. Est-ce qu'on doit communiquer ces noms à la police ? Qu'est-ce que tu leur as dit cette nuit ?

— J'ai répondu à toutes les questions qu'ils m'ont posées. J'ai parlé du sujet de Dag, mais on ne m'a pas interrogé sur les détails et je n'ai mentionné aucun nom.

— On devrait sans doute le faire, dit Erika Berger.

— Ce n'est pas évident, répondit Mikael. On peut à la rigueur leur donner une liste de noms, mais qu'est-ce qu'on fait si la police nous demande comment on a obtenu ces noms ? On n'a pas le droit de révéler les sources qui tiennent à rester anonymes. Cela concerne plusieurs des filles avec qui Mia a parlé.

— Quel merdier ! dit Erika. On est de retour à la première question — est-ce qu'on publie ?

Mikael leva une main.

— Attendez. On peut voter, mais il se trouve que je suis le gérant responsable de la publication et, pour la première fois de ma vie, j'ai l'intention de prendre une décision tout seul. La réponse est non. On ne peut pas publier ce numéro. Il est totalement impossible de s'en tenir à ce qui était prévu.

Le silence s'abattit autour de la table. Il continua :

— Ou, pour être plus clair, j'ai très envie de publier mais nous serons sans doute obligés de reformuler pas mal de choses. C'étaient Dag et Mia qui répondaient de la plus grande partie de la documentation et le sujet était bâti sur le fait que Mia pensait porter plainte contre les personnes que nous nommerions. Elle était experte en la matière. Le sommes-nous ?

La porte d'entrée claqua et Henry Cortez se tint soudain à la porte.

— C'est Dag et Mia ? demanda-t-il hors d'haleine.

Tout le monde hocha la tête.

— Putain de merde. C'est complètement fou !

— Comment l'as-tu appris ? demanda Mikael.

— On était sorti hier soir, ma copine et moi, et on rentrait quand on l'a entendu à la radio du taxi. Les flics demandaient si des chauffeurs avaient eu des clients vers chez eux. J'ai reconnu l'adresse. Il fallait que je vienne.

Henry Cortez avait l'air si ébranlé qu'Erika se leva et le serra dans ses bras avant de lui dire de s'asseoir. Elle reprit la parole.

— Je crois que Dag aurait voulu qu'on publie son histoire.

— Et je trouve qu'on devrait le faire. Le livre, sans hésiter. Mais la situation en ce moment est telle que nous devons repousser la publication.

— Et qu'est-ce qu'on fait alors ? demanda Malou. Ce n'est pas seulement un article qu'il va falloir modifier — on a un numéro à thème, et il va falloir refaire tout le journal.

Erika garda le silence un moment. Puis elle sourit. Son premier sourire épuisé de la journée.

— Tu prévoyais des jours de congé pour Pâques, Malou ? demanda-t-elle. Tu peux les oublier. Voici ce qu'on va faire... Malou, toi, moi et Christer on va cogiter pour pondre un numéro complètement nouveau sans Dag Svensson. On verra si on peut dégager quelques textes qu'on avait prévus pour juin. Mikael... tu disposes de combien de chapitres finis du livre de Dag Svensson ?

— J'ai la version finale de neuf chapitres sur douze. J'ai l'avant-dernière version des chapitres X et XI. Dag s'apprêtait à m'envoyer par mail les versions finales — je vais vérifier ma boîte — mais je n'ai que des bribes du chapitre XII qui est le dernier. C'est là qu'il devait résumer et tirer des conclusions.

— Mais toi et Dag, vous aviez discuté de tous les chapitres.

— Je sais ce qu'il avait l'intention d'écrire, si c'est ça que tu veux dire.

— Bon, tu vas t'attaquer aux textes — le livre et l'article. Je veux savoir la quantité qui manque et si nous pouvons reconstruire ce que Dag n'a pas eu le temps de livrer. Est-ce que tu peux faire une estimation précise dans la journée ?

Mikael hocha la tête.

— Je veux aussi que tu réfléchisses à ce qu'on va dire à la police. Ce qui est inoffensif et où on commence à pécher contre la protection des sources. Personne au journal n'aura le droit de parler sans que tu aies donné ton aval.

— Ça me paraît bien, dit Mikael.

— Est-ce que tu crois sérieusement que c'est le sujet de Dag qui est la cause de ces meurtres ?

— Ou la thèse de Mia ... je ne sais pas. Mais on ne peut pas écarter cette possibilité.

Erika Berger réfléchit un instant.

— Non, on ne peut pas l'écarter. Tu tiendras les rênes.

— Les rênes de quoi ?

— De l'enquête.

— Quelle enquête ?

— La nôtre, notre enquête, putain de merde ! Erika Berger éleva soudain la voix. Dag Svensson était journaliste et il travaillait pour Millenium. S'il a été tué à cause de son boulot, je veux le savoir. Nous allons donc creuser ce qui s'est passé. C'est toi qui te chargeras de ça. Commence par parcourir tout le matériau que Dag Svensson nous a donné et essaie de voir si le mobile du meurtre peut s'y trouver.

Elle se tourna à demi vers Malou Eriksson.

— Malou, si tu m'aides à esquisser un numéro totalement nouveau aujourd'hui, Christer et moi on fera le gros du boulot. Mais tu as énormément travaillé avec Dag Svensson et sur les autres textes du numéro thématique. Je veux que tu suives l'évolution de l'enquête de police avec Mikael.

Malou Eriksson hocha la tête.

— Henry... est-ce que tu peux travailler aujourd'hui ?

— Bien sûr.

— Commence par appeler les autres collaborateurs de Millenium et mets-les au courant. Ensuite tu appelleras la police pour essayer de savoir où ils en sont. Tâche de savoir s'il y a une conférence de presse prévue. Il faut qu'on soit tenu au courant des événements.

— D'accord. Je vais d'abord appeler nos gars, puis je fais un saut à la maison prendre une douche et avaler quelque chose. Je serai de retour dans trois quarts d'heure, à moins que je ne me rende directement au commissariat à Kungsholmen.

— On reste en contact tout au long de la journée.

Un bref silence s'installa autour de la table.

— Bon, finit par dire Mikael. Avons-nous terminé ?

— Je suppose, dit Erika. Tu es pressé ?

— Oui. J'ai un coup de fil à passer.


HARRIET VANGER PRENAIT son petit-déjeuner composé de café et de toasts avec confiture d'oranges et fromage sur la véranda vitrée de la maison de Henrik Vanger à Hedeby lorsque son téléphone portable sonna. Elle répondit sans regarder l'écran d'affichage.

— Bonjour Harriet, dit Mikael Blomkvist.

— Ça alors. Je croyais que tu faisais partie des gens qui ne se lèvent jamais avant 8 heures.

— Exact, à condition que j'aie eu le temps d'aller me coucher. Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

— Il s'est passé quelque chose ?

— Tu n'as pas écouté les informations ?

Mikael lui fit un court résumé des événements de la nuit.

— C'est atroce, dit Harriet Vanger. Tu te sens comment ?

— Merci de demander. Je me suis senti mieux que ça dans ma vie. Mais la raison pour laquelle je t'appelle est donc que tu sièges au CA de Millenium et il est juste que tu sois informée de ce qui se passe. Je parie qu'un journaliste ne va pas tarder à découvrir que c'est moi qui ai trouvé Dag et Mia, ce qui va occasionner certaines spéculations, et quand ils vont apprendre que Dag travaillait sur une révélation monstre pour nous, les questions vont pleuvoir.

— Et tu veux dire que je devrais m'y préparer. D'accord. Qu'est-ce que j'ai le droit de dire ?

— La vérité. Tu as été informée de ce qui s'est passé. Ces meurtres brutaux t'ont évidemment choquée, mais comme tu n'es pas au courant du travail de la rédaction, tu ne peux pas commenter des spéculations. C'est à la police de résoudre les meurtres, pas à Millenium.

— Merci de m'avoir prévenue. Est-ce que je peux me rendre utile ?

— Pas en ce moment. Mais si je trouve quelque chose, je te le ferai savoir.

— Oui, Mikael... tiens-moi au courant, s'il te plaît.

13 JEUDI SAINT 24 MARS

DÈS 7 HEURES LE JEUDI SAINT, la responsabilité formelle de l'enquête préliminaire sur le double meurtre à Enskede avait atterri sur le bureau du procureur Richard Ekström. Le procureur de garde pendant la nuit, un juriste relativement jeune et inexpérimenté, avait compris que les meurtres d'Enskede dépassaient de loin le cadre ordinaire. Il avait appelé pour réveiller l'adjoint au procureur du département qui à son tour avait réveillé l'adjoint au préfet de police du département. D'un commun accord ils avaient décidé de passer l'affaire à un procureur zélé et expérimenté. Leur choix s'était porté sur Richard Ekström, quarante-deux ans.

Ekström était un homme mince et athlétique qui mesurait un mètre soixante-sept, avait des cheveux blonds et fins, et entretenait une barbiche. Il était toujours impeccablement habillé et portait, à cause de sa petite taille, des chaussures à talons compensés. Il avait débuté sa carrière de juriste comme adjoint au procureur à Uppsala, où il avait été recruté comme enquêteur par le ministère de la Justice afin de mettre en conformité la loi suédoise avec l'UE. Il s'en était tellement bien sorti qu'il avait été nommé chef de section. Il s'était fait remarquer par une enquête sur les dysfonctionnements de la sécurité judiciaire, dans laquelle il réclamait une meilleure efficacité plutôt que l'augmentation de moyens que certaines autorités policières exigeaient. Après quatre ans au ministère de la Justice, il était passé au ministère public à Stockholm, où il avait traité plusieurs affaires liées à des braquages sensationnels ou des crimes de sang.

Au sein de l'administration, on le considérait comme social-démocrate mais, en réalité, Ekström était totalement détaché d'une politique de partis. Il commençait à éveiller une certaine attention dans les médias, et dans les couloirs du pouvoir il était un homme que l'autorité tenait à l'œil. Il était définitivement un candidat potentiel à de hautes fonctions et disposait d'un large réseau de contacts dans les cercles aussi bien politiques que policiers. Parmi les policiers, les avis étaient partagés sur les capacités d'Ekström. Ses rapports au ministère de la Justice n'appuyaient en rien les groupes au sein de la police qui soutenaient que la meilleure façon de garantir la sécurité judiciaire était de recruter davantage de policiers. Mais, par ailleurs, Ekström s'était fait remarquer pour son extrême fermeté quand il menait une affaire jusqu'au procès.

Mis au courant par la criminelle des événements de la nuit à Enskede, Ekström constata rapidement qu'il s'agissait d'une affaire dotée d'une charge qui allait sans aucun doute fortement remuer les médias. Il ne s'agissait pas de meurtres ordinaires. Les deux victimes étaient une chercheuse en criminologie sur le point de soutenir sa thèse ainsi qu'un journaliste — mot qu'il haïssait ou adorait, selon la situation.

Peu après 7 heures, Ekström tint une rapide conférence téléphonique avec le chef de la Crim départementale. A 7 h 15, Ekström prit son téléphone et réveilla l'inspecteur Jan Bublanski, surnommé Bubulle par ses collègues. Bublanski était en congé pendant la Semaine sainte pour compenser une montagne d'heures sup accumulées au cours de l'année, mais on lui demanda d'interrompre ses vacances et de se présenter immédiatement à l'hôtel de police pour diriger les investigations dans l'enquête sur les meurtres d'Enskede.

Bublanski avait cinquante-deux ans et avait travaillé comme policier pendant plus de la moitié de sa vie, depuis l'âge de vingt-trois ans. Il avait passé six années à patrouiller dans une voiture de police, il avait été affecté à la répression du trafic d'armes et des vols avant de suivre des cours de formation continue et d'intégrer la section des crimes avec violence à la Crim départementale. Il avait travaillé très exactement sur 33 enquêtes de meurtres ou d'assassinats au cours de ces dix dernières années. Des 17 dont il avait dirigé les investigations, 14 étaient élucidées et 2 considérées comme élucidées du point de vue policier, ce qui signifiait que la police savait qui était le coupable mais n'avait pas suffisamment de preuves pour le traduire en justice. Bublanski et ses collaborateurs n'avaient échoué que dans une seule affaire, vieille maintenant de six ans. Il s'agissait d'un alcoolique et fauteur de troubles notoire qui avait été poignardé dans son domicile à Bergshamra. Le lieu du crime était un cauchemar d'empreintes digitales et de traces d'ADN de plusieurs dizaines d'individus qui au fil des ans avaient picolé ou s'étaient bagarrés dans l'appartement. Bublanski et ses collègues étaient persuadés que le meurtrier se trouvait dans le cercle de connaissances louches de l'homme, tous des alcoolos et des toxicomanes, mais malgré un travail d'investigation intense, le meurtrier continuait à narguer la police. En fait, l'enquête avait été classée.

Globalement, Bublanski avait de bons pourcentages de réussite et était considéré parmi ses collègues comme particulièrement qualifié.

Ses collègues considéraient cependant Bublanski comme une sorte d'original, en partie parce qu'il était juif et qu'il portait la kippa dans les couloirs de l'hôtel de police lors de certaines fêtes. Un jour, cela avait occasionné le commentaire d'un préfet de police désormais à la retraite, qui estimait inconvenant de porter la kippa à l'hôtel de police, de la même façon qu'il n'accepterait pas non plus un policier qui se baladerait en turban. Il n'y eut cependant jamais de véritable débat sur le sujet. Un journaliste ayant intercepté le commentaire avait commencé à poser des questions, sur quoi le préfet s'était rapidement retiré dans son bureau.

Bublanski appartenait à la communauté de Söder, et il commandait des repas végétariens s'il n'y avait pas de repas casher disponibles. Il n'était cependant pas suffisamment orthodoxe pour ne pas travailler le jour du sabbat. Dès le début, Bublanski comprit que le double meurtre d'Enskede ne serait pas une enquête de routine. Richard Ekström lui avait parlé en aparté dès qu'il avait franchi les portes peu après 8 heures.

— On dirait une sale histoire, salua Ekström. Le couple qui a été tué est formé d'un journaliste et d'une criminologue. Et ce n'est pas tout. C'est un autre journaliste qui les a trouvés.

Bublanski hocha la tête. C'était là pratiquement une garantie que l'affaire serait surveillée de près et épluchée dans les médias.

— Et pour remuer encore un peu plus le couteau dans la plaie : le journaliste qui a trouvé le couple est Mikael Blomkvist de Millenium.

— Hou là ! dit Bublanski.

— Connu pour le cirque autour de l'affaire Wennerström.

— On a une idée du mobile ?

— A l'heure qu'il est, aucune. Les victimes ne sont pas connues de nos services. Tout indique un couple bien rangé. La femme devait soutenir sa thèse d'ici peu. Par conséquent : priorité maximum pour cette affaire.

Bublanski hocha la tête. Pour lui, les meurtres avaient toujours la priorité absolue.

— On y affectera un groupe. Tu vas devoir travailler très vite et je veillerai à ce que tu disposes de tous les moyens. Tu auras Hans Faste et Cuit Bolinder pour t'assister. On détachera également Jerker Holmberg. Il travaille sur le meurtre de Rinkeby mais il semblerait que le coupable ait filé à l'étranger. Holmberg est un investigateur hors pair sur les scènes de crimes. Au besoin tu pourras aussi faire appel aux enquêteurs de la Crim nationale.

— Je voudrais Sonja Modig.

— Elle n'est pas un peu jeune ?

Bublanski haussa les sourcils et regarda Ekström, surpris.

— Elle a trente-neuf ans, c'est-à-dire seulement quelques années de moins que toi, et avec ça, elle est très finaude.

— D'accord, tu choisis qui tu veux dans ton groupe, mais tu te grouilles. La direction s'est déjà manifestée.

Ce que Bublanski prit comme une très nette exagération. A cette heure matinale, la direction n'avait guère eu le temps encore de quitter la table du petit-déjeuner.


L'ENQUÊTE DE POLICE démarra réellement avec la réunion peu avant 9 heures, où l'inspecteur Bublanski rassembla sa troupe dans une salle de conférence à la Crim départementale. Bublanski contempla le groupe. Il n'était pas tout à fait satisfait de sa composition.

Sonja Modig était la personne présente dans la pièce en qui il avait le plus confiance. Elle travaillait dans la police depuis douze ans, dont quatre à la brigade des crimes avec violence où elle avait participé à plusieurs des enquêtes supervisées par Bublanski. Elle était minutieuse et méthodique, mais Bublanski avait très vite noté qu'elle possédait aussi le don que personnellement il considérait comme le plus précieux dans des enquêtes ardues. Elle avait de l'imagination et la capacité de faire des associations. Dans au moins deux enquêtes complexes, Sonja Modig avait trouvé des liens étranges et tirés par les cheveux que d'autres avaient loupés, et qui avaient permis une ouverture dans les investigations. En outre, Sonja Modig était pourvue d'un humour plein d'esprit que Bublanski appréciait.

Bublanski était satisfait aussi d'avoir Jerker Holmberg dans son groupe. Agé de cinquante-cinq ans, Holmberg était originaire d'Ångermanland. C'était un homme carré et ennuyeux, totalement dépourvu de l'imagination qui rendait Sonja Modig si précieuse. En revanche, Holmberg était selon Bublanski peut-être le meilleur investigateur des scènes de crimes de tout le corps de police suédois. Ils avaient collaboré dans pas mal d'enquêtes au fil des ans et Bublanski avait la ferme conviction que s'il y avait quelque chose à trouver sur le lieu d'un crime, Holmberg le trouverait. Sa tâche première serait donc de prendre la direction des opérations dans l'appartement à Enskede.

Bublanski connaissait assez peu son collègue Curt Bolinder. C'était un homme taciturne et fort, aux cheveux blonds si courts que de loin il paraissait complètement chauve. Bolinder avait trente-huit ans et il venait d'arriver à la brigade après avoir passé de nombreuses années à la police de Huddinge à enquêter sur les gangs criminels. Il avait la réputation de s'emporter facilement et d'avoir une poigne de fer, ce qui était un euphémisme pour dire qu'il employait peut-être envers la clientèle des méthodes pas tout à fait conformes au règlement. Dix ans plus tôt, Curt Bolinder avait été mis en examen pour coups et blessures, mais l'enquête l'avait blanchi sur tous les points.

La réputation de Curt Bolinder se fondait cependant sur un tout autre incident. En octobre 1999, il était allé à Alby avec un collègue coincer un voyou local pour interrogatoire. L'individu n'était pas inconnu de la police. Depuis plusieurs années, il semait la terreur parmi ses voisins d'immeuble et son comportement menaçant lui avait valu quelques dépôts de plaintes. Grâce à un tuyau qu'avait reçu la police, il était maintenant soupçonné d'avoir braqué une boutique de vidéo à Norsborg. L'intervention relativement ordinaire dérapa totalement lorsque le gars sortit un couteau plutôt que de suivre gentiment les policiers. Le collègue avait eu plusieurs blessures aux mains en essayant de le contrer et le pouce gauche tranché avant que le malfaiteur reporte son attention sur Curt Bolinder qui, pour la première fois de sa carrière, fut obligé de se servir de son arme de service. Il tira à trois reprises. Le premier coup était un avertissement. Le deuxième, tiré dans le but d'atteindre le malfaiteur, avait raté sa cible, ce qui en soi était une prestation, vu que la distance était de moins de trois mètres. Le troisième coup de feu avait par contre atteint le gars et déchiré l'aorte, et l'homme avait succombé d'une hémorragie interne en quelques minutes. L'enquête qui s'ensuivit avait totalement dégagé la responsabilité de Curt Bolinder, mais cela donna lieu à un débat médiatique passant au crible le monopole étatique de la violence et où Curt Bolinder fut mentionné sur le même plan que les deux policiers tabasseurs de l'affaire Osmo Vallo.

Bublanski avait commencé par être dubitatif au sujet de Curt Bolinder, mais au bout de six mois il n'avait toujours pas découvert quoi que ce soit qui méritât sa critique directe ni sa colère. Au contraire, Bublanski avait peu à peu commencé à avoir un certain respect pour la compétence taciturne de Curt Bolinder.

Le dernier membre de l'équipe de Bublanski était Hans Faste, quarante-sept ans et vétéran à la brigade des crimes avec violence depuis quinze ans. Faste était la raison directe de l'insatisfaction de Bublanski quant à la composition du groupe. Faste avait un côté plus et un côté moins. Côté plus il y avait une grande expérience et une bonne habitude des enquêtes complexes. Dans la colonne moins, Bublanski considérait Faste comme un homme égocentrique, adepte d'un humour lourdingue susceptible d'importuner tout être normalement constitué et particulièrement lui-même. Le caractère et les attitudes de Faste ne plaisaient tout simplement pas à Bublanski. Restait que si on le tenait serré, il était un enquêteur compétent. De plus, Faste était devenu une sorte de mentor pour Curt Bolinder, que le côté braillard ne semblait pas importuner. Ils formaient souvent un binôme pendant les investigations.

A la réunion étaient également conviés l'inspectrice Anita Nyberg, de la Crim de garde, pour les informer des interrogatoires qu'elle avait menés avec Mikael Blomkvist au cours de la nuit, ainsi que le commissaire Oswald Mårtensson, pour rendre compte de ce qui s'était passé après qu'ils avaient reçu l'appel. Tous deux étaient épuisés et voulaient rentrer dormir le plus vite possible, mais Anita Nyberg avait déjà réussi à obtenir des photos du lieu du crime, qu'elle fit circuler dans le groupe.

Une demi-heure plus tard, ils s'étaient fait une idée du déroulement des événements. Bublanski résuma la situation :

— Sous réserve de l'enquête technique sur place qui se déroule encore, les événements semblent être ceux-ci... une personne inconnue qu'aucun des voisins ou autres témoins n'a remarquée est entrée dans un appartement à Enskede et a tué le couple Svensson et Bergman.

— Nous ne savons pas encore si l'arme retrouvée est l'arme du crime, mais elle est déjà partie au labo, glissa Anita Nyberg. Priorité absolue. Nous avons aussi retrouvé un fragment de balle — celle qui a touché Dag Svensson — relativement intact dans la cloison. Par contre, la balle qui a atteint Mia Bergman est tellement fragmentée que je doute qu'on puisse en tirer quelque chose.

— Merci du peu. Un Colt Magnum, c'est un putain de revolver de cow-boy qui devrait être totalement interdit. Est-ce qu'on a un numéro de série ?

— Pas encore, dit Oswald Mårtensson. J'ai envoyé l'arme et le fragment de balle par porteur spécial directement au labo. J'ai estimé qu'il valait mieux qu'ils s'en chargent plutôt que je me mette à tripoter le flingue.

— C'est bien. Je n'ai pas encore eu le temps de me rendre sur les lieux, mais vous deux, vous y êtes allés. Quelles sont vos conclusions ?

Anita Nyberg et Oswald Mårtensson échangèrent des regards. Nyberg laissa à son collègue plus âgé le soin de répondre.

— Premièrement nous pensons que le tueur était seul. C'est une véritable exécution, pas un meurtre ordinaire. J'ai le sentiment qu'il s'agit de quelqu'un qui avait une très bonne raison de tuer Svensson et Bergman, et qui a agi très posément.

— Et qu'est-ce qui te fait dire ça ? voulut savoir Hans Faste.

— L'appartement était propre et bien rangé. Il ne s'agit pas d'un cambriolage ni de voies de fait ou ce genre de choses. Deux balles ont été tirées qui ont toutes les deux atteint leur cible en pleine tête avec une grande précision. Nous avons donc affaire à quelqu'un qui sait manier des armes.

— D'accord.

— Si on regarde le plan, là... nous avons fait une simulation où l'homme, Dag Svensson, a été tué de très près — on peut même dire à bout portant. Il y a de nettes brûlures autour de la plaie pénétrante. Je dirais qu'il a été tué en premier. Il a été projeté contre la table à manger. Le meurtrier se tenait probablement à la porte du vestibule ou juste à l'entrée du séjour.

— D'accord.



— Selon les témoins, les coups de feu se sont succédé à quelques secondes. Mia Bergman a été tuée de loin. Elle se trouvait probablement à la porte de la chambre et a essayé de se détourner. La balle l'a touchée sous l'oreille gauche et est sortie juste au-dessus de l'œil droit. La violence de l'impact l'a propulsée dans la chambre où on l'a retrouvée. Elle est tombée contre le bord du lit et a glissé par terre.

— Un tireur habitué à manipuler des armes, renchérit Faste.

— Plus que ça. Il n'y a pas de traces de pas qui indiqueraient que le meurtrier soit entré dans la chambre pour vérifier qu'il l'avait tuée. Il savait qu'il l'avait touchée, il a tourné les talons et a quitté l'appartement. Donc, deux coups de feu, deux morts, puis il est parti.

— Oui?

— Sans vouloir devancer l'examen technique, je soupçonne que le meurtrier a utilisé des munitions de chasse. La mort a dû être immédiate. Les deux victimes présentent des blessures effroyables.

Il y eut un bref silence autour de la table. Personne dans l'assemblée n'avait besoin qu'on lui rappelle qu'il existe deux types de munitions — des balles dures entièrement recouvertes de métal, qui traversent le corps de part en part en causant des dégâts relativement modestes, et des munitions souples qui se dilatent dans le corps et causent des dégâts massifs. Il y a une énorme différence entre les dégâts que peut causer une balle de 9 millimètres de diamètre et ceux d'une balle qui s'étale jusqu'à mesurer 2, voire 3 centimètres de diamètre. Ce dernier type est appelé « munitions de chasse », ou « balle expansive », et l'intention est de causer une hémorragie massive, ce qui est considéré comme charitable lors de la chasse à l'élan puisqu'il s'agit d'abattre une bête aussi vite que possible sans qu'elle souffre. En revanche, les conventions internationales interdisent les munitions de chasse dans les guerres puisque le malheureux qui est touché par une balle expansive décède presque à tout coup, et peu importe à quel endroit du corps l'impact a eu lieu.

Dans sa grande sagesse, la police suédoise avait cependant introduit les munitions de chasse dans l'arsenal de la police deux ans auparavant. La raison de l'introduction de ces munitions n'était pas très claire, en revanche il était certain que si, par exemple, Hannes Westberg, le célèbre manifestant atteint au ventre pendant les émeutes de Göteborg en 2001, avait été touché par une balle de chasse, il n'aurait pas survécu.

— Le but était donc de tuer, dit Curt Bolinder.

Il parlait d'Enskede, mais avouait en même temps son opinion dans le débat silencieux qui avait lieu autour de la table.

Anita Nyberg et Oswald Mårtensson hochèrent tous deux la tête.

— Ensuite, nous avons ce timing invraisemblable, dit Bublanski.

— Exactement. Après les coups de feu, le meurtrier a immédiatement quitté l'appartement, a descendu les escaliers, jeté l'arme et disparu dans la nuit. Peu après — il s'agit probablement de secondes — Blomkvist et sa sœur sont arrivés en voiture.

— Hmm, fit Bublanski.

— Reste la possibilité que le meurtrier soit parti par la cave. Il y a une entrée de service qu'il a pu utiliser pour sortir dans la cour et arriver dans une rue parallèle après avoir traversé une pelouse. Mais cela suppose qu'il ait eu la clé de la cave.

— Y a-t-il quoi que ce soit qui indique qu'il soit parti par là ?

— Non.

— Nous n'avons donc pas la moindre piste à suivre, dit Sonja Modig. Mais pourquoi a-t-il jeté son arme ? S'il l'avait emportée — ou s'il l'avait simplement jetée à l'extérieur du bâtiment —, on aurait mis du temps avant de la trouver.

Tout le monde haussa les épaules. Personne ne pouvait répondre à cette question.

— Qu'est-ce qu'il faut penser de Blomkvist ? demanda Hans Faste.

— Il était manifestement sous le choc, dit Mårtensson. Mais il a agi de façon correcte et cohérente, et il a donné une impression valable. Sa sœur a confirmé le coup de téléphone et le trajet en voiture. Je ne pense pas qu'il soit mêlé à l'affaire.

— C'est un journaliste connu, dit Sonja Modig.

— Il va y avoir un de ces cirques médiatiques, renchérit Bublanski. Raison de plus pour nous de résoudre l'affaire au plus vite. Bon... Jerker, tu te chargeras évidemment du lieu du crime et des voisins. Faste, toi et Cuit vous bosserez sur les victimes. Qui elles sont, leur métier, leurs cercles d'amis, qui pouvait avoir une raison de les tuer ? Sonja, toi et moi on travaillera sur les témoignages de cette nuit. Ensuite tu établiras l'emploi du temps de Dag Svensson et de Mia Bergman des dernières vingt-quatre heures avant leur assassinat. On essaie de se retrouver vers 14 h 30.


MIKAEL BLOMKVIST COMMENÇA son travail en s'installant au bureau mis à la disposition de Dag Svensson au cours du printemps. Tout d'abord il resta immobile un long moment, comme s'il n'avait pas vraiment la force de s'attaquer à la tâche. Puis il alluma l'ordinateur.

Dag Svensson avait son propre ordinateur portable et avait fait une grande partie du travail chez lui, mais il était aussi resté à la rédaction deux jours par semaine et plus souvent que ça ces derniers temps. A Millenium, il avait eu accès à un vieux PowerMac G3 posé sur le bureau des collaborateurs occasionnels. Mikael alluma la bécane et trouva le fatras sur lequel Dag Svensson avait travaillé. Il s'était servi du G3 surtout pour des recherches sur Internet, mais il y avait aussi divers dossiers qu'il avait copiés de son portable. Par contre, Dag Svensson avait des sauvegardes complètes sous forme de deux disques ZIP qu'il gardait sous clé dans un tiroir. Tous les jours, il faisait une copie du nouveau matériau ou des mises à jour. Il n'était pas venu à la rédaction depuis plusieurs jours, et la dernière copie de sécurité datait du dimanche soir. Manquaient trois jours.

Mikael fit une copie du disque ZIP qu'il enferma dans l'armoire de son propre bureau. Ensuite il consacra quarante-cinq minutes à parcourir le contenu du disque d'origine. Celui-ci contenait une trentaine de dossiers et d'innombrables sous-dossiers. Cela représentait quatre années de recherches accumulées pour le projet de Dag Svensson sur le trafic de femmes. Il lut les noms des documents et chercha ce qui pouvait contenir du matériel top secret — à savoir les noms des sources protégées de Dag Svensson. Il nota que Dag Svensson avait été minutieux avec ses sources — tout se trouvait dans un dossier baptisé [SOURCES / SECRET]. Il contenait cent trente-quatre fichiers de tailles variables — la plupart assez peu volumineux. Mikael sélectionna tous les fichiers et les effaça. Il ne les déposa pas dans la corbeille, mais les déplaça vers une icône du programme Burn qui les effaçait en mode sécurisé.

Ensuite, il s'attaqua aux mails de Dag Svensson. Dag avait obtenu une adresse e-mail temporaire à millenium.se, qu'il utilisait aussi bien à la rédaction que sur son ordinateur portable. Il avait son code personnel, ce qui ne posait pas de problème, puisque Mikael était l'administrateur du compte et avait accès au serveur de messagerie. Il téléchargea une copie du courrier électronique de Dag Svensson qu'il grava sur un CD.

Pour finir, il passa à la montagne de papiers sous forme d'ouvrages de référence, notes, coupures de presse, jugements et correspondances que Dag Svensson avait accumulés en cours de route. Pour ne rien laisser au hasard, il alluma la photocopieuse et fit une copie de tout ce qui semblait important. Le processus concernait un bon millier de pages et il lui fallut trois heures pour en arriver à bout.

Il fit le tri de tout le matériel qui d'une façon ou d'une autre pouvait avoir un lien avec une source secrète. Le résultat fut un petit paquet de plus de quarante pages A4, principalement sous forme de notes en provenance de deux blocs A4 que Dag Svensson avait gardés sous clé dans son bureau. Mikael mit cette liasse dans une enveloppe qu'il porta dans son propre bureau. Puis il remit en ordre le bureau de Dag Svensson.

Alors seulement il put respirer, et il descendit au 7-Eleven boire un café et manger une part de pizza. Il supposait, mais à tort, que la police débarquerait sous peu pour examiner le bureau de Dag Svensson.


BUBLANSKI EUT DROIT A UNE PERCÉE inattendue dans les investigations peu après 10 heures, quand le Dr Lennart Granlund du Laboratoire criminologique de l'Etat à Linköping appela.

— C'est au sujet du double meurtre à Enskede.

— Déjà ?

— Nous avons reçu l'arme tôt ce matin et je n'ai pas tout à fait terminé l'analyse, mais j'ai une info qui, je pense, va t'intéresser.

— Bien. Raconte-moi tout ce que tu as trouvé, demanda Bublanski en réfrénant son impatience.

— L'arme est un Colt 45 Magnum, fabriqué aux Etats-Unis en 1981.

— Aha.

— Nous avons relevé des empreintes digitales et peut-être des traces d'ADN — mais leur analyse va nous prendre un certain temps. Nous avons aussi examiné les projectiles qui ont tué ce couple. Comme prévu, les balles proviennent de l'arme. C'est en général le cas quand on trouve une arme dans la cage d'escalier sur le lieu d'un crime. Les balles sont terriblement fragmentées mais nous avons un petit bout pour comparer. Il s'agit vraisemblablement de l'arme du crime.

— Une arme illégale, j'imagine. Tu as un numéro de série ?

— L'arme est tout à fait légale. Elle appartient à un avocat, maître Nils Erik Bjurman, qui l'a achetée en 1983. Il est membre du club de tir de la police. Il a une adresse dans Upplandsgatan près d'Odenplan.

— Merde alors !

— Nous avons donc trouvé plusieurs empreintes sur l'arme. Des empreintes d'au moins deux personnes.

— Aha.

— On peut supposer qu'une des deux séries appartient à Bjurman, à moins que l'arme n'ait été volée ou vendue — mais je n'ai rien qui l'indique.

— Aha. En d'autres termes, nous disposons d'un indice, comme on dit dans les films.

— Nous avons une occurrence dans le registre concernant la deuxième personne. Empreinte du pouce et de l'index, main droite.

— Qui?

— Une femme née le 30-04-78. Elle a été arrêtée pour coups et blessures dans le métro, à Gamia Stan, en 1995, c'est à ce moment-là que ses empreintes ont été prises.

— Elle a un nom ?

— Oui. Elle s'appelle Lisbeth Salander.

Bublanski, dit Bubulle, haussa les sourcils et nota le nom et la date de naissance dans un bloc-notes sur son bureau.


QUAND MIKAEL BLOMKVIST revint à la rédaction après son déjeuner tardif, il alla directement s'enfermer dans son bureau, signalant ainsi qu'il ne voulait pas être dérangé. Il n'avait pas encore le temps de s'occuper de toute l'information secondaire dans les mails et les notes de Dag Svensson. Pour l'heure, il fallait qu'il réexamine le livre aussi bien que les articles d'un œil nouveau, sachant désormais que l'auteur était mort et ne pouvait plus répondre aux questions pointues.

Il devait prendre une décision quant à la publication du livre, et déterminer aussi si quelque chose dans le matériau pouvait constituer le mobile du meurtre. Il alluma son ordinateur et se mit au travail.


JAN BUBLANSKI APPELA LE RESPONSABLE de l'enquête préliminaire, Richard Ekström, pour l'informer de ce qu'il avait reçu du labo. Ils décidèrent que Bublanski et sa collègue Sonja Modig prendraient contact avec maître Bjurman pour un entretien — qui pouvait se transformer en interrogatoire ou même en mise en examen si cela s'avérait justifié — tandis que leurs collègues Hans Faste et Curt Bolinder devaient se concentrer sur Lisbeth Salander, pour lui demander d'expliquer comment ses empreintes digitales avaient pu se retrouver sur l'arme d'un crime.

La localisation de maître Bjurman ne présenta initialement pas de problèmes particuliers. Son adresse se trouvait dans le rôle des impôts, dans le registre des armes et dans le registre des cartes grises, et de plus il figurait tout à fait officiellement dans l'annuaire du téléphone. Bublanski et Modig se rendirent à Odenplan et réussirent à se glisser dans l'immeuble d'Upplandsgatan quand un jeune homme en sortait.

Ensuite les choses se corsèrent. Quand ils sonnèrent à la porte, personne ne vint ouvrir. Ils se rendirent au cabinet de Bjurman sur Sankt Eriksplan et répétèrent la manœuvre avec le même résultat décevant.

— Il est peut-être au tribunal, dit l'inspecteur Sonja Modig.

— Il s'est peut-être enfui au Brésil après avoir commis un double meurtre, dit Bublanski.

Sonja Modig hocha la tête tout en regardant son collègue du coin de l'œil. Elle se sentait bien en sa compagnie. Elle l'aurait volontiers choisi comme amant si elle n'avait pas été mère de deux enfants et si, comme Bublanski, elle n'avait pas été mariée et heureuse dans son couple. Elle regarda les plaques en laiton sur les autres portes du palier et constata qu'il y avait là un Norman, dentiste, une entreprise du nom de N-Consulting ainsi qu'un Rune Håkansson, avocat.

Ils frappèrent à la porte de Håkansson.

— Bonjour, je m'appelle Modig et voici l'inspecteur Bublanski. Nous sommes de la police et je cherche à joindre votre collègue et voisin maître Bjurman. Vous ne sauriez pas par hasard où on pourrait le trouver ?

Håkansson secoua la tête.

— Je le vois rarement ces temps-ci. Il est tombé gravement malade il y a deux ans, et il a pratiquement cessé toute activité. La plaque est restée sur la porte mais il ne vient que rarement, tous les deux mois, je dirais.

— Gravement malade ? demanda Bublanski.

— Je ne sais pas très bien. C'était quelqu'un de très actif et puis il est tombé malade. Cancer ou je ne sais pas. Je ne le connais pas vraiment.

— Vous croyez ou vous savez qu'il a eu un cancer ? demanda Sonja Modig.

— Ben... je ne sais pas. Il avait une secrétaire, Britt Karlsson ou Nilsson ou un truc comme ça. Une femme d'un certain âge. Elle a été licenciée, et c'est elle qui m'a raconté qu'il avait eu une maladie, mais je ne sais pas exactement quoi. C'était au printemps 2003. Je ne l'ai pas revu jusqu'à la fin de l'année, et alors il avait vieilli de dix ans, il était tout maigre et ses cheveux étaient devenus gris... alors j'ai pensé cancer. Pourquoi ? Il a fait quelque chose ?

— Pas à notre connaissance, répondit Bublanski. Mais nous cherchons néanmoins à le joindre pour une affaire urgente.

Ils retournèrent à l'appartement d'Upplandsgatan et frappèrent de nouveau à la porte de l'appartement de Bjurman. Toujours pas de réponse. Finalement Bublanski ouvrit son téléphone portable et composa le numéro du portable de Bjurman. Il obtint pour toute réponse : Votre correspondant n'est pas joignable pour le moment, veuillez renouveler votre appel.

Il essaya le numéro du téléphone fixe de l'appartement. Du palier, ils purent vaguement entendre la sonnerie de l'autre côté de la porte avant qu'un répondeur s'enclenche et demande qu'on laisse un message. Ils se regardèrent et haussèrent les épaules. Il était 13 heures.

— Un café ?

— Plutôt un hamburger.

Ils descendirent au Burger King sur Odenplan. Sonja Modig mangea un Whopper et Bublanski prit un burger végétarien avant qu'ils retournent à l'hôtel de police.


LE PROCUREUR EKSTRÖM convoqua une réunion autour de la table de conférence de son bureau pour 14 heures, Bublanski et Modig s'installèrent côte à côte près de la fenêtre. Curt Bolinder arriva deux minutes plus tard et s'assit en face d'eux. Jerker Holmberg entra, porteur d'un plateau avec du café dans de petits gobelets en carton. Il avait fait un saut à Enskede et avait l'intention d'y retourner plus tard dans l'après-midi quand les techniciens auraient fini leur travail.

— Où est Faste ? demanda Ekström.

— Il est à la commission des Affaires sociales, il a appelé il y a cinq minutes pour dire qu'il aurait un peu de retard, répondit Curt Bolinder.

— D'accord. On commence sans lui. De quoi disposons-nous ? débuta Ekström sans cérémonie.

Il tendit l'index vers Bublanski en premier.

— On a essayé d'entrer en contact avec maître Nils Bjurman. Il n'est pas chez lui et pas dans son cabinet. D'après un confrère, il est tombé malade il y a deux ans et depuis il a pratiquement cessé toute activité.

Sonja Modig prit la relève.

— Bjurman a cinquante-six ans, aucun casier judiciaire. Il travaille surtout comme avocat d'affaires. Je n'ai pas eu le temps d'examiner son passé.

— Il est donc bien le propriétaire de l'arme qui a été utilisée à Enskede.

— Tout à fait. Il détient une licence et il est membre du club de tir de la police, fit Bublanski en hochant la tête. J'ai parlé avec Gunnarsson au service des armes — c'est lui qui est le président du club et il connaît très bien notre bonhomme. Bjurman est devenu membre du club en 1978 et a officié comme trésorier entre 1984 et 1992. Gunnarsson décrit Bjurman comme un excellent tireur, calme, posé et sans façon.

— Intéressé par les armes ?

— D'après Gunnarsson, Bjurman était plus intéressé par la vie associative que par le tir proprement dit. Il aimait bien les compétitions mais n'a jamais donné l'image d'un fétichiste des armes. En 1983, il a participé aux championnats suédois et s'est placé treizième. Ces dix dernières années, il a réduit sa fréquence de tir, il ne vient plus que pour les assemblées générales et des trucs comme ça.

— Est-ce qu'il possède d'autres armes ?

— Il a obtenu des licences pour quatre armes de poing depuis qu'il est devenu membre du club de tir. A part le Colt, un Beretta, un Smith & Wesson et un pistolet de compétition de la marque Rapid. Tous les trois ont été vendus il y a dix ans par l'intermédiaire du club et les licences ont été transférées sur d'autres membres. Rien d'irrégulier.

— Mais nous ne savons donc pas très bien où il se trouve actuellement.

— Oui, c'est vrai. Mais on le cherche seulement depuis 10 heures ce matin. Il est peut-être allé faire une promenade à Djurgården ou il est hospitalisé ou tout ce que vous voulez.

A ce moment, Hans Faste arriva. Il semblait hors d'haleine.

— Excusez-moi d'arriver en retard. J'ai des infos, je vous les livre tout de suite ?

Ekström fit un geste l'invitant à y aller.

— Lisbeth Salander est un nom vraiment intéressant. J'ai passé la journée aux Affaires sociales et à la commission des Tutelles.

Il ôta son blouson de cuir et le posa sur le dossier de sa chaise avant de s'asseoir et d'ouvrir un bloc-notes.

— La commission des Tutelles ? demanda Ekström, les sourcils froncés.

— C'est une nana vachement dérangée, dit Hans Faste. Elle est déclarée incapable et mise sous tutelle. Et devinez qui est son tuteur ! Il fit une pause oratoire. Maître Nils Bjurman, le propriétaire de l'arme qui a été utilisée à Enskede.

Tout le monde dans la pièce fronça les sourcils.

Il fallut un quart d'heure à Hans Faste pour passer en revue les renseignements qu'il avait accumulés sur Lisbeth Salander.

— En résumé, dit Ekström quand Faste avait terminé, nous avons donc des empreintes digitales sur l'arme du crime qui proviennent d'une femme qui a passé son adolescence à entrer et sortir de l'HP, qu'on suppose gagner sa vie comme prostituée, que le tribunal a déclarée incapable et qui a des tendances manifestes à la violence. Qu'est-ce qu'elle fait en liberté dans nos rues, celle-là ?

— Elle a révélé des tendances à la violence depuis la maternelle, dit Faste. On dirait une vraie psychopathe.

— Mais nous n'avons encore rien qui la mette en relation avec le couple d'Enskede. Ekström tambourina du bout des doigts. Bon, ce double meurtre ne sera peut-être pas si difficile que ça à résoudre après tout. Est-ce que nous avons une adresse de Salander ?

— Officiellement, elle habite Lundagatan à Södermalm. Le fisc déclare que par périodes elle a été salariée chez Milton Security, l'entreprise de sécurité.

— Et qu'est-ce qu'elle a fait comme travail pour eux ?

— Je ne sais pas. Mais il s'agit d'un salaire annuel assez modeste pendant quelques années. Femme de ménage ou un truc comme ça.

— Hmm, dit Ekström. On le saura vite. Mais pour le moment, il me semble urgent de trouver Salander.

— Je suis d'accord, dit Bublanski. On s'occupera des détails plus tard. Nous voilà donc avec un suspect. Faste, toi et Curt vous filez à Lundagatan et vous essayez de cueillir Salander. Soyez prudents — on ne sait pas si elle a d'autres armes et on ne sait pas à quel point elle est folle.

— Entendu.

— Bubulle, interrompit Ekström. Le chef de Milton Security s'appelle Dragan Armanskij. Je l'ai rencontré à l'occasion d'une enquête il y a quelques années. On peut lui faire confiance. Va le voir et discute en privé avec lui au sujet de Salander. Tu devrais avoir le temps de le choper avant qu'il quitte son bureau.

Bublanski avait l'air irrité, d'une part parce qu'Ekström avait utilisé son surnom et d'autre part parce qu'il avait formulé sa proposition comme un ordre. Puis il hocha sèchement la tête et déplaça le regard sur Sonja Modig.

— Modig, tu continues à chercher maître Bjurman. Frappe à la porte des voisins. Je crois qu'il est urgent de le rencontrer, lui aussi.

— D'accord.

— Il faut trouver le lien entre Salander et le couple d'Enskede. Et on devrait pouvoir localiser Salander à Enskede à l'heure du meurtre. Jerker, récupère des photos d'elle à montrer aux voisins. Opération porte-à-porte ce soir. Prends quelques gars en uniforme avec toi.

Bublanski fit une pause et se gratta la nuque.

— Putain, avec un peu de chance on aura résolu ce merdier dès ce soir. J'avais l'impression que ça allait traîner en longueur.

— Autre chose, dit Ekström. Les médias nous bousculent. J'ai promis une conférence de presse à 15 heures. Je peux m'en charger si j'ai quelqu'un de la com pour m'assister. Je suppose que certains journalistes vont vous appeler directement aussi. On garde pour nous Salander et Bjurman jusqu'à nouvel ordre.

Tous hochèrent la tête.


DRAGAN ARMANSKIJ AVAIT PENSÉ quitter le boulot plus tôt que d'habitude. On était Jeudi saint, et lui et sa femme avaient prévu d'aller passer le long week-end de Pâques dans leur maison de campagne à Blidö. Il venait de fermer son porte-documents et d'enfiler son manteau lorsque la réception appela pour annoncer qu'un inspecteur Jan Bublanski souhaitait le voir. Armanskij ne connaissait pas Bublanski mais le fait que ce soit un policier qui le cherche suffit pour qu'il soupire et remette son manteau sur le cintre. Il n'avait aucune envie d'accueillir ce visiteur, mais Milton Security ne pouvait pas se permettre de snober la police. Il alla accueillir Bublanski à l'ascenseur dans le couloir.

— Merci de m'avoir accordé un peu de votre temps, fit Bublanski en guise de salutation. Vous avez le bonjour de mon chef, le procureur Richard Ekström.

Ils se serrèrent la main.

— Ekström. Oui, en effet, nous avons été en contact une ou deux fois. Ça fait quelques années maintenant. Vous voulez un café ?

Armanskij s'arrêta devant le distributeur avant d'ouvrir la porte de son bureau et d'inviter à Bublanski à prendre place dans le confortable fauteuil des visiteurs près de la fenêtre.

— Armanskij... c'est un nom russe ? demanda Bublanski plein de curiosité. Moi aussi, j'ai un nom en ski.

— Ma famille est originaire d'Arménie. Et la vôtre ?

— Pologne.

— En quoi est-ce que je peux vous aider ?

Bublanski sortit un bloc-notes et l'ouvrit.

— J'enquête sur le double meurtre d'Enskede. J'imagine que vous avez écouté les infos aujourd'hui.

Armanskij acquiesça d'un petit signe de tête.

— Ekström m'a laissé entendre que vous êtes discret.

— Dans ma position on ne gagne rien à se brouiller avec la police. Je sais garder ma langue, si c'est cela que vous voulez savoir.

— Bien. En ce moment, on recherche une personne qui a travaillé pour vous. Son nom est Lisbeth Salander. Est-ce que vous la connaissez ?

Armanskij sentit soudain une boule de ciment se former dans son ventre. Il resta impassible.

— Pour quelle raison est-ce que vous recherchez Mlle Salander ?

— Disons qu'on a des raisons de la considérer comme intéressante pour l'enquête.

La boule de ciment dans le ventre d'Armanskij se dilata. Une douleur presque physique. Depuis le premier jour où il avait rencontré Lisbeth Salander, il avait eu un très fort pressentiment que la vie de cette fille s'orientait vers une catastrophe. Mais il se l'était toujours imaginée comme la victime, pas comme la coupable. Son visage était toujours impassible.

— Vous soupçonnez Lisbeth Salander d'avoir commis le double meurtre d'Enskede, c'est ça ? Ai-je bien compris ?

Bublanski hésita une brève seconde avant de hocher la tête.

— Qu'est-ce que vous pouvez me dire sur Salander ?

— Qu'est-ce que vous voulez savoir ?

— Premièrement... comment est-ce qu'on peut la trouver ?

— Elle habite Lundagatan. Il faut que je vérifie l'adresse exacte. J'ai son numéro de portable.

— Nous avons l'adresse. Le numéro de portable nous intéresse.

Armanskij alla chercher le numéro sur le répertoire de son bureau. Il lut à haute voix pendant que Bublanski notait.

— Elle travaille pour vous.

— Elle travaille en indépendante. Je lui ai donné des boulots de temps en temps entre 1998 et jusqu'à il y a un an et demi environ.

— Quel genre de boulot ?

— Des recherches.

Bublanski leva les yeux de son carnet et prit un air stupéfait.

— Des recherches ? répéta-t-il.

— Des enquêtes sur la personne plus exactement.

— Un instant... on parle bien de la même fille ? demanda Bublanski. La Lisbeth Salander que nous cherchons n'a même pas passé son brevet de collège et elle est déclarée incapable.

— Ça ne s'appelle plus « déclarée incapable », fit doucement remarquer Armanskij.

— On s'en fout de comment ça s'appelle. D'après les données, la fille que nous recherchons apparaît comme terriblement détraquée et disposée à la violence. De plus, nous avons un rapport de la commission des Affaires sociales qui laisse entendre qu'elle se prostituait à la fin des années 1990. Rien dans ses dossiers n'indique qu'elle puisse avoir un travail qualifié.

— Les dossiers sont une chose. Les êtres humains une autre.

— Vous voulez dire qu'elle est qualifiée pour faire des enquêtes sur la personne pour le compte de Milton Security ?

— Non seulement ça. Elle est sans conteste la meilleure enquêteuse que j'aie jamais rencontrée.

Bublanski laissa lentement tomber son stylo et son front se plissa.

— On dirait que vous avez... du respect pour elle.

Armanskij regarda ses mains. La question marquait un croisement des chemins. Il avait toujours su que tôt ou tard, Lisbeth Salander allait se retrouver dans de sales draps. Il avait le plus grand mal à comprendre ce qui avait pu la mêler à un double meurtre à Enskede — que ce soit en tant que coupable ou complice — mais il admettait aussi qu'il ne connaissait pas grand-chose sur sa vie privée. Dans quoi est-elle allée se fourrer ? Armanskij se rappela sa visite soudaine à son bureau quand elle avait mystérieusement déclaré avoir assez d'argent pour se débrouiller et ne pas avoir besoin de travail.

Le plus sage, le plus raisonnable en cet instant aurait été de prendre de la distance avec tout ce qui touchait à Lisbeth Salander, pour son compte personnel comme pour le compte de Milton Security surtout. Armanskij se fit la réflexion que Lisbeth Salander était sans doute l'être le plus seul qu'il connaissait.

— J'ai du respect pour sa compétence. Et ça, vous ne le trouverez ni dans ses notes de collège ni dans ses dossiers.

— Vous connaissez donc son passé ?

— Qu'elle soit mise sous tutelle et qu'elle ait eu une enfance pénible. Oui.

— Et pourtant vous l'avez embauchée.

— C'est justement pour cela que je l'ai embauchée.

— Expliquez-vous.

— Son ancien tuteur, Holger Palmgren, était l'avocat du vieux J. F. Milton. Il a commencé à s'occuper d'elle à partir de son adolescence et il m'a persuadé de lui donner un travail. Je l'ai d'abord engagée pour trier du courrier et faire des photocopies et ce genre de choses. Puis je me suis rendu compte qu'elle avait des dons insoupçonnés. Et le rapport social comme quoi elle serait éventuellement une prostituée, vous pouvez l'oublier. Ce sont des conneries. Lisbeth Salander a eu une adolescence merdique et elle était sans hésitation un peu sauvage — ce qui n'est pas un crime après tout. Je pense que la prostitution est la dernière chose qu'elle pratiquerait.

— Son nouveau tuteur s'appelle Nils Bjurman.

— Je ne l'ai jamais rencontré. Palmgren a eu une hémorragie cérébrale il y a deux ans. Peu après, Lisbeth Salander a restreint les boulots qu'elle effectuait pour moi. Le dernier, c'était en octobre il y a un an et demi.

— Pourquoi vous avez cessé de faire appel à elle ?

— Ce n'était pas mon choix. C'est elle qui a rompu les ponts et disparu à l'étranger sans un mot d'explication.

— Disparu à l'étranger ?

— Elle est restée absente plus d'un an.

— Ça ne colle pas. Maître Bjurman a envoyé des rapports mensuels sur elle tout au long de l'année passée. Nous en avons des copies au commissariat central.

Armanskij haussa les épaules avec un petit sourire.

— Quand est-ce que vous l'avez vue pour la dernière fois ?

— Il y a environ deux mois, début février. Elle a surgi de nulle part pour une visite de courtoisie. Ça faisait plus d'un an que je n'avais pas eu de ses nouvelles. Elle a passé toute l'année dernière à l'étranger à bourlinguer en Asie et aux Antilles.

— Excusez-moi, mais je suis un peu perplexe. En arrivant ici, j'avais l'impression que Lisbeth Salander était une fille avec des problèmes psychiatriques, qui n'avait même pas terminé le collège et qui était mise sous tutelle. Maintenant vous me racontez que vous l'avez engagée comme enquêteuse hautement qualifiée, qu'elle travaille en indépendante et qu'elle gagnait suffisamment d'argent pour prendre une année sabbatique et faire le tour du monde, et ceci sans que son tuteur donne l'alerte. Il y a quelque chose qui ne colle pas.

— Il y a beaucoup de choses qui ne collent pas quand il s'agit de Lisbeth Salander.

— Est-ce que je peux vous demander... vous la jugez comment ?

Armanskij réfléchit un instant.

— Je crois qu'elle est la personne la plus inflexible que j'aie jamais rencontrée, c'en est irritant, finit-il par dire.

— Inflexible ?

— Elle ne fait absolument rien qu'elle n'a pas envie de faire. Elle se fiche royalement de ce que les autres peuvent penser d'elle. Elle est terriblement compétente. Et elle n'est absolument pas comme les autres.

— Folle ?

— Quelle définition donnez-vous à ce mot ?

— Est-elle capable de tuer deux personnes de sang-froid ?

Armanskij resta sans rien dire un long moment.

— Je suis désolé, finit-il par dire. Je ne peux pas répondre à cette question. Je suis un cynique. Je crois que chaque être a en lui la capacité de tuer quelqu'un d'autre. Par désespoir ou par haine ou au moins pour se défendre.

— Cela signifie que vous ne tenez pas cela pour exclu.

— Lisbeth Salander ne fait rien qu'elle n'ait pas une raison de faire. Si elle a tué quelqu'un, c'est qu'elle a estimé avoir une bonne raison de le faire. Je voudrais vous demander une chose... sur quoi vous vous basez pour soupçonner qu'elle est mêlée aux meurtres d'Enskede ?

Bublanski hésita un instant. Il croisa le regard d'Armanskij.

— Ça restera entre nous, alors.

— Absolument.

— L'arme du crime appartient à son tuteur. Il y a les empreintes de la fille dessus.

Armanskij serra les dents. C'était une circonstance aggravante.

— J'ai seulement entendu parler de ces meurtres à la radio. C'était quoi le mobile ? La drogue ?

— Elle a des liens avec les milieux de la drogue ?

— Pas à ma connaissance. Mais, comme je l'ai dit, sa jeunesse a été assez compliquée et il lui est arrivé d'être arrêtée pour ivresse sur la voie publique. Je suppose que son dossier vous dira si la drogue faisait partie du tableau.

— Le problème, c'est que nous n'avons aucune idée du mobile des meurtres. C'était un couple modèle. Elle était criminologue sur le point de soutenir sa thèse de doctorat. Il était journaliste. Dag Svensson et Mia Bergman. Ça ne vous dit rien ?

Armanskij secoua la tête.

— Nous essayons de comprendre le rapport entre eux et Lisbeth Salander.

— Je n'ai jamais entendu parler d'eux.

Bublanski se leva.

— Merci de m'avoir accordé de votre temps. Cette conversation a été fascinante. Je ne sais pas si j'en sors plus instruit, mais j'espère que ça restera entre nous.

— Pas de problème.

— Et j'espère pouvoir revenir vous voir si nécessaire. Et évidemment, si Lisbeth Salander se montrait...

— Evidemment, répondit Dragan Armanskij.

Ils se serrèrent la main. Quand Bublanski fut arrivé à la porte, il s'arrêta et se tourna vers Armanskij de nouveau.

— Vous ne savez pas par hasard qui elle fréquente ? Des amis, des connaissances...

Armanskij secoua la tête.

— Je ne connais pour ainsi dire rien sur sa vie privée. L'une des rares personnes qui comptent dans sa vie est Holger Palmgren. Elle a certainement essayé d'entrer en contact avec lui. Il se trouve dans un centre de rééducation à Ersta.

— Elle n'a jamais reçu de visites quand elle travaillait ici ?

— Non. Elle travaillait chez elle, elle ne venait ici que pour me livrer ses rapports. C'était très rare même qu'elle rencontre un client. Sauf peut-être...

Une pensée soudaine frappa Armanskij.

— Quoi ?

— Eh bien, il y a peut-être une autre personne qu'elle a cherché à joindre. Un journaliste qu'elle voyait il y a deux ans et qui a demandé de ses nouvelles tout le temps pendant son absence.

— Un journaliste ?

— Il s'appelle Mikael Blomkvist. Vous vous souvenez de l'affaire Wennerström ?

Bublanski lâcha lentement la poignée de porte et revint vers Dragan Armanskij.

— C'est Mikael Blomkvist qui a trouvé le couple à Enskede. Vous venez juste d'établir un lien entre Salander et les victimes.

Armanskij sentit le poids de la boule de ciment dans son ventre.

14 JEUDI SAINT 24 MARS

SONJA MODIG ESSAYA D'APPELER maître Nils Bjurman trois fois en fespace d'une demi-heure. Chaque fois elle fut accueillie par le message du répondeur.

Vers 15 h 30, elle prit sa voiture, rejoignit Upplandsgatan et sonna à sa porte. Le résultat fut aussi déprimant que plus tôt dans la journée. Elle passa les vingt minutes suivantes à faire du porte-à-porte dans l'immeuble à la recherche d'un voisin qui aurait pu savoir où se trouvait Bjurman.

Dans onze des dix-neuf appartements où elle sonna, personne ne vint ouvrir. Elle regarda l'heure. Ce n'était évidemment pas le bon moment de la journée pour faire du porte-à-porte. Et ça n'allait vraisemblablement pas s'améliorer pendant le congé de Pâques. Dans les huit appartements où il y avait quelqu'un, tous furent serviables. Cinq savaient qui était Bjurman — le monsieur poli et bien élevé du troisième. Personne ne savait où il se trouvait. Elle finit par apprendre que Bjurman fréquentait peut-être en privé l'un de ses voisins proches, un homme d'affaires du nom de Sjôman. Personne ne vint cependant ouvrir la porte marquée Sjôman quand elle sonna.

Frustrée, Sonja Modig prit son téléphone et appela le répondeur de Bjurman. Elle se présenta, laissa son numéro de portable et demanda à Bjurman de la contacter immédiatement.

Elle retourna devant la porte de Bjurman, ouvrit son bloc-notes et écrivit un petit mot demandant à Bjurman de l'appeler. Elle joignit sa carte de visite et lâcha tout par le volet destiné au courrier. Au moment où elle allait laisser retomber le volet, elle entendit le téléphone sonner dans l'appartement. Elle se pencha et écouta attentivement.

Après quatre sonneries, le répondeur s'enclencha, mais elle ne put entendre le message.

Elle lâcha le volet du courrier et fixa la porte. Elle ne sut expliquer quelle impulsion lui fit tendre la main vers la poignée mais, à sa grande surprise, la porte n'était pas fermée à clé. Elle l'ouvrit et regarda dans le vestibule.

— Il y a quelqu'un ? appela-t-elle doucement et elle tendit l'oreille.

Elle n'entendait aucun bruit.

Elle fit un pas dans le vestibule et s'arrêta, hésitante. Ce qu'elle venait de faire en franchissant la porte pouvait sans doute être considéré comme une violation de domicile. Elle n'avait aucune autorité pour faire une perquisition et aucun droit de se trouver dans l'appartement de maître Bjurman même si la porte était ouverte. Elle lorgna sur la gauche et vit une partie d'un séjour. Elle venait juste de prendre la décision de ressortir de l'appartement quand son regard tomba sur la commode du vestibule. Elle vit la boîte d'un revolver Colt.

Brusquement, Sonja Modig ressentit un puissant malaise. Elle ouvrit sa veste et sortît son arme de service, chose qu'elle n'avait pratiquement jamais faite de sa vie.

Elle enleva le cran de sûreté et tint le canon dirigé vers le sol en s'avançant pour jeter un coup d'œil dans le séjour. Elle ne remarqua rien de spécial, mais son malaise augmentait. Elle recula et regarda dans la cuisine. Vide. Elle s'engagea dans un petit dégagement et ouvrit la porte de la chambre.

Maître Nils Bjurman était couché en travers du lit. Ses genoux touchaient par terre. Il semblait agenouillé pour dire sa prière du soir. Il était nu.

Elle le vit de profil. De là où elle se tenait, Sonja Modig pouvait déjà voir qu'il n'était pas en vie. La moitié de son front avait été emportée par un coup tiré dans la nuque.

Sonja Modig sortit à reculons sur le palier. Elle tenait toujours son arme de service à la main quand elle ouvrit son téléphone portable et appela l'inspecteur Bublanski. Elle n'arriva pas à le joindre. Alors elle appela le procureur Ekström. Elle nota l'heure. 16 h 18.


HANS FASTE CONTEMPLA la porte d'entrée de l'immeuble de Lundagatan où Lisbeth Salander était domicilée et donc supposée habiter. Il jeta un regard en coin sur Curt Bolinder, puis sur sa montre-bracelet. 16 h 10.

Après avoir obtenu le code d'accès auprès du syndic de l'immeuble, ils étaient déjà entrés écouter à la porte marquée Salander-Wu. Ils n'avaient capté aucun bruit dans l'appartement et personne n'avait ouvert lorsqu'ils avaient sonné. Ils étaient retournés à la voiture et s'étaient placés de manière à pouvoir surveiller le portail.

En téléphonant de la voiture, ils avaient appris que la personne qui avait récemment été incluse dans le contrat d'habitation de l'appartement était une certaine Miriam Wu, née en 1974, et auparavant domicilée à Sankt Eriksplan à Stockholm.

Ils disposaient d'une photo d'identité avec le visage de Lisbeth Salander scotchée au-dessus de l'autoradio. Faste, sans se gêner, annonça qu'il lui trouvait une sale gueule.

— Merde alors, les putes sont de plus en plus moches. Il faut vraiment que tu sois en manque pour en ramasser une comme ça.

Curt Bolinder ne répondit pas.

A 16 h 20, Bublanski les appela pour annoncer qu'il partait de chez Armanskij pour se rendre à Millenium. Il demanda à Faste et Bolinder d'attendre dans Lundagatan. Il leur faudrait amener Lisbeth Salander pour interrogatoire, mais le procureur ne la considérait pas encore comme liée aux meurtres d'Enskede.

— Eh voilà, dit Faste. Encore un proc qui veut d'abord des aveux avant d'inculper quelqu'un. Curt Bolinder ne dit rien. Ils observèrent distraitement les personnes en mouvement dans les environs.

A 16 h 40, le procureur Ekström appela sur le portable de Hans Faste.

— Il s'est passé des choses. Nous avons retrouvé maître Bjurman tué par balle dans son appartement. Ça fait au moins vingt-quatre heures qu'il est mort.

Hans Faste se redressa sur le siège.

— Compris. Qu'est-ce qu'on fait ?

— J'ai lancé un avis de recherche de Lisbeth Salander. Elle est soupçonnée d'avoir commis trois meurtres. Je lance un avis de recherche national. Il faut l'appréhender. Nous devons la considérer comme dangereuse et éventuellement armée.

— Compris.

— J'envoie une brigade à Lundagatan. Ce sont eux qui entreront pour neutraliser l'appartement.

— Compris.

— Avez-vous des nouvelles de Bublanski ?

— Il est à Millenium.

— Et il a apparemment coupé son portable. Essayez de le joindre pour l'informer.

Faste et Bolinder se regardèrent.

— La question est donc de savoir ce qu'on fera si elle se montre, dit Curt Bolinder.

— Si elle est seule et que tout semble en ordre, on la cueille. Si elle a le temps d'entrer dans son appartement, c'est la brigade qui interviendra. Cette nana est complètement fêlée et apparemment en tournée meurtrière. Elle peut avoir d'autres armes chez elle.


MIKAEL BLOMKVIST ÉTAIT ÉPUISÉ quand il laissa tomber le manuscrit sur le bureau d'Erika Berger et s'assit lourdement en face d'elle dans le fauteil des visiteurs, à côté de la fenêtre donnant sur Götgatan. Il avait passé l'après-midi à essayer de déterminer le destin du livre inachevé de Dag Svensson.

Le sujet était sensible. Dag n'était mort que depuis quelques heures et son employeur était déjà en train de réfléchir à la manière de gérer son matériau journalistique. Mikael était conscient de l'aspect cynique et insensible qu'on pouvait trouver à cela. Lui-même ne voyait pas les choses ainsi. Il avait l'impression de se trouver en état d'apesanteur. Un syndrome bien connu de tous les journalistes d'information générale en activité et qui se manifestait dans des moments de crise.

Alors que d'autres s'enfoncent dans la tristesse, le journaliste d'information trouve toute son efficacité. Et malgré le coup de massue qui s'était abattu sur les membres de la rédaction de Millenium le jeudi matin, le professionnalisme prit le dessus et fut canalisé dans un travail intense.

Pour Mikael, c'était une évidence. Dag était de la même trempe et aurait réagi de la même manière si les rôles avaient été inversés. Il se serait demandé ce qu'il pouvait faire pour Mikael. Dag avait laissé le manuscrit d'un livre au contenu explosif. Il avait bossé plusieurs années à récolter des données et à trier des faits, une tâche dans laquelle il avait investi toute son âme et qu'il n'aurait jamais l'occasion de mener à bien.

Et, surtout, il avait travaillé à Millenium.

Les meurtres de Dag Svensson et de Mia Bergman ne représentaient pas un traumatisme national comme le meurtre d'Olof Palme, par exemple, et il n'y aurait pas de deuil national. Mais pour les employés de Millenium, le choc était probablement plus important — ils étaient personnellement touchés — et Dag Svensson avait un vaste réseau de contacts dans le milieu journalistique qui exigeraient une réponse à leurs questions.

C'était maintenant à Mikael et à Erika de terminer le travail de Dag sur le livre, mais aussi de répondre aux questions du qui et du pourquoi.

— Je peux reconstruire le texte, dit Mikael. Malou et moi, on doit reprendre le livre ligne par ligne et y ajouter nos éléments de recherche pour arriver à répondre aux questions. En gros, on n'a qu'à suivre les notes de Dag, mais on a des problèmes dans les chapitres IV et v qui sont principalement basés sur les interviews de Mia, et là, on ignore tout simplement les sources. A quelques exceptions près cependant, je crois qu'on peut utiliser les références dans sa thèse comme source primaire.

— Il nous manque le dernier chapitre.

— C'est vrai. Mais j'ai le brouillon de Dag et on en a parlé tant de fois que je sais parfaitement ce qu'il avait l'intention de dire. Je propose qu'on le mette en post-scriptum où je commenterai aussi son raisonnement.

— D'accord. Mais je veux voir avant de valider quoi que ce soit. On ne peut pas lui prêter des paroles comme ça.

— Ne te fais pas de soucis. J'écris le chapitre comme une réflexion personnelle signée de mon nom. Il sera clair que c'est moi qui écris et pas lui. Je raconterai pour quelle raison il a commencé à travailler sur ce livre et quelle sorte d'homme il était. Et je terminerai en récapitulant ce qu'il m'a dit au cours d'au moins une douzaine d'entretiens ces derniers mois. Je peux aussi citer pas mal de passages de son brouillon. Ça peut devenir quelque chose de très respectable.

— Merde... c'est dingue l'envie que j'ai de publier ce livre, dit Erika.

Mikael hocha la tête. Il comprenait parfaitement ce qu'elle voulait dire. Lui aussi était impatient.

— Est-ce que tu as du nouveau ? demanda-t-il.

Erika Berger posa ses lunettes de lecture sur le bureau et secoua la tête. Elle se leva et versa deux tasses de café du thermos puis s'installa en face de Mikael.

— Christer et moi, on a un brouillon pour le numéro à venir. On prendra deux articles qui étaient destinés au numéro suivant, et on a demandé des contributions aux pigistes. Mais ça fera un numéro dans tous les sens, sans vraie thématique.

Ils se turent un instant.

— Tu as écouté les informations ? demanda Erika.

Mikael secoua la tête.

— Non. Je sais ce qu'ils vont dire.

— Les meurtres font le gros des infos. A part ça, ils ne parlent que d'une prise de position des libéraux.

— Ce qui signifie qu'il ne se passe absolument rien d'autre dans ce pays.

— La police n'a pas encore donné les noms de Dag et Mia. Ils sont décrits comme un couple « modèle ». On ne dit pas encore que c'est toi qui les as trouvés.

— Je parie que les flics vont tout faire pour le dissimuler. Ça, au moins, ça joue en notre faveur.

— Pourquoi la police voudrait-elle dissimuler ça ?

— Parce que par principe la police n'aime pas le cirque médiatique. J'ai une certaine valeur en tant qu'objet d'information, du coup les flics trouvent vachement bien que personne ne sache que c'est moi qui les ai trouvés. Je pense qu'il y aura des fuites cette nuit ou demain matin.

— Si jeune et déjà si cynique.

— On n'est plus tout jeune, ma chère Ricky. J'y pensais quand cette femme flic m'interrogeait la nuit dernière.

Elle avait l'air d'être encore au collège.

Erika eut un petit rire. Elle avait certes pu dormir quelques heures au cours de la nuit mais elle aussi commençait à sentir la fatigue. D'ici peu, elle allait surprendre tout le monde en se présentant comme rédactrice en chef d'un des plus grands journaux du pays. Non — ce n'est pas le bon moment pour annoncer la nouvelle à Mikael.

— Henry Cortez m'a appelée il y a un instant. Un certain Ekström, qui dirige l'enquête préliminaire, a tenu une sorte de conférence de presse vers 15 heures, dit-elle.

— Richard Ekström ?

— Oui. Tu le connais ?

— Une figure politique. Cirque médiatique garanti. Ce ne sont pas deux forains immigrés qui ont été assassinés. Il va y avoir un super-battage autour de cette affaire.

— Il affirme en tout cas que la police suit certaines pistes et qu'elle a bon espoir de résoudre rapidement cette affaire. Mais globalement il n'a rien dit, en fait. Par contre, la salle de la conférence de presse était bourrée de journalistes.

Mikael haussa les épaules. Il se frotta les yeux.

— Je n'arrive pas à me débarrasser de la vision du corps de Mia. Tu te rends compte, je venais juste de faire leur connaissance.

Erika hocha tristement la tête.

— Il ne nous reste plus qu'à attendre. Ça doit être un fou furieux...

— Je ne sais pas. J'y ai pensé toute la journée.

— Qu'est-ce que tu entends par là ?

— Mia a été atteinte de profil. J'ai vu que la balle est entrée sur le côté du cou et ressortie par le front. Dag a été tué de face, en plein front, et la balle est sortie à l'arrière de la tête. Pour autant que j'ai vu, il n'y a eu que deux coups de feu tirés. Ça ne donne pas l'impression d'être l'œuvre d'un dément.

Erika contempla pensivement son partenaire.

— Qu'est-ce que tu essaies de me dire ?

— Si ce n'est pas l'œuvre d'un dément, il doit y avoir un mobile. Et plus j'y pense, plus j'ai l'impression que ce manuscrit est un putain de mobile.

Mikael montra la liasse de papiers sur le bureau d'Erika. Erika suivit son regard. Puis leurs yeux se rencontrèrent.

— Il n'y a pas forcément un lien avec le livre proprement dit. Ils ont peut-être trop fouiné et réussi à... je ne sais pas, moi. Quelqu'un s'est senti menacé.

— Et a engagé un tueur. Micke, ces choses-là se passent dans les films américains. Ce livre parle des michetons. Il met en cause nommément des flics, des hommes politiques, des journalistes... Ce serait donc l'un d'eux qui a tué Dag et Mia ?

— Je ne sais pas, Ricky. Mais on était à trois semaines de publier le brûlot le plus chaud qui a jamais été publié en Suède sur le trafic des femmes.

A cet instant, Malou Eriksson pointa la tête dans l'entrebâillement de la porte et annonça qu'un certain inspecteur Jan Bublanski désirait parler à Mikael Blomkvist.


BUBLANSKI SERRA LA MAIN d'Erika Berger et de Mikael Blomkvist et s'assit dans le troisième fauteuil près de la fenêtre. Il examina Mikael Blomkvist et vit un homme aux yeux creux, les joues couvertes d'une barbe de deux jours.

— Y a-t-il du nouveau ? demanda Mikael Blomkvist.

— Peut-être. C'est donc vous qui avez découvert le couple d'Enskede et qui avez appelé la police la nuit dernière.

Mikael hocha la tête, fatigué.

— Je sais que vous avez déjà tout raconté à la brigade de garde cette nuit, mais j'aurais aimé que vous me clarifiiez quelques détails.

— Qu'est-ce que vous voulez savoir ?

— Comment se fait-il que vous vous soyez rendu chez Svensson et Bergman si tard le soir ?

— Ce n'est pas un détail, c'est tout un roman, fit Mikael avec un sourire fatigué. Je dînais chez ma sœur — elle habite dans le ghetto des nouveaux riches à Stâket. Dag Svensson m'a appelé sur mon portable pour dire qu'il n'aurait pas le temps de venir à la rédaction le Jeudi saint — aujourd'hui donc — comme nous en étions convenus le matin. Il devait déposer des photos pour Christer Malm. Il m'a expliqué que Mia et lui avaient décidé de passer Pâques chez les parents de Mia et ils voulaient partir tôt le matin. Il voulait savoir s'il pouvait déposer les photos chez moi avant de partir. J'ai répondu que puisque j'étais tout près, je pouvais faire le détour et les récupérer en partant de chez ma sœur.

— Vous vous êtes donc rendu à Enskede pour chercher des photos.

Mikael hocha la tête.

— Est-ce que vous arrivez à imaginer une raison de tuer Svensson et Bergman ?

Mikael et Erika échangèrent un regard discret. Tous deux restèrent silencieux.

— Oui, je vous écoute ? dit Bublanski.

— On a évidemment discuté de la chose entre nous au cours de la journée et on n'est pas tout à fait d'accord. Ou plutôt : nous sommes d'accord, mais pas très sûrs de nous. Il ne s'agit pas de barjoter.

— Dites-moi toujours.

Mikael expliqua le contenu du livre à venir de Dag Svensson et le lien éventuel avec les meurtres qu'Erika et lui avaient envisagé. Bublanski se tut un moment pour digérer l'information.

— Si je comprends bien, Dag Svensson était sur le point de mettre en cause des policiers.

Il n'aimait pas du tout la tournure qu'avait prise l'entretien et imaginait aisément une « piste policière » qui se baladerait pour un certain temps dans les médias, agrémentée de toutes sortes de délires sur un grand complot.

— Non, répondit Mikael. Dag Svensson était sur le point de dénoncer des criminels, dont certains se trouvent être des policiers. Il y a également quelques personnes qui appartiennent à ma propre catégorie professionnelle, c'est-à-dire des journalistes.

— Et vous avez l'intention maintenant de rendre publique cette information ?

Mikael se tourna vaguement vers Erika.

— Non, répondit Erika Berger. Nous avons consacré la journée à arrêter le travail en cours sur le prochain numéro. Nous publierons très probablement le livre de Dag Svensson, mais uniquement lorsque nous saurons ce qui s'est passé et, dans l'état actuel des choses, le livre doit être retravaillé. Nous n'avons pas l'intention de saboter l'enquête de police sur les meurtres de deux de nos amis, si c'est cela qui vous inquiète.

— Il me faudra jeter un coup d'œil sur le bureau de Dag Svensson ici, et comme il s'agit de la rédaction d'un journal, une perquisition pourrait éveiller des susceptibilités.

— Vous trouverez tout le matériel dans l'ordinateur portable de Dag Svensson, dit Erika.

— Ah bon, dit Bublanski.

— J'ai fouillé le bureau de Dag Svensson, dit Mikael. J'ai enlevé quelques notes qui identifient directement des sources qui veulent rester anonymes. Tout le reste est à votre disposition, et j'ai affiché qu'il ne faut rien déplacer ni toucher. Reste cependant que le contenu du livre de Dag Svensson est secret jusqu'à ce qu'il soit imprimé. Nous ne tenons donc pas à ce que le manuscrit arrive aux mains de la police, surtout que nous nous apprêtons à nommer des policiers.

Merde alors, pensa Bublanski. Pourquoi n'ai-je pas envoyé quelqu'un ici dès ce matin ? Puis il laissa tomber le sujet.

— Bon. Il y a une personne que nous aimerions entendre en rapport avec ces meurtres. J'ai des raisons de croire que vous connaissez cette personne. Je voudrais que vous me disiez tout ce que vous savez sur une femme qui s'appelle Lisbeth Salander.

L'espace d'une seconde, Mikael Blomkvist eut l'air d'un point d'interrogation vivant. Bublanski nota qu'Erika Berger jetait un regard acéré sur Mikael.

— J'ai peur de ne pas bien comprendre.

— Vous connaissez Lisbeth Salander.

— Oui, je connais Lisbeth Salander.

— Vous la connaissez comment ?

— Pourquoi me demandez-vous cela ?

Bublanski fit un geste irrité avec la main.

— Je viens de le dire, nous voulons l'entendre en rapport avec ces meurtres. Comment vous la connaissez ?

— Mais... ça n'a pas de sens. Lisbeth Salander n'a pas le moindre lien avec Dag Svensson ou Mia Bergman.

— Nous pourrons donc établir cela en toute tranquillité, répondit patiemment Bublanski. Mais ma question demeure. Comment connaissez-vous Lisbeth Salander ?

Mikael passa sa main sur ses joues râpeuses et se frotta les yeux tandis que les pensées virevoltaient dans sa tête. Il finit par soutenir le regard de Bublanski.

— J'ai engagé Lisbeth Salander pour faire une recherche pour moi dans une tout autre affaire il y a deux ans.

— Il s'agissait de quoi ?

— Je regrette, mais maintenant nous abordons des questions qui touchent à la constitution et à la protection des sources et ce genre de choses. Vous devez me croire sur parole quand je dis que cela n'avait rien à faire avec Dag Svensson et Mia Bergman. C'était une tout autre affaire, et qui est terminée aujourd'hui.

Bublanski pesa les mots de Mikael. Il n'aimait pas que quelqu'un affirme qu'il existe des secrets impossibles à révéler même dans le cadre d'une enquête sur des meurtres, mais il choisit de laisser tomber pour l'instant.

— Quand avez-vous vu Lisbeth Salander pour la dernière fois ?

Mikael réfléchit avant de répondre.

— Voilà ce qu'il en est : au cours de l'automne il y a deux ans, je fréquentais Lisbeth Salander. Notre relation a pris fin vers Noël de cette année-là. Ensuite elle a quitté la ville. Je ne l'ai pas vue pendant plus d'un an jusqu'à il y a une semaine.

Erika Berger leva un sourcil. Bublanski supposa que c'était nouveau pour elle.

— Parlez-moi de cette rencontre.

Mikael prit une profonde inspiration et décrivit ensuite brièvement l'incident devant l'immeuble de Lisbeth dans Lundagatan. Bublanski écouta, de plus en plus surpris, essayant de déterminer si Blomkvist inventait ou disait la vérité.

— Vous ne lui avez pas parlé, par conséquent ?

— Non, elle a disparu entre les immeubles dans le haut de Lundagatan. J'ai attendu un bon moment, mais elle n'est pas revenue. Je lui ai écrit une lettre pour lui demander de donner de ses nouvelles.

— Et vous ne connaissez aucun lien entre elle et le couple d'Enskede.

— Non.

— Bon... pouvez-vous décrire cette personne que vous dites l'avoir agressée ?

— Je ne dis pas. Il l'a attaquée, elle s'est défendue et s'est enfuie. Je me trouvais à une cinquantaine de mètres. C'était en pleine nuit et il faisait sombre.

— Vous aviez bu ?

— J'étais un peu embrumé sans doute, mais pas ivre mort. Il était blond, avec les cheveux ramassés en queue de cheval. Il portait un court blouson sombre. Il avait un très gros ventre. Quand je suis arrivé en haut des escaliers de Lundagatan, je l'ai vu seulement de dos mais il s'est retourné quand il m'a cogné. J'ai eu l'impression qu'il avait un visage maigre et des yeux clairs rapprochés.

— Pourquoi tu n'as pas raconté tout ça plus tôt ? glissa Erika Berger.

Mikael Blomkvist haussa les épaules.

— Il y a eu un week-end depuis, et tu étais partie à Göteborg pour participer à ce foutu débat à la télé. Lundi, tu n'étais pas là et mardi, on s'est juste croisé. Ça s'est escamoté tout seul.

— Mais vu ce qui s'est passé à Enskede... vous n'avez pas raconté cet incident à la police ? demanda Bublanski.

— Pourquoi l'aurais-je fait ? Je pourrais tout aussi bien raconter que j'ai pris sur le fait un pickpocket qui essayait de me voler dans le métro il y a un mois. Il n'y a pas le moindre lien significatif entre Lundagatan et ce qui s'est passé à Enskede.

— Mais vous n'avez pas signalé l'agression à la police ?

— Non. Mikael hésita un court instant. Lisbeth Salander est quelqu'un qui aime l'anonymat. J'ai envisagé de porter plainte puis je me suis dit que c'était à elle de le faire. Je voulais en tout cas lui en parler avant.

— Ce que vous n'avez pas fait ?

— Je n'ai pas parlé avec Lisbeth Salander depuis le lendemain de Noël il y a un an.

— Pourquoi votre... liaison, si c'est le mot juste, pourquoi est-ce qu'elle a pris fin ?

Le regard de Mikael s'assombrit. Il réfléchit à la réponse avant de finalement la donner.

— Je ne sais pas. Elle a interrompu le contact avec moi du jour au lendemain.

— Il s'était passé quelque chose ?

— Non. Pas si vous pensez à une dispute ou ce genre de choses. Nous étions en bons termes. Le jour d'après, elle ne répondait même pas au téléphone. Puis elle a disparu de ma vie.

Bublanski réfléchit à l'explication de Mikael. Elle paraissait sincère et elle était étayée par Dragan Armanskij qui avait décrit la disparition de Lisbeth Salander de Milton Security dans des termes semblables. Quelque chose s'était apparemment passé avec Lisbeth Salander au cours de l'hiver un an plus tôt. Il se tourna vers Erika Berger.

— Vous connaissez Lisbeth Salander aussi ?

— Je l'ai rencontrée une seule fois. Est-ce que vous pouvez m'expliquer pourquoi vous posez des questions sur Lisbeth Salander en rapport avec Enskede ? demanda Erika Berger.

Bublanski secoua la tête.

— Il existe un lien entre elle et le lieu du crime. C'est tout ce que je peux dire. En revanche, je peux vous dire que plus on me parle de Lisbeth Salander, plus je me sens perplexe. Elle était comment, en tant qu'individu ?

— De quel point de vue ? demanda Mikael.

— Vous la décririez comment ?

— Professionnellement, l'un des meilleurs investigateurs que j'aie jamais rencontrés.

Erika Berger essayait de ne pas regarder directement Mikael Blomkvist en se mordillant la lèvre. Bublanski fut persuadé qu'il manquait un morceau du puzzle et qu'ils savaient quelque chose qu'ils ne voulaient pas raconter.

— Et en tant que personne ?

Mikael resta silencieux un long moment.

— C'est une personne très seule et différente. Socialement repliée sur elle-même. Elle n'aimait pas parler d'elle. En même temps, c'est quelqu'un de doté d'une très forte volonté. Elle a un grand sens moral.

— Moral ?

— Oui. Une morale qui lui est propre. On ne peut rien lui faire faire contre sa volonté. Dans son monde, les choses sont soit « bonnes », soit « mauvaises », pour ainsi dire.

Bublanski se dit que Mikael Blomkvist la décrivait encore une fois dans les mêmes termes que Dragan Armanskij. Deux hommes qui l'avaient connue la jaugeaient de la même manière.

— Vous connaissez Dragan Armanskij ? demanda Bublanski.

— On s'est rencontré deux ou trois fois. J'ai pris une bière avec lui l'année dernière quand je cherchais à savoir où était passée Lisbeth.

— Et vous dites qu'elle était une enquêteuse compétente, répéta Bublanski.

— La meilleure que j'aie rencontrée, répéta Mikael.

Bublanski tambourina des doigts pendant une seconde en regardant par la fenêtre la foule qui évoluait dans Götgatan. Il se sentait étrangement partagé. Le dossier de psychiatrie légale que Hans Faste avait récupéré à la commission des Tutelles affirmait que Lisbeth Salander était une personne marquée par de profonds troubles psychiques, encline à la violence et pratiquement demeurée. Les réponses que lui avaient fournies aussi bien Armanskij que Blomkvist se démarquaient fortement de l'image que l'expertise psychiatrique avait établie au cours de plusieurs années d'études. Tous deux la décrivaient comme un être à part, mais tous deux avaient aussi une pointe d'admiration dans la voix.

Blomkvist disait aussi qu'il l'avait « fréquentée » pendant une période — ce qui indiquait une sorte de relation sexuelle. Bublanski se demandait quelles règles étaient en vigueur concernant les personnes déclarées incapables. Blomkvist aurait-il pu commettre une forme d'abus sexuel en exploitant une personne en situation de dépendance ?

— Et comment est-ce que vous avez considéré son handicap social ? demanda-t-il.

— Handicap ? demanda Mikael.

— La mise sous tutelle et ses problèmes psychiques.

— La mise sous tutelle ? s'exclama Mikael.

— Problèmes psychiques ? demanda Erika.

Le regard de Bublanski alla de Mikael Blomkvist à Erika Berger. Ils ne sont pas au courant. Ils ne sont réellement pas au courant. Tout à coup, Bublanski fut très irrité contre Armanskij et Blomkvist, et surtout contre Erika Berger avec ses fringues chic et son bureau mondain avec vue sur Götgatan. En voilà une qui dicte aux autres ses opinions. Mais il dirigea son irritation sur Mikael.

— Je n'arrive pas à comprendre ce qui cloche avec vous et avec Armanskij, dit-il.

— Pardon ?

— Lisbeth Salander a fait des allers et retours à l'HP depuis son adolescence, finit par dire Bublanski. Un examen de psychiatrie légale et un jugement prononcé par le tribunal d'instance ont établi qu'elle n'est pas en état de s'occuper de ses affaires. Elle est déclarée incapable. Elle a un penchant attesté pour la violence et elle a été en mauvais termes avec les autorités toute sa vie. Et maintenant elle est au plus haut degré soupçonnée de... complicité dans un double meurtre. Mais aussi bien vous qu'Armanskij parlez d'elle comme si elle était une sorte de princesse.

Mikael Blomkvist était complètement immobile et fixa Bublanski.

— Laissez-moi exprimer les choses ainsi, poursuivit Bublanski. Nous avons cherché un lien entre Lisbeth Salander et le couple d'Enskede. Or il s'est avéré que c'est vous, qui avez découvert les victimes, qui êtes ce lien. Est-ce que vous souhaitez commenter ce fait ?

Mikael se pencha en arrière. Il ferma les yeux et essaya de mettre à plat la situation. Lisbeth Salander était soupçonnée des meurtres de Dag et Mia. Ça ne colle pas. C'est absurde. Etait-elle capable de tuer ? Mikael se rappela soudain son visage deux ans auparavant, quand elle s'était déchaînée sur Martin Vanger avec un club de golf. Elle l'aurait tué, sans hésitation. Elle ne l'a pas fait parce qu'elle devait s'interrompre pour sauver ma vie. Il tripota machinalement son cou où le nœud coulant de Martin Vanger l'avait serré. Mais Dag et Mia... ce n'est pas logique.

Il avait conscience que Bublanski l'observait de près. Tout comme Dragan Armanskij, il devait faire un choix. Tôt ou tard, il serait obligé de déterminer dans quel coin du ring il voulait se mettre si Lisbeth Salander était suspectée de meurtre. Coupable ou non coupable ?

Avant qu'il ait eu le temps de parler, le téléphone sur le bureau d'Erika sonna. Elle répondit et tendit le combiné à Bublanski.

— Quelqu'un qui s'appelle Hans Faste veut vous parler.

Bublanski prit le combiné et écouta attentivement. Mikael et Erika virent tous deux l'expression de son visage se modifier.

— Ils entrent quand ?

Silence.

— C'est quoi déjà, l'adresse ?... Lundagatan... d'accord, je ne suis pas loin, j'y vais.

Bublanski se leva d'un coup.

— Excusez-moi, mais je dois interrompre l'entretien. On vient de trouver le tuteur actuel de Salander tué par balle, et elle est désormais recherchée et inculpée en son absence pour trois meurtres.

Erika Berger resta bouche bée. Mikael Blomkvist eut l'air d'avoir été frappé par la foudre.


INVESTIR L'APPARTEMENT de Lundagatan fut une procédure relativement peu compliquée d'un point de vue tactique. Hans Faste et Curt Bolinder s'adossèrent au capot de la voiture et attendirent pendant que les hommes du groupe d'intervention, lourdement armés, occupaient la cage d'escalier et investissaient la cour.

Au bout de dix minutes, le commando avait constaté ce que Faste et Bolinder savaient déjà. Personne n'ouvrait la porte quand on sonnait.

Hans Faste regarda la rue qui, à l'agacement des passagers du bus n° 66, était barrée de Zinkensdamm jusqu'à l'église de Högalid. Un bus se trouvait coincé dans la montée de la zone barrée et ne pouvait ni avancer ni reculer. Pour finir, Faste s'approcha et ordonna à un agent en uniforme de s'écarter et de laisser passer le bus. Du passage surplombant Lundagatan, un tas de badauds contemplaient la scène chaotique.

— Il doit y avoir un moyen plus simple, dit Faste.

— Plus simple que quoi ? demanda Bolinder.

— Plus simple que de sonner les commandos chaque fois qu'on veut arrêter un voyou de nos jours.

Curt Bolinder s'abstint de commenter.

— Après tout, il s'agit d'une nana d'un mètre cinquante qui doit peser quarante kilos, dit Faste.

On avait décidé qu'il ne serait pas nécessaire de défoncer la porte. Bublanski arriva pendant qu'ils attendaient qu'un serrurier perce la serrure puis s'écarte pour laisser les troupes entrer dans l'appartement. Il leur fallut environ huit secondes pour entreprendre une inspection des quarante-neuf mètres carrés et constater que Lisbeth Salander ne se cachait pas sous le lit, ni dans la salle de bains ou dans un placard. Ensuite, on fit signe à Bublanski d'entrer.

Les trois policiers examinèrent d'un regard curieux l'appartement d'une propreté impeccable et arrangé avec beaucoup de goût. Les meubles étaient simples. Les chaises de la cuisine avaient été peintes de différentes couleurs pastel. Aux murs étaient accrochées des photos d'art en noir et blanc encadrées. Dans l'élargissement du vestibule il y avait une étagère avec un lecteur de CD et une grande collection de disques. Bublanski nota que le choix était vaste, du hard rock jusqu'à l'opéra. Tout avait l'air très branché. Décoratif. Plein de goût.

Curt Bolinder examina la cuisine et ne trouva rien de bien remarquable. Il feuilleta une pile de journaux et contrôla le plan de travail, les placards et le compartiment congélateur du frigo.

Faste ouvrit des placards et des tiroirs de commode dans la chambre à coucher. Il poussa un sifflement en découvrant des menottes et pas mal de jouets sexuels. Dans un placard, il trouva toute une panoplie de vêtements en latex du genre qui aurait embarrassé sa maman si elle avait dû ne fût-ce que jeter un coup d'œil dessus.

— Elles ont pas l'air de s'emmerder, les meufs ! dit-il en brandissant une robe en vinyle qui, selon l'étiquette, était dessinée par Domino Fashion — allez savoir ce que c'était.

Bublanski regarda sur la commode dans le vestibule où il découvrit un petit tas de lettres encore cachetées adressées à Lisbeth Salander. Il feuilleta la liasse et constata qu'il s'agissait de factures et de relevés de compte ainsi que d'une seule lettre personnelle. Elle était de Mikael Blomkvist. Jusque-là, l'histoire de Blomkvist concordait donc. Ensuite il se pencha pour ramasser le courrier par terre derrière la porte, piétiné par la force d'intervention. Il y avait là le magazine Thaï Pro Boxing, le journal gratuit Södermalmsnytt et trois enveloppes. Toutes étaient adressées à Miriam Wu.

Bublanski fut frappé d'un soupçon désagréable. Il entra dans la salle de bains et ouvrit l'armoire au-dessus du lavabo. Il trouva une boîte d'antalgiques et un flacon à moitié vide de Citadon. Il fallait une ordonnance pour le Citadon. L'étiquette sur le flacon mentionnait Miriam Wu. Il y avait une seule brosse à dents dans l'armoire.

— Faste, pourquoi c'est écrit Salander-Wu sur la porte ? demanda-t-il.

— Aucune idée, répondit Faste.

— D'accord, si je formule autrement : pourquoi est-ce qu'il y a du courrier dans le vestibule adressé à une certaine Miriam Wu, et un flacon de Citadon dans l'armoire de la salle de bains destiné à Miriam Wu ? Pourquoi est-ce qu'il n'y a qu'une brosse à dents ? Et pourquoi — si Lisbeth Salander est bien de la taille d'une gamine d'après les informations qu'on a —, pourquoi est-ce que ce pantalon de cuir que tu tiens a l'air d'aller à une personne qui mesure au moins un mètre soixante-quinze ?

Il y eut un silence embarrassé dans l'appartement. Curt Bolinder le rompit.

— Et merde ! dit-il simplement.

15 JEUDI SAINT 24 MARS

CHRISTER MALM SE SENTAIT FATIGUÉ et misérable lorsque enfin il rentra chez lui après cette journée de travail imprévu. L'odeur d'un plat exotique lui parvenait de la cuisine et il y alla faire la bise à son petit ami.

— Comment tu vas ? demanda Arnold Magnusson.

— Comme un sac de merde, dit Christer.

— Ils en ont parlé toute la journée aux infos. Ils n'ont pas donné les noms. Mais c'est une putain d'histoire.

— C'est une putain d'histoire, exactement. Dag travaillait pour nous. C'était un ami et je l'aimais énormément. Je ne connaissais pas sa copine Mia, mais Micke la connaissait et Erika aussi.

Christer regarda la cuisine. Ils venaient d'acheter cet appartement dans Allhelgonagatan et y avaient emménagé seulement trois mois plus tôt. Tout à coup il se transformait en un monde totalement inconnu.

Le téléphone sonna. Christer et Arnold se regardèrent et décidèrent d'ignorer l'appel. Puis le répondeur se mit en marche et ils entendirent une voix familière.

— Christer. Est-ce que tu es là ? Tu me réponds ?

Erika Berger appelait pour l'informer que désormais la police suspectait l'ancienne enquêteuse de Mikael Blomkvist des meurtres de Dag et Mia.

Christer reçut la nouvelle avec un sentiment d'irréalité.


HENRY CORTEZ AVAIT TOTALEMENT LOUPÉ l'assaut de Lundagatan pour la simple raison qu'il s'était tout le temps trouvé devant le centre de communication de la police et concrètement encore en attente d'informations. Rien de nouveau n'était apparu depuis la brève conférence de presse plus tôt dans l'après-midi. Il était fatigué, il avait faim et il était irrité d'être sans arrêt éconduit par les gens qu'il essayait de contacter. Vers 18 heures seulement, une fois le raid sur l'appartement de Lisbeth Salander terminé, il put intercepter une rumeur disant que la police avait un suspect. Fait agaçant, cette information venait d'un collègue de la presse du soir en relation plus étroite avec sa rédaction. Peu après, Henry réussit enfin à dégoter le numéro du portable personnel du procureur Richard Ekström. Il se présenta et posa les questions appropriées : qui, comment et pourquoi.

— De quel journal vous êtes, dites-vous ? rétorqua Richard Ekström.

— Le magazine Millenium. Je connaissais l'une des victimes. Selon une source, la police recherche une personne précise. Qu'est-ce qu'il se passe ?

— Je ne peux rien vous dire pour le moment.

— Quand pourrez-vous me dire quelque chose ?

— Nous allons peut-être tenir une autre conférence de presse plus tard ce soir.

Le procureur Richard Ekström semblait évasif. Henry Cortez tripota l'anneau en or qu'il avait à l'oreille.

— Les conférences de presse s'adressent aux journalistes d'information générale qui passent à l'impression immédiatement. Je travaille pour un journal mensuel et nous avons un intérêt tout personnel à savoir ce qui se passe.

— Je ne peux pas vous aider. Il va vous falloir patienter comme tout le monde.

— D'après mes sources, c'est une femme qui est recherchée. De qui s'agit-il ?

— Je ne peux rien dire.

— Est-ce que vous pouvez démentir que c'est une femme qui est recherchée ?

— Non, je vous ai dit, je ne peux rien dire...


L'INSPECTEUR JERKER HOLMBERG se tenait à la porte de la chambre et contemplait pensivement l'énorme flaque de sang à l'endroit où on avait trouvé Mia Bergman. En tournant la tête, sans changer de place, il pouvait voir une flaque semblable là où s'était trouvé Dag Svensson. Il réfléchissait à la quantité de sang considérable. Il y en avait beaucoup plus que dans d'autres cas de blessures par balle qu'il avait vus, ce qui indiquait qu'on avait utilisé des munitions causant d'effroyables dégâts, ce qui à son tour donnait raison au commissaire Mårtensson qui présumait que le tueur avait utilisé des munitions de chasse. Le sang avait coagulé en une masse noir et rouille qui couvrait si largement le sol que les ambulanciers et le personnel du service technique avaient été obligés de marcher dedans et avaient ainsi laissé des traces dans tout l'appartement. Holmberg avait recouvert ses tennis de housses en plastique bleu.

Pour lui, c'était maintenant que la véritable investigation du lieu du crime commençait. Les corps des deux victimes avaient été enlevés. Jerker Holmberg était seul sur les lieux, après le départ des deux techniciens. Ils avaient photographié les victimes, mesuré des éclaboussures de sang sur les murs et débattu des zones éclaboussées et de la vitesse des gouttes. Holmberg connaissait ce genre de cogitations mais il n'avait accordé qu'un intérêt distrait à l'investigation technique. Le travail des techniciens allait aboutir à un rapport volumineux qui révélerait par le détail où le meurtrier s'était tenu par rapport à ses victimes et à quelle distance, dans quel ordre les coups étaient partis et quelles empreintes digitales pouvaient avoir de l'importance. Pour Jerker Holmberg, cela ne présentait cependant aucun intérêt. L'investigation technique ne contiendrait pas un mot quant à l'identité du meurtrier ni sur le mobile qu'il ou elle — puisqu'une femme était le suspect principal — avait eu pour commettre ces crimes. C'étaient ces questions-là qu'il avait pour mission d'élucider.

Jerker Holmberg commença par la chambre. Il posa un porte-documents râpé sur une chaise et en tira un dicta-phone, un appareil photo numérique et un bloc-notes.

Il commença par ouvrir les tiroirs d'une commode placée derrière la porte. Les deux tiroirs du haut contenaient des sous-vêtements, des pulls et un coffret à bijoux qui avait manifestement appartenu à Mia Bergman. Il tria les objets sur le lit et examina minutieusement le coffret, mais put constater qu'il ne contenait rien d'une grande valeur. Dans le tiroir du bas il trouva deux albums de photos et deux classeurs avec des budgets ménagers. Il alluma le dictaphone.

« Compte rendu de saisie du 8b, Björneborgsvägen. Chambre à coucher, tiroir inférieur de la commode. Deux albums de photos reliés de format A4. Un classeur, dos noir, marqué " Ménage " et un classeur, dos bleu, marqué " Certificats de propriété " avec des documents concernant les emprunts et les amortissements d'un appartement. Un petit carton avec des lettres manuscrites, des cartes postales et des objets personnels. »

Il porta les objets dans le vestibule et les mit dans un sac de voyage. Il poursuivit avec les tiroirs des tables de chevet de part et d'autre du lit double mais ne trouva rien d'intéressant. Il ouvrit les penderies et tria les vêtements, il tâta chaque poche et farfouilla dans les chaussures à la recherche d'un objet oublié ou caché, puis il tourna son attention vers les étagères tout en haut des penderies. Il ouvrit des cartons et de petites boîtes de rangement. Çà et là il trouva des papiers ou des objets que pour différentes raisons il inclut dans le compte rendu de saisie.

Dans un coin de la chambre, on avait réussi à caser un bureau. C'était un tout petit poste de travail avec un ordinateur Compaq et un vieux moniteur. Sous le bureau se trouvait un meuble de rangement sur roulettes et à côté du bureau une étagère basse. Jerker Holmberg savait que c'était au poste de travail qu'il ferait vraisemblablement les trouvailles les plus importantes — dans la mesure où trouvailles il y aurait — et il se le réservait pour la fin. Il retourna donc dans le séjour et continua l'examen du lieu du crime. Il ouvrit la vitrine et vérifia minutieusement chaque bol, chaque boîte et chaque étagère. Ensuite son regard convergea vers la grande bibliothèque qui formait un angle avec le mur extérieur et le mur de la salle de bains. Il prit une chaise et commença par vérifier si quelque chose avait été dissimulé en haut du meuble. Ensuite il inspecta les étagères une par une, en sortant des livres et en les feuilletant rapidement, et en vérifiant qu'il n'y avait pas quelque chose de caché derrière. Une bonne demi-heure plus tard, il remit le dernier voulume dans la bibliothèque. Sur la table à manger se trouvait maintenant une petite pile de livres qui pour une raison ou une autre l'avaient fait réagir. Il enclencha le dictaphone et parla.

« De la bibliothèque du séjour. Un livre de Mikael Blomkvist, Le Banquier de la mafia. Un livre en allemand intitulé Der Staat und die Autonomen, un livre en suédois intitulé Terrorisme révolutionnaire ainsi que le livre anglais Islande Jihad. »

Il ajouta machinalement le livre de Mikael Blomkvist, compte tenu que l'auteur avait été mentionné dans l'enquête préliminaire. Les trois autres semblaient plus obscurs. Jerker Holmberg ignorait totalement si les meurtres avaient une quelconque relation avec une activité politique — il n'avait en sa possession aucun élément indiquant que Dag Svensson et Mia Bergman avaient été politiquement engagés — et ces livres pouvaient simplement exprimer un intérêt général pour la politique ou même s'être trouvés sur les rayons parce que nécessaires à un travail journalistique. En revanche il se dit que s'il y avait deux cadavres dans un appartement avec des bouquins sur le terrorisme politique, il y avait tout lieu de noter le fait. Les livres furent donc fourrés dans le sac de voyage d'objets saisis.

Ensuite, il consacra quelques minutes à examiner les tiroirs d'une petite commode ancienne assez abîmée. Sur le dessus il y avait un lecteur de CD et les tiroirs contenaient une grande collection de disques. Jerker Holmberg passa trente minutes à ouvrir chaque pochette de CD pour établir que le disque correspondait à la pochette. Il en trouva une dizaine qui n'étaient pas imprimés, donc gravés maison ou peut-être piratés ; il plaça chacun de ces CD dans le lecteur et constata qu'ils ne contenaient rien d'autre que de la musique. Il s'arrêta un long moment devant le meuble télé à côté de la porte de la chambre, bourré d'une collection de vidéocassettes. Il en testa plusieurs et nota qu'il y avait de tout, depuis des films d'action copiés jusqu'à un méli-mélo d'émissions d'actualité et de reportages, Les faits parlent, Insider et Contre-enquête. Il plaça trente-six cassettes dans le compte rendu de saisie. Ensuite il se rendit dans la cuisine, ouvrit un thermos de café et fit une courte pause avant de poursuivre l'examen.

D'une étagère dans un placard de cuisine, il prit un certain nombre de flacons et de petites boîtes qui manifestement constituaient la réserve de médicaments de l'appartement. Ils furent tous placés dans un sac en plastique puis allèrent rejoindre les autres objets saisis. Il sortit des denrées alimentaires du garde-manger et du réfrigérateur, et il ouvrit chaque pot, chaque boîte à café et chaque bouteille rebouchonnée. Dans un pot de fleurs sur le rebord de la fenêtre il trouva 1 220 couronnes et des tickets de caisse. Il supposa que c'était une sorte de caisse pour les achats courants. Il ne trouva rien d'un intérêt capital. Dans la salle de bains, il ne fit aucune saisie. En revanche, le panier à linge sale débordait et il vérifia tous les habits. Du placard du vestibule il sortit les manteaux et les vestes, et en examina les poches.

Il trouva le portefeuille de Dag Svensson dans la poche intérieure d'une veste et il l'ajouta au compte rendu de saisie. Il y avait une carte d'accès à l'année à un club de gym, une carte de crédit de Handelsbanken et pas tout à fait 400 couronnes en liquide. Il trouva le sac à main de Mia Bergman et passa quelques minutes à en parcourir le contenu. Elle aussi avait une carte d'accès au même club de gym, une carte bancaire de retrait, une carte de membre des magasins Konsum et d'un club baptisé Horisont avec un globe terrestre comme logo. Elle avait en outre un peu plus de 2 500 couronnes en liquide, ce qu'il fallait considérer comme une somme relativement importante mais pas aberrante vu qu'ils avaient projeté un long week-end hors de chez eux. Le fait que l'argent soit encore dans son portefeuille réduisait cependant la vraisemblance d'un meurtre crapuleux.

« Du sac à main de Mia Bergman sur l’étagère du vestibule. Un agenda de poche du type ProPlan, un carnet d'adresses indépendant et un carnet de notes noir relié. »

Holmberg fit une autre pause café et se dit que pour l'instant, fait assez rare, il n'avait trouvé rien de pénible ni du domaine intime et personnel dans l'appartement du couple Svensson-Bergman. Pas d'accessoires sexuels dissimulés, pas de sous-vêtements furieusement sexy ni de tiroirs avec des films pornos. Il n'avait pas trouvé de cachette à herbe ni aucun signe d'activité criminelle. Tout indiquait qu'il s'agissait d'un couple ordinaire de banlieue, à la rigueur (d'un point de vue policier) un peu plus ennuyeux que la normale.

Pour finir, il retourna dans la chambre et s'installa devant la table de travail. Il ouvrit le tiroir d'en haut. Pendant l'heure qui suivit, il tria des papiers. Il vit rapidement que le bureau et l'étagère contenaient un tas considérable de documents et ouvrages de référence pour la thèse de doctorat de Mia Bergman Bons baisers de Russie. La documentation était soigneusement répertoriée comme pour une bonne enquête de police et, pendant un moment, il se plongea dans certains passages du texte. Cette Mia Bergman aurait été parfaite à la brigade, constata-t-il intérieurement. Une partie de l'étagère était à moitié vide et contenait apparemment de la doc appartenant à Dag Svensson. Avant tout des coupures de presse de ses propres articles et sur des sujets qui l'intéressaient.

Il passa un moment à parcourir l'ordinateur. Celui-ci contenait presque 5 Go de données, dossiers, lettres, articles et fichiers PD F téléchargés du Net. Autrement dit, il n'allait pas s'atteler à la lecture de tout cela dans la soirée. Il ajouta à la saisie l'ordinateur et des CD épars, ainsi qu'un lecteur avec une trentaine de disques ZIP.

Ensuite il resta plongé un court moment dans une rumination désemparée. Pour autant qu'il pouvait en juger, l'ordinateur contenait le matériel de Mia Bergman. Dag Svensson était journaliste et aurait dû avoir un ordinateur comme outil de travail principal mais, dans ce poste fixe, il n'y avait même pas de mails à son nom. Par conséquent, Dag Svensson avait son propre ordinateur quelque part. Jerker Holmberg se leva et circula dans l'appartement tout en réfléchissant. Dans le vestibule il y avait un sac à dos noir dont l'emplacement pour ordinateur était vide mais qui contenait quelques blocs-notes appartenant à Dag Svensson. Il ne trouva aucun ordinateur portable nulle part dans l'appartement. Il sortit les clés et descendit dans la cour examiner la voiture de Mia Bergman et la cave. Là non plus il ne trouva pas de portable.

Ce qui était étrange avec le chien, c'est qu'il n'aboyait pas, mon cher Watson.

Il nota dans le compte rendu de saisie que, pour l'instant, un ordinateur semblait manquer.


BUBLANSKI ET FASTE rencontrèrent le procureur Ekström dans son bureau vers 18 h 30, immédiatement après leur retour de Lundagatan. Joint au téléphone, Curt Bolinder avait été envoyé à l'université de Stockholm pour interroger le directeur de thèse de Mia Bergman. Jerker Holmberg était toujours à Enskede et Sonja Modig était chargée de l'examen du lieu du crime à Odenplan. Un peu plus de dix heures s'étaient écoulées depuis que Bublanski avait été désigné chef des investigations, et sept heures depuis le début de la chasse à Lisbeth Salander. Bublanski résuma ce qui s'était déroulé dans Lundagatan.

— Et qui est Miriam Wu ? demanda Ekström.

— Nous n'avons pas grand-chose sur elle pour l'instant. Elle n'a pas de casier. Hans Faste sera chargé de la trouver dès demain matin.

— Salander ne se trouve donc pas à Lundagatan ?

— Rien n'indique qu'elle y habiterait. Ne serait-ce que parce que l'ensemble des vêtements dans le placard ne sont pas à sa taille.

— Et faut voir le genre de fringues ! dit Hans Faste.

— Qu'ont-elles de si particulier ? demanda Ekström.

— C'est pas le genre de vêtements qu'on offre pour la fête des Mères.

— Nous ne savons rien de Miriam Wu à l'heure actuelle, dit Bublanski.

— Merde alors, qu'est-ce qu'il nous faut de plus ? Elle a un placard rempli d'uniformes de pute.

— Uniformes de pute ? s'étonna Ekström.

— C'est-à-dire cuir, vinyle, porte-jarretelles et autres bazars de fétichiste et des jouets sexuels dans un tiroir. Et ça n'a pas l'air de trucs bon marché.

— Tu veux dire que Miriam Wu est une prostituée ?

— Nous ne savons rien sur Miriam Wu à l'heure actuelle, répéta Bublanski pour être plus clair.

— L'enquête des services sociaux il y a quelques années laissait entendre que Lisbeth Salander fricotait dans ce milieu, dit Ekström.

— Les services sociaux savent en général de quoi ils parlent, dit Faste.

— Le rapport des services sociaux n'est fondé ni sur des interpellations ni sur des enquêtes, dit Bublanski. Salander s'est fait contrôler dans le parc de Tantolunden quand elle avait seize-dix-sept ans, elle était alors en compagnie d'un homme beaucoup plus âgé qu'elle. La même année elle a été cueillie pour ivresse. Là aussi en compagnie d'un homme considérablement plus âgé.

— Tu veux dire qu'on ne doit pas tirer de conclusions hâtives, dit Ekström. D'accord. Mais je suis frappé par le fait que la thèse de Mia Bergman avait pour sujet le trafic de femmes et la prostitution. Il y a donc une possibilité qu'elle soit entrée en contact avec Salander et cette Miriam Wu dans le cadre de son travail, qu'elle les ait provoquées d'une façon ou d'une autre et que ça puisse en quelque sorte être un mobile de meurtre.

— Bergman a peut-être contacté son tuteur et déclenché une sorte d'avalanche, dit Faste.

— Possible, dit Bublanski. Mais c'est à l'enquête de l'établir. L'important pour l'instant, c'est de trouver Lisbeth Salander. Elle n'habite apparemment pas à l'adresse dans Lundagatan. Cela signifie que nous devons aussi trouver Miriam Wu et lui demander comment elle s'est retrouvée dans cet appartement et quelle est sa relation avec Salander.

— Et comment est-ce qu'on trouve Salander ?

— Elle est là, dehors, quelque part. Le problème, c'est que la seule adresse qu'elle ait jamais eue, c'est celle de Lundagatan. Elle n'a pas signalé de changement d'adresse.

— Tu oublies qu'elle a aussi été internée à Sankt Stefan et qu'elle a été placée dans plusieurs familles d'accueil.

— Je n'oublie pas. Bublanski vérifia dans ses papiers. Elle a eu trois familles d'accueil différentes quand elle avait quinze ans. Ça ne marchait pas très bien. Depuis juste avant ses seize ans jusqu'à dix-huit ans elle habitait avec un couple de Hägersten, Fredrik et Monika Gullberg. Curt Bolinder va leur rendre visite ce soir quand il en aura terminé avec le directeur de thèse à l'université.

— Qu'est-ce qu'on fait pour la conférence de presse ? voulut savoir Faste.


A 19 HEURES, L'AMBIANCE dans le bureau d'Erika Berger était pesante. Mikael Blomkvist était resté silencieux et pratiquement sans bouger depuis que l'inspecteur Bublanski les avait quittés. Malou Eriksson s'était rendue à vélo à Lundagatan pour couvrir l'intervention de la force de police. Elle était revenue pour rapporter que personne ne semblait avoir été arrêté et que la rue était de nouveau ouverte à la circulation. Henry Cortez avait appelé pour les informer qu'il avait appris que la police était maintenant à la recherche d'une femme pas encore nommée. Erika l'avait renseigné sur l'identité de la femme.

Erika et Malou avaient essayé de discuter de la conduite à tenir, sans arriver à quoi que ce soit de sensé. La situation se compliquait du fait que Mikael et Erika connaissaient le rôle de Lisbeth Salander dans l'affaire Wennerström — en sa qualité de hacker d'élite, elle avait été la source secrète de Mikael. Malou Eriksson ignorait tout cela et n'avait même jamais entendu le nom de Lisbeth Salander auparavant. D'où les mystérieux silences de la conversation.

— Je rentre chez moi, dit Mikael Blomkvist en se levant tout à coup. Je suis tellement fatigué que je ne peux plus réfléchir. Il faut que je dorme.

Il regarda Malou.

— On a du pain sur la planche. Demain c'est Vendredi saint et j'ai l'intention d'en profiter pour dormir et trier des papiers. Malou, tu pourras bosser ce week-end ?

— Est-ce que j'ai le choix ?

— Non. On commence samedi à midi. Ça te dit de venir chez moi plutôt que de rester ici à la rédaction ?

— Entendu.

— J'ai l'intention de reformuler les directives que nous nous sommes fixées ce matin. Il n'est plus seulement question d'essayer de trouver si les révélations de Dag Svensson avaient un rapport avec le meurtre. Maintenant il s'agit de trouver qui a tué Dag et Mia.

Malou se demanda comment ils allaient pouvoir faire une chose pareille, mais elle ne s'exprima pas. Mikael agita la main en signe d'au revoir à Malou et Erika, et disparut sans autre commentaire.


A 19 H 15, LE RESPONSABLE des investigations Bublanski suivit à contrecœur le chef de l'enquête préliminaire Ekström sur le podium dans le centre de communication de la police. La conférence de presse avait été annoncée pour 19 heures mais ils avaient un quart d'heure de retard. Contrairement à Ekström, ça n'intéressait pas le moins du monde Bublanski de se trouver sous les feux de la rampe devant une douzaine de caméras de télévision. Etre la star de ce genre d'attention le paniquait plus qu'autre chose, jamais il ne s'habituerait à se voir à la télé et jamais il n'y trouverait du plaisir.

Ekström en revanche était comme un poisson dans l'eau, il ajusta ses lunettes en arborant une mine sérieuse et seyante. Il laissa les photographes de presse envoyer leurs salves pendant un moment avant de lever les mains et de demander le silence dans la salle. Il parla comme s'il lisait un manuscrit.

— Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue à cette conférence de presse quelque peu précipitée, relative aux meurtres qui ont eu lieu à Enskede tard hier soir et qui prend en compte de nouvelles informations que nous voudrions vous communiquer. Je m'appelle Richard Ekström, je suis procureur, et voici l'inspecteur Jan Bublanski de la brigade criminelle départementale, qui dirige les investigations. J'ai une annonce à vous lire et vous aurez ensuite la possibilité de poser des questions.

Ekström se tut et contempla cette escouade du corps journalistique mobilisée dans un délai d'une demi-heure seulement. Les meurtres d'Enskede étaient de l'actualité brûlante, et en passe de le devenir encore plus. Il constata avec satisfaction qu’’ Aktuellt, Rapport et Tv4 étaient présents, et il reconnut des reporters de TT et de divers quotidiens, du matin comme du soir. Il y avait en outre un grand nombre de reporters qu'il ne reconnaissait pas. En tout, au moins vingt-cinq journalistes se pressaient dans la salle.

— Comme vous le savez, deux personnes ont été retrouvées brutalement assassinées à Enskede peu avant minuit hier soir. Lors de l'examen du lieu du crime, une arme a été trouvée, un Colt 45 Magnum. Le Laboratoire criminologique de l'Etat a établi au cours de la journée qu'il s'agissait de l'arme du crime. Nous connaissons le propriétaire de l'arme et au cours de la journée nous l'avons recherché.

Ekström fit une pause oratoire.

— Le propriétaire de l'arme a été retrouvé mort vers 17 heures aujourd'hui à son domicile près d'Odenplan. Il a été tué par balle et il était probablement mort à l'heure du double meurtre à Enskede. La police — Ekström tourna la main en direction de Bublanski — a de bonnes raisons de croire qu'il s'agit d'un seul et même coupable, individu par conséquent recherché pour trois meurtres.

Un murmure se répandit parmi les reporters présents lorsque plusieurs se mirent à parler simultanément à voix basse dans leur téléphone portable. Ekström haussa un peu la voix.

— Avez-vous un suspect ? cria un reporter de la radio.

— Merci de ne pas m'interrompre, j'en arrive aux faits. La situation ce soir est qu'une personne a été identifiée et que la police voudrait l'interroger au sujet de ces trois meurtres.

— Qui est-ce ?

— C'est une femme. La police recherche une femme de vingt-six ans qui a un lien avec le propriétaire de l'arme et que nous savons s'être trouvée sur le lieu du crime à Enskede.

Bublanski plissa les sourcils et eut l'air sévère. Ils en arrivaient maintenant au point de l'ordre du jour où Ekström et lui n'avaient pas été d'accord, à savoir si la direction des investigations allait nommer la personne qu'ils avaient de bonnes raisons de soupçonner pour les trois meurtres. Bublanski aurait préféré différer. Ekström, lui, était d'avis qu'on ne pouvait pas attendre.

Les arguments d'Ekström étaient irréfutables. La police recherchait une femme connue, psychiquement malade et soupçonnée sur de bonnes bases de trois meurtres. Au cours de la journée, l'alerte avait été donnée au niveau départemental, puis national. Ekström affirmait que Lisbeth Salander était à considérer comme dangereuse et qu'il était par conséquent de l'intérêt de tous qu'elle soit arrêtée au plus vite.

Les arguments de Bublanski avaient été plus vagues. A son avis, il fallait raisonnablement attendre l'examen technique de l'appartement de maître Bjurman avant que la direction des investigations adhère de façon aussi univoque à une seule hypothèse.

A cela, Ekström avait répliqué que, selon tous les éléments accessibles, Lisbeth Salander était une femme psychiquement malade avec un penchant pour la violence et que quelque chose avait manifestement déclenché une folie meurtrière. Rien ne garantissait que les actes de violence allaient cesser.

— Qu'est-ce qu'on fera, si au cours des prochaines vingt-quatre heures elle entre dans un autre appartement et assassine encore des gens ? avait lancé Ekström.

Bublanski n'avait pas eu d'argument à opposer et Ekström avait constaté que ce n'était pas les précédents qui manquaient. Quand le triple meurtrier Juha Valjakkala d'Amsele avait été pourchassé dans tout le royaume, la police avait publié un avis de recherche avec son nom et sa photographie justement parce qu'il était considéré comme un danger public. On pouvait avancer le même argument au sujet de Lisbeth Salander, par conséquent Ekström avait décidé qu'elle serait nommée.

Ekström leva une main pour interrompre le brouhaha parmi les reporters. La révélation qu'une femme était recherchée pour un triple meurtre allait faire des titres énormes. Il indiqua que Bublanski allait parler. Bublanski se racla la gorge deux fois, ajusta ses lunettes et regarda fixement les papiers avec les formulations sur lesquelles ils s'étaient mis d'accord.

— La police recherche une femme âgée de vingt-six ans du nom de Lisbeth Salander. Une photo des archives des passeports sera distribuée. Nous ignorons à l'heure actuelle l'endroit où elle se trouve mais nous pensons qu'elle est toujours dans la région de Stockholm. La police sollicite l'aide du public pour trouver au plus vite cette femme. Lisbeth Salander mesure un mètre cinquante et elle est d'une constitution frêle.

Il respira à fond, nerveusement. Il transpirait et sentit qu'il était mouillé sous les bras.

— Lisbeth Salander a été soignée dans une clinique psychiatrique et on considère qu'elle peut constituer un danger pour elle-même et pour autrui. Nous voudrions souligner qu'à l'heure actuelle nous ne pouvons pas établir de façon catégorique que c'est elle la meurtrière, mais les circonstances sont telles que nous voulons l'entendre au plus vite au sujet des meurtres d'Enskede et d'Odenplan.

— C'est n'importe quoi ! cria un reporter d'un journal du soir. Soit elle est suspectée des meurtres, soit elle ne l'est pas.

Bublanski jeta un regard désemparé au procureur Ekström.

— La police mène des investigations larges et nous envisageons évidemment différents scénarios. Mais en ce moment, les soupçons se portent sur cette femme et la police considère comme urgente son arrestation. Les soupçons à son égard se fondent sur des preuves techniques que nous avons trouvées sur les lieux des crimes.

— Quelle sorte de preuves ?

La question fusa instantanément de l'assemblée.

— A l'heure actuelle, nous ne pouvons pas aborder les preuves techniques.

Plusieurs journalistes parlaient à la fois. Ekström leva une main, puis indiqua un reporter de Dagens Eko à qui il avait déjà eu affaire et qu'il considérait comme quelqu'un d'équilibré.

— L'inspecteur Bublanski vient de dire qu'elle a été soignée en clinique psychiatrique. Pour quelle raison ?

— Cette femme a eu une... enfance difficile et pas mal de problèmes au fil des ans. Elle est mise sous tutelle et le propriétaire de l'arme est son tuteur.

— Qui est-ce ?

— Il s'agit de la personne qui a été tuée à son domicile près d'Odenplan. A l'heure actuelle nous ne voulons pas la nommer par égard pour sa famille qui n'est pas encore informée.

— Quel serait le mobile de ces meurtres ?

Bublanski prit le microphone.

— A l'heure actuelle, nous ne voulons pas aborder le registre du mobile.

— Figure-t-elle déjà dans les archives de la police ?

— Oui.

Puis vint une question d'un reporter avec une voix lourde et caractéristique qui s'entendait par-dessus les autres.

— Doit-on la considérer comme dangereuse ? Ekström hésita une seconde. Ensuite il hocha la tête.

— Ce que nous savons sur son passé porte à croire que dans des situations où elle se sent aux abois, elle peut avoir recours à la violence. Nous rendons public cet avis de recherche justement parce que nous tenons à entrer très vite en contact avec elle.

Bublanski se mordit la lèvre.


L'INSPECTRICE SONJA MODIG se trouvait toujours dans l'appartement de maître Bjurman à 21 heures. Elle avait appelé chez elle pour expliquer la situation à son mari. Après onze ans de mariage, son mari avait fini par accepter que le boulot de son épouse ne serait jamais une routine de 9 à 5. Elle était installée derrière le bureau de Bjurman dans son cabinet de travail, en train de trier des papiers qu'elle avait trouvés dans les tiroirs, lorsqu'on frappa au montant de la porte. Elle vit Bublanski faire de l'équilibre avec deux gobelets de café et un sac en papier bleu de la viennoiserie du coin. D'un geste las, elle lui fit signe d'entrer.

— Qu'est-ce que je peux toucher ? demanda Bublanski automatiquement.

— Les techniciens ont terminé ici. Ils travaillent encore sur la chambre à coucher et la cuisine. Le corps est toujours là.

Bublanski avança une chaise et s'assit en face de sa collègue. Modig ouvrit le sachet et prit un petit pain à la cannelle.

— Merci. J'avais une envie folle d'un café.

Ils savourèrent leur collation en silence.

— Si j'ai bien compris, ça ne s'est pas très bien passé à Lundagatan, dit Modig en avalant les derniers restes du petit pain et en se léchant les doigts.

— Il n'y avait personne. Il y a bien du courrier pour Salander qui n'a pas été ouvert, mais c'est une certaine Miriam Wu qui y habite. On ne l'a pas encore trouvée.

— Qui c'est ?

— Je ne sais pas trop. Faste travaille sur son passé. Elle a été ajoutée au contrat d'habitation il y a un peu plus d'un mois, mais on dirait qu'une seule personne habite l'appartement. Je crois que Salander a déménagé sans signaler son changement d'adresse.

— Elle a peut-être planifié tout ça.

— Quoi ? Un triple meurtre ? Bublanski secoua la tête d'un air résigné. Ça commence à devenir un vrai merdier. Ekström a insisté pour tenir une conférence de presse et on va avoir les médias sur le dos un bon bout de temps, ça promet. Tu as trouvé quelque chose ?

— A part Bjurman dans la chambre... Nous avons trouvé le carton vide d'un Magnum. Il est parti aux Empreintes. Bjurman a un classeur avec des copies de ses rapports mensuels sur Salander qu'il envoyait à la commission des Tutelles. Si on en croit ces rapports, Salander a tout d'un ange.

— Pas lui aussi ! s'écria Bublanski.

— Pas lui aussi quoi ?

— Encore un autre admirateur de Lisbeth Salander.

Bublanski résuma ce qu'il avait appris de Dragan Armanskij et de Mikael Blomkvist. Sonja Modig écouta sans l'interrompre. Quand il se tut, elle passa les doigts dans ses cheveux et se frotta les yeux.

— Ça paraît complètement insensé, dit-elle.

Bublanski hocha pensivement la tête et tira sur sa lèvre inférieure. Sonja Modig le regarda du coin de l'œil et réprima un sourire. Son visage aux traits grossiers avait l'air presque brutal. Mais quand il était troublé ou incertain, il prenait un air presque boudeur. C'était dans ces moments qu'elle trouvait que Bubulle lui allait bien. Elle n'avait jamais utilisé ce surnom et ne savait pas d'où il lui venait. Mais ça lui allait comme un gant.

— D'accord, dit-elle. Nous sommes sûrs à quel point ?

— Le procureur semble sûr. Un avis de recherche national de Salander a été lancé ce soir, dit Bublanski. Elle a passé l'année dernière à l'étranger et il est possible qu'elle tente de quitter le pays.

— Nous sommes sûrs à quel point ? répéta-t-elle.

Il haussa les épaules.

— On a arrêté des gens sur des bases bien plus minces que ça, répondit-il.

— Nous avons ses empreintes digitales sur l'arme du crime à Enskede. Nous avons son tuteur tué aussi. Sans vouloir aller plus vite que la musique, je parie que c'est la même arme qui a été utilisée. Nous le saurons demain — les techniciens ont trouvé un fragment de balle en relativement bon état dans le sommier.

— Bien.

— Il y a quelques cartouches du revolver dans le tiroir d'en bas du bureau. Balle à noyau plomb et pointe en carbure de tungstène.

— D'accord.

— Nous avons pas mal de doc signalant que Salander est folle. Bjurman était son tuteur, c'est le propriétaire de l'arme.

— Mmm..., fit Bubulle, boudeur.

— Nous avons un lien entre Salander et le couple à Enskede en la personne de Mikael Blomkvist.

— Mmm..., répéta-t-il.

— Tu semblés hésiter.

— Je n'arrive pas à me faire une image de Salander. Les dossiers sur elle disent une chose et Armanskij comme Blomkvist en disent une autre. Selon les documents elle est une psychopathe pratiquement demeurée. Et selon les deux gars, elle est une enquêteuse hors pair. Il y a un énorme écart entre les deux versions. Nous n'avons pas de mobile en ce qui concerne Bjurman ni la moindre confirmation qu'elle connaissait le couple à Enskede.

— Une fêlée psychotique, qu'est-ce qu'il lui faut comme mobile ?

— Je ne suis pas allé dans la chambre. C'est comment ?

— J'ai trouvé Bjurman à plat ventre sur le lit, les genoux par terre. Comme s'il s'était installé pour sa prière du soir. Il est nu. Une balle dans la tête.

— Une seule balle ? Comme à Enskede.

— Pour autant que j'ai pu voir, il n'y a qu'une balle. Mais on dirait que Salander, à supposer que c'est elle qui l'a fait, l'a forcé à se mettre à genoux devant le lit avant de tirer. La balle est entrée à l'arrière de la tête pour sortir par le côté du front.

— Balle dans la nuque. Style exécution, donc.

— Exactement.

— Je me disais... quelqu'un aurait dû entendre le coup de feu.

— Sa chambre donne sur la cour de derrière et les voisins du dessus et du dessous sont partis pour le week-end de Pâques. La fenêtre était fermée. De plus, elle a utilisé un oreiller pour assourdir.

— Ça, c'était futé.

Au même moment, Gunnar Samuelsson, du département technico-légal, pointa la tête par l'entrebâillement de la porte.

— Salut Bubulle, lança-t-il et il se tourna vers sa collègue. Modig, on a voulu déplacer le corps et on l'a retourné. Tu devrais venir voir un truc.

Ils le suivirent dans la chambre. Le corps de Nils Bjurman avait été placé sur une civière, sur le dos, premier arrêt du trajet vers l'institut médicolégal. Personne ne mettait en doute la cause du décès. Son front était orné d'une plaie massive, large de dix centimètres, avec une grosse partie de l'os frontal suspendue à un lambeau de peau. Les éclaboussures sur le lit et le mur parlaient d'ellesmêmes.

Bublanski fit une moue boudeuse.

— Qu'est-ce qu'il faut qu'on regarde ? demanda Modig.

Gunnar Samuelsson souleva le linge et découvrit le bas-ventre de Bjurman. Bublanski mit ses lunettes avant de se pencher comme Modig pour lire le texte tatoué sur le ventre de Bjurman. Les lettres étaient grossières et irrégulières — ce texte n'était manifestement pas l'œuvre d'un tatoueur professionnel. Mais le message apparaissait avec toute la netteté voulue : JE suis UN PORC SADIQUE, UN SALAUD ET UN VIOLEUR.

Modig et Bublanski se regardèrent, stupéfaits.

— Serait-ce le début d'un mobile que nous sommes en train de regarder ? finit par dire Modig.

MIKAEL BLOMKVIST ACHETA quatre cents grammes de pâtes précuites au 7-Eleven en rentrant chez lui et mit le carton à chauffer dans le micro-ondes pendant qu'il se déshabillait pour une douche de trois minutes. Il prit une fourchette et mangea debout directement à même le carton. Il avait faim, mais pas d'appétit, il voulait simplement ingurgiter la nourriture aussi vite que possible. Cela fait, il s'ouvrit une Vestfyn et but la bière directement à la bouteille.

Sans allumer aucune lampe dans l'appartement, il alla se mettre devant la fenêtre donnant sur la vieille ville et resta immobile un long moment tout en essayant de ne pas penser.

Vingt-quatre heures auparavant, exactement, il était encore en train de manger chez sa sœur quand Dag Svensson l'avait appelé sur le portable. Dag et Mia étaient toujours en vie alors.

Il n'avait pas dormi depuis trente-six heures et l'époque où il pouvait impunément sauter une nuit de sommeil était bien révolue. Il savait aussi qu'il n'allait pas pouvoir s'endormir sans penser à ce qu'il avait vu. Les images d'Enskede s'étaient gravées pour toujours sur sa rétine.

Il finit par éteindre son portable et se glisser sous la couette. Ai l heures il ne dormait toujours pas. Il se leva et brancha la cafetière. Il alluma le lecteur de CD et écouta Debbie Harry chanter Maria. Il s'entoura d'une couverture et s'assit dans le canapé du séjour pour boire son café et réfléchir à Lisbeth Salander.

Qu'est-ce qu'il savait réellement sur elle ? Pratiquement rien.

Il savait qu'elle avait une mémoire photographique et qu'elle était un hacker diabolique. Il savait que c'était une femme singulière et renfermée qui ne parlait pas d'elle-même, et qu'elle n'avait pas la moindre confiance dans les autorités.

Il savait qu'elle pouvait être d'une violence brutale. C'était la raison pour laquelle lui-même était encore en vie. Mais il avait totalement ignoré qu'elle était sous tutelle et qu'elle avait passé une partie de son adolescence à l'HP.

Il fallait qu'il choisisse son camp.

A un moment donné après minuit, il décida qu'il n'avait tout simplement pas envie de croire les conclusions de la police qui accusait Lisbeth d'avoir tué Dag et Mia. Il lui devait quand même une chance de s'expliquer avant qu'il la condamne.

Il ne se rendit pas compte qu'il s'endormait, mais il se réveilla dans le canapé à 4 h 30. Il tituba jusqu'au lit et se rendormit immédiatement.

16 VENDREDI SAINT 25 MARS — SAMEDI DE PÂQUES 26 MARS

MALOU ERIKSSON SE PENCHA en arrière dans le canapé de Mikael Blomkvist. Sans réfléchir, elle mit les pieds sur la table basse — comme elle l'aurait fait chez elle — et les reposa immédiatement par terre. Mikael Blomkvist lui sourit gentiment.

— Pas de problème, dit-il. Détends-toi, fais comme chez toi.

Elle lui rendit son sourire et remit les pieds sur la table.

Le vendredi, Mikael avait transporté toutes les copies des papiers de Dag Svensson de la rédaction de Millenium à son appartement. Il avait trié le matériel par terre dans le séjour. Le samedi, lui et Malou avaient passé huit heures à passer en revue les e-mails, les notes, les griffonnages dans les blocs-notes et surtout les textes du livre à venir.

Le matin, Mikael avait eu la visite de sa sœur Annika Giannini. Elle avait apporté les journaux du soir aux titres belliqueux avec la photo d'identité de Lisbeth Salander s'étalant en grand format à la une. Un des deux journaux s'en tenait aux faits :

TRAQUÉE POUR

TRIPLE MEURTRE

L'autre journal avait musclé son titre :

LA POLICE RECHERCHE

UNE TUEUSE EN SÉRIE

PSYCHOPATHE

Ils avaient parlé pendant une heure, pendant laquelle Mikael avait expliqué sa relation avec Lisbeth Salander et pourquoi il mettait en doute sa culpabilité. Pour finir, il avait demandé à sa sœur si elle pouvait envisager de représenter Lisbeth Salander si elle était arrêtée.

— Il m'est arrivé de représenter des femmes dans des affaires de viol et de mauvais traitements, mais je ne suis pas en premier lieu un avocat d'affaires criminelles.

— Tu es l'avocate la plus futée que je connaisse et Lisbeth aura besoin de quelqu'un à qui elle puisse faire confiance. Je pense qu'elle t'acceptera.

Annika Giannini réfléchit un moment avant de dire avec une certaine hésitation qu'elle discuterait avec Lisbeth Salander le cas échéant.

A 13 heures le samedi, l'inspectrice Sonja Modig avait appelé et demandé à pouvoir passer immédiatement chercher le sac de Lisbeth Salander. La police avait apparemment ouvert et lu la lettre qu'il avait envoyée à Lundagatan.

Modig arriva vingt minutes plus tard et Mikael lui demanda de s'installer avec Malou Eriksson à la table à manger dans le séjour. Il alla chercher le sac de Lisbeth qu'il avait posé sur une étagère à côté du four à micro-ondes. Il hésita un bref instant avant d'ouvrir le sac et de sortir le marteau et la bombe lacrymogène. Subtilisation de preuves matérielles. La bombe lacrymogène était classée arme illégale et vaudrait une condamnation. Le marteau ferait invariablement naître certaines associations avec la nature violente de Lisbeth. Elle n'avait pas besoin de ça, estima Mikael.

Il offrit du café à Sonja Modig.

— Est-ce que je peux poser quelques questions ? demanda l'inspectrice de police.

— Je vous en prie.

— Dans votre lettre à Salander que nous avons trouvée dans son appartement à Lundagatan, vous écrivez que vous avez une dette à son égard. A quoi faites-vous allusion ?

— Au fait que Lisbeth Salander m'a rendu un très grand service.

— De quoi s'agit-il ?

— Un service de caractère purement privé dont je n'ai pas l'intention de parler.

Sonja Modig le regarda attentivement.

— Il s'agit d'une enquête pour meurtre, vous le savez ?

— Et j'espère que vous arrêterez le plus vite possible le salaud qui a tué Dag et Mia.

— Vous ne pensez pas que Salander soit coupable ?

— Non.

— Dans ce cas, qui selon vous serait l'assassin de vos amis ?

— Je ne sais pas. Mais Dag Svensson était sur le point de mettre en cause un grand nombre d'hommes qui avaient beaucoup à perdre. L'un d'eux peut être responsable.

— Et pourquoi un de ces hommes tuerait-il maître Nils Bjurman ?

— Je n'en sais rien. Pas encore.

Son regard avait la stabilité de la certitude. Sonja Modig sourit tout à coup. Elle savait qu'on le surnommait Super Blomkvist. Elle comprit soudain pourquoi.

— Mais vous avez l'intention de l'apprendre ?

— Si je peux. Vous pouvez dire cela à Bublanski.

— Je n'y manquerai pas. Et si Lisbeth Salander vous donne de ses nouvelles, j'espère que vous nous le ferez savoir.

— Je ne compte pas sur elle pour donner signe de vie et reconnaître qu'elle est coupable des meurtres, mais si elle entrait en contact, je ferais tout pour la convaincre d'abandonner la partie et de se rendre à la police. Dans ce cas, je ferai aussi tout ce que je peux pour l'aider — elle aura besoin d'un ami.

— Et si elle dit qu'elle n'est pas coupable ?

— Alors j'espère qu'elle sera en mesure de nous éclairer sur ce qui s'est passé.

— Monsieur Blomkvist, entre nous et sans en faire grand cas. J'espère que vous réalisez que Lisbeth Salander doit être arrêtée, et j'espère aussi que vous ne commettrez pas de bêtise si elle donne de ses nouvelles. Si vous vous trompez et qu'elle est coupable, il peut s'avérer extrêmement dangereux de ne pas prendre la situation au sérieux.

Mikael hocha la tête.

— J'espère que nous n'aurons pas à vous placer sous surveillance. Vous êtes conscient qu'il est contraire à la loi d'aider une personne recherchée. Dans le cas qui nous occupe, vous pourriez être condamné pour protection de criminel.

— Et de mon côté j'espère que vous consacrerez quelques minutes à réfléchir à des coupables alternatifs.

— Nous le ferons. Question suivante. Avez-vous la moindre idée du type d'ordinateur que Dag Svensson utilisait pour travailler ?

— Il avait un Mac d'occasion, un iBook 500, blanc avec un écran de 14 pouces. Comme le mien mais avec un écran plus grand.

Mikael montra sa bécane qui trônait sur la table à manger.

— Savez-vous où il gardait cet ordinateur-là ?

— En général, Dag le transportait dans un sac à dos noir. Je suppose qu'il se trouve encore chez lui.

— Il ne s'y trouve pas. Est-ce qu'il peut être sur son lieu de travail ?

— Non. J'ai vérifié le bureau de Dag et il n'y est pas.

Ils restèrent un moment sans rien dire.

— Dois-je en tirer la conclusion que l'ordinateur de Dag Svensson manque ? finit par demander Mikael.


MIKAEL ET MALOU AVAIENT IDENTIFIÉ un nombre considérable de personnes pouvant théoriquement avoir une raison de tuer Dag Svensson. Chaque nom avait été marqué sur quelques grandes feuilles de brouillon que Mikael avait scotchées sur le mur du séjour. La liste de noms était composée exclusivement d'hommes qui étaient soit des clients de prostituées, soit des maquereaux et qui figuraient dans le livre. A 20 heures, ils disposaient d'une liste de trente-sept noms dont vingt-neuf pouvaient être identifiés et huit figuraient seulement sous des pseudonymes dans la présentation de Dag Svensson, Vingt des hommes identifiés étaient des michetons qui à différentes occasions avaient utilisé l'une ou l'autre des filles.

Ils avaient aussi discuté de l'aspect purement pratique de la publication du livre de Dag Svensson. Le problème résidait dans le fait qu'un très grand nombre d'affirmations était basé sur les informations que Dag ou Mia détenaient personnellement et qu'eux seuls pouvaient écrire, mais qu'un auteur moins au courant du sujet se devait de vérifier ou d'approfondir davantage.

Ils constatèrent qu'environ quatre-vingts pour cent du manuscrit présent pourraient être publiés sans grand problème, mais qu'il faudrait pas mal de recherches pour que Millenium ose publier les vingt pour cent restants. Leur hésitation ne découlait pas d'un doute sur la véracité du contenu, mais uniquement du fait qu'ils n'étaient pas suffisamment informés du sujet. Si Dag Svensson avait été en vie, ils auraient pu publier sans la moindre hésitation — Dag et Mia auraient su prendre en main et rejeter d'éventuelles objections et critiques.

Mikael regarda par la fenêtre. La nuit était tombée et il pleuvait. Il demanda à Malou si elle voulait encore du café. Elle n'en voulait plus.

— D'accord, dit Malou. Nous avons le manuscrit sous contrôle. Mais nous n'avons pas trouvé la moindre trace du meurtrier de Dag et Mia.

— Ça peut être l'un des noms sur le mur, dit Mikael.

— Ça peut être quelqu'un qui n'a rien à voir avec le livre. Ou ça peut être ta copine.

— Lisbeth, dit Mikael.

Malou le regarda en douce. Cela faisait dix-huit mois qu'elle travaillait à Millenium et elle avait commencé en plein chaos pendant l'affaire Wennerstròm. Après des années de remplacements et de missions intérimaires, le boulot à Millenium était le premier emploi fixe de sa vie. Elle s'y plaisait énormément. Travailler à Millenium signifiait un statut social de marque. Elle entretenait de bonnes relations avec Erika Berger et le reste du personnel mais s'était toujours sentie vaguement mal à l'aise en compagnie de Mikael Blomkvist. Il n'y avait pas de véritable raison à cela, mais de tous les collaborateurs, Mikael était celui qu'elle ressentait comme le plus fermé et inaccessible.

Au cours de l'année, il était souvent arrivé tard dans la journée et il était resté tout seul dans son petit bureau ou chez Erika Berger. Il était régulièrement distrait et, pendant les premiers mois, Malou avait eu l'impression de le voir plus fréquenter les studios de télé que la rédaction. Il était souvent en voyage ou apparemment occupé ailleurs. Sa compagnie était tout sauf conviviale et, à en juger par les commentaires qu'elle avait glanés auprès d'autres collaborateurs, Mikael avait changé. Il était devenu plus silencieux et plus inaccessible.

— Si mon boulot est de chercher pourquoi Dag et Mia ont été tués, il me faut en savoir davantage sur Salander. Je ne sais pas par quel bout commencer, si je ne...

Elle laissa sa phrase en suspens. Mikael la regarda du coin de l'œil. Finalement, il s'assit dans le fauteuil qui formait un angle droit avec le siège de Malou et posa ses pieds à côté des siens.

— Est-ce que tu te plais à Millenium ? demanda-t-il de façon inattendue. Je veux dire, ça fait dix-huit mois que tu travailles chez nous, mais j'ai tellement cavale au cours de l'année qu'on n'a jamais vraiment eu le temps de faire connaissance.

— C'est génial de travailler à Millenium, dit Malou. Est-ce que vous êtes contents de moi ?

Mikael sourit.

— Plus d'une fois, Erika et moi, on a constaté que jamais on n'a eu une secrétaire de rédaction aussi compétente. On trouve que tu es une vraie perle. Et pardon de ne pas l'avoir dit avant.

Malou sourit, satisfaite. Les louanges du grand Mikael Blomkvist étaient plus que les bienvenues.

— Mais ce n'était pas tout à fait ça que je demandais, dit-elle.

— Tu te poses des questions sur la relation de Lisbeth Salander avec Millenium.

— Erika et toi, vous êtes très économes en information.

Mikael hocha la tête et croisa son regard. Erika comme lui avaient entièrement confiance en Malou Eriksson, mais il y avait des choses dont il ne pouvait pas discuter avec elle.

— Je suis d'accord avec toi, dit-il. Si nous devons fouiller les meurtres de Dag et de Mia, il te faut plus d'infos. Je suis une source de première main et je suis aussi le lien entre elle et Dag et Mia. Vas-y, pose tes questions, et j'y répondrai dans la mesure de mes possibilités. Et si je suis dans l'impossibilité de répondre, je le dirai.

— Pourquoi toutes ces cachotteries ? Qui est Lisbeth Salander et quel est son rapport avec Millenium ?

— Je t'explique. Il y a deux ans, j'ai engagé Lisbeth Salander comme enquêteuse pour un boulot extrêmement compliqué. Et c'est cela, le problème. Je ne peux pas te dire quel genre de boulot Lisbeth a fait pour moi. Erika sait de quoi il retourne et elle est tenue au secret professionnel.

— Il y a deux ans... c'était avant que tu viennes à bout de Wennerström. Dois-je en conclure qu'elle a enquêté dans ce contexte-là ?

— Non, tu ne dois rien conclure de tel. Je ne dirai ni oui ni non, je ne confirmerai rien et je ne nierai rien. Mais je peux dire que j'ai engagé Lisbeth dans une tout autre affaire et qu'elle a fait un boulot du feu de Dieu.

— D'accord, tu habitais à Hedestad à l'époque et tu vivais comme un ermite, si j'ai bien compris. Et Hedestad n'est pas resté un point anonyme sur la carte médiatique cet été-là. Harriet Vanger a ressuscité de la mort et tout ça. Je trouve assez curieux qu'à Millenium on n'ait pas écrit un mot sur la résurrection de Harriet.

— Donc... ni oui ni non. Imagine ce que tu veux mais je considère comme pratiquement nulle la probabilité que tu tombes dans le mille. Il sourit. Mais si on n'a pas parlé de Harriet, c'est parce qu'elle siège au CA. On laisse les autres médias s'occuper d'elle. Et pour ce qui concerne Lisbeth... crois-moi, Malou, quand je dis que ce qu'elle a fait pour moi n'a pas le moindre soupçon de lien plausible avec ce qui s'est passé à Enskede. Il n'y a tout simplement aucun rapport.

— D'accord.

— Laisse-moi te donner un conseil. N'essaie pas de deviner. Ne tire pas de conclusions. Contente-toi de constater qu'elle a travaillé pour moi et que je ne peux pas dire de quoi il s'agissait. Laisse-moi cependant ajouter qu'elle a fait autre chose pour moi. En cours de route, elle m'a sauvé la vie. Au sens exact du terme. J'ai une énorme dette de reconnaissance envers elle.

Malou eut l'air interloquée. Jamais elle n'avait entendu parler de ça à Millenium.

— Cela veut donc dire que tu la connais relativement bien, si j'ai tout bien compris.

— Aussi bien que quelqu'un peut connaître Lisbeth Salander, j'imagine, répondit Mikael. Elle est probablement l'être le plus hermétique que j'aie jamais rencontré.

Mikael se leva soudain et regarda l'obscurité dehors.

— Je ne sais pas si tu en veux ou pas, mais j'ai l'intention de me préparer une vodka-lime, finit-il par dire.

Malou sourit.

— D'accord. C'est mieux qu'un café de plus.


DRAGAN ARMANSKIJ EMPLOYA le week-end de Pâques dans sa maison de campagne de Blidö à réfléchir sur Lisbeth Salander. Ses enfants étaient adultes et ils avaient choisi de ne pas passer Pâques avec leurs parents. Ritva, son épouse depuis vingt-cinq ans, n'avait aucun problème pour remarquer que par moments il se trouvait à des années-lumière d'elle. Il s'enfonçait dans une rumination silencieuse et ne répondait que de façon incohérente quand elle lui parlait. Tous les matins, il prit la voiture et alla acheter les journaux à l'épicerie du village. Il s'installa devant la fenêtre de la véranda et lut les articles sur la chasse à Lisbeth Salander.

Dragan Armanskij était déçu de lui-même. Déçu d'une part de s'être si radicalement trompé sur Lisbeth Salander. Il savait depuis plusieurs années qu'elle avait des problèmes psychiques. L'idée qu'elle puisse passer brusquement à la violence et blesser qui la menaçait ne lui était pas étrangère. Qu'elle se soit attaquée à son tuteur — que sans aucun doute elle voyait comme une personne qui se mêlait de ses affaires et agissements personnels — était compréhensible sur un certain plan intellectuel. Elle considérait toutes les tentatives de diriger sa vie comme des provocations et peut-être comme des attaques hostiles.

En revanche, il n'arrivait pas à comprendre ce qui avait pu la faire aller à Enskede et tirer sur deux personnes qui selon toutes les sources disponibles lui étaient totalement inconnues.

Dragan Armanskij s'attendait en permanence à ce qu'un lien entre Salander et le couple d'Enskede soit établi — qu'on découvre que l'un d'eux avait eu affaire à elle ou qu'ils avaient agi de façon à la mettre en rage. Aucun lien de telle sorte ne figurait dans les journaux, où l'on ne faisait que des spéculations sur une Lisbeth Salander malade mentale qui avait dû être frappée d'une sorte de crise.

A deux reprises, il appela l'inspecteur Bublanski pour prendre des nouvelles de l'évolution de l'enquête, mais le chef des investigations non plus n'arrivait pas à trouver le moindre lien entre Salander et Enskede — à part Mikael Blomkvist. Mais là, l'enquête était tombée sur un os. Mikael Blomkvist connaissait aussi bien Salander que le couple d'Enskede, mais aucune preuve ne révélait que Lisbeth Salander, elle, connaissait ou même avait entendu parler de Dag Svensson et de Mia Bergman. Par conséquent, l'enquête avait du mal à déterminer le déroulement des événements. S'il n'y avait pas eu l'arme du crime avec ses empreintes digitales et le lien indiscutable avec sa première victime, maître Bjurman, la police aurait tâtonné à l'aveuglette.


APRÈS UN PASSAGE AUX TOILETTES, Malou Eriksson revint s'asseoir dans le canapé.

— Résumons, dit-elle. Notre mission consiste à déterminer si Lisbeth Salander a tué Dag et Mia comme l'affirme la police. Mais je n'ai pas la moindre idée de comment commencer.

— Considère ça comme un travail de fouilles. On ne va pas faire une enquête de police. En revanche, on va se baser sur l'enquête que fait la police et essayer de trouver ce qu'ils savent. Comme n'importe quel boulot d'investigation, avec la différence qu'on ne va pas nécessairement publier tout ce qu'on trouve.

— Mais si Salander est coupable, il y a forcément un lien entre elle et Dag et Mia. Et le seul lien, c'est toi.

— Et en l'occurrence, je ne suis pas un lien du tout. Ça fait plus d'un an que je n'ai pas vu Lisbeth. Je ne sais même pas comment elle aurait connu leur existence.

Mikael se tut soudain. Contrairement à tous les autres, il savait que Lisbeth Salander était un hacker de taille internationale. Il réalisa tout à coup que son iBook était rempli de correspondance avec Dag Svensson, de différentes versions du livre de Dag et en plus d'une copie électronique de la thèse de Mia Bergman. Il ne savait pas si Lisbeth Salander se trouvait dans son ordinateur ou pas, mais elle aurait pu trouver, par l'intermédiaire de l'ordinateur, qu'il connaissait Dag Svensson.

Le seul problème était que Mikael n'arrivait pas à imaginer le moindre motif qui pousserait Lisbeth à se rendre à Enskede et tuer Dag et Mia. Au contraire — ce sur quoi ils travaillaient était un reportage qui parlait de la violence à l'égard des femmes, que Lisbeth Salander aurait encouragé de toutes ses forces. Du moins s'il ne se trompait pas sur son compte.

— On dirait que tu viens de penser à quelque chose, dit Malou.

Mikael n'avait pas l'intention de dire quoi que ce soit sur les talents de Lisbeth dans la branche informatique.

— Non, je suis simplement fatigué, j'ai la tête en vrac, répondit-il.

— Maintenant il se trouve qu'elle n'est pas soupçonnée uniquement des meurtres de Dag et Mia, mais aussi de celui de son tuteur, et là le lien devient visible. Qu'est-ce que tu sais sur lui ?

— Que dalle. Je n'ai jamais entendu parler de maître Bjurman et je ne savais même pas qu'elle avait un tuteur.

— Mais la probabilité que quelqu'un d'autre ait tué les trois personnes est infime. Je veux dire que même si quelqu'un tuait Dag et Mia à cause de leur histoire, il n'avait strictement aucune raison de tuer le tuteur de Lisbeth Salander.

— Je sais et j'y ai réfléchi à me rendre malade. Mais je peux imaginer au moins un scénario où une personne extérieure pourrait tuer aussi bien Dag et Mia que le tuteur de Lisbeth.

— Et c'est quoi ?

— Bon, disons que Dag et Mia ont été tués parce qu'ils fouillaient dans le commerce du sexe et que Lisbeth y avait été mêlée d'une façon ou d'une autre comme tierce personne. Si Bjurman était le tuteur de Lisbeth, la possibilité existe qu'elle se soit confiée à lui tout simplement et qu'il soit ainsi devenu un témoin ou qu'il ait appris quelque chose qui a mené à ce qu'il soit tué lui aussi.

Malou réfléchit un moment.

— Je vois ce que tu veux dire, dit-elle avec hésitation. Mais tu n'as pas la moindre preuve d'une telle théorie.

— Non. Pas la moindre.

— Qu'est-ce que tu en penses ? Est-ce qu'elle est coupable ou non ?

Mikael tarda un long moment avant de répondre.

— Je vais tourner les choses comme ça : est-elle capable de tuer ? La réponse est oui. Lisbeth Salander est d'une nature violente. Je l'ai vue en action quand...

— Quand elle t'a sauvé la vie ?

Mikael hocha la tête.

— Je ne peux pas raconter le contexte. Mais un homme avait l'intention de me tuer et il était sur le point d'y arriver. Elle s'est interposée et l'a sérieusement malmené avec un club de golf.

— Et tu n'as rien dit de tout cela à la police.

— Absolument rien. C'est entre toi et moi.

— D'accord.

Il la regarda, l'air profondément sérieux.

— Malou, il faut que je puisse avoir confiance en toi dans ce contexte.

— Je ne vais rien raconter de ce qu'on se dit à qui que ce soit. Même pas à Anton. Tu n'es pas seulement mon chef — je t'aime bien aussi et je n'ai pas l'intention de te nuire.

Mikael hocha la tête.

— Pardonne-moi, dit-il.

— Arrête de demander pardon tout le temps.

Il rit, puis il retrouva son sérieux.

— Je suis persuadé que si c'avait été nécessaire, elle l'aurait tué pour me défendre.

— D'accord.

— Mais le fait est que je la vois aussi comme une personne très rationnelle. Singulière, oui, mais totalement rationnelle selon ses propres principes. Elle a usé de violence parce que c'était nécessaire, pas parce qu'elle en avait envie. Il lui faut une raison pour tuer — elle doit être menacée à l'extrême et provoquée.

Il réfléchit encore un moment. Malou l'observait patiemment.

— Je ne peux rien dire sur son tuteur. J'ignore tout de lui. Mais il m'est impossible d'imaginer Lisbeth en train d'assassiner Dag et Mia. Je n'y crois pas.

Ils restèrent un long moment silencieux. Malou jeta un regard sur sa montre et constata qu'il était 21 h 30.

— Il est tard. Je devrais rentrer chez moi, dit-elle.

Mikael hocha la tête.

— On y a passé toute la journée. On continuera à faire fonctionner nos méninges demain. Non, laisse la vaisselle… je m'en occupe.


DANS LA NUIT DU SAMEDI au dimanche de Pâques, Armanskij avait une insomnie et écoutait la respiration bruyante de Ritva. Lui non plus n'arrivait pas à tirer le drame au clair. Il finit par se lever, glissa les pieds dans ses pantoufles, enfila une robe de chambre et sortit dans la pièce de séjour. L'air était frais et il ajouta quelques bûchettes dans le poêle à bois, ouvrit une bière et s'assit pour fixer la nuit au-dessus du chenal de Furusund.

Qu'est-ce que je sais ?

Dragan Armanskij pouvait confirmer sans trop de difficulté que Lisbeth Salander était fêlée et imprévisible. Il n'y avait pas le moindre doute là-dessus.

Il savait que quelque chose s'était passé au cours de l'hiver 2003 quand elle avait tout à coup cessé de travailler pour lui et avait disparu à l'étranger pour son année sabbatique. Il était persuadé que Mikael Blomkvist était d'une façon ou d'une autre mêlé à sa soudaine absence — mais Mikael ne savait pas non plus ce qui s'était passé ni pourquoi elle avait soudain disparu.

Elle était revenue et lui avait rendu visite. Elle avait prétendu être « indépendante économiquement », ce qu'Armanskij avait interprété comme une manière de dire qu'elle avait assez d'argent pour se débrouiller pendant quelque temps.

Elle avait passé le printemps à aller rendre visite à Holger Palmgren. Elle n'avait pas contacté Mikael Blomkvist. Elle avait soudain tué trois personnes, dont deux lui étaient en apparence de parfaits inconnus.

Ça ne colle pas. Ce n'est pas logique.

Armanskij but une goulée directement à la bouteille et alluma un cigarillo. Il avait mauvaise conscience aussi, ce qui avait contribué au malaise qu'il trimballait ce week-end.

Quand Bublanski était passé le voir, il n'avait pas hésité à lui fournir toutes les infos pouvant aider à la capture de Lisbeth Salander. Il lui semblait incontestable qu'il fallait l'arrêter — le plus vite serait le mieux. Mais il avait mauvaise conscience d'avoir une si piètre opinion de Lisbeth qu'il avait accepté sans la remettre en question l'annonce de sa culpabilité. Armanskij était réaliste. Si la police vous affirmait qu'une personne était soupçonnée de meurtre, il y avait de grandes chances qu'il en soit ainsi. Par conséquent, Lisbeth Salander était coupable.

Mais la police ne prenait pas en compte le fait que Lisbeth Salander estimait peut-être avoir une raison d'agir comme elle l'avait fait — s'il pouvait y avoir des circonstances atténuantes ou au moins une explication plausible de sa furie. La tâche de la police était de l'arrêter et de prouver qu'elle avait tiré les coups de feu — pas de fouiller dans ses méninges et d'expliquer pourquoi. Ils se contentaient de trouver une motivation à peu près plausible à ses actes, mais ils étaient aussi prêts, s'ils manquaient d'explications, à établir qu'il s'agissait d'un acte dément. Lisbeth Salander fait un malade mental assassin idéal. Il secoua la tête.

Dragan Armanskij n'aimait pas cette explication.

Lisbeth Salander ne faisait jamais rien contre sa volonté et sans réfléchir aux conséquences.

Spéciale — oui. Folle — non.

Par conséquent, il existait une explication, fût-elle obscure et inaccessible à une personne extérieure.

Vers 2 heures, il prit une décision.

17 DIMANCHE DE PÂQUES 27 MARS — MARDI 29 MARS

DRAGAN ARMANSKIJ SE LEVA TÔT le dimanche matin après une nuit de ruminations agitées. Il descendit doucement sans réveiller sa femme, prépara du café et se fit des tartines. Puis il sortit son ordinateur portable et se mit à écrire.

Il utilisa le même formulaire de rapport que Milton Security utilisait pour les enquêtes sur la personne. Il remplit le rapport avec autant de données de base qu'il pouvait trouver sur la personnalité de Lisbeth Salander.

Vers 9 heures, Ritva descendit chercher du café. Elle demanda ce qu'il faisait. Il répondit évasivement en continuant à écrire avec obstination. Elle connaissait suffisamment son mari pour savoir qu'il serait inaccessible toute la journée.


MIKAEL S'ÉTAIT TROMPÉ, ce qui venait sans doute du fait que c'était Pâques et que le commissariat était relativement dépeuplé. Il fallut attendre jusqu'au matin du dimanche pour que les médias trouvent que c'était lui qui avait découvert Dag et Mia. Le premier à appeler, alors que Mikael était encore au lit, fut un reporter d’Aftonbladet, une vieille connaissance de Mikael.

— Salut Blomkvist. C'est Nicklasson.

— Salut Nicklasson, dit Mikael.

— C'est toi qui as trouvé le couple d'Enskede.

Mikael confirma.

— J'ai un informateur qui prétend qu'ils travaillaient pour Millenium.

— Ton informateur a à moitié tort et à moitié raison. Dag Svensson travaillait sur un reportage en free-lance pour Millenium. Ce qui n'était pas le cas de Mia Bergman.

— Merde alors. C'est un putain de scoop.

— Oui, j'imagine, dit Mikael, fatigué.

— Pourquoi est-ce que vous n'avez rien annoncé ?

— Dag Svensson était un ami et un collègue. On a trouvé que c'était de bon ton de laisser leur famille apprendre ce qui s'était passé avant qu'on publie quoi que ce soit là-dessus.

Mikael savait qu'il ne serait pas cité sur ce point.

— OK. Sur quoi est-ce qu'il travaillait, Dag ?

— Un sujet pour le compte de Millenium.

— Ça parlait de quoi ?

— Quel scoop avez-vous l'intention de publier demain à Aftonbladet ?

— C'est un scoop, donc.

— Nicklasson, je t'emmerde.

— Allez Bloomy, sois sympa. Tu crois que les meurtres ont quelque chose à voir avec le sujet de Dag Svensson ?

— Si tu m'appelles Bloomy encore une fois, je raccroche et je ne te parle plus de l'année.

— Excuse-moi. Est-ce que tu crois que Dag Svensson a été tué à cause de son activité de journaliste investigateur ?

— Je n'ai aucune idée de la raison pour laquelle Dag Svensson a été tué.

— Est-ce que son sujet avait un rapport avec Lisbeth Salander ?

— Non. Pas le moindre rapport.

— Est-ce que tu sais si Dag connaissait cette foldingue de Salander ?

— Non.

— Dag a déjà écrit pas mal de textes sur la cybercriminalité. Est-ce que c'était ce type de sujet qu'il traitait pour Millenium ?

Ben, mon vieux, tu t'accroches, toi, pensa Mikael, et il était sur le point de dire à Nicklasson d'aller se faire foutre lorsqu'il se retint brusquement et se redressa dans le lit. Deux pensées parallèles l'avaient soudain frappé. Nicklasson dit encore quelque chose.

— Attends une seconde, Nicklasson. Reste en ligne. Je reviens.

Mikael se redressa et mit la main sur le combiné. Brusquement, il se trouvait sur une autre planète.

Depuis les meurtres, Mikael s'était torturé le cerveau pour essayer de trouver un moyen de contacter Lisbeth Salander. La probabilité qu'elle lise ses déclarations était très forte, où qu'elle se trouve. S'il niait qu'il la connaissait, elle pourrait l'interpréter comme un abandon de sa part ou comme le fait qu'il l'avait vendue aux médias. S'il la défendait, d'autres interpréteraient que Mikael en savait plus sur les meurtres que ce qu'il avait dit. S'il se prononçait de manière adéquate, cela pourrait donner à Lisbeth l'idée de le contacter. L'occasion était trop bonne pour qu'il la laisse filer. Il devait dire quelque chose. Mais quoi ?

— Excuse-moi, Nicklasson. Je suis de retour. Qu'est-ce que tu disais ?

— Je demandais si Dag Svensson écrivait sur la cybercriminalité.

— Si tu veux une déclaration de ma part, je te la donne.

— Feu vert.

— Tu dois me citer mot pour mot.

— Comment pourrais-je te citer autrement ?

— Je préfère ne pas avoir à répondre à cette question.

— Qu'est-ce que tu veux me dire ?

— Je t'envoie un mail dans quinze minutes.

— Quoi ?

— Vérifie tes mails dans quinze minutes, dit Mikael, et il raccrocha.

Mikael se mit à sa table de travail et démarra son iBook et Word. Puis il se concentra deux minutes avant de commencer à écrire.

[Erika Berger, la directrice de Millenium, est profondément touchée par le meurtre du journaliste free-lance Dag Svensson qui était aussi son collaborateur. Elle espère que ces meurtres trouveront rapidement leur solution.

C'est Mikael Blomkvist, le responsable de la publication à Millenium, qui a découvert son collègue et l'amie de celui-ci assassinés dans la nuit du Jeudi saint.

« Dag Svensson était un journaliste hors pair et un être humain que j'aimais beaucoup. Il avait plusieurs idées de reportages. Il était entre autres en train de travailler sur un grand reportage traitant d'intrusion informatique illégale », confie Mikael Blomkvist à Aftonbladet.

Ni Mikael Blomkvist ni Erika Berger ne veulent avancer de spéculations sur le coupable des meurtres et sur les mobiles qu'il peut y avoir à ceux-ci.]

ENSUITE, MIKAEL PRIT son téléphone et appela Erika Berger.

— Salut Ricky, tu viens d'être interviewée par Aftonbladet.

— Ah bon.

Il lut rapidement les brèves citations.

— Pourquoi ? demanda Erika.

— Parce que ce n'est que la vérité. Dag a travaillé comme pigiste pendant dix ans et l'un de ses domaines était justement la sécurité en informatique. J'ai discuté du sujet plusieurs fois avec lui et on a même discuté de la possibilité de prendre un de ses textes après l'histoire du trafic de femmes.

Il attendit quelques secondes avant de continuer.

— Est-ce que tu connais quelqu'un d'autre qui s'intéresse aux questions d'intrusion informatique ? demanda-t-il.

Erika Berger se tut un moment. Puis elle comprit ce que Mikael cherchait à faire.

— C'est futé, Micke. Vachement futé. D'accord. Fonce.

Nicklasson appela dans les soixante secondes après avoir reçu le mail de Mikael.

— Ça ne vaut pas un clou comme déclaration.

— C'est exactement tout ce que tu auras, ce qui est plus qu'aucun autre journal n'obtiendra. Soit tu publies toute la citation, soit rien du tout.


DÈS QUE MIKAEL EUT ENVOYÉ ces déclarations à Nicklasson, il s'assit à nouveau à sa table de travail. Il réfléchit brièvement, puis il pianota sur son clavier.

[Chère Lisbeth,

J'écris cette lettre que je vais laisser dans mon disque dur, sachant que tôt ou tard tu la liras. Je me rappelle comment tu as investi le disque dur de Wennerström il y a deux ans et je devine que tu as aussi saisi l'occasion pour pirater le mien. A l'heure qu'il est, j'ai bien compris que tu ne veux rien avoir à faire avec moi. Je ne sais pas encore pourquoi tu as rompu notre relation de cette façon, mais je n'ai pas l'intention de demander et tu n'auras pas à t'expliquer.

Malheureusement, que tu le veuilles ou non, les événements des deux derniers jours nous ont de nouveau rapprochés. La police prétend que tu as tué de sang-froid deux personnes que j'aimais énormément. Je n'ai pas besoin de mettre en doute la brutalité des meurtres — c'est moi qui ai trouvé Dag et Mia quelques minutes après qu'on leur avait tiré dessus. Le problème est que je ne pense pas que ce soit toi qui les aies tués. En tout cas, j'espère que non. Si, comme l'affirme la police, tu étais un tueur psychopathe, cela voudrait dire que je me suis totalement mépris sur ton compte ou alors que tu as incroyablement changé au cours de l'année. Et si ce n'est pas toi le tueur, ça veut dire que la police pourchasse le mauvais suspect.

A ce stade, je devrais sans doute te conseiller d'abandonner et de te livrer à la police. Je soupçonne cependant que je parle à une sourde. Mais le fait est que ta situation est intenable et, tôt ou tard, tu seras arrêtée. Quand tu seras arrêtée, tu auras besoin d'un ami. Si tu ne veux pas traiter avec moi, j'ai une sœur. Elle s'appelle Annika Giannini et elle est avocate. Je lui ai parlé et elle est prête à te représenter si tu prends contact avec elle. Tu peux lui faire confiance.

A Millenium, nous avons entamé notre propre enquête sur les meurtres de Dag et Mia. En ce moment, je suis en train d'établir une liste des personnes qui avaient de bonnes raisons de réduire Dag Svensson au silence. Je ne sais pas si je suis la bonne piste, mais je vais passer en revue les personnes sur cette liste, l'une après l'autre.

Mon problème est que je ne vois pas comment maître Nils Bjurman entre en scène. Il ne figure pas dans le matériel de Dag, et je ne vois aucun lien entre lui et Dag et Mia.

Aide-moi. Please. Quel est le lien ? Mikael. PS. Tu devrais te faire faire une autre photo d'identité. Celle-ci ne te rend pas justice.]

Il réfléchit un court instant puis il nomma le document [Pour Sally]. Ensuite il créa un dossier qu'il nomma [LISBETH SALANDER] et qu'il plaça bien en vue sur le bureau de son iBook.


LE MARDI MATIN, DRAGAN ARMANSKIJ convoqua une réunion autour de la table de conférence ronde dans son bureau à Milton Security. Il appela trois personnes.

Johan Fräklund, soixante-deux ans, ancien inspecteur de police à Solna, était le chef de l'unité d'intervention à Milton. C'était Fräklund qui avait la responsabilité globale de la planification et des analyses. Armanskij l'avait recruté de l'administration de l'Etat dix ans auparavant et en était venu à considérer Fräklund comme une des recrues les plus performantes de l'entreprise.

Armanskij appela aussi Steve Bohman, quarante-huit ans, et Niklas Eriksson, vingt-neuf ans. Bohman, comme Fräklund, était un ancien policier. Formé à la brigade d'intervention de Norrmalm dans les années 1980, il avait gagné la brigade criminelle où il avait dirigé des douzaines d'enquêtes dramatiques. Bohman avait été l'un des acteurs-clés de l'enquête sur l'Homme au Laser au début des années 1990, et en 1997, après une certaine persuasion et une offre de salaire considérablement plus élevée, il était passé chez Milton.

Niklas Eriksson n'avait pas ce genre de palmarès. Il avait suivi la formation de l'école de police mais au dernier moment, juste avant de passer son examen, il avait appris qu'il souffrait d'une insuffisance cardiaque congénitale, qui non seulement exigeait une importante intervention chirurgicale, mais qui signifiait aussi que la future carrière de policier d'Eriksson passait à la trappe.

Fräklund — ancien collègue du père d'Eriksson — avait proposé à Armanskij qu'il lui donne une chance. Comme un poste se libérait dans l'unité d'intervention, Armanskij avait accepté son recrutement. Il ne l'avait jamais regretté. Eriksson travaillait à Milton depuis cinq ans maintenant. Contrairement à la plupart des autres employés de la section d'intervention, Eriksson manquait d'habitude du terrain — en revanche il se distinguait comme une ressource intellectuelle perspicace.

— Bonjour tout le monde, asseyez-vous, commencez par lire, dit Armanskij.

Il distribua trois chemises contenant une cinquantaine de photocopies de coupures de presse relatant la chasse à Lisbeth Salander, ainsi qu'un résumé de trois pages de son passé. Armanskij avait passé le lundi de Pâques à rédiger le document. Eriksson termina le premier sa lecture et posa la chemise. Armanskij attendit que Bohman et Fräklund aient terminé aussi.

— Je suppose qu'aucun de vous n'a loupé les titres dans les tabloïds pendant le week-end, dit Dragan Armanskij.

— Lisbeth Salander, dit Fräklund d'une voix morne.

Steve Bohman secoua la tête.

Niklas Eriksson regarda dans le vide d'un air impénétrable en esquissant un sourire triste. Dragan Armanskij regarda le trio d'un œil scrutateur.

— L'une de nos employées, dit-il. Est-ce que vous avez réussi à faire sa connaissance au cours des années qu'elle a passées avec nous ?

— J'ai essayé de plaisanter avec elle une fois, dit Niklas Eriksson, la mine contrite. Ça n'a pas trop marché. J'ai cru qu'elle allait me décapiter. C'était une rabat-joie, je crois que je n'ai pas échangé plus de dix phrases avec elle, en tout et pour tout.

— Elle était assez spéciale, dit Fräklund.

Bohman haussa les épaules.

— Elle était complètement dingue, une vraie peste à fréquenter. Je savais qu'elle était cinglée, mais pas détraquée à ce point.

— Elle était un drôle d'oiseau dans cette maison, renchérit Fräklund. Je n'avais pas trop à faire avec elle, mais je ne peux pas dire que nous ayons jamais eu une relation chaleureuse.

Dragan Armanskij hocha la tête.

— Elle suivait ses propres voies, dit-il. Elle n'était pas facile à manier. Mais je l'ai engagée parce qu'elle était, la meilleure enquêteuse que j'aie jamais rencontrée. Elle livrait toujours des résultats qui sortaient de l'ordinaire.

— C'est un truc que je n'ai jamais compris, dit Fräklund. Je n'ai jamais pigé comment elle pouvait être aussi fichtrement compétente tout en étant si asociale.

Tous les trois hochèrent la tête.

— L'explication est évidemment à trouver dans son état psychique, dit Armanskij en montrant l'une des chemises. Elle était déclarée incapable.

— Je l'ignorais totalement, dit Eriksson. Je veux dire, elle n'avait pas un écriteau dans le dos disant qu'elle était sous tutelle. Tu n'as jamais rien dit.

— Non, reconnut Armanskij. Je n'ai jamais rien dit parce que j'estimais qu'elle n'avait pas besoin d'être plus stigmatisée qu'elle ne l'était déjà. Je trouve que tout le monde doit avoir sa chance.

— Nous avons vu le résultat de cette expérimentation à Enskede, dit Bohman.

— Peut-être.


ARMANSKIJ HÉSITA UN INSTANT. Il ne voulait pas révéler sa faiblesse pour Lisbeth Salander devant les trois professionnels qui le contemplaient, les yeux pleins d'expectative. Leur ton avait été assez neutre pendant la conversation, mais Armanskij savait aussi que Lisbeth Salander était cordialement détestée par tous les trois, tout comme par la totalité des employés de Milton Security. Il ne devait pas paraître faible ni décontenancé. C'était donc primordial de présenter la chose d'une façon qui créerait une bonne dose d'enthousiasme et de professionnalisme.

— J'ai décidé d'utiliser, pour la toute première fois, une partie des ressources de Milton à une affaire purement interne, dit-il. Cela ne doit pas atteindre des sommes astronomiques dans le budget, mais j'ai l'intention de vous détacher tous les deux, Bohman et Eriksson, de votre travail ordinaire. Votre mission sera, pour utiliser une expression passe-partout, d'« établir la vérité » sur Lisbeth Salander.

Bohman et Eriksson posèrent un regard sceptique sur Armanskij.

— Je veux que toi, Fräklund, tu prennes les rênes de l'investigation. Je veux savoir ce qui s'est passé et ce qui a amené Lisbeth Salander à tuer son tuteur et le couple à Enskede. Il y a forcément une explication qui se tient.

— Pardon, mais ceci ressemble à s'y méprendre à une mission policière, objecta Fräklund.

— Sans aucun doute, répliqua Armanskij immédiatement. Mais nous avons un certain avantage par rapport à la police. Nous connaissions Lisbeth Salander et nous avons une petite idée de sa manière de fonctionner.

— Bof, dit Bohman, sur un ton très dubitatif. Je ne pense pas que qui que ce soit ici dans la boîte connaisse Salander ni n'ait la moindre idée de ce qui se déroulait dans sa petite tête.

— Aucune importance, répondit Armanskij. Salander travaillait pour Milton Security. Je considère qu'il est de notre responsabilité d'établir la vérité.

— Salander n'a pas travaillé pour nous depuis... combien ça fait ? bientôt deux ans, dit Fräklund. Je ne pense pas que nous soyons si responsables que ça de ce qu'elle fait. Et je ne pense pas que la police apprécierait qu'on se mêle d'une enquête policière.

— Au contraire, dit Armanskij.

Il jouait son atout et il fallait le jouer judicieusement.

— Comment ça ? demanda Bohman.

— Hier, j'ai eu quelques longs entretiens avec le chef de l'enquête préliminaire, le procureur Ekström, et avec l'inspecteur qui dirige l'investigation, Bublanski. Ekström est sous pression. Ceci n'est pas un règlement de compte lambda parmi des gangsters mais un événement avec un énorme potentiel dans les médias, où un avocat, une criminologue et un journaliste ont été exécutés. Je leur ai expliqué que compte tenu que le suspect principal est une ancienne employée de Milton Security, nous avons décidé d'entamer notre propre enquête sur l'affaire.

Armanskij fit une pause avant de poursuivre.

— Ekström et moi-même sommes d'accord que l'important en ce moment est que Lisbeth Salander soit arrêtée au plus vite avant d'avoir le temps de causer d'autres dégâts, à elle-même ou à autrui, dit-il. Comme nous la connaissons mieux en tant qu'être humain que la police, nous pouvons y contribuer. Ekström et moi avons donc décidé que vous deux — il indiqua Bohman et Eriksson —, vous allez déménager pour le commissariat central où vous vous joindrez à l'équipe de Bublanski.

Tous les trois regardèrent Armanskij d'un air perplexe.

— Pardon, une question idiote... mais nous sommes des civils, dit Bohman. Est-ce que la police va nous ouvrir la porte d'une enquête de meurtre comme ça, sans façon ?

— Vous travaillerez sous la direction de Bublanski, mais vous m'informerez moi aussi. Vous aurez libre accès à l'enquête. Tout le matériel que nous avons et que vous trouverez sera communiqué à Bublanski. Pour la police, cela signifie simplement que l'équipe de Bublanski sera renforcée gratuitement. Et vous n'avez pas toujours été des civils, aucun de vous. Vous, Fräklund et Bohman, vous avez bien travaillé comme policiers pendant de nombreuses années avant de commencer ici et toi, Eriksson, tu as fait l'école de police.

— Mais c'est contre les principes...

— Pas du tout. La police fait souvent appel à des consultants civils dans différentes investigations. Il peut s'agir de psychologues dans des enquêtes sur des crimes sexuels ou d'interprètes dans des enquêtes impliquant des étrangers. Vous interviendrez tout simplement en tant que consultants civils ayant des connaissances sur le principal suspect.

Fräklund hocha lentement la tête.

— D'accord. Milton se joint à l'investigation de la police et essaie de contribuer à l'arrestation de Salander. Y a-t-il autre chose ?

— Une chose : votre mission côté Milton est d'établir la vérité. Rien d'autre. Moi, je veux savoir si Salander a tué ces trois personnes — et dans ce cas pourquoi.

— Y aurait-il un doute sur sa culpabilité ? demanda Eriksson.

— Les indices dont dispose la police sont très embarrassants pour elle. Mais je veux savoir s'il y a une autre dimension dans cette histoire — s'il existe un complice que nous ignorons et qui était peut-être la personne qui tenait l'arme du crime ou bien s'il y a des circonstances que nous ne connaissons pas.

— Je crois qu'il sera difficile de trouver des circonstances atténuantes à un triple meurtre, dit Fräklund. Dans ce cas, on doit partir du principe qu'il existe une possibilité qu'elle soit totalement innocente. Et je n'y crois pas.

— Moi non plus, reconnut Armanskij. Mais votre boulot sera d'assister la police de toutes les manières possibles et de contribuer à son arrestation rapide.

— Le budget ? demanda Fräklund.

— Courant. Je veux être tenu informé des coûts au fur et à mesure, et si ça atteint des sommes faramineuses, on abandonne. Mais dites-vous que vous travaillerez à temps plein là-dessus pendant au moins une semaine à partir de maintenant.

Il hésita encore un instant.

— Je suis celui qui connaît le mieux Salander. Cela signifie que vous devez me considérer comme un des acteurs et que je dois figurer parmi les personnes que vous allez interroger, finit-il par dire.


SONJA MODIG FRANCHIT LE COULOIR au pas de course et eut le temps d'arriver dans la salle des interrogatoires alors que les dernières chaises finissaient de racler par terre. Elle s'installa à côté de Bublanski qui avait convoqué à cette représentation tout le groupe d'investigation, y compris le chef de l'enquête préliminaire. Hans Faste jeta un regard irrité sur Sonja à cause de son retard, puis s'attela à l'introduction ; c'était lui l'initiateur de cette réunion.

Il avait continué à creuser les nombreux clashs entre la bureaucratie de l'Assistance sociale et Lisbeth Salander, la prétendue « piste psychopathe » comme il disait, et il avait indéniablement eu le temps d'accumuler un vaste matériau. Hans Faste se racla la gorge.

— Je vous présente le Dr Peter Teleborian, médecin-chef de la clinique psychiatrique de l'hôpital Sankt Stefan à Uppsala. Il a eu la gentillesse de venir à Stockholm pour mettre à la disposition de l'enquête sa connaissance de Lisbeth Salander.

Sonja Modig déplaça son regard sur Peter Teleborian. C'était un homme de petite taille avec des cheveux châtains frisés, des lunettes à monture d'acier et un petit bouc. Il était habillé avec décontraction, veste beige en velours côtelé, jean et chemise rayée déboutonnée au cou. Ses traits étaient accusés, avec quelque chose d'un jeune garçon. Sonja avait déjà vu Peter Teleborian à plusieurs reprises mais n'avait jamais parlé avec lui. Il avait donné des cours sur les dérangements psychiques quand elle était en dernière année de l'école de police et, une autre fois, dans un stage de formation continue où il avait parlé de psychopathes et de comportements psychopathes chez les jeunes. Elle avait également assisté au procès d'un violeur en série où il était appelé à témoigner en tant qu'expert. Après avoir participé pendant de nombreuses années au débat public, il était l'un des psychiatres les plus connus du pays. Il s'était démarqué par sa critique sévère des coupes sauvages dans les soins psychiatriques ayant eu pour résultat la fermeture d'hôpitaux psychiatriques et l'abandon pur et simple de gens qui se trouvaient en détresse psychique manifeste, les livrant à un destin de SDF et de cas sociaux. Après le meurtre d'Anna Lindh, ministre des Affaires extérieures, Teleborian avait siégé dans la commission parlementaire qui enquêtait sur la ruine des services psychiatriques.

Peter Teleborian adressa un hochement de tête à l'assemblée et se versa de l'eau minérale dans un gobelet en plastique.

— On verra à quoi je peux être utile, commença-t-il de façon prudente. Je déteste voir mes pronostics se réaliser dans ce genre de contexte.

— Pronostics ? demanda Bublanski.

— Oui. On peut parler d'ironie. Le soir des meurtres à Enskede, je participais à un panel à la télé où on discutait de la bombe à retardement qui est amorcée un peu partout dans notre société. C'est terrifiant. Je n'avais sans doute pas Lisbeth Salander en tête à ce moment-là mais je citais une suite d'exemples — anonymes évidemment — de patients qui devraient tout bonnement se trouver dans des institutions de soins plutôt que de courir les rues en toute liberté. Je dirais que rien que cette année, la police aura à résoudre au moins une demi-douzaine d'homicides ou d'assassinats où le coupable appartient à ce groupe de patients assez limité en nombre.

— Et vous voulez dire que Lisbeth Salander fait partie de ces fous furieux ? demanda Hans Faste.

— Le choix de l'expression « fous furieux » n'est pas très pertinent. Mais oui, elle fait partie de la clientèle que la société a abandonnée. Elle est sans hésitation l'un de ces individus déchirés que je n'aurais pas lâchés dans la société si on m'avait demandé mon avis.

— Vous voulez dire qu'elle aurait dû se trouver enfermée avant de commettre un crime ? demanda Sonja Modig. Ce n'est pas tout à fait conciliable avec les principes d'une société de droit.

Hans Faste plissa les sourcils et lui jeta un regard irrité. Sonja Modig se demanda pourquoi Faste semblait sans arrêt sortir les griffes contre elle.

— Vous avez entièrement raison, répondit Teleborian qui lui vint ainsi indirectement en aide. Ce n'est pas conciliable avec la société de droit, au moins pas dans sa forme actuelle. Il y a un équilibre à tenir entre le respect de l'individu et le respect des victimes potentielles qu'un être psychiquement malade peut semer sur sa route. Aucun patient ne ressemble à un autre et il faut les soigner cas par cas. Il est évident que dans les services de soins psychiatriques, nous commettons aussi des erreurs et libérons des personnes qui n'ont rien à faire en liberté.

— Nous ne sommes peut-être pas obligés d'approfondir la politique sociale dans l'affaire qui nous préoccupe, dit Bublanski avec diplomatie.

— Vous avez raison, renchérit Teleborian. Il s'agit maintenant d'un cas spécifique. Mais laissez-moi seulement dire qu'il est important que vous compreniez que Lisbeth Salander est une personne malade qui a besoin de soins, comme n'importe quel patient souffrant d'une rage de dents ou d'une insuffisance cardiaque a besoin de soins. Elle peut guérir et elle aurait pu être guérie aujourd'hui si elle avait reçu l'aide adéquate au moment où elle était encore réceptive aux traitements.

— Vous étiez donc son médecin, dit Hans Faste.

— Je suis une des nombreuses personnes qui ont eu affaire à Lisbeth Salander. Elle était ma patiente au début de son adolescence, et j'ai été l'un des médecins qui l'ont évaluée avant la décision de la mettre sous tutelle à sa majorité.

— Parlez-nous d'elle, demanda Bublanski. Qu'est-ce qui a pu l'amener à se rendre à Enskede pour tuer deux personnes inconnues d'elle et qu'est-ce qui a pu l'amener à tuer son tuteur ?

Peter Teleborian éclata d'un petit rire.

— Non, ça je ne peux pas vous le dire. Je ne suis plus son évolution depuis plusieurs années et je ne sais pas à quel degré de psychose elle se trouve. Par contre, je peux vous dire tout de suite que je doute fort que le couple d'Enskede lui soit inconnu.

— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ? demanda Hans Faste.

— L'une des faiblesses du traitement de Lisbeth Salander est qu'il n'y a jamais eu de diagnostic complet d'elle. Cela découle du fait qu'elle n'a pas été réceptive aux soins. Elle a toujours refusé de répondre aux questions ou de participer à toute forme de traitement thérapeutique.

— Vous ne savez donc pas si elle est réellement malade ou pas ? demanda Sonja Modig. Je veux dire, s'il n'y a pas de diagnostic.

— Voyez les choses ainsi, dit Peter Teleborian. J'ai reçu Lisbeth Salander quand elle allait avoir treize ans. Elle était psychotique, elle avait des phobies et souffrait d'une manie de la persécution manifeste. Elle a été ma patiente pendant deux ans quand elle était internée d'office à Sankt Stefan. La raison de son internement d'office était que tout au long de son enfance, elle avait fait preuve d'un comportement particulièrement violent envers ses camarades de classe, ses professeurs et des gens qu'elle connaissait. Plusieurs incidents avec coups et blessures ont été signalés au principal. Mais la violence avait toujours été dirigée contre des personnes dans son cercle de connaissances, c'est-à-dire contre quelqu'un qui avait dit ou fait une chose qu'elle prenait pour une offense. Il n'y a aucun exemple où elle se serait attaquée à un parfait inconnu. C'est pourquoi je crois qu'il existe un lien entre elle et le couple d'Enskede.

— A part l'attaque dans le métro quand elle avait dix-sept ans, dit Hans Faste.

— C'est un cas où nous devons considérer comme établi que c'est elle qui s'est fait agresser et qu'elle n'a fait que se défendre, dit Teleborian. La personne en question était un criminel sexuel notoire. Mais c'est également un bon exemple de sa façon d'agir. Elle aurait pu s'éloigner ou chercher une protection auprès des autres passagers du wagon. Elle a choisi de commettre des coups et blessures aggravés. Quand elle se sent menacée, elle réagit par voies de fait.

— Mais de quoi est-ce qu'elle souffre, alors ? demanda Bublanski.

— Je viens de le dire, nous ne disposons pas vraiment de diagnostic. Je dirais qu'elle souffre de schizophrénie et qu'elle est toujours en équilibre à la limite de la psychose. Elle manque d'empathie et pour diverses raisons on peut la qualifier de sociopathe. Je dois avouer que je trouve surprenant qu'elle s'en soit si bien tirée depuis sa majorité. Elle a donc évolué dans la société, même si elle était sous tutelle, pendant huit ans sans commettre d'acte qui aurait mené à une plainte ou à une arrestation. Mais son pronostic...

— Son pronostic ?

— Pendant tout ce temps, elle n'a reçu aucun traitement. Je parierais que la physionomie de sa maladie, que nous aurions peut-être pu apaiser et traiter il y a dix ans, fait désormais partie de sa personnalité. Mon pronostic est qu'une fois qu'elle sera arrêtée, elle ne sera pas condamnée à une peine de prison. Elle devra être internée dans une institution.

— Alors comment se fait-il que le tribunal d'instance ait décidé de lui accorder un visa pour la société ? marmonna Hans Faste.

— Il faut sans doute voir cela comme la conjonction d'un avocat à la langue bien pendue et d'une manifestation des restrictions budgétaires et de la libéralisation perpétuelle. C'était en tout cas une décision à laquelle je me suis opposé quand le service de médecine légale m'a consulté. Mais je n'avais aucun droit de décision.

— Mais un pronostic comme celui dont vous parlez doit forcément plutôt tenir de la supposition, glissa Sonja Modig. Je veux dire, vous ne savez en fait rien de ce qui lui est arrivé depuis sa majorité.

— C'est plus qu'une supposition. C'est mon expérience.

— Peut-elle être un danger pour elle-même ? demanda Sonja Modig.

— Vous voulez dire : peut-elle envisager de se suicider ? Non, j'en doute. Elle serait plutôt une psychopathe égomaniaque. C'est elle qui compte. Toutes les autres personnes de son entourage n'ont aucune importance.

— Vous avez dit que sa réaction peut se traduire par des voies de fait, dit Hans Faste. Autrement dit, elle peut être considérée comme dangereuse.

Peter Teleborian le contempla un long moment. Ensuite il inclina la tête et se frotta le front avant de répondre.

— Vous ne soupçonnez pas à quel point il est difficile de dire exactement comment une personne va réagir. Je ne voudrais pas que Lisbeth Salander soit blessée quand vous l'arrêterez... mais disons que, dans son cas, je veillerais à ce que l'arrestation se fasse avec la plus grande prudence. Si elle est armée, le risque est grand qu'elle utilise son arme.

18 MARDI 29 MARS — MERCREDI 30 MARS

TROIS ENQUÊTES PARALLÈLES sur les meurtres d'Enskede étaient donc en cours. La première était celle de l'inspecteur Bublanski, avec l'avantage de l'autorité de l'Etat. En apparence, la solution semblait se trouver à portée de main ; ils avaient une suspecte et une arme du crime associée à la suspecte. Ils avaient un lien incontestable avec la première victime et un lien possible via Mikael Blomkvist avec les deux autres victimes. Pour Bublanski, il ne s'agissait maintenant pratiquement plus que de trouver Lisbeth Salander et de la fourrer dans une des cages à poules de la maison d'arrêt de Kronoberg.

L'enquête de Dragan Armanskij était formellement soumise à l'enquête de police officielle, mais Armanskij avait aussi son propre agenda. Son intention personnelle était d'une certaine manière de surveiller les intérêts de Lisbeth Salander — trouver la vérité et de préférence une vérité avec une forme de circonstances atténuantes.

L'enquête la plus incommode était celle de Millenium. Le journal manquait totalement des ressources dont disposaient aussi bien la police que l'entreprise d'Armanskij. Contrairement à la police, Mikael Blomkvist n'était pas particulièrement intéressé par la découverte d'un motif plausible qui aurait amené Lisbeth Salander à se rendre à Enskede pour tuer deux de ses amis. Un moment, au cours du week-end de Pâques, il s'était dit qu'il ne croyait tout simplement pas à cette histoire. Si Lisbeth Salander était mêlée aux meurtres en quoi que ce soit, c'était forcément pour de tout autres raisons que ce que laissait entendre l'enquête officielle. Quelqu'un d'autre avait tenu l'arme ou quelque chose s'était passé en dehors du contrôle de Lisbeth Salander.


NIKLAS ERIKSSON RESTA SILENCIEUX pendant le trajet en taxi dé Slussen au commissariat central de Kungsholmen. Il était tout étourdi de s'être retrouvé enfin, et sans préavis, dans une véritable enquête de police. Il jeta un regard en coin vers Steve Bohman qui relisait encore une fois le résumé d'Armanskij. Puis il sourit soudain pour lui-même.

Cette mission lui avait fourni une possibilité totalement inopinée de réaliser une ambition que ni Armanskij ni Steve Bohman ne connaissaient ou même ne pouvaient deviner. Il se retrouvait soudain en mesure de coincer Lisbeth Salander. Il espérait pouvoir contribuer à son arrestation. Il espérait qu'elle serait condamnée à la prison à perpétuité.

Tout le monde savait que Lisbeth Salander n'était pas très populaire à Milton Security. La plupart des collaborateurs qui avaient eu affaire avec elle la vivaient comme une plaie. Mais ni Bohman ni Armanskij ne soupçonnaient à quel point Niklas Eriksson détestait Lisbeth Salander.

La vie avait été injuste avec Niklas Eriksson. Il était beau gosse. C'était un homme dans la fleur de l'âge. De plus, il était intelligent. Pourtant, il était à jamais exclu de toutes possibilités de devenir ce qu'il avait toujours voulu devenir, en l'occurrence policier. Son problème était un souffle au cœur provoqué par une lésion microscopique d'une valve. Il avait été opéré et le défaut avait été corrigé mais, ayant eu un problème cardiaque, il était à tout jamais déclassé et jugé inférieur en tant qu'être humain.

Quand on lui avait proposé de travailler à Milton Security, il avait accepté. Il l'avait cependant fait sans le moindre enthousiasme. Il considérait Milton comme une poubelle pour individus au rancart — flics sur le retour et qui n'étaient plus à la hauteur. Il était un des laissés pour compte — mais sans aucune responsabilité personnelle.

Quand il avait commencé à Milton, une de ses premières missions avait été d'assister l'unité d'intervention. Il devait établir une analyse de sécurité de la protection personnelle d'une chanteuse mondialement connue et plus toute jeune, qui avait fait l'objet de menaces de la part d'un admirateur trop enthousiaste, patient psychiatrique en cavale, de surcroît. La chanteuse habitait seule une villa à Södertörn où Milton avait installé un système de surveillance et une alarme, et où ils avaient mis en faction un garde du corps. Tard un soir, l'admirateur enthousiaste avait essayé d'entrer par effraction. Le garde du corps avait rapidement neutralisé le bonhomme, par la suite condamné pour menaces et effraction et réexpédié en asile.

Pendant deux semaines, Niklas Eriksson s'était à plusieurs reprises rendu à la villa de Södertörn en compagnie d'autres employés de Milton. Il trouvait à la chanteuse vieillissante un air de mégère snob et hautaine qui l'avait regardé avec surprise quand il avait joué le charmeur. Elle aurait dû s'estimer heureuse qu'un admirateur se souvienne encore d'elle.

Il méprisait la façon dont le personnel de Milton léchait les bottes de cette femme. Mais il n'avait évidemment pas exprimé son opinion.

Un après-midi, peu avant l'arrestation de l'admirateur, la chanteuse et deux employés de Milton s'étaient trouvés au bord d'une petite piscine derrière la maison alors que lui-même était à l'intérieur pour faire des photos des fenêtres et des portes qu'il fallait éventuellement renforcer. Il était passé d'une pièce à une autre et était arrivé à la chambre de la dame, et soudain il n'avait pas su résister à la tentation d'ouvrir une commode. Il y avait trouvé une douzaine d'albums de photos datant de son époque de gloire dans les années 1970 et 1980, quand elle et son orchestre faisaient des tournées dans le monde entier. Il avait aussi trouvé un carton avec des photos très personnelles de la chanteuse. Photos relativement innocentes, mais qui avec un peu d'imagination pouvaient être considérées comme des « études erotiques ». Mon Dieu, quelle poufiasse ! Il avait volé cinq des photos les plus osées, apparemment prises par un amant et conservées en souvenir, sans doute.

Il en avait fait des copies puis avait remis les originaux à leur place. Ensuite, il avait attendu cinq mois avant de les vendre à un tabloïd anglais. On les lui avait payées 9 000 livres. Elles avaient fait couler beaucoup d'encre.

Il ne savait toujours pas comment Lisbeth Salander s'y était prise. Peu après la publication des photos, il avait reçu sa visite. Elle savait que c'était lui qui avait vendu les photos. Elle avait menacé de le dénoncer à Dragan Armanskij si jamais il recommençait ce genre de choses. Elle l'aurait dénoncé si elle avait pu étayer ses affirmations par des documents — ce qu'apparemment elle n'était pas en mesure de faire. Mais depuis ce jour-là, il avait senti qu'elle le surveillait. Dès qu'il se retournait, il voyait ses petits yeux porcins.

Il s'était senti acculé et frustré. Sa seule riposte possible fut de miner sa crédibilité en alimentant les ragots sur elle dans la salle du personnel, sans trop de succès cependant. Il n'osait pas se mettre trop en avant car, comme tout le monde dans la boîte, il savait que, pour une raison incompréhensible, elle était sous la protection d'Armanskij en personne. Eriksson se demandait quelle sorte de pouvoir elle avait sur le président de Milton ou s'il fallait penser que ce vieux salaud la baisait en secret. Mais si personne à Milton n'appréciait outre mesure Lisbeth Salander, le personnel respectait Armanskij et acceptait la présence de cette fille étrange. Niklas Eriksson avait vécu avec un énorme soulagement sa disparition progressive du paysage et la fin de ses activités pour Milton.

Une possibilité de lui rendre la monnaie de sa pièce venait de se présenter. Enfin sans risque. Elle pouvait l'accuser de tout ce qu'elle voulait — personne ne la croirait. Même Armanskij ne prêterait pas foi à une tueuse psychopathe.


L'INSPECTEUR BUBLANSKI VIT HANS FASTE sortir de l'ascenseur en compagnie de Bohman et Eriksson de Milton Security. Faste était allé chercher leurs nouveaux collaborateurs dans le sas de sécurité. Bublanski n'était pas enthousiaste à la pensée d'ouvrir les dossiers d'une enquête pour meurtre à des personnes extérieures, mais la décision avait été prise par ses supérieurs et puis... après tout, Bohman était un vrai policier avec pas mal de kilomètres au compteur. Et Eriksson, sortant de l'école de police, ne pouvait pas être un parfait imbécile. Bublanski indiqua la salle de réunion.

La chasse à Lisbeth Salander en était à son sixième jour et l'heure était venue de faire un bilan complet. Le procureur Ekström ne participait pas à la réunion. Etaient présents les inspecteurs Sonja Modig, Hans Faste, Cuit Bolinder et Jerker Holmberg, renforcés par quatre collègues de l'unité d'investigation de la Crim nationale. Bublanski commença par présenter les nouveaux collaborateurs de Milton Security et demanda si l'un d'eux voulait dire quelques mots. Bohman s'éclaircit la gorge.

— Ça fait quelque temps maintenant que j'ai quitté cette maison, mais certains d'entre vous me connaissent et savent que j'ai été des vôtres pendant de nombreuses années avant de partir dans le privé. La raison de notre présence ici est donc que Salander a travaillé pour nous pendant plusieurs années et que nous ressentons une certaine responsabilité. Notre mission est de contribuer par tous nos moyens à l'arrestation de Salander au plus vite. Nous pouvons fournir certaines données sur elle en tant qu'individu. Nous ne sommes donc pas ici pour embrouiller l'enquête, ni pour vous faire des coups en douce.

— Comment était-elle en tant que collègue ? demanda Faste.

— Ce n'était pas exactement quelqu'un qu'on avait envie de serrer sur son cœur, répondit Niklas Eriksson.

Il se tut quand Bublanski leva une main.

— Nous aurons tout loisir d'aborder les détails au cours de cette réunion. Mais prenons les choses dans l'ordre pour avoir une vue cohérente de notre position. Cette réunion terminée, vous irez tous les deux chez le procureur Ekström signer un serment de secret professionnel. Commençons maintenant par Sonja.

— C'est frustrant. Nous avons eu une percée quelques heures seulement après le meurtre, quand nous avons identifié Salander. Nous avons trouvé son domicile — ou ce que nous avons cru être son domicile. Ensuite, pas la moindre piste. Nous avons reçu une trentaine d'appels de gens qui l'ont vue, mais jusqu'à présent, ils se sont tous révélés faux. Elle semble s'être envolée.

— C'est assez incompréhensible, dit Curt Bolinder. Son apparence physique est assez caractéristique, elle a des tatouages, et elle ne devrait pas être difficile à trouver.

— La police d'Uppsala a fait une descente hier avec tambour et trompettes sur la foi d'un tuyau. Tout ça pour alpaguer un gamin de quatorze ans qui ressemblait à Salander, et à qui ils ont foutu une peur bleue. Les parents n'étaient pas très contents, je peux vous dire.

— Je suppose qu'on n'est pas aidé par le fait qu'on chasse un individu qui a l'air d'avoir quatorze ans. Elle peut se fondre dans des bandes de jeunes.

— Mais avec la publicité qui a été faite autour d'elle dans les médias, quelqu'un aurait dû voir quelque chose, objecta Bolinder. Ils vont la passer dans Avis de recherche cette semaine, on verra bien si ça mène quelque part.

— J'ai du mal à le croire, quand on pense qu'elle a été à la une de tous les journaux suédois, dit Hans Faste.

— Ce qui signifie que nous devons peut-être changer de raisonnement, dit Bublanski. Elle a pu réussir à filer à l'étranger, mais il est plus vraisemblable qu'elle se terre quelque part et attend.

Bohman leva une main. Bublanski lui fit un signe de tête.

— L'image que nous avons d'elle n'indique en rien qu'elle soit autodestructrice. Elle est fin stratège et elle prévoit ses actions comme un joueur d'échecs. Elle ne fait rien sans analyser les conséquences. C'est en tout cas l'avis de Dragan Armanskij.

— C'est également l'avis de son ancien psychiatre. Mais laissons l'aspect de son caractère pour le moment, dit Bublanski. Tôt ou tard, elle sera obligée de bouger. Jerker, quelles sont ses ressources ?

— Là, vous allez vous régaler, dit Jerker Holmberg. Elle a un compte à Handelsbanken depuis plusieurs années. C'est cet argent qu'elle déclare. Ou plus exactement l'argent que maître Bjurman déclarait. Il y a un an, ce compte indiquait un solde de 100 000 couronnes. En automne 2003, elle a retiré la totalité de la somme.

— Elle avait besoin d'argent liquide en automne 2003. Selon Armanskij, c'est le moment où elle a arrêté de travailler à Milton Security, dit Bohman.

— Ça se peut. Le compte est resté à zéro pendant deux semaines. Ensuite, elle l'a recrédité de la même somme.

— Elle pensait avoir besoin de cet argent pour je ne sais quoi, mais comme elle ne l'a pas utilisé elle a remis l'argent à la banque ?

— Ça se tient. En décembre 2003, elle a utilisé le compte pour payer certaines factures, entre autres les charges pour un an à venir. Le solde n'était plus que de 70 000 couronnes. Ensuite, aucun mouvement pendant un an à part un versement de 9 000 couronnes et quelques. J'ai vérifié — c'était l'héritage de sa mère.

— OK.

— En mars cette année, elle a retiré l'argent de l'héritage — la somme exacte était de 9 312 couronnes. C'est la seule fois où elle a touché à ce compte.

— Alors de quoi est-ce qu'elle vit, bordel ?

— Ecoutez ça. En janvier cette année, elle a ouvert un nouveau compte. Cette fois-ci à la SEB. Elle a versé la somme de 2 millions de couronnes.

— Quoi ?

— Il sort d'où, cet argent ? demanda Modig.

— L'argent a été transféré sur son compte à partir d'une banque des îles Anglo-Normandes.

Le silence envahit la salle de réunion.

— Je ne comprends rien, finit par dire Sonja Modig.

— C'est donc de l'argent qu'elle n'a pas déclaré, demanda Bublanski.

— Oui, mais techniquement, elle n'a pas besoin de le faire avant l'année prochaine. Il est à remarquer que cette somme n'est pas mentionnée dans le compte rendu mensuel que faisait Bjurman de la situation financière de Salander.

— Tu veux dire, soit il n'était pas au courant, soit ils trafiquaient quelque chose ensemble. Jerker, où en sommes-nous côté technique ?

— J'ai fait un bilan avec le chef de l'enquête préliminaire hier soir. Voici donc ce que nous savons. Un : nous sommes en mesure de lier Salander aux deux lieux des crimes. Nous avons trouvé ses empreintes digitales sur l'arme du crime et sur les éclats d'une tasse à café brisée à Enskede. Nous attendons la réponse des échantillons d'ADN que nous avons pris... mais il n'y a quasiment aucun doute qu'elle s'est trouvée dans l'appartement.

— OK.

— Deux. Nous avons ses empreintes digitales sur le carton de l'arme dans l'appartement de maître Bjurman.

— OK.

— Trois. Nous avons enfin un témoin qui la place sur le lieu du crime à Enskede. Un buraliste s'est manifesté pour dire que Lisbeth Salander est venue acheter un paquet de Marlboro light dans son magasin le soir du meurtre.

— Et il met tout ce temps à se décider à parler.

— Il était parti pendant le week-end comme tout le monde. Toujours est-il que le bureau de tabac est situé au coin, ici, à environ cent quatre-vingt-dix mètres du lieu du crime. Jerker Holmberg montra un plan. Elle est entrée dans le magasin juste quand il allait fermer, à 22 heures. Il a pu donner une description parfaite d'elle.

— Le tatouage sur le cou ? demanda Curt Bolinder.

— Il a été un peu flou là-dessus. Il croit se souvenir d'un tatouage. Mais il a définitivement vu qu'elle avait un piercing au sourcil.

— Quoi d'autre ?

— Pas beaucoup plus comme preuves purement techniques. Mais c'est suffisant.

— Faste — l'appartement dans Lundagatan ?

— Nous y avons trouvé ses empreintes digitales, mais je ne crois pas qu'elle y habite. Nous avons mis l'appart sens dessus dessous et toutes les affaires semblent appartenir à Miriam Wu. Elle a été ajoutée au contrat en février cette année, pas avant.

— Qu'avons-nous sur elle ?

— Aucune condamnation. Lesbienne notoire. Parfois elle participe à des shows et des trucs comme ça, à la Gay Pride. Elle fait semblant de faire des études de sociologie et elle est copropriétaire d'une boutique porno dans Tegnérgatan. Domino Fashion.

— Boutique porno ? demanda Sonja Modig en levant les sourcils.

A une occasion, et pour le plus grand bonheur de son mari, elle avait acheté de la lingerie sexy chez Domino Fashion. Ce qu'elle n'avait aucune intention de révéler aux hommes autour de la table.

— Ouais, ils vendent des menottes et des fringues de pute et des trucs comme ça. Si tu cherches un fouet...

— Il ne s'agit pas du tout d'une boutique porno, mais d'une boutique de mode pour les gens qui aiment la lingerie raffinée, dit-elle.

— C'est du pareil au même.

— Continue, dit Bublanski irrité. Nous n'avons aucune piste de Miriam Wu.

— Pas la moindre.

— Elle peut être juste partie pour le week-end, proposa Sonja Modig.

— Ou alors Salander l'a descendue aussi, proposa Faste. Elle veut peut-être faire table rase de toutes ses connaissances.

— Miriam Wu est lesbienne, donc. Devons-nous en tirer la conclusion que Salander et elle sont ensemble ?

— Je crois que nous pouvons assez tranquillement tirer la conclusion qu'il y a une relation sexuelle, dit Curt Bolinder. Je base cette affirmation sur plusieurs choses. Premièrement, nous avons trouvé les empreintes de Lisbeth Salander dans et autour du lit dans l'appartement. Nous avons également trouvé ses empreintes sur des menottes qui ont manifestement été utilisées comme gadget sexuel.

— Alors elle va sans doute apprécier les menottes que je lui garde au chaud, dit Hans Faste.

Sonja Modig soupira profondément.

— Continue, dit Bublanski.

— Deuxièmement : une info nous dit que Miriam Wu a mené un flirt poussé au Moulin avec une fille qui correspond au signalement de Salander. C'était il y a une quinzaine de jours. L'informateur affirme qu'il sait qui est Salander et qu'il l'a déjà croisée au Moulin, bien que cette année on ne l'y ait pas vue puisqu'elle était à l'étranger. Je n'ai pas eu le temps de vérifier avec le personnel. Je vois ça cet après-midi.

— Son dossier aux Affaires sociales ne mentionne pas qu'elle est lesbienne. Dans son adolescence, elle faisait souvent des fugues de ses familles d'accueil pour aller draguer des hommes dans les bars. Plusieurs fois, elle a été arrêtée en compagnie d'hommes plus âgés qu'elle.

— Parce qu'en plus elle faisait le trottoir ! dit Hans Faste.

— Qu'est-ce qu'on sait sur ses amis ? Curt ?

— Pratiquement rien. Elle n'a pas été interpellée depuis qu'elle avait dix-huit ans. Elle connaît Dragan Armanskij et Mikael Blomkvist, ça, on le sait. Et elle connaît évidemment Miriam Wu. La même source qui m'a tuyauté sur elle et Wu au Moulin dit qu'elle traînait avec un groupe de nanas autrefois. Un groupe de filles qui se faisaient appeler les Evil Fingers.

— Evil Fingers ? Et c'est quoi ? voulut savoir Bublanski.

— On dirait un truc occulte. Elles avaient l'habitude de se réunir pour faire la bringue.

— Ne dis pas que Salander est une foutue sataniste aussi, dit Bublanski. Les médias vont en raffoler.

— Un groupe de lesbiennes satanistes, proposa Faste généreusement.

— Hans, tu as une vision moyenâgeuse des femmes, dit Sonja Modig. Même moi j'ai entendu parler des Evil Fingers.

— Ah bon ? fit Bublanski, tout surpris.

— C'était un groupe de rock féminin à la fin des années 1990. Pas des super-vedettes, mais un moment elles étaient vaguement connues.

— Donc, des lesbiennes satanistes jouant du hard rock, dit Hans Faste.

— Ça va, ça va, dit Bublanski. Hans, toi et Curt vous vous renseignerez sur les membres des Evil Fingers et vous irez leur parler. Est-ce que Salander a d'autres amis ?

— Pas beaucoup, à part son ancien tuteur, Holger Palmgren. Mais il est en soins de longue durée après une attaque, apparemment c'est assez grave. Non — je ne peux vraiment pas dire que j'ai trouvé un cercle d'amis. Cela dit, nous n'avons pas non plus déniché le domicile de Salander, ni de carnet d'adresses, mais je n'ai pas l'impression qu'elle ait beaucoup d'amis proches.

— Quand même, personne ne peut se balader comme un fantôme sans laisser de traces dans la société. Qu'est-ce qu'il faut penser de Mikael Blomkvist ?

— On ne l'a pas exactement placé en filature, mais on lui a donné de nos nouvelles de temps à autre au cours du week-end, dit Faste. Au cas où Salander se manifesterait, donc. Il est rentré chez lui après le boulot et ne semble pas avoir quitté son appartement pendant tout le weekend.

— J'ai du mal à croire qu'il soit impliqué dans le meurtre, dit Sonja Modig. Sa version tient la route et il nous a fourni un emploi du temps détaillé pour la soirée en question.

— Mais il connaît Salander. Il est le maillon entre elle et le couple d'Enskede. Et ensuite il y a son témoignage sur les deux hommes qui ont agressé Salander une semaine avant les meurtres. Qu'est-ce qu'il faut en penser ?

— A part Blomkvist, il n'y a pas un seul témoin de l'agression... ou de la supposée agression, dit Faste.

— Tu penses que Blomkvist fabule ou qu'il ment ?

— Je ne sais pas. Mais toute l'histoire paraît inventée. Un homme adulte qui n'arriverait pas à bout d'une fille qui pèse dans les quarante kilos, je n'y crois pas.

— Pourquoi est-ce que Blomkvist mentirait ?

— Peut-être pour détourner l'attention de Salander.

— Et rien de tout ça ne colle vraiment. C'est Blomkvist qui a avancé la théorie que le couple d'Enskede a été tué à cause du livre que Dag Svensson était en train d'écrire.

— Tu parles, dit Faste. C'est Salander. Pourquoi est-ce que quelqu'un assassinerait son tuteur pour faire taire Dag Svensson ? Et qui... un gars de la police ?

— Si Blomkvist publie sa théorie, on sera dans la merde avec des pistes policières dans tous les sens, dit Curt Bolinder.

Tout le monde hocha la tête.

— OK , dit Sonja Modig. Pourquoi a-t-elle tué Bjurman ?

— Et que veut dire ce tatouage ? demanda Bublanski en montrant la photographie du ventre de Bjurman.

JE SUIS UN PORC SADIQUE, UN SALAUD ET UN VIOLEUR.

Un bref silence s'abattit sur le groupe.

— Que disent les médecins ? voulut savoir Bohman.

— Le tatouage date d'il y a un à trois ans. Ils peuvent le voir à la peau, selon la profondeur du saignement, dit Sonja Modig.

— On peut supposer que Bjurman ne s'est pas fait tatouer ça volontairement.

— C'est vrai qu'il y a des tarés partout, mais j'imagine que ça ne fait pas partie des tatouages très courants, même parmi les fanas.

Sonja Modig agita un index.

— Le médecin légiste dit que techniquement c'est un tatouage épouvantable, ce que moi-même j'ai pu constater. Conclusion : c'est un amateur qui l'a réalisé. L'aiguille n'a pas été enfoncée avec régularité et c'est un énorme tatouage sur une partie très sensible du corps. Globalement, ça a dû être une procédure terriblement douloureuse, qu'il faudrait pratiquement mettre au niveau des coups et blessures aggravés.

— A part le fait que Bjurman n'a jamais porté plainte, dit Faste.

— Moi non plus je ne porterais pas plainte si quelqu'un me tatouait un slogan pareil sur le ventre, dit Curt Bolinder.

— J'ai un autre truc, dit Sonja Modig. Qui viendrait éventuellement étayer le message du tatouage — que Bjurman était un porc sadique.

Elle ouvrit un dossier avec des photos sorties de l'imprimante qu'elle fit circuler.

— J'en ai seulement imprimé un petit échantillonnage. Mais voilà ce que j'ai trouvé dans un dossier sur le disque dur de Bjurman. Ce sont des photos téléchargées d'Internet. Son ordinateur contient plus de deux mille photos de ce genre.

Faste siffla et brandit une photo d'une femme ligotée dans une position brutale et inconfortable.

— C'est peut-être quelque chose pour Domino Fashion ou Evil Fingers, dit-il.

Bublanski agita une main irritée pour que Faste ferme sa gueule.

— Comment faut-il interpréter ça ? demanda Bohman.

— Le tatouage date de disons... deux ans, dit Bublanski. C'est à peu près l'époque où Bjurman est tombé malade. Ni le médecin légiste, ni son dossier médical n'indiquent qu'il avait de maladies sérieuses, à part de l'hypertension. On peut donc supposer qu'il y a un lien.

— Salander a changé au cours de cette même année, dit Bohman. Elle a soudain cessé de travailler pour Milton et elle s'est tirée à l'étranger.

— Sommes-nous d'accord pour supposer qu'il y a un lien là aussi ? Si le message du tatouage est correct, Bjurman avait donc violé quelqu'un. Salander est indéniablement bien placée. Dans ce cas, ce serait un bon mobile pour un meurtre.

— Il y a quand même d'autres façons d'interpréter ça, dit Hans Faste. J'imagine bien un scénario où Salander et la Chinetoque proposent une sorte de service d'escorte teinté sadomaso. Bjurman étant un de ces barges qui prennent leur pied à se faire fouetter par des petites filles. Il a pu se trouver dans une sorte de relation de dépendance avec Salander où les choses ont déraillé.

— Mais ça n'explique pas pourquoi elle est allée à Enskede.

— Si Dag Svensson et Mia Bergman étaient sur le point de révéler le commerce du sexe, ils peuvent être tombés sur Salander et Wu. Là, il peut y avoir eu un motif pour Salander de les tuer.

— Ce qui nous fait encore davantage de spéculations, dit Sonja Modig.

Ils poursuivirent la réunion pendant encore une heure et débattirent aussi du fait que l'ordinateur portable de Dag Svensson avait disparu. Quand ils arrêtèrent pour aller déjeuner, ils se sentaient tous frustrés. L'enquête comportait plus de points d'interrogation que jamais.


ERIKA BERGER APPELA Magnus Borgsjö de la direction de Svenska Morgon-Posten dès son arrivée à la rédaction le mardi matin.

— Je suis intéressée, dit-elle.

— J'en étais sûr.

— J'avais l'intention de te faire part de ma décision tout de suite après le week-end de Pâques. Mais comme tu peux le comprendre, nous sommes en plein chaos ici à la rédaction.

— Le meurtre de Dag Svensson. Toutes mes condoléances. C'est une sale histoire.

— Alors tu comprends que ce n'est pas le bon moment pour moi d'annoncer que je vais quitter le navire. Il garda le silence un moment.

— Nous avons un problème, dit Borgsjö.

— Lequel ?

— Quand nous avons discuté la première fois, je t'ai dit que le poste était à pourvoir pour le 1er août. Mais il se trouve que Hâkan Morander, le rédacteur en chef auquel tu dois succéder, n'est pas du tout en bonne santé. Il a des problèmes cardiaques et il faut qu'il réduise son activité. Il en a discuté avec son médecin il y a quelques jours et je viens d'apprendre qu'il quittera son poste le 1er juillet. Je croyais qu'il allait rester jusqu'à l'automne et que tu pourrais prendre le relais en parallèle avec lui en août et septembre. Mais dans la situation actuelle, c'est la crise. Erika, nous aurons besoin de toi dès le 1er mai — au plus tard le 15 mai.

— Mon Dieu. C'est dans quelques semaines seulement.

— Es-tu toujours intéressée ?

— Oui... mais ça signifie que je n'ai qu'un mois pour faire du rangement à Millenium.

— Je sais. Désolé, Erika, mais je suis obligé de te mettre la pression. Ceci dit, un mois devrait suffire pour boucler tes affaires dans un journal qui a une demi-douzaine d'employés.

— Mais ça signifie que je plaque tout en plein chaos.

— Tu dois plaquer de toute façon. Tout ce qu'on fait, c'est avancer la date de quelques semaines.

— J'ai quelques conditions à poser.

— Je t'écoute.

— Je resterai dans le CA de Millenium.

— Ce n'est pas forcément pertinent. Millenium est un mensuel, certes, et considérablement plus petit, mais d'un point de vue purement technique, nous sommes concurrents.

— Peu m'importe. Je serai totalement en dehors de l'activité rédactionnelle de Millenium, mais je n'ai aucune intention de vendre ma part. Par conséquent, je reste dans le CA.

— Entendu, on trouvera une solution.

Ils fixèrent une rencontre avec la direction la première semaine d'avril, afin de discuter des détails et de rédiger le contrat.


MIKAEL BLOMKVIST EUT UNE IMPRESSION de déjà vu en examinant la liste de suspects qu'il avait dressée avec Malou pendant le week-end. Il y avait là trente-sept personnes que Dag Svensson malmenait sans pitié dans son livre. De ceux-ci, vingt et un étaient des michetons qu'il avait identifiés.

Mikael se rappela soudain sa traque d'un meurtrier à Hedestad deux ans auparavant, avec au départ une galerie de suspects qui comptait près de cinquante personnes. Il avait été obligé d'arrêter les spéculations sur la culpabilité éventuelle de chacune.

Vers 10 heures le mardi, il fit signe à Malou Eriksson de venir dans son bureau. Il ferma la porte et lui demanda de s'installer.

Ils gardèrent le silence le temps de siroter un café. Finalement, il poussa vers elle la liste des trente-sept noms dressée pendant le week-end.

— Qu'est-ce qu'on fait ?

— Pour commencer, on va montrer cette liste à Erika dans dix minutes. Ensuite, on va essayer de les décortiquer les uns après les autres. Il se peut que quelqu'un dans la liste soit lié aux meurtres.

— Et on fera comment pour les décortiquer ?

— Je vais me concentrer sur les vingt et un michetons nommément cités dans le livre. Ils ont plus à perdre que les autres. Je vais emboîter le pas à Dag et leur rendre visite un à un.

— D'accord.

— J'ai deux boulots pour toi. Premièrement, il y a sept noms ici qui ne sont pas identifiés, deux michetons et cinq profiteurs. Ton boulot dans les jours qui viennent va être d'essayer de les identifier. Certains des noms figurent dans la thèse de Mia ; il y a peut-être des références qui pourraient nous aider à deviner leurs véritables noms.

— Entendu.

— Deuxièmement, nous savons très peu de choses sur Nils Bjurman, le tuteur de Lisbeth. Les journaux ont donné un cv sommaire de lui, mais j'imagine que la moitié est erronée.

— Je vais donc fouiner dans son passé.

— Exactement. Tout ce que tu peux trouver.


HARRIET VANGER APPELA Mikael Blomkvist vers 17 heures.

— Tu peux parler ?

— Un petit moment.

— Cette fille qu'ils recherchent... c'est celle qui t'a aidé à me retrouver, n'est-ce pas ?

Harriet Vanger et Lisbeth Salander ne s'étaient jamais rencontrées.

— Oui, répondit Mikael. Excuse-moi, je n'ai pas eu le temps de t'appeler pour te tenir informée. Mais effectivement, c'est elle.

— Qu'est-ce que ça signifie ?

— En ce qui te concerne... rien, j'espère.

— Mais elle sait tout sur moi et sur ce qui s'est passé il y a deux ans.

— Oui, elle sait tout ce qui s'est passé.

Harriet Vanger resta silencieuse à l'autre bout de la ligne.

— Harriet... je ne pense pas qu'elle soit coupable. Je suis obligé de me dire qu'elle est innocente. J'ai confiance en Lisbeth Salander.

— Si on doit croire ce que disent les journaux...

— On ne doit pas croire ce que disent les journaux. C'est trop simpliste. Elle a donné sa parole de ne pas te trahir. Je pense qu'elle la tiendra pour le restant de sa vie. Comme je l'ai compris, elle a des principes.

— Et si elle ne tient pas parole ?

— Je ne sais pas. Harriet. Je vais tout faire pour découvrir ce qui s'est réellement passé.

— Bien.

— Ne t'inquiète pas.

— Je ne m'inquiète pas. Mais je veux être préparée au pire. Comment tu vas, Mikael ?

— Pas terrible. Nous sommes sur le pied de guerre depuis les meurtres.

Harriet Vanger se tut un moment.

— Mikael... je suis à Stockholm, là, maintenant. Je prends l'avion pour l'Australie demain et je serai absente pendant un mois.

— Ah bon.

— Je suis descendue au même hôtel.

— Je ne sais pas trop que te dire. Je me sens en mille morceaux. Je dois travailler cette nuit et je ne serais pas une compagnie très marrante.

— Tu n'as pas besoin d'être une compagnie marrante. Viens juste te détendre un moment.


MIKAEL RENTRA CHEZ LUI vers 1 heure du matin. Il était fatigué et envisagea de tout laisser tomber et d'aller se coucher, mais il démarra quand même son iBook et vérifia sa boîte aux lettres. Rien d'intéressant ne s'y était ajouté.

Il ouvrit le dossier [LISBETH SALANDER] et découvrit un tout nouveau document. Il était intitulé [Pour MikBlom] et posé juste à côté du document intitulé [Pour Sally].

Ce fut presque un choc de voir soudain ce fichier dans son ordinateur. Elle est ici. Lisbeth Salander est venue dans mon ordinateur. Elle y est peut-être encore. Il double cliqua.

Il n'aurait su dire à quoi il s'était attendu. Une lettre. Une réponse. Des affirmations de son innocence. Une explication. La réplique de Lisbeth Salander à Mikael Blomkvist était frustrante tant elle était brève. Le message ne consistait qu'en un seul mot. Quatre lettres.

[Zala.]

Mikael fixa le nom.

Dag Svensson avait parlé de Zala au téléphone deux heures avant d'être tué.

Qu'est-ce qu'elle essaie de dire ? Est-ce que Zala serait le lien entre Bjurman et Dag etMia ? Comment ? Pourquoi ? Qui est-il ? Et comment Lisbeth Salander peut-elle le savoir ? Comment est-elle mêlée à cela ?

Il ouvrit les propriétés du fichier et constata que le texte avait été créé moins de quinze minutes plus tôt. Puis il sourit tout à coup. Le fichier était marqué Mikael Blomkvist comme auteur d'origine. Elle avait créé le fichier dans son ordinateur et avec son logiciel à lui. C'était mieux qu'un e-mail, ça ne laissait pas de traces et pas d'adresse IP qu'on pourrait remonter, même si Mikael était relativement sûr qu'on ne pourrait jamais remonter jusqu'à Lisbeth Salander via le réseau. Et cela prouvait tout bonnement que Lisbeth Salander avait opéré un hostile takeover — elle appelait ça comme ça — de son ordinateur.

Il s'approcha de la fenêtre et regarda l'hôtel de ville. Il ne pouvait pas se défaire du sentiment d'être observé par Lisbeth Salander à cet instant, presque comme si elle se trouvait dans la pièce et le contemplait à travers l'écran de son iBook. Concrètement, elle pouvait se trouver presque n'importe où dans le monde, mais il soupçonna qu'elle était beaucoup plus près. Quelque part dans le centre de Stockholm. Dans un rayon d'un kilomètre autour de l'endroit où il se trouvait.

Il réfléchit un court instant, puis il s'assit et créa un nouveau document Word qu'il nomma [Sally — 2] et qu'il plaça sur le bureau. Il écrivit un message énergique.

[Lisbeth,

Quelle foutue nana compliquée tu fais. Qui est ce Zala ?

C'est lui, le lien ? Sais-tu qui a tué Dag & Mia et, dans ce cas, dis-le-moi pour qu'on puisse démêler ce merdier et rentrer dormir. Mikael.]

Elle se trouvait à l'intérieur de l'iBook de Mikael Blomkvist. La réplique arriva moins d'une minute plus tard. Un nouveau fichier se matérialisa dans le dossier sur son bureau, cette fois-ci baptisé [Super Blomkvist].

[C'est toi le journaliste. T'as qu'à le trouver.]

Les sourcils de Mikael se contractèrent. Elle se foutait de lui et utilisait son surnom en sachant bien qu'il le détestait. Et elle ne livrait pas le moindre indice. Il pianota le fichier [Sally — 3] et le plaça sur le bureau.

[Lisbeth, Un journaliste trouve des choses en posant des questions aux gens qui savent. Je te le demande. Sais-tu pourquoi Dag et Mia ont été tués et qui les a tués ? Dans ce cas, dis-le-moi. Donne-moi un indice pour avancer. Mikael.]

De plus en plus découragé, il attendit une autre réplique pendant plusieurs heures. Il était 4 heures avant qu'il abandonne et aille se coucher.

19 MERCREDI 30 MARS — VENDREDI 1er AVRIL

RIEN D'UN INTÉRÊT PARTICULIER ne se passa le mercredi. Mikael utilisa la journée à passer au peigne fin le matériau de Dag Svensson pour trouver toutes les références au nom de Zala. Comme Lisbeth Salander l'avait fait plus tôt, il découvrit le dossier [ZALA] dans l'ordinateur de Dag Svensson et lut les trois fichiers [Irene P.], [Sandström] et [Zala] et, tout comme Lisbeth, Mikael s'aperçut que Dag Svensson avait eu une source à la police du nom de Gulbrandsen. Il réussit à le localiser à la criminelle de Södertälje mais quand il appela, on lui dit que Gulbrandsen était en voyage professionnel et ne serait de retour que lundi prochain.

Il constata que Dag Svensson avait consacré beaucoup de temps à Irene P. Il lut le rapport d'autopsie et apprit que la femme avait été tuée lentement et d'une façon brutale. Le meurtre avait eu lieu fin février. La police n'avait aucun indice sur son assassin, mais on était parti du principe que du moment qu'Irene P. était prostituée, l'assassin devait être un de ses clients.

Mikael se demanda pourquoi Dag Svensson avait rangé le document sur Irene P. dans le dossier [ZALA]. Cela indiquait qu'il faisait un lien entre Zala et Irene P., mais il n'y avait aucune référence à cela dans le texte. Autrement dit, Dag Svensson avait fait ce lien dans sa tête.

Le fichier [Zala] était si bref qu'il ressemblait plutôt à des notes de travail temporaires. Mikael constata que Zala (à supposer qu'il existait vraiment) apparaissait comme une sorte de fantôme dans le monde du crime. Ça n'avait pas l'air très réaliste et le texte ne renvoyait à aucune source.

Il ferma le fichier et se gratta la tête. Démêler les meurtres de Dag et Mia était une tâche bien plus compliquée qu'il ne se l'était imaginé. Et malgré lui, il était tout le temps pris d'un doute. Le problème était qu'il ne disposait en fait d'aucun indice indiquant clairement que Lisbeth n'était pas mêlée aux meurtres. Sa seule base était l'absurdité qu'elle soit allée à Enskede pour tuer deux de ses amis.

Il savait qu'elle ne manquait pas de ressources ; elle s'était servie de ses talents de hacker pour voler une somme délirante de plusieurs milliards de couronnes. Même Lisbeth ne savait pas qu'il savait. A part qu'il avait été obligé (et Lisbeth l'y avait autorisé) d'expliquer ses talents en informatique à Erika Berger, il n'avait jamais révélé ses secrets à qui que ce soit.

Il refusait de croire Lisbeth Salander coupable des meurtres. Il avait envers elle une dette qu'il ne pourrait jamais payer. Non seulement elle lui avait sauvé la vie quand Martin Vanger s'apprêtait à le tuer, mais elle avait aussi sauvé sa carrière professionnelle et probablement le magazine Millenium en livrant la tête de ce financier pourri de Wennerström.

Des choses comme ça vous engageaient. Il ressentait une grande loyauté envers Lisbeth Salander. Qu'elle soit coupable ou non, il avait l'intention de tout faire pour l'aider quand tôt ou tard elle serait arrêtée.

Mais il admettait qu'il ne savait que dalle sur elle. Les nombreux avis psychiatriques, le fait qu'elle ait été internée d'office dans l'une des institutions psychiatriques les plus respectables du pays et qu'elle avait même été déclarée incapable indiquaient clairement que sa tête n'allait pas très bien. Les médias avaient accordé beaucoup de place au médecin-chef Peter Teleborian, de la clinique psychiatrique Sankt Stefan à Uppsala. Par discrétion il ne s'était pas prononcé spécifiquement sur Lisbeth Salander mais il n'avait pas manqué d'y aller de son couplet sur l'effondrement des soins accordés aux malades mentaux. Teleborian était une autorité respectée non seulement en Suède mais partout dans le monde, en tant qu'éminent expert des maladies psychiques. Il avait été très convaincant et avait réussi à exprimer sa sympathie pour les victimes et leurs familles tout en laissant entendre qu'il se préoccupait grandement du bien-être de Lisbeth.

Mikael se demanda s'il devait prendre contact avec Peter Teleborian pour le convaincre de contribuer d'une façon ou d'une autre. Mais il s'en abstint. Il se dit que Peter Teleborian aurait tout loisir d'aider Lisbeth Salander une fois qu'elle serait arrêtée.

Finalement, il alla dans la kitchenette se chercher du café dans un mug portant le logo des modérés et entra chez Erika Berger.

— J'ai une liste très longue de michetons et de maquereaux que je dois interviewer, dit-il.

Elle hocha la tête d'un air soucieux.

— Il faudra sans doute une semaine, voire deux, pour s'occuper de tout le monde sur la liste. Ils sont éparpillés de Strängnäs à Norrköping, jamais très loin de Stockholm mais quand même. J'ai besoin d'une voiture.

Elle ouvrit son sac à main et en tira les clés de sa BMW.

— Je peux ?

— Bien sûr que tu peux. Je prends le train aussi souvent que la voiture pour venir au boulot. Et si ça coince, je peux prendre la voiture de Lars.

— Merci.

— Il y a une condition.

— Ah bon ?

— Certains de ces individus sont de vraies brutes. Si tu pars en croisade contre des maquereaux pour élucider les meurtres de Dag et Mia, je veux que tu prennes ça et que tu le gardes constamment dans ta poche.

Elle posa une bombe lacrymogène sur le bureau.

— D'où tu sors ça ?

— Je l'ai achetée aux Etats-Unis l'année dernière. Tu imagines une fille seule dans les rues, la nuit, sans arme ?

— Et toi, tu imagines le ramdam que ça ferait si je l'utilisais et me faisais coincer pour détention d'arme illégale ?

— C'est mieux que d'avoir à écrire ta nécrologie. Mikael... je ne sais pas si tu l'as compris, mais des fois je m'inquiète beaucoup pour toi.

— Ah bon.

— Tu prends des risques et tu es tellement grande gueule que jamais tu n'arrives à faire marche arrière quand tu as démarré une connerie.

Il sourit et reposa la bombe sur le bureau d'Erika.

— Merci pour ta sollicitude. Mais je n'en ai pas besoin.

— Micke, j'insiste.

— Si tu veux. Mais je suis déjà préparé.

Il plongea la main dans la poche de sa veste et en ressortit la cartouche de gaz lacrymogène qu'il avait trouvée dans le sac de Lisbeth Salander et qu'il portait sur lui depuis. Erika soupira.


BUBLANSKI FRAPPA SUR LE MONTANT de la porte du bureau de Sonja Modig et s'installa sur la chaise des visiteurs devant sa table de travail.

— L'ordinateur de Dag Svensson, dit-il.

— J'y ai pensé aussi, répondit-elle. C'est moi qui ai fait la reconstitution des dernières vingt-quatre heures de Svensson et Bergman. Il y a toujours quelques trous, mais Dag Svensson n'est pas allé à la rédaction de Millenium ce jour-là. En revanche il a bougé en ville et vers 16 heures il a rencontré un vieux copain de classe. Une rencontre fortuite dans un café de Drottninggatan. Ce copain affirme que Dag Svensson avait définitivement un portable dans son sac à dos. Il l'a vu et ils en ont même parlé.

— Et vers 23 heures, après qu'il a été tué, l'ordinateur n'était pas à son domicile.

— Exact.

— Qu'est-ce qu'on doit en tirer comme conclusion ?

— Il a pu se rendre ailleurs et pour une raison ou une autre le laisser ou l'oublier.

— Est-ce vraisemblable ?

— Pas très vraisemblable. Mais il a pu le laisser à réviser ou à réparer. Puis il y a la possibilité qu'il ait eu un autre endroit où il travaillait et qu'on ne connaît pas. Il lui est déjà arrivé de louer un bureau dans une agence de pigistes à Sankt Eriksplan par exemple.

— Je vois.

— Puis il y a évidemment la possibilité que le tueur ait embarqué l'ordinateur.

— D'après Armanskij, Lisbeth Salander est un crack en informatique.

— Oui, fit Sonja Modig de la tête.

— Hmm. La théorie de Blomkvist est que Dag Svensson et Mia Bergman ont été tués à cause de la recherche que faisait Svensson. Qui donc devait se trouver dans l'ordinateur.

— On a un paquet de métros de retard. Trois victimes, ça fait tant de pistes à remonter que ça nous pose des problèmes de temps, mais il se trouve qu'on n'a pas encore opéré de véritable perquisition sur le lieu de travail de Dag Svensson à Millenium.

— J'ai parlé avec Erika Berger ce matin. Elle dit qu'ils s'étonnent qu'on ne soit pas encore venu jeter un coup d'œil sur ses affaires. On s'est trop concentré sur Lisbeth Salander pour l'arrêter le plus vite possible alors qu'on en sait encore beaucoup trop peu sur le mobile. Est-ce que tu pourrais...

— Je me suis arrangée avec Berger pour une visite demain.

— Merci.


LE JEUDI, MIKAEL ÉTAIT EN CONVERSATION avec Malou Eriksson dans son bureau quand il entendit un téléphone sonner à la rédaction. Il aperçut Henry Cortez par l'entrebâillement de la porte et ne prêta plus attention à la sonnerie. Puis, au fond de son crâne, il enregistra que c'était le téléphone sur le bureau de Dag Svensson qui sonnait. Il s'interrompit au milieu d'une phrase et bondit sur ses pieds.

— Stop — touche pas à ce téléphone ! hurla-t-il.

Henry Cortez venait de poser la main sur le combiné. Mikael bondit à travers la pièce. C'était quoi déjà, ce putain de nom qu'il...

— Indigo Marketing, bonjour, je suis Mikael. En quoi puis-je vous être utile ?

— Euh... bonjour, je m'appelle Gunnar Björck. J'ai reçu une lettre comme quoi j'ai gagné un téléphone portable.

— Toutes mes félicitations, dit Mikael Blomkvist. Il s'agit d'un Sony Ericsson, le tout dernier modèle.

— Et c'est gratuit ?

— Totalement gratuit. Sinon que pour recevoir votre cadeau, vous devez vous prêter à une interview. Nous réalisons des études de marché et des analyses poussées pour différentes entreprises. Il faudra répondre aux questions pendant une petite heure. Et si vous acceptez, vous partez pour la deuxième manche avec 100 000 couronnes à la clé.

— Je comprends. On peut le faire par téléphone ?

— Ah, là, je suis désolé. L'étude comporte un volet identification de différents logos d'entreprises, que nous devons donc vous montrer. Nous vous demanderons aussi quel type d'images publicitaires vous paraît attirant en vous montrant plusieurs alternatifs. Un de nos collaborateurs passera vous voir.

— Ah bon... et comment ça se fait que j'aie été choisi ?

— Nous réalisons ce type d'étude deux ou trois fois par an. Dans l'opération actuelle, nous mettons l'accent sur des hommes de votre âge avec une belle situation. Nous avons ensuite pioché au hasard parmi des numéros d'identité personnels.

Pour finir, Gunnar Björck accepta de recevoir un collaborateur d'Indigo Marketing. Il fit savoir qu'il était en arrêt maladie et se reposait dans une maison de campagne à Smådalarö. Il expliqua comment s'y rendre. Ils se mirent d'accord pour un rendez-vous le vendredi matin.

— OUAIS ! s'exclama Mikael après avoir raccroché.

Il donna un coup de poing dans l'air. Malou Eriksson et Henry Cortez échangèrent un regard perplexe.


PAOLO ROBERTO ATTERRIT à Arlanda à 11 h 30 le jeudi. Il avait dormi la plus grande partie du vol en provenance de New York et pour une fois il ne ressentait pas l'effet du décalage horaire.

Il avait passé un mois aux Etats-Unis à discuter boxe, à regarder des matches d'exhibition et à chercher des idées pour une production qu'il avait l'intention de vendre à Strix Télévision. Il constata avec nostalgie que sa carrière était maintenant définitivement au rancart, d'une part à cause de la douce pression de sa famille et d'autre part parce qu'il prenait de l'âge. Il n'y pouvait pas grand-chose à part essayer de garder la forme, ce qu'il faisait au moyen de séances d'entraînement intenses au moins une fois par semaine. Il était encore un grand nom dans le monde de la boxe et il supposa que d'une façon ou d'une autre il continuerait à travailler avec ce sport pour le restant de ses jours.

Il alla chercher son sac sur le tapis roulant. On l'arrêta au passage de la douane et on lui démanda de passer au sas de fouille. L'un des douaniers avait cependant les yeux bien en face des trous et le reconnut.

— Salut Paolo. Et tu n'as que des gants de boxe dans le sac, j'imagine ?

Paolo Roberto assura qu'il n'avait pas le moindre objet de contrebande avec lui et on le laissa entrer au pays.

Il quitta le hall d'arrivée et s'engagea dans la descente vers la navette d'Arlanda quand il s'arrêta net, brusquement confronté au visage de Lisbeth Salander sur les manchettes des journaux du soir. D'abord il ne comprit pas ce qu'il voyait. Il se demanda si malgré tout il ne ressentait pas le décalage horaire. Puis il lut de nouveau le titre.

LA CHASSE

A LISBETH

SALANDER

Son regard passa à la deuxième manchette.

EN EXCLUSIVITÉ !

UNE PSYCHOPATHE

RECHERCHÉE POUR

TRIPLE MEURTRE

Indécis, il entra dans le Point-Presse et acheta les journaux du soir comme ceux du matin, puis il se dirigea vers une cafétéria. Il lut avec un sentiment d'irréalité.


EN ARRIVANT A SON APPARTEMENT dans Bellmansgatan vers 23 heures le jeudi, Mikael Blomkvist était fatigué et déprimé. Il avait pensé aller se coucher tôt et essayer de rattraper un peu son retard de sommeil, mais il ne sut résister à la tentation de se brancher sur le Net et de vérifier sa boîte aux lettres.

Il n'avait rien reçu de grand intérêt mais par acquit de conscience, il ouvrit le dossier [LISBETH SALANDER]. Son cœur se mit à battre quand il découvrit un nouveau fichier nommé [MB2]. Il double cliqua.

[Le procureur E. balance des infos aux médias. Demande-lui pourquoi il n'a pas refilé l'ancien rapport de police.]

Mikael regarda stupéfait le mystérieux message. Qu'est-ce qu'elle voulait dire ? Quel ancien rapport de police ? Il ne comprenait pas ce qu'elle insinuait. Quelle foutue nana compliquée ! Pourquoi fallait-il toujours qu'elle formule ses messages façon rébus ? Un moment plus tard, il créa un nouveau fichier qu'il baptisa [Cryptique].

[Salut Sally. Je suis vachement fatigué, je n'arrête pas depuis les meurtres. Je ne suis pas d'humeur à jouer aux devinettes. Il se peut que tu t'en foutes ou que tu ne prennes pas la situation au sérieux, mais moi je veux savoir qui a tué mes amis. M.]

Il attendit devant l'écran. La réponse [Cryptique 2] arriva au bout d'une minute.

[Qu'est-ce que tu ferais si c'était moi ?]

Il répondit avec [Cryptique 3].

[Lisbeth, si tu es devenue complètement folle, il n'y a sans doute que Peter Teleborian pour t'aider. Mais je ne pense pas que tu aies tué Dag et Mia. J'espère ne pas me tromper.

Dag et Mia avaient l'intention de dénoncer le commerce du sexe. Mon hypothèse est que cela a motivé les meurtres, d'une façon ou d'une autre. Mais je n'ai rien pour étayer.

Je ne sais pas ce qui a foiré entre nous deux, mais à un moment, on a discuté de l'amitié. Je te disais que l'amitié est basée sur deux choses — respect et confiance. Même si tu ne m'aimes pas, tu peux quand même avoir confiance en moi, entièrement. Je n'ai jamais révélé tes secrets. Même pas ce qui est arrivé aux milliards de Wennerström. Fais-moi confiance. Je ne suis pas ton ennemi. M.]

La réponse tarda tant à venir que Mikael avait abandonné tout espoir. Mais environ cinquante minutes plus tard apparut soudain [Cryptique 4].

[Je vais y réfléchir.]

Mikael respira enfin. Tout à coup il perçut une petite lueur d'espoir. La réponse signifiait exactement ce qu'elle disait. Elle allait y réfléchir. C'était la première fois depuis qu'elle avait soudain disparu de sa vie qu'elle acceptait de communiquer avec lui. Qu'elle veuille réfléchir signifiait qu'elle allait peser le pour et le contre avant de lui parler. Il écrivit [Cryptique 5]

[D'accord. Je t'attends. Mais ne tarde pas trop.]

L'INSPECTEUR HANS FASTE reçut le coup de fil sur son téléphone portable alors qu'il roulait dans Långholmsgatan en direction du pont de Vâsterbron pour aller au boulot le vendredi matin. La police n'avait pas assez de ressources pour mettre l'appartement de Lundagatan sous surveillance permanente. Ils étaient convenus avec un voisin de palier, policier à la retraite, qu'il garde un œil sur l'appartement.

— La Chinetoque vient de rentrer, dit le voisin.

Hans Faste n'aurait pas pu se trouver à un endroit plus propice. Il fit un demi-tour illégal devant l'arrêt de bus dans Heleneborgsgatan juste devant le pont, et gagna Lundagatan via Högalidsgatan. Il se gara moins de deux minutes après le coup de fil, traversa la rue au pas de jogging et gagna l'immeuble sur cour par la porte cochère.

Miriam Wu était encore devant la porte de son appartement et fixait la serrure forcée et les rubans adhésifs quand elle entendit les pas dans l'escalier. Elle se retourna et vit approcher un homme athlétique et solidement bâti, au regard intense. Elle le perçut comme hostile, lâcha son sac de voyage par terre et se prépara à une démonstration de boxe thaïe si nécessaire.

— Miriam Wu ? demanda-t-il.

A sa grande surprise, l'homme tendit une plaque de policier.

— Oui, répondit Mimmi. De quoi s'agit-il ?

— Où étais-tu passée toute cette semaine ?

— J'étais en voyage. Qu'est-ce qui s'est passé ? J'ai été cambriolée ?

Faste la dévisagea.

— Je dois te demander de me suivre à Kungsholmen, dit-il en posant une main sur l'épaule de Miriam Wu.


BUBLANSKI ET MODIG virent une Miriam Wu passablement irritée escortée à la salle d'interrogatoire par Faste.

— Asseyez-vous. Je suis l'inspecteur criminel Jan Bublanski et voici ma collègue Sonja Modig. Je regrette que nous ayons été obligés de vous faire venir de cette façon, mais nous avons quelques questions à vous poser.

— Ah bon. Et pourquoi ? Votre collègue, là, il n'est pas très causant.

Mimmi agita le pouce en direction de Faste.

— Ça fait plus d'une semaine qu'on vous recherche. Vous pouvez nous dire où vous étiez ?

— Oui, bien sûr. Mais je n'en ai pas envie et, pour autant que je sache, ça ne vous concerne pas.

Bublanski leva un sourcil.

— Je rentre chez moi, je trouve ma porte défoncée et barrée avec le ruban de la police, puis un mâle bourré d'anabolisants me traîne ici. Je pourrais avoir une explication ?

— Tu n'aimes pas les mâles ? demanda Hans Faste.

Miriam Wu le regarda, interloquée. Bublanski et Modig le fixèrent chacun avec des yeux sévères.

— Dois-je comprendre que vous n'avez pas lu les journaux au cours de la semaine passée ? Vous étiez à l'étranger?

Secouée, Miriam Wu commençait à manquer d'assurance.

— Non, je n'ai pas lu de journaux. J'étais à Paris pour voir mes parents pendant quinze jours. J'arrive tout juste de la gare.

— Vous avez pris le train ?

— Je n'aime pas l'avion.

— Et vous n'avez pas vu les titres des journaux ?

— Je sors du train de nuit, je suis rentrée en métro.

L'inspecteur Bubulle réfléchit. Les journaux du matin ne titraient pas tous sur Lisbeth Salander. Il se leva et quitta la pièce, puis revint au bout d'une minute avec l'édition de Pâques d'Aftonbladet, dont la une était entièrement occupée par la photo d'identité de Lisbeth Salander.

Miriam Wu faillit tomber dans les pommes.


MIKAEL BLOMKVIST SUIVIT la description que lui avait donnée Gunnar Björck, soixante-deux ans, pour se rendre à la maison de campagne de Smådalarö. Il se gara et constata que la « petite maison » était une villa moderne avec toutes les commodités, d'où on voyait un coin de l'anse de Jungfrufjärden. Il monta un sentier gravillonné et sonna à la porte. Gunnar Björck ressemblait parfaitement à la photo d'identité que Dag Svensson avait dénichée.

— Bonjour, dit Mikael.

— Bonjour, vous avez trouvé sans problèmes ?

— Sans problèmes.

— Entrez. On va s'installer dans la cuisine.

— Ça me paraît très bien.

Gunnar Björck semblait être en bonne santé, mais il boitait légèrement.

— Je suis en arrêt maladie, dit-il.

— Rien de sérieux, j'espère, dit Mikael.

— J'attends qu'on m'opère d'une hernie discale. Vous voulez du café ?

— Non merci, dit Mikael.

Il s'assit devant la table, ouvrit sa sacoche et en sortit un dossier. Björck s'assit en face de lui.

— J'ai l'impression de vous reconnaître. On s'est déjà rencontré ?

— Non, dit Mikael.

— Vous me paraissez vraiment très familier.

— Vous m'avez peut-être vu dans les journaux.

— C'est quoi déjà, votre nom ?

— Mikael Blomkvist. Je suis journaliste, je travaille au magazine Millenium.

Gunnar Björck eut l'air intrigué. Puis les morceaux du puzzle tombèrent à leur place. Super Blomkvist. L'affaire Wennerström. Mais il n'avait pas encore compris les implications.

— Millenium. Je ne savais pas que vous faisiez des études de marché.

— A titre exceptionnel, seulement. Je voudrais que vous jetiez un coup d'œil sur ces trois photos pour me dire quel modèle vous préférez.

Mikael étala les photos de trois filles sur la table. Une des photos était téléchargée d'une page porno d'Internet et sortie sur imprimante. Les deux autres étaient des agrandissements de photos d'identité en couleurs.

Gunnar Björck devint livide.

— Je ne comprends pas.

— Non ? Elle, c'est Lidia Komarova, seize ans, de Minsk en Biélorussie. A côté, c'est Myang So Chin, dite aussi Jo-Jo, de Thaïlande. Vingt-cinq ans. Et, pour finir, Yelena Barasowa, dix-neuf ans, de Tallinn. Tu as acheté des services sexuels à ces trois femmes et j'aimerais savoir laquelle tu as préférée. Tu peux considérer ça comme une étude de marché.


BUBLANSKI REGARDA MIRIAM WU d'un œil sceptique et elle lui rendit son regard.

— Si je résume, vous prétendez que vous connaissez Lisbeth Salander depuis un peu plus de trois ans. Sans contrepartie, elle vous a mise sur son contrat d'appartement ce printemps et elle est allée habiter ailleurs. Vous vous retrouvez au lit avec elle de temps à autre quand elle donne signe de vie, mais vous ne savez pas où elle habite, ni ce qu'est son boulot ou comment elle gagne sa croûte. Et vous voulez que je vous croie ?

— Je m'en fiche de ce que vous croyez. Je n'ai rien fait de criminel, et mon choix de vie et de partenaires sexuels ne vous regarde pas, ni vous ni qui que ce soit.

Bublanski soupira. Il avait accueilli la nouvelle de l'apparition de Miriam Wu avec un sentiment de libération. Enfin une percée. Les réponses qu'elle lui avait fournies étaient cependant tout sauf éclairantes. A dire vrai, elles étaient même particulièrement étranges. Le problème était qu'il la croyait. Elle répondait avec précision et sans hésiter. Elle pouvait dire exactement à quels endroits et à quels moments elle avait rencontré Salander et elle leur décrivit si précisément les circonstances qui l'avaient fait déménager à Lundagatan qu'aussi bien Bublanski que Modig se dirent qu'une histoire aussi étrange ne pouvait être que véridique.

Hans Faste avait assisté à l'interrogatoire de Miriam Wu avec un sentiment grandissant d'irritation, mais il avait réussi à la fermer. Il trouvait Bublanski beaucoup trop mou avec la Chinetoque. Cette espèce de garce arrogante en rajoutait dans les explications pour éviter de répondre à la seule question importante, à savoir où, bordel de merde, cette sale pute de Lisbeth Salander était allée se cacher.

Mais Miriam Wu ne savait pas où se trouvait Lisbeth Salander. Elle n'avait aucune idée du boulot de Lisbeth Salander. Elle n'avait jamais entendu parler de Milton Security. Elle n'avait jamais entendu parler de Dag Svensson ou de Mia Bergman et ne pouvait donc pas répondre à une seule question intéressante. Elle ignorait totalement que Salander était sous tutelle, que dans son adolescence elle avait été internée d'office et qu'elle avait à son palmarès des avis psychiatriques éloquents.

Par contre, elle confirma qu'elle et Lisbeth Salander étaient allées au Moulin, qu'elles s'étaient embrassées et étaient ensuite rentrées à Lundagatan puis s'étaient séparées tôt le lendemain matin. Quelques jours plus tard, Miriam Wu avait pris le train pour Paris et loupé tous les titres des journaux suédois. À part une brève apparition de Lisbeth pour laisser les clés de la voiture, elle ne l'avait pas vue depuis le soir au Moulin.

— Des clés de voiture ? demanda Bublanski. Salander n'a pas de voiture.

Miriam Wu expliqua qu'elle avait acheté une Honda bordeaux qui était garée devant l'immeuble. Bublanski se leva et regarda Sonja Modig.

— Tu peux reprendre l'interrogatoire ? dit-il et il quitta la pièce.

Il lui fallait trouver Jerker Holmberg et lui demander une enquête technique sur une Honda bordeaux. Il avait surtout besoin de se retrouver seul pour réfléchir.


DANS SA CUISINE AVEC LA BELLE VUE SUR LA MER, Gunnar Björck, en arrêt maladie, chef adjoint à la brigade des étrangers à la Säpo, avait pris la couleur cendre d'un fantôme. Mikael le contemplait avec des yeux neutres et patients. A présent, il était persuadé que Björck n'avait rien à voir avec les meurtres d'Enskede. Dag Svensson n'ayant jamais eu le temps de le rencontrer, Björck ignorait totalement qu'on n'allait pas tarder à afficher son nom et sa photo dans un reportage qui en disait long sur les michetons du commerce du sexe.

La contribution de Björck se limitait à un seul détail mais intéressant. Il était un ami personnel de maître Nils Bjurman. Ils s'étaient rencontrés dans le club de tir de la police dont Björck était un membre actif depuis vingt-six ans. A une époque, il avait même siégé au CA avec Bjurman. Ce n'était pas une amitié très profonde, mais deux-trois fois ils s'étaient vus pour dîner ensemble.

Non, il n'avait pas vu Bjurman depuis plusieurs mois. Pour autant qu'il s'en souvenait, la dernière fois remontait à la fin de l'été précédent quand ils avaient pris une bière ensemble à une terrasse de café. Il regrettait que Bjurman ait été tué par cette psychopathe, mais il n'avait pas l'intention d'assister à l'enterrement.

Mikael s'interrogea sur cette coïncidence, mais finit par abandonner. Bjurman avait dû connaître des centaines de personnes dans sa vie professionnelle et associative. Ce n'était ni invraisemblable ni statistiquement bizarre qu'il connaisse une personne figurant dans les registres de Dag Svensson. Mikael avait découvert que lui-même connaissait vaguement un journaliste qui y figurait aussi.

Il fallait en terminer. Björck était passé par toutes les phases attendues. Dénégation d'abord, puis — quand Mikael avait montré une partie de la documentation — colère, menaces, tentative de corruption et, pour finir, suppliques. Mikael avait patiemment ignoré tous ses éclats.

— Vous vous rendez compte que vous allez démolir ma vie en publiant ça, dit Björck finalement.

— Oui, répondit Mikael.

— Et vous allez le faire quand même.

— Sans hésitation.

— Pourquoi ? Vous pourriez quand même avoir pitié de moi. Je suis malade.

— Intéressant de t'entendre évoquer la pitié comme argument.

— Ça ne coûte rien d'être un peu humain.

— Tu as raison, mon vieux. Tu es là à te lamenter que je détruis ta vie alors que tu n'as pas hésité à détruire la vie de plusieurs jeunes filles en transgressant la loi. Nous avons les preuves pour trois d'entre elles. Dieu sait combien d'autres sont passées entre tes mains. Où était ta charité humaine alors ?

Il se leva et ramassa les documents qu'il remit dans la sacoche de l'ordinateur.

— Je trouverai la sortie tout seul.

Il se dirigea vers la porte, puis s'arrêta et se tourna à nouveau vers Björck.

— Au fait, aurais-tu entendu parler d'un individu qui s'appelle Zala ? demanda-t-il.

Björck le regarda fixement. Il était toujours tellement remué qu'il entendit à peine les paroles de Mikael. Le nom de Zala lui importait peu.

Puis ses yeux s'élargirent.

Zala !

Ce n'est pas possible.

Bjurman !

Est-ce que c'est vraiment possible ?

Mikael se rendit compte de son changement et se rapprocha de la table de la cuisine.

— Pourquoi vous me parlez de Zala ? dit Björck.

Il avait l'air d'avoir subi un choc.

— Parce que le bonhomme m'intéresse, dit Mikael.

Un silence compact s'installa dans la cuisine. Mikael pouvait littéralement voir les rouages tourner dans la tête de Björck. Pour finir, Björck prit un paquet de cigarettes sur le rebord de la fenêtre. C'était la première cigarette qu'il allumait depuis que Mikael était entré.

— Si je sais quelque chose sur Zala... qu'est-ce que ça vaut pour toi ? dit-il, avec soudain un peu plus d'assurance.

— Ça dépend de ce que tu sais.

Björck réfléchit. Les pensées se bousculaient dans sa tête.

Comment Blomkvist pouvait-il être au parfum pour Zalachenko ?

— C'est un nom que je n'ai pas entendu depuis longtemps, finit par dire Björck.

— Donc tu sais qui il est, dit Mikael.

— Je n'ai pas dit ça. Qu'est-ce que tu cherches ?

Mikael hésita une seconde.

— Il est l'un des noms sur ma liste d'individus qui intéressaient Dag Svensson.

— Combien est-ce que ça vaut ?

— Combien est-ce que vaut quoi ?

— Si je peux te mener à Zala... est-ce que tu peux envisager de m'oublier dans votre reportage ?

Mikael s'assit lentement. Depuis Hedestad, il avait décidé de ne plus jamais marchander un sujet. Il n'avait pas l'intention de marchander avec Björck et, quoi qu'il arrive, il le dénoncerait. Par contre, Mikael se savait suffisamment dépourvu de scrupules pour jouer double jeu et passer un accord avec Björck. Il ne ressentait aucune mauvaise conscience. Björck était un pourri. S'il connaissait le nom d'un meurtrier possible, son boulot était d'intervenir — pas d'utiliser cette information pour un marchandage à son profit. Mikael n'avait aucun problème à laisser Björck espérer qu'il ait une voie de sortie s'il livrait des informations sur un autre pourri. Il glissa la main dans la poche de sa veste et mit en marche le dictaphone qu'il avait arrêté en se levant de table.

— Raconte, dit-il.


SONJA MODIG ÉTAIT FURIEUSE contre Hans Faste mais rien sur son visage ne trahissait ce qu'elle pensait de lui. La poursuite de l'interrogatoire de Miriam Wu depuis que Bublanski avait quitté la pièce avait été tout sauf rigoureuse et Faste avait totalement ignoré tous ses coups d'œil rageurs.

Modig était surprise aussi. Elle n'avait jamais aimé Hans Faste et son côté macho, mais elle l'avait pris pour un policier compétent. Cette compétence faisait complètement défaut aujourd'hui. De toute évidence, Faste se sentait provoqué par une femme belle, intelligente et ouvertement lesbienne. Et de toute évidence aussi, Miriam Wu devinait l'irritation de Faste et l'alimentait sans la moindre pitié.

— Alors, tu as trouvé le godemiché dans ma commode ? Qu'est-ce que ça t'a évoqué comme fantasme ? demanda Miriam Wu avec un petit sourire de curiosité.

Faste faillit exploser.

— Ta gueule et réponds à la question, dit Faste.

— Tu m'as demandé si je l'utilise pour baiser Lisbeth Salander. Et je réponds que ce n'est pas tes oignons.

Sonja Modig leva la main.

— L'interrogatoire de Miriam Wu est interrompu pour une courte pause à 11 h 12.

Modig arrêta le magnétophone.

— S'il te plaît, reste là, Miriam. Faste, j'ai deux mots à te dire.

Miriam Wu sourit avec innocence quand Faste lui lança un regard furieux et suivit Modig dans le couloir. Modig pivota sur ses talons et approcha son nez à deux centimètres de celui de Faste.

— Bublanski m'a demandé de reprendre l'interrogatoire avec elle. Toi, ce que tu apportes, c'est zéro.

— Ben quoi ? Cette foutue gouine, elle est pire qu'une anguille.

— Y aurait-il une sorte de symbolique freudienne dans le choix de ta métaphore ?

— Quoi ?

— Rien. Va retrouver Curt Bolinder et lance-lui un bon défi façon macho ou descends te défouler au stand de tir ou fais ce que tu veux. Mais reste à l'écart de cet interrogatoire.

— Pourquoi t'es comme ça, Modig ?

— Tu sabotes mon interrogatoire.

— Elle te branche donc tant que tu veux l'interroger en tête-à-tête ?

La main de Sonja Modig partit tellement vite qu'elle n'eut pas le temps de se maîtriser. Elle balança une gifle à Hans Faste. A la seconde même, elle regretta son geste, mais il était alors déjà trop tard. Elle jeta un coup d'œil dans les deux sens du couloir et constata que, heureusement, il n'y avait pas eu de témoins.

Hans Faste eut d'abord l'air surpris. Puis il se mit à ricaner, jeta son blouson sur l'épaule et s'en alla. Sonja Modig faillit le rappeler pour s'excuser mais décida de se taire. Elle attendit une minute pour se calmer. Ensuite elle alla chercher deux cafés au distributeur et retourna auprès de Miriam Wu.

Elles ne dirent rien pendant un moment. Finalement, Modig regarda Miriam Wu.

— Excuse-moi. C'est probablement l'un des pires interrogatoires de toute l'histoire de ce commissariat.

— Ça doit être sympa de l'avoir comme collègue, ce type. Si je comprends bien, il est hétéro et divorcé, et c'est lui qui fournit les blagues sur les pédés devant la machine à café.

— Il est... une sorte de relique de quelque part. C'est tout ce que je peux dire.

— Et ce n'est pas ton cas ?

— Disons que je ne suis pas homophobe.

— D'accord.

— Miriam, je... on est tous sur les rotules vingt-quatre heures sur vingt-quatre depuis dix jours maintenant. On est fatigué et nerveux. On essaie de résoudre un double meurtre effrayant à Enskede et un meurtre tout aussi effrayant dans un appartement d'Odenplan. Ta copine est associée aux deux lieux des crimes. Nous avons des preuves techniques et elle est recherchée au niveau national. Tu dois comprendre que nous voulons à tout prix la trouver avant qu'elle fasse du mal à quelqu'un ou à elle-même.

— Je connais Lisbeth Salander... Je ne peux pas croire qu'elle ait assassiné quelqu'un.

— Tu ne peux pas croire ou tu ne veux pas croire ? Miriam, on ne lance pas un avis de recherche national sans de bonnes raisons. Mais je peux te dire que mon chef, l'inspecteur Bublanski, n'est pas lui non plus entièrement convaincu de sa culpabilité. On discute de la possibilité qu'elle ait un complice ou qu'elle ait été mêlée à tout ceci d'une autre façon. Cela dit, il faut qu'on la trouve. Tu crois qu'elle est innocente, Miriam, mais qu'est-ce qu'il va se passer si tu te trompes ? Tu dis toi-même que tu ne sais pas grand-chose de Lisbeth Salander.

— Je ne sais pas ce que je dois croire.

— Alors aide-nous à trouver la vérité.

— Est-ce que je suis inculpée de quelque chose ?

— Non.

— Donc je peux partir d'ici quand je veux ?

— Théoriquement oui.

— Et pas théoriquement ?

— Tu resteras un point d'interrogation pour nous.

Miriam Wu considéra ses paroles.

— D'accord. Vas-y, pose tes questions. Si elles m'énervent, je ne réponds pas.

Sonja Modig remit en marche le magnétophone.

20 VENDREDI 1er AVRIL — DIMANCHE 3 AVRIL

MIRIAM WU PASSA UNE HEURE avec Sonja Modig. Vers la fin de l'interrogatoire, Bublanski revint dans la pièce et s'assit pour écouter sans rien dire. Miriam Wu le salua poliment mais continua à parler avec Sonja.

A la fin, Modig regarda Bublanski et demanda s'il avait d'autres questions à poser. Bublanski secoua la tête.

— Je déclare donc l'interrogatoire de Miriam Wu terminé. Il est 13 h 09.

Elle arrêta le magnétophone.

— J'ai cru comprendre qu'il y a eu des problèmes avec l'inspecteur Faste, dit Bublanski.

— Il n'était pas très concentré, dit Sonja Modig de façon neutre.

— C'est un abruti, dit Miriam Wu.

— L'inspecteur Faste a beaucoup de mérites mais il n'est sans doute pas le mieux indiqué pour interroger une jeune femme, dit Bublanski en regardant Miriam Wu droit dans les yeux. Je n'aurais évidemment pas dû lui laisser cette tâche. Je te prie de m'excuser.

Miriam Wu eut l'air surprise.

— Accepté. J'ai été plutôt mauvaise avec vous au début aussi.

Bublanski balaya sa précision. Il la regarda.

— Est-ce que je peux te poser quelques questions hors protocole maintenant ? Sans le magnétophone.

— Bien sûr.

— Plus j'en entends sur Lisbeth Salander, plus je suis perplexe. L'image que me renvoient les personnes qui la connaissent est incompatible avec l'image d'elle qui ressort des papiers et des documents médicolégaux des services sociaux.

— Ah bon.

— Ce serait bien si tu pouvais répondre directement et sans fioritures.

— Allons-y.

— Le bilan psychiatrique qui a été établi quand Lisbeth Salander a eu dix-huit ans laisse entendre qu'elle est mentalement arriérée et handicapée.

— Foutaises. Lisbeth est probablement plus intelligente que toi et moi réunis.

— Elle n'a pas terminé l'école, elle n'a aucun bulletin de notes qui montre qu'elle sait lire et écrire.

— Lisbeth Salander lit et écrit bien mieux que moi. Parfois elle s'amuse à griffonner des formules mathématiques. De l'algèbre pur. Ce sont des maths trop compliquées pour moi.

— Des maths ?

— C'est une sorte de hobby qu'elle a.

Bublanski et Modig ne dirent rien.

— Un hobby ? demanda Bublanski après un moment.

— Des équations, je crois. Je ne sais même pas ce que veulent dire les signes.

Bublanski soupira.

— Le service social a rédigé un rapport après qu'elle avait été arrêtée dans le parc de Tantolunden en compagnie d'un homme âgé alors qu'elle avait dix-sept ans. On sous-entend qu'elle se prostituait.

— Lisbeth qui ferait la pute ? Des conneries. Je ne sais rien de son boulot, mais je ne suis absolument pas étonnée d'entendre qu'elle a bossé à Milton Security.

— Comment est-ce qu'elle gagne sa vie ?

— Je ne sais pas.

— Est-ce qu'elle est lesbienne ?

— Non. Lisbeth fait l'amour avec moi, mais ça ne veut pas dire qu'elle est homo. Je pense qu'elle n'est même pas sûre de son identité sexuelle. Je dirais qu'elle est bisexuelle.

— Vous utilisez des menottes et ce genre de trucs... est-ce que Lisbeth Salander a un penchant sadique ou comment est-ce que tu la décrirais ?

— Je crois que tu as tout compris de travers. Nous utilisons des menottes parfois comme un jeu de rôles, ça n'a rien à voir avec le sadisme ou la violence et les abus. C'est un jeu.

— Est-ce qu'il lui est arrivé d'être violente avec toi ?

— Non. C'est plutôt moi qui suis la dominatrice dans nos jeux.

Miriam afficha son sourire innocent.


LA RÉUNION DE L'APRÈS-MIDI, à 15 heures, se termina avec la première querelle sérieuse de l'enquête. Bublanski résuma la situation et expliqua ensuite qu'il ressentait le besoin d'élargir les investigations.

— Depuis le premier jour, nous avons concentré toute notre énergie à retrouver Lisbeth Salander. Elle est soupçonnée au plus haut degré — et sur des bases objectives — mais notre image d'elle rencontre une résistance auprès de tous ceux qui la connaissent aujourd'hui. Ni Armanskij, ni Blomkvist, ni maintenant Miriam Wu ne la voient comme une tueuse psychopathe. C'est pourquoi je voudrais qu'on élargisse un peu notre manière de penser et qu'on commence à réfléchir à d'autres coupables potentiels ou à la possibilité que Salander ait un complice ou qu'elle ait été simplement présente quand les coups de feu ont été tirés.

La mise au point de Bublanski déclencha un vif débat dans lequel il rencontra une opposition ferme de la part de Hans Faste et de Steve Bohman de Milton Security. Tous deux soutenaient que l'explication la plus simple était souvent la bonne et qu'envisager un coupable bis, c'était carrément adhérer aux thèses du grand complot.

— Salander aurait pu ne pas être seule au moment des coups de feu, mais nous n'avons aucune trace d'un complice.

— Et voilà, on pourra toujours ressortir la piste policière de Blomkvist ! dit Hans Faste vertement.

Seule Sonja Modig apporta son soutien à Bublanski dans le débat. Curt Bolinder et Jerker Holmberg se contentèrent de vagues commentaires. Niklas Eriksson, de Milton Security, ne dit pas un mot pendant toute la discussion. Pour finir, le procureur Ekström leva la main.

— Bublanski, j'imagine que tu n'as quand même pas l'intention de rayer Salander de l'enquête.

— Non, évidemment pas. On a ses empreintes digitales. Mais jusqu'à maintenant, on a réfléchi à se rendre malade sur un mobile qu'on ne trouve pas. Je voudrais qu'on raisonne sur d'autres pistes éventuelles. Est-ce que d'autres personnes ont pu être mêlées ? Est-ce que ça a malgré tout quelque chose à voir avec le livre sur le commerce du sexe qu'écrivait Dag Svensson ? Blomkvist a raison quand il dit que plusieurs personnes mentionnées dans le livre ont des motifs de tuer.

— Et comment comptes-tu procéder ? demanda Ekström.

— Je voudrais que deux d'entre vous se penchent sur des meurtriers alternatifs. Sonja... et toi, Niklas, vous ferez ça ensemble.

— Moi ? demanda Niklas Eriksson surpris.

Bublanski l'avait choisi parce qu'il était le plus jeune dans la pièce et celui qui était peut-être le plus apte à un raisonnement non orthodoxe.

— Tu travailleras avec Modig. Reprenez tout ce qu'on sait et essayez de trouver ce qu'on a loupé. Faste, toi, Curt Bolinder et Bohman, vous continuez à chercher Salander. C'est la priorité absolue.

— Qu'est-ce que je dois faire ? demanda Jerker Holm-berg.

— Tu vas te focaliser sur maître Bjurman. Examine son appartement de nouveau. Vérifie si on est passé à côté de quelque chose. Des questions ?

Personne n'avait de questions.

— Bon. On reste discret sur la réapparition de Miriam Wu. Elle pourrait avoir d'autres choses à nous raconter et je ne veux pas que les médias se jettent sur elle.

Le procureur Ekström entérina le plan de Bublanski.


— BON, DIT NIKLAS ERIKSSON en regardant Sonja Modig. C'est toi qui es de la police, alors c'est à toi de décider ce qu'on va faire.

Ils étaient dans le couloir devant la salle de réunion.

— Je crois qu'on va commencer par aller discuter à nouveau avec Mikael Blomkvist, dit-elle. Mais il faut d'abord que je dise un mot à Bublanski. On est vendredi après-midi et je ne travaille ni samedi ni dimanche. Ça veut dire qu'on ne va pas démarrer avant lundi. Emploie ton week-end à réfléchir à ce dont on dispose.

Ils se dirent au revoir. Sonja Modig entra dans le bureau de Bublanski au moment où celui-ci prenait congé du procureur Ekström.

— Tu aurais une minute ?

— Assieds-toi.

— Faste m'a mise tellement en colère que j'ai craqué.

— Il m'a dit que tu l'avais agressé. Je crois comprendre ce qui s'est passé. C'est pour ça que je suis entré présenter mes excuses à Miriam.

— Il a dit que je voulais me trouver seule avec Miriam parce qu'elle me branchait.

— Je préférerais qu'on n'aborde pas les détails. Mais ça remplit toutes les exigences du harcèlement sexuel. Je crois. Est-ce que tu veux porter plainte ?

— Je lui ai filé une beigne. Ça suffit.

— D'accord, si je comprends bien, il t'a poussée à bout.

— Exactement.

— Hans Faste a un problème avec les femmes de caractère.

— Je m'en suis rendu compte.

— Tu es une femme de caractère et tu es un excellent policier.

— Merci.

— J'apprécierais que tu cesses de tabasser le personnel.

— Ça ne se reproduira pas. Je n'ai pas eu le temps d'examiner le bureau de Dag Svensson à Millenium aujourd'hui.

— C'est un retard qu'on avait déjà. Rentre chez toi et profite de ton week-end. Lundi tu t'y remettras avec des forces nouvelles.


NIKLAS ERIKSSON S'ARRÊTA à la gare centrale prendre un café chez George. Il se sentait étrangement démoralisé. Toute la semaine, il s'était attendu à ce que Lisbeth Salander soit arrêtée d'une minute à l'autre. Si elle opposait une résistance lors de l'arrestation, avec un peu de chance un policier compatissant pourrait même la truffer de plomb.

Et ce fantasme lui plaisait.

Sauf que Salander était toujours en liberté. Et non seulement ça, mais maintenant Bublanski se mettait aussi à gamberger sur des coupables alternatifs. La situation n'évoluait pas dans le bon sens.

Il trouvait déjà insupportable d'être subordonné à Steve Bohman — ce type était le plus ennuyeux et le plus dépourvu d'imagination qu'on puisse trouver à Milton — et voilà maintenant qu'en plus il était subordonné à Sonja Modig.

C'était elle qui remettait le plus en question la piste Salander et probablement celle qui avait fait hésiter Bublanski. Il se demanda si ce gars qu'on surnommait Bubulle n'avait pas une liaison avec cette sale conne. Ça n'aurait rien d'étonnant. Elle le menait par le bout du nez. De tous les flics affectés à l'enquête, seul Faste avait le cran de dire ce qu'il pensait.

Niklas Eriksson réfléchit.

Dans la matinée, lui et Bohman avaient eu une brève entrevue avec Armanskij et Fräklund à Milton. Une semaine d'investigations n'avait donné aucun résultat et Armanskij était frustré que personne ne semble avoir trouvé d'explication aux meurtres. Fräklund avait émis l'idée que Milton Security devait se poser la question de l'utilité de la mission — il y avait d'autres tâches pour Bohman et Eriksson que fournir une aide gratuite aux forces de l'ordre.

Armanskij avait réfléchi un moment puis décidé que Bohman et Eriksson continueraient encore une semaine. Si alors il n'y avait pas de résultats, on interromprait le projet.

Autrement dit, Niklas Eriksson avait un sursis d'une semaine avant que la porte de l'enquête ne se referme. Il hésitait sur la marche à suivre.

Un moment plus tard, il prit son portable et appela Tony Scala, un journaliste pigiste qui écrivait en général des conneries dans un magazine pour hommes et que Niklas Eriksson avait rencontré à quelques reprises. Les salutations échangées, il lui annonça qu'il avait des infos concernant l'enquête sur les meurtres à Enskede. Il expliqua comment il s'était soudain retrouvé au centre de l'enquête de police la plus brûlante depuis des années. Comme prévu, Scala mordit à l'hameçon puisque ça pouvait signifier des piges pour un journal plus important. Ils fixèrent un rendez-vous pour une heure plus tard et choisirent le café Aveny dans Kungsgatan.

Le trait le plus marquant de la personnalité de Tony Scala était qu'il était gros. Très gros.

— Si tu veux que je te file des infos, il y a deux conditions.

— Vas-y, accouche !

— Premièrement, Milton Security ne doit pas être mentionné dans le texte. Notre rôle est purement consultatif et si Milton était mentionné, quelqu'un pourrait commencer à soupçonner que je suis à l'origine de la fuite.

— Mais c'est quand même une sorte de scoop que Salander ait travaillé pour Milton.

— Du ménage et des trucs comme ça, coupa Eriksson. Ça n'a rien d'un scoop.

— D'accord.

— Deuxièmement, tu devras rédiger ton papier de façon qu'on pense que c'est une femme qui est derrière la fuite.

— Pourquoi ?

— Pour éloigner les soupçons de moi.

— Bien. Qu'est-ce que tu peux me filer ?

— La copine lesbienne de Salander vient de refaire surface.

— Hou là ! La nana qui était sur le contrat de l'appartement de Lundagatan et qui avait disparu ?

— Miriam Wu. Est-ce que ça vaut quelque chose ?

— Eh oui. Elle était où ?

— A l'étranger. Elle prétend qu'elle n'avait même pas entendu parler des meurtres.

— Est-ce qu'ils la soupçonnent de quelque chose ?

— Non, pas pour l'instant. Elle a subi un interrogatoire aujourd'hui, on l'a relâchée il y a trois heures.

— Aha. Tu crois son histoire ?

— Je crois qu'elle est une foutue baratineuse. Elle sait quelque chose.

— Je note.

— Mais vérifie son passé. On tient quand même une meuf qui s'adonne au sexe sadomaso avec Salander.

— Et tu sais ça, toi ?

— Elle l'a avoué pendant l'interrogatoire. On a trouvé des menottes, des vêtements de cuir, des fouets et tout le bazar lors de la perquisition.

Les fouets, c'était un peu exagéré. D'accord, c'était carrément du mensonge, mais cette salope de Chinetoque avait sûrement joué avec des fouets aussi.

— Tu plaisantes ? dit Tony Scala.


PAOLO ROBERTO FAISAIT PARTIE des derniers visiteurs à quitter la bibliothèque à la fermeture. Il avait passé l'après-midi à lire ligne par ligne tout ce qui avait été écrit sur la chasse à Lisbeth Salander.

En sortant dans Sveavägen, il se sentit découragé et troublé. Et il avait faim. Il entra dans un McDonald's, commanda un hamburger et s'installa dans un coin.

Lisbeth Salander triple meurtrière. Il ne pouvait pas le croire. Pas cette petite nana fragile et complètement fêlée. La question était de savoir s'il devait s'en occuper. Et dans ce cas, pour faire quoi ?


MIRIAM WU AVAIT PRIS UN TAXI pour revenir à Lundagatan et était entrée dans son appartement rénové depuis peu pour contempler le désastre. Les armoires, les placards, les boîtes de rangement et les tiroirs de la commode avaient été vidés et leur contenu trié. Il y avait de la poudre à empreintes digitales dans tout l'appartement. Ses gadgets sexuels particulièrement intimes étaient posés en un tas sur le lit. Pour autant qu'elle pouvait en juger, rien ne manquait.

Sa première mesure fut d'appeler SOS-Clés de Södermalm pour faire installer une nouvelle serrure. Le serrurier devait arriver avant une heure.

Elle brancha la cafetière et s'assit au milieu du désastre en secouant la tête. Lisbeth, Lisbeth, dans quoi est-ce que tu es allée te fourrer ?

Elle ouvrit son portable et essaya d'appeler le numéro de Lisbeth mais elle n'obtint que le message que son correspondant n'était pas joignable. Elle resta longtemps à la table de la cuisine et essaya de mettre de l'ordre dans ses pensées. La Lisbeth Salander qu'elle connaissait n'était pas un tueur malade mental mais, d'un autre côté, Miriam ne la connaissait pas si bien. Lisbeth était certes torride au lit mais pouvait aussi se montrer froide comme un poisson quand son humeur changeait.

Elle se dit qu'elle ne déciderait pas ce qu'elle croirait avant d'avoir vu Lisbeth et d'avoir eu une explication. Elle se sentit soudain au bord des larmes et se lança compulsivement dans le ménage.

A 19 heures, elle avait une nouvelle serrure et un appartement avec son aspect habituel. Elle prit une douche et elle venait de s'installer dans la cuisine, vêtue d'une robe de chambre orientale en soie noir et or, quand on sonna à la porte. Elle alla ouvrir et se trouva face à face avec un homme exceptionnellement gros, assez négligé et mal rasé.

— Salut Miriam, je suis Tony Scala, journaliste. Est-ce que tu pourrais répondre à quelques questions ?

Il était accompagné d'un photographe qui lui décocha un flash en pleine figure.

Miriam Wu envisagea un dropkick et un coude sur le nez, mais eut la présence d'esprit de comprendre que ça ferait des photos d'autant plus savoureuses.

— Est-ce que tu es partie en voyage avec Lisbeth Salander ? Tu sais où elle se trouve ?

Miriam Wu claqua la porte et ferma avec sa nouvelle serrure. Tony Scala souleva le volet du courrier et lui parla par l'interstice.

— Miriam, tu seras obligée de parler avec les médias tôt ou tard. Je peux t'aider.

Elle forma une massue avec sa main, qu'elle cogna de toutes ses forces sur la plaque pivotante. Tony Scala poussa un cri de douleur. Ensuite elle fonça dans sa chambre et s'allongea sur le lit en fermant les yeux. Lisbeth, quand je t'aurai mis la main dessus, je t'étrangle.


APRÈS SA VISITE A SMÅDALARÖ, Mikael Blomkvist avait passé l'après-midi chez un autre des michetons que Dag Svensson avait eu l'intention de nommer. Il en avait ainsi terminé avec six des trente-sept noms à la fin de la semaine. Le dernier mentionné était un juge à la retraite habitant Tumba et qui à plusieurs reprises avait présidé des affaires de prostitution. Ce salopard de juge, et en un sens c'était réconfortant, n'avait pas nié les faits, ni menacé, ni invoqué la pitié. Au contraire, il avait sans détour reconnu que bien sûr il avait baisé des putes de l'Est. Non, il ne regrettait rien. La prostitution était un métier honorable, et il estimait qu'il avait rendu un service aux filles en étant leur client.

Mikael se trouvait à hauteur de Liljeholmen quand Malou Eriksson appela vers 22 heures.

— Salut, dit Malou. Tu as vu l'édition Web de ce canard racoleur ?

— Non, quoi ?

— La copine de Lisbeth Salander vient de rentrer.

— Quoi ? Qui ?

— Miriam Wu, la lesbienne qui habite son appartement dans Lundagatan.

Wu, pensa Mikael. Salander-Wu sur la porte.

— Merci. J'y vais tout de suite.


MIRIAM WU AVAIT FINI PAR DÉBRANCHER son téléphone fixe et couper son portable. A 19 h 30, la nouvelle avait été publiée sur les pages Web d'un des journaux du matin. Peu après, Aftonbladet l'appelait et, trois minutes plus tard, c'était au tour áExpressen de lui demander un commentaire. A la télé, Aktuellt passa l'info sans nommer Miriam, mais à 21 heures, pas moins de seize reporters de différents médias avaient essayé de l'interviewer.

A deux reprises, on avait sonné à la porte. Miriam Wu n'avait pas ouvert et elle avait éteint toutes les lampes de l'appartement. Elle était d'humeur à briser le nez du prochain journaliste qui viendrait la tracasser. Finalement, elle alluma son téléphone portable et appela une amie qui habitait à Hornstull, un trajet faisable à pied, et lui demanda à pouvoir venir dormir chez elle.

Elle franchit la porte d'entrée sur Lundagatan moins de cinq minutes avant que Mikael Blomkvist se gare et sonne en vain chez elle.


BUBLANSKI APPELA SONJA MODIG peu après 10 heures le samedi. Elle avait dormi jusqu'à 9 heures et ensuite elle avait chahuté un moment avec ses mômes avant que son mari les emmène à la boutique de proximité pour les achats hebdomadaires de bonbons et autres chocolats.

— Tu as lu les journaux d'aujourd'hui ?

— Non. Je me suis réveillée il y a à peine une heure et je me suis occupée des enfants. Il s'est passé quelque chose ?

— Quelqu'un de l'équipe laisse fuir des infos à la presse.

— On l'a tout le temps su. Quelqu'un a lâché le rapport médico-légal de Salander il y a plusieurs jours.

— C'était le procureur Ekström.

— Ah bon ?

— Oui. Evidemment. Même s'il ne le reconnaîtra jamais. Il essaie d'exacerber l'intérêt parce que ça l'arrange. Mais cette fois, ce n'est pas pareil. Un certain Tony Scala, journaliste, a parlé avec un policier qui lui a fourni un tas d'informations sur Miriam Wu. Entre autres des détails de ce qui a été dit à l'interrogatoire hier. Des choses qu'on avait bien décidé de garder pour nous. Du coup, Ekström est furibard.

— Oh merde.

— Le journaliste ne nomme personne. La source est décrite comme une personne ayant une « position centrale dans l'enquête ».

— Putain, dit Sonja Modig.

— A un endroit de l'article, on comprend qu'il s'agit d'une femme.

Sonja Modig garda le silence pendant vingt secondes, le temps que la donnée fasse son chemin en elle. Elle était la seule femme de l'enquête.

— Bublanski... je n'ai pas dit un mot, à aucun journaliste. Je n'ai pas discuté de cette enquête avec qui que ce soit en dehors du couloir. Même pas avec mon mari.

— Je te crois. Et je ne pense pas une seconde que ces fuites viennent de toi. Mais c'est malheureusement ce que pense le procureur Ekström. Et c'est Hans Faste qui est de garde ce week-end, et il ne se gêne évidemment pas pour en rajouter avec ses insinuations.

Sonja Modig se sentit tout à coup complètement déglinguée.

— Qu'est-ce qui va se passer maintenant ?

— Ekström va exiger que tu sois écartée de l'enquête pendant qu'on examine l'accusation.

— C'est complètement fou tout ça. Comment vais-je pouvoir prouver...

— Tu n'auras pas à prouver quoi que ce soit. C'est à l'investigateur de prouver.

— Je sais, mais... merde alors. Combien de temps ça prendra, cette investigation ?

— Elle a déjà eu lieu.

— Quoi ?

— Je t'ai posé une question. Tu as répondu que tu n'as pas laissé fuir d'information. Donc l'investigation est terminée et je n'ai plus qu'à écrire un rapport. On se voit à 9 heures lundi dans le bureau d'Ekström pour passer tout ça en revue.

— Merci Bublanski.

— De rien.

— Il y a un problème.

— Je sais.

— Si la fuite ne vient pas de moi, c'est qu'elle vient de quelqu'un d'autre de l'équipe.

— Tu proposes qui ?

— Spontanément, je serais tentée de dire Faste... mais sans vraiment y croire.

— Je suis plutôt de ton avis. Mais il peut aussi être un vrai connard, et hier il était sincèrement furibard.


BUBLANSKI AIMAIT BIEN se promener selon le temps qu'il faisait ou le temps dont il disposait. C'était l'une des rares formes d'exercice physique qu'il s'accordait. Il habitait Katarina Bangata à Södermalm, pas très loin de la rédaction de Millenium, ni très loin de Milton Security où avait travaillé Lisbeth Salander, et pas très loin non plus de Lundagatan où elle avait habité. De plus, il pouvait aller à pied à la synagogue de Sankt Paulsgatan. Dans l'après-midi du samedi, il se promena et rendit visite à tous ces endroits.

Au début de la promenade, sa femme Agnes l'accompagna. Ils étaient mariés depuis vingt-trois ans et il lui avait été fidèle sans le moindre écart pendant toutes ces années.

Ils s'arrêtèrent un moment dans la synagogue et parlèrent avec le rabbin. Bublanski était juif polonais tandis que la famille d'Agnes — largement décimée à Auschwitz — était originaire de Hongrie.

Après la synagogue, ils se séparèrent — Agnes avait des courses à faire alors que son mari préférait continuer à se promener. Il ressentait le besoin d'être seul et de se balader pour réfléchir à cette enquête pénible. Il passa au crible les mesures qu'il avait prises depuis que l'enquête avait atterri sur son bureau le matin du Jeudi saint, donc depuis neuf jours, et il ne trouva pas beaucoup de négligences.

A part l'erreur de ne pas avoir immédiatement envoyé quelqu'un à la rédaction de Millenium pour inspecter le bureau de Dag Svensson. Lorsqu'il s'y était enfin décidé — il avait lui-même procédé à l'inspection —, Mikael Blomkvist avait déjà fait le ménage et enlevé Dieu sait quoi.

Une autre erreur était que l'enquête était passée à côté de la voiture que Lisbeth Salander s'était achetée. Jerker Holmberg avait cependant rapporté que la voiture ne contenait rien d'intéressant. A part cette voiture oubliée, donc, l'enquête était aussi proprette qu'on pouvait s'y attendre.

Il s'arrêta devant un kiosque à journaux à Zinkensdamm et regarda pensivement une manchette. La photo d'identité de Lisbeth Salander avait été réduite à la taille d'une vignette, petite mais néanmoins reconnaissable, dans le coin supérieur, et l'accent avait été mis sur des nouvelles plus fraîches.

LA POLICE SE PENCHE

SUR UNE BANDE DE

LESBIENNES

SATANIQUES

Il acheta le journal et feuilleta jusqu'à la page dominée par une photo de cinq nanas en fin d'adolescence, habillées de noir, blousons de cuir cloutés, jeans déchirés et tee-shirts extrêmement moulants. Une des filles brandissait un drapeau avec un pentagramme et une autre montrait l'index et le petit doigt. Il lut la légende. Lisbeth Salander fréquentait un groupe de death métal qui jouait dans de petits clubs. En 1996, le groupe rendait hommage à Church of Satan et sa chanson tube avait pour titre Etiquette of Evil.

Le nom des Evil Fingers n'était pas mentionné et leurs visages avaient été floutés. Ceux qui connaissaient les membres du groupe de rock reconnaîtraient cependant les filles sans problème.

Les deux pages suivantes focalisaient sur Miriam Wu et étaient illustrées avec la photo d'un show au Berns, auquel elle avait participé. Elle était photographiée seins nus et portant un bonnet d'officier russe. La photo était prise en contre-plongée. Tout comme pour les filles des Evil Fingers, son visage avait été flouté. Elle était mentionnée comme « la femme de trente et un ans ».

La jeune femme amie de Salander, auteur de textes sur les lesbiennes et le sadomasochisme, est connue dans les bars branchés de Stockholm. Elle n'a pas essayé de cacher qu'elle draguait des femmes et qu'elle aimait dominer sa partenaire.

Le reporter avait même retrouvé une certaine Sara qui, à l'en croire, avait été draguée par l'amie de Salander. Le petit ami de Sara avait été « perturbé » par ces tentatives. L'article établissait qu'il s'agissait d'une variante féministe louche et élitiste dans la périphérie du mouvement gay et qui s'exprimait entre autres dans un « bondage workshop » lors de la Gay Pride. Pour le reste, le texte se basait sur des citations d'un article de Miriam Wu vieux de six ans et qu'on pouvait éventuellement qualifier de provocateur, qu'elle avait publié dans un fanzine féministe et qu'un reporter avait déniché. Bublanski parcourut le texte et balança ensuite le tabloïd dans une poubelle.

Il réfléchit un moment sur Hans Faste et Sonja Modig. Deux enquêteurs compétents. Mais Faste posait problème. Il portait sur les nerfs des gens. Bublanski comprit qu'il lui fallait avoir un entretien avec Faste, mais il avait du mal à croire que les fuites dans l'enquête venaient de lui.

En levant les yeux, il découvrit qu'il se trouvait dans Lundagatan, devant la porte de l'immeuble de Lisbeth Salander. Un acte irréfléchi, mais révélateur. Cette femme le rendait perplexe.

Il monta les marches qui amenaient au-dessus de Lundagatan et resta un long moment accoudé à la rambarde à réfléchir à l'histoire de Mikael Blomkvist, selon laquelle Salander aurait été agressée. Cette histoire non plus ne menait nulle part. Personne n'avait porté plainte, on n'avait aucun nom ni aucun véritable signalement. Blomkvist prétendait qu'il n'avait pas pu voir le numéro d'immatriculation de la fourgonnette qui avait quitté les lieux.

Du moins si cette histoire avait réellement eu lieu.

Autrement dit, encore une impasse.

Bublanski contempla la Honda bordeaux qui était tout le temps restée garée dans la rue. Tout à coup, il vit Mikael Blomkvist s'avancer vers la porte de l'immeuble.


MIRIAM WU SE RÉVEILLA TARD dans la journée, entortillée dans les draps, et elle fut proche de la panique quand elle s'assit dans le lit pour découvrir une pièce inconnue.

Elle avait pris toute cette attention médiatique comme excuse pour appeler une amie et lui demander l'hospitalité. Mais c'était tout autant une fuite, elle le sentait bien, parce qu'elle avait soudain eu peur que Lisbeth Salander vienne frapper à la porte.

L'interrogatoire de la police et les articles des journaux l'avaient affectée plus qu'elle n'aurait cru. Elle avait certes décidé de ne pas juger Lisbeth avant que celle-ci ait pu expliquer ce qui s'était passé, mais elle avait commencé à la croire coupable malgré tout.

Elle jeta un coup d'œil sur Viktoria Viktorsson, trente-sept ans, surnommée Double-V et lesbienne à cent pour cent. Elle était couchée sur le ventre et marmottait dans son sommeil. Miriam Wu se faufila dans la salle de bains et passa sous la douche. Ensuite elle sortit acheter du pain. Sauf que, à la caisse de la boutique de proximité près du café Cinnamon dans Verkstadsgatan, son regard tomba sur les manchettes des journaux. Elle fonça de nouveau se réfugier dans l'appartement de Double-V.


MIKAEL BLOMKVIST DÉPASSA la Honda bordeaux et s'arrêta devant l'immeuble de Lisbeth Salander, pianota le code et disparut. Il resta absent deux minutes puis il ressortit dans la rue. Personne à la maison ? Blomkvist regarda dans les deux sens de la rue, apparemment indécis. Bublanski l'observait pensivement.

Ce qui inquiétait Bublanski, c'était que si Blomkvist avait menti au sujet de l'agression dans Lundagatan, cela portait à croire qu'il jouait un jeu qui, au pire, pouvait signifier qu'il était complice des meurtres d'une façon ou d'une autre. Mais s'il disait la vérité — et il n'y avait aucune raison de mettre en doute sa parole —, ça signifiait qu'il existait une équation cachée dans tout ce drame. Cela signifiait qu'il y avait d'autres acteurs que ceux qui étaient visibles et que le meurtre pouvait s'avérer beaucoup plus compliqué que simplement commis par une fille malade mentale atteinte d'une crise de folie.

Quand Blomkvist commença à bouger en direction de Zinkensdamm, Bublanski le héla. Il s'arrêta, vit le policier et vint à sa rencontre. Ils se serrèrent la main en bas des marches.

— Salut Blomkvist. Tu cherches Lisbeth Salander ?

— Non. Je cherche Miriam Wu.

— Elle n'est pas là. Les médias ont été informés par je ne sais qui qu'elle avait refait surface.

— Qu'est-ce qu'elle avait à raconter ?

Bublanski regarda attentivement Mikael Blomkvist. Super Blomkvist.

— On marche un moment ensemble ? dit Bublanski. J'ai besoin d'un café.

Ils passèrent devant l'église de Högalid en silence. Bublanski l'amena au café Lillasyster au pont de Liljeholmen, où il commanda un double espresso avec une cuillère de lait froid alors que Mikael prit un caffè latte. Ils s'installèrent dans la section fumeurs.

— Ça fait longtemps que je n'ai pas été sur une affaire aussi frustrante, dit Bublanski. Est-ce que je peux en discuter avec toi sans en lire la moitié demain matin dans Expressen ?

— Je ne travaille pas pour Expressen.

— Tu sais ce que je veux dire.

— Bublanski, je ne crois pas que Lisbeth soit coupable.

— Et maintenant tu es en train de mener ton enquête perso ? C'est pour ça qu'ils t'appellent Super Blomkvist ?

Mikael eut un sourire.

— Je crois savoir qu'ils t'appellent inspecteur Bubulle.

Bublanski afficha un sourire figé.

— Pourquoi tu ne crois pas Salander coupable ?

— Je ne sais rien sur son tuteur, mais elle n'avait tout simplement aucune raison de tuer Dag et Mia. Surtout pas Mia. Lisbeth déteste les hommes qui haïssent les femmes et Mia était justement en train de coincer toute une série de michetons. Ce que faisait Mia était exactement dans le registre de ce que Lisbeth aurait fait. Elle a une éthique.

— Je n'ai pas réussi à me faire une image d'elle. Un cas psychiatrique lourd ou une enquêteuse compétente ?

— Lisbeth est différente. Elle est terriblement asociale, mais il n'y a définitivement rien qui cloche dans sa tête. Au contraire, je dirais qu'elle est plus intelligente que toi et moi.

Bublanski soupira. Mikael Blomkvist parlait comme Miriam Wu.

— Quoi qu'il en soit, il faut l'arrêter. Je ne peux pas entrer dans les détails mais nous avons des preuves techniques qu'elle se trouvait sur le lieu du crime et elle est personnellement mise en relation avec l'arme du crime.

Mikael approuva de la tête.

— Je suppose que ça veut dire que vous y avez trouvé ses empreintes digitales. Mais ça ne veut pas dire qu'elle a tiré.

Bublanski hocha la tête.

— Dragan Armanskij aussi a des doutes. Il est trop prudent pour le dire franchement, mais lui aussi cherche à étayer son innocence.

— Et toi ? Qu'est-ce que tu crois ?

— Je suis un flic. J'arrête des gens et je les interroge. En ce moment, la situation de Lisbeth Salander m'a l'air assez sombre. On a condamné des assassins sur des indices bien plus minces que ça.

— Tu n'as pas répondu à ma question.

— Je ne sais pas. Si elle était innocente... qui, à ton avis, aurait intérêt à tuer aussi bien son tuteur que tes deux amis ?

Mikael sortit un paquet de cigarettes et le tendit à Bublanski qui secoua la tête. Il ne voulait pas mentir à la police et il supposait qu'il devrait dire quelque chose au sujet de ses réflexions sur l'homme qu'on appelait Zala. Il devrait aussi parler du commissaire Gunnar Björck de la Säpo.

Mais Bublanski et ses collègues avaient eux aussi accès au matériel de Dag Svensson qui contenait le même dossier [ZALA]. Tout ce qu'ils avaient à faire était de lire. Au lieu de quoi ils avançaient comme un bulldozer et révélaient tous les détails intimes de Lisbeth Salander dans les médias.

Il avait une idée mais il ne savait pas où ça mènerait. Il ne voulait pas nommer Björck avant d'être sûr. Zalachenko. Voilà le lien avec Bjurman aussi bien qu'avec Dag et Mia. Le seul problème était que Björck n'avait rien raconté.

— Laisse-moi creuser encore un peu, et je te donnerai une théorie alternative.

— Pas une piste vers la police, j'espère.

Mikael sourit.

— Non. Pas encore. Qu'est-ce qu'a dit Miriam Wu ?

— A peu près la même chose que toi. Elles avaient une relation.

Il guetta la réaction de Mikael.

— Ce ne sont pas mes affaires, dit Mikael.

— Miriam Wu et Salander se sont fréquentées pendant trois ans. Miriam ne savait rien sur le passé de Salander, elle ne savait même pas où elle travaille. Difficile à digérer. Mais je crois qu'elle disait la vérité.

— Lisbeth est terriblement cachottière, dit Mikael.

Ils gardèrent le silence un moment.

— Est-ce que tu as le numéro de Miriam Wu ?

— Oui.

— Tu peux me le donner ?

— Non.

— Pourquoi pas ?

— Mikael, il s'agit d'une enquête de police. Nous n'avons pas besoin d'investigateurs privés avec des théories loufoques.

— Je n'ai pas encore de théories. Mais je crois que la réponse à l'énigme se trouve dans le matériel de Dag Svensson.

— Tu trouveras probablement le numéro de Miriam Wu sans grands problèmes en faisant un petit effort.

— Probablement. Mais le plus simple est de demander à quelqu'un qui l'a déjà.

Bublanski soupira. Mikael fut soudain terriblement agacé contre lui.

— Est-ce que les policiers sont plus intelligents que les gens ordinaires que tu appelles des investigateurs privés ? demanda-t-il.

— Non, je ne crois pas. Mais la police a une formation et sa mission est d'enquêter sur des crimes.

— Les personnes privées aussi ont une formation, dit Mikael lentement. Et il arrive qu'un investigateur privé soit bien plus doué qu'un policier pour enquêter sur des crimes.

— C'est toi qui le dis.

— J'en suis persuadé. Prends le cas de Joy Rahman. Des policiers ont fermé leurs yeux assis sur leur cul pendant cinq ans pendant que Rahman était innocent et bouclé pour le meurtre d'une vieille dame. Il serait encore enfermé si une enseignante n'avait pas consacré plusieurs années à une enquête sérieuse. Elle l'a fait sans toutes les ressources dont tu disposes. Non seulement elle a prouvé qu'il était innocent, mais elle a aussi pu désigner un individu qui selon toute vraisemblance était le véritable meurtrier.

— Le cas Rahman était devenu une histoire de prestige. Le procureur refusait d'écouter les faits.

Mikael Blomkvist contempla longuement Bublanski.

— Bublanski... Je vais te dire une chose. A cet instant précis, le cas Salander aussi est devenu une histoire de prestige. J'affirme qu'elle n'a pas tué Dag et Mia. Et je vais le prouver. Je vais te trouver un meurtrier alternatif et quand ça se passera, je vais écrire un article que toi et tes collègues vous allez trouver vachement pénible à lire.


EN RENTRANT CHEZ LUI, Bublanski ressentit le besoin de débattre de la chose avec Dieu mais, au lieu d'aller à la synagogue, il se rendit à l'église catholique dans Folkungagatan. Il gagna un des bancs tout au fond et resta tranquillement assis pendant plus d'une heure. En tant que juif, il n'avait théoriquement rien à faire dans une église, mais c'était un endroit paisible qu'il rejoignait souvent quand il avait besoin de mettre de l'ordre dans ses pensées. Il considérait l'église comme un endroit qui en valait un autre pour réfléchir, et il était certain que Dieu n'y trouverait rien à redire. De plus, il y avait une grande différence entre le catholicisme et le judaïsme. Il allait à la synagogue parce qu'il cherchait la compagnie d'autres personnes. Les catholiques allaient à l'église parce qu'ils voulaient se trouver en paix avec Dieu. L'église invitait au silence et imposait que les visiteurs soient laissés tranquilles.

Il réfléchit à Lisbeth Salander et à Miriam Wu. Et il réfléchit à ce qu'Erika Berger et Mikael Blomkvist lui avaient occulté. Il était persuadé qu'ils savaient quelque chose sur Salander qu'ils n'avaient pas raconté. Il se demanda quelle « recherche » Lisbeth Salander avait effectuée pour Mikael Blomkvist. Un moment, il se dit que Salander avait travaillé pour Blomkvist peu de temps avant qu'il révèle l'affaire Wennerström, mais il finit par éliminer cette possibilité. Lisbeth Salander n'avait tout simplement aucun lien avec ce genre de drames et il semblait hors de question qu'elle ait pu contribuer avec quoi que ce soit de valable. Quelle que fût sa compétence comme enquêteuse sur la personne.

Bublanski était soucieux.

Il n'aimait pas cette certitude absolue qu'avait Mikael Blomkvist de l'innocence de Salander. Que lui-même en tant que policier soit assailli par le doute était une chose — c'était son métier de douter. Mais c'en était une autre que Mikael Blomkvist lance un défi en tant qu'investigateur privé.

Il n'aimait pas les investigateurs privés qui livraient en général des théories sur le grand complot, très bonnes pour fournir de gros titres aux journaux mais qui le plus souvent étaient source d'un travail supplémentaire totalement inutile pour les policiers.

Cette enquête sur un meurtre était devenue la plus dingue qu'il ait jamais faite. Il sentait que d'une manière ou d'une autre, il avait perdu les pédales. L'investigation d'un meurtre se doit de suivre une chaîne de conséquences logiques.

Quand un jeune de dix-sept ans est retrouvé poignardé sur Mariatorget, il faut établir quelles bandes de skinheads ou quels gangs de jeunes traînaient du côté de la place et de Södra Station une heure auparavant. Il y a les amis, les connaissances, les témoins et assez vite aussi des suspects.

Quand un homme de quarante-deux ans est abattu de trois coups de pistolet dans un bar à Skärholmen et qu'on découvre qu'il était un homme de main de la mafia yougoslave, il faut essayer de trouver qui parmi les petits nouveaux cherche à prendre le contrôle de la contrebande de cigarettes.

Quand une femme de vingt-six ans d'un milieu respectable et ayant une vie rangée est retrouvée étranglée dans son appartement, il faut essayer de retrouver qui était son petit ami ou la dernière personne avec qui elle a parlé au troquet la veille au soir.

Bublanski avait mené tant d'enquêtes de ce type qu'il aurait pu les faire en dormant.

L'enquête actuelle avait pourtant si bien commencé. Ils avaient trouvé un suspect principal dès les premières heures. Lisbeth Salander était comme faite pour le rôle — un cas psychiatrique attesté qui avait connu des crises de violence incontrôlables toute sa vie. Concrètement, restait simplement à la cueillir et à obtenir des aveux ou, selon les circonstances, à l'envoyer dans une cellule matelassée. Ensuite, tout avait déraillé.

Salander n'habitait pas à son adresse. Elle avait des amis comme Dragan Armanskij et Mikael Blomkvist. Elle avait une relation avec une lesbienne notoire qui s'adonnait au sexe avec des menottes et qui déclenchait l'emballement des médias dans une situation déjà passablement enflammée. Elle avait 2,5 millions sur son compte en banque et aucun travail connu. Et maintenant Blomkvist débarquait avec des théories sur le trafic des femmes et autres conspirations — et en sa qualité de journaliste célèbre, il avait le réel pouvoir de créer un chaos complet dans l'enquête au moyen d'un seul article bien placé.

Et, surtout, le principal suspect se révélait impossible à trouver, bien qu'elle soit haute comme deux pouces, qu'elle ait un physique particulier et des tatouages partout sur le corps. Bientôt deux semaines depuis les meurtres et ils n'avaient pas le moindre soupçon d'une trace leur indiquant où elle se trouvait.


GUNNAR BJÖRCK, EN ARRÊT MALADIE pour hernie discale, adjoint-chef à la Säpo, avait passé vingt-quatre heures misérables depuis que Mikael Blomkvist avait franchi sa porte. Une douleur sourde et permanente s'était installée dans son dos. Il avait arpenté la maison qu'on lui avait prêtée, incapable de se détendre et incapable de prendre des initiatives. Il avait essayé de réfléchir mais les morceaux du puzzle refusaient de se mettre en place.

Il n'arrivait pas à comprendre les tenants et les aboutissants de cette histoire.

Quand il avait appris la nouvelle du meurtre de Nils Bjurman, le lendemain de la découverte du corps de l'avocat, il était resté sidéré. Mais il n'avait pas été surpris lorsque Lisbeth Salander avait presque immédiatement été désignée comme suspect principal et que la traque avait commencé. Il avait attentivement écouté chaque parole prononcée à la télé et il était sorti acheter tous les journaux qu'il pouvait trouver, et il avait consciencieusement lu chaque mot des divers articles.

Il ne doutait pas une seconde que Lisbeth Salander ne fût une malade mentale et capable de tuer. Il n'avait eu aucune raison de remettre en question sa culpabilité ou les conclusions de l'enquête de police — au contraire, tout ce qu'il savait sur Lisbeth Salander indiquait qu'elle était une psychopathe démente. Il avait failli se manifester au téléphone pour contribuer à l'enquête avec de bons conseils ou au moins pour contrôler que l'affaire était correctement menée, mais il avait fini par se dire que le cas ne le concernait plus. Ce n'était plus de son ressort et il y avait des gens compétents pour gérer cette affaire. Sans compter qu'un appel téléphonique de sa part pourrait susciter l'attention indésirable qu'il tenait justement à éviter. Il avait fini par se détendre et n'avait plus suivi les informations que d'une oreille distraite.

La visite de Mikael Blomkvist avait totalement chamboulé sa tranquillité. Il ne lui était jamais venu à l'esprit que l'orgie meurtrière de Salander pouvait le concerner personnellement — qu'une des victimes était un enfoiré de journaliste sur le point de le dénoncer à la Suède entière.

Et il s'était encore moins imaginé que le nom de Zala allait resurgir comme une grenade dégoupillée dans l'histoire et moins que tout que Mikael Blomkvist connaissait ce nom. C'était si invraisemblable que ça défiait tout entendement.

Le lendemain de la visite de Mikael, il avait pris son téléphone pour appeler son ex-patron, soixante-dix-huit ans et domicilié à Laholm. Il lui fallait d'une manière ou d'une autre essayer de comprendre l'histoire sans laisser entendre qu'il appelait pour d'autres raisons qu'une simple curiosité et une inquiétude professionnelle. La conversation fut relativement courte.

— C'est Björck. J'imagine que tu as lu les journaux.

— En effet. Elle est réapparue.

— Et elle n'a pas beaucoup changé.

— Ça ne nous concerne plus.

— Alors tu ne crois pas que...

— Non, je ne crois pas. Tout ça, c'est mort et enterré. Personne ne fera le lien.

— Mais il s'agit de Bjurman et pas d'un autre. Je suppose que ce n'était pas un hasard qu'il soit devenu son tuteur.

Il y eut un silence à l'autre bout de la ligne.

— Non, ce n'était pas un hasard. Il y a trois ans, ça semblait une bonne idée. Qui aurait pu prévoir ce qui se passe ?

— Qu'est-ce qu'il savait, Bjurman ?

Son ex-chef gloussa soudain.

— Tu sais très bien comment il était. Ce n'était pas exactement un acteur-né.

— Je veux dire... est-ce qu'il connaissait le lien ? Est-ce qu'il y a quelque chose dans ses papiers qui pourrait mener à...

— Non, bien sûr que non. Je comprends ce que tu veux savoir, mais tu n'as aucune inquiétude à te faire. Salander a toujours été un facteur incontrôlable dans cette histoire. Nous nous sommes arrangés pour que Bjurman obtienne le poste, mais c'était uniquement parce que ça nous arrangeait d'avoir comme tuteur quelqu'un qu'on pouvait tenir à l'œil. Ça valait mieux qu'un élément inconnu. Si elle s'était mise à bavarder, il serait venu nous voir. Maintenant, tout ça se termine on ne peut mieux.

— Comment ça ?

— Eh bien, quand ça sera fini, Salander se retrouvera à l'HP pour un bon bout de temps.

— Admettons.

— Donc, pas d'inquiétude à avoir. Tu peux tranquillement retourner à ton arrêt maladie.

Mais c'était justement ce que Gunnar Björck n'arrivait pas à faire. Par la faute de Mikael Blomkvist. Il s'installa à la table de cuisine et regarda l'anse de Jungfrufjârden tout en essayant de résumer sa propre situation. Il était menacé des deux côtés.

Mikael Blomkvist allait le dénoncer comme micheton. Le risque était imminent qu'il termine sa carrière de policier épingle pour infraction à la loi sur le commerce du sexe.

Mais le plus grave était que Mikael Blomkvist traquait Zalachenko. D'une façon ou d'une autre Zalachenko était mêlé à l'histoire. Ce qui mènerait directement à Björck encore une fois.

Son ex-chef semblait persuadé qu'il ne pouvait rien y avoir de compromettant dans les papiers laissés par Bjurman. Il se trompait. Il y avait le rapport de 1991. Et c'était lui, Gunnar Björck, qui l'avait fourni à Bjurman.

Il essaya de visualiser la rencontre avec Bjurman plus de neuf mois auparavant. Ils s'étaient retrouvés dans la vieille ville. Bjurman l'avait appelé un après-midi au boulot et avait proposé qu'ils prennent une bière ensemble. Ils avaient parlé de tir au pistolet et d'un tas d'autres choses mais Bjurman l'avait contacté pour une raison particulière. Il avait besoin d'un service. Il avait posé des questions sur Zalachenko...

Björck se leva et s'approcha de la fenêtre de la cuisine. Il avait un peu trop bu, ce jour-là. Pas mal, même. Qu'est-ce qu'il lui avait demandé, Bjurman ?

— A propos... je suis sur une affaire où une vieille connaissance a refait surface...

— Ah bon, qui ça ?

— Alexander Zalachenko. Tu te souviens de lui ?

— Ben oui. Ce n'est pas quelqu'un qu'on oublie facilement.

— Qu'est-ce qu 'il est devenu ensuite ?

Théoriquement, ça ne regardait pas Bjurman. Il y avait même lieu de faire gaffe à Bjurman rien que parce qu'il posait la question... s'il n'y avait pas eu le fait que Bjurman était le tuteur de Lisbeth Salander. Il avait dit qu'il avait besoin du vieux rapport. Et je le lui ai donné.

Il avait commis une erreur monumentale. Il avait supposé que Bjurman était déjà au courant — le contraire était tout bonnement impensable. Et Bjurman avait présenté les choses comme une simple tentative de prendre un raccourci dans la lenteur bureaucratique où tout était estampillé top secret et pouvait prendre des mois. Surtout dans une affaire concernant Zalachenko.

Je lui ai donné le rapport, toujours estampillé top secret. Mais Bjurman avait une raison juste et compréhensible et il n'était pas homme à balancer. Un connard, d'accord, mais qui avait toujours tenu sa langue. Qu'est-ce que ça pouvait bien faire... tant d'années après ?

Bjurman l'avait embobiné. Il lui avait donné l'impression qu'il s'agissait de formalités et de bureaucratie. Plus il y pensait, plus il était convaincu que Bjurman avait placé ses mots avec une parfaite exactitude et une extrême prudence.

Qu'est-ce qu'il recherchait ? Et pourquoi Salander l'avait-elle tué ?


MIKAEL BLOMKVIST SE RENDIT à Lundagatan encore quatre fois dans la journée du samedi dans l'espoir de tomber sur Miriam Wu, mais elle brillait par son absence.

Il passa une grande partie de la journée dans le Bar-Café de Hornsgatan avec son iBook et lut de nouveau le courrier électronique de Dag Svensson à l'adresse millenium.se ainsi que le contenu du dossier qu'il avait nommé [ZALA]. Les dernières semaines avant les meurtres, Dag Svensson avait consacré de plus en plus de temps à faire des recherches sur Zala.

Mikael aurait sacrement aimé pouvoir appeler Dag Svensson et lui demander pourquoi le fichier [Irina P.] se trouvait dans le dossier sur Zala. La seule conclusion plausible que Mikael pouvait trouver était que Dag avait soupçonné Zala du meurtre d'Irina.

Vers 17 heures, Bublanski l'avait soudain appelé pour lui donner le numéro de téléphone de Miriam Wu. Mikael ne comprenait pas ce qui avait poussé le flic à changer d'avis, mais dès qu'il eut le numéro, il appela à peu près une fois toutes les demi-heures. Ce ne fut que vers 23 heures que, ayant branché son téléphone portable, elle répondit. La conversation fut brève.

— Bonsoir Miriam. Je m'appelle Mikael Blomkvist.

— Et t'es qui, toi, qui vas encore m'emmerder ?

— Je suis journaliste, je travaille pour une revue qui s'appelle Millenium.

Miriam Wu exprima ses sentiments avec beaucoup de vigueur.

— Ah oui. Ce Blomkvist-là. Eh ben, va te faire foutre, journaleux de mes deux !

Puis elle interrompit la conversation avant que Mikael ait eu une chance de placer un mot pour expliquer ce qu'il voulait. Intérieurement, il maudit Tony Scala et essaya de la rappeler. Elle ne répondit pas. En désespoir de cause, il envoya un SMS à son portable.

Je t'en prie. C'est important.

Elle n'avait pas répondu.

Tard dans la nuit du samedi au dimanche, Mikael arrêta son ordinateur, se déshabilla et se glissa dans le lit. Il se sentait frustré, il aurait aimé qu'Erika Berger soit avec lui.

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