La racine d'une équation est un nombre qui, remplaçant l’inconnue, fait de l’équation une identité. On dit que la racine satisfait à l’équation.
Pour résoudre une équation, on doit en déterminer toutes les racines. Quand une équation est satisfaite par toutes les valeurs imaginables des inconnues, on parle d'identité.
(a + b)2 = a2 + 2ab + b2
LISBETH SALANDER PASSA la première semaine de sa cavale loin de tous les événements dramatiques. Elle restait tranquillement dans son appartement dans Fiskaregatan à Mosebacke. Son portable était coupé et la carte SIM enlevée. Elle n'avait plus l'intention d'utiliser ce téléphone-là. Elle suivait avec des yeux de plus en plus écarquillés les titres des éditions Web des journaux et les émissions des journaux télévisés.
Elle découvrit, très irritée, sa photo d'identité lancée sur Internet et bientôt mise en icône sur tous les sujets d'actualité à la télé. Elle avait l'air d'une folle là-dessus.
Après des années d'effort pour devenir anonyme, elle avait été transformée en la personne la plus connue et la plus publique du royaume. Avec une douce surprise, elle se rendit compte que la recherche à l'échelle nationale d'une fille de petite taille soupçonnée d'un triple meurtre était l'un des événements les plus sensationnels de l'année, à peu près du même niveau que les abus sexuels et financiers et le crime perpétré par le gourou de la secte de Knutby. Elle suivit les commentaires et les explications dans les médias, les sourcils pensivement levés, fascinée de voir que des actes frappés du sceau du secret concernant ses difficultés mentales semblaient accessibles à tous dans toutes les rédactions. Un titre réveilla de vieux souvenirs enterrés.
INTERPELLÉE POUR VIOLENCES A GAMLA STAN
Un reporter juridique à TT avait dépassé ses concurrents en mettant la main sur une copie de l'enquête médico-légale qui avait été faite après que Lisbeth avait été arrêtée pour avoir balancé son pied dans la gueule d'un passager à la station de métro Gamla Stan.
Lisbeth se souvenait très bien de l'incident dans le métro. Elle était sur le chemin du retour dans sa famille d'accueil temporaire à Hägersten. A Râdmansgatan, un homme qu'elle ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam et qui semblait parfaitement sobre était monté dans la rame et l'avait immédiatement mise dans son collimateur. Elle avait appris plus tard qu'il s'appelait Karl Evert Blomgren, qu'il avait cinquante-deux ans et que c'était un ancien joueur de bandy domicilié à Gâvle. Alors que le wagon était à moitié vide, il s'était assis à côté d'elle et avait commencé à la harceler. Il avait posé la main sur son genou et essayé d'engager une conversation du style : « Je te file 200 balles si tu viens chez moi. » Comme elle l'ignorait et ne répondait pas, il s'était fait plus pressant et l'avait traitée de salope. Qu'elle ne réponde pas et qu'elle change de siège à Centralen ne l'avait pas refroidi.
Le métro arrivait à Gamla Stan, quand il l'avait entourée de ses bras par-derrière et avait glissé les mains sous son pull, tout en lui chuchotant à l'oreille qu'elle était une pute. Lisbeth Salander n'aimait pas être qualifiée de pute par de parfaits inconnus dans le métro. Elle avait répondu par un coup de coude dans l'œil, puis elle s'était arc-boutée des deux mains sur un poteau et lui avait planté un talon sur la racine du nez. Le gars avait abondamment saigné.
Elle aurait eu la possibilité de s'échapper du wagon quand le train s'arrêta à quai, mais comme elle était habillée en punk avec des cheveux teints en bleu, un ami de l'ordre s'était jeté sur elle et l'avait bloquée à terre jusqu'à l'arrivée de la police.
Elle maudit son sexe et sa petite taille. Si elle avait été un garçon, personne n'aurait osé se jeter sur elle.
Elle ne chercha jamais à expliquer pourquoi elle avait balancé son pied dans la gueule de Karl Evert Blomgren. Elle estimait inutile d'essayer d'expliquer quoi que ce soit à une autorité en uniforme. Par principe, elle refusait même de répondre aux questions des psychologues quand ils se mettaient en tête d'évaluer son état mental. Heureusement, d'autres passagers avaient suivi le déroulement des événements, dont une femme intraitable de Härnösand qui se révéla être une députée centriste. La femme apporta immédiatement son témoignage, disant que Blomgren avait accosté Salander avant qu'elle l'attaque. Plus tard, il s'avéra que Blomgren avait déjà deux condamnations pour attentat à la pudeur et le procureur décida d'abandonner les poursuites. Cela ne signifia cependant pas que l'enquête sociale sur elle fut interrompue. Celle-ci eut pour résultat peu de temps après que le tribunal de première instance décida de déclarer Lisbeth Salander incapable. Là-dessus, elle s'était retrouvée sous la tutelle de Holger Palmgren pour commencer et ensuite de Nils Bjurman.
Et maintenant, tous ces détails intimes et protégés par le secret professionnel se trouvaient sur le Net à la vue et au su de tous. Ses états de service étaient complétés par des descriptions colorées de tous les conflits qu'elle avait connus avec son entourage depuis l'école primaire, et de son internement dans une clinique de pédopsychiatrie au début de l'adolescence.
LE DIAGNOSTIC QUE LES MÉDIAS FAISAIENT de Lisbeth Salander variait selon les éditions et les journaux. Parfois elle était décrite comme psychotique et parfois comme schizophrène avec de sérieuses tendances à la manie de la persécution. Tous les journaux la décrivaient comme mentalement attardée — elle n'avait même pas su assimiler l'enseignement du collège et elle en était sortie sans bulletin de notes. Le public ne pouvait que constater qu'elle était déséquilibrée et encline à la violence.
Lorsque les médias découvrirent que Lisbeth Salander était une amie de la lesbienne notoire Miriam Wu, un lynchage en règle se déchaîna dans plusieurs journaux. Miriam Wu s'était produite dans le show de Benita Costa pendant la Gay Pride, un show provocateur où Mimmi avait été photographiée les seins à l'air, en pantalon de cuir avec bretelles et en bottes vernies à talons aiguilles. En outre, elle avait écrit des articles dans un magazine gay fréquemment cité par les médias et à quelques reprises elle avait été interviewée pour sa participation dans différents shows. La combinaison lesbienne/tueuse en série/sexe sadomaso était apparemment imbattable pour augmenter les tirages.
Plusieurs journaux évoquèrent la possibilité que la thèse de Mia Bergman, qui traitait du commerce du sexe, ait pu pousser Lisbeth Salander à commettre les crimes, puisque aii dire des services sociaux elle était une prostituée.
A la fin de la semaine, les médias découvrirent que Salander avait aussi des liens avec une bande de jeunes femmes qui flirtaient avec le satanisme. Le groupe s'appelait les Evil Fingers et cela incita un journaliste culturel mâle d'un certain âge à écrire un long texte sur l'instabilité de la jeunesse et les dangers qui se dissimulent partout, depuis la culture skinhead jusqu'au hip-hop.
A ce stade, le public était repu d'informations sur Lisbeth Salander. Si on additionnait les affirmations dans les différents médias, la police pourchassait une lesbienne psychotique membre d'une bande de satanistes qui prônait le sexe sadomaso et haïssait la société en général et les hommes en particulier. Salander s'étant trouvée à l'étranger l'année précédente, des liens internationaux n'étaient pas à exclure.
UNE SEULE FOIS, LISBETH SALANDER réagit avec une sorte d'émotion devant ce que véhiculait le bruissement des médias. Un titre attira son attention.
« NOUS AVIONS PEUR D'ELLE »
Elle menaçait de nous tuer, disent ses professeurs et camarades
Celle qui parlait était un ancien professeur, une certaine Birgitta Miåås, actuellement peintre sur soie, qui s'étalait sur Lisbeth Salander ayant menacé ses camarades de classe et racontait que même les professeurs avaient eu peur d'elle.
Lisbeth avait effectivement croisé Miåås. Leur rencontre n'avait cependant pas été d'une grande pureté.
Elle se mordit la lèvre inférieure et constata qu'elle avait onze ans à l'époque. Elle se souvenait de Miåås comme d'une remplaçante pénible en maths qui s'était entêtée à lui poser une question à laquelle elle avait déjà répondu correctement, mais faux à en croire le manuel. En réalité, le manuel se trompait, ce qui, de l'avis de Lisbeth, aurait dû être évident pour tout le monde. Mais Miåås s'était de plus en plus entêtée et Lisbeth était devenue de moins en moins disposée à discuter la question. Pour finir, elle était restée sans bouger, la bouche formant un mince trait avec la lèvre inférieure poussée en avant jusqu'à ce que Miåås, totalement frustrée, la prenne par l'épaule et la secoue pour attirer son attention. Lisbeth avait riposté en lançant son livre à la tête de Miåås, d'où un certain désordre. Elle avait craché et donné des coups de pied autour d'elle tandis que ses camarades de classe essayaient de la maîtriser.
Cet article disposait d'un grand espace dans un journal du soir et laissait aussi la place à quelques citations mises en légende d'un encadré montrant l'un des anciens élèves de sa classe posant devant l'entrée de son école de l'époque. Le garçon en question s'appelait David Gustavsson et se disait actuellement assistant financier. Il prétendait que les élèves avaient peur de Lisbeth Salander puisqu'un jour « elle avait proféré des menaces de mort ». Lisbeth se souvenait de David Gustavsson comme d'un de ses plus grands persécuteurs à l'école, un gros costaud brutal doté d'un Qi minimal et qui loupait rarement une occasion de distribuer des injures et des coups de coude dans les couloirs. Une fois il l'avait attaquée derrière le gymnase à la pause déjeuner et, comme d'habitude, elle s'était défendue. Physiquement, elle n'avait aucune chance, mais elle estimait que mieux valait mourir que capituler. L'incident avait déraillé, un grand nombre d'élèves s'étant rassemblés autour d'eux pour regarder David Gustavsson taper sur Lisbeth Salander à ne plus en finir. Cela les avait amusés jusqu'à un certain point, mais cette idiote ne comprenait pas son propre intérêt, elle restait à terre et ne se mettait même pas à pleurer ou à implorer pitié.
Un moment plus tard, les élèves eux-mêmes ne supportaient plus ce spectacle. David était tellement supérieur et Lisbeth tellement sans défense que David commença à récolter des mauvais points. Il avait démarré quelque chose qu'il ne savait pas terminer. Pour en finir, il balança à Lisbeth deux bons coups de poing dont l'un lui fendit la lèvre et l'autre lui coupa le souffle. Les autres élèves l'abandonnèrent en un tas misérable derrière le gymnase et disparurent en riant au coin du bâtiment.
Lisbeth Salander était rentrée à la maison panser ses plaies. Deux jours plus tard, elle était revenue avec une batte de base-bail. Au milieu de la cour, elle l'avait assénée sur la tête de David, sur l'oreille. Quand il fut à terre, complètement choqué, elle appuya la batte sur sa gorge, se pencha sur lui et lui chuchota que si jamais il la touchait encore, elle le tuerait. A ce moment, les adultes se rendirent compte que quelque chose se passait, et on emmena David à l'infirmerie, tandis que Lisbeth devait comparaître devant le principal pour y recevoir le verdict : punition, notification dans son dossier et poursuite des enquêtes sociales.
Pendant quinze ans, Lisbeth n'avait jamais repensé à Miåås ou à Gustavsson. Elle nota mentalement qu'il lui faudrait contrôler, dès qu'elle aurait un peu plus de temps, ce qu'étaient leurs occupations actuelles.
TOUT CE QU'ON ÉCRIVAIT sur Lisbeth Salander avait fait d'elle une célébrité nationale. Son passé était examiné et disséqué, puis publié dans le moindre détail, depuis les crises à l'école primaire jusqu'à l'internement à la clinique pédopsychiatrique de Sankt Stefan près d'Uppsala où elle avait passé plus de deux ans.
Elle dressa l'oreille quand le médecin-chef Peter Teleborian fut interviewé à la télé. Il avait huit ans de plus que la dernière fois où Lisbeth l'avait vu, à l'occasion des délibérations au tribunal d'instance pour la faire déclarer incapable. Il avait de gros plis sur le front et gratta son petit bouc en se tournant vers le reporter pour expliquer, très soucieux, qu'il était tenu au secret professionnel et ne pouvait donc pas parler d'une patiente particulière. Tout ce qu'il pouvait dire était que Lisbeth Salander était un cas très compliqué qui exigeait des soins qualifiés, et que le tribunal avait décidé, à l'encontre de sa recommandation, de la placer sous tutelle et de l'insérer dans la société au lieu de lui accorder les soins en institution dont elle avait besoin. C'était un scandale, soutint Teleborian. Il regretta que trois personnes soient mortes du fait de cette erreur d'estimation, et au passage en profita pour dénoncer les coupes dans les budgets de la psychiatrie que le gouvernement avait fait passer en force ces dernières décennies.
Lisbeth nota qu'aucun journal ne révélait que la forme de soins la plus habituelle dans le service de pédopsychiatrie fermé que dirigeait le Dr Teleborian était de placer « les patients agités et difficiles » dans une pièce dite « dépourvue de stimuli ». Cette pièce était meublée d'une couchette avec des courroies. Le prétexte scientifique était que les enfants agités ne devaient pas recevoir de « stimuli » qui pourraient déclencher des crises.
Plus âgée, elle avait découvert qu'il existait un autre terme pour la chose. Privation sensorielle. Exposer des prisonniers à une privation sensorielle était classé inhumain par la convention de Genève. C'était un élément récurrent des expériences de lavage de cerveau auxquelles s'adonnaient périodiquement différentes dictatures. Il existait des documents démontrant que les prisonniers politiques ayant avoué toutes sortes de crimes fantaisistes pendant les procès de Moscou dans les années 1930 avaient subi de tels traitements.
Quand elle vit le visage de Peter Teleborian à la télé, le cœur de Lisbeth se transforma en un gros glaçon. Elle se demanda s'il utilisait toujours le même après-rasage immonde. Il avait été responsable de ce qui était défini comme une thérapie. Elle n'avait jamais compris ce qu'ils attendaient d'elle à part que d'une façon ou d'une autre elle devait recevoir un traitement et devenir consciente de ses actes. Lisbeth avait vite compris qu'une « patiente agitée et difficile » signifiait une patiente qui remettait en question le raisonnement et le savoir de Teleborian.
Par la même occasion, Lisbeth Salander découvrit que la méthode thérapeutique la plus courante en matière de maladie mentale au XVIe siècle était encore pratiquée à Sankt Stefan au seuil du XXIe siècle.
Elle avait passé à peu près la moitié de son temps à Sankt Stefan attachée sur la couchette dans la pièce « dépourvue de stimuli ». C'était apparemment une sorte de record.
Teleborian ne l'avait jamais touchée sexuellement. Il ne l'avait jamais touchée à part dans des contextes absolument innocents. Une fois seulement, comme une remontrance, il avait posé la main sur son épaule alors qu'elle se trouvait attachée dans l'isolement.
Elle se demanda si les marques de ses dents étaient encore visibles sur la phalange de l'auriculaire de Teleborian.
Cela avait pris la tournure d'un duel où Teleborian avait toutes les cartes en main. La méthode de Lisbeth avait été de se retrancher et d'ignorer totalement sa présence dans la pièce.
Elle avait douze ans quand deux femmes policiers l'avaient transportée à Sankt Stefan. C'était quelques semaines après que Tout Le Mal était arrivé. Elle se souvenait de tout jusque dans le moindre détail. D'abord, elle avait cru que tout allait s'arranger d'une manière ou d'une autre. Elle avait essayé d'expliquer sa version aux policiers, aux assistantes sociales, au personnel de l'hôpital, aux infirmières, médecins, psychologues et même à un pasteur qui voulait qu'elle prie avec lui. Quand elle était assise à l'arrière de la voiture de police et qu'ils dépassaient le Wenner-Gren Center en route pour Uppsala, elle ne savait toujours pas où on l'amenait. Personne ne l'avait informée. C'était alors qu'elle avait commencé à se douter que rien du tout n'allait s'arranger.
Elle avait essayé d'expliquer à Peter Teleborian. Le résultat de tous ces efforts fut que la nuit de ses treize ans, elle se trouvait attachée sur la couchette.
Peter Teleborian était sans conteste le sadique le plus immonde et le plus abject que Lisbeth Salander ait rencontré de toute sa vie. A ses yeux, il surpassait Bjurman de plusieurs longueurs. Bjurman avait été un vicelard brutal mais qu'elle avait su reprendre en main. Peter Teleborian, lui, était à l'abri derrière un rideau de papiers, d'estimations, de mérites universitaires et de charabia psychiatrique. Aucun, absolument aucun de ses actes ne pouvait jamais être dénoncé ou critiqué.
L'Etat lui avait donné pour mission d'attacher des petites filles désobéissantes avec des sangles.
Et chaque fois que Lisbeth Salander était attachée sur le dos et qu'il resserrait le harnais et qu'elle croisait son regard, elle pouvait lire son excitation. Elle savait. Et il savait qu'elle savait. Le message était passé.
La nuit de ses treize ans, elle décida de ne plus jamais échanger la moindre parole avec Peter Teleborian ni avec aucun autre psychiatre ou docteur de la tête. C'était le cadeau d'anniversaire qu'elle s'offrait. Elle avait tenu sa promesse. Et elle savait que cela avait frustré Peter Teleborian, et que ça avait sans doute plus qu'autre chose contribué à ce que nuit après nuit elle soit attachée avec le harnais. Ce prix-là, elle était prête à le payer.
Elle apprit tout sur le contrôle de soi. Elle n'avait plus de crises et elle ne lançait plus d'objets autour d'elle les jours où on la sortait de l'isolement.
Mais elle ne parlait pas aux médecins.
En revanche, elle parlait poliment et sans restriction aux infirmières, au personnel de la cantine et aux femmes de ménage. Cela fut remarqué. Une gentille infirmière du nom de Carolina, pour qui Lisbeth s'était prise d'affection jusqu'à un certain point, lui avait un jour demandé pourquoi elle agissait ainsi.
Pourquoi est-ce que tu ne parles pas avec les médecins ? Parce qu'ils n'écoutent pas ce que je dis.
La réponse n'était pas spontanée. C'était sa façon de communiquer malgré tout avec les médecins. Elle savait très bien que chaque commentaire de sa part était incorporé à son dossier et attestait ainsi que son silence était le fruit d'une décision rationnelle.
La dernière année à Sankt Stefan, Lisbeth avait été de moins en moins souvent mise en cellule d'isolement. Et quand cela se produisait, c'était toujours quand d'une façon ou d'une autre elle avait irrité Peter Teleborian, ce qu'elle réussissait toujours à faire dès qu'il posait les yeux sur elle. Il essayait sans cesse de briser son silence obstiné et de la forcer à reconnaître qu'il existait.
Un jour, Teleborian avait décidé de lui administrer un type de tranquillisant qui faisait qu'elle avait du mal à respirer et du mal à penser, ce qui à son tour avait entraîné une angoisse. Alors elle avait refusé de prendre ce médicament, d'où la décision de lui faire avaler les comprimés de force trois fois par jour.
Sa résistance avait été si violente que le personnel avait dû la maintenir d'autorité, lui ouvrir la bouche et ensuite l'obliger à avaler. La première fois, Lisbeth s'enfonça immédiatement les doigts dans la gorge et vomit le déjeuner sur l'aide-soignante la plus proche. Le résultat fut qu'on l'attachait pour lui faire ingurgiter les comprimés. Lisbeth répondit en apprenant à vomir sans avoir à mettre les doigts dans la gorge. La violence de son refus et le travail supplémentaire que cela impliquait pour le personnel aboutirent à l'interruption de l'essai.
Elle venait d'avoir quinze ans quand on l'avait ramenée à Stockholm et placée dans une famille d'accueil. Le changement l'avait prise de court. A cette époque, Peter Teleborian n'était pas encore médecin-chef de Sankt Stefan et Lisbeth Salander était persuadée que c'était l'unique raison de sa libération soudaine. Si Teleborian avait pu décider seul, elle serait encore attachée sur la couchette dans l'isolement.
Et maintenant elle le revoyait à la télé. Elle se demanda s'il espérait l'avoir de nouveau comme patiente ou bien si elle était trop âgée maintenant pour satisfaire à ses fantasmes. Sa contestation de la décision du tribunal de ne pas l'interner fut efficace et éveilla l'indignation de la femme reporter qui l'interviewait mais qui apparemment n'avait pas la moindre idée des questions qu'il aurait fallu lui poser. Personne ne pouvait se permettre de contredire Peter Teleborian. Le précédent médecin-chef de Sankt Stefan était décédé depuis. Le juge au tribunal d'instance qui avait présidé le cas Salander, et qui maintenant aurait dû en partie endosser le rôle du méchant dans le drame, était à la retraite. Il refusait d'accorder des déclarations à la presse.
LISBETH TROUVA L'UN DES TEXTES les plus déroutants dans les pages Web d'un journal local du Centre de la Suède. Elle lut le texte trois fois avant d'arrêter l'ordinateur et d'allumer une cigarette. Elle s'assit sur le coussin dans l'encoignure de la fenêtre et contempla l'éclairage public nocturne avec un sentiment de résignation.
« ELLE EST BISEXUELLE », DIT UNE AMIE D'ENFANCE
La femme de vingt-six ans qui est pourchassée pour trois meurtres est décrite comme une personne solitaire et repliée sur elle-même, avec de grandes difficultés d'adaptation à l'école. Malgré de nombreuses tentatives pour la sociabiliser, elle est toujours restée à l'écart.
« Elle avait manifestement de gros problèmes avec son identité sexuelle, se souvient Johanna, qui fut l'une de ses rares amies proches à l'école. Très tôt il était évident qu'elle était différente et qu'elle était bisexuelle. Nous nous faisions du souci pour elle. »
Le texte continuait en décrivant quelques épisodes dont Johanna se souvenait. Lisbeth fronça les sourcils. Pour sa part, elle n'arrivait pas à se rappeler ces épisodes, ni qu'elle ait eu une amie proche qui s'appelait Johanna. Vraiment, elle n'arrivait pas à se rappeler qu'elle ait jamais eu quelqu'un qu'on pouvait qualifier d'ami proche et qui aurait essayé de l'intégrer à la société du temps de l'école.
Le texte restait flou sur l'époque où ces épisodes auraient eu lieu, mais concrètement, elle avait quitté l'école à l'âge de douze ans. Cela signifiait que sa camarade d'enfance inquiète aurait découvert sa bisexualité lors de sa première année de collège !
Dans le raz de marée déchaîné de textes délirants au cours de la semaine, l'interview de Johanna fut celui qui l'atteignit le plus. Il était si manifestement fabriqué. Soit le reporter était tombé sur une mythomane complète, soit il avait tout inventé lui-même. Elle mémorisa son nom et l'inscrivit sur la liste des objets d'étude futurs.
MÊME LES REPORTAGES COMPATISSANTS, teintés d'une pointe de critique envers le système, avec des titres tels que « Défaillance de la société » ou « Elle n'a jamais reçu l'aide dont elle avait besoin », n'arrivaient pas à diminuer son rôle comme ennemi public numéro un — une meurtrière qui dans une crise de folie avait exécuté trois citoyens honorables.
Lisbeth lut les interprétations de sa vie avec une certaine fascination et nota une lacune manifeste dans les connaissances du public. En dépit d'un accès apparemment illimité aux détails de sa vie les plus intimes et frappés du sceau du secret, les médias étaient totalement passés à côté de Tout Le Mal qui avait eu lieu juste avant ses treize ans. La connaissance de sa vie allait de l'école maternelle jusque vers ses onze ans puis reprenait lorsque, à quinze ans, on l'avait libérée de la clinique de pédopsychiatrie et placée dans une famille d'accueil.
Apparemment, quelqu'un au sein de l'enquête de police pourvoyait les médias d'informations mais, pour des raisons que Lisbeth Salander ignorait, avait décidé d'omettre Tout Le Mal. Cela l'intriguait. Si la police tenait tant à souligner sa tendance à la violence extrême, alors cette enquête-là constituait la charge la plus accablante dans son dossier, bien supérieure à toutes les bêtises de cour d'école. Il était à l'origine de son transport à Uppsala et de son internement à Sankt Stefan.
LE DIMANCHE DE PÂQUES, Lisbeth commença à établir une vue d'ensemble de l'enquête de police. Les données dans les médias lui fournirent une bonne image des participants. Elle nota que le procureur Ekström dirigeait l'enquête préliminaire, c'était en général lui qui parlait lors des conférences de presse. L'enquête sur le terrain proprement dite était menée par l'inspecteur criminel Jan Bublanski, un homme doté d'une légère surcharge pondérale et vêtu d'une veste mal taillée, qui assistait Ekström à certaines conférences de presse.
Quelques jours plus tard, elle avait identifié Sonja Modig, le seul flic femme de l'équipe et celle qui avait découvert le corps de Bjurman. Elle nota les noms de Hans Faste et Curt Bolinder, mais loupa totalement Jerker Holmberg qui ne figurait dans aucun reportage. Pour chaque individu, elle créa un dossier dans son ordinateur, qu'elle commença à alimenter de données.
Les informations sur la progression de l'enquête de police se trouvaient évidemment dans les ordinateurs dont disposaient les enquêteurs, et dont la base de données était sauvegardée dans le serveur du commissariat. Lisbeth Salander savait qu'il était extrêmement difficile de pirater le réseau interne de la police, mais nullement impossible. Elle l'avait déjà fait.
Lors d'une mission pour Dragan Armanskij quatre ans plus tôt, elle avait dressé un plan de la structure du réseau de la police et médité sur les possibilités d'entrer dans le registre des casiers judiciaires pour effectuer ses propres recherches. Elle avait lamentablement échoué dans ses tentatives d'intrusion illégale — pour cela les pare-feu de la police étaient trop sophistiqués et minés avec toutes sortes d'embûches qui pouvaient se terminer par une désagréable publicité.
Le réseau interne de la police était construit selon les règles de l'art, avec ses propres câbles, et il était à l'écart de tous branchements extérieurs et d'Internet. Autrement dit, ce qu'il faudrait était un flic ayant l'autorisation d'utiliser le réseau qui ferait une recherche à sa demande ou, deuxième possibilité, que le réseau interne de la police croie qu'elle était une personne autorisée. De ce point de vue, les experts en sécurité de la police avaient heureusement laissé ouverte une énorme porte de derrière. Un grand nombre de commissariats dans le pays étaient branchés sur le réseau central, dont plusieurs étaient de petites unités locales fermées la nuit et dépourvues d'alarme ou de surveillance. Le commissariat de proximité à Lângvik près de Vâsterâs en était un. Il occupait cent trente mètres carrés dans le même bâtiment que la bibliothèque municipale et la caisse maladie, et, dans la journée, trois policiers y assuraient une permanence.
Lisbeth Salander n'avait pas réussi à pénétrer dans le réseau pour l'enquête qu'elle menait à cette époque-là, mais elle avait décidé que cela valait le coup de consacrer un peu de temps et d'énergie à y trouver un accès pour des enquêtes futures. Elle avait réfléchi aux possibilités qui s'offraient à elle, puis elle avait fait une demande de boulot d'été comme femme de ménage à la bibliothèque de Lângvik. Parallèlement au maniement des serpillières et des seaux, il lui avait fallu environ dix minutes dans les bureaux de l'urbanisme municipal pour obtenir les plans détaillés des locaux. Elle avait les clés du bâtiment mais pas des locaux de la police. En revanche, elle avait découvert qu'elle pouvait sans grande difficulté s'introduire dans le local de la police via une fenêtre de salle de bains au premier étage, qu'on laissait entrouverte la nuit en été compte tenu de la chaleur. Le commissariat n'était surveillé que par un garde de Securitas qui passait deux ou trois fois par nuit. Dérisoire.
Il lui fallut à peu près cinq minutes pour trouver le nom d'utilisateur et le mot-clé glissés sous le sous-main du bureau de l'officier de police local et environ une nuit d'expérimentation pour comprendre la structure du réseau et identifier de quel type d'accès cette personne disposait et quel type d'accès était interdit à cette équipe locale. En bonus, elle obtint aussi les noms d'utilisateurs et les motsclés des deux autres policiers. L'un d'eux était Maria Ottosson, agent de police de trente-deux ans. Dans son ordinateur, Lisbeth découvrit que celle-ci avait demandé et obtenu un poste d'investigatrice à la brigade des fraudes à la police de Stockholm. Lisbeth toucha le jackpot avec Ottosson : l'innocente Maria avait laissé son ordinateur portable, un PC Dell, dans un tiroir du bureau qui n'était pas fermé à clé ! Maria Ottosson était donc un policier qui utilisait son PC privé au boulot. Sublime ! Lisbeth démarra l'ordinateur et inséra son CD avec le logiciel Asphyxia 1.0, la toute première version de son logiciel d'espionnage. Elle plaça le programme à deux endroits, comme part active intégrée à Microsoft Explorer et comme sauvegarde dans le carnet d'adresses de Maria Ottosson. Lisbeth se dit que si Ottosson achetait un nouvel ordinateur, elle y transférerait son carnet d'adresses, et la probabilité était grande aussi qu'elle transfère son carnet d'adresses à son ordinateur de service à la brigade des fraudes à Stockholm quand elle prendrait son poste quelques semaines plus tard.
Elle plaça également des logiciels dans les ordinateurs fixes des policiers, qui lui permettraient de venir y chercher des informations de l'extérieur. En s'appropriant tout bonnement leurs identités, elle pouvait faire des recherches dans le registre des casiers judiciaires. Par contre, il lui fallait avancer à pas de loup pour que les intrusions ne se voient pas. Le département sécurité de la police, par exemple, était doté d'une alarme automatique si un policier local se connectait hors service et si ça se répétait ou si le nombre de recherches augmentait de façon importante. Si elle péchait des informations sur des enquêtes auxquelles la police locale ne pouvait raisonnablement pas être mêlée, une alarme se déclenchait aussi.
Au cours de l'année suivante, elle avait travaillé avec son collègue hacker Plague pour prendre le contrôle du réseau de la police. La tâche s'était avérée comporter des difficultés si insurmontables qu'ils avaient fini par abandonner le projet. En cours de route, ils avaient cependant stocké près d'une centaine d'identités de policiers existantes, qu'ils pouvaient emprunter au besoin.
Plague avait franchi une belle étape quand il avait réussi à pirater l'ordinateur personnel du chef du département sécurité informatique de la police. Le gars était un consultant en économie sans grandes connaissances en informatique, mais disposant d'une profusion d'informations dans son ordinateur portable. S'ils ne pouvaient pas pirater totalement le réseau de la police, Lisbeth et Plague étaient au moins en mesure de l'infester de virus malveillants de différents types — activité que ni l'un ni l'autre n'avait le moindre intérêt à mener. Ils étaient des hackers, pas des saboteurs. Ils voulaient l'accès aux réseaux, pas les détruire.
Lisbeth Salander contrôla sa liste et constata qu'aucune des personnes dont elle avait volé l'identité ne travaillait sur l'enquête du triple meurtre — c'aurait été trop inespéré. Par contre elle pouvait sans problèmes majeurs entrer lire les détails de l'avis de recherche national, y compris les mises à jour la concernant. Elle découvrit qu'on l'avait aperçue et pourchassée entre autres à Uppsala, Norrköping, Göteborg, Malmö, Hässleholm et Kalmar, et qu'une mise à jour secrète travaillée au morphing et donnant une meilleure idée de son apparence physique avait été diffusée.
L'UN DES RARES AVANTAGES de Lisbeth, considérant l'attention que lui consacraient les médias, était qu'on disposait de très peu de photos d'elle. A part la photo d'identité vieille de quatre ans de son passeport et de son permis de conduire, et une photo dans le registre de la police où elle était âgée de dix-huit ans (et totalement méconnaissable), il n'y avait que quelques photos éparses tirées de vieux albums de photos et des clichés pris par un prof lors d'une excursion dans la réserve naturelle de Nacka quand elle avait douze ans. Les photos de l'excursion montraient un personnage flou assis tout seul à l'écart des autres.
La photo du passeport la montrait avec des yeux fixes et écarquillés, la bouche comme un mince trait et la tête légèrement inclinée, ce qui confirmait l'idée d'une meurtrière asociale arriérée, et les médias multipliaient le message à l'envi. La seule chose positive avec cette photo était qu'elle y était si méconnaissable que peu de gens la reconnaîtraient dans la vie réelle.
ELLE SUIVIT AVEC INTÉRÊT les profils qu'on dressait des trois victimes. Le mardi, les médias commencèrent à faire du sur-place et, en l'absence de nouvelles révélations sensationnelles dans la chasse à Lisbeth Salander, l'intérêt se recentra sur les victimes. Dag Svensson, Mia Bergman et Nils Bjurman étaient décrits dans un long article de fond d'un des journaux du soir. Le message qui en ressortait était que trois citoyens honorables avaient été abattus pour des raisons incompréhensibles.
Nils Bjurman y faisait figure d'avocat respecté et socialement engagé, membre de Greenpeace et déployant « un vrai engagement pour les jeunes ». Une colonne était consacrée à l'ami proche et collègue de Bjurman Rune Håkansson, qui avait son bureau dans le même immeuble que Bjurman. Håkansson confirma l'image de Bjurman homme attaché à la défense des droits des petites gens. Un fonctionnaire à la commission des Tutelles parlait de « son engagement authentique pour sa protégée Lisbeth Salander ».
Lisbeth Salander esquissa son premier sourire en coin de la journée.
Un grand intérêt se portait sur Mia Bergman, la victime féminine du drame. Elle était décrite comme une jolie jeune femme dotée d'une intelligence rare, pourvue d'une liste de mérites déjà impressionnante et devant laquelle s'ouvrait une carrière brillante. Des amis choqués, des camarades de cours et son directeur de thèse étaient cités. La question habituelle était « pourquoi ? » Des photos montraient des bouquets de fleurs et des bougies allumées devant le portail de son immeuble à Enskede.
En comparaison, on consacrait peu d'espace à Dag Svensson. Il était décrit comme un reporter perspicace et courageux, mais sa compagne lui ravissait la vedette.
Lisbeth nota avec une légère surprise qu'il fallut attendre jusqu'au dimanche de Pâques avant que quelqu'un découvre que Dag Svensson travaillait sur un grand reportage pour le magazine Millenium. Sa surprise grandit quand elle vit que rien n'était dit sur la nature exacte de son travail.
ELLE NE LUT JAMAIS LES PROPOS de Mikael Blomkvist dans l'édition Web d’Aftonbladet. Ce fut seulement tard le mardi, quand ses déclarations furent reprises par un journal télévisé, qu'elle se rendit compte que Blomkvist leur avait balancé des informations carrément erronées. Mikael prétendait que Dag Svensson avait été engagé pour écrire un reportage sur « la sécurité informatique et l'intrusion informatique illégale ».
Lisbeth Salander fronça les sourcils. Elle savait que son affirmation était fausse et se demanda à quel jeu jouait Millenium. Puis elle comprit le message et esquissa le deuxième sourire en coin de la journée. Elle se connecta au serveur en Hollande et double cliqua sur l'icône intitulée MikBlom/laptop. Elle trouva le dossier [LISBETH SALANDER] et le document [Pour Sally] bien en vue au milieu du bureau. Elle double cliqua et lut.
Ensuite, elle resta immobile un long moment devant la lettre de Mikael. En elle s'affrontaient des sentiments contradictoires. Jusque-là, elle avait eu contre elle la totalité de la Suède, ce qui dans sa simplicité était une équation relativement nette et compréhensible. Maintenant, elle se retrouvait brusquement avec un allié, ou au moins un allié potentiel qui affirmait qu'il la croyait innocente. Et il fallait évidemment que ce soit le seul homme en Suède qu'en aucun cas elle ne voulait voir. Elle soupira. Mikael Blomkvist était comme toujours une foutue bonne âme bourrée de naïveté. Lisbeth Salander n'avait pas été innocente depuis ses dix ans.
Les innocents, ça n'existe pas. Par contre, il existe différents degrés de responsabilité.
Nils Bjurman était mort parce qu'il avait choisi de ne pas jouer selon les règles qu'elle avait édictées. Il avait eu toutes ses chances, et pourtant il était allé engager un putain de mâle anabolisé pour lui faire du mal. Elle n'y était pour rien.
Mais il ne fallait pas sous-estimer l'apparition sur scène de Super Blomkvist. Il pourrait être utile.
Il était doué pour les devinettes et son obstination était incomparable. Elle avait appris ça à Hedestad. Quand il se mettait quelque chose sous la dent, il tenait bon, quitte à se ramasser. Quelle naïveté ! Sauf qu'il était libre de ses mouvements quand pour sa part elle devait rester invisible. Elle pourrait se servir de lui jusqu'à ce qu'elle puisse tranquillement quitter le pays. Et elle se disait qu'elle n'allait pas tarder à être obligée de le faire.
Malheureusement, Mikael Blomkvist était ingouvernable. Il fallait qu'il ait envie lui-même. Et il avait besoin d'un prétexte moral pour agir.
Autrement dit, il était assez prévisible. Elle réfléchit un moment, puis elle créa un nouveau document qu'elle baptisa [Pour MikBlom] et elle écrivit un seul mot.
[Zala.]
Cela devrait lui donner de quoi réfléchir.
Elle était toujours en train de gamberger quand elle se rendit compte que Mikael Blomkvist venait d'allumer son ordinateur. Sa réplique vint peu de temps après qu'il avait lu sa réponse.
[Lisbeth,
Quelle foutue nana compliquée tu fais. Qui est ce Zala ? C'est lui, le lien ? Sais-tu qui a tué Dag & Mia et, dans ce cas, dis-le-moi pour qu'on puisse démêler ce merdier et rentrer dormir. Mikael.]
OK. Le moment était venu de le ferrer.
Elle créa un autre document et le baptisa [Super Blomkvist]. Elle savait que cela allait l'agacer. Puis elle écrivit un court message.
[C'est toi le journaliste. T'as qu'à le trouver.]
Comme prévu, il répliqua tout de suite en lui demandant de revenir à de bons sentiments et de préciser. Elle sourit et ferma le disque dur de Mikael.
AU POINT OÙ ELLE EN ÉTAIT DE SES INTRUSIONS, elle continua et ouvrit le disque dur de Dragan Armanskij. Elle lut pensivement le rapport qu'il avait dressé sur elle le lundi de Pâques. Le destinataire du rapport n'était pas mentionné, mais elle se dit que la seule possibilité était qu'Armanskij collaborait avec les flics pour qu'elle soit coincée.
Elle passa un moment à parcourir le courrier électronique d'Armanskij, mais ne trouva rien d'intéressant. Elle s'apprêtait à quitter le disque dur quand elle tomba sur le mail adressé au responsable technique de Milton Security. Armanskij demandait l'installation d'une caméra de surveillance cachée dans son bureau.
Eh là! Eh là!
Elle vérifia la date et constata que le mail avait été envoyé à peine une heure après sa visite amicale fin janvier.
Cela signifiait qu'elle devait réajuster certains processus du système automatique de surveillance avant d'entreprendre de nouvelles visites dans le bureau d'Armanskij.
DANS LA MATINÉE DU MARDI, Lisbeth Salander pénétra dans le fichier de la Crim nationale et fit une recherche sur Alexander Zalachenko. Il n'existait pas dans le listing, ce qui ne l'étonnait pas outre mesure puisque, à sa connaissance, il n'avait jamais été condamné en Suède et qu'il ne figurait même pas dans le registre de l'état civil.
Pour pénétrer, elle avait emprunté l'identité du commissaire Douglas Skiöld, cinquante-cinq ans et attaché au district de police de Malmö. Elle sursauta lorsque son ordinateur émit soudain un petit bruit et qu'une icône dans le menu se mit à clignoter, l'avertissant que quelqu'un la cherchait sur le site de chat ICQ.
Elle hésita un instant. Sa première impulsion fut de se débrancher. Puis elle réfléchit. Skiöld n'avait pas le programme ICQ dans son ordinateur. Peu de personnes d'un certain âge avaient installé ce programme qui était avant tout un logiciel utilisé par les jeunes et par des utilisateurs avertis amateurs de chat.
Ce qui signifiait que quelqu'un cherchait à la joindre, elle. Et là, les possibilités étaient réduites. Elle lança ICQ et écrivit :
[Qu'est-ce que tu veux, Plague ?]
[Salut, Wasp. T'es difficile à trouver. Tu vérifies jamais ton mail ?]
[Comment t'as fait ?]
[Skiöld. J'ai la même liste. Je me suis dit que t'allais utiliser une des identités avec le maximum d'accès.]
[Qu'est-ce que tu veux ?]
[Qui c'est ce Zalachenko que tu cherches ?]
[PTO.]
[?]
[Pas Tes Oignons.]
[Qu'est-ce qu'il se passe ?]
[Va t'faire, Plague.]
[Je croyais que j'avais un handicap social, comme tu dis toujours. Si je dois en croire les journaux, en comparaison de toi je suis absolument normal.]
[??]
[Je te le rends, ton bras d'honneur. T'as besoin d'aide ?]
Lisbeth hésita une seconde. D'abord Blomkvist et maintenant Plague. Ça n'arrêtait pas, la foule accourait à sa rescousse ! Le problème avec Plague, c'est qu'il était un solitaire de cent soixante kilos qui ne communiquait avec l'entourage que par Internet, et qui faisait paraître Lisbeth Salander comme un miracle de compétence sociale. Comme elle ne répondait pas, Plague pianota une autre ligne.
[Toujours là ? T'as besoin d'aide pour quitter le pays ?]
[Non.]
[Pourquoi tu les as flingues ?]
[Va te faire !]
[T'as l'intention d'en flinguer d'autres, et dans ce cas est-ce que je dois m'inquiéter ? Je pense être le seul à pouvoir te suivre à la trace.]
[Occupe-toi de tes oignons, comme ça tu n'auras pas à t'inquiéter.]
[Je ne m'inquiète pas. Cherche-moi sur hotmail si t'as besoin de quelque chose. Arme ? Nouveau passeport ?]
[T'es un sociopathe.]
[Comparé à toi ?]
Lisbeth quitta ICQ et s'assit dans le canapé pour réfléchir. Au bout de dix minutes, elle retourna à l'ordinateur et envoya un mail à l'adresse hotmail de Plague.
[Le procureur Rickard Ekström, qui dirige l'enquête préliminaire, habite à Täby. Il est marié et a deux enfants, et il dispose du câble dans sa villa. J'aurais besoin d'avoir accès à son portable et/ou son ordinateur personnel fixe. J'ai besoin de le lire en temps réel. Hostile takeover avec reflet du disque dur.]
Elle savait que Plague lui-même quittait rarement son appartement à Sundbyberg, et elle espérait qu'il avait briefé un ado boutonneux pour faire son travail sur le terrain. Elle ne signa pas son mail, c'était superflu. Un quart d'heure plus tard, il la sonna sur ICQ.
[Combien tu paies ?]
[10 000 sur ton compte + les frais et 5 000 pour ton collaborateur.]
[Je te recontacte.]
LE JEUDI MATIN elle reçut un mail de Plague. Pour tout contenu il y avait une adresse ftp. Lisbeth fut sidérée. Elle ne s'était pas attendue à un résultat avant au moins deux semaines. Faire un hostile takeover, même à l'aide des programmes géniaux de Plague et de ses logiciels sur mesure, était un processus laborieux qui sous-entendait que de petits bouts d'information étaient injectés dans un ordinateur, kilo-octet par kilo-octet, jusqu'à ce qu'un programme simple soit créé. Le temps que cela prenait dépendait de la fréquence d'utilisation de l'ordinateur. Ensuite, il fallait encore quelques jours pour transférer toute l'info sur un disque dur en miroir. Le faire en quarante-huit heures n'était pas seulement inouï, mais théoriquement impossible. Lisbeth fut impressionnée. Elle le sonna sur ICQ.
[Comment t'as fait ?]
[Ils sont quatre dans la maison à avoir un ordi. Et je te dis pas l'absence de pare-feu ! Sécurité zéro. Il n'y avait qu'à entrer sur le câble et télécharger. J'ai 6 000 couronnes de frais. C'est pas trop pour toi ?]
[Ça roule. Plus un bonus pour la rapidité.]
Elle hésita un instant, puis elle transféra 30 000 couronnes au compte de Plague via Internet. Elle ne tenait pas à le gâter avec des sommes exagérées. Puis elle s'installa confortablement et ouvrit l'ordinateur portable du chef de l'enquête préliminaire, le procureur Ekström.
Au bout d'une heure à peine, elle avait lu tous les rapports que l'inspecteur Jan Bublanski avait envoyés à Ekström. Lisbeth se dit que selon le règlement, de tels rapports n'auraient pas dû quitter le commissariat, et qu'Ekström passait tout simplement outre au règlement en ramenant le boulot à la maison via une connexion Internet privée sans pare-feu.
Cela prouvait tout simplement encore une fois qu'aucun système de sécurité ne vaut mieux que le collaborateur le plus débile. Grâce à l'ordinateur d'Ekström, elle trouva plusieurs éléments d'information indispensables.
D'abord, elle découvrit que Dragan Armanskij avait détaché deux collaborateurs pour se joindre gratuitement au groupe d'investigation de Bublanski, ce qui concrètement signifiait que Milton Security sponsorisait la traque que les flics menaient pour la coincer. Leur tâche était de contribuer de toutes les manières possibles à la capture de Lisbeth Salander. Je te remercie, Armanskij. Je m'en souviendrai. Elle s'assombrit en découvrant l'identité des collaborateurs. Elle avait trouvé Bohman bien carré mais globalement correct dans son comportement envers elle. Niklas Eriksson était un minable pourrave qui avait utilisé sa position à Milton Security pour flouer une des clientes de l'entreprise.
L'éthique de Lisbeth Salander était sélective. L'idée de flouer les clients de l'entreprise ne lui était pas étrangère, à condition que ça soit mérité, mais elle ne le ferait jamais après avoir accepté un boulot impliquant le secret professionnel.
ENSUITE, LISBETH DÉCOUVRIT que le corbeau qui refilait des informations aux médias était le chef de l'enquête préliminaire en personne. Cela ressortait du courrier électronique d'Ekström où il répondait aux questions concernant l'enquête médico-légale de Lisbeth et le lien entre elle et Miriam Wu.
Le troisième élément d'information capital fut que l'équipe de Bublanski n'avait pas le moindre indice sur l'endroit où il fallait chercher Lisbeth Salander. Elle lut avec grand intérêt un rapport énumérant les mesures prises et les adresses placées sous surveillance sporadique. La liste était brève. Lundagatan, bien sûr, mais aussi l'adresse de Mikael Blomkvist, l'ancienne adresse de Miriam Wu près de Sankt Eriksplan, ainsi que le Moulin où elle avait été vue. Merde, qu'est-ce qui m'a pris ce jour-là de m'afficher avec Mimmi ? Fallait être une débile totale !
Le vendredi, les investigateurs d'Ekström avaient aussi trouvé la piste des Evil Fingers. Elle devina que cela aurait pour conséquence que de nouvelles adresses allaient être dans le collimateur. Elle fronça les sourcils. Du coup, les filles des Evils devraient disparaître de son cercle de connaissances, même si elle n'avait eu aucun contact avec elles depuis son retour en Suède.
PLUS ELLE Y RÉFLÉCHISSAIT, plus elle était perplexe. Le procureur Ekström laissait fuir toute sorte de saloperies sur elle aux médias. Elle n'avait aucun mal à comprendre le but d'Ekström ; la publicité lui était favorable et préparait le terrain en vue du jour où il allait la mettre en examen.
Mais pourquoi n'avait-il pas livré le rapport de police de 1991 ? C'était la raison directe de son enfermement à Sankt Stefan. Pourquoi est-ce qu'il occultait cette affaire ?
Elle entra dans l'ordinateur d'Ekström et passa une heure à vérifier ses documents. Quand elle eut terminé, elle alluma une cigarette. Elle n'avait pas trouvé dans son ordinateur une seule référence à ce qui s'était passé en 1991. Cela menait à une conclusion étrange. Il n'était pas au courant de ce rapport.
Elle hésita sur la marche à suivre. Puis elle jeta un regard sur son PowerBook. Voilà un joli défi pour ce foutu Super Blomkvist. Elle redémarra l'ordinateur, entra dans le disque dur de Blomkvist et créa le document [MB2].
[Le procureur E. balance des infos aux médias. Demande-lui pourquoi il n'a pas refilé l'ancien rapport de police.]
Cela devrait suffire pour le lancer. Elle attendit patiemment pendant deux heures que Mikael se connecte. Il s'occupa d'abord de ses mails, et il lui fallut un quart d'heure pour découvrir son document et cinq minutes de plus avant de répondre dans le document [Cryptique]. Il ne mordait pas à l'hameçon. Au lieu de ça, il ressassait qu'il voulait savoir qui avait tué ses amis.
C'était un argument à la portée de Lisbeth. Elle s'adoucit un peu et répondit avec [Cryptique 2].
[Qu'est-ce que tu ferais si c'était moi ?]
Ce qui à vrai dire était une question personnelle. Il répliqua avec [Cryptique 3]. Elle en fut ébranlée.
[Lisbeth, si tu es devenue complètement folle, il n'y a sans doute que Peter Teleborian pour t'aider. Mais je ne pense pas que tu aies tué Dag et Mia. J'espère ne pas me tromper.
Dag et Mia avaient l'intention de dénoncer le commerce du sexe. Mon hypothèse est que cela a motivé les meurtres, d'une façon ou d'une autre. Mais je n'ai rien pour étayer.
Je ne sais pas ce qui a foiré entre nous deux, mais à un moment, on a discuté de l'amitié. Je te disais que l'amitié est basée sur deux choses — respect et confiance. Même si tu ne m'aimes pas, tu peux quand même avoir confiance en moi, entièrement. Je n'ai jamais révélé tes secrets. Même pas ce qui est arrivé aux milliards de Wennerström. Fais-moi confiance. Je ne suis pas ton ennemi. M.]
Que Mikael fasse référence à Peter Teleborian la rendit furieuse tout d'abord. Puis elle comprit que Mikael ne cherchait pas à l'emmerder. Il ignorait totalement qui était Peter Teleborian et l'avait probablement seulement vu à la télé, où il apparaissait comme un expert responsable et mondialement respecté en pédopsychiatrie.
Mais ce qui la secoua vraiment fut la référence aux milliards de Wennerström. Elle n'arrivait pas à comprendre comment il avait pu découvrir ça. Elle était convaincue de ne pas avoir commis d'erreur et personne au monde ne savait ce qu'elle avait fait.
Elle relut la lettre plusieurs fois. La référence à l'amitié la rendit mal à l'aise. Elle ne savait pas quoi répondre. Pour finir, elle créa [Cryptique 4].
[Je vais y réfléchir.]
Elle se déconnecta et s'installa dans le recoin devant la fenêtre.
CE NE FUT QUE VERS 23 HEURES LE VENDREDI, neuf jours après les meurtres, que Lisbeth Salander quitta son appartement à Mosebacke. Son stock de Billys Pan Pizza et autres denrées, tout comme l'ultime miette de pain et de fromage, était terminé depuis plusieurs jours. Les trois derniers jours, elle s'était nourrie d'un paquet de flocons d'avoine acheté sur une impulsion un jour où elle s'était juré de mieux se nourrir. Elle avait ainsi découvert que dix centilitres de flocons d'avoine plus quelques raisins secs et vingt centilitres d'eau placés pendant soixante secondes dans le four à micro-ondes se transformaient en un porridge mangeable.
Le manque de nourriture n'était pas la seule raison de sa sortie. Il fallait qu'elle voie quelqu'un. Malheureusement, elle ne pouvait pas réaliser ce projet en restant enfermée dans un appartement sur la place de Mosebacke Torg. Elle ouvrit son placard, sortit la perruque blonde et se munit du passeport norvégien au nom d'Irene Nesser.
Irene Nesser existait réellement. Elle avait une certaine ressemblance avec Lisbeth Salander et elle avait perdu son passeport trois ans auparavant. Il s'était retrouvé dans les mains de Lisbeth grâce à Plague et elle avait utilisé l'identité d'Irene Nesser selon les besoins ces derniers dix-huit mois.
Lisbeth retira l'anneau qu'elle avait dans le sourcil et se maquilla devant le miroir de la salle de bains. Elle enfila un jean sombre et un pull marron à surpiqûres jaunes, simple mais chaud, et des boots à talons. Elle avait un petit stock de cartouches de gaz lacrymogène dans un carton, elle en sortit une. Elle sortit aussi une matraque électrique qu'elle n'avait pas touchée depuis un an et la mit en charge. Elle glissa des vêtements de rechange dans un fourre-tout en nylon. Tard le soir, donc, elle quitta l'appartement. Elle commença par se rendre chez McDonald's dans Hornsgatan. Elle choisit ce restaurant parce qu'il y avait moins de risques que l'un de ses anciens collègues de Milton Security la croise là, contrairement aux McDo du côté de Slussen ou de Medborgarplatsen. Elle mangea un Big Mac et l'arrosa d'un maxi Coca.
Son repas terminé, elle prit le bus n° 4 à Vâsterbron jusqu'à Sankt Eriksplan. Elle marcha jusqu'à Odenplan et se retrouva devant l'adresse de feu maître Bjurman dans Upplandsgatan peu après minuit. Elle ne s'attendait pas à ce que l'appartement soit sous surveillance, mais elle nota qu'une fenêtre voisine au même étage était éclairée et par conséquent alla faire un tour du côté de Vanadisplan. Quand elle revint une heure plus tard, l'appartement voisin était plongé dans le noir.
SUR DES PIEDS LÉGERS COMME DES PLUMES et sans allumer la lumière, elle monta l'escalier jusqu'à l'appartement de Bjurman. Elle utilisa un cutter pour trancher joliment le ruban adhésif que la police avait mis devant la porte. Elle se glissa dans l'appartement sans un bruit.
Elle alluma la lampe du vestibule qui ne se verrait pas de l'extérieur, elle le savait, avant d'allumer une petite lampe torche et de passer directement dans la chambre. Les stores étaient baissés. Elle laissa le rayon de lumière balayer le lit qui était toujours éclaboussé de sang. L'idée lui vint qu'elle-même avait failli mourir dans ce lit et elle se sentit soudain profondément satisfaite que Bjurman soit enfin disparu de sa vie.
Le but de sa visite sur le lieu du crime était de trouver une réponse à deux questions. Premièrement, elle ne comprenait pas le lien entre Bjurman et Zala. Elle était persuadée qu'un tel lien existait forcément, mais elle n'avait pas réussi à le mettre en évidence en examinant le contenu de l'ordinateur de Bjurman.
Deuxièmement, une question n'arrêtait pas de la tracasser. Pendant sa visite nocturne quelques semaines auparavant, elle avait remarqué que Bjurman avait retiré un document la concernant du classeur étiqueté « Lisbeth Salander ». Les pages qui manquaient étaient une partie de la description de la mission qui lui était attribuée, formulée par la commission des Tutelles, dans laquelle l'état psychique de Lisbeth Salander était résumé dans des termes extrêmement brefs. Bjurman n'avait aucun besoin de ces pages et il était tout à fait possible qu'il ait simplement fait le ménage dans le classeur et jeté les pages. Contredisait cette hypothèse le fait que les avocats ne jettent jamais des documents se rapportant à une affaire en cours. Il pouvait s'agir de papiers totalement superflus — c'était quand même illogique de s'en débarrasser. Pourtant ils ne s'étaient plus trouvés dans son classeur, et elle ne les avait pas repérés non plus ailleurs autour de sa table de travail.
Elle découvrit que la police avait emporté les classeurs concernant sa petite personne et d'autres documents. Deux heures durant, elle passa l'appartement au peigne fin pour vérifier si la police aurait loupé quelque chose et elle put ensuite constater avec une légère frustration que tel n'était pas le cas.
Dans la cuisine, elle trouva une boîte contenant toutes sortes de clés. Il y avait des clés de voiture et deux clés sur un anneau dont une était une clé d'immeuble et l'autre une clé de cadenas. Elle fit un tour silencieux au grenier où elle tâtonna entre tous les cadenas jusqu'à ce qu'elle trouve le box de Bjurman. Il avait entreposé là de vieux meubles, une armoire avec des vêtements devenus superflus, des skis, une batterie de voiture, des cartons avec des livres et d'autres vieilleries. Elle ne trouva rien d'intéressant, descendit les escaliers et utilisa la clé de l'immeuble pour ouvrir le garage. Elle trouva sa Mercedes et lui consacra un petit moment pour s'apercevoir qu'elle ne contenait rien d'utile.
Elle avait négligé de visiter son bureau. Elle y avait fait une visite seulement quelques semaines plus tôt, en même temps que la visite nocturne dans son appartement, et elle savait qu'il n'avait pas utilisé son bureau depuis deux ans. Tout ce qu'il y avait, c'était de la poussière.
Elle retourna dans l'appartement et s'assit sur le canapé pour réfléchir. Quelques minutes plus tard, elle se leva et retourna voir la boîte à clés dans la cuisine. Elle prit les clés l'une après l'autre et les examina. Il y avait des clés spéciales style clés de sécurité et une clé rustique à l'ancienne, rouillée. Elle fronça les sourcils. Puis elle leva le regard vers une étagère au-dessus du plan de travail, où Bjurman avait posé une vingtaine de sachets de graines. Elle les prit et constata qu'il s'agissait de graines pour un jardin d'herbes aromatiques.
Il a une maison de campagne ! Ou un jardin potager quelque part, avec une cabane. Voilà ce que j'avais loupé.
Il lui fallut quelques minutes pour trouver un reçu vieux de six ans dans la comptabilité de Bjurman, pour le règlement de la facture d'une entreprise ayant réalisé des travaux de terrassement sur son terrain, puis une minute de plus pour trouver des quittances d'assurance concernant un bâtiment près de Stallarholmen, du côté de Mariefred.
A 5 HEURES elle s'arrêta au 7-Eleven ouvert jour et nuit en haut de Hantverkaregatan près de Fridhemsplan. Elle acheta une quantité non négligeable de Billys Pan Pizza, du lait, du pain, du fromage et autres produits de base. Elle acheta aussi un journal du matin dont la une la fascina.
LA FEMME RECHERCHÉE AURAIT-ELLE QUITTÉ LE PAYS ?
Ce journal avait choisi, pour une raison inconnue de Lisbeth, de ne pas la nommer. On parlait d'elle comme de « la femme de vingt-six ans ». Le texte indiquait qu'une source au sein de la police prétendait qu'elle aurait peut-être quitté le pays et pouvait se trouver à Berlin. Pourquoi elle se serait enfuie à Berlin n'était pas dit mais, selon la source, des tuyaux auraient mentionné sa présence dans un club « anarcho-féministe » à Kreuzberg. Le club était décrit comme un repaire pour jeunes fanatiques d'un peu tout, du terrorisme politique jusqu'à Panti-mondialisation et au satanisme.
Elle prit le bus du matin pour retourner à Södermalm, où elle descendit à Rosenlundsgatan pour rejoindre à pied son appartement. Elle prépara du café et mangea quelques tartines avant de se glisser dans le lit.
Lisbeth dormit jusque dans l'après-midi. A son réveil, elle renifla pensivement les draps et constata qu'il était grand temps de les changer. Elle passa le samedi soir à faire le ménage dans son appartement. Elle sortit les poubelles et elle mit des piles de journaux accumulés dans deux sacs en plastique qu'elle rangea dans un placard du vestibule. Elle fit la lessive, une machine de sous-vêtements et de tee-shirts, puis une machine de jeans. Elle remplit le lave-vaisselle et le mit en route, puis elle termina en passant l'aspirateur et une serpillière humide.
Il était 21 heures et elle était trempée de sueur. Elle remplit la baignoire en ajoutant généreusement de bain moussant. Elle s'y glissa, ferma les yeux et réfléchit. Quand elle se réveilla, il était minuit et l'eau était glacée. Elle sortit du bain, irritée, et se sécha avant d'aller se coucher. Elle se rendormit presque instantanément.
LE DIMANCHE MATIN, Lisbeth Salander fut emplie d'une rage soudaine en démarrant son PowerBook et en lisant toutes les conneries qu'on avait écrites sur Miriam Wu. Elle se sentit misérable et bourrée de mauvaise conscience. Elle n'avait pas réalisé à quel point on allait s'attaquer à Mimmi. Et le seul crime de Mimmi était d'être... hmm... sa copine ? son amie ? sa maîtresse ?
Elle ne savait pas très bien quel mot utiliser pour décrire sa relation avec Mimmi, mais elle comprenait que quelque forme qu'elle ait pu prendre, elle était terminée maintenant. Lisbeth serait obligée de rayer le nom de Mimmi de la liste déjà pas très longue de ses connaissances. Après tout ce que ces débiles avaient écrit, elle doutait que Mimmi ait jamais envie de fréquenter encore cette folle psychotique de Lisbeth Salander.
Il y avait de quoi être en rage.
Elle mémorisa le nom de Tony Scala, le journaliste qui avait démarré la traque. Puis décida aussi de retrouver un chroniqueur particulièrement désagréable, dont l'article qui se voulait comique dans un journal du soir faisait un usage illimité de l'expression « la lesbienne sadomaso ».
La liste des gens dont Lisbeth avait l'intention de s'occuper commençait à devenir longue.
Mais il fallait d'abord qu'elle trouve Zala.
Elle ne savait pas exactement ce qui allait se passer à ce moment-là.
MIKAEL FUT RÉVEILLÉ par le téléphone à 7 h 30 le dimanche matin. Il tendit la main, encore endormi, et répondit.
— Bonjour, dit Erika Berger.
— Mmmm, répondit Mikael.
— Tu es seul ?
— Malheureusement.
— Alors je propose que tu ailles prendre une douche et mettes le café en route. Tu vas recevoir une visite d'ici un quart d'heure.
— C'est vrai ?
— Paolo Roberto.
— Le boxeur ? Le roi du ring ?
— En personne. Il m'a appelée et on a parlé pendant une demi-heure.
— Pourquoi ?
— Pourquoi il m'a appelée ? Eh bien, on se connaît suffisamment pour se dire : Salut, ça va quand on se croise. Je l'avais rencontré et j'avais fait une longue interview de lui à la sortie de Stockholmsnatt, tu sais, ce film de Hildebrand qui parle de la vie de Paolo et de la violence dans les gangs de jeunes. Et on s'est régulièrement croisé au fil des ans.
— Je ne savais pas. Mais je voulais dire : pourquoi est-ce qu'il va venir me voir ?
— Parce que... non, je crois qu'il vaut mieux qu'il te l'explique lui-même.
MIKAEL ÉTAIT A PEINE SORTI DE LA DOUCHE et entré dans son pantalon quand Paolo Roberto sonna à la porte. Il ouvrit et demanda au boxeur de s'installer à la table à manger le temps qu'il trouve une chemise et prépare deux doubles espressos qu'il servit avec une cuillère à thé de lait. Paolo Roberto regarda le café, impressionné.
— Tu voulais me parler ?
— C'est Erika Berger qui me l'a conseillé.
— OK, vas-y, j'écoute.
— Je connais Lisbeth Salander.
Mikael leva les sourcils.
— Ah bon ?
— Ça m'a un peu surpris quand Erika Berger m'a dit que toi aussi tu la connaissais.
— Je crois qu'il vaut mieux que tu commences par le début.
— D'accord. Je t'explique. Je suis rentré avant-hier après un mois à New York et j'ai trouvé la tronche de Lisbeth affichée à la une dans tous ces putains de journaux. Ils écrivent un tas de merdes sur elle. On dirait qu'il n'y a pas un seul foutu journaleux pour dire du bien d'elle.
— Tu as réussi à caser un putain, un merde et un foutu dans ton laïus.
Paolo éclata de rire.
— Désolé. Mais je suis plutôt en pétard. En fait, j'ai appelé Erika parce que j'avais besoin de parler et je ne savais pas très bien avec qui. Comme ce journaliste tué à Enskede travaillait pour Millenium et comme je connais Erika Berger, c'est elle que j'ai appelée.
— Bon.
— Je veux dire, même si Salander est devenue folle et qu'elle a fait tout ce que la police prétend qu'elle a fait, il faut quand même qu'on soit fair-play avec elle. On vit dans une société de droit et personne ne doit être condamné sans être entendu.
— C'est exactement mon opinion, dit Mikael.
— C'est ce qu'Erika m'a fait comprendre. Quand je l'ai appelée, je croyais qu'à Millenium vous étiez tous après sa tête, vu que ce Dag Svensson travaillait pour vous. Mais Erika m'a dit que tu penses qu'elle est innocente.
— Je connais Lisbeth Salander. J'ai du mal à la voir en tueur fou.
Paolo rit une nouvelle fois.
— La petite est frappadingue... mais elle est du côté des gentils. Je l'aime bien.
— Tu la connais comment ?
— Je boxe avec Salander depuis qu'elle a dix-sept ans.
MIKAEL BLOMKVIST FERMA LES YEUX dix secondes avant de regarder à nouveau Paolo Roberto. Lisbeth Salander le surprendrait toujours.
— Suis-je bête ! Lisbeth Salander boxe avec Paolo Roberto. Vous êtes tous les deux dans la même catégorie de poids.
— Je ne plaisante pas.
— Ça va, je te crois. Un jour, elle m'a dit qu'elle faisait un peu de sparring avec les gars d'un club de boxe.
— Attends, je te raconte. Il y a dix ans, l'AS de Zinken m'a demandé d'être entraîneur suppléant pour les juniors intéressés par la boxe. J'étais connu comme boxeur et ils se disaient que j'allais attirer du monde, alors j'y allais l'après-midi servir de sparring-partner aux gars.
— Ah bon.
— Toujours est-il que j'y suis resté tout l'été et un bon bout de l'automne aussi. Ils avaient démarré une campagne, avec des affiches et tout, ils espéraient amener les jeunes à la boxe. Et on a attiré pas mal de mecs dans les quinze-seize ans et jusqu'à vingt. Pas mal d'immigrés. La boxe était une bonne alternative pour ne pas traîner dans les rues à faire les cons. Je suis bien placé pour le savoir.
— Compris.
— Et puis un jour, au milieu de l'été, voilà que cette espèce de crevette débarque de nulle part. Tu vois comment elle est ? Elle est arrivée au local et a dit qu'elle voulait apprendre à boxer.
— J'imagine très bien la scène.
— Il y avait donc une demi-douzaine de mecs tous à peu près deux fois plus lourds qu'elle et beaucoup plus grands qui se sont fendu la gueule. J'étais de ceux qui rigolaient. Je veux dire, rien de sérieux mais on l'a un peu taquinée. On a une section nanas aussi, et j'ai dit un truc idiot du genre qu'on ne laissait les minettes boxer que les jeudis, tu vois.
— J'imagine que ça ne l'a pas fait rire.
— Met. Elle n'a pas ri. Elle m'a regardé de ses yeux noirs. Puis elle a attrapé une paire de gants que quelqu'un avait posée sur une chaise et elle les a enfilés. Ils n'étaient pas attachés ni rien et ils étaient trop grands pour elle. Et nous, les mecs, on a rigolé encore plus. Tu comprends ?
— Ça promet, tout ça.
Paolo Roberto rit encore.
— Comme j'étais le dirigeant, je me suis avancé et j'ai fait semblant de lui envoyer quelques jabs.
— Hou là !
— A peu près. Tout à coup, elle m'a envoyé un putain de direct en travers de la gueule.
Il rit de nouveau.
— Tu vois le topo, j'étais là en train de faire le clown en face d'elle, je n'étais absolument pas préparé à ça. Elle a réussi à en placer deux ou trois avant que j'aie même eu le temps d'esquiver. C'est-à-dire, elle était style force zéro dans ses muscles et j'avais l'impression d'être frappé par une plume. Mais quand j'ai commencé à parer les coups, elle a changé de tactique. Elle boxait à l'instinct, et elle en a placé quelques autres. Alors j'ai commencé à parer pour de vrai, et j'ai découvert qu'elle était plus rapide qu'un putain de reptile. Si elle avait été plus grande et plus forte, j'aurais eu un match, si tu vois ce que je veux dire.
— Je vois ce que tu veux dire.
— Alors elle a de nouveau changé de tactique et m'a balancé un putain de swing dans l'aine. Et que j'ai bien senti.
Mikael hocha la tête.
— Du coup, je lui ai renvoyé un jab et je l'ai touchée au visage. Je veux dire, ce n'était pas un coup très fort ni rien, seulement un petit pof. Alors elle m'a donné un coup de pied sur le genou. Je veux dire, c'était du n'importe quoi. J'étais trois fois plus grand et gros qu'elle, elle n'avait aucune chance mais elle continuait à me tabasser comme si sa vie était en jeu.
— Tu t'étais moqué d'elle.
— Je l'ai compris après. Et j'ai eu honte. Je veux dire... on avait mis des affiches pour essayer de faire venir les jeunes au club et puis elle, elle vient et demande très sérieusement à apprendre à boxer et elle tombe sur une bande de cons qui se foutent de sa gueule. Moi aussi j'aurais pété un plomb si quelqu'un m'avait traité comme ça.
Mikael hocha la tête.
— Et ça a duré un bon moment tout ça. Finalement je l'ai attrapée et je l'ai forcée à terre et je l'ai bloquée là jusqu'à ce qu'elle cesse de gigoter. Crois-moi ou pas, mais elle avait les larmes aux yeux et elle m'a regardé avec une telle hargne que... tu vois.
— Alors tu as commencé à boxer avec elle.
— Quand elle s'est calmée, je l'ai lâchée et j'ai demandé si c'était sérieux, si elle voulait vraiment apprendre à boxer. Elle m'a lancé les gants à la tronche et s'est dirigée vers la sortie. Alors je l'ai rattrapée et je lui ai bloqué le passage. Je lui ai demandé pardon et j'ai dit que si elle était sérieuse, je lui apprendrais et que dans ce cas elle n'avait qu'à venir le lendemain à 17 heures.
Il se tut et ses yeux se perdirent au loin.
— Le lendemain soir, on avait la section des nanas et elle est réellement venue. Je l'ai mise dans le ring avec une nana qui s'appelait Jennie Karlsson, qui avait dix-huit ans et qui boxait depuis plus d'un an. Le problème était que nous n'avions personne dans la catégorie de poids de Lisbeth qui aurait eu plus de douze ans. Et j'ai briefé Jennie de simuler les coups et d'y aller doucement avec Salander, puisqu'elle était carrément novice.
— Ça s'est passé comment ?
— Sincèrement... Jennie s'est retrouvée avec une lèvre fendue au bout de dix secondes. Le temps d'un round, Salander a réussi à aligner les coups et à esquiver tout ce que tentait Jennie. Et là, je veux dire, on parle d'une nana qui n'avait jamais mis un pied dans un ring auparavant. Au deuxième round, Jennie était tellement hargneuse qu'elle frappait pour de bon, et elle n'a pas placé une seule touche. J'en étais comme deux ronds de flan. Je n'ai jamais vu un boxeur sérieux bouger aussi vite. Si j'avais la moitié de la rapidité de Salander, je m'estimerais heureux.
Mikael hocha la tête.
— Sauf que le problème de Salander, c'était évidemment que ses coups ne valaient rien. J'ai commencé à l'entraîner. Je l'ai gardée dans la section nanas pendant quelques semaines et elle a perdu plusieurs matches parce que tôt ou tard son adversaire réussissait à l'aligner et alors on était obligé d'arrêter le match, style la fourrer dans les vestiaires parce qu'elle se fâchait et commençait à balancer des coups de pied, à mordre et à cogner dans tous les sens.
— C'est du Lisbeth tout craché.
— Elle n'abandonnait jamais. Et à la fin, elle avait foutu en boule tant de nanas de la section que le coach l'a virée.
— Aïe ?
— Oui, c'était carrément impossible de boxer avec elle. Elle ne connaissait qu'une position qu'entre nous on appelait Terminator mode et qui consistait à flanquer des droites à l'adversaire, qu'il s'agisse d'un échauffement ou d'un entraînement amical. Et les nanas rentraient souvent chez elles avec des bleus parce qu'elle leur avait balancé des coups de tatane. C'est alors que m'est venue une idée. J'avais un problème avec un mec qui s'appelait Samir. Il avait dix-sept ans, originaire de Syrie. C'était un bon boxeur, bien bâti et avec du punch dans les poings... mais il ne savait pas bouger. Il restait immobile tout le temps.
— Oui.
— Alors j'ai demandé à Salander de venir au club un après-midi où je devais entraîner Samir. Elle s'est changée et je l'ai mise dans le ring avec lui, casque, protège-dents et tout le toutim. Au début, Samir a refusé le sparring avec elle parce que c'était qu'une « putain de nana » et tout ce discours macho. Alors je lui ai dit, fort pour que tout le monde entende, qu'il ne s'agissait pas d'un sparring et j'ai parié 500 balles qu'elle allait le plomber. A Salander, j'ai dit qu'elle n'était pas là pour un entraînement et que Samir allait la foutre KO pour de vrai. Elle m'a regardé avec cette expression sceptique, tu sais. Samir était encore en train de discuter quand le coup de gong a sonné. Elle s'est lancée comme si sa vie en dépendait et lui en a collé un en pleine tronche et il en est tombé sur le cul. A l'époque, ça faisait tout un été que je l'avais entraînée, et elle avait commencé à avoir un peu de muscle et de poids dans ses coups.
— Samir a beaucoup apprécié, j'imagine.
— Tu parles, pendant des mois ils ont causé de la séance. Samir s'est pris une raclée, tout simplement. Elle a gagné aux points. Si elle avait eu plus de force physique, elle l'aurait amoché. Au bout d'un moment, Samir était tellement frustré qu'il tabassait de toutes ses forces. J'ai vraiment eu peur qu'il aligne la petite, on aurait été obligé d'appeler une ambulance. Elle s'est fait des bleus en parant avec les épaules une fois ou deux et il a réussi à l'envoyer dans les cordes parce qu'elle ne résistait pas au poids de ses coups. Mais il était à dix mille lieues de la toucher pour de vrai.
— Merde alors. J'aurais bien aimé voir ça.
— Ce jour-là, les mecs du club se sont mis à respecter Salander. Surtout Samir. Et je l'ai tout bonnement mise en sparring-partner pour les mecs bien plus grands et lourds. Elle était ma botte secrète et c'a été des putains d'entraînements. On préparait des séances où Lisbeth avait pour mission de placer cinq coups à différents endroits du corps... la mâchoire, le front, le ventre et ainsi de suite. Et les mecs contre qui elle boxait avaient pour tâche de se défendre et de protéger ces endroits-là. A la fin, c'était devenu la gloire d'avoir boxé contre Lisbeth Salander. C'était un peu comme se battre contre un frelon. On l'appelait la guêpe, d'ailleurs, et elle est devenue une sorte de mascotte du club. Je crois que ça lui plaisait bien, parce qu'un jour elle est arrivée avec le tatouage d'une guêpe sur le cou.
Mikael sourit. Il se souvenait très bien de la guêpe. Elle faisait même partie du signalement dans l'avis de recherche.
— Ça a duré combien de temps ?
— Un soir par semaine pendant près de trois ans. Je n'ai assuré à plein temps qu'en été, ensuite c'était plus sporadique. C'est Putte Karlsson, l'entraîneur junior, qui s'occupait des entraînements avec Salander. Ensuite, Salander a commencé à travailler et elle n'avait pas le temps de venir aussi souvent, mais jusqu'à l'année dernière, elle se montrait une fois par mois. Je l'ai vue quatre, cinq fois dans l'année pour quelques séances avec elle. Génial, question entraînement, et je peux te dire qu'on transpirait comme il faut. Elle ne parlait presque jamais avec qui que ce soit. Quand elle n'avait pas de partenaire, elle pouvait rester deux heures à cogner sur le sac de sable, comme si ç'avait été son ennemi juré.
MIKAEL PRÉPARA DEUX AUTRES ESPRESSOS. Il s'excusa quand il alluma une cigarette. Paolo Roberto haussa les épaules. Mikael le contempla pensivement.
Paolo Roberto avait la réputation d'être une grande gueule qui disait volontiers ce qu'il pensait. Mikael réalisa rapidement qu'il était tout aussi grande gueule en privé, mais que c'était aussi un homme intelligent et humble. Il se rappela que Paolo Roberto avait également misé sur une carrière politique en étant candidat au Parlement pour le compte des sociaux-démocrates. Il apparaissait de plus en plus comme un homme avec quelque chose dans le crâne. Mikael se surprit à bien aimer le personnage, spontanément.
— Pourquoi est-ce que tu m'amènes cette histoire ?
— Salander est dans une merde totale. Je ne sais pas ce qu'on peut faire, mais je pense qu'elle a besoin d'un ami dans son camp.
Mikael hocha la tête.
— Qu'est-ce qui te fait croire qu'elle est innocente ? demanda Paolo Roberto.
— Difficile à expliquer. Lisbeth est quelqu'un de terriblement intransigeant, mais je ne crois tout simplement pas à cette histoire qu'elle aurait tué Dag et Mia. Surtout pas Mia. D'une part, elle n'avait aucun mobile...
— Aucun mobile que nous connaissons.
— OK, Lisbeth n'aurait aucun scrupule à utiliser la violence à l'égard de quelqu'un qui le mérite. Mais je ne sais pas. J'ai mis au défi Bublanski, le flic qui tient les rênes de l'enquête. Je crois qu'il y a un motif derrière le meurtre de Dag et Mia. Et je crois que ce motif se trouve dans le reportage sur lequel travaillait Dag.
— Si tu as raison, Salander n'a pas seulement besoin de quelqu'un pour lui tenir la main quand elle sera arrêtée — il lui faut l'assistance de l'artillerie lourde.
— Je suis d'accord.
Une lueur dangereuse se mit à briller dans les yeux de Paolo Roberto.
— Si elle est innocente, elle aura été victime d'un des pires scandales judiciaires de l'histoire. Elle a été désignée comme meurtrière par les médias et la police, et toutes les saloperies qu'on a écrites...
— Je suis toujours d'accord avec toi.
— Alors, qu'est-ce qu'on peut faire ? Est-ce que je peux être utile en quoi que ce soit ?
Mikael réfléchit un instant.
— La meilleure aide que nous pouvons fournir est évidemment de présenter un coupable alternatif. Je travaille là-dessus. Ensuite, pour l'aider nous devons absolument mettre la main sur elle avant qu'un flic ne la descende. Lisbeth n'est pas tout à fait du genre à se rendre de son plein gré.
Paolo Roberto hocha la tête.
— Et comment on va la trouver ?
— Je ne sais pas. Mais il y a effectivement une chose que tu pourrais faire. Un truc pratique, si tu as envie, et du temps.
— Ma femme n'est pas là et je suis célibataire pour la semaine à venir. J'ai du temps et j'ai envie.
— OK, je pensais au fait que tu sois boxeur...
— Oui?
— Lisbeth a une amie, Miriam Wu, les journaux ont parlé d'elle.
— Annoncée comme la gouine sadomaso... Oui, les journaux ont parlé d'elle.
— J'ai son numéro de portable et j'ai essayé de la joindre. Elle coupe la communication dès qu'elle entend que c'est un journaliste à l'autre bout de la ligne.
— Je la comprends.
— Je n'ai pas trop de temps pour courir après Miriam Wu. Mais j'ai lu qu'elle fait de la boxe thaïe. Je me dis que si un boxeur connu la contacte...
— Je comprends. Et tu espères qu'elle pourra nous mener à Salander.
— Quand la police l'a interrogée, elle a dit qu'elle ignorait totalement où se trouve Lisbeth. Mais ça vaut le coup d'essayer.
— Donne-moi son numéro. Je vais te la trouver.
Mikael lui donna le numéro du portable et l'adresse dans Lundagatan.
GUNNAR BJÖRCK AVAIT PASSÉ LE WEEK-END à analyser sa situation. Son avenir ne tenait plus qu'à un fil très ténu et il lui fallait jouer subtilement ses maigres cartes.
Mikael Blomkvist était un salopard de première. Le tout était de savoir si on pouvait le convaincre de passer sous silence... le fait qu'il avait eu recours aux services de ces pétasses. Ce qu'il avait fait était passible de poursuites et il ne doutait pas qu'il serait viré si cela était révélé. Les journaux le mettraient en pièces. Un agent de la Säpo qui abuse de prostituées adolescentes... si seulement ces foutues connes n'avaient pas été si jeunes.
Mais rester sans rien faire équivalait à sceller son sort. Il avait eu la sagesse de ne rien dire à Mikael Blomkvist. Il avait décrypté le visage de Blomkvist et enregistré sa réaction. Blomkvist était emmerdé. Il voulait de l'information. Mais il serait obligé de payer. Le prix était son silence. C'était la seule issue.
Zala modifiait l'équation de toute l'enquête.
Dag Svensson avait traqué Zala.
Bjurman avait cherché Zala.
Et le commissaire Gunnar Björck était le seul à savoir qu'il existait un lien entre Zala et Bjurman, ce qui signifiait que Zala était un lien commun entre Enskede et Odenplan.
Ce qui posait un autre problème dramatique pour le bien-être futur de Gunnar Björck. C'était lui qui avait fourni l'info sur Zalachenko à Bjurman — en toute amitié et sans penser au fait que cette info était toujours sous le sceau du secret. Ça paraissait minime, mais en réalité cela voulait dire qu'il s'était rendu coupable d'un délit.
De plus, depuis la visite de Mikael Blomkvist le vendredi, il s'était rendu coupable d'un autre délit. Il était flic et, s'il détenait une information relative à une enquête pour meurtre, son devoir était de le signaler immédiatement à la police. Sauf qu'en donnant cette info à Bublanski ou au procureur Ekström, il se dénoncerait automatiquement lui-même. Tout serait rendu public. Pas les putes, mais toute l'affaire Zalachenko.
Dans la journée du samedi, il avait fait une rapide visite à son lieu de travail à la Säpo à Kungsholmen. Il avait sorti les vieux dossiers sur Zalachenko et avait tout relu. C'était lui-même qui avait rédigé les rapports, mais ça datait de pas mal d'années maintenant. Les plus vieux avaient bientôt trente ans d'âge. Le dernier document en date en avait dix.
Zalachenko.
Glissant comme une saloperie de serpent.
Zala.
Gunnar Björck avait lui-même noté le surnom dans son enquête mais n'arrivait pas à se rappeler s'il l'avait jamais utilisé.
Mais le lien était clair comme de l'eau de roche. Avec Enskede. Avec Bjurman. Et avec Salander.
Gunnar Björck réfléchit. Il ne comprenait pas encore comment tous les morceaux du puzzle se tenaient, mais il croyait comprendre pourquoi Lisbeth Salander était allée à Enskede. Il pouvait également facilement imaginer que Lisbeth Salander ait été prise d'un accès de rage et ait tué Dag Svensson et Mia Bergman, s'ils avaient refusé de coopérer ou s'ils l'avaient provoquée. Elle avait un mobile que Gunnar Björck et peut-être seulement deux-trois autres personnes dans tout le pays comprenaient.
Elle est malade mentale, totale. J'espère, pour l’amour de Dieu, qu'un flic va la descendre quand elle sera arrêtée. Elle sait. Elle peut faire éclater toute l'histoire si elle parle.
Mais Gunnar Björck eut beau raisonner en long et en large, restait toujours le fait que Mikael Blomkvist était sa seule issue — ce qui, dans la situation actuelle de Gunnar Björck, était l'unique question digne d'intérêt. Son désespoir ne cessait de grandir. Il fallait amener Mikael Blomkvist à le traiter comme une source secrète et le convaincre de garder le silence sur ses... incartades coquines avec ces foutues putes. Si seulement Salander pouvait régler son compte à Blomkvist.
Il contempla le numéro de téléphone de Zalachenko et pesa le pour et le contre de l'opportunité de l'appeler. Il n'arrivait pas à se décider.
MIKAEL AVAIT TRANSFORMÉ EN VERTU le fait de constamment faire le point sur ses fouilles. Après le départ de Paolo Roberto, il y consacra une heure. C'était presque devenu un journal intime, où il laissait libre cours à ses pensées en même temps qu'il consignait minutieusement tous les entretiens, rencontres et recherches qu'il faisait. Il cryptait quotidiennement le document avec PGP et envoyait des copies par mail à Erika Berger et Malou Eriksson, pour que ses collaboratrices soient mises au courant.
Dag Svensson avait focalisé sur Zala les dernières semaines avant sa mort. Le nom avait surgi dans la dernière conversation téléphonique avec Mikael, seulement deux heures avant qu'il soit tué. Gunnar Björck prétendait qu'il avait des renseignements sur Zala.
Mikael passa un quart d'heure à faire le résumé de ce qu'il avait trouvé sur Björck, assez peu de choses en somme.
Björck avait soixante-deux ans, il était célibataire et né à Falun. Il avait travaillé comme policier depuis l'âge de vingt et un ans. Il avait débuté comme gardien de la paix, puis il avait étudié le droit et s'était retrouvé à un poste secret alors qu'il n'avait que vingt-six ou vingt-sept ans. C'était en 1969 ou 1970, vers la fin du mandat de Per-Gunnar Vinge comme chef de la Säpo.
Vinge avait été licencié pour avoir prétendu, dans une conversation avec le président du conseil général du Norrbotten, Ragnar Lassinanti, qu'Olof Palme était l'espion des Russes. Puis ce furent l'affaire IB et Holmér et le Facteur et l'assassinat de Palme et les scandales qui se succédaient. Mikael ignorait totalement le rôle que Gunnar Björck avait joué dans les drames au sein de la police secrète pendant ces trente dernières années.
La carrière de Björck entre 1970 et 1985 était en gros une feuille blanche, ce dont il ne fallait pas s'étonner quand on avait affaire à la Säpo, puisque tout ce qui concernait son activité était sous le sceau du secret. Björck aurait pu être affecté à l'entretien des crayons comme il aurait pu être agent secret en Chine. Cette dernière hypothèse restant cependant fort improbable.
En octobre 1985, Björck était parti pour Washington où il avait travaillé à l'ambassade de Suède pendant deux ans. A partir de 1988, il avait repris son poste à la Säpo à Stockholm. En 1996, il devint personnage officiel dans le sens qu'il fut nommé adjoint-chef à la brigade des étrangers. Mikael n'avait pas trop de renseignements sur la nature exacte de ses tâches. Après 1996, Björck s'était prononcé dans les médias à plusieurs occasions lors de l'expulsion de quelque Arabe suspect. En 1998, il avait été sur la sellette quand plusieurs diplomates irakiens avaient été expulsés du pays.
Quel lien entre tout ceci et Lisbeth Salander et les meurtres de Dag et Mia ? Probablement aucun.
Mais Gunnar Björck sait quelque chose sur Zala.
Donc il y a forcément un lien.
ERIKA BERGER N'AVAIT RACONTÉ à personne, même pas à son mari auquel d'habitude elle ne cachait rien, qu'elle allait passer à Svenska Morgon-Posten. Il lui restait à peu près un mois à Millenium, puis elle travaillerait pour le Grand Dragon. Elle angoissait. Elle savait que les journées allaient filer à une vitesse affolante et que brusquement ce serait son dernier jour.
Elle ressentait aussi une inquiétude dévorante pour Mikael. Elle avait lu son dernier mail avec un sentiment d'impuissance. Elle reconnaissait les signes. C'était la même obstination qui l'avait fait s'accrocher à Hedestad deux ans auparavant et c'était la même obsession avec laquelle il s'était attaqué à Wennerström. Depuis jeudi dernier, rien d'autre n'existait pour lui que la mission de savoir qui avait tué Dag et Mia, et de réussir à blanchir Lisbeth Salander d'une façon ou d'une autre.
Même si cette ambition avait toutes ses sympathies — Dag et Mia avaient également été les amis d'Erika —, il y avait un côté de Mikael qui la mettait mal à l'aise. Il développait un manque de scrupules quand il flairait le sang.
A l'instant même où il l'avait appelée la veille pour lui dire qu'il avait mis Bublanski au défi et avait commencé à se mesurer à lui dans le style cow-boy, elle avait compris que la chasse à Lisbeth Salander allait le dévorer pendant les temps à venir. Elle savait d'expérience qu'il allait se montrer impossible tant qu'il n'aurait pas résolu le problème. Il allait osciller entre égocentrisme et dépression. Et quelque part dans cette équation, il allait aussi prendre des risques sans doute totalement inconsidérés.
Et Lisbeth Salander ? Erika l'avait rencontrée une seule fois et elle savait trop peu de choses sur cette fille étrange pour pouvoir partager la conviction qu'avait Mikael de son innocence. Et si Bublanski avait raison ? Si elle était coupable ? Et si Mikael réussissait à la trouver et tombait sur une malade mentale avec une arme à la main ?
L'appel téléphonique inattendu de Paolo Roberto le matin n'avait rien fait pour la calmer non plus. C'était évidemment une bonne chose que Mikael ne soit malgré tout pas le seul à croire en Lisbeth Salander, mais Paolo Roberto lui aussi était du genre à rouler des mécaniques.
En plus, il fallait qu'elle trouve son propre successeur pour reprendre la barre de Millenium. Il y avait urgence maintenant. Elle envisagea d'appeler Christer Malm et de discuter la chose avec lui, mais réalisa qu'elle ne pourrait pas l'informer tout en continuant à occulter la nouvelle à Mikael.
Mikael était un reporter brillantissime, mais il serait catastrophique comme directeur. De ce point de vue, elle et Christer avaient bien plus de choses en commun, mais elle n'était pas très sûre que Christer accepte. Malou était trop jeune et indécise. Monica Nilsson était trop égocentrique. Henry Cortez était un bon reporter mais beaucoup trop jeune et inexpérimenté. Lottie Karim était trop sensible. Et elle n'était pas sûre que Christer et Mikael accepteraient une nouvelle recrue venue d'ailleurs.
Elle était dans la panade la plus complète. Ce n'était pas comme ça qu'elle voulait terminer ses années à Millenium.
LE DIMANCHE SOIR, Lisbeth Salander ouvrit de nouveau Asphyxia 1.3 et pénétra dans le disque dur en miroir de [MikBlom/laptop]. Elle constata qu'il n'était pas connecté au Net et passa ensuite un moment à lire tout ce qui s'était ajouté au cours des deux derniers jours.
Elle lut le journal de recherche de Mikael et se demanda vaguement s'il l'écrivait aussi détaillé pour elle et dans ce cas ce que cela signifiait. Il savait évidemment qu'elle entrait dans son ordinateur, et la conclusion naturelle était qu'il souhaite qu'elle lise ce qu'il écrivait. Le tout était de déceler ce qu'il n'écrivait pas. Sachant qu'elle se promenait dans son ordinateur, il pouvait manipuler le flot d'informations. Elle nota au passage qu'il n'était manifestement pas arrivé à grand-chose d'autre que provoquer Bublanski en duel au sujet de son éventuelle innocence. Cela l'irrita. Normalement, Mikael Blomkvist n'était pas homme à baser ses conclusions sur des sentiments mais sur des faits. Hallucinant, la naïveté de ce mec !
Mais il avait quand même zoomé sur Zala. Bien raisonné, Super Blomkvist. Elle se demanda s'il se serait intéressé à Zala si elle ne lui avait pas envoyé le nom.
Ensuite, elle nota avec une légère surprise que Paolo Roberto avait soudain surgi dans les documents. Bonne nouvelle. Elle sourit tout à coup. Elle aimait bien cette grande gueule. Il était macho jusqu'au bout des doigts. Quand ils se retrouvaient sur le ring, il n'hésitait pas à lui rentrer dans le mou. Si elle le laissait faire, s'entend.
Puis elle se redressa dans la chaise en lisant le dernier mail de Mikael Blomkvist à Erika Berger.
Gunnar Björck, de la Säpo, détient des informations sur Zala. Gunnar Björck connaissait Bjurman.
Le regard de Lisbeth se brouilla quand elle traça mentalement un triangle. Zala. Bjurman. Björck. Damned, mais c'est que ça se tient, ça ! Jamais auparavant elle n'avait considéré le problème sous cet angle. Mikael Blomkvist n'était peut-être pas si con que ça après tout. Sauf qu'il ne comprenait évidemment rien au contexte. Elle-même n'y comprenait rien, alors qu'elle avait une connaissance bien plus grande de ce qui s'était passé. Elle réfléchit un moment à Bjurman et se rendit compte que le fait qu'il avait connu Björck le transformait en un pion un peu plus important qu'elle ne l'avait imaginé.
Elle comprit qu'elle serait probablement obligée de faire une visite à Smådalarö.
Ensuite, elle entra dans le disque dur de Mikael et créa un nouveau document dans le dossier [LISBETH SALANDER]. Elle le baptisa [Coin du ring]. Il le verrait la prochaine fois qu'il démarrerait son iBook.
[1. Tiens-toi à l'écart de Teleborian. Ce mec est une sangsue.
2. Miriam Wu n'a absolument rien à voir avec cette histoire.
3. Tu as raison de zoomer sur Zala. C'est lui, la clé. Mais tu ne le trouveras dans aucun registre.
4. Il y a un lien entre Bjurman et Zala. Je ne sais pas lequel mais j'y travaille. Björck ?
5. Important. Il existe un rapport de police embarrassant me concernant, daté de février 1991. Je ne connais pas le numéro du rôle et je ne le trouve nulle part. Pourquoi Ekström ne l'a-t-il pas livré aux médias ? Réponse : il n'existe pas dans son ordi. Conclusion : il ignore son existence. Comment est-ce possible ?]
Elle réfléchit un court moment et ajouta un paragraphe.
[PS. Mikael, je ne suis pas innocente. Mais je n'ai pas tué Dag et Mia et je n'ai rien à voir avec leur assassinat. Je les ai rencontrés le soir de la tuerie, mais je les avais quittés avant qu'ils soient tués. Merci de croire en moi. Dis à Paolo qu'il a une gauche de femmelette.]
Elle réfléchit encore un moment et comprit que c'était vraiment trop douloureux pour une droguée aux informations de son calibre de ne pas savoir. Elle ajouta une autre ligne.
[PS2. Comment est-ce que t'es au courant pour Wennerström ?]
Mikael Blomkvist trouva le document de Lisbeth trois heures plus tard. Il lut le message, ligne par ligne, à cinq reprises sinon plus. Pour la première fois elle avait clairement annoncé quelque chose. Elle disait qu'elle n'avait pas tué Dag et Mia. Il la crut et ressentit un énorme soulagement. Et enfin elle lui parlait, fût-ce en termes mystérieux comme toujours.
Il nota aussi qu'elle niait seulement les meurtres de Dag et Mia sans mentionner Bjurman. Mikael opta pour le fait qu'il avait seulement parlé de Dag et Mia dans son mail. Après un moment de réflexion, il créa [Coin du ring 2].
[Salut Sally,
Merci d'avoir enfin dit que tu es innocente. J'ai cru en toi, mais j'ai aussi été influencé par la tempête médiatique et il m'est arrivé de ressentir des doutes. Ça m'a fait du bien de l'entendre directement en provenance de ton clavier.
Alors il ne nous reste plus qu'à trouver le véritable meurtrier. C'est une chose qu'on a déjà faite, toi et moi. On avancerait plus vite si tu étais moins mystérieuse. Je suppose que tu vérifies mon journal d'enquête. Alors tu sais à peu près ce que je fais et comment je raisonne. Je crois que Björck sait quelque chose et je vais avoir une nouvelle conversation avec lui un de ces jours.
Est-ce que je suis sur une mauvaise piste quand je me concentre sur les michetons ?
Cette histoire d'un rapport de police m'intrigue. Je vais mettre ma collaboratrice Malou là-dessus pour le trouver. A l'époque, tu avais douze-treize ans, c'est ça ? De quoi s'agit-il ?
Je prends note de ton avis sur Teleborian. M.
PS. Tu as loupé un truc dans le coup contre Wennerström. Je savais déjà ce que tu avais fait quand on s'est vu à Sandhamn pour Noël, mais je n'ai pas posé de questions parce que tu n'en parlais pas. Et je n'ai pas l'intention de te dire quelle erreur tu as faite, à moins que tu ne m'invites pour un café.]
La réponse arriva trois heures plus tard.
[Oublie les michetons. C'est Zala qui est intéressant. Et un géant blond. Mais le rapport de police est intéressant puisque quelqu'un semble vouloir le dissimuler. Ça ne peut pas être un hasard.]
LE PROCUREUR EKSTRÔM était de mauvais poil quand il rassembla l'équipe de Bublanski pour une réunion le lundi matin. Plus d'une semaine de recherches d'un suspect identifié avec un physique particulier n'avait donné aucun résultat. L'humeur d'Ekström ne s'améliora pas lorsque Curt Bolinder, qui avait été de garde le week-end, l'informa des derniers événements.
— Intrusion ? dit Ekström avec une surprise non dissimulée.
— Le voisin a appelé le dimanche soir quand il s'est rendu compte que les scellés sur la porte de Bjurman avaient été coupés. Je suis passé vérifier.
— Et qu'est-ce qu'elle a donné, ta vérification ?
— Les scellés étaient coupés à trois endroits. Probablement avec une lame de rasoir ou un cutter. Du beau boulot. Ça se voyait à peine.
— Un cambriolage ? Il y a des voyous qui se spécialisent sur les défunts...
— Ce n'est pas un cambriolage. J'ai examiné l'appartement. Tous les objets de valeur habituels, le magnétoscope et des trucs comme ça, étaient là. En revanche, la clé de voiture de Bjurman était posée sur la table de la cuisine.
— La clé de voiture ? fit Ekström.
— Jerker Holmberg est passé dans l'appartement mercredi dernier faire un contrôle, des fois qu'on aurait loupé quelque chose. Il a vérifié entre autres la voiture. Il jure qu'il n'y avait pas de clé de voiture sur la table de cuisine quand il a quitté l'appartement et remis les scellés.
— Il peut avoir oublié de ranger la clé. Tout le monde peut se tromper.
— Holmberg n'a pas utilisé cette clé-là. Il s'est servi du double dans le trousseau de Bjurman que nous avions déjà saisi.
Bublanski passa la main sur son menton.
— Donc pas un cambriolage au sens habituel ?
— Intrusion. Quelqu'un est entré dans l'appartement de Bjurman pour fouiner. Cela a forcément eu lieu entre le mercredi et le dimanche soir quand le voisin a remarqué que les scellés étaient rompus.
— Autrement dit, quelqu'un a cherché quelque chose... Jerker ?
— Il n'y a rien là-bas que nous n'ayons pas déjà saisi.
— Que nous connaissions en tout cas. Le mobile des meurtres reste toujours peu clair. Nous sommes partis de l'hypothèse que Salander est une psychopathe, mais même les psychopathes ont besoin d'un mobile.
— Qu'est-ce que tu proposes ?
— Je ne sais pas. Quelqu'un consacre un moment à passer l'appartement de Bjurman au peigne fin. Alors il faut répondre à deux questions. Premièrement : qui ? Deuxièmement : pourquoi ? Qu'est-ce que nous avons loupé ?
Le silence s'installa pour un court moment.
— Jerker...
Jerker Holmberg poussa un soupir résigné.
— D'accord. Je retourne chez Bjurman et je repasse l'appartement au peigne fin.
IL ÉTAIT 11 HEURES LE LUNDI quand Lisbeth Salander se réveilla. Elle resta une demi-heure à se prélasser au lit avant de se lever et de mettre en marche la cafetière et de se doucher. Sa toilette expédiée, elle se prépara deux grosses tartines et s'installa devant son PowerBook pour se mettre à jour de ce qui se passait dans l'ordinateur du procureur Ekström et pour lire les éditions Web de divers quotidiens. Elle nota que l'intérêt pour les meurtres d'Enskede avait diminué. Puis elle ouvrit le dossier d'enquête de Dag Svensson et lut attentivement ses notes de la confrontation avec le journaliste Per-Åke Sandström, ce micheton qui faisait le jeu de la mafia du sexe et qui savait quelque chose sur Zala. Quand elle eut fini de lire, elle se versa encore un café et s'assit dans le recoin devant la fenêtre pour réfléchir.
Vers 16 heures, elle avait fini de réfléchir.
Elle avait besoin d'argent. Elle détenait trois cartes de crédit. L'une était au nom de Lisbeth Salander et donc concrètement inutilisable. La deuxième était au nom d'Irene Nesser, mais Lisbeth évitait de l'utiliser puisqu'il lui faudrait présenter le passeport au nom d'Irene Nesser comme pièce d'identité, ce qui comportait des risques. La troisième était au nom de Wasp Enterprises, liée à un compte qui contenait plus de 10 millions de couronnes et qui pouvait être alimenté via Internet. N'importe qui pouvait utiliser la carte, mais devait évidemment montrer une pièce d'identité.
Elle alla dans la cuisine, ouvrit une boîte à gâteaux et en sortit une liasse de billets. Il lui restait 950 couronnes en liquide, ce qui était peu. Heureusement elle avait aussi 1 800 dollars américains qui traînaient depuis son retour en Suède et qu'elle pouvait changer de façon anonyme dans n'importe quel bureau de change. Ça améliorait la situation.
Elle mit la perruque d'Irene Nesser, s'habilla avec soin et fourra des vêtements de rechange et une trousse de maquillage dans un sac à dos. Ensuite, elle entreprit sa deuxième expédition hors de chez elle. Elle rejoignit Folkungagatan à pied, puis Erstagatan où elle entra chez Watski juste avant l'heure de fermeture. Elle acheta du chatterton, un palan à deux poulies et huit mètres de cordage solide en coton.
Elle prit le 66 pour revenir. A Medborgarplatsen, elle vit une femme qui attendait le bus. Tout d'abord elle ne la reconnut pas, mais une alarme tinta au fond de son crâne et elle regarda de nouveau et l'identifia comme Àsa Flemström, préposée aux salaires de la compta à Milton Security. Elle avait adopté une nouvelle coiffure plus mode. Lisbeth descendit discrètement du bus tandis que Flemström y montait. Elle regarda attentivement autour d'elle, à l'affût d'un visage qui pourrait lui sembler familier. Lisbeth passa devant l'immeuble de Bofill et rejoignit Södra Station où elle prit le train de banlieue vers le nord.
L'INSPECTRICE SONJA MODIG serra la main d'Erika Berger qui lui proposa tout de suite un café. En allant le chercher dans la kitchenette, Erika sourit devant leurs mugs dépareillés, portant tous des logos de différents partis politiques, syndicats et entreprises.
— On nous les donne dans les réunions électorales ou après des interviews, expliqua Erika Berger et elle en tendit un avec le logo des jeunes libéraux.
Sonja Modig passa trois heures devant le bureau de Dag Svensson, aidée dans sa tâche par la secrétaire de rédaction Malou Eriksson, d'une part pour comprendre de quoi parlaient le livre et l'article de Dag Svensson, d'autre part pour naviguer dans son matériel de recherche. Sonja Modig fut stupéfaite d'en découvrir l'étendue. La disparition de l'ordinateur portable de Dag Svensson avait représenté un gros handicap pour l'enquête de police, son travail leur ayant du coup paru inaccessible. En réalité, des sauvegardes de la plupart des données n'avaient pas cessé d'exister à la rédaction de Millenium.
Mikael Blomkvist n'était pas là mais Erika Berger fournit à Sonja Modig une liste des éléments qu'il avait retirés du bureau de Dag Svensson — principalement des notes concernant l'identité des sources. Modig finit par appeler Bublanski pour expliquer la situation. Il fut décidé que tout le matériel sur le bureau de Dag Svensson, y compris l'ordinateur de Millenium, serait saisi pour des raisons techniques d'investigation. Le chef de l'enquête préliminaire reviendrait pour négociation s'ils estimaient justifié d'exiger aussi les éléments mis de côté. Sonja Modig établit ensuite un protocole de saisie et se fit aider par Henry Cortez pour tout descendre dans sa voiture.
LE LUNDI SOIR, MIKAEL ressentit une profonde frustration. Depuis la semaine précédente, il avait passé en revue dix des noms que Dag Svensson avait eu l'intention de révéler. Chaque fois il s'était trouvé en face d'hommes inquiets, indignés et choqués. Il constata que le revenu moyen de ces personnes était d'environ 400 000 couronnes par an. C'était un ramassis pathétique d'hommes qui avaient peur.
A aucun moment cependant il n'avait eu l'impression que ces bonshommes lui cachaient quelque chose en relation avec les meurtres de Dag Svensson et de Mia Bergman. Au contraire ; plusieurs de ceux avec qui il avait parlé estimaient que leur situation allait plutôt devenir catastrophique quand les médias commenceraient à crier haro sur des noms, les leurs, associés aux meurtres.
Mikael ouvrit son iBook pour voir s'il avait reçu un nouveau message de Lisbeth. Ce n'était pas le cas. Par contre, dans son mail précédent elle lui avait signalé que les michetons n'avaient aucun intérêt et qu'il gaspillait son temps. Il la maudit dans des termes qu'Erika Berger aurait qualifiés à la fois de sexistes et d'innovants. Il avait faim mais n'avait aucune envie de cuisiner. Sans compter qu'à part du lait à la supérette du coin, il n'avait rien acheté à manger depuis quinze jours. Il enfila sa veste et descendit à la taverne grecque dans Hornsgatan et commanda une grillade d'agneau.
LISBETH SALANDER AVAIT INSPECTÉ la cage d'escalier, et au crépuscule avait entrepris deux tours discrets autour des bâtiments voisins. Il s'agissait de petits immeubles bas qu'elle soupçonnait fort de transmettre tous les bruits, ce qui n'arrangeait guère ses affaires. Le journaliste Per-Åke Sandström habitait un appartement d'angle au deuxième étage, c'est-à-dire le dernier. La cage d'escalier continuait jusqu'à une porte de grenier. Ça pourrait aller.
Le seul problème était que toutes les fenêtres de l'appartement étaient sombres, signe que son propriétaire n'était pas chez lui.
Elle trouva une pizzeria quelques rues plus loin et commanda une Hawaii, s'assit dans un coin et lut les journaux du soir. Peu avant 21 heures, elle acheta un caffè latte dans un Point-Presse et retourna au petit immeuble. Les lumières étaient toujours éteintes dans l'appartement. Elle entra dans la cage d'escalier et s'assit sur le palier du grenier, d'où elle voyait la porte de l'appartement de Per-Åke Sandström un demi-étage plus bas. Elle but son café en attendant patiemment.
C'EST AU STUDIO D'ENREGISTREMENT Récent Trash Records, dans un local industriel à Älvsjö, que l'inspecteur Hans Faste réussit finalement à retrouver Cilla Norén, vingt-huit ans et leader désigné du groupe de satanistes les Evil Fingers. Le choc entre les cultures fut de l'ordre de la première rencontre entre les Portugais et les Indiens caraïbes.
Après plusieurs tentatives infructueuses auprès des parents de Cilla Norén, Faste avait finalement réussi à la pister, via sa sœur, jusqu'à ce studio, où à l'en croire elle était « assistante » à la production d'un CD du groupe Cold Wax de Borlänge. Faste n'avait jamais entendu parler de ce groupe et constata qu'il semblait composé de mecs d'une vingtaine d'années. Dès le couloir précédant le studio, il fut accueilli par un raz de marée sonore qui lui coupa le souffle. Il contempla Cold Wax à travers une vitre puis il attendit qu'une brèche s'installe dans le rideau de son.
Cilla Norén avait des cheveux longs aile de corbeau avec des mèches rouge et vert, et un maquillage noir. Elle était un peu boulotte et vêtue d'un pull court qui montrait son ventre avec un piercing au nombril. Elle portait une ceinture cloutée autour des hanches et avait tout l'air d'un personnage de film d'horreur.
Faste montra sa carte de policier et demanda à avoir un entretien avec elle. Elle mâchait un chewing-gum et le regarda avec scepticisme. Finalement, elle indiqua une porte et le guida dans ce qui semblait être une sorte de kitchenette avec table et chaises, et où il manqua s'étaler sur un sac-poubelle traînant juste derrière la porte. Cilla Norén remplit d'eau une bouteille en plastique et en but à peu près la moitié, puis s'assit à la table et alluma une cigarette. Elle fixa Hans Faste de ses yeux bleu ciel. Il ne savait pas par quel bout commencer.
— Qu'est-ce que c'est, Récent Trash Records ?
Elle paraissait ennuyée à mort.
— C'est un label qui produit de nouveaux groupes de jeunes.
— Quel est ton rôle ici ?
— Je suis technicien du son.
Faste la regarda.
— Tu as une formation pour ça ?
— Non. J'ai appris sur le tas.
— On peut vivre de ça ?
— La réponse a vraiment son importance ?
— Je voulais savoir, c'est tout. Je suppose que tu as lu les articles sur Lisbeth Salander ces derniers temps.
Elle fit oui de la tête.
— On nous a informés que tu la connais. C'est vrai ?
— Ça se peut.
— Ça se peut ou ça ne se peut pas ?
— Ça dépend de ce que vous cherchez.
— Je cherche à retrouver une désaxée soupçonnée de trois meurtres. Je veux des infos sur Lisbeth Salander.
— Je n'ai pas eu de nouvelles de Lisbeth depuis l'année dernière.
— Quand est-ce que tu l'as rencontrée la dernière fois ?
— C'était à l'automne il y a deux ans. Au Moulin. Elle y allait de temps en temps et ensuite on ne l'a plus vue.
— Tu as essayé de la contacter ?
— J'ai appelé quelque fois sur son portable. Le numéro n'existe plus.
— Et tu ne sais pas où je pourrais la trouver ?
— Non.
— C'est quoi, Evil Fingers ?
Cilla Norén prit un air amusé.
— Vous ne lisez pas les journaux ?
— Pourquoi ?
— Ils écrivent tous qu'on est un groupe de satanistes.
— Et c'est vrai ?
— Est-ce que j'ai l'air d'une sataniste ?
— Je ne sais pas de quoi a l'air une sataniste.
— Ecoutez, je ne sais pas qui barjotte le plus — la police ou les journaux.
— Ecoute-moi bien, mademoiselle, c'est une question sérieuse.
— Si on est des satanistes ?
— Réponds à mes questions au lieu de chipoter.
— Et c'est quoi, la question ?
Hans Faste ferma les yeux pendant une seconde et pensa à la visite professionnelle qu'il avait faite en Grèce pendant ses vacances quelques années plus tôt. En Grèce, malgré tous les problèmes, la police avait un grand avantage sur la police suédoise. Si Cilla Norén avait adopté la même attitude en Grèce, il l'aurait menottée et il l'aurait assommée à coups de matraque. Il la regarda.
— Est-ce que Lisbeth Salander faisait partie des Evil Fingers ?
— Je ne pense pas.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Lisbeth est probablement la personne la plus hermétique à la musique que j'aie jamais rencontrée.
— Hermétique à la musique ?
— Elle sait distinguer la trompette de la batterie, mais c'est à peu près tout pour ses dons musicaux.
— Je voulais dire : est-ce qu'elle appartenait au groupe des Evil Fingers ?
— Et je viens de répondre à la question. Qu'est-ce que vous imaginez que c'était, les Evil Fingers ?
— Raconte-moi.
— Vous menez une enquête de police en lisant des articles de journaux débiles.
— Réponds à la question.
— Evil Fingers était un groupe de rock. On était une bande de nanas au milieu des années 1990 qui aimaient le hard rock et on jouait pour le fun. On se faisait connaître avec des pentagrammes et un peu de sympathy for the Devil. Puis on a arrêté de jouer et je suis la seule qui continue à bosser dans la musique.
— Et Lisbeth Salander ne faisait pas partie du groupe ?
— Je viens de le dire.
— Pourquoi est-ce que nos sources prétendent que Salander faisait partie du groupe ?
— Parce que vos sources sont à peu près aussi débiles que les journaux.
— Explique-toi.
— On était cinq nanas et on a continué à se voir de temps en temps. Avant, on se retrouvait au Moulin une fois par semaine. Maintenant c'est à peu près une fois par mois. Mais on garde le contact.
— Et qu'est-ce que vous faites quand vous vous retrouvez ?
— Qu'est-ce qu'ils font, les gens qui vont au Moulin ?
Hans Faste soupira.
— Vous vous retrouvez pour picoler, donc.
— On boit des mousses. Et on se dit des conneries. Qu'est-ce que vous faites quand vous retrouvez vos copains, vous ?
— Et Lisbeth Salander, où est-ce qu'elle intervient dans l'histoire ?
— Je l'ai rencontrée à KomVux quand j'avais dix-huit ans. Elle venait au Moulin se joindre de temps en temps à la bande et écluser une bière avec nous.
— Il ne faut donc pas considérer les Evil Fingers comme une organisation ?
Cilla Norén le regarda comme s'il débarquait d'une autre planète.
— Est-ce que vous êtes lesbiennes ?
— Vous voulez une baffe ?
— Réponds à la question.
— Ce qu'on est ne vous regarde pas.
— Tout doux. Tu n'arriveras pas à me foutre en boule.
— Toc-toc, ohé ? La police prétend que Lisbeth Salander a assassiné trois personnes puis elle vient me poser des questions sur mes préférences sexuelles. Va te faire foutre.
— Dis donc... je peux te mettre au trou.
— Sous quel prétexte ? D'ailleurs, j'ai oublié de dire que je suis en fac de droit depuis trois ans et que mon papa, c'est Ulf Norén au cabinet Norén & Knape. On se donne rencard au tribunal ?
— Je croyais que tu travaillais dans la musique.
— C'est ce que je fais parce que c'est sympa. Tu crois que je pourrais vivre de ça ?
— J'ignore totalement de quoi tu vis.
— Je ne vis pas d'une activité sataniste et lesbienne, si c'est ça que tu crois. Si c'est ça le postulat de départ de la police dans la chasse à Lisbeth Salander, je comprends pourquoi vous n'avez pas réussi à l'arrêter.
— Est-ce que tu sais où elle se trouve ?
Cilla Norén commença à balancer le corps en remontant ses mains devant elle.
— Je sens qu'elle est tout près... attends que je branche la télépathie.
— Laisse tomber tes conneries.
— J'ai déjà dit que je n'ai pas eu de ses nouvelles depuis bientôt deux ans. Je n'ai aucune idée de l'endroit où elle se trouve. Y avait autre chose ?
SONJA MODIG AVAIT ALLUMÉ l'ordinateur de Dag Svensson et passé la soirée à dresser l'inventaire du contenu du disque dur et des ZIP. Elle resta jusqu'à 22 h 30 à lire le livre de Dag Svensson.
Elle se rendit compte de deux choses. Premièrement, elle découvrit que Dag Svensson était un brillant écrivain dont la prose était fascinante d'objectivité quand il décrivait les mécanismes du commerce du sexe. Elle aurait aimé qu'il puisse venir donner une conférence à l'école de police — ses connaissances auraient fait un complément apprécié aux cours. Hans Faste, par exemple, était quelqu'un à qui les connaissances de Svensson auraient été profitables.
La deuxième chose fut qu'elle comprit tout à coup le point de vue de Mikael Blomkvist qui pensait que l'enquête de Dag pouvait constituer un mobile des meurtres. La dénonciation de michetons que Dag Svensson projetait de faire n'allait pas seulement nuire à une poignée de personnes. C'était une dénonciation brutale. Certains des acteurs les plus en vue qui avaient déjà été condamnés dans des affaires de mœurs ou participé au débat public seraient totalement anéantis. Mikael Blomkvist avait raison. Le livre constituait une raison de tuer.
Le seul problème était que même si un micheton qui risquait la dénonciation avait décidé de tuer Dag Svensson, il n'y avait aucun lien avec maître Nils Bjurman. Il ne figurait même pas dans les éléments de Dag Svensson, ce qui non seulement réduisait considérablement le poids des arguments de Blomkvist mais renforçait plutôt l'image de Lisbeth Salander comme seul suspect possible.
Même si le mobile était peu clair en ce qui concernait les meurtres de Dag Svensson et de Mia Bergman, Lisbeth Salander était associée au lieu du crime et à l'arme du crime. Des indices techniques aussi nets pouvaient difficilement s'interpréter de travers. Ils indiquaient que Salander était bel et bien la personne qui avait tiré les coups de feu meurtriers dans l'appartement d'Enskede.
L'arme signifiait en outre un lien direct avec le meurtre de maître Bjurman. Et dans le cas Bjurman existaient incontestablement un lien personnel et un mobile possible — à en juger par la décoration artistique sur le ventre de Bjurman, il pouvait s'agir d'une forme d'abus sexuel ou en tout cas d'une relation sadomaso entre les deux. Il paraissait difficilement imaginable que Bjurman ait accepté de son plein gré de se faire tatouer de cette façon bizarre, cela supposerait qu'il éprouvait une sorte de jouissance dans l'humiliation ou que Salander — du moins si c'était elle qui avait réalisé le tatouage — l'avait mis dans une situation d'impuissance. Modig n'avait pas envie de spéculer sur la manière dont elle l'aurait fait.
Et Peter Teleborian avait confirmé que la violence de Lisbeth Salander se portait contre des personnes que pour diverses raisons elle considérait comme menaçantes ou qui l'auraient offensée.
Sonja Modig réfléchit un petit moment à ce que Teleborian avait dit sur Lisbeth Salander. Il avait semblé authentiquement soucieux de protéger son ancienne patiente et il ne voulait pas qu'elle soit blessée. En même temps, l'enquête était principalement basée sur la seule analyse qu'il avait faite d'elle — une désaxée sociale à la limite de la psychose.
Mais la théorie de Mikael Blomkvist était subjectivement attirante.
Elle se mordit doucement la lèvre inférieure tout en essayant de visualiser un autre scénario que celui de Lisbeth Salander en tueur solitaire. Finalement elle prit un bic et écrivit en hésitant une ligne sur un bloc-notes devant elle.
Deux motifs complètement différents ? Deux meurtriers ? Une seule arme du crime !
Une pensée fugace qu'elle n'arrivait pas à formuler lui trottait dans la tête, une question qu'elle avait l'intention de soulever lors de la prochaine réunion matinale de Bublanski. Elle n'arrivait pas vraiment à expliquer pourquoi elle se sentait tout à coup si mal à l'aise avec l'idée de Lisbeth Salander dans le rôle de tueur unique.
Ensuite, elle décida qu'elle en avait assez fait, elle déconnecta résolument l'ordinateur et enferma les disques dans le tiroir de son bureau. Elle enfila sa veste, éteignit sa lampe de travail et elle s'apprêtait à fermer sa porte à clé quand elle entendit un bruit plus loin dans le couloir. Elle fronça les sourcils. Elle pensait être la seule ce soir au bureau et elle avança dans le couloir jusqu'à ce qu'elle arrive devant le bureau de Hans Faste. Sa porte était entrouverte et elle l'entendit qui parlait au téléphone.
— Incontestablement, ça relie les choses entre elles, l'entendit-elle dire.
Elle resta indécise un court moment avant d'inspirer à fond et de frapper sur le chambranle. Hans Faste leva des yeux surpris sur elle. Elle le salua en levant deux doigts en l'air.
— Modig est toujours dans la maison, dit Faste au téléphone. Il écouta et hocha la tête sans lâcher Sonja Modig des yeux. OK . Je vais l'informer.
Puis il raccrocha.
— C'était Bubulle, expliqua-t-il. Qu'est-ce que tu veux ?
— C'est quoi qui relie les choses entre elles ? demanda-t-elle. Il la scruta.
— Tu écoutes aux portes ?
— Non, mais ta porte était ouverte et tu disais ce truc au moment où j'allais frapper.
Faste haussa les épaules.
— J'appelais Bubulle pour lui dire que le labo a enfin fourni quelque chose d'utilisable.
— Ah bon.
— Dag Svensson avait un téléphone portable avec une carte Comviq. Ils ont enfin réussi à sortir une liste des communications. Cela confirme d'une part l'appel à Mikael Blomkvist à 20 h 12. Blomkvist se trouvait encore chez sa sœur à ce moment-là.
— Bien. Mais je ne pense pas que Blomkvist ait un rapport quelconque avec les meurtres.
— Moi non plus. Mais Dag Svensson a fait un autre appel dans le courant de la soirée. A 21 h 34. La conversation a duré trois minutes.
— Et?
— Il appelait le téléphone fixe de maître Nils Bjurman. Autrement dit, il y a un lien entre les meurtres.
Sonja Modig se laissa lentement tomber dans la chaise des visiteurs de Hans Faste.
— Je t'en prie. Assieds-toi.
Elle ignora sa vanne.
— D'accord. Qu'est-ce que nous dit l'horaire ? Peu après 20 heures, Dag Svensson appelle Mikael Blomkvist et fixe un rendez-vous pour plus tard dans la soirée. A 21 h 30, Svensson appelle Bjurman. Peu avant la fermeture à 22 heures, Salander achète des cigarettes dans le bureau de tabac d'Enskede. Peu après 23 heures, Mikael Blomkvist et sa sœur arrivent à Enskede et à 23 h 11, il appelle SOS-Secours.
— C'est bien ça, Miss Marple.
— Mais ça ne colle pas du tout. D'après le médecin légiste, Bjurman a été tué entre 22 heures et 23 heures. A ce moment, Salander se trouvait déjà à Enskede. Nous avons toujours supposé que Salander a d'abord tué Bjurman et ensuite le couple d'Enskede.
— Ça ne veut rien dire du tout. J'en ai rediscuté avec le médecin légiste. Nous n'avons retrouvé Bjurman que le lendemain soir, presque vingt-quatre heures plus tard. Le médecin dit que l'heure de sa mort peut différer d'au moins une heure.
— Mais Bjurman est forcément la première victime puisque nous avons trouvé l'arme à Enskede. Cela voudrait dire qu'elle a tué Bjurman à un moment donné après 21 h 34, heure où Svensson appelait Bjurman, et qu'elle est ensuite immédiatement partie pour Enskede acheter ses clopes dans le magasin. Est-ce que ça fait même assez de temps pour se rendre d'Odenplan à Enskede ?
— Oui, ça suffit. Elle n'a pas pris les transports en commun comme on croyait au début. Elle avait une voiture. Avec Steve Bohman, on a fait le trajet pour voir, et on a eu tout notre temps.
— Mais ensuite elle attend une demi-heure avant de tuer Dag Svensson et Mia Bergman. Qu'est-ce qu'elle a fait entre-temps ?
— Elle a bu un café avec eux. On a ses empreintes sur la tasse.
Il lui jeta un regard triomphal. Sonja Modig soupira. Elle garda le silence pendant quelques minutes.
— Hans, tu vois cette affaire comme un truc de prestige. Tu peux être un véritable enfoiré par moments et tu fais sortir les gens de leurs gonds, mais il se trouve que j'ai frappé à ta porte pour te demander pardon pour la gifle. Elle n'était pas justifiée.
Il la regarda un long moment.
— Modig, tu peux penser que je suis un enfoiré. Moi, je trouve que tu n'es pas très professionnelle et que tu n’as rien à faire dans la police. En tout cas pas à ce niveau.
Sonja Modig soupesa différentes répliques mais finit par hausser les épaules et se lever.
— OK. Comme ça on sait où on en est l'un par rapport l’un à l'autre, dit-elle.
— On sait où on en est. Et crois-moi, tu ne feras pas long feu ici.
Sonja Modig referma la porte derrière elle plus f r. qu'elle n'en avait eu l'intention. Ne laisse pas ce connard te mettre en boule. Elle descendit au garage chercher sa voiture. Hans Faste souriait satisfait à la porte fermée.
MIKAEL BLOMKVIST VENAIT DE RENTRER quand Son portable se mit à sonner.
— Salut. C'est Malou. Tu peux parler ?
— Bien sûr.
— Il y a un truc qui m'a frappée hier.
— Oui.
— J'ai lu les coupures sur la chasse à Salander qu'on a à la rédaction et j'ai trouvé ce grand reportage sur son passé dans les hôpitaux psychiatriques.
— Oui.
— Ça va peut-être chercher loin, mais je me demande seulement pourquoi il y a un tel trou dans sa biographie.
— Trou ?
— Oui. Il y a une profusion de détails sur toutes les histoires auxquelles elle était mêlée à l'école. Des histoires avec les professeurs et les autres élèves, tu vois.
— Je m'en souviens. Il y avait une prof qui disait qu'elle avait peur de Lisbeth au début du collège.
— Birgitta Miåås.
— C'est ça.
— Bon. Et il y a pas mal de détails de Lisbeth en pédopsy. Plus un tas de détails sur elle dans des familles d'accueil pendant son adolescence et les coups et blessures à Gamla Stan et tout ça.
— Oui. Et où veux-tu en venir ?
— Elle est internée en psy juste avant d'avoir treize ans.
— Oui.
— Mais il n'y a pas un mot qui explique pourquoi elle est internée.
Mikael garda le silence.
— Tu veux dire que...
— Je veux dire que si une fille de douze ans est internée en psy, c'est qu'il s'est passé quelque chose qui le motive. Et dans le cas de Lisbeth, ça devrait être un truc énorme, une putain de crise je veux dire, et on aurait dû trouver ça dans sa bio. Sauf qu'il n'y a aucune explication.
Mikael fronça les sourcils.
— Malou, je sais d'une source sûre qu'il existe un rapport de police sur Lisbeth daté de février 1991, quand elle avait douze ans. Il ne se trouve pas dans le rôle. J'avais l'intention de te demander d'essayer de le trouver.
— S'il existe un rapport, il est forcément enregistré dans le rôle. Sinon ce serait hors la loi. Tu as vraiment vérifié ?
— Non, mais ma source dit que le rapport ne se trouve pas dans le rôle.
Malou resta sans rien dire une seconde.
— Et c'est une bonne source que tu as ?
— Une très bonne source.
Malou garda le silence encore un moment. Elle et Mikael arrivèrent en même temps à la même conclusion.
— La Säpo, dit Malou.
— Björck, dit Mikael.
PER-ÅKE SANDSTRÖM, journaliste free-lance, quarante-sept ans, rentra chez lui à Solna peu après minuit. Il était un peu éméché et sentait une boule de panique poindre dans son ventre. Il avait passé la journée à ne rien faire, désespérément. Per-Åke Sandström avait tout simplement peur.
Cela allait bientôt faire quinze jours que Dag Svensson avait été tué à Enskede. Sandström avait regardé les informations à la télé le lendemain, stupéfait. Il avait ressenti une vague de soulagement et d'espoir — Svensson était mort et avec lui peut-être aussi le livre sur le trafic de femmes dans lequel ce type avait l'intention de le dénoncer comme délinquant sexuel. Merde, une seule foutue pute de trop et il se trouvait dans la merde jusqu'au cou.
Il haïssait Dag Svensson. Il l'avait supplié, il avait rampé devant ce salopard.
Le premier jour après les meurtres, il avait été trop euphorique pour pouvoir penser lucidement. Le lendemain seulement, il se mit à réfléchir. Si Dag Svensson travaillait sur un livre où il allait être nommé comme violeur avec des tendances pédophiles, alors ce n'était pas invraisemblable que la police commence à fouiner dans ses petits écarts. Bon Dieu... il pourrait être suspecté pour les meurtres.
La panique s'était un peu calmée lorsque le visage de Lisbeth Salander était apparu dans tous les journaux du pays. C'est qui, celle-là, Lisbeth Salander ? Il n'en avait jamais entendu parler. Mais les flics la considéraient manifestement comme suspecte et, à en croire le procureur qu'on entendait, les meurtres étaient en passe d'être résolus. L'intérêt pour sa personne n'allait peut-être pas se matérialiser. Mais il savait par expérience personnelle que les journalistes conservent toujours leurs documents et leurs notes. Millenium. Un journal de merde avec une réputation totalement surfaite. Ils étaient comme tous les autres. Ils fouinaient et déblatéraient et portaient atteinte aux autres.
Il ignorait où en était le travail avec le livre. Il ne savait pas ce qu'ils savaient. Il n'avait personne à qui demander. Il avait l'impression de se trouver dans un vide.
Au cours de la semaine, son comportement avait oscillé entre panique et ivresse. Les flics n'étaient pas venus frapper à sa porte. Peut-être — s'il avait une chance invraisemblable — se tirerait-il d'affaire. S'il n'avait pas de chance, sa vie serait foutue.
Il glissa la clé dans la serrure et la tourna. Au moment où il ouvrait la porte, il entendit un froissement derrière lui et sentit une douleur paralysante dans le bas du dos.
GUNNAR BJÖRCK N'AVAIT PAS ENCORE EU le temps de s'endormir quand le téléphone sonna. Il était assis, en pyjama et robe de chambre, dans l'obscurité de la cuisine à ruminer son dilemme. Au cours de sa très longue carrière, jamais il ne s'était trouvé ne fût-ce qu'à proximité d'une situation aussi inextricable.
Tout d'abord, il pensa ne pas répondre au téléphone. Il regarda sa montre et constata qu'il était minuit passé. Mais le téléphone continua à sonner et, après la dixième sonnerie, il ne résista plus. Ça pouvait être important.
— C'est Mikael Blomkvist, entendit-il à l'autre bout du fil.
Merde alors.
— Il est minuit passé. Je dormais.
— Je suis désolé. Mais je m'étais dit que tu serais intéressé par ce que j'ai à dire.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Demain à 10 heures, je vais faire une conférence de presse concernant les meurtres de Dag Svensson et de Mia Bergman.
Gunnar Björck déglutit.
— J'ai l'intention de rendre compte de détails du livre sur le commerce du sexe que Dag Svensson était en train de terminer. Le seul micheton que je vais nommer, c'est toi.
— Tu m'avais promis du temps...
Il entendit la panique dans sa voix et s'arrêta.
— Plusieurs jours se sont écoulés. Tu avais promis de m'appeler après le week-end de Pâques. Demain on est mardi. Soit tu parles, soit je tiens ma conférence de presse demain.
— Si tu tiens cette conférence de presse, tu ne sauras jamais rien sur Zala.
— Possible. Mais alors ça ne sera plus mon problème. Alors il faudra que tu parles avec les investigateurs officiels de l'enquête. Et avec la totalité des médias du pays, évidemment.
Il n'y avait aucune place pour des négociations.
Il accepta de rencontrer Mikael Blomkvist mais réussit à repousser le rendez-vous au mercredi. Un petit répit. Mais il était prêt.
Il jouerait le tout pour le tout, que ça passe ou ça casse.
SANDSTRÖM N'AURAIT SU DIRE combien de temps il était resté sans connaissance, mais quand il reprit ses esprits, il était allongé par terre dans le séjour. Tout son corps était douloureux et il ne pouvait pas bouger. Il lui fallut un moment pour comprendre que ses mains étaient attachées dans le dos avec ce qui devait être du ruban adhésif, et que ses pieds étaient ligotés. Il avait un bout de ruban collé sur la bouche. Les lampes étaient allumées dans la pièce et les stores baissés. Il était incapable de comprendre ce qui s'était passé.
Il perçut des bruits qui semblaient venir de sa pièce de travail. Il resta immobile et écouta, et entendit un tiroir s'ouvrir et se fermer. Un cambriolage ? Il entendit un bruit de papier, quelqu'un fouillait dans ses tiroirs.
Une éternité plus tard, il entendit des pas derrière lui. Il essaya de tourner la tête, mais ne vit personne. Il s'efforça de garder son calme.
Tout à coup, quelqu'un passa une solide corde en coton par-dessus sa tête. Un nœud coulant serra son cou. La panique lui fit presque relâcher ses sphincters. Il leva les yeux et vit la corde courir jusqu'à un palan qui avait été suspendu au crochet auquel normalement pendait le lustre du séjour. Puis son ennemi apparut dans son champ de vision. La première chose qu'il vit fut une paire de petites boots noires.
Il ne savait pas ce à quoi il s'était attendu mais le choc n'aurait pas pu être plus grand quand il leva le regard. Tout d'abord, il ne reconnut pas la psychopathe démente dont la photo d'identité avait orné les devantures des kiosques depuis le week-end de Pâques. Elle avait des cheveux noirs coupés court et ne ressemblait pas à la photo des journaux. Elle était entièrement vêtue de noir — jean, courte veste ouverte en coton, tee-shirt et gants noirs.
Mais ce qui lui fit le plus peur fut son visage. Elle s'était maquillée. Elle avait du rouge à lèvres noir, de l'eye-liner et une ombre à paupières vert sombre vulgaire et ostentatoire. Le reste du visage était tout blanc. Barrant le visage de biais, du côté gauche du front au côté droit du menton en passant sur le nez, courait un large trait rouge.
C'était un masque grotesque. Elle avait l'air complètement folle. Le cerveau de Sandström résista. Il nageait en pleine irréalité.
Lisbeth Salander saisit le cordon et tira. Il sentit la corde s'enfoncer dans son cou et, l'espace de quelques secondes, il n'arriva pas à respirer. Puis il lutta pour prendre appui sur ses pieds. Avec ce palan elle n'avait aucun effort à fournir pour l'obliger à se mettre debout. Quand il fut bien droit sur ses pieds, elle cessa de hisser et attacha la corde en faisant quelques tours autour du tuyau d'un radiateur, qu'elle bloqua avec un nœud.
Puis elle le laissa et disparut de son champ de vision. Elle resta absente plus d'un quart d'heure. Quand elle revint, elle tira une chaise et s'assit bien en face de lui. Il essaya d'éviter de regarder son visage au maquillage grotesque mais ne put s'en empêcher. Elle posa un pistolet sur la table. Le sien. Elle l’avait trouvé dans la boîte à chaussures de la penderie. Un Colt 1911 Government. Une petite arme illégale qu'il avait depuis plusieurs années et qu'il s'était procurée sur un coup de tête quand un ami la revendait, mais qu'il n'avait jamais utilisée, même à l'essai. Devant ses yeux, elle sortit le chargeur et y glissa une balle. Per-Åke Sandström faillit s'évanouir. Il se força à rencontrer son regard.
— Je ne comprendrai jamais pourquoi les hommes ont toujours besoin de garder des souvenirs de leurs perversions, dit-elle.
Elle avait une voix douce mais glaciale. Elle parlait à voix basse mais distincte. Elle leva une photo qu'elle avait imprimée à partir de son disque dur.
— Je suppose qu'il s'agit de l'Estonienne Inès Hammujärvi, dix-sept ans, originaire du village de Riepalu près de Narva. Tu t'es bien amusé avec elle ?
La question était rhétorique. Per-Åke Sandström ne pouvait pas répondre. Sa bouche était toujours scotchée et son cerveau incapable de formuler une réponse. La photo montrait... bon sang, pourquoi est-ce que j'ai gardé ces photos ?
— Tu sais qui je suis ? Hoche la tête.
Per-Åke Sandström hocha la tête.
— Tu es un porc sadique, un salaud et un violeur.
Il ne bougea pas.
— Hoche la tête.
Il hocha la tête. Il eut soudain des larmes aux yeux.
— Mettons au point les règles, dit Lisbeth Salander. A mon avis, on devrait t'exécuter illico. Que tu survives à cette nuit ou pas m'est complètement égal. Tu comprends ?
Il hocha la tête.
— A ce stade, tu sais forcément que je suis une folle qui adore tuer des gens. Surtout des hommes.
Elle montra les journaux du soir des derniers jours, qu'il avait conservés en pile sur la table.
— Je vais enlever le scotch de ta bouche. Si tu cries ou si tu lèves la voix, je te zapperai avec ça.
Elle brandit une matraque électrique.
— Cette vilaine chose envoie 75 000 volts. A peu près 60 000 volts la fois d'après, quand je m'en suis servie une fois et que je ne l'ai pas rechargée. Tu comprends ?
Il eut l'air d'hésiter.
— Cela signifie que tes muscles ne fonctionnent plus. C'est ce que tu as vécu devant la porte tout à l'heure en rentrant.
Elle lui sourit.
— Cela signifie que tes jambes ne vont plus te porter et que tu te pendras toi-même. Et une fois que je t'aurai démoli, je me lèverai et je quitterai l'appartement, tout simplement.
Il hocha la tête. Oh, mon Dieu, c'est une folle, une vraie tueuse. Malgré lui, les larmes se mirent soudain à couler de façon incontrôlée sur ses joues. Il renifla.
Elle se leva et arracha le ruban adhésif. Son visage grotesque se trouva à quelques centimètres seulement du sien.
— Tais-toi, dit-elle. Ne dis pas un mot. Si tu parles sans y être invité, je te démolis.
Elle attendit qu'il ait fini de renifler et qu'il croise son regard.
— Tu as une seule possibilité de survivre à cette nuit, dit-elle. Une chance — pas deux. Je vais te poser un certain nombre de questions. Si tu y réponds, je te laisserai vivre. Hoche la tête si tu as compris.
Il hocha la tête.
— Si tu refuses de répondre à une question, je te bousille. Tu comprends ?
Il hocha la tête.
— Si tu mens ou si tu réponds évasivement, je te bousille.
Il hocha la tête.
— Je ne négocierai pas avec toi. Je ne t'accorderai pas de deuxième chance. Soit tu réponds immédiatement à mes questions, soit tu meurs. Si tu réponds de façon satisfaisante, tu survivras. C'est aussi simple que ça.
Il hocha la tête. Il la croyait. Il n'avait pas le choix.
— Je t'en prie, dit-il. Je ne veux pas mourir...
Elle le regarda avec gravité.
— C'est toi-même qui décides si tu vas vivre ou mourir. Mais tu viens juste de transgresser ma première règle qui est que tu n'as pas le droit de parler sans mon autorisation.
Il serra les lèvres. Bon sang, elle est complètement malade.
MIKAEL BLOMKVIST SE SENTAIT à tel point frustré et fébrile qu'il ne savait pas quoi faire. Pour finir, il mit sa veste et un foulard, marcha au hasard jusqu'à Södra Station, passa devant l'immeuble de Bofill avant de finalement atterrir à la rédaction dans Götgatan. Tout y était éteint et calme. Il n'alluma aucune lampe, mais mit en route la cafetière, se planta devant la fenêtre et regarda la rue en bas en attendant que l'eau coule à travers le filtre. Il essayait de mettre de l'ordre dans ses pensées. Comme il voyait les choses, toute l'enquête autour des meurtres de Dag Svensson et Mia Bergman était une mosaïque brisée dont certains morceaux étaient discernables tandis que d'autres manquaient totalement. Quelque part dans la mosaïque, il y avait un dessin. Il pouvait le deviner mais pas le voir. Trop de morceaux étaient absents dans la mosaïque.
Le doute l'assaillit. Elle n'est pas une meurtrière folle, se dit-il, comme un rappel. Elle avait écrit qu'elle n'avait pas tué Dag et Mia. Il la croyait. Mais d'une façon incompréhensible, elle était quand même intimement liée à l'énigme de ces meurtres.
Il se mit lentement à réviser la théorie qu'il défendait depuis le jour où il était entré dans l'appartement d'Enskede. De façon évidente, il avait supposé que le reportage de Dag Svensson sur le trafic de femmes était le seul mobile plausible des meurtres de Dag et Mia. Maintenant il commençait, tardivement, à accepter l'affirmation de Bublanski que cela n'expliquait pas le meurtre de Bjurman.
Salander avait écrit qu'il pouvait laisser tomber les michetons et qu'il devait se focaliser sur Zala. Comment ? Que voulait-elle dire ? Foutue nana compliquée. Pourquoi ne pouvait-elle pas dire les choses de façon compréhensible ?
Mikael retourna dans la kitchenette et se versa du café dans un mug orné du logo de la Jeune Gauche. Il s'assit dans le canapé au milieu de la rédaction, posa les pieds sur la table basse et alluma une cigarette clandestine.
Björck, c'était la liste des michetons. Bjurman, c'était Salander. Ça ne pouvait pas être un hasard qu'aussi bien Bjurman que Björck aient travaillé à la Säpo. Et un rapport de police concernant Salander avait disparu.
Pouvait-il y avoir plus d'un mobile ?
Il resta immobile un moment et se figea sur la pensée. Renversa la perspective.
Est-ce que Lisbeth Salander pouvait être le mobile ?
Mikael resta avec une idée qu'il n'arrivait pas à formuler en mots. Il y avait là quelque chose d'inexploré mais il n'arrivait pas vraiment à s'expliquer ce qu'il entendait par l'idée que Lisbeth Salander puisse personnellement constituer un motif de tuer. Il ressentit la fugace impression d'une révélation sur le point de percer.
Puis il réalisa qu'il était trop fatigué, renversa le café dans l'évier et rentra se coucher. Dans l'obscurité de sa chambre, il reprit le fil et resta éveillé pendant deux heures à essayer de comprendre ce qu'il voulait dire.
LISBETH SALANDER ALLUMA UNE CIGARETTE et s'installa confortablement sur la chaise devant lui. Elle croisa les jambes, la droite sur la gauche, et le fixa. Jamais auparavant Per-Åke Sandström n'avait vu de regard aussi intense. Quand elle parla, sa voix était toujours aussi basse.
— Tu as rendu visite à Inès Hammujärvi dans son appartement à Norsborg la première fois en janvier 2003. Elle venait alors d'avoir seize ans. Pourquoi es-tu allé la voir ?
Per-Åke Sandström ne savait pas quoi répondre. Il ne savait même pas expliquer comment ça avait commencé et pourquoi il... Elle leva la matraque électrique.
— Je... je ne sais pas. Je la voulais. Elle était si belle.
— Belle ?
— Oui. Elle était belle.
— Et tu estimais avoir le droit de l'attacher dans le lit et de la baiser.
— Elle était d'accord. Je le jure. Elle était d'accord.
— Tu l'as payée ?
Per-Åke Sandström se mordit la langue.
— Non.
— Pourquoi pas ? C'était une pute. En général, on les paie, les putes.
— Elle était un... elle était un cadeau.
— Un cadeau ? répéta Lisbeth Salander.
Sa voix eut soudain un ton dangereux.
— On me l'a proposée comme un renvoi d'ascenseur pour un service que j'avais rendu à quelqu'un.
— Per-Åke, dit Lisbeth Salander sur un ton suave. Tu n'es tout de même pas en train d'éviter de répondre à ma question ?
— Je le jure. Je vais répondre à tout ce que tu veux savoir. Je ne mentirai pas.
— Bien. Quel service et à qui ?
— J'avais introduit des stéroïdes anabolisants en Suède. C'était pendant un voyage de reportages en Estonie, j'étais avec quelques amis et j'ai embarqué les comprimés dans ma voiture. Je voyageais avec un homme qui s'appelait Harry Ranta. Mais il n'était pas dans ma voiture.
— Comment as-tu rencontré Harry Ranta ?
— Ça fait des années que je le connais. Depuis les années 1980. C'est un copain, rien de plus. On allait boire un verre ensemble.
— Et c'est Harry Ranta qui t'a proposé Inès Hammujärvi comme... cadeau ?
— Oui... non, pardon, c'était plus tard, ici à Stockholm. C'était son frère, Atho Ranta.
— Tu veux dire qu'Atho Ranta est venu frapper à ta porte et t'a demandé si tu avais envie d'aller à Norsborg baiser Inès ?
— Non... j'étais à une... on faisait une fête à... merde, je ne me rappelle pas où on était...
Il se mit tout à coup à trembler de façon incontrôlée, il sentit que ses genoux commençaient à céder et il dut se raidir pour rester debout.
— Réponds calmement sans t'affoler, dit Lisbeth Salander. Je ne vais pas te pendre uniquement parce qu'il te faut du temps pour rassembler tes idées. Mais si je sens que tu te dérobes, alors... poff !
Elle haussa les sourcils et prit un air d'ange. Dans la mesure où on pouvait discerner un ange derrière un masque aussi grotesque.
Per-Åke Sandström hocha la tête. Il déglutit. Il avait soif, sa bouche était archisèche et il sentait la corde lui serrer le cou.
— Donc... on s'en fout de l'endroit où tu te pintais la gueule. Comment ça se fait qu'Atho Ranta t'ait proposé Inès ?
— On parlait de... on... je lui disais que je voulais...
Soudain il se mit à pleurer sans retenue.
— Tu lui as dit que tu voulais une de ses putes.
Il hocha la tête.
— J'étais soûl. Il a dit qu'elle avait besoin... besoin...
— De quoi avait-elle besoin ?
— Atho a dit qu'elle avait besoin d'une correction. Elle lui posait un problème. Elle ne faisait pas ce qu'il voulait.
— Et que voulait-il qu'elle fasse ?
— Qu'elle fasse le trottoir pour lui. Il m'a proposé de... J'étais soûl et je ne savais pas ce que je faisais. Je ne voulais pas... Pardon.
Il renifla.
— Ce n'est pas à moi que tu dois demander pardon. Alors tu as offert à Atho de l'aider à corriger Inès et vous êtes allés chez elle.
— Ça ne s'est pas passé comme ça.
— Raconte comment ça s'est passé alors. Pourquoi as-tu suivi Atho chez Inès ?
Elle joua avec la matraque électrique en équilibre sur ses genoux. Il se remit à trembler.
— Je suis allé chez Inès parce que je la voulais. Elle était là et elle était à vendre. Inès habitait chez une amie de Harry Ranta. Je ne me souviens pas de son nom. Atho a attaché Inès dans le lit et je... j'ai fait l'amour avec elle. Atho regardait.
— Non... tu n'as pas fait l'amour avec elle. Tu l'as violée.
Il ne répondit pas.
— N'est-ce pas ?
Il hocha la tête.
— Qu'est-ce qu'elle a dit, Inès ?
— Elle n'a rien dit.
— Est-ce qu'elle a protesté ?
Il secoua la tête.
— Elle a donc trouvé que c'était sympa qu'un gros dégueulasse de cinquante ans l'attache et la baise.
— Elle était soûle. Elle s'en fichait.
Lisbeth Salander poussa un soupir résigné.
— OK. Ensuite tu as continué à rendre visite à Inès.
— Elle était tellement... elle avait envie de moi.
— Tu parles !
Il jeta un regard désespéré sur Lisbeth Salander. Puis il hocha la tête.
— Je... je la violais. Harry et Atho m'avaient donné la permission. Ils voulaient qu'elle soit... qu'elle soit dressée.
— Tu les as payés ?
Il hocha la tête.
— Combien?
— C'était un prix d'ami. Je les avais aidés pour la contrebande.
— Combien ?
— Quelques billets de mille en tout.
— Sur une de ces photos, Inès se trouve ici dans ton appartement.
— Harry l'a fait venir.
Il renifla de nouveau.
— Donc, pour quelques billets de mille tu as eu une nana avec qui tu pouvais faire ce que tu voulais. Combien de fois est-ce que tu l'as violée ?
— Je ne sais pas... quelques fois.
— D'accord. Qui est le chef de cette bande ?
— Ils vont me tuer si je le dis.
— Je m'en fous. Là, pour le moment, je suis un plus gros problème pour toi que les frères Ranta.
Elle leva la matraque électrique.
— Atho est le chef. C'est l'aîné. Harry, c'est l'homme de terrain.
— Qui d'autre fait partie de la bande ?
— Je ne connais que Harry et Atho. La nana d'Atho participe aussi. Et un mec qu'ils appellent... je ne sais plus. Olle quelque chose. Il est suédois. Je ne sais pas qui il est. C'est un toxico et il rend des services.
— La nana d'Atho ?
— Silvia. C'est une pute.
Lisbeth garda le silence un moment pendant qu'elle réfléchissait. Puis elle leva les yeux.
— Qui est Zala ?
Per-Åke Sandström pâlit visiblement. La même question qu'avait rabâchée Dag Svensson. Il ne dit rien pendant si longtemps qu'il se rendit compte que la folle commençait à avoir l'air irrité.
— Je ne sais pas, dit-il. Je ne sais pas qui il est.
Lisbeth Salander s'assombrit.
— Jusque-là, tu t'es bien comporté. Ne gaspille pas ta chance, dit-elle.
— Je le jure, sur tout ce que j'ai de précieux. Je ne sais pas qui il est. Ce journaliste que tu as tué...
Il se tut, se rendant compte tout à coup que ce n'était peut-être pas une bonne idée d'évoquer son orgie meurtrière à Enskede.
— Oui?
— Il m'a demandé la même chose. Je ne sais pas. Si je le savais, je le dirais. Je le jure. C'est quelqu'un qu'Atho connaît.
— Tu as parlé avec lui ?
— Une minute au téléphone. J'ai parlé avec quelqu'un qui disait qu'il s'appelait Zala. Ou plus exactement il a parlé avec moi.
— Pourquoi ?
Per-Åke Sandström cilla. Des perles de sueur roulèrent dans ses yeux et il sentit de la morve couler sur son menton.
— Je... ils voulaient que je leur rende encore un service.
— Elle commence à patiner maintenant, ton histoire, avertit Lisbeth Salander.
— Ils voulaient que je fasse un autre voyage à Tallinn pour ramener une voiture toute prête. Des amphétamines. Je n'ai pas voulu.
— Pourquoi tu n'as pas voulu ?
— C'était trop. Ils étaient de vrais gangsters. Je voulais me retirer. J'avais mon travail.
— Tu veux dire que toi tu n'étais qu'un gangster occasionnel.
— Je ne suis pas comme ça pour de vrai, dit-il misérablement.
— Ah bon.
Sa voix était chargée d'un tel mépris que Per-Åke Sandström ferma les yeux.
— Continue. Comment Zala est-il arrivé dans l'histoire ?
— Un véritable cauchemar.
Il se tut et soudain les larmes se remirent à couler. Il se mordit la lèvre tellement fort qu'elle éclata et se mit à saigner.
— Ça patine, dit Lisbeth Salander d'une voix fraîche.
— Atho m'a relancé plusieurs fois. Harry m'a averti, il a dit qu'Atho commençait à se fâcher et qu'il ne savait pas ce qui pourrait arriver. Finalement, j'ai accepté de rencontrer Atho. C'était en août l'année dernière. Je suis allé avec Harry à Norsborg...
Sa bouche remuait mais les mots s'évanouirent. Les yeux de Lisbeth Salander devinrent des fentes. Il retrouva sa voix.
— Atho était comme fou. Il est très brutal. Tu n'as aucune idée de sa brutalité. Il a dit que c'était trop tard pour que je me retire et que si je ne faisais pas ce qu'il disait, je ne survivrais pas. Il allait me faire une démonstration.
— Oui?
— Ils m'ont forcé à venir avec eux. On est parti vers Södertälje. Atho m'a dit de mettre une capuche. C'était un sac qu'il a noué sur mes yeux. J'étais mort de trouille.
— Donc tu as voyagé avec un sac sur la tête. Qu'est-ce qu'il s'est passé ensuite ?
— La voiture s'est arrêtée. Je ne sais pas où je me trouvais.
— A quel endroit est-ce qu'ils t'ont mis le sac ?
— Juste avant Södertälje.
— Et combien de temps a-t-il fallu ensuite pour arriver ?
— Peut-être... peut-être un peu plus d'une demi-heure. Ils m'ont fait sortir de la voiture. C'était une sorte d'entrepôt.
— Continue.
— Harry et Atho m'ont fait entrer. Il y avait de la lumière à l'intérieur. La première chose que j'ai vue, c'était un pauvre malheureux sur le sol en ciment. Il était ligoté. Ils l'avaient horriblement tabassé.
— C'était qui ?
— Il s'appelait Kenneth Gustafsson. Mais je ne l'ai su que plus tard. Eux n'ont jamais prononcé son nom.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— Il y avait un homme. C'était l'homme le plus grand que j'aie jamais vu. Il était énorme. Rien que des muscles.
— Décris-moi ce type.
— Blond. On aurait vraiment dit le diable en personne.
— Son nom ?
— Il n'a pas dit son nom.
— OK . Un géant blond. Qui d'autre était là ?
— Il y avait un autre homme. Il avait l'air ravagé. Blond aussi. Les cheveux en queue de cheval.
Magge Lundin.
— Qui d'autre ?
— Seulement moi et Harry et Atho.
— Continue.
— Le blond... le géant je veux dire, m'a avancé une chaise. Il ne m'a pas dit un seul mot. C'était Atho qui parlait. Il a dit que le mec par terre était une balance. Il voulait que je voie ce qui arrive à ceux qui font des histoires.
Per-Åke Sandström pleurait sans retenue.
— Ça patine encore, fit Lisbeth Salander.
— Le blond a soulevé le mec par terre et l'a posé sur une chaise en face de moi. On était assis à un mètre l'un de l'autre. Je pouvais le regarder droit dans les yeux. Le géant s'est mis derrière lui et a mis ses mains autour du cou du mec. Et il... il...
— L'a étranglé, inséra Lisbeth pour l'aider.
— Oui... non... il l'a serré à mort. Je crois qu'il lui a cassé la nuque avec ses seules mains. J'ai entendu sa nuque se rompre et il est mort, là, devant moi.
Per-Åke Sandström tanguait dans la corde. Ses larmes coulaient à flots. Il n'avait jamais raconté ça avant. Lisbeth lui accorda une minute pour reprendre ses esprits.
— Et ensuite ?
— L'autre homme — celui avec la queue de cheval — a démarré une tronçonneuse et a tranché la tête et les mains. Quand il a eu fini, le géant s'est approché de moi. Il a mis ses mains autour de mon cou. J'ai essayé de dégager ses mains. J'y suis allé de toutes mes forces, mais je ne l'ai pas fait bouger d'un millimètre. Mais il ne m'a pas étranglé... il a seulement gardé ses mains comme ça un long moment. Et entre-temps, Atho a pris son portable et appelé quelqu'un. Il parlait russe. Puis il a dit que Zala voulait me parler et il a tenu le téléphone contre mon oreille.
— Qu'est-ce qu'il t'a dit, Zala ?
— Il a seulement dit qu'il tenait à ce que je rende à Atho le service qu'il m'avait demandé. Il m'a demandé si j'avais toujours envie de me retirer. J'ai promis d'aller à Tallinn chercher la voiture avec les amphétamines. Je n'avais pas le choix.
Lisbeth garda le silence un long moment. Elle contemplait pensivement le journaliste reniflant suspendu par la corde et semblait réfléchir à quelque chose.
— Décris sa voix.
— Elle... je ne sais pas. Elle semblait tout à fait normale.
— Voix basse, voix claire ?
— Basse. Ordinaire. Rêche.
— Vous avez parlé en quelle langue ?
— En suédois.
— Un accent ?
— Oui... peut-être un peu. Mais il parlait un bon suédois. Atho et lui parlaient russe.
— Tu comprends le russe ?
— Un peu. Pas tout. Seulement un peu.
— Qu'est-ce qu'Atho lui a dit ?
— Il a seulement dit que la démonstration était finie. Rien d'autre.
— Est-ce que tu as déjà raconté tout ça à quelqu'un ?
— Non.
— A Dag Svensson ?
— Non... non.
— Dag Svensson est venu te voir.
Sandström fit oui de la tête.
— Je n'ai pas entendu.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Il savait que j'avais... les putes.
— Qu'est-ce qu'il t'a demandé ?
— Il voulait savoir...
— Oui?
— Zala. Il posait des questions sur Zala. C'était la deuxième visite.
— La deuxième visite ?
— Il m'avait déjà contacté deux semaines avant sa mort. C'était la première visite. Ensuite il est revenu deux jours avant que tu... qu'il...
— Avant que je le flingue ?
— C'est ça.
— Et alors il a posé des questions sur Zala ?
— Oui.
— Qu'est-ce que tu as raconté alors ?
— Rien. Je ne pouvais rien raconter. J'ai reconnu que je lui avais parlé au téléphone. C'était tout. Je n'ai rien dit sur le monstre blond ni sur ce qu'ils ont fait à Gustafsson.
— OK. Dag Svensson, qu'est-ce qu'il a demandé exactement ?
— Je... il voulait savoir pour Zala. C'était tout.
— Et tu n'as rien raconté ?
— Rien qui soit digne d'intérêt. Je ne sais rien, en fait.
Lisbeth Salander resta silencieuse un court moment. Il y avait quelque chose qu'il évitait de dire. Elle se mordit pensivement la lèvre inférieure. Mais oui, évidemment.
— A qui as-tu parlé des visites de Dag Svensson ?
Sandström blêmit.
Lisbeth agita la matraque électrique.
— J'ai appelé Harry Ranta.
— Quand ?
Il avala.
— Le soir où Dag Svensson est venu pour la première fois.
Elle continua à le questionner pendant encore une demi-heure mais constata bientôt qu'il n'avait plus que des répétitions et quelques détails épars à donner. Finalement elle se leva et posa la main sur la corde.
— Tu es probablement un des salopards les plus minables que j'aie jamais rencontrés, dit Lisbeth Salander. Ce que tu as fait à Inès mérite la peine de mort. Mais j'ai promis que tu vivrais si tu répondais à mes questions. Je tiens toujours mes promesses.
Elle se pencha et défit le nœud. Per-Åke Sandström s'effondra en un tas pitoyable par terre. Son soulagement était presque euphorique. Du plancher, il la vit poser un tabouret sur la table basse, grimper dessus et décrocher le palan. Elle ramassa la corde et la mit dans un sac à dos. Elle disparut dans la salle de bains où elle resta pendant dix minutes. Il entendit de l'eau couler. Quand elle revint, elle était démaquillée.
Son visage avait l'air nu et récuré.
— Tu n'as qu'à te détacher toi-même.
Elle lâcha un couteau de cuisine par terre.
Il l'entendit faire de petits bruits dans l'entrée pendant un long moment. On aurait dit qu'elle se changeait. Puis il entendit la porte s'ouvrir et se refermer. Une demi-heure plus tard seulement, il réussit à couper le ruban adhésif. En s'asseyant dans le canapé du séjour, il découvrit qu'elle avait emporté son Colt 1911 Government.
LISBETH SALANDER ARRIVA CHEZ ELLE à 5 heures du matin seulement. Elle enleva la perruque d'Irene Nesser et alla immédiatement se coucher sans démarrer son ordinateur et contrôler si Mikael Blomkvist avait résolu l'énigme du rapport de police disparu.
Elle se réveilla dès 9 heures et passa toute la journée du mardi à sortir des données sur les frères Atho et Harry Ranta.
Atho Ranta était pourvu d'un bien triste casier judiciaire. Citoyen finlandais mais originaire d'une famille estonienne, il était arrivé en Suède en 1971. De 1972 à 1978 il avait travaillé comme menuisier du bâtiment. Viré après avoir été pris en flagrant délit de vol sur un chantier, il avait été condamné à sept mois de prison. Entre 1980 et 1982, il avait travaillé pour une entreprise beaucoup plus petite. Il s'était fait virer après être arrivé ivre plusieurs fois sur son lieu de travail. Durant le reste des années 1980, il avait gagné sa vie comme videur, technicien dans une entreprise de maintenance de chaudières, plongeur et gardien dans une école. Il s'était fait virer de tous ces emplois après être arrivé passablement ivre ou avoir été impliqué dans toutes sortes de bagarres. Son boulot de gardien avait été interrompu peu de mois après son embauche, quand une institutrice avait porté plainte contre lui pour harcèlement sexuel et comportement menaçant.
En 1987, il était condamné à une amende et à un mois de prison pour vol de voiture, conduite en état d'ivresse et recel. L'année suivante, condamné à une amende pour détention d'armes illégale. En 1990, condamné pour un délit de mœurs dont la nature n'était pas précisée dans le registre criminel. En 1991, traduit en justice pour menaces, mais acquitté. La même année, condamné à une amende et une peine de prison conditionnelle pour contrebande d'alcool. En 1992, il purgeait trois mois pour coups et blessures sur une amie, ainsi que pour menaces contre la sœur de celle-ci. Ensuite il se tenait à carreau jusqu'en 1997, où il était condamné pour recel et coups et blessures aggravés. Cette fois-ci il était bon pour dix mois de prison.
Son frère cadet Harry l'avait suivi en Suède en 1982, pour travailler pendant les années 1980 comme magasinier. Son casier judiciaire montrait qu'il avait été condamné à trois reprises. En 1990 pour escroquerie aux assurances, suivie en 1992 d'une condamnation à deux ans pour coups et blessures aggravés, recel, vol, vol aggravé et viol. Expulsé vers la Finlande, il était de retour en Suède dès 1996, quand il fut de nouveau condamné à dix mois de prison pour coups et blessures aggravés et viol. Il fit appel, et la cour d'appel suivit la ligne de défense de Harry Ranta et l'acquitta pour l'accusation de viol. Par contre, la condamnation pour coups et blessures fut maintenue, et il purgea six mois. En 2000, Harry Ranta était de nouveau mis en examen pour menaces et viol ; la plaignante se rétracta cependant et l'affaire fut classée.
Elle obtint leurs dernières adresses : Atho Ranta habitait à Norsborg et Harry à Alby.
PAOLO ROBERTO SE SENTIT FRUSTRÉ quand, pour la cinquantième fois, il composa le numéro de Miriam Wu et n'obtint que le message enregistré. Il s'était rendu à l'adresse dans Lundagatan plusieurs fois par jour depuis qu'il avait accepté la mission de la retrouver. La porte de son appartement restait fermée.
Il jeta un coup d'œil à sa montre. 20 heures et quelques, mardi. Il fallait bien qu'elle finisse par rentrer. Il comprenait le désir de Miriam Wu de se tenir à l'écart, mais maintenant les médias s'étaient un peu calmés. Il se dit que, plutôt que de faire tous ces allers et retours, il pouvait tout aussi bien s'installer à demeure devant la porte de son immeuble au cas où elle apparaîtrait, ne fût-ce que pour passer prendre des vêtements de rechange ou Dieu sait quoi. Il remplit un thermos de café et se prépara quelques tartines. Avant de quitter son appartement, il fit le signe de croix devant le crucifix.
Il se gara à une trentaine de mètres de la porte de l'immeuble de Lundagatan et recula le siège pour avoir plus de place pour ses jambes. Il mit l'autoradio à faible volume et scotcha sur le tableau de bord une photo de Miriam Wu découpée dans un journal du soir. Il la trouvait vraiment canon, cette fille. Il regarda patiemment les rares passants. Miriam Wu n'en faisait jamais partie.
Toutes les dix minutes, il essayait d'appeler. Il abandonna ses tentatives vers 21 heures, quand son portable l'avertit que la batterie n'allait pas tarder à être vide.
PER-ÅKE SANDSTRÖM PASSA LE MARDI dans un état proche de l'apathie. Il avait dormi sur le canapé du séjour, incapable de rejoindre son lit et incapable d'arrêter de soudains accès de pleurs qui le secouaient régulièrement. Le mardi matin, il était descendu au Monopole des Spiritueux dans le centre de Solna acheter un quart d'aquavit, puis il était retourné à son canapé et il avait bu à peu près la moitié du contenu.
Le soir seulement il commença à prendre conscience de son état et se mit à réfléchir à ce qu'il pourrait faire. Il aurait voulu ne jamais avoir entendu parler des frères Atho et Harry Ranta et de leurs putes. Il n'arrivait pas à comprendre comment il avait pu être aussi con et se laisser entraîner dans cet appartement à Norsborg, où Atho avait attaché, jambes écartées, Inès Hammujärvi, seize ans et fortement droguée, puis l'avait défié pour savoir qui des deux bandait le plus. Ils s'y étaient mis à tour de rôle, et il avait gagné le concours en exécutant au cours de la soirée un grand nombre de prestations sexuelles de différents types.
A un moment, Inès Hammujärvi avait repris connaissance et avait commencé à protester. Atho avait alors passé une demi-heure à la cogner puis à la faire boire en alternance, après quoi, quand elle s'était calmée, Atho avait invité Per-Åke à poursuivre ses exercices.
Sale pute.
Quel con il avait été.
Il n'avait aucune pitié à attendre de Millenium. Ils vivaient de ce genre de scandales.
Il avait une trouille bleue de cette folle de Salander.
Sans parler du monstre blond.
Il ne pouvait pas s'adresser à la police.
Il ne pouvait pas se débrouiller seul. C'était une illusion que de croire que les problèmes allaient disparaître d'euxmêmes. Ne restait qu'une maigre alternative où il pouvait espérer trouver un tout petit peu de sympathie et peut-être une sorte de solution. Il comprit que c'était une mince planche de salut.
Mais c'était sa seule possibilité.
L'après-midi, il rassembla son courage et fit le numéro du portable de Harry Ranta. Il n'obtint pas de réponse. Il continua à essayer d'appeler Harry Ranta jusqu'à 22 heures, quand il jeta l'éponge. Après y avoir réfléchi un bon moment (et s'être fortifié avec l'aquavit qui restait), il appela Atho Ranta. Silvia, la compagne d'Atho, répondit. Il apprit que les frères Ranta se trouvaient en vacances à Tallinn. Non, Silvia ne savait pas comment les contacter. Non, elle n'avait aucune idée de quand ils devaient revenir — ils étaient en Estonie pour un temps indéterminé.
Silvia paraissait satisfaite.
Per-Åke Sandström se laissa tomber dans son canapé. Il n'aurait su dire s'il était abattu ou soulagé qu'Atho ne soit pas chez lui et qu'ainsi il n'ait pas à s'expliquer. Mais le message était clair. Pour diverses raisons, les frères Ranta s'étaient faits tout petits et s'étaient mis au vert à Tallinn pour un moment. Ce qui ne contribua pas à calmer Per-Åke Sandström.
PAOLO ROBERTO NE S'ÉTAIT PAS ENDORMI, mais il était tellement plongé dans ses pensées qu'il lui fallut un moment avant de voir la femme qui arrivait à pied du côté de l'église de Högalid vers 23 heures. Il la vit dans le rétroviseur. Tout d'abord, elle ne lui évoqua rien, mais quand elle passa sous un réverbère environ soixante-dix mètres derrière lui, il tourna brusquement la tête et reconnut immédiatement Miriam Wu.
Il se redressa sur son siège. Sa première impulsion fut de descendre de voiture. Puis il comprit qu'il risquait de lui faire peur et qu'il ferait mieux d'attendre qu'elle soit arrivée devant la porte de l'immeuble.
Au moment même où il avait cette pensée, il vit une fourgonnette sombre démarrer plus bas dans la rue et freiner à hauteur de Miriam Wu. Paolo Roberto vit avec stupeur un homme — une brute blonde d'une taille démesurée — descendre par la portière latérale à glissière et se saisir de Miriam Wu. Manifestement, la fille fut totalement prise par surprise. Elle essaya de se libérer en reculant mais le géant blond la tenait fermement par le bras.
Paolo resta bouche bée en voyant la jambe droite de Miriam Wu s'élever et décrire une courbe rapide. C'est vrai, elle faisait du kick-boxing. Elle balança un coup de pied à la tête du géant blond. Le coup ne parut lui faire ni chaud ni froid. Par contre, le géant blond leva la main et gifla Miriam Wu. Même de loin, Paolo Roberto put entendre le bruit du coup. Miriam Wu s'écroula comme frappée par la foudre. Le géant blond se pencha, la ramassa d'une main et la balança dans la fourgonnette. Alors seulement, Paolo Roberto ferma la bouche et reprit ses esprits. Il bondit hors de sa voiture et s'élança vers la fourgonnette.
Il comprit vite l'inutilité de ce qu'il faisait. Le véhicule dans lequel Miriam Wu avait été jetée comme un sac de patates démarra en douceur, fit un demi-tour sur place et s'éloigna dans la rue avant même que Paolo Roberto ait pris de la vitesse. La voiture disparut vers l'église de Högalid. Paolo pivota, se précipita vers sa propre voiture et se jeta derrière le volant. Il démarra en trombe, fit demi-tour lui aussi et se dirigea vers l'église. La fourgonnette avait disparu quand il arriva au carrefour. Il freina et regarda en direction de Högalidsgatan, puis il choisit de tourner à gauche vers Hornsgatan.
En arrivant à hauteur de Hornsgatan, le feu était rouge, mais il n'y avait pas de circulation et il s'engagea pour regarder autour de lui. Les seuls feux arrière qu'il pouvait voir étaient en train de tourner à gauche vers le pont de Liljeholmen près de Långholmsgatan. Il ne put pas voir s'il s'agissait de la fourgonnette mais c'était la seule voiture en vue et Paolo Roberto écrasa le champignon. Il fut arrêté par les feux rouges à Långholmsgatan et obligé de laisser passer le trafic en provenance de Kungsholmen, alors que les secondes filaient. Quand le carrefour devant lui fut vide, il appuya à fond sur l'accélérateur et passa au rouge, priant pour qu'il n'y ait pas de voiture de police pour l'arrêter juste à ce moment-là.
Il dépassa de loin la vitesse autorisée sur le pont de Liljeholmen et accéléra encore une fois le pont passé. Il n'avait aucune idée de l'endroit où se trouvait la fourgonnette qu'il avait aperçue et il ne savait pas si elle avait tourné vers Grondai ou vers Årsta. Il prit au pif encore une fois et appuya à fond sur la pédale. Il roulait à plus de 150 kilomètres à l'heure et doubla en trombe les conducteurs respectueux de la loi, en se disant que plus d'un devait noter son numéro d'immatriculation.
A hauteur de Bredâng, il repéra de nouveau la fourgonnette. Il réduisit l'écart jusqu'à se trouver à une cinquantaine de mètres derrière elle pour s'assurer qu'il s'agissait bien du bon véhicule. Il revint aux 90 kilomètres à l'heure et conserva un écart d'environ deux cents mètres. Alors seulement il se remit à respirer.
MIRIAM WU SENTIT DU SANG couler le long de son cou au moment où elle atterrit dans la fourgonnette. Elle saignait du nez. Le coup lui avait fendu la lèvre inférieure et probablement cassé le nez. L'attaque l'avait complètement surprise et toute sa résistance avait été balayée en moins d'une seconde. Elle sentit la voiture démarrer avant même que son agresseur ait eu le temps de refermer la portière. Un instant, le géant blond perdit l'équilibre quand la voiture faisait demi-tour.
Miriam Wu se retourna et prit appui au sol avec la hanche. Quand le géant blond se retourna vers elle, elle décocha son coup de pied. Elle l'atteignit à la tempe. Elle vit une marque à l'endroit où son talon avait porté. Normalement, le coup aurait dû le blesser.
Il la regarda, interloqué. Puis il sourit.
Mon Dieu, c'est quoi ce foutu Terminator ?
Elle balança un autre coup mais il lui attrapa la jambe et lui tordit le pied si brutalement qu'elle hurla de douleur et fut obligée de rouler sur le ventre.
Puis il se pencha sur elle et lui asséna une gifle avec le plat de la main. Miriam Wu en resta sonnée, comme frappée par une massue. Il s'assit à califourchon sur son dos. Elle essaya de le repousser mais il était si lourd qu'elle ne put le bouger d'un millimètre. Il lui rabattit brutalement les bras dans le dos et les bloqua avec des menottes. Elle était sans défense. Miriam Wu se sentit tout à coup paralysée par la peur.
MIKAEL BLOMKVIST DÉPASSA le Globe en revenant de Tyresjö. Il avait passé tout l'après-midi et la soirée à rendre visite à trois individus sur la liste des michetons. Cela n'avait absolument rien donné. Il avait rencontré des types terrorisés, déjà secoués par Dag Svensson et qui s'étaient préparés à voir le monde s'écrouler. Ils l'avaient supplié et imploré. Il les avait tous rayés de sa liste personnelle de meurtriers potentiels.
Il ouvrit son téléphone portable en passant le pont de Skanstull et appela Erika Berger. Elle ne répondit pas. Il essaya d'appeler Malou Eriksson. Elle ne répondit pas non plus. Merde. C'était tard le soir. Il voulait discuter avec quelqu'un.
Il se demanda si Paolo Roberto avait trouvé quelque chose sur Miriam Wu et fit son numéro. Il entendit cinq sonneries avant que Paolo réponde.
— Paolo.
— Salut. C'est Blomkvist. Je voulais juste savoir comment ça avance...
— Blomkvist, je suis en train... ssscrrp ssscrrp dans une voiture avec Miriam.
— Je n'entends rien.
— Srcp, scrrrraaaap scrrraaaap.
— Ta voix disparaît. Je ne t'entends pas.
Puis la liaison fut coupée.
PAOLO ROBERTO JURA. La batterie de son portable venait de lui expirer dans la main, au moment où il passait Fittja. Il appuya sur le bouton ON et réussit à ranimer le téléphone. Il fit le numéro de SOS-Secours, mais au moment où on décrochait, le portable s'éteignit de nouveau.
Merde.
Il avait un chargeur qui fonctionnait sur l'allume-cigare, sauf que ce chargeur se trouvait chez lui, sur la commode de l'entrée. Il envoya balader le portable sur le siège du passager et se concentra sur les feux arrière de la fourgonnette qu'il voulait garder en ligne de mire. Il conduisait une BMW avec le réservoir plein et il n'y avait aucune foutue possibilité que la fourgonnette le sème. Mais il ne souhaitait pas être repéré et il laissa l'écart s'agrandir de plusieurs centaines de mètres.
Un malabar qui carbure aux anabolisants assomme une fille devant mes yeux, fe vais me choper ce salopard pour lui en toucher deux mots.
Si Erika Berger avait été là, elle l'aurait traité de cowboy macho. Paolo Roberto appelait ça se fâcher.
MIKAEL BLOMKVIST PRIT PAR LUNDAGATAN mais constata que l'appartement sur cour de Miriam Wu était sombre et éteint. Il fit une nouvelle tentative d'appeler Paolo Roberto, mais n'obtint que la confirmation que l'abonné ne pouvait être joint. Il marmonna un juron et rentra chez lui préparer du café et des tartines.
LE TRAJET DURA PLUS LONGTEMPS que ce qu'avait pensé Paolo Roberto. Ils passèrent Södertälje, puis prirent l'E20 en direction de Strângnàs. Peu après Nykvarn, la fourgonnette tourna à gauche sur des routes secondaires dans la campagne du Sôrmland.
Du coup, le risque augmentait qu'il attire l'attention et soit découvert. Paolo Roberto leva le pied de l'accélérateur et laissa encore davantage d'espace entre lui et la fourgonnette.
Paolo n'était pas très calé en géographie, mais pour autant qu'il put en juger, ils passèrent à l'ouest du lac Yngern. Il perdit la fourgonnette de vue et accéléra. Il arriva dans une ligne droite et freina.
La fourgonnette avait disparu. Les petites routes ne manquaient pas dans le coin. Il avait perdu ces salopards.
MIRIAM WU AVAIT MAL DANS LA NUQUE et au visage, mais elle avait maîtrisé la panique et l'angoisse de se trouver ainsi sans défense. Il ne l'avait plus frappée. Elle avait pu s'asseoir et s'adosser au siège du conducteur. Ses mains étaient menottées dans le dos et elle avait un large morceau de ruban adhésif en travers de la bouche. Une de ses narines était remplie de sang et elle avait du mal à respirer.
Elle contempla le géant blond. Depuis qu'il lui avait mis le bâillon, il n'avait pas dit un mot et l'avait totalement ignorée. Elle regarda la marque à l'endroit où elle lui avait donné le coup de pied, qui théoriquement aurait dû lui causer des dégâts conséquents. Il ne semblait pas s'en être rendu compte. Ce n'était pas normal.
Il était grand et terriblement bien bâti. Ses muscles indiquaient qu'il passait des heures chaque semaine dans une salle de sport. Mais pas pour faire de la gonflette. Ses muscles paraissaient naturels. Ses mains avaient l'air de poêles massives. Elle comprit pourquoi elle avait eu l'impression de recevoir un coup de massue quand il l'avait giflée.
La fourgonnette avançait en cahotant sur une route défoncée.
Elle n'avait aucune idée de l'endroit où elle se trouvait, à part qu'elle croyait qu'ils avaient roulé sur l'E4 en direction du sud pendant un long moment avant d'emprunter des routes plus petites.
Elle savait que même si ses mains étaient libres, elle n'aurait aucune chance contre le géant blond. Elle se sentit totalement impuissante.
MALOU ERIKSSON APPELA MIKAEL peu après 23 heures alors qu'il venait de rentrer, avait lancé la machine à café et était en train de se préparer une tartine dans la cuisine.
— Excuse-moi d'appeler si tard. Ça fait plusieurs heures que j'essaie de t'appeler, mais tu ne réponds jamais.
— Désolé. J'avais coupé mon portable dans la journée pendant que j'interrogeais des michetons.
— J'ai trouvé quelque chose qui pourrait être intéressant.
— Je t'écoute.
— Bjurman. Tu m'avais dit de fouiller dans son passé.
— Oui.
— Il est né en 1950 et a commencé son droit en 1970. Il a obtenu son diplôme en 1976 et a commencé à travailler au cabinet Klang & Reine en 1978 avant d'ouvrir son propre cabinet en 1989.
— Oui.
— Dans l'intervalle, il a travaillé entre autres comme stagiaire au tribunal d'instance une courte période, quelques semaines seulement en 1976. Juste après son examen en 1976, il a travaillé pendant deux ans, entre 1976 et 1978, comme juriste à la direction générale de la Police nationale.
— Oui.
— J'ai vérifié ce qu'étaient ses missions. Pas facile à trouver. Mais il instruisait des affaires juridiques à la Säpo. Il travaillait à la brigade des étrangers.
— Putain, répète-moi ça !
— Autrement dit, il devrait y avoir travaillé en même temps que ce Björck de Smådalarö.
— Quel foutu enfoiré ! Björck, je veux dire. Il n'a pas mentionné qu'il avait travaillé avec Bjurman.
LA FOURGONNETTE ÉTAIT FORCÉMENT dans les parages. Paolo Roberto était resté tellement loin derrière que par moments il avait perdu la voiture de vue, mais il l'avait toujours repérée quelques secondes avant de la perdre de nouveau. Il fit demi-tour sur le bord de la route et retourna vers le nord. Il conduisait lentement et guettait les bifurcations.
Cent cinquante mètres plus loin seulement, il vit soudain un cône de lumière scintiller dans une brèche du rideau de forêt. Il aperçut une petite route forestière du côté opposé de la route et tourna le volant. Il parcourut une dizaine de mètres et se gara. Il ne se donna pas la peine de fermer à clé, puis il retourna au pas de course vers la route principale et sauta par-dessus un fossé. Il regretta de ne pas avoir une lampe de poche quand il slaloma entre les buissons et les jeunes repousses.
La forêt ne formait qu'une mince bande côté route et soudain il se trouva devant une cour gravillonnée. Il vit quelques bâtiments sombres et bas, et il s'en approchait lentement lorsque l'éclairage au-dessus d'un portail de chargement s'alluma.
Paolo s'accroupit et ne bougea plus. Une seconde plus tard, une lampe fut allumée à l'intérieur du bâtiment. L'entrepôt mesurait une trentaine de mètres de long, avec une mince enfilade de fenêtres tout en haut de la façade. La cour était pleine de conteneurs et, à sa droite, un camion jaune était garé. A côté du camion il aperçut une Volvo blanche. A la lueur de l'éclairage extérieur, il découvrit soudain la fourgonnette garée à seulement vingt-cinq mètres devant lui.
Une porte de passage s'ouvrit dans le portail de chargement droit devant lui. Un homme blond et avec un gros bide sortit de l'entrepôt et alluma une cigarette. Quand l'homme tourna la tête, Paolo vit une queue de cheval à la lumière de l'ouverture.
Paolo ne bougea pas d'un poil, un genou posé par terre. Il était totalement visible à moins de vingt mètres de l'homme, mais la lueur du briquet avait eu raison de sa vision nocturne. Puis Paolo, et apparemment l'homme lui aussi, entendirent un cri à moitié étouffé dans la fourgonnette. Quand la queue de cheval se mit en mouvement en direction de la fourgonnette, Paolo s'allongea lentement à plat ventre.
Il entendit le bruit de la portière à glissière de la fourgonnette quand elle s'ouvrit et il vit le géant blond sauter à terre puis se pencher dans le véhicule et en extraire Miriam Wu. Il la fourra sous son bras et la porta sans problèmes malgré ses tentatives pour se dégager. Les deux hommes échangèrent quelques mots mais Paolo ne put entendre ce qu'ils disaient. Puis l'homme à la queue de cheval ouvrit la portière du conducteur et monta. Il démarra et traversa la cour en décrivant une courbe serrée. Le faisceau des phares ne passa qu'à quelques mètres de Paolo. La fourgonnette disparut dans un chemin d'accès et Paolo entendit le bruit du moteur s'éloigner.
Miriam Wu sous le bras, le géant blond entra dans l'entrepôt par la porte de passage. Paolo vit ensuite la silhouette du géant blond passer derrière les fenêtres. Il eut l'impression qu'il se déplaçait vers des régions plus reculées du bâtiment.
Il se leva, tous sens en éveil. Ses vêtements étaient humides. Il était à la fois soulagé et inquiet. Soulagé d'avoir su pister la fourgonnette et d'avoir Miriam Wu à portée de main, et en même temps plein de respect pour l'inquiétant géant blond qui l'avait traitée comme si elle n'était qu'un sac à provisions de chez Konsum. Paolo avait surtout remarqué sa taille immense et l'impression de très grande puissance.
Le plus logique aurait été de se retirer et d'appeler la police. Mais son téléphone portable était mort et il n'avait qu'une vague idée de l'endroit où il se trouvait, et il n'était pas sûr de pouvoir décrire le chemin pour s'y rendre. Il n'avait pas non plus la moindre idée de ce qui arrivait à Miriam Wu à l'intérieur du bâtiment.
Il fit un lent demi-cercle autour du bâtiment et constata qu'il ne semblait y avoir qu'une entrée. Deux minutes plus tard, il était de retour et conscient qu'il lui fallait prendre une décision. Paolo avait bien compris que le géant blond n'était pas un gentil. Ce type avait assommé Miriam Wu. Paolo n'avait pas vraiment peur — il avait une grande confiance en lui et savait qu'il pouvait se montrer efficace s'ils devaient en venir aux mains. La question était de savoir si l'homme dans le bâtiment était armé et s'ils étaient plusieurs à l'intérieur. Il hésita. Il ne devait pas y en avoir d'autres.
Le portail de chargement était suffisamment large pour laisser passer sans problème le camion jaune qui était garé dehors, et une porte d'entrée ordinaire était pratiquée dedans. Il s'approcha de celle-ci, appuya sur la poignée et ouvrit. Il se retrouva dans un grand entrepôt éclairé par quelques ampoules, rempli de fatras, de cartons déchirés et de matériel en désordre.
MIRIAM WU SENTAIT LES LARMES couler sur ses joues. Ce n'était pas tant la douleur que la détresse qui la faisait pleurer. Pendant le trajet, le géant l'avait totalement ignorée. Il avait arraché le ruban adhésif de sa bouche quand la fourgonnette s'était arrêtée. Il l'avait soulevée et portée sans le moindre effort, et jetée sur le sol en ciment sans prêter attention à ses suppliques et ses protestations. Quand il la regardait, ses yeux étaient de glace.
Miriam Wu comprit tout à coup qu'elle allait mourir dans cet entrepôt.
Il lui tourna le dos, s'approcha d'une table, ouvrit une bouteille d'eau minérale et but de longues goulées. Il ne lui avait pas entravé les jambes et Miriam Wu commença à se lever.
Il se tourna vers elle et sourit. Il se trouvait plus près de la porte qu'elle. Elle n'aurait pas la moindre chance de lui passer devant. Résignée, elle s'arrêta sur les genoux et s'emporta contre elle-même. Tu verras si je vais me rendre sans me battre. Elle se mit debout et serra les dents. Allez, vas-y, connard de Terminator !
Les mains ainsi menottées dans le dos, elle se sentit maladroite et déséquilibrée mais, quand il s'approcha d'elle, elle commença à tourner en rond et à chercher une brèche. Elle lui allongea un coup de pied dans les côtes, pivota et lui allongea un autre coup de pied dans l'aine. Elle le toucha à la hanche, recula d'un mètre et changea de jambe pour le coup suivant. Les mains dans le dos, elle n'avait pas assez d'équilibre pour atteindre son visage, mais elle lui balança un puissant coup de pied dans la poitrine.
Il tendit une main, la saisit par l'épaule et la retourna comme si elle avait été une feuille de papier. Il lui donna un seul coup de poing, pas particulièrement fort, dans les reins. Miriam Wu hurla comme une folle lorsqu'une douleur paralysante lui vrilla le diaphragme. Elle retomba à genoux. Il lui flanqua encore une gifle et elle s'effondra par terre. Il leva le pied et lui asséna un coup de pied dans le flanc. Elle eut le souffle coupé et entendit des côtes se briser.
PAOLO ROBERTO NE VIT RIEN du passage à tabac, mais il entendit soudain Miriam Wu hurler de douleur, un cri fort et strident qui s'arrêta tout de suite. Il tourna la tête en direction du son et serra les dents. Il y avait une autre pièce derrière une cloison de séparation. Il traversa le local sans un bruit et jeta un regard prudent par l'entrebâillement de la porte au moment où le géant blond repoussait Miriam Wu sur le dos. Le géant disparut de son champ de vision pendant quelques secondes et revint soudain avec une tronçonneuse qu'il posa par terre devant elle. Paolo Roberto haussa les sourcils.
— Je veux une réponse à une question simple.
Il avait une voix bizarrement fluette, presque comme s'il n'avait pas encore mué. Paolo nota un accent étranger.
— Où se trouve Lisbeth Salander ?
— Je ne sais pas, murmura Miriam Wu.
— Ce n'est pas la bonne réponse. Je te donne une deuxième chance avant de démarrer ce truc.
Il s'accroupit sur les talons et tapota la tronçonneuse.
— Où se cache Lisbeth Salander ?
Miriam Wu secoua la tête.
Paolo hésita. Mais lorsque le géant blond tendit la main pour prendre la tronçonneuse, il fit trois enjambées résolues dans la pièce et plaça un sérieux crochet du droit dans ses reins.
Paolo Roberto n'était pas devenu un boxeur mondialement célèbre en faisant preuve de tendresse sur les rings. Il avait à son actif 33 matches dans sa carrière de professionnel et il en avait gagné 28. Quand il frappait quelqu'un, il s'attendait à une réaction. Cette réaction serait, par exemple, que l'objet de l'exercice tombe à genoux et qu'il ait mal quelque part. Mais là, Paolo eut l'impression d'avoir plongé sa main dans un mur de béton. Jamais il n'avait vécu une chose semblable pendant toutes les années où il avait fréquenté les rings. Il regarda stupéfait le colosse devant lui.
Le géant blond se retourna et regarda Paolo Roberto avec la même stupeur.
— Qu'est-ce que tu dirais de te mesurer plutôt à quelqu'un de ta catégorie ? dit Paolo Roberto.
Il frappa une série de droite-gauche-droite en direction du diaphragme et il y mit du muscle. De vrais coups de massue. Il eut l'impression de frapper un mur. Le seul effet fut que le géant recula d'un demi-pas, plus surpris que bousculé par la force des coups. Et brusquement son visage s'illumina d'un sourire.
— Tu es Paolo Roberto ! dit le géant blond.
Paolo s'arrêta, interloqué. Il venait de placer quatre coups qui, selon les règles, auraient dû expédier le géant blond par terre et lui-même aurait dû être en train de rejoindre son coin du ring tandis que l'arbitre commençait à compter. Pas un seul de ses coups ne semblait avoir eu le moindre effet.
Bon Dieu. Ça, c'est pas normal.
Ensuite, il vit presque au ralenti le crochet droit du blondinet fendre l'air. Le type était lent et son coup prévisible. Paolo esquiva et para partiellement avec l'épaule gauche. Il eut l'impression d'avoir été frappé par un tuyau en fer.
Paolo Roberto recula de deux pas, plein d'un nouveau respect pour son adversaire.
Il a quelque chose qui cloche. Personne cogne comme ça, bordel.
Il para machinalement un crochet du gauche avec l'avantbras et sentit tout de suite une douleur fulgurante. Il n'eut pas le temps de parer le crochet du droit qui arriva de nulle part et atterrit sur son front.
Comme ivre, Paolo tituba à reculons par la porte. Il s'effondra bruyamment contre une pile de tabourets en bois et secoua la tête. Il sentit tout de suite le sang couler à flots sur son visage. Il m'a arraché l'arcade. Il va falloir me recoudre. Encore une fois !
L'instant d'après, le géant arrivait dans son champ de vision et Paolo se jeta instinctivement de côté. Il évita d'un cheveu un nouveau coup de massue de l'énorme poigne. Il recula rapidement de trois-quatre pas et réussit à lever les bras en position de défense. Paolo Roberto était secoué.
Le géant blond le contempla avec des yeux qui exprimaient de la curiosité et presque de l'amusement. Puis il adopta la même position de défense que Paolo Roberto. C'est un boxeur. Ils commencèrent lentement à se tourner autour.
LES CENT QUATRE-VINGTS SECONDES qui suivirent furent le match le plus bizarre que Paolo Roberto ait jamais livré. Il n'y avait ni cordes, ni gants. Les seconds et l'arbitre n'existaient pas. Pas de gong qui interrompait le match et envoyait les deux combattants chacun dans son coin du ring pour quelques secondes de pause, avec de l'eau, des sels d'ammoniac et une serviette pour essuyer le sang des yeux.
Paolo Roberto comprit soudain qu'il se battait pour sa vie. Tout l'entraînement, toutes les années où il avait cogné sur des sacs de sable, tout le sparring et toute son expérience de tous les matches furent concentrés dans l'énergie qu'il développa soudain tandis que l'adrénaline circulait comme jamais avant il ne l'avait ressenti.
A présent, il ne mettait plus de sourdine à ses coups. Lui et son adversaire s'affrontèrent dans un échange où Paolo investissait toute sa force et tous ses muscles. Gauche, droite, gauche, gauche encore et un jab avec le droit sur le visage, s'abaisser pour le crochet gauche, un pas en arrière, attaque du droit. Chaque coup que Paolo Roberto décocha toucha son adversaire.
Il menait le match le plus important de sa vie. Il se battait avec le cerveau autant qu'avec les poings. Il réussissait à se baisser et à éviter chaque coup que le géant lui décochait.
Il plaça un crochet droit absolument pur sur la mâchoire, qui aurait dû faire s'effondrer son adversaire en un tas par terre. Il eut l'impression de se fracasser les os de la main. Il regarda ses jointures et vit qu'elles étaient couvertes de sang. Il nota des rougeurs et des hématomes sur la figure du géant blond. L'adversaire de Paolo ne semblait même pas se rendre compte des coups.
Paolo recula et fit une pause pendant qu'il évaluait son adversaire. Ce n'est pas un boxeur. Il bouge comme un boxeur mais il est à dix mille lieues de savoir boxer. Il fait semblant. Il ne sait pas parer. Il signale ses coups. Et il est d'une lenteur incroyable.
L'instant d'après, le géant plaça un crochet gauche sur le côté de la cage thoracique de Paolo. Ce fut sa deuxième touche sérieuse. Paolo sentit la douleur lui traverser le corps quand les côtes craquèrent. Il essaya de reculer mais trébucha sur le fatras par terre et tomba à la renverse. L'espace d'une seconde, il vit le géant se dresser devant lui mais il eut le temps de rouler sur le côté, puis il se remit sur pied, un peu sonné.
Il recula et essaya de rassembler ses forces.
Le géant fut de nouveau sur lui mais Paolo était sur la défensive. Il esquiva, esquiva encore et recula. Il ressentait une douleur chaque fois qu'il parait un coup avec l'épaule.
Puis vint l'instant que tous les boxeurs ont vécu avec crainte à un moment ou un autre. Le sentiment qui peut surgir au beau milieu d'un match. Le sentiment de ne pas suffire. La certitude. Merde, je suis en train de perdre.
C'est l'instant décisif dans presque tous les matches de boxe.
C'est l'instant où la force fait tout à coup défaut et où l'adrénaline circule tellement vite que ça devient une charge paralysante et qu'une capitulation résignée se présente tel un fantôme devant le ring. C'est l'instant qui distingue l'amateur du pro et le vainqueur du perdant. Peu de boxeurs affrontant cet abîme ont assez de force pour retourner le match et transformer une défaite assurée en victoire.
Paolo Roberto fut frappé par cette certitude. Il la ressentit comme un soudain frémissement dans sa tête qui l'étourdit complètement et il vécut l'instant comme s'il observait la scène de l'extérieur, comme s'il regardait le géant blond à travers l'objectif d'un appareil photo. C'était l'instant où il s'agissait de gagner ou de disparaître.
Paolo Roberto recula en décrivant un large demi-cercle pour rassembler des forces et gagner du temps. Le géant le suivit méthodiquement mais lentement, comme s'il savait que l'issue était déjà déterminée mais qu'il voulait faire durer le round. Il boxe, mais sans savoir boxer. Il sait qui je suis. Il veut m'aligner. Sa force de frappe est presque inconcevable et il semble totalement insensible aux coups.
Les pensées tourbillonnaient dans la tête de Paolo tandis qu'il essayait d'évaluer la situation et de décider ce qu'il allait faire.
Tout à coup, il revécut la nuit de Mariehamn deux ans plus tôt. Sa carrière de pro avait pris fin de la façon la plus brutale lors de sa rencontre avec l'Argentin Sébastian Lujân. Il avait connu le premier KO de sa vie et était resté sans connaissance pendant quinze minutes.
Il avait souvent repensé à ce qui avait foiré. Il pétait la forme. Il était concentré. Sébastian Lujân n'était pas meilleur que lui. Mais l'Argentin avait réussi à placer un coup parfaitement pur, et soudain le round s'était transformé en naufrage.
Plus tard, sur la vidéo, il s'était vu tituber sans défense. Le knock-out était arrivé vingt-trois secondes plus tard.
Sébastian Lujân n'était pas meilleur que lui, ni mieux entraîné. La marge était si ténue que le résultat du match aurait tout aussi bien pu être l'inverse.
La seule différence qu'il trouvait, après coup, était que Sébastian Lujân avait été plus gourmand que lui. Quand Paolo était monté sur le ring à Mariehamn, il avait visé une victoire, mais il n'avait pas ressenti l'envie de boxer. Ce n'était plus une question de vie ou de mort pour lui. Une défaite n'était pas une catastrophe.
Un an et demi plus tard, il était toujours boxeur. Il n'était plus pro et il n'acceptait que des matches amicaux de sparring. Mais il s'entraînait. Il n'avait pas pris de poids, ni de bourrelets à la taille. Il n'était évidemment pas un instrument aussi bien accordé qu'à l'approche d'un match pour un titre, quand le corps a été exercé pendant des mois, mais il était Paolo Roberto et le roi était bel et bien son cousin. Et contrairement à Mariehamn, ce match dans l'entrepôt au sud de Nykvarn se jouait littéralement à la vie ou à la mort.
PAOLO ROBERTO SE DÉCIDA SUBITEMENT. Il s'arrêta net et laissa le géant blond l'approcher de près. Il feinta avec le gauche et misa tout ce qu'il avait sur un crochet droit. Il y mit toutes ses forces et explosa dans un coup qui percuta la bouche et le nez. Son attaque était totalement inattendue après qu'il avait battu en retraite pendant un si long moment. Enfin il entendit quelque chose céder. Il compléta avec gauche-droite-gauche et plaça les trois coups sur le visage.
Le géant blond boxait au ralenti et riposta avec le droit. Paolo le vit signaler le coup longtemps à l'avance et se baissa devant l'énorme poing. Il le vit changer le poids de côté et comprit que le géant avait l'intention de suivre avec le gauche. Plutôt que de parer, Paolo s'inclina en arrière et laissa le crochet gauche lui passer devant le nez. Il riposta avec un coup puissant sur le côté du corps, juste sous les côtes. Quand le géant esquiva pour parer l'attaque, le crochet gauche de Paolo surgit et s'abattit de nouveau sur le nez.
Il sentit subitement que tout ce qu'il faisait était juste et qu'il avait le contrôle total du combat. Enfin l'ennemi reculait. Il saignait du nez. Il ne souriait plus.
Ensuite le géant blond donna un coup de pied.
Son pied partit et prit Paolo Roberto totalement par surprise. Par habitude, Paolo était tombé dans le rythme normal de la boxe et ne s'attendait pas à un coup de pied. Ce fut comme un coup de marteau sur le côté de la cuisse juste au-dessus du genou, et une douleur fulgurante lui traversa la jambe. Non. Il fit un pas en arrière quand sa jambe droite céda et qu'il trébucha de nouveau sur des trucs qui traînaient par terre.
Le géant le regarda. Pendant une brève seconde, leurs yeux se rencontrèrent. Le message était clair. Le match était fini.
Puis les yeux du géant s'écarquillèrent quand Miriam Wu lui balança un coup de pied par-derrière dans l'entrejambe.
CHAQUE MUSCLE DU CORPS de Miriam Wu lui faisait mal mais, d'une façon ou d'une autre, elle avait réussi à passer ses mains menottées sous ses fesses, si bien qu'elle se retrouvait avec les bras sur le devant du corps. Dans son état, ce fut une prestation acrobatique d'envergure.
Elle avait mal aux côtes, à la nuque, dans le dos, dans les reins et elle avait eu de la peine à se mettre debout. Pour finir, elle chancela vers la porte et vit, sidérée, Paolo Roberto — d'où il sort celui-là ? — toucher le géant blond avec son crochet droit puis la série de coups sur la figure avant qu'il soit fauché par le coup de pied.
Miriam Wu réalisa qu'elle se fichait éperdument de savoir comment et pourquoi Paolo Roberto avait surgi là. Il faisait partie des gentils. Pour la première fois de sa vie, elle ressentit une envie meurtrière de faire mal à quelqu'un. Elle s'avança rapidement de quelques pas et mobilisa les dernières miettes d'énergie et de muscles qu'elle avait encore intacts. Elle arriva sur le géant par-derrière et plaça son coup de pied droit dans l'entrejambe. Ce n'était sans doute pas de la boxe thaïe dans les règles de l'art, mais le coup de pied eut son effet.
Miriam Wu hocha la tête pour elle-même d'un air entendu. Les mecs pouvaient être grands comme des maisons et bâtis en granit, mais leurs couilles étaient toujours au même endroit. Et son coup de pied fut si pur qu'il devrait être noté dans le Livre Guinness des records.
Pour la première fois, le géant blond eut l'air ébranlé. Il émit un gémissement, se toucha les parties et tomba à genoux.
Miriam resta indécise une seconde ou deux avant de réaliser qu'elle devait poursuivre et essayer d'en terminer. Elle choisit de lui donner un coup de pied à la figure, mais il réussit à lever un bras. Normalement il était impossible qu'il récupère aussi vite. Et c'était comme de donner un coup de pied dans un tronc d'arbre. Il lui attrapa brusquement le pied, la fit tomber et commença à la tirer vers lui. Elle le vit lever un poing, et elle se tortilla désespérément et donna un coup avec sa jambe libre. Elle le toucha sur l'oreille à la même seconde que le coup de poing s'abattait sur sa tempe. Miriam Wu eut l'impression d'avoir foncé droit dans un mur la tête la première. Elle vit des chandelles et tout devint noir devant ses yeux.
Le géant blond commença à se relever.
Ce fut alors que Paolo Roberto le frappa sur l'arrière de la tête avec la planche sur laquelle il avait trébuché. Le géant blond s'abattit de tout son long et atterrit avec fracas.
PAOLO ROBERTO CONTEMPLA l'entrepôt avec une sensation d'irréel. Le géant blond se tordait par terre. Miriam Wu avait des yeux vitreux et semblait totalement KO. Leurs efforts réunis leur octroyaient un court répit.
Paolo Roberto avait du mal à appuyer sur sa jambe blessée et il soupçonnait qu'un muscle avait claqué juste au-dessus du genou. Il boitilla vers Miriam Wu et la remit sur pied. Elle commença à bouger mais le regard qu'elle posa sur lui était très flou. Sans un mot, il la hissa sur son épaule et commença à se diriger vers la sortie en boitant. La douleur dans son genou droit était si vive que par moments il sauta sur une jambe.
Ce fut une libération de se retrouver dehors dans l'air froid et sombre. Mais pas question de s'arrêter. Il navigua à travers la cour gravillonnée et pénétra dans le rideau forestier, le même chemin qu'à l'aller. Dès qu'il fut parmi les arbres, il trébucha sur la racine d'un pin renversé et s'effondra. Miriam Wu gémit et il entendit la porte de l'entrepôt s'ouvrir bruyamment.
Le géant blond apparut comme une silhouette monumentale dans le rectangle clair de l'ouverture de la porte. Paolo mit une main sur la bouche de Miriam Wu. Il se pencha et lui chuchota à l'oreille de rester absolument silencieuse.
Puis il tâta par terre autour de la racine et trouva une pierre plus grosse que son poing fermé. Il se signa. Pour la première fois de sa vie de pécheur, Paolo Roberto était prêt à tuer un être humain. Il était tellement battu et malmené qu'il savait qu'il ne tiendrait pas un round de plus. Mais personne, même pas un monstre blond qui était une erreur de la nature, ne pouvait se battre avec le crâne brisé. Il serra la pierre et sentit qu'elle était de forme ovale avec un bord acéré.
Le géant blond alla au coin du bâtiment et de là fit un grand tour dans la cour. Il s'arrêta à moins de dix mètres de l'endroit où Paolo retenait sa respiration. Le géant écouta et guetta — mais il ne pouvait pas savoir de quel côté ils avaient disparu dans la nuit. Après avoir épié pendant quelques minutes, il sembla comprendre l'inutilité de ce qu'il faisait. Il disparut dans le bâtiment à vive allure et resta absent une minute ou deux. Il éteignit la lumière, apparut avec un sac et se dirigea vers la Volvo blanche. Il démarra en trombe et fila sur le chemin d'accès. Paolo écouta en silence jusqu'à ce que le bruit du moteur se soit évanoui au loin. En baissant le regard, il vit les yeux de Miriam scintiller dans le noir.
— Salut Miriam, dit-il. Je m'appelle Paolo Roberto et tu n'as pas besoin d'avoir peur de moi.
— Je sais.
Sa voix était faible. Epuisé, il s'adossa à la grosse racine et sentit l'adrénaline retomber dans son corps.
— Je ne sais pas comment je vais pouvoir y aller, dit Paolo. Mais j'ai une voiture garée de l'autre côté de la route. C'est à environ cent cinquante mètres.
LE GÉANT BLOND FREINA et s'engagea sur une aire de repos à l'est de Nykvarn. Il était secoué et ébranlé, et il se sentait bizarre dans la tête.
C'était la première fois de toute sa vie qu'il avait été battu dans une bagarre. Et l'homme qui lui avait infligé cette correction était Paolo Roberto... le célèbre boxeur. Ça ressemblait à un rêve absurde du genre qu'il lui arrivait de faire au cours de nuits agitées. Il avait du mal à comprendre d'où avait surgi Paolo Roberto. Tout à coup, il s'était simplement trouvé là, dans l'entrepôt.
C'était complètement insensé.
Il n'avait pas accusé les coups de Paolo Roberto. Cela ne l'étonnait pas. Mais le coup de pied dans l'entrejambe, il l'avait senti. Et le coup épouvantable sur sa tête l'avait presque mis KO. Avec les doigts, il tâta sa nuque et sentit une bosse énorme. Il appuya dessus, mais ne ressentit aucune douleur. Pourtant, il avait la tête qui tournait. Surpris, il sentit avec la langue qu'il avait perdu une dent à la mâchoire supérieure gauche. Sa bouche avait un goût de sang. Il saisit son nez entre le pouce et l'index, et le bougea doucement. Il entendit un crépitement dans sa tête et constata que le nez était cassé.
Il avait agi comme il fallait en allant chercher son sac et en quittant l'entrepôt avant l'arrivée de la police. Mais il avait commis une erreur colossale. Sur Discovery Channel, il avait vu que les enquêteurs sur les lieux de crimes étaient capables de trouver quantité de preuves médico-légales. Du sang. Des cheveux. De l’ADN.
Il n'avait aucune envie de retourner à l'entrepôt, mais il n'avait pas le choix. Il était obligé de faire le ménage. Il fit demi-tour et repartit en sens inverse. Peu avant Nykvarn, il croisa une voiture sans y prêter attention.
LE TRAJET DE RETOUR A STOCKHOLM fut un cauchemar. Paolo Roberto avait du sang dans les yeux et il en avait tellement pris pour son grade que tout son corps lui faisait souffrir le martyre. Il conduisait n'importe comment et se rendit compte qu'il zigzaguait d'un côté à l'autre de la route. Il s'essuya les yeux d'une main et tâta doucement son nez. Ça faisait vraiment mal et il ne pouvait respirer que par la bouche. Il guettait sans cesse une Volvo blanche et eut l'impression d'en croiser une près de Nykvarn.
En arrivant sur FE20, la conduite devint plus facile. Il envisagea de s'arrêter à Södertälje, mais il n'avait aucune idée d'où il pourrait aller. Il jeta un coup d'œil sur Miriam Wu, toujours menottée, affalée sans ceinture de sécurité à l'arrière de la voiture. Il avait été obligé de la porter jusqu'à la voiture et elle était tombée dans les pommes à peine hissée à l'intérieur. Il ne savait pas si elle s'était évanouie à cause de ses blessures ou si elle avait simplement déconnecté par pur épuisement. Il hésita. Pour finir, il s'engagea sur l'E4 en direction de Stockholm.
MIKAEL BLOMKVIST NE DORMAIT que depuis une heure quand le téléphone se mit à sonner. Il regarda l'heure, vit qu'il était un peu plus de 4 heures et se tendit pour décrocher, encore à moitié endormi. C'était Erika Berger. Tout d'abord, il ne comprit pas ce qu'elle disait.
— Paolo Roberto, il est où ?
— A l'hôpital de Söder avec Miriam Wu. Il a essayé de t'appeler, mais tu ne réponds pas sur le portable et il n'a pas ton numéro de fixe.
— J'ai coupé le portable. Qu'est-ce qu'il fait à l'hôpital ? La voix d'Erika Berger était patiente mais ferme.
— Mikael. Prends un taxi et vas-y vite te renseigner. Il était dans une confusion totale quand il m'a appelée, il parlait d'une tronçonneuse et d'une maison dans la forêt et d'un monstre qui ne savait pas boxer.
Mikael cilla sans comprendre. Puis il secoua la tête et tendit le bras pour attraper son pantalon.
PAOLO ROBERTO AVAIT L'AIR MISÉRABLE, étendu en caleçon sur une civière. Mikael attendait depuis plus d'une heure de pouvoir le voir. Son nez était dissimulé par un pansement. Son œil gauche était tout enflé et le sourcil couvert d'un strip chirurgical à l'endroit où il avait reçu cinq points de suture. Il avait un bandage autour des côtes et des plaies et égratignures sur tout le corps. Son genou gauche était entouré d'une bande très serrée.
Mikael Blomkvist lui tendit un café dans un gobelet en carton de la machine à café du couloir et examina son visage d'un œil critique.
— Tu ressembles à une bagnole après un carambolage, dit-il. Raconte ce qu'il s'est passé.
Paolo Roberto secoua la tête et croisa le regard de Mikael.
— Putain de monstre, répondit-il.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
Paolo Roberto secoua la tête de nouveau et regarda ses poings. Les jointures étaient tellement abîmées qu'il avait du mal à tenir le gobelet. On lui avait mis des pansements. Sa femme appréciait moyennement la boxe et elle allait être furieuse.
— Je suis un boxeur, dit-il. Je veux dire, quand j'étais en activité, je n'avais pas peur de monter sur un ring contre qui que ce soit. J'ai pris quelques bonnes baffes, je sais donner et je sais recevoir. Quand je m'attaque à quelqu'un, c'est pour qu'il s'écroule et qu'il ait mal.
— Et ce n'est pas ce qu'il a fait, ce gars.
Paolo Roberto secoua la tête pour la troisième fois. Il raconta calmement et en détail les événements de la nuit.
— Je l'ai touché au moins trente fois. Quatorze-quinze fois à la tête. Je l'ai touché à la mâchoire quatre fois. Au début, je retenais les coups — je ne voulais pas le tuer, simplement me défendre. Vers la fin, j'ai donné exactement tout ce que j'avais. Un de mes coups aurait dû lui briser la mâchoire. Et ce putain de monstre s'est seulement secoué un peu et a continué à frapper. Bordel de merde, c'était pas un être humain normal.
— Il était comment ?
— Bâti comme un robot antichar. Je n'exagère rien. Il mesurait plus de deux mètres et devait peser dans les cent trente, cent quarante kilos. Je ne plaisante pas en disant qu'il n'y avait que des muscles et une ossature en béton armé. Un putain de géant blond qui ne ressentait tout simplement pas la douleur.
— Tu ne l'as jamais vu auparavant ?
— Jamais. Ce n'était pas un boxeur. Mais bizarrement, c'en était un quand même.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
Paolo Roberto réfléchit un moment.
— Il ignorait tout de la boxe. Je pouvais feinter et l'obliger à sortir sa garde et il n'avait pas la moindre idée de comment on bouge pour éviter les coups. Il était complètement à côté de ses pompes. Mais en même temps, il essayait de bouger comme un boxeur. Il levait correctement les bras et il se mettait tout le temps en position de départ comme un vrai boxeur. On aurait dit qu'il s'était entraîné à la boxe mais sans écouter un mot de ce que disaient les entraîneurs.
— D'accord.
— Ce qui nous a sauvé la vie, à moi et à la nana, c'est qu'il bougeait super-lentement. Il balançait des swings d'amateur qu'il signalait des mois à l'avance et je pouvais esquiver ou parer. J'ai encaissé deux coups — un sur la gueule et tu vois le résultat, ensuite sur le corps quand il m'a cassé une côte. Mais les deux étaient des demi-coups. S'il les avait placés comme il faut, il m'aurait arraché la tête.
Paolo Roberto rit soudain. Un rire tonitruant.
— Quoi ?
— J'ai gagné. Ce fou furieux a essayé de me tuer et j'ai gagné. J'ai réussi à l'étendre. Mais j'ai dû utiliser une saloperie de planche pour qu'il ait son compte.
Il redevint sérieux.
— Si Miriam Wu ne lui avait pas shooté dans les couilles au bon moment, va savoir comment ça se serait terminé.
— Paolo — je suis vraiment, vraiment heureux que tu aies remporté ce match. Miriam Wu dira la même chose quand elle se réveillera. Tu as des informations sur son état?
— Elle a à peu près la même tête que moi. Une commotion cérébrale, plusieurs côtes cassées, le nez brisé et des dégâts aux reins.
Mikael se pencha et mit la main sur le genou de Paolo Roberto.
— Si jamais un jour tu as besoin d'un service..., dit
Mikael.
Paolo Roberto hocha la tête et sourit doucement.
— Blomkvist, si toi, tu as encore besoin d'un service...
— Oui.
— ... envoie Sébastian Lujân.
L'INSPECTEUR CRIMINEL JAN BUBLANSKI était d'humeur exécrable quand il retrouva Sonja Modig dans le parking de l'hôpital de Söder peu avant 7 heures du matin. Il avait été réveillé par le coup de fil de Mikael Blomkvist. Au bout d'un moment, il avait compris que quelque chose de dramatique s'était passé au cours de la nuit, et à son tour il avait appelé et réveillé Modig. Ils rencontrèrent Mikael devant l'entrée et se rendirent ensemble dans la chambre de Paolo Roberto.
Bublanski avait du mal à assimiler tous les détails mais il finit par comprendre que Miriam Wu avait été enlevée et que Paolo Roberto avait foutu une raclée au ravisseur. Cela dit, en regardant de plus près l'ex-boxeur professionnel, il n'était pas évident de savoir qui avait foutu une raclée à qui. En ce qui concernait Bublanski, les événements de la nuit avaient élevé l'enquête sur Lisbeth Salander à un nouveau niveau de complications. Rien dans cette putain d'affaire ne semblait être normal.
Sonja Modig posa la première question pertinente pour savoir comment Paolo Roberto avait fait son entrée dans l'intrigue.
— Je suis un ami de Lisbeth Salander.
Bublanski et Modig échangèrent un regard sceptique.
— Et vous vous connaissez comment ?
— Salander me servait de sparring-partner aux entraînements.
Bublanski fixa les yeux quelque part sur le mur derrière Paolo Roberto. Sonja Modig pouffa soudain d'un rire déplacé. Donc, rien dans cette affaire ne semblait normal, simple et sans complication. Petit à petit ils avaient quand même noté tous les faits.
— Je voudrais maintenant faire quelques remarques, dit
Mikael Blomkvist sèchement. Tous le regardèrent.
— Premièrement. Le signalement de l'homme au volant de la fourgonnette correspond au signalement que j'ai donné de la personne qui a agressé Lisbeth Salander exactement au même endroit dans Lundagatan. Un grand mec blond avec une queue de cheval et un gros bide. D'accord ?
Bublanski hocha la tête.
— Deuxièmement. Le but de cet enlèvement était d'obliger Miriam Wu à révéler la cachette de Lisbeth Salander. Ces deux beaux blonds traquent donc Salander depuis au moins une semaine avant les meurtres. Compris ?
Modig fit oui de la tête.
— Troisièmement. S'il y a d'autres acteurs dans cette histoire, Lisbeth Salander n'est plus la « démente solitaire » qu'on a voulu faire croire.
Ni Bublanski ni Modig ne répliquèrent.
— Il sera très difficile de faire valoir que le gars avec la queue de cheval est membre d'une bande de lesbiennes satanistes.
Modig esquissa un sourire.
— Et quatrièmement, pour finir. Je crois que cette histoire a quelque chose à voir avec un type nommé Zala. Dag Svensson focalisait sur lui les deux dernières semaines. Toute l'information à ce sujet se trouve dans son ordinateur. Dag Svensson l'associait au meurtre d'une prostituée à Södertälje, nommée Irina Petrova. L'autopsie révèle qu'elle a subi de graves violences. Tellement graves qu'au moins trois des blessures étaient mortelles. Le rapport d'autopsie reste flou sur le type d'outil qui a été utilisé pour la tuer, mais les blessures ont une ressemblance frappante avec la violence que Miriam Wu et Paolo ont subie. L'outil dans ce cas pourrait être les mains d'un géant blond.
— Et Bjurman ? demanda Bublanski. Je veux bien que quelqu'un ait pu avoir une raison de réduire Dag Svensson au silence. Mais qui peut bien avoir une raison d'éliminer le tuteur de Lisbeth Salander ?
— Je ne sais pas. Tous les morceaux du puzzle ne sont pas encore en place, mais quelque part il y a un lien entre Bjurman et Zala. C'est la seule chose plausible. Qu'est-ce que vous diriez de commencer à suivre un autre raisonnement ? Si Lisbeth Salander n'est pas coupable, cela veut dire que quelqu'un d'autre a commis les meurtres. Je crois que ces crimes ont quelque chose à voir avec le commerce du sexe. Et Salander préférerait mourir plutôt qu'être mêlée à une telle chose. Je vous l'ai dit, elle est d'une moralité inébranlable.
— Dans ce cas, quel est son rôle ?
— Je ne sais pas. Témoin ? Adversaire ? Elle a peut-être surgi à Enskede pour avertir Dag et Mia que leur vie était en danger. N'oubliez pas que c'est une enquêteuse exceptionnelle.
BUBLANSKI LANÇA LA MACHINE. Il appela la police de Södertälje et donna l'itinéraire que lui avait fourni Paolo Roberto, et leur demanda de trouver un entrepôt désaffecté au sudest du lac Yngern. Ensuite il appela l'inspecteur Jerker Holmberg — celui-ci habitait à Flemingsberg et se trouvait donc le plus près de Södertälje — et lui demanda de rejoindre la police de Södertälje plus vite que l'éclair pour les assister dans l'examen des lieux.
Jerker Holmberg rappela une heure plus tard. Il venait d'arriver sur les lieux. La police de Södertälje n'avait eu aucun problème à localiser l'entrepôt en question. Il venait de brûler entièrement, avec deux remises sur le même terrain, et les pompiers étaient en train d'éteindre ce qui en restait. L'incendie criminel ne faisait aucun doute — on avait trouvé deux bidons d'essence dans les décombres.
Bublanski ressentit une frustration proche de la rage.
Qu'est-ce que c'était que ce foutoir ? Qui était ce géant blond ? Qui était réellement Lisbeth Salander ? Et pourquoi est-ce que c'était si impossible de la retrouver ?
La situation ne s'améliora aucunement quand le procureur Richard Ekström vint se mêler à la réunion de 9 heures. Bublanski fit un compte rendu du développement dramatique de la nuit. Il proposa qu'on donne une autre priorité aux investigations, depuis qu'un certain nombre d'événements mystérieux étaient venus embrouiller le scénario sur lequel l'enquête s'était basée pour travailler.
Le récit de Paolo Roberto renforça sérieusement l'histoire de l'agression de Lisbeth Salander dans Lundagatan. Du coup, l'hypothèse que les meurtres soient un acte de folie commis par une femme seule et malade mentale perdit de sa force. Cela ne signifiait pas que Lisbeth Salander était déchargée des soupçons qui pesaient sur elle — pour cela il faudrait d'abord trouver une explication plausible à ses empreintes digitales sur l'arme du crime — mais ça signifiait que l'enquête devait maintenant sérieusement se concentrer sur la possibilité d'un autre coupable. Dans ce cas, il n'y avait actuellement qu'une hypothèse — la théorie de Mikael Blomkvist selon laquelle les meurtres étaient liés aux révélations imminentes de Dag Svensson sur le commerce du sexe. Bublanski identifia trois points primordiaux.
La tâche la plus importante pour l'instant consistait en l'identification de l'homme blond et grand et de son complice avec la queue de cheval qui avaient enlevé et martyrisé Miriam Wu. L'homme blond de grande taille avait un aspect physique si particulier qu'il devrait être relativement facile à retrouver.
Curt Bolinder fit la remarque pertinente que Lisbeth Salander aussi avait un aspect physique particulier et qu'après bientôt trois semaines de recherches, la police ignorait encore totalement où elle se trouvait.
La deuxième tâche signifiait que la direction des investigations devait maintenant détacher un groupe qui se concentrerait activement sur la prétendue liste de michetons qui se trouvait dans l'ordinateur de Dag Svensson. Cela comportait un problème de logistique. Le groupe d'investigation était certes en possession de l'ordinateur de Millenium que Dag Svensson avait utilisé et des sauvegardes sur disques ZI P de son portable disparu, mais ceux-ci contenaient les recherches accumulées de plusieurs années, littéralement des milliers de pages qu'il faudrait un temps fou pour cataloguer et comprendre. Le groupe avait besoin d'un renfort et Bublanski désigna séance tenante Sonja Modig pour diriger les opérations.
La troisième tâche consistait à zoomer sur une personne inconnue du nom de Zala. Pour ce faire, le groupe d'investigation demanderait l'aide du Groupe spécial d'enquête sur la criminalité organisée, qui leur avait signalé être déjà tombé sur ce nom à plusieurs reprises. Il confia cette tâche à Hans Faste.
Pour finir, Curt Bolinder devait coordonner la poursuite des recherches de Lisbeth Salander.
Le compte rendu de Bublanski ne dura que six minutes, mais déclencha une dispute d'une heure. Hans Faste était intraitable dans sa résistance envers Bublanski et ne chercha nullement à cacher son attitude. Cela étonna beaucoup Bublanski qui certes n'avait jamais aimé Faste mais l'avait quand même considéré comme un policier compétent.
Hans Faste était d'avis que l'enquête devait se concentrer sur Lisbeth Salander, peu importaient toutes les informations secondaires. Selon lui, le faisceau d'indices contre Salander était si net qu'il serait actuellement absurde de se mettre à expérimenter des coupables alternatifs.
— Je veux dire, tout ça c'est du blabla. Nous avons un cas psychiatrique qui n'a fait que se confirmer d'année en année. Tu crois vraiment que tous les rapports de l'HP et du médecin légiste sont des plaisanteries ? Elle est associée au lieu du crime. On a des preuves qu'elle fait le trottoir et elle a une grosse somme d'argent non déclarée sur son compte en banque.
— J'en suis conscient.
— Elle participe à une sorte de culte lesbien du sexe. Et je mets ma main au feu que cette autre gouine, Cilla Norén, en sait plus qu'elle ne veut le dire.
Bublanski éleva la voix.
— Faste. Arrête ça. Tu es complètement obsédé par la perspective homo. Ce n'est pas professionnel.
Il regretta immédiatement de s'être prononcé devant tout le groupe plutôt que de parler en tête-à-tête avec Faste. Le procureur Ekström interrompit les disputes. Il semblait indécis quant à la marche à suivre. Pour finir, il déclara la ligne de Bublanski valable ; lui passer dessus équivaudrait à écarter Bublanski de son poste de chef des investigations.
— On fait comme Bublanski a décidé.
Bublanski jeta un regard sur Steve Bohman et Niklas Eriksson de Milton Security.
— J'ai cru comprendre qu'on ne disposera de vous que pendant trois jours de plus, et il faut qu'on profite de la situation. Bohman, tu assisteras Curt Bolinder dans la chasse à Lisbeth Salander. Eriksson, tu continueras avec Modig.
Ekström réfléchit un instant et leva la main quand tout le monde était sur le point de partir.
— Autre chose. Cette histoire de Paolo Roberto, on la garde pour nous. Les médias vont devenir hystériques si une autre célébrité fait son entrée dans l'enquête. Donc, pas un mot là-dessus en dehors de cette pièce.
SONJA MODIG CUEILLIT BUBLANSKI tout de suite après la réunion.
— J'ai perdu patience avec Faste. Ce n'était pas très professionnel de ma part, dit Bublanski.
— Je sais comment ça fait, sourit-elle. J'ai commencé avec l'ordinateur de Svensson dès lundi.
— Je sais. Tu en es où ?
— Il avait une douzaine de versions de son manuscrit, des quantités énormes de documents de recherche, et j'ai du mal à déterminer ce qui est important et ce qui n'a aucun intérêt. Il faudra des jours et des jours rien que pour ouvrir et parcourir tous les dossiers.
— Niklas Eriksson ?
Sonja Modig hésita. Puis elle se retourna et ferma la porte du bureau de Bublanski.
— Je ne veux pas le traîner dans la boue, mais franchement, il n'est pas d'une grande utilité.
Bublanski fronça les sourcils.
— Accouche.
— Je ne sais pas. Il n'est pas un vrai policier comme Bohman l'a été. Il dit un tas de conneries et il affiche à peu près la même attitude envers Miriam Wu que Hans Faste, et la mission ne semble pas l'intéresser outre mesure. Je n'arrive pas à mettre le doigt dessus, mais il a un problème avec Lisbeth Salander, c'est sûr.
— C'est-à-dire ?
— J'ai le sentiment qu'il y a un truc pourri en train de fermenter quelque part.
Bublanski hocha lentement la tête.
— J'en suis désolé. Bohman est OK mais, pour être franc, je n'aime pas qu'il y ait des personnes extérieures sur l'enquête.
Sonja Modig hocha la tête.
— Alors, qu'est-ce qu'on fait ?
— Il va falloir que tu te le farcisses jusqu'à la fin de la semaine. Armanskij a dit qu'ils arrêteront le boulot s'il n'y a pas de résultat. Vas-y, commence à fouiller et dis-toi que tu feras tout toute seule.
LA FOUILLE DE SONJA MODIG fut interrompue quarante-cinq minutes après qu'elle avait commencé, quand elle fut écartée de l'enquête. Elle fut subitement convoquée chez le procureur Ekström, où se trouvait déjà Bublanski. Les deux hommes avaient le visage rouge. Le journaliste free-lance Tony Scala venait de balancer le scoop que Paolo Roberto avait sauvé la gouine sadomaso Miriam Wu d'un kidnappeur. Le texte comportait plusieurs détails qu'aucune personne extérieure à l'enquête n'aurait pu connaître. La formulation insinuait que la police envisageait la possibilité de mettre Roberto en examen pour coups et blessures aggravés.
Ekström avait déjà reçu plusieurs appels de journalistes qui voulaient des précisions sur le rôle du boxeur. Il n'était pas loin de faire une crise quand il accusa Sonja Modig d'être à l'origine des fuites. Modig rejeta immédiatement l'accusation, mais en vain. Ekström tenait à l'écarter de l'enquête. Bublanski était furieux. Sans la moindre hésitation, il prit le parti de Modig.
— Sonja dit que la fuite ne vient pas d'elle. Ça me suffit. C'est de la folie de détacher une enquêteuse expérimentée qui est déjà parfaitement au courant de l'affaire.
Ekström répliqua avec une méfiance ouverte envers Sonja Modig. Pour finir, il s'installa derrière son bureau et s'enferma dans un mutisme buté. Impossible de lui faire changer d'avis.
— Modig. Je ne peux pas prouver que tu es à l'origine des fuites, mais je n'ai aucune confiance en toi dans l'enquête. Tu en es détachée avec effet immédiat. Prends-toi des congés pour le reste de la semaine. Tu seras affectée à d'autres missions lundi.
Modig n'avait pas le choix. Elle hocha la tête et se dirigea vers la porte. Bublanski l'arrêta.
— Sonja. Je le clame haut et fort. Je ne crois pas un instant à cette accusation et tu as toute ma confiance. Mais ce n'est pas moi qui décide. Passe dans mon bureau avant de rentrer chez toi.
Elle acquiesça de la tête. Ekström avait l'air furieux. Le visage de Bublanski avait pris une teinte inquiétante.
SONJA MODIG RETOURNA à son bureau où elle et Niklas Eriksson travaillaient avec l'ordinateur de Dag Svensson. Elle était en colère et sur le point de fondre en larmes. Eriksson la regarda en cachette et nota que quelque chose n'allait pas, mais il ne dit rien et elle l'ignora. Elle s'assit derrière son bureau et regarda droit en face. Un silence pesant s'installa dans la pièce.
Finalement Eriksson s'excusa et dit qu'il devait aller aux toilettes. Il demanda s'il pouvait lui rapporter du café. Elle secoua la tête.
Quand il fut sorti, elle se leva, enfila sa veste, prit son sac et gagna le bureau de Bublanski. Il lui indiqua la chaise des visiteurs.
— Sonja, je ne vais pas lâcher prise dans cette affaire à moins qu'Ekström ne me détache aussi de l'enquête. Je n'accepte pas ce qui se passe et j'ai l'intention d'aller jusqu'au bout. Pour l'instant tu restes dans l'enquête, sur mon ordre. Tu as compris ?
Elle hocha la tête.
— Tu ne vas pas rentrer chez toi pour le reste de la semaine, comme Ekström t'a dit. Je t'ordonne d'aller à la rédaction de Millenium et de discuter une nouvelle fois avec Mikael Blomkvist. Ensuite, tu lui demandes tout simplement de te guider à travers le disque dur de Dag Svensson. Ils en ont une copie à Millenium. On gagnera beaucoup de temps si on dispose de quelqu'un qui connaît déjà le matériel et qui sera en mesure d'éliminer les données sans importance.
Sonja Modig respirait un peu mieux.
— Je n'ai rien dit à Niklas Eriksson.
— Je m'en charge. Il se joindra à Curt Bolinder. Est-ce que tu as vu Hans Faste ?
— Non. Il est parti directement après la réunion de ce matin.
Bublanski soupira.
MIKAEL BLOMKVIST AVAIT QUITTÉ L'HÔPITAL de Söder vers 8 heures pour rentrer chez lui. Il réalisa qu'il était loin d'avoir eu sa dose de sommeil, et qu'il devait absolument être en forme pour l'entretien dans l'après-midi avec Gunnar Björck à Smådalarö. Il se déshabilla et mit le réveil à sonner à 10 h 30, ce qui lui donna deux bonnes heures de sommeil bien mérité. Réveillé, il prit une douche, se rasa et enfila une chemise propre avant de partir. Il venait de passer la place de Gullmarsplan quand Sonja Modig appela sur son portable. Mikael répondit qu'il était pris et ne pouvait absolument pas la voir. Elle expliqua ce qu'elle voulait et il la renvoya à Erika Berger.
Sonja Modig se rendit à la rédaction de Millenium. Elle observa Erika Berger et constata qu'elle aimait bien cette femme volontaire et sûre d'elle, avec ses fossettes et sa courte frange blonde. Erika avait quelque chose d'une Laura Palmer plus âgée. Elle se demanda, un peu hors sujet, si Berger aussi était lesbienne puisque, d'après Hans Faste, toutes les femmes dans cette enquête semblaient avoir ces préférences sexuelles, puis elle se rappela avoir lu quelque part qu'elle était mariée avec l'artiste Lars Beck-man. Erika écouta sa demande d'aide pour parcourir le contenu du disque dur de Dag Svensson. Elle eut l'air embêtée.
— Il y a un problème, dit Erika Berger.
— Dites-moi, dit Sonja Modig.
— Ce n'est pas qu'on ne veuille pas que les meurtres soient résolus ni qu'on ne veuille pas aider la police. D'ailleurs vous avez déjà tout le matériel de l'ordinateur de Dag Svensson. Le problème est un dilemme éthique. Les médias et la police, ce n'est pas un bon mélange.
— Croyez-moi. Je l'ai compris ce matin, sourit Sonja Modig.
— Comment ça ?
— Rien. Seulement une réflexion personnelle.
— D'accord. Pour conserver leur crédibilité, les médias doivent observer une distance bien marquée avec les autorités. Les journalistes qui courent le commissariat et qui collaborent aux enquêtes policières finissent par devenir des larbins de la police.
— J'en ai croisé quelques-uns, dit Modig. Si j'ai tout bien compris, le contraire existe aussi. Des policiers qui déviennent les larbins de certains journaux.
Erika Berger rit.
— C'est vrai. Malheureusement, je dois révéler qu'ici à Millenium nous n'avons tout simplement pas les moyens de pratiquer ce genre de journalisme vénal. Mais maintenant on ne parle pas d'un interrogatoire des collaborateurs de Millenium que vous voudriez faire — nous serions d'accord sans discussion — mais on parle d'une demande formelle que Millenium aide activement l'enquête en mettant à disposition notre matériau journalistique.
Sonja Modig hocha la tête.
— Il y a deux aspects. Premièrement, il s'agit du meurtre d'un des collaborateurs du journal. De ce point de vue, il est évident que nous fournirons toute l'aide que vous voulez. Mais l'autre aspect, c'est qu'il existe des choses que nous ne pouvons pas livrer à la police. Je parle de nos sources.
— Je sais être souple. Je peux m'engager à protéger vos sources. Elles ne m'intéressent pas, d'ailleurs.
— Il ne s'agit pas de vos bonnes intentions ni de la confiance qu'on a en vous. Il s'agit du fait qu'on ne livre jamais une source quelles que soient les circonstances.
— D'accord.
— Puis il y a le fait qu'ici à Millenium, on mène notre propre enquête sur les meurtres, ce qu'il faut donc considérer comme un travail journalistique. Et là, je suis prête à donner des informations à la police quand on aura quelque chose à publier — mais pas avant.
Erika Berger plissa le front et réfléchit. Finalement elle hocha pensivement la tête et poursuivit.
— Il faut aussi que je puisse me regarder dans la glace. Voilà ce qu'on va faire... Vous allez travailler avec notre collaboratrice Malou Eriksson. Elle connaît parfaitement le matériel et elle a la compétence requise pour déterminer où passe la limite. Elle aura pour mission de vous guider dans le livre de Dag Svensson, dont vous avez déjà une copie. Le but sera de faire un inventaire compréhensible des personnes qu'on peut considérer comme des suspects potentiels.
IRENE NESSER IGNORAIT TOUT DU DRAME qui s'était déroulé au cours de la nuit quand elle prit le train de banlieue de Södra Station à Södertälje. Elle portait une veste en cuir noir mi-longue, un pantalon sombre et un pull rouge soigné. Elle avait des lunettes qu'elle remontait sur la tête.
A Södertälje, elle trouva le car pour Strängnäs et acheta un billet pour Stallarholmen. Elle descendit au sud de Stallarholmen peu après 11 heures. Elle se trouvait à un arrêt de car sans habitations en vue. Elle visualisa la carte dans sa tête. Elle avait le lac Mâlaren à quelques kilomètres au nord-est et la campagne était parsemée de maisons de vacances mais aussi de villas habitées tout au long de l'année. La propriété de maître Nils Bjurman était située dans une zone de maisons de vacances à trois kilomètres environ de l'arrêt de car. Elle but une gorgée d'eau de sa bouteille en plastique et se mit en route. Elle arriva quarante-cinq minutes plus tard.
Elle commença par un tour sur le terrain, histoire de se faire une idée du voisinage. A droite, la plus proche maison se trouvait à plus de cent cinquante mètres. Il n'y avait personne. A gauche s'étendait un long fossé. Elle dépassa deux autres maisons avant d'arriver à un petit village de vacances, où elle nota la présence humaine sous forme d'une fenêtre ouverte et du son d'une radio. Mais c'était à trois cents mètres de distance de la maison de Bjurman. Elle pourrait donc travailler relativement en paix.
Elle avait emporté les clés qu'elle avait trouvées dans l'appartement de Bjurman et n'eut aucun problème pour entrer. Sa première mesure fut d'ouvrir un volet à l'arrière de la maison, ce qui lui fournissait une voie de retraite au cas où il y aurait des problèmes côté perron. Le problème qu'elle imaginait était qu'un flic se mette soudain en tête de rendre visite à la maison.
La maison de Bjurman était une construction ancienne et assez petite, comportant une salle de séjour, une chambre et une petite kitchenette avec l'eau courante. Les toilettes étaient des cabinets d'aisances au fond du jardin. Elle passa vingt minutes à fouiller les placards, les penderies et les commodes. Elle ne trouva pas le moindre bout de papier concernant Lisbeth Salander ou Zala.
Finalement elle sortit dans le jardin et examina les cabinets d'aisances et une remise à bois. Il n'y avait rien d'intéressant et pas de documents. Elle avait fait le voyage pour rien.
Elle s'assit sur le perron, but de l'eau et croqua une pomme.
Quand elle passa dans l'entrée pour aller refermer le volet, son regard tomba sur une échelle en alu. Elle revint dans le séjour et examina le plafond lambrissé. La trappe du grenier était pratiquement invisible entre deux poutres. Elle alla chercher l'échelle, ouvrit la trappe et trouva immédiatement cinq classeurs A4.
LE GÉANT BLOND ÉTAIT EMBÊTÉ. Les choses étaient allées de travers et les catastrophes s'étaient succédé.
Sandström avait contacté les frères Ranta. Terrorisé, il avait rapporté que Dag Svensson préparait un reportage pour dévoiler ses histoires de putes et pour dénoncer les frères Ranta. Jusque-là ce n'était pas un gros problème. Que les médias balancent Sandström n'était pas les oignons du géant blond, et les frères Ranta pouvaient se mettre au vert quelque temps. Ils avaient donc traversé la mer Baltique à bord du Baltic Star pour prendre des vacances. Il y avait peu de probabilités pour que ces conneries mènent au tribunal mais si le pire devait arriver, ils savaient faire de la voltige. C'était stipulé dans le contrat.
Par contre, Lisbeth Salander avait réussi à échapper à Magge Lundin. C'était incompréhensible, vu que Salander avait la taille d'une poupée comparée à Lundin et que la mission se limitait à la fourrer dans une voiture et à la transporter à l'entrepôt au sud de Nykvarn.
Ensuite Sandström avait eu une autre visite et, cette fois-ci, Dag Svensson était sur la piste de Zala. Cela renversait totalement la situation. Entre la panique de Bjurman et le fouinage de Dag Svensson, une situation potentiellement dangereuse avait surgi.
Un amateur, c'est un gangster qui n'est pas prêt à assumer les conséquences. Bjurman était un amateur complet. Le géant blond avait déconseillé à Zala d'avoir quoi que ce soit à faire avec Bjurman. Mais, pour Zala, le nom de Lisbeth Salander avait été irrésistible. Il haïssait Salander. C'était totalement irrationnel. Il avait réagi au quart de tour.
C'était un pur hasard si le géant blond s'était trouvé chez Bjurman le soir où Dag Svensson avait appelé. Le même putain de journaliste qui avait déjà créé des problèmes avec Sandström et avec les frères Ranta. Le géant y était allé pour calmer l'avocat ou le menacer au besoin à cause de l'enlèvement raté de Lisbeth Salander, et l'appel de Svensson avait terriblement paniqué Bjurman. Il s'était montré bouché et intraitable. Et brusquement, il avait voulu se retirer.
Pour couronner le tout, Bjurman était allé chercher son revolver de cow-boy pour le menacer. Le géant blond avait dévisagé Bjurman, stupéfait, et lui avait arraché son arme. Il portait déjà des gants et ne risquait pas de laisser d'empreintes. En réalité, il n'avait pas eu le choix une fois que Bjurman s'était mis à flipper.
Bjurman connaissait l'existence de Zala. En cela, il était une charge. Le géant blond ne pouvait pas expliquer pourquoi il avait obligé Bjurman à se déshabiller, à part qu'il voulait signifier clairement à quel point il le détestait. Il avait presque perdu son élan en voyant le tatouage sur son ventre : JE suis UN PORC SADIQUE, UN SALAUD ET UN VIOLEUR.
Pendant un bref instant, il avait presque plaint Bjurman. C'était un parfait connard. Mais le géant blond œuvrait dans une branche où on ne pouvait permettre à de tels sentiments secondaires de venir déranger l'activité pratique. Il l'avait donc emmené dans la chambre, l'avait forcé à se mettre à genoux puis il avait utilisé un oreiller comme silencieux.
Il avait passé cinq minutes à fouiller l'appartement de Bjurman pour trouver un lien avec Zala. La seule chose qu'il avait trouvée était le numéro de son propre téléphone portable. Par précaution, il avait emporté le portable de Bjurman.
Dag Svensson était le problème suivant. Quand on trouverait Bjurman mort, Dag Svensson allait évidemment contacter la police. Il allait pouvoir raconter que Bjurman avait été tué quelques minutes après qu'il lui avait parlé au téléphone au sujet de Zala. Pas besoin d'une imagination débridée pour comprendre que cela allait faire de Zala l'objet de vastes spéculations.
Le géant blond se considérait comme quelqu'un de futé, mais il avait un énorme respect pour le don stratégique redoutable de Zala.
Ils collaboraient depuis bientôt douze ans. Cela avait été une décennie fertile, et le géant blond considérait Zala avec respect, presque comme un mentor. Il pouvait rester des heures à écouter Zala expliquer la nature humaine et ses faiblesses, et comment on pouvait en tirer profit.
Mais, brusquement, leurs affaires s'étaient mises à tanguer. Les choses commençaient à aller de travers.
Il s'était rendu directement de chez Bjurman à Enskede et avait garé la Volvo blanche deux pâtés de maisons plus loin. Par chance, la porte du hall n'était pas complètement refermée. Il était monté et avait sonné à la porte marquée S vensson-Bergman.
Il n'avait pas eu le temps de fouiller l'appartement ni d'emporter de papiers. Il avait tiré deux coups de feu — une femme se trouvait aussi dans l'appartement. Puis il avait pris l'ordinateur de Dag Svensson qui trônait sur la table du séjour, avait pivoté sur ses talons, descendu les escaliers et avait rejoint sa voiture et quitté Enskede. Sa seule gaffe avait été de laisser tomber le revolver dans les escaliers en essayant de sortir ses clés de voiture tout en faisant de l'équilibre avec l'ordinateur, tout ça pour gagner du temps. Il s'était arrêté un dixième de seconde, mais le revolver avait dégringolé dans l'escalier de la cave et il avait jugé que ça prendrait trop de temps d'aller le récupérer. Il savait parfaitement que les gens se souvenaient de lui une fois qu'ils l'avaient vu, et le plus important était de disparaître des lieux avant qu'on ne le voie.
Ce revolver perdu lui avait valu des réprimandes de Zala. Mais jamais ils n'avaient été aussi étonnés que lorsque la police avait lancé sa chasse à Lisbeth Salander. L'arme s'était ainsi transformée en un heureux hasard incroyable.
Malheureusement, ça créait aussi un nouveau problème. Salander était le seul maillon faible qui restait. Elle connaissait Bjurman et elle connaissait Zala. Elle savait additionner deux et deux. Quand Zala et lui discutèrent la chose, ils furent d'accord. Ils devaient trouver Salander et l'enterrer quelque part. Ce serait parfait si on ne la retrouvait jamais. Peu à peu, l'enquête sur les meurtres passerait aux archives et se couvrirait de poussière.
Ils avaient misé sur Miriam Wu pour les mener à Salander. Et subitement, les choses avaient de nouveau mal tourné. Paolo Roberto. Entre tous. Surgi de nulle part. Et d'après les journaux, il était de plus un ami de Lisbeth Salander.
Le géant blond en était médusé.
Après Nykvarn, il avait cherché refuge dans la maison de Magge Lundin à Svavelsjö, à seulement quelques centaines de mètres du quartier général du MC Svavelsjö. Ce n'était pas une cachette idéale, mais il n'avait pas eu beaucoup d'alternatives et il lui fallait à tout prix un endroit où se terrer jusqu'à ce que les bleus sur son visage s'estompent et qu'il puisse discrètement quitter la région de Stockholm. Il tripota son nez cassé et tâta la bosse dans la nuque. Elle était moins enflée maintenant.
Il avait bien fait d'y retourner et de mettre le feu à tout le merdier. Il fallait toujours faire le ménage derrière soi. Puis il se figea tout à coup.
Bjurman. Il avait rencontré Bjurman à une occasion, très rapidement, dans sa maison de campagne près de Stallarholmen début février, quand Zala avait accepté le boulot de s'occuper de Salander. Bjurman avait eu un classeur avec des papiers sur Salander qu'il avait feuilletés. Merde, comment avait-il pu louper ça ? Ce classeur pourrait mener à Zala.
Il descendit dans la cuisine et expliqua à Magge Lundin pourquoi celui-ci devait de toute urgence se rendre à Stallarholmen pour allumer un nouveau brasier.
L'INSPECTEUR CRIMINEL BUBLANSKI consacra sa pause déjeuner à essayer de mettre de l'ordre dans cette enquête qu'il sentait en train de déraper. Il passa un long moment avec Curt Bolinder et Steve Bohman pour coordonner la traque à Lisbeth Salander. De nouveaux tuyaux étaient tombés en provenance de Göteborg et de Norrköping, entre autres. Göteborg fut assez rapidement éliminé, mais le tuyau de Norrköping avait un vague potentiel. Ils informèrent leurs collègues et mirent une surveillance discrète sur une adresse où on avait signalé la présence d'une fille rappelant Lisbeth Salander.
Il essaya d'avoir un entretien diplomatique avec Hans Faste, mais ce dernier n'était pas dans la maison et ne répondait pas sur son portable. Après la réunion houleuse du matin, Faste avait disparu, écumant de rage.
Puis Bublanski se heurta au chef des investigations préliminaires, Richard Ekström, en essayant de résoudre le problème Sonja Modig. Il consacra un long moment à avancer les raisons objectives qui lui faisaient juger insensé de l'écarter de l'enquête. Ekström refusa d'écouter et Bublanski décida d'attendre après le week-end pour remettre sur le tapis cette situation idiote. La relation entre le chef des investigations et le chef de l'enquête préliminaire commençait à devenir intenable.
Peu après 15 heures, il sortit dans le couloir et vit Niklas Eriksson quitter le bureau de Sonja Modig où il était toujours en train de passer en revue le contenu du disque dur de Dag Svensson. Ce qui, de l'avis de Bublanski, était désormais absurde puisque Eriksson n'avait plus l'assistance d'un vrai fonctionnaire de police pour l'aider dans sa recherche. Il décida d'associer Niklas Eriksson à Curt Bolinder pour le restant de la semaine.
Mais avant qu'ils aient eu le temps d'échanger un mot, Eriksson disparut aux toilettes tout au fond du couloir. Bublanski se gratta l'oreille et s'approcha du bureau de Sonja Modig pour attendre le retour d'Eriksson. Debout dans l'encadrement de la porte ouverte, il contempla la chaise vide de Sonja Modig.
Puis son regard tomba sur le téléphone portable de Niklas Eriksson, abandonné sur l'étagère derrière sa table de travail.
Bublanski hésita une seconde et jeta un regard vers la porte des toilettes encore fermée. Puis, cédant à l'impulsion, il entra dans la pièce et prit le portable d'Eriksson, puis retourna d'un pas rapide à son propre bureau et referma la porte derrière lui. Il fit défiler la liste des appels.
A 9 h 57, cinq minutes après la fin de la réunion houleuse du matin, Niklas Eriksson avait appelé un numéro commençant par 070. Bublanski prit le téléphone fixe sur son bureau et composa le numéro. Le journaliste Tony Scala lui répondit.
Il raccrocha et regarda le portable d'Eriksson. Puis il se leva, les traits déformés par la rage. Il venait de faire deux pas vers la porte quand le téléphone de son bureau sonna. Il revint et rugit son nom dans le combiné.
— C'est Jerker. Je suis toujours à l'entrepôt de Nykvarn.
— Ah bon.
— L'incendie est éteint. Ça fait deux heures maintenant qu'on examine les lieux. La police de Södertälje a fait venir un chien pour renifler la zone, des fois qu'il y aurait quelqu'un dans les décombres.
— Et?
— Il n'y avait personne. Mais on a fait une pause pour que le chien se repose la truffe un moment. Le maître-chien dit que c'est nécessaire, parce que les odeurs sont vraiment très fortes sur le lieu d'un incendie.
— Viens-en au fait.
— Il est allé faire un tour et il a lâché le chien un peu plus loin. Le clebs a marqué à environ soixante-quinze mètres dans la forêt derrière l'entrepôt. On y a creusé. Il y a dix minutes, on a sorti une jambe humaine avec le pied et une chaussure. Tout indique que c'est une chaussure d'homme. Les morceaux n'étaient pas enterrés très profond.
— Oh merde ! Jerker, il faut que tu...
— J'ai déjà pris la direction des opérations sur le lieu des trouvailles et interrompu la fouille. Je veux un médecin légiste sur place et de vrais techniciens avant de poursuivre.
— Excellent boulot, Jerker.
— Ce n'est pas tout. Il y a cinq minutes, le clebs a marqué de nouveau, à une petite centaine de mètres du premier endroit.
LISBETH SALANDER AVAIT FAIT DU CAFÉ sur la cuisinière de Bjurman, mangé une autre pomme et passé deux heures à lire, page par page, l'enquête que Bjurman avait faite sur elle. Elle était impressionnée. Il avait consacré beaucoup d'efforts à sa tâche et systématisé les informations comme s'il s'agissait d'un passe-temps passionnant. Il avait trouvé des données sur elle dont elle ignorait jusqu'à l'existence.
Elle lut le journal intime de Holger Palmgren avec des sentiments très mitigés. Il y avait deux carnets de notes reliés. Il avait commencé ses notes quand elle avait quinze ans et venait de fuguer de sa deuxième famille d'accueil, un couple âgé à Sigtuna dont le mari était sociologue et la femme auteur de livres pour enfants. Lisbeth était restée douze jours chez eux, elle avait senti qu'ils étaient infiniment fiers d'accomplir œuvre sociale en la prenant en pitié, et qu'ils s'attendaient à ce qu'elle exprime une profonde gratitude. Lisbeth avait craqué quand sa mère d'accueil tout à fait temporaire s'était autofélicitée devant une voisine en soulignant l'importance de prendre en charge les jeunes qui avaient des problèmes manifestes. Je ne suis pas un putain de projet social, voulait-elle crier chaque fois que sa mère d'accueil l'exhibait à ses amies. Au douzième jour, elle avait volé 100 couronnes de la caisse du ménage et pris le car pour Upplands-Väsby, puis le train de banlieue pour Stockholm. La police l'avait retrouvée six semaines plus tard, réfugiée chez un tonton de soixante-sept ans à Haninge.
Il avait été assez réglo. Il lui fournissait le gîte et le couvert. Elle n'avait pas eu grand-chose à faire en contrepartie. Il voulait la mater quand elle était nue. Il ne la touchait jamais. Elle savait qu'il fallait considérer le bonhomme comme un pédophile, mais elle n'avait jamais ressenti de menace venant de lui. Elle le sentait comme un être renfermé et socialement handicapé. Après coup, il lui arrivait même de ressentir un étrange sentiment de parenté en pensant à lui. Ils vivaient tous les deux complètement en marge.
Un voisin avait fini par la repérer et avait averti la police. Une assistante sociale avait fait de gros efforts pour la convaincre de porter plainte pour abus sexuel. Elle s'était obstinée à refuser de reconnaître qu'il y ait jamais eu quoi que ce soit d'inconvenant, et de toute façon elle avait quinze ans et était sexuellement majeure. Allez vous faire foutre ! Ensuite, Holger Palmgren était intervenu et l'avait fait sortir. Palmgren avait commencé à tenir un journal intime la concernant dans ce qui ressemblait à une tentative frustrée de démêler ses propres doutes. Les premières phrases avaient été formulées en décembre 1993.
L. apparaît décidément comme la gamine la plus difficile que j'aie jamais connue. La question est de savoir si j'agis bien en m'opposant à son retour à Sankt Stefan. Elle est maintenant venue à bout de deux familles d'accueil en trois mois et elle court un risque manifeste de pâtir de ses fugues. Il va falloir que je décide si oui ou non j'abandonne cette mission et demande qu'elle soit confiée à de véritables experts. Je ne sais pas ce qui est bien et ce qui est mal. Aujourd'hui, j'ai eu un entretien sérieux avec elle.
Lisbeth se souvenait du moindre mot qui avait été dit au cours de cet entretien sérieux. C'était la veille du réveillon de Noël. Holger Palmgren l'avait emmenée chez lui et l'avait installée dans sa chambre d'amis. Il avait préparé des spaghettis bolonaise pour le dîner et l'avait ensuite invitée à s'asseoir dans le canapé du séjour, et il s'était assis sur une chaise en face elle. Elle s'était vaguement demandé si Palmgren lui aussi voulait la voir nue. Au lieu de cela, il lui avait parlé comme si elle était une adulte.
Ce fut un monologue de deux heures. Elle répondit à peine à ses questions. Il expliqua les réalités de la vie, à savoir qu'elle avait maintenant le choix entre être internée de nouveau à Sankt Stefan ou habiter dans une famille d'accueil. Il promit d'essayer de trouver une famille qui lui conviendrait, et il exigea qu'elle accepte son choix. Il avait décidé qu'elle passerait Noël chez lui, pour avoir le temps de réfléchir à son avenir. Le choix lui incombait entièrement, mais au plus tard le lendemain du jour de Noël il voulait une réponse de sa part et une promesse. Elle serait obligée de promettre que si elle avait des problèmes, elle se tournerait vers lui plutôt que de fuguer. Là-dessus il l'avait envoyée au lit et s'était manifestement assis pour écrire les premières lignes de son journal intime sur Lisbeth Salander.
La menace — l'alternative d'être renvoyée à Sankt Stefan après Noël — lui faisait plus peur que ce que Holger Palmgren pouvait imaginer. Elle passa un Noël misérable, en surveillant avec méfiance le moindre geste de Palmgren. Le lendemain de Noël, il n'avait toujours pas essayé de la tripoter et il n'avait pas non plus l'air de vouloir la mater en douce. Au contraire, il s'était mis terriblement en colère quand elle l'avait provoqué en se promenant nue de la chambre d'amis à la salle de bains. Il avait claqué la porte de la salle de bains d'un coup sec. Elle avait fini par lui donner les promesses qu'il exigeait. Elle avait tenu sa parole. A peu près, disons.
Dans son journal, Palmgren commentait méthodiquement chacune de ses rencontres avec elle. Parfois en trois lignes, parfois des pages entières de réflexions. Certains passages la stupéfièrent. Palmgren avait été plus perspicace qu'elle ne l'avait soupçonné, et parfois il ajoutait de petits commentaires sur des moments où elle avait essayé de le rouler, mais qu'il avait parfaitement perçus.
Ensuite, elle ouvrit le rapport de police de 1991. Subitement les morceaux du puzzle tombèrent à leur place. Elle eut l'impression que le sol se mettait à tanguer. Elle lut le rapport médico-légal écrit par un Dr Jesper H. Löderman et dans lequel un certain Dr Peter Teleborian était l'une des références les plus importantes. Löderman avait été le joker du procureur quand il avait essayé de la faire interner lors des délibérations à sa majorité.
Puis elle trouva une enveloppe contenant une correspondance entre Peter Teleborian et Gunnar Björck. Les lettres étaient datées de 1991, peu après que Tout Le Mal était arrivé.
Rien n'était dit explicitement dans les lettres, mais soudain une trappe s'ouvrit sous Lisbeth Salander. Il lui fallut quelques minutes pour comprendre les implications. Gunnar Björck faisait référence à ce qui avait dû être un entretien privé. Il formulait sa lettre de façon impeccable, mais entre les lignes Björck disait que ça arrangerait tout le monde si Lisbeth Salander pouvait passer le reste de sa vie enfermée dans un asile de fous.
Il est important que l'enfant prenne du recul par rapport à la situation actuelle. Je ne saurais juger de son état psychique ni des soins dont elle a besoin, mais plus longtemps elle pourra être maintenue en institution, moins il y a de risques qu'elle crée involontairement des problèmes dans l'affaire qui nous préoccupe.
L'affaire qui nous préoccupe.
Lisbeth Salander goûta l'expression un court moment.
Peter Teleborian avait été responsable de son traitement à Sankt Stefan. Il ne s'était pas agi d'un hasard. Au seul ton de sa correspondance, elle pouvait tirer la conclusion que ces lettres n'avaient jamais été destinées à apparaître au grand jour.
Peter Teleborian avait connu Gunnar Björck.
Lisbeth Salander se mordit la lèvre inférieure tout en réfléchissant. Elle n'avait jamais effectué de recherche sur Teleborian, mais il avait débuté sa carrière à l'institut médicolégal, et la Säpo elle-même avait parfois besoin de consulter des médecins légistes ou des psychiatres dans différentes enquêtes. Elle comprit soudain que si elle se mettait à creuser, elle trouverait un lien. A un moment, au début de la carrière de Teleborian, son chemin avait croisé celui de Björck. Quand Björck avait eu besoin de quelqu'un pour enterrer Lisbeth Salander, il s'était tourné vers Teleborian.
Voilà comment les choses s'étaient passées. Ce qui jusque-là avait ressemblé à un hasard prit soudain une tout autre dimension.
ELLE RESTA IMMOBILE UN LONG MOMENT à regarder droit devant elle. Il n'y a pas d'innocents. Seulement différents degrés de responsabilité. Et quelqu'un avait la responsabilité de Lisbeth Salander. Elle serait définitivement obligée de faire une visite à Smådalarö. Elle supposa que personne d'autre dans l'irréprochable système judiciaire de l'Etat n'aurait envie de discuter du sujet avec elle et, faute de mieux, un entretien avec Gunnar Björck ferait l'affaire.
Elle se réjouissait d'avance de cette conversation.
Elle n'avait pas besoin d'emporter tous les classeurs. A peine lus, ils étaient pour toujours gravés dans sa mémoire. Elle prit les deux journaux intimes de Holger Palmgren, le rapport de police de Björck de 1991, l'enquête médico-légale de 1996 qui avait servi de base pour la déclarer incapable ainsi que la correspondance de Peter Teleborian et Gunnar Björck. Son sac à dos fut rempli à craquer.
Elle ferma la porte mais elle n'avait pas encore eu le temps de tourner la clé quand elle entendit un bruit de motos. Elle regarda autour d'elle. Il était trop tard pour essayer de se cacher et elle savait qu'elle n'avait pas la moindre chance de distancer deux motards sur des Harley Davidson. Sur la défensive, elle descendit du perron et les rencontra au milieu de la cour.
BUBLANSKI SORTIT FURIBARD dans le couloir et constata qu'Eriksson n'était pas encore revenu au bureau de Sonja Modig. En revanche, les toilettes étaient vides. Il poursuivit dans le couloir et l'aperçut tout à coup, un gobelet en plastique à la main, dans le bureau de Curt Bolinder et Steve Bohman.
Sans se montrer, Bublanski fit demi-tour et monta d'un étage au bureau du procureur Ekström. Il arracha la porte sans frapper et interrompit Ekström au beau milieu d'une conversation téléphonique.
— Viens, dit-il.
— Quoi ? fit Ekström.
— Raccroche et viens avec moi.
L'expression de Bublanski était telle qu'Ekström obtempéra. A ce stade, il était facile de comprendre pourquoi ses collègues l'avaient baptisé Bubulle. Son visage avait pris l'aspect d'une énorme bulle de chewing-gum rose. Ils descendirent rejoindre la pause café amicale dans le bureau de Curt Bolinder. Bublanski fonça droit sur Eriksson, l'attrapa d'une poigne ferme par les cheveux et le tourna vers Ekström.
— Aïe ! Qu'est-ce que tu fous ? T'es complètement taré.
— Bublanski ! s'écria Ekström, effaré.
Ekström avait l'air alarmé. Curt Bolinder et Steve Bohman restaient bouche bée.
— C'est à toi, ça ? demanda Bublanski en brandissant le portable.
— Lâche-moi !
— EST-CE QUE C'EST TON PORTABLE ?
— Oui, merde. Lâche-moi !
— Certainement pas. Tu es en état d'arrestation.
— Quoi ?
— Je t'arrête pour violation du sceau du secret et obstruction d'une enquête de police. A moins que tu n'aies une explication valable à nous donner du coup de fil passé ce matin à 9 h 57 à un journaliste nommé Tony Scala, immédiatement après notre réunion du matin et juste avant que Scala diffuse des informations que nous avions décidé de garder secrètes. L'appel apparaît sur la liste de ton portable.
MAGGE LUNDIN EUT DU MAL à croire ses yeux en voyant Lisbeth Salander dans la cour devant la maison de campagne de Bjurman. Il avait consulté une carte routière et le géant blond lui avait fourni une description précise du trajet. Après avoir reçu l'ordre de se rendre à Stallarholmen pour y mettre le feu, il était allé au local du club, dans l'imprimerie désaffectée en bordure de Svavelsjö, pour prendre Benny Nieminen avec lui. Il faisait chaud, un temps parfait pour sortir les bécanes pour la première fois depuis l'hiver. Ils avaient enfilé leurs combinaisons de cuir et fait le trajet entre Svavelsjö et Stallarholmen à une allure tranquille.
Et voilà que Lisbeth Salander était là qui les attendait. Elle pouvait s'être mis une perruque blonde, il la reconnaissait quand même. La taille, l'allure, ça ne pouvait être qu'elle.
C'était un bonus qui allait sidérer le géant blond.
Ils avancèrent chacun d'un côté et s'arrêtèrent à deux mètres d'elle. Une fois les moteurs coupés, le silence fut total dans la forêt. Lundin ne sut d'abord pas très bien quoi dire, puis il finit par retrouver sa langue.
— Tiens, tiens. Ça fait un moment qu'on te cherche, Salander.
Il sourit tout à coup. Lisbeth Salander contemplait Lundin avec des yeux inexpressifs. Elle nota qu'il avait toujours une plaie rouge à peine cicatrisée sur la mâchoire à l'endroit où elle l'avait griffé avec le trousseau de clés. Elle leva le regard et fixa les cimes des arbres derrière lui. Puis elle baissa de nouveau le regard. Ses yeux étaient d'un noir inquiétant.
— J'ai eu une putain de semaine de merde et je suis d'humeur exécrable. Et tu sais ce qui est le pire ? Chaque fois que je me retourne, c'est pour trouver un tas de merde avec un gros bide qui me barre la route et se croit quelque chose. Je me casse, maintenant. Pousse-toi.
Magge Lundin ouvrit la bouche. D'abord il crut avoir mal entendu. Puis il se mit à rire, malgré lui. La situation était désopilante. Une espèce de crevette qu'il aurait pu foutre dans la poche de sa veste faisait la maligne face à deux hommes adultes, avec des blousons ornés du logo du MC Svavelsjö et donc les plus dangereux de chez Méchant, et qui d'ici peu allaient être des membres à part entière des Hell's Angels. Ils pouvaient la réduire en miettes et la fourrer dans une boîte à gâteaux. Et elle la ramenait, cette conne !
Mais même si cette fille était complètement folle — ce qui était apparemment le cas à en croire les articles des journaux et ce qu'il voyait de ses yeux, là, devant cette baraque —, leurs blousons auraient dû lui inspirer du respect. Ce qui apparemment n'était pas le cas. Cette histoire était à se tordre de rire, peut-être, mais intolérable. Il se tourna à demi vers Benny Nieminen.
— Hé hé, ça lui ferait pas de mal à cette gouine de tâter de la bite, dit-il, en rabattant la béquille et en descendant de sa Harley.
Il fit deux pas lents en direction de Lisbeth Salander et baissa les yeux sur elle. Elle ne bougea pas d'un poil. Magge Lundin secoua la tête et poussa un soupir sinistre. Puis il décocha un revers avec cette force considérable dont Mikael Blomkvist avait fait les frais lors de l'incident dans Lundagatan.
Il tapa dans l'air. Au moment où la main aurait dû toucher son visage, Lisbeth fit un pas en arrière et resta immobile, hors d'atteinte.
Appuyé contre le guidon de sa Harley, Benny Nieminen contemplait son copain un sourire aux lèvres. Lundin devint écarlate et fit vivement deux pas en direction de Lisbeth. Elle recula encore. Lundin accéléra.
Lisbeth Salander s'arrêta soudain net et lui vida la moitié du contenu de la bombe lacrymogène droit dans la figure. Ses yeux se mirent à brûler comme du feu. Lisbeth Salander envoya la pointe de sa botte de toutes ses forces dans son entrejambe et la transforma en énergie cinétique avec une pression d'environ cent vingt newtons par centimètre carré. Le souffle coupé, Magge Lundin tomba à genoux et se trouva ainsi à une hauteur plus confortable pour Lisbeth Salander. Elle prit son élan et lui balança un coup de pied en plein visage, comme si elle avait tiré un corner. Un craquement désagréable se fit entendre avant que Magge Lundin ne s'affaisse sans un bruit comme un sac de patates.
Il fallut plusieurs secondes à Benny Nieminen pour comprendre qu'une chose impossible venait de se dérouler devant ses yeux. Il commença par vouloir baisser la béquille de sa Harley, ne la trouva pas et fut obligé de regarder. Ensuite, il prit les devants et voulut sortir le pistolet qu'il avait dans la poche intérieure de son blouson. Il était sur le point de baisser la fermeture éclair quand il aperçut un mouvement du coin de l'œil.
Il leva les yeux, pour voir Lisbeth arriver comme un boulet de canon sur lui. Elle sauta à pieds joints et l'atteignit de plein fouet sur la hanche, ce qui n'était pas suffisant pour le blesser mais suffisant pour le renverser, et la moto avec. Il évita de justesse de se coincer la jambe sous la moto et fit quelques pas trébuchants en arrière avant de retrouver son équilibre.
Quand il la repéra de nouveau dans son champ de vision, il vit son bras bouger et une pierre de la taille d'un poing voler dans l'air. Il se baissa instinctivement. La pierre rata sa tête de quelques centimètres.
Il réussit enfin à sortir son pistolet et essaya de défaire le cran de sûreté, mais quand il leva les yeux pour la troisième fois, Lisbeth Salander se trouvait devant lui. Il lut de la haine dans son regard et, stupéfait, ressentit pour la première fois une vraie peur.
— Bonne nuit, fit Lisbeth Salander.
Elle lui fourra la matraque électrique dans le bas du ventre et déchargea 75 000 volts, elle garda les électrodes en contact avec son corps pendant au moins vingt secondes. Benny Nieminen se transforma en légume sans volonté.
Lisbeth entendit un bruit derrière elle, se retourna et contempla Magge Lundin. Il avait péniblement réussi à se mettre à genoux et il était sur le point de se relever. Elle le contempla. Aveuglé, il tâtonnait avec les bras dans le brouillard brûlant du gaz lacrymogène.
— Je vais te tuer ! hurla-t-il soudain.
Il bredouilla encore quelque chose d'incompréhensible, tâtonnant à l'aveuglette autour de lui pour essayer de trouver Lisbeth Salander. Elle inclina la tête et le contempla pensivement. Puis il hurla de nouveau.
— Sale pute !
Lisbeth Salander se pencha et ramassa le pistolet de Benny Nieminen, elle constata qu'il s'agissait d'un Wanad P-83 polonais.
Elle ouvrit le chargeur et vérifia s'il avait la munition adéquate, du Makarov 9 millimètres. Puis elle fit jouer la glissière et engagea une balle dans le canon. Elle enjamba Benny Nieminen et s'approcha de Magge Lundin, visa en tenant l'arme des deux mains et lui tira une balle dans le pied. Le choc le fit hurler et il s'écroula de nouveau.
Elle le contempla et hésita à se donner la peine de lui poser des questions sur l'identité du géant blond qui l'avait accompagné quand elle l'avait aperçu au café Blomberg et qui, au dire du journaliste Per-Åke Sandström, avait assassiné quelqu'un dans un entrepôt, en compagnie de Magge Lundin. Hmm. Elle aurait peut-être dû poser les questions avant de tirer.
D'une part Magge Lundin ne semblait pas en état de mener une conversation claire, d'autre part il y avait la possibilité que quelqu'un ait entendu le coup de feu. Mieux valait pour elle quitter l'endroit sur-le-champ. Elle pourrait toujours retrouver Magge Lundin plus tard et l'interroger sous des formes plus calmes. Elle remit le cran de sûreté, fourra l'arme dans sa poche et ramassa son sac à dos.
Elle avait eu le temps de parcourir une dizaine de mètres sur la route quand elle s'arrêta et se retourna. Elle revint lentement vers la maison de Nils Bjurman et examina la moto de Magge Lundin.
Harley Davidson, se dit-elle. Cool.
LE TEMPS PRINTANIER ÉTAIT MAGNIFIQUE quand Mikael engagea la voiture d'Erika Berger en direction du sud sur la route de Nynäs. On pouvait déjà deviner une tendance au vert sur les champs noirs et une réelle chaleur emplissait l'air. Un temps parfait pour oublier tous les problèmes et partir pour quelques jours de détente à la cabane de Sandhamn.
Il était convenu avec Gunnar Björck qu'il le retrouverait vers 13 heures, mais il était en avance et s'arrêta à Dalarô boire un café et lire les journaux. Il ne s'était pas préparé à la rencontre. Björck avait quelque chose à raconter et Mikael était fermement déterminé à ne pas quitter Smådalarö avant d'avoir appris des choses sur Zala. Des choses qui pourraient l'aider à progresser.
Björck l'accueillit dans la cour. Il avait l'air plus crâne et plus sûr de lui que deux jours plus tôt. Qu'est-ce que tu mijotes, mon coco ? Mikael évita de lui serrer la main.
— Je peux te fournir des informations sur Zala, dit Gunnar Björck. A certaines conditions.
— Je t'écoute.
— Que je ne sois pas mentionné dans le reportage de Millenium.
— D'accord.
Björck eut l'air surpris. Blomkvist avait accepté facilement et sans discussion le point pour lequel il avait prévu un long combat. C'était sa seule carte. Des infos sur les meurtres en échange de son anonymat. Et Blomkvist acceptait sans façon de supprimer ce qui aurait dû constituer un gros titre dans le journal.
— Je suis sérieux, dit Björck avec méfiance. Je veux le voir écrit noir sur blanc.
— Je te mettrai ça noir sur blanc si tu y tiens, mais un tel papier ne vaut pas un clou. Tu as transgressé la loi et je le sais. Normalement j'ai le devoir de te dénoncer aux flics. Tu sais des choses que je veux obtenir, et tu te sers de ça pour acheter mon silence. J'y ai réfléchi et j'accepte. Je te facilite les choses en m'engageant à ne pas mentionner ton nom dans Millenium. Soit tu me fais confiance, soit tu ne me fais pas confiance.
Björck réfléchit.
— Moi aussi, je pose une condition, dit Mikael. Le prix de mon silence est que tu racontes tout ce que tu sais. Si je découvre que tu me caches quelque chose, tous nos accords seront caducs. Alors je t'épinglerai sur toutes les manchettes du pays, comme je l'ai fait avec Wennerström.
Björck eut un frisson en y pensant.
— D'accord, dit-il. Je n'ai pas le choix. Tu me promets que mon nom ne sera pas mentionné dans Millenium et je te dis qui est Zala. Et pour cela j'exige d'être protégé, en tant que source.
Il tendit la main. Mikael la serra. Il venait de promettre de dissimuler une infraction à la loi, ce qui en soi ne lui faisait ni chaud ni froid. Il avait seulement promis que lui-même et le journal Millenium n'écriraient rien sur Björck. Dag Svensson avait déjà écrit toute l'histoire de Björck dans son livre. Et le livre de Dag Svensson serait publié. Mikael était fermement décidé à veiller là-dessus.
L'ALERTE TOMBA AU POSTE DE POLICE de Strängnäs à 15 h 18. L'appel arriva directement au standard du poste sans passer par le central des secours. Le propriétaire d'une maison de campagne juste à l'est de Stallarholmen, un certain Öberg, signalait qu'il avait entendu un coup de feu et qu'il était allé vérifier sur place. Il avait trouvé deux hommes grièvement blessés. L'un des deux peut-être pas si grièvement que ça, mais il souffrait énormément. Et, au fait, la maison était celle de Nils Bjurman. C'est-à-dire ce maître Nils Bjurman assassiné dont on avait tant parlé dans les journaux.
La police de Strängnäs avait eu sa matinée chargée par un vaste contrôle routier sur le territoire de la commune, prévu de longue date. Au cours de l'après-midi, la surveillance de la circulation avait été interrompue, quand une femme de cinquante-sept ans avait été tuée par son compagnon dans leur domicile à Finninge. Presque simultanément, un incendie s'était déclaré dans un immeuble à Storgârdet, avec une victime, et, cerise sur le gâteau, deux voitures étaient entrées en collision de plein fouet à hauteur de Vargholmen sur la route d'Enkôping. Les alertes s'étaient succédé en l'espace de quelques minutes et, de ce fait, une grande partie des ressources de la police de Strängnäs était bloquée.
L'officier de garde au poste, une femme, avait cependant suivi les événements à Nykvarn dans la matinée et avait compris qu'il y avait un certain rapport avec cette Lisbeth Salander qu'on recherchait partout. Nils Bjurman étant lié à cette enquête, elle en tira ses conclusions. Elle prit trois mesures. Elle détacha le seul véhicule d'intervention disponible à Strängnäs en cette journée chargée pour l'expédier de toute urgence à Stallarholmen. Elle appela ses collègues de Södertälje et leur demanda de l'assistance. La police de Södertälje n'était pas moins submergée de travail, puisqu'une grande partie de ses ressources avait été concentrée sur des fouilles autour d'un entrepôt qui avait brûlé au sud de Nykvarn, mais le lien éventuel entre Nykvarn et Stallarholmen amena l'officier de garde à Södertälje à détacher deux voitures pour qu'elles filent immédiatement à Stallarholmen en renfort du véhicule d'intervention de Strängnäs. Finalement, la femme de garde au poste de Strängnäs prit son téléphone pour appeler l'inspecteur Jan Bublanski à Stockholm. Elle le joignit sur son portable.
Bublanski se trouvait à Milton Security pour une discussion accablante avec son PDG Dragan Armanskij et les deux collaborateurs Fräklund et Bohman. Leur collaborateur Niklas Eriksson brillait par son absence.
La réaction de Bublanski fut d'ordonner à Curt Bolinder de se rendre de toute urgence à la maison de campagne de Bjurman. Il devait emmener Hans Faste, au cas où on pouvait mettre la main sur lui. Après un moment de réflexion, Bublanski appela aussi Jerker Holmberg, qui se trouvait encore au sud de Nykvarn, ce qui faisait une distance plus courte à parcourir. Holmberg avait des nouvelles à lui communiquer.
— J'étais sur le point de t'appeler. On vient d'identifier le corps dans le trou.
— Ce n'est pas possible. Pas aussi vite.
— Tout baigne, quand les macchabées sont assez sympas pour avoir leur portefeuille sur eux, avec leur carte d'identité plastifiée.
— D'accord. C'est qui ?
— Il est connu chez nous. Kenneth Gustafsson, quarante-quatre ans et domicilié à Eskilstuna. On l'appelait le Vagabond. Ça t'évoque quelque chose ?
— Tu parles. Evidemment. Alors comme ça, le Vagabond était enterré à Nykvarn. Je ne l'ai pas surveillé de près, ce voyou-là, mais il me semble qu'il opérait pas mal dans les années 1990, il est de la faune des trafiquants, des petits voleurs et des tox.
— C'est lui. En tout cas, c'est sa carte d'identité dans le portefeuille. Les légistes se chargent de l'identification définitive. Ils vont s'amuser, pour le recoller. Le mec est en pièces détachées, au moins cinq ou six morceaux.
— Hmm. Paolo Roberto a raconté que le blondinet avec qui il s'est battu avait menacé Miriam Wu avec une tronçonneuse.
— Le découpage a très bien pu être fait à la tronçonneuse, je n'ai pas regardé de trop près. On vient de commencer les fouilles de l'autre emplacement. Ils sont en train de monter la tente.
— C'est bien. Jerker, je sais que tu as eu une longue journée, mais est-ce que tu peux t'arrêter dans la soirée ?
— Oui. D'accord. Je commence par faire un tour à Stallarholmen.
Bublanski raccrocha et se frotta les yeux.
LE DÉTACHEMENT DE STRÄNGNÄS arriva à la maison de campagne de Bjurman à 15 h 44. Au chemin d'accès, ils entrèrent littéralement en collision avec un homme qui tentait de quitter les lieux sur une Harley Davidson instable qu'il alla incruster dans l'avant du fourgon de la police. Le choc ne fut pas très violent. Les policiers descendirent du fourgon et identifièrent Benny Nieminen, trente-sept ans, un assassin connu du milieu des années 1990. Nieminen n'avait pas l'air d'avoir la forme, et on lui passa les menottes. Quand les policiers les refermèrent sur ses poignets, ils découvrirent assez étonnés que le dos de son blouson de cuir était abîmé. Il manquait un carré d'environ vingt centimètres sur vingt en plein milieu. L'impression était assez curieuse. Benny Nieminen ne voulut pas commenter la chose.
Puis ils parcoururent les deux cents mètres environ jusqu'à la maison. Ils y trouvèrent un ancien docker du nom d'Öberg en train de faire un bandage de soutien au pied d'un Carl-Magnus Lundin, trente-six ans et patron de la bande de voyous pas tout à fait inconnue du MC Svavelsjö.
Le commandant du fourgon d'intervention était l'inspecteur de police Nils-Henrik Johansson. Il descendit, ajusta son ceinturon et contempla le triste personnage par terre. Il laissa tomber la réplique de police classique.
— Qu'est-ce qu'il se passe ici ?
Le docker à la retraite interrompit ses soins au pied de Magge Lundin et jeta un bref regard sur Johansson.
— C'est moi qui vous ai appelé.
— Vous avez signalé des coups de feu.
— J'ai signalé que j'ai entendu un coup de feu et que je suis allé vérifier et que j'ai trouvé ces types. Ce gars-là s'est ramassé une balle dans le pied et une bonne raclée. Je crois qu'il a besoin d'une ambulance.
Öberg tourna les yeux vers le fourgon d'intervention.
— Tiens, vous avez chopé l'autre canaille. Il était hors jeu quand je suis arrivé, mais il ne semblait pas blessé. Il a récupéré au bout d'un moment, et il ne voulait pas rester.
JERKER HOLMBERG ARRIVA avec les policiers de Södertälje au moment où l'ambulance quittait le lieu. Le détachement de Strängnäs lui fit un bref résumé de ses observations. Ni Lundin ni Nieminen n'avaient voulu expliquer la raison de leur présence sur les lieux. Lundin n'était d'ailleurs pas en état de parler.
— Donc, deux motards en combi de cuir, une Harley Davidson, une blessure par balle et pas d'arme. Ai-je bien tout compris ? demanda Holmberg.
Le commandant Johansson hocha la tête. Holmberg réfléchit un instant.
— On peut supposer qu'ils ne sont pas venus ici à deux sur une moto.
— Je crois que c'est considéré comme peu viril dans leurs cercles de n'être que passager, dit Johansson.
— Dans ce cas, il manque une moto. De même que l'arme manque aussi, on peut en tirer la conclusion qu'un troisième larron a déjà quitté les lieux.
— Ça me semble plausible.
— Ce qui nous crée un problème logique. Si ces deux messieurs de Svavelsjö sont arrivés chacun sur sa moto, il manque aussi le véhicule qu'aurait utilisé le troisième individu. Il n'a tout de même pas pu partir avec son propre véhicule et sur une moto en même temps. Et ça fait assez long de venir à pied de la route de Strängnäs.
— A moins que le troisième individu n'ait habité dans la maison.
— Hmm, fit Jerker Holmberg. Cette maison appartenait à feu maître Bjurman qui définitivement n'y habite plus.
— Il peut aussi y avoir eu un quatrième individu qui serait parti en voiture.
— Mais alors pourquoi ne pas partir ensemble dans ce cas ? J'ai le sentiment que cette histoire ne se résume pas au vol d'une Harley Davidson, même si elles sont très convoitées.
Il réfléchit un moment et demanda ensuite au détachement d'envoyer deux agents à la recherche d'un véhicule abandonné sur une piste forestière quelque part dans les parages et aussi pour frapper aux portes des maisons proches et demander si quelqu'un aurait vu quelque chose d'inhabituel.
— A cette époque de l'année, il n'y a pas beaucoup de gens qui habitent dans le coin, dit le commandant du détachement, mais il promit de faire de son mieux.
Ensuite Holmberg ouvrit la porte de la maison qui n'avait pas été refermée à clé. Il trouva immédiatement les classeurs restés sur la table de la cuisine, contenant l'enquête de Bjurman sur Lisbeth Salander. Il s'assit et se mit à feuilleter avec stupéfaction.
JERKER HOLMBERG AVAIT DE LA CHANCE. trente minutes seulement après qu'avait commencé l'opération porte-à-porte parmi les maisonnettes très peu habitées, on tomba sur Anna Viktoria Hansson, soixante-douze ans, qui avait passé cette journée printanière à nettoyer un jardin à la bifurcation pour le village de vacances. Mais oui, elle avait de bons yeux. Mais oui, elle avait vu une fille de petite taille avec une veste sombre passer à pied vers midi à peu près. Vers 15 heures, deux hommes sur des motos étaient passés. Ils faisaient un de ces boucans. Et peu après la fille était repassée en sens inverse sur l'une des motos. Ensuite les voitures de police étaient arrivées.
En même temps que Jerker Holmberg recevait ce rapport, Curt Bolinder arriva à la maison de campagne.
— C'est quoi, l'histoire ? demanda-t-il.
Jerker Holmberg contempla son collègue d'un air morose.
— Je ne sais pas très bien comment expliquer tout ça, répondit Holmberg.
— JERKER, TU ESSAIES DE ME FAIRE GOBER que Lisbeth Salander a débarqué dans la baraque de Bjurman et que toute seule elle a filé la rouste de sa vie au dirigeant du MC Svavelsjö ? demanda Bublanski dans le combiné.
Sa voix semblait excédée.
— Ben quoi, elle a bien été entraînée par Paolo Roberto...
— Jerker. Tais-toi.
— Je te livre les faits. Magnus Lundin est blessé au pied par balle. Il risque de rester boiteux pour le restant de sa vie. La balle est ressortie par le côté du talon.
— En tout cas, elle ne lui a pas tiré dans la tête.
— Ce n'était probablement pas nécessaire. Si j'ai bien compris la brigade, Lundin a de graves blessures à la figure, la mâchoire brisée et deux dents cassées. Les ambulanciers craignaient une commotion cérébrale. A part la blessure au pied, il souffre aussi énormément du bas-ventre.
— Comment va Nieminen ?
— Il semble totalement indemne. Mais selon le vieux qui nous a alertés, il était étalé par terre, sans connaissance, quand il est arrivé. Il était incapable de dire quoi que ce soit, mais il s'est remis au bout d'un moment et il essayait de quitter les lieux quand la police de Strängnäs est arrivée.
Pour la première fois depuis très longtemps, Bublanski resta totalement muet.
— Un détail mystérieux..., dit Jerker Holmberg.
— C'est quoi encore ?
— Je ne sais pas comment décrire la chose. Le blouson de cuir de Nieminen... oui, il était arrivé à moto.
— Oui?
— Il était endommagé.
— Comment ça endommagé ?
— Il en manque un bout. Quelqu'un a découpé un morceau d'environ vingt centimètres sur vingt dans le dos. Juste à l'endroit où figure le logo du MC Svavelsjö.
Bublanski leva les sourcils.
— Pourquoi Lisbeth Salander irait-elle découper un morceau de son blouson ? Comme un trophée ?
— Pas la moindre idée. Mais j'ai pensé à une chose, dit Jerker Holmberg.
— Quoi ?
— Magnus Lundin a un énorme bide et il est blond, avec une queue de cheval. Un des gars qui ont enlevé la copine de Salander, Miriam Wu, était blond avec une queue de cheval et un bide de buveur de bière.
LISBETH SALANDER N'AVAIT PAS RESSENTI cette sensation vertigineuse depuis plusieurs années, quand elle avait fait de la chute libre au parc d'attractions de Gröna Lund. Elle avait fait trois tours et elle aurait pu en faire trois de plus si elle n'avait pas été à court d'argent.
Elle constata aussi que c'était une chose de piloter une Kawasaki 125, qui à vrai dire n'était qu'une mobylette débridée, et une tout autre de garder le contrôle d'une Harley Davidson de 1 450 centimètres cubes. Ses trois cents premiers mètres sur la piste forestière de Bjurman, lamentablement entretenue, valaient toutes les montagnes russes du monde. Elle se sentit comme un gyroscope vivant. A deux reprises, elle faillit partir droit dans le décor mais réussit au dernier moment à reprendre le contrôle de la bécane. Elle avait l'impression de chevaucher un élan affolé.
De plus, le casque s'entêtait tout le temps à vouloir glisser devant ses yeux, bien qu'elle l'ait rembourré avec un bout de cuir découpé dans le blouson molletonné de Benny Nieminen.
Craignant de ne pas savoir maîtriser le poids de la moto, elle préféra ne pas s'arrêter. Elle était trop petite pour pouvoir vraiment poser un pied par terre et elle redoutait que la Harley se renverse. Dans ce cas, elle n'aurait jamais assez de force pour la relever.
Ça devint plus facile dès qu'elle arriva sur la piste plus large qui menait vers le village de vacances. Quelques minutes plus tard, lorsqu'elle s'engagea sur la route de Strängnäs, elle osa lâcher le guidon d'une main pour ajuster le casque. Ensuite elle mit les gaz. Elle fit le trajet jusqu'à Södertälje en un temps record, un sourire ravi collé sur la figure en permanence. Peu avant Södertälje, elle croisa deux voitures tous gyrophares scintillants, les sirènes poussées à fond.
Le plus sage aurait évidemment été d'abandonner la Harley dès Södertälje et de laisser Irene Nesser prendre le train de banlieue pour Stockholm, mais Lisbeth Salander ne sut pas résister à la tentation. Elle s'engagea sur l'E4 et accéléra. Elle veilla soigneusement à ne pas dépasser la limitation de vitesse, bon, en tout cas pas trop, mais elle avait quand même l'impression de se trouver en chute libre. Ce ne fut qu'à hauteur d'Älvsjö qu'elle prit la bretelle de sortie et trouva son chemin vers le parc des Expositions de Stockholm où elle se gara sans renverser le monstre. L'âme pleine de nostalgie, elle abandonna la moto en compagnie du casque et du morceau de cuir décoré du blouson de Benny Nieminen, et se dirigea à pied vers la gare. Elle s'était beaucoup refroidie. Elle descendit à l'arrêt suivant, Södra Station, et rentra à pied chez elle pour filer s'allonger dans la baignoire.
— SON NOM EST ALEXANDER ZALACHENKO, dit Gunnar Björck. Mais en réalité il n'existe pas. Tu ne le trouveras pas dans le registre de l'état civil.
Zala. Alexander Zalachenko. Enfin un nom.
— Qui est-il et comment puis-je le trouver ?
— Ce n'est pas quelqu'un qu'on a envie de trouver.
— Crois-moi, j'ai très, très envie de le rencontrer.
— Ce que je vais te raconter maintenant, ce sont des données classées secret-défense. Si on devait apprendre que c'est moi qui te les ai racontées, je suis bon pour une sérieuse condamnation. C'est un des plus grands secrets que nous ayons à la Défense nationale suédoise. Il faut que tu comprennes pourquoi il est si important que tu garantisses ma protection en tant que source.
— Je l'ai déjà fait, non ?
— Tu as l'âge pour te souvenir de la guerre froide.
Mikael hocha la tête. Allez, crache le morceau !
— Alexander Zalachenko est né en 1940 à Stalingrad en Ukraine, dans l'Union soviétique de l'époque. Il avait un an quand l'opération Barbarossa fut lancée, avec l'offensive allemande sur le front est. Les deux parents de Zalachenko sont morts dans la guerre. C'est en tout cas ce que pense Zalachenko. Il ne sait pas lui-même ce qui s'est passé pendant la guerre. Ses premiers souvenirs datent d'un orphelinat dans l'Oural.
Mikael hocha la tête, pour signaler qu'il suivait le fil.
— L'orphelinat se trouvait dans une ville de garnison et il était dirigé par l'Armée rouge. On peut dire que Zalachenko a eu une formation militaire très précoce. Cela se passait pendant les pires années du stalinisme. Après la chute de l'Union soviétique, un tas de documents ont été retrouvés qui prouvent l'existence de différentes expérimentations faites pour créer un escadron de soldats d'élite particulièrement bien entraînés, recrutés parmi des orphelins pris en charge par l'Etat. Zalachenko était l'un de ces enfants.
Mikael hocha de nouveau la tête.
— Pour faire court. A l'âge de cinq ans, il a été placé dans une école militaire. On s'est rendu compte qu'il était très intelligent. Quand il a eu quinze ans, en 1955, il a été déplacé dans une école militaire à Novossibirsk où pendant trois ans il a reçu, avec deux mille autres élèves, un entraînement équivalent à celui des spetsnaz, les unités d'élite russes, donc.
— D'accord. Un valeureux petit soldat.
— En 1958, il avait alors dix-huit ans, il a été transféré à Minsk pour suivre la formation spéciale du GRO. Tu sais ce qu'était le GRO ?
— Je crois, oui.
— Littéralement, ça signifie Glavnoe razvedivatelnoe oupravlenie, c'est le service de renseignements et d'action militaire directement subordonné au plus haut commandement militaire de l'armée. Il ne faut pas confondre le GRO avec le KGB, qui était la police secrète civile.
— Je sais.
— Dans les films de James Bond, les grands espions à l'étranger sont en général des gars dits du KGB. En réalité, le KGB était principalement le service de sécurité intérieure du régime, qui gérait des camps de prisonniers en Sibérie et éliminait les opposants au régime d'une balle dans la nuque dans les caves de la Loubianka. Ceux qui répondaient de l'espionnage et des opérations hors des frontières appartenaient en général au GRO.
— Ton truc est en train de prendre la tournure d'une leçon d'histoire. Continue.
— A vingt ans, Alexander Zalachenko a reçu sa première affectation à l'étranger. On l'a envoyé à Cuba. C'était une phase d'entraînement, et il n'avait à l'époque que le grade qui correspond à porte-enseigne. Mais il y est resté deux ans, et il a vécu la crise de Cuba et l'invasion de la baie des Cochons.
— D'accord.
— En 1963, il était de retour à Minsk pour la poursuite de sa formation. Ensuite il a été basé d'abord en Bulgarie puis en Hongrie. En 1965, il a été promu lieutenant et a eu son premier poste en Europe de l'Ouest, à Rome, où il a servi pendant un an. C'était sa première mission under cover. Il était civil donc, avec un faux passeport et sans contacts avec l'ambassade.
Mikael hocha la tête. Malgré lui, il commençait à être fasciné.
— En 1967, il a été transféré à Londres. Il y a organisé l'exécution d'un transfuge du KGB. Au cours des dix années suivantes, il est devenu l'un des meilleurs agents du GRO. Il appartenait à la vraie élite des soldats politiques dévoués. Il était dressé depuis tout gamin. Il parle au moins six langues couramment. Il s'est fait passer pour journaliste, photographe, maquettiste, marin... tout ce que tu veux. Il était expert dans l'art de survivre, expert en camouflage et en manœuvres de diversion. Il avait ses propres agents et organisait ou réalisait ses propres opérations. Plusieurs de celles-ci étaient des missions d'élimination, dont un grand nombre se sont déroulées dans le Tiers Monde, mais c’était aussi question de chantage, de menaces ou d'autres actions que ses supérieurs voulaient voir réalisées. En 1969, il est passé capitaine, en 1972 commandant et en 1975 il a été promu lieutenant-colonel.
— Comment s'est-il retrouvé en Suède ?
— J'y arrive. Au fil des ans, il a glissé dans la corruption et il a mis de côté un peu de fric par-ci, par-là. Il buvait trop et il avait trop d'histoires de femmes. Ses supérieurs étaient au courant, mais il était toujours un de leurs favoris et ils passaient l'éponge tant que ça restait des broutilles. En 1976, il a été envoyé en mission en Espagne. On ne va pas entrer dans les détails, mais il s'est bourré la gueule et a complètement merdé. La mission a capoté et brusquement il est tombé en disgrâce et il a reçu l'ordre de retourner en Russie. Il a choisi d'ignorer l'injonction et s'est ainsi retrouvé dans une situation encore pire. Le GRO a alors ordonné à un attaché militaire de l'ambassade à Madrid de le contacter et de le raisonner. Quelque chose a carrément foiré pendant l'entretien et Zalachenko a tué l'homme de l'ambassade. Et là, d'un coup, il n'avait plus le choix. Il ne pouvait plus revenir en arrière et il a choisi de sauter précipitamment du train.
— Je vois.
— Il a déserté en Espagne en arrangeant une piste qui semblait mener au Portugal et éventuellement à un accident de bateau. Il a aussi semé une piste qui indiquait qu'il s'était enfui aux Etats-Unis. En réalité, il a choisi de se réfugier dans le pays le plus improbable d'Europe. Il a rejoint la Suède, où il a contacté la Säpo et demandé l'asile politique. Ce qui était en fait assez bien raisonné, la probabilité qu'un escadron de la mort du KGB ou du GRO vienne le chercher ici était quasiment inexistante.
Gunnar Björck se tut.
— Et?
— Que doit faire le gouvernement quand l'un des espions majeurs de l'Union soviétique se désiste tout à coup et demande l'asile politique en Suède ? C'était juste au moment où nous avions un gouvernement de droite, en fait l'une des toutes premières affaires que nous ayons eu à traiter avec le nouveau Premier ministre. Ces froussards de politiciens ont évidemment essayé de s'en débarrasser au plus vite, mais ils ne pouvaient tout de même pas le renvoyer en URSS — le scandale aurait été colossal. Au lieu de cela, ils ont essayé de le renvoyer aux Etats-Unis ou en Angleterre, mais Zalachenko refusait. Il n'aimait pas les Etats-Unis et, d'après lui, l'Angleterre était un des pays où l'URSS avait des agents du plus haut niveau dans le renseignement. Il ne voulait pas aller en Israël, parce qu'il n'aimait pas les juifs. Par conséquent, il avait décidé qu'il allait s'établir en Suède.
Tout cela semblait tellement invraisemblable que Mikael se demanda vaguement si Gunnar Björck ne le menait pas en bateau.
— Il est donc resté en Suède ?
— Exactement.
— Et tout ça n'a jamais été rendu public ?
— Pendant de nombreuses années, ça a été l'un des secrets militaires les mieux gardés en Suède. Il se trouve que Zalachenko nous était très utile. Pendant une période à la fin des années 1970 et au début des années 1980, il était le joyau de la couronne parmi les transfuges, même en comparaison de ce qui se passait hors des frontières de la Suède. Jamais auparavant un chef des opérations d'un des commandos d'élite du GRO n'avait déserté.
— Ce qui signifie qu'il avait des informations à vendre ?
— C'est ça. Il jouait bien ses cartes et distillait l'information quand elle lui était le plus profitable. Suffisamment d'informations pour qu'on puisse identifier un agent dans le quartier général de l'OTAN à Bruxelles. Un agent illégal à Rome. Le contact d'un cercle d'espions à Berlin. Les noms de tueurs à gages qu'il avait employés à Ankara ou Athènes. Il ne savait pas grand-chose sur la Suède, mais il détenait des infos sur des opérations à l'étranger, qu'à notre tour nous avons pu distiller contre des renvois d'ascenseur. Il était notre mine d'or.
— Autrement dit, vous avez commencé à collaborer avec lui.
— Nous lui avons procuré une nouvelle identité, tout ce que nous avons eu à faire était de lui fournir un passeport et un peu d'argent, et ensuite il se débrouillait tout seul. C'était exactement ce pour quoi il avait été entraîné.
Mikael se tut un moment pour digérer ces informations. Puis il leva les yeux sur Björck.
— Tu m'as menti la dernière fois que je suis venu ici.
— Comment ça ?
— Tu as prétendu avoir rencontré Bjurman au club de tir de la police dans les années 1980. En réalité, tu l'as rencontré bien avant.
Gunnar Björck hocha pensivement la tête.
— C'était une réaction machinale. Tout ça est sous le sceau du secret et je n'avais aucune raison d'aborder la façon dont j'ai rencontré Bjurman. C'est seulement quand tu as posé la question sur Zala que j'ai fait le lien.
— Raconte ce qui s'est passé.
— J'avais trente-trois ans et je travaillais à la Säpo depuis trois ans. Bjurman avait vingt-six ans et venait d'obtenir son diplôme. Il avait trouvé du boulot pour instruire certaines affaires juridiques à la Säpo. C'était plutôt un stage, en réalité. Bjurman est originaire de Karlskrona et son père travaillait dans le service de renseignements militaires.
— Et?
— En fait, ni Bjurman ni moi n'étions qualifiés pour nous occuper de quelqu'un comme Zalachenko, mais il a pris contact le jour des élections en 1976. Le commissariat était pratiquement vide — tous étaient soit en congé, soit en service de surveillance et des trucs comme ça. Et c'est justement le moment qu'a choisi Zalachenko pour entrer au commissariat de Norrmalm et déclarer qu'il demandait l'asile politique et qu'il voulait parler avec quelqu'un de la Säpo. Il n'a donné aucun nom. J'étais de garde et j'ai cru qu'il s'agissait d'un réfugié ordinaire, alors j'ai pris Bjurman avec moi pour instruire l'affaire. Nous l'avons rencontré au commissariat de Norrmalm.
Björck se frotta les yeux.
— Il était assis là et racontait calmement de façon très neutre comment il s'appelait, qui il était et sur quoi il travaillait. Bjurman prenait des notes. Au bout d'un moment, j'ai réalisé qui j'avais en face de moi et j'en suis tombé sur le cul. Alors j'ai interrompu l'entretien et j'ai emmené Zalachenko et Bjurman à la vitesse grand V loin de la police officielle. Je ne savais pas quoi faire, alors j'ai réservé une chambre à l'hôtel Continental et je l'y ai installé. J'ai laissé Bjurman faire le baby-sitter pendant que je descendais à l'accueil appeler mon chef.
Il éclata soudain de rire.
— J'ai souvent pensé à notre comportement, de vrais amateurs. Mais c'est comme ça que ça s'est passé.
— Qui était ton chef ?
— Ça n'a aucune importance. Je n'ai pas l'intention de nommer davantage de personnes.
Mikael haussa les épaules et laissa le détail passer sans argumenter.
— Aussi bien mon chef que moi avons compris qu'il fallait agir dans le plus grand secret et mêler le moins de gens possible à l'affaire. Bjurman en particulier n'aurait dû avoir aucun rapport avec cette histoire — elle était bien au-dessus de son niveau — mais vu qu'il était déjà dans le secret, mieux valait le garder plutôt que de mettre encore quelqu'un de nouveau au parfum. Et je suppose que le même raisonnement valait pour un junior comme moi. En tout nous étions sept personnes ayant un lien avec la Säpo à connaître l'existence de Zalachenko.
— Combien de personnes sont au courant de cette histoire ?
— Entre 1976 et jusqu'au début des années 1990... en tout et pour tout environ vingt personnes du gouvernement, de l’état-major et au sein de la Säpo.
— Et après le début des années 1990 ?
Björck haussa les épaules.
— A l'instant même où l'Union soviétique s'est écroulée, il a perdu tout son intérêt.
— Mais qu'est-ce qui est arrivé à Zalachenko après son installation en Suède ?
Björck garda le silence si longtemps que Mikael commença à se tortiller sur sa chaise.
— Pour être tout à fait franc... Zalachenko est devenu une star et nous autres qui étions mêlés à son affaire, nous avons bâti nos carrières là-dessus. Comprends-moi bien, c'était aussi un boulot à plein temps. J'ai été désigné mentor de Zalachenko en Suède et, durant les dix premières années, nous nous sommes rencontrés peut-être pas quotidiennement mais au moins plusieurs fois par semaine. C'était pendant les années importantes, quand il était bourré d'informations fraîches. Mais il s'agissait tout autant de garder un œil sur lui.
— Comment ça ?
— Zalachenko était une sacrée vipère. Il pouvait être d'un charme incroyable, mais il pouvait aussi être complètement parano et fou. Il avait des périodes de beuverie où il devenait violent. Plus d'une fois, j'ai dû intervenir la nuit pour arranger des histoires où il était allé se fourrer.
— Par exemple... ?
— Par exemple, il allait au resto et se disputait avec quelqu'un et cassait la gueule à deux vigiles qui essayaient de le calmer. Il était assez petit et frêle comme bonhomme, mais il avait reçu une incroyable formation au corps à corps et il exhibait malheureusement cette compétence en certaines occasions. J'ai même dû aller le chercher au poste.
— Il m'a l'air fou, ce gars. Après tout, il risquait d'attirer l'attention sur lui. Ça ne paraît pas très professionnel.
— Mais il était comme ça. Il n'avait commis aucun crime en Suède et il n'était pas mis en examen ou arrêté pour quoi que ce soit. Nous lui avons fourni un passeport suédois, une carte d'identité et un nom suédois. Et la Säpo lui payait un appartement dans une banlieue de Stockholm. Il recevait aussi un salaire de la Säpo, pour qu'il reste à disposition permanente. Mais nous ne pouvions pas lui interdire d'aller au resto ou d'avoir des embrouilles avec les femmes. Nous ne pouvions que faire le ménage derrière lui. Ça a été ma mission jusqu'en 1985, quand j'ai été muté et qu'un successeur a repris le flambeau comme guide de Zalachenko.
— Et le rôle de Bjurman, dans tout ça ?
— Très franchement, Bjurman était un poids. Il n'était pas spécialement intelligent, c'était la mauvaise personne au mauvais endroit. Et c'était un pur hasard s'il avait été mêlé à l'histoire Zalachenko. Il n'y a participé que tout au début et à quelques rares occasions, quand nous avions besoin de traiter certaines formalités juridiques. Mon chef a résolu le problème avec Bjurman.
— Comment ?
— Le plus simplement possible. Bjurman a trouvé du boulot hors de la police, dans un cabinet d'avocats qui était pour ainsi dire proche...
— Klang & Reine.
Gunnar Björck jeta un regard acéré sur Mikael. Puis il hocha la tête.
— Intellectuellement, Bjurman n'était pas une lumière, mais il s'en est bien tiré. Au fil des ans, il a toujours eu des missions, de petites enquêtes et ce genre de choses à faire pour la Säpo. Donc, lui aussi a en quelque sorte bâti sa carrière sur Zalachenko.
— Et où se trouve Zala aujourd'hui ?
Björck hésita un instant.
— Je ne sais pas. Mes contacts avec lui se sont espacés après 1985 et ça va faire douze ans que je ne l'ai pas rencontré. La dernière chose que j'ai entendue, c'est qu'il a quitté la Suède en 1992.
— Manifestement il est de retour. Son nom a surgi dans un contexte où il est question d'armes, de drogues et de trafic de femmes.
— Je ne devrais pas être surpris, soupira Björck. Mais rien ne te prouve qu'il s'agit du Zala dont je parle ou de quelqu'un d'autre.
— La probabilité que deux Zala apparaissent dans cette histoire devrait être microscopique. Quel était son nom suédois ?
Björck contempla Mikael.
— Je n'ai pas l'intention de le révéler.
— Tu as promis de ne pas faire d'histoires.
— Tu voulais savoir qui est Zala. J'ai raconté. Mais je n'ai pas l'intention de te donner le dernier morceau du puzzle avant d'être sûr que tu tiendras ta part de l'accord.
— Zala a probablement commis trois meurtres et la police pourchasse une innocente. Si tu crois que j'ai l'intention de te lâcher sans avoir le nom de Zala, tu te trompes.
— Comment sais-tu que Lisbeth Salander n'est pas la meurtrière ?
— Je le sais.
Gunnar Björck sourit à Mikael. Il se sentit tout à coup beaucoup plus sûr de lui.
— Je crois que c'est Zala, le meurtrier, dit Mikael.
— Erreur. Zala n'a tué personne.
— Comment est-ce que tu le sais ?
— Parce qu'aujourd'hui, Zala a soixante-cinq ans et qu'il est gravement handicapé. On lui a amputé un pied et il a des difficultés pour marcher. Il ne s'est pas baladé du côté d'Odenplan, ni à Enskede pour tirer sur des gens. S'il devait assassiner quelqu'un, il lui faudrait d'abord appeler une ambulance.
MALOU ERIKSSON SOURIT POLIMENT à Sonja Modig.
— Il faut demander ça à Mikael.
— D'accord.
— Je ne peux pas discuter de son enquête avec vous.
— Mais si l'homme qu'on appelle Zala est un coupable possible...
— C'est avec Mikael que vous devez en parler, répéta Malou. Je peux vous aider à sortir des informations du travail de Dag Svensson, mais rien sur notre propre enquête.
Sonja Modig soupira.
— Je comprends le principe. Qu'est-ce que vous pouvez me dire au sujet des personnes sur cette liste ?
— Seulement ce que Dag Svensson écrit, rien sur les sources. Mais je suppose que je peux révéler que Mikael a contacté une douzaine de ces personnes et qu'il les a éliminées de sa liste. Ça pourrait vous aider.
Sonja Modig hocha la tête avec hésitation. Non, ça ne va pas m'aider. La police doit quand même frapper à leur porte et entreprendre un interrogatoire formel. Un juge. Trois avocats. Plusieurs politiciens et journalistes... et des collègues. Ça va faire un joyeux manège. Sonja Modig se dit que la police aurait dû s'attaquer à cette liste dès le lendemain des meurtres.
Son regard tomba sur un nom de la liste. Gunnar Björck.
— Il n'y a pas d'adresse pour cet homme-là.
— Non.
— Pourquoi ?
— Il travaille à la Säpo, son adresse est top secret. Mais il est en congé de maladie en ce moment. Dag Svensson n'avait pas réussi à le trouver.
— Et vous, est-ce que vous avez réussi à le trouver ? sourit Sonja Modig.
— Demandez à Mikael.
Sonja Modig contempla le mur au-dessus du bureau de Dag Svensson. Elle réfléchit.
— Est-ce que je peux vous poser une question personnelle ?
— Je vous en prie.
— Vous ici, qui pensez-vous coupable du meurtre de vos amis et de maître Bjurman ?
Malou Eriksson ne dit rien. Elle aurait aimé que Mikael Blomkvist soit là pour se charger de ces questions. C'était désagréable d'être questionnée ainsi, même si elle était parfaitement innocente. Encore plus désagréable de ne pas pouvoir expliquer où exactement en était Millenium dans ses conclusions. Puis elle entendit la voix d'Erika Berger dans son dos.
— Nous partons du principe que les meurtres ont eu lieu pour empêcher la diffusion d'une des révélations sur lesquelles travaillait Dag Svensson. Mais nous ne savons pas qui a tiré. Mikael focalise sur la personne inconnue qui est appelée Zala.
Sonja Modig se retourna et contempla la patronne de Millenium. Erika Berger tendit deux mugs de café à Malou et à Sonja. Ils portaient les logos du syndicat des fonctionnaires et des démocrates-chrétiens. Erika Berger sourit poliment. Ensuite, elle retourna dans son bureau.
Elle revint trois minutes plus tard.
— Modig. Votre chef vient d'appeler. Vous avez coupé votre portable. Il faut le rappeler.
L'INCIDENT A LA MAISON DE CAMPAGNE de Bjurman déclencha une activité fébrile durant tout l'après-midi. Une alerte nationale fut lancée, diffusant l'information qu'enfin Lisbeth Salander avait refait surface. L'alerte indiquait qu'elle se déplaçait probablement sur une Harley Davidson appartenant à Magge Lundin. On précisait que Salander était armée et qu'elle avait tiré sur une personne devant une maison de campagne près de Stallarholmen.
La police installa des barrages aux entrées de Stràngnâs et de Mariefred, et à toutes les entrées de Södertälje. Les trains de banlieue entre Södertälje et Stockholm furent fouillés le soir pendant plusieurs heures. Aucune fille de petite taille, avec ou sans Harley Davidson, ne put cependant être trouvée.
Ce ne fut que vers 19 heures qu'une voiture de police avisa une Harley abandonnée garée devant le parc des Expositions de Stockholm à Älvsjö, ce qui déplaça les investigations de Södertälje à Stockholm. D'Älvsjö on reçut également le rapport qu'un morceau d'un blouson de cuir portant le logo du MC Svavelsjö avait été retrouvé. Cette trouvaille amena l'inspecteur Bublanski à repousser ses lunettes sur le front et à contempler d'un air boudeur l'obscurité dehors sur Kungsholmen.
Cette journée avait viré en une obscurité totale. Un enlèvement de l'amie de Salander, une intervention de Paolo Roberto, puis un incendie criminel et des voyous enterrés dans les forêts de Södertälje. Et pour finir, un chaos incompréhensible à Stallarholmen.
Bublanski se rendit dans la grande pièce de travail et examina un plan de Stockholm avec les environs. Son regard passa de Stallarholmen à Nykvarn, puis à Svavelsjö pour s'arrêter à Älvsjö, les quatre localités qui pour des raisons complètement différentes étaient venues sur le tapis. Il déplaça le regard sur Enskede et soupira. Il avait le sentiment désagréable que la police se trouvait à des kilomètres à la traîne dans le déroulement des événements. Il ne comprenait absolument rien. Quels que fussent les dessous des meurtres à Enskede, ils étaient bien plus complexes que ce qu'ils avaient initialement pensé.
MIKAEL BLOMKVIST IGNORAIT tout des événements dramatiques à Stallarholmen. Il quitta Smådalarö vers 15 heures. Il s'arrêta à une station-service prendre un café tout en essayant de cerner le problème.
Mikael était profondément frustré. Björck lui avait donné tant de détails qu'il en était stupéfait, mais il avait aussi catégoriquement refusé de lui donner le dernier morceau du puzzle concernant l'identité suédoise de Zalachenko. Mikael se sentait floué. Tout à coup, l'histoire prenait fin et Björck s'était entêté à refuser de raconter le dénouement.
— Nous avons un accord, insista Mikael.
— Et j'en ai rempli ma part. J'ai raconté qui est Zalachenko. Si tu veux davantage d'informations, nous devons formuler un nouvel accord. Il me faut des garanties que mon nom sera totalement laissé en dehors et qu'il n'y aura pas de suite.
— Comment pourrais-je te donner de telles garanties ? Je ne suis pas maître de l'enquête de police, et tôt ou tard ils vont remonter jusqu'à toi.
— Ce n'est pas l'enquête de police qui m'inquiète. Ce que je veux, ce sont des garanties que jamais tu ne m'épingleras au sujet des putes.
Mikael nota que Björck semblait plus soucieux de dissimuler son lien avec le commerce du sexe que d'avoir livré des données classées secret-défense. C'était révélateur de sa personnalité.
— Je t'ai déjà promis de ne pas écrire un mot sur toi dans ce contexte.
— Mais maintenant il me faut des garanties que tu ne me mentionneras jamais en rapport avec Zalachenko.
Mikael n'avait aucune intention de donner ce genre de garanties. Il pouvait aller jusqu'à traiter Björck comme une source anonyme dans la trame du fond, mais il ne pouvait pas garantir un anonymat complet. Finalement, ils s'étaient mis d'accord pour réfléchir à la chose pendant un jour ou deux avant de reprendre la conversation.
Mikael buvait son gobelet de café dans la station-service quand il sentit que quelque chose était là, à sa portée. Si près que ça pouvait devenir une silhouette mais sans qu'il réussisse à mettre l'image au point. Puis l'idée le frappa qu'il y avait peut-être une autre personne en mesure de jeter pas mal de lumière sur l'histoire. Mikael se trouvait assez près du centre de rééducation d'Ersta. Il regarda l'heure, se leva vivement et partit rendre visite à Holger Palmgren.
GUNNAR BJÖRCK ÉTAIT INQUIET. Après la rencontre avec Mikael Blomkvist, il était complètement épuisé. Son dos lui faisait plus mal que jamais. Il prit trois cachets d'analgésique et alla s'allonger sur le canapé du séjour. Les pensées tournaient dans sa tête. Au bout d'une heure, il se leva, mit de l'eau à chauffer et sortit des sachets de thé. Il s'assit à la table de la cuisine et rumina.
Pouvait-il faire confiance à Blomkvist ? Il avait joué toutes ses cartes et maintenant il était livré au bon vouloir de ce journaliste de malheur. Mais il avait conservé l'information la plus importante. L'identité de Zala et son véritable rôle dans les événements. Une carte décisive qu'il gardait dans sa manche.
Comment avait-il pu se retrouver dans ce merdier ? Il n'était pas un criminel. Tout ce qu'il avait fait était de se payer quelques putes. Il était célibataire. Cette foutue môme de seize ans n'avait même pas fait semblant de l'aimer. Elle l'avait regardé pleine de dégoût.
Connasse. Si seulement elle n'avait pas été si jeune. Si seulement elle avait eu plus de vingt ans, il ne serait pas dans ce merdier. Les médias le massacreraient si jamais ils apprenaient l'histoire. Blomkvist aussi le détestait. Il n'essayait même pas de le cacher.
Zalachenko.
Un maquereau. Quelle ironie. Il avait baisé des putes qui appartenaient à Zalachenko. Mais Zalachenko était suffisamment futé pour rester dans l'ombre.
Bjurman et Salander.
Et Blomkvist.
Une issue.
Après une heure de rumination, il entra dans son bureau et sortit le bout de papier avec le numéro de téléphone qu'il avait pris sur son lieu de travail au cours d'une visite plus tôt dans la semaine. Ce n'était pas la seule chose qu'il avait occultée à Mikael Blomkvist. Il savait exactement où se trouvait Zalachenko, mais il ne lui avait pas parlé depuis douze ans. Il n'avait aucune envie de jamais lui parler à nouveau.
Mais Zalachenko était une sacrée fine mouche. Il comprendrait la problématique. Il saurait disparaître de la surface de la terre. Partir à l'étranger prendre sa retraite. La vraie catastrophe serait s'il était arrêté. Alors tout menacerait de s'écrouler.
Il hésita un long moment avant de saisir le téléphone et de composer le numéro.
— Salut. C'est Sven Jansson, dit-il.
Un pseudo qu'il n'avait pas utilisé depuis très longtemps. Zalachenko se souvenait très bien de lui.
BUBLANSKI RETROUVA SONJA MODIG pour une tasse de café et un sandwich chez Wayne's dans Vasagatan vers 20 heures. Jamais auparavant elle n'avait vu son chef aussi abattu. Il l'informa de tout ce qui s'était passé au cours de la journée. Elle garda longuement le silence. Finalement elle tendit la main et la posa sur le poignet de Bublanski. C'était la première fois qu'elle le touchait et il n'y avait aucune autre intention dans son geste que de l'amitié. Il sourit tristement et tapota sa main de façon tout aussi amicale.
— Je devrais peut-être prendre ma retraite, dit-il.
Elle lui sourit avec indulgence.
— Cette enquête est en train de se casser la gueule, poursuivit-il. Elle s'est même déjà bien cassé la gueule. J'ai raconté à Ekström tout ce qui s'est passé aujourd'hui et la seule consigne qu'il m'ait donnée, c'est « Fais pour le mieux ». Il semble incapable d'agir.
— Je ne veux pas dire du mal de mes supérieurs, mais en ce qui me concerne, Ekström peut aller se faire foutre.
Bublanski hocha la tête.
— Formellement, tu es de retour dans l'enquête. Je suppose qu'il ne va pas te présenter ses excuses.
Elle haussa les épaules.
— En ce moment, j'ai l'impression que toute l'enquête se résume à toi et moi, dit Bublanski. Faste est parti en trombe ce matin, fou furieux, et il a gardé son portable coupé toute la journée. S'il ne se montre pas demain, je vais être obligé de diffuser un avis de recherche.
— Pour ma part, Faste peut rester à l'écart. Qu'est-ce qui va se passer pour Niklas Eriksson ?
— Rien. Je voulais le mettre en examen mais Ekström n'a pas osé. On l'a viré et je suis allé dire deux mots à Dragan Armanskij. On a interrompu la collaboration avec Milton, ce qui malheureusement signifie qu'on perd Steve Bohman aussi. C'est dommage. C'est un policier compétent.
— Et Armanskij, comment est-ce qu'il a pris ça ?
— Il était anéanti. Ce qui est intéressant, c'est que...
— Quoi ?
— Armanskij m'a dit que Lisbeth Salander n'avait jamais aimé Eriksson. Il s'est rappelé qu'elle lui avait conseillé de le mettre à la porte il y a quelques années. Elle disait que c'était un enfoiré mais sans vouloir expliquer pourquoi. Evidemment, Armanskij n'a pas suivi son conseil.
— Hmm.
— Curt est toujours à Södertälje. Ils vont faire une perquisition chez Carl-Magnus Lundin très bientôt. Jerker est en train de déterrer l'ancien taulard Kenneth Gustafsson, dit le Vagabond, du côté de Nykvarn. Et juste avant que j'arrive ici, il m'a rappelé pour dire qu'il y a quelqu'un dans la deuxième tombe aussi. A en juger par les vêtements, c'est une femme. Elle semble y être depuis un certain temps.
— Un cimetière dans la forêt. Jan, j'ai l'impression que cette histoire est bien plus monstrueuse que ce qu'on a cru en commençant. J'imagine qu'on n'accuse pas Salander des meurtres à Nykvarn.
Bublanski sourit pour la première fois depuis plusieurs heures.
— Non. Il faudra la décharger de ce morceau-là. Mais elle est quand même armée et elle a tiré sur Lundin.
— Je note qu'elle lui a tiré dans le pied et pas dans la tête. Dans le cas de Magge Lundin, la différence n'est peut-être pas énorme, mais nous avons toujours dit que la personne qui a commis les meurtres à Enskede est un excellent tireur.
— Sonja... tout ça est complètement absurde. Magge Lundin et Benny Nieminen sont deux gros violents avec des casiers judiciaires qui font des kilomètres. Lundin a pris un peu de poids, certes, et il n'est sans doute pas au mieux de sa forme, mais il est dangereux. Et Nieminen est un salopard féroce qui en général fait peur même aux plus gros bras. Je n'arrive pas à comprendre qu'une petite crevette comme Salander ait pu leur casser la gueule de cette façon. Lundin est sérieusement blessé.
— Hmmm.
— Je ne dis pas qu'il ne le mérite pas. Mais je ne comprends pas comment elle s'y est prise.
— On lui demandera quand on la trouvera. C'est attesté partout qu'elle est violente.
— En tout cas, je n'arrive même pas à imaginer ce qui s'est passé là-bas. Il s'agit de deux gars que Curt Bolinder aurait hésité à affronter individuellement. Et Curt Bolinder n'est pas précisément un tendre.
— La question est de savoir si elle avait des raisons de s'attaquer à Lundin et Nieminen.
— Une nana seule avec deux psychopathes, des crétins pur sang dans une maison de campagne déserte. J'imagine assez les raisons, dit Bublanski.
— Est-ce qu'elle a pu recevoir l'aide de quelqu'un ? Est-ce qu'il y avait d'autres personnes sur les lieux ?
— Rien dans l'examen technique ne l'indique. Salander est entrée dans la maison. Il y avait une tasse de café sur la table. Et de plus nous avons Anna Viktoria Hansson qui du haut de ses soixante-douze ans joue les concierges et note tous ceux qui circulent. Elle jure que les seuls qui sont passés sont Salander et les deux types de Svavelsjö.
— Comment est-elle entrée dans la maison ?
— Avec une clé. Je pense qu'elle l'a prise dans l'appartement de Bjurman. Rappelle-toi...
— ... les scellés coupés. Oui. La petite demoiselle n'a pas chômé.
Sonja Modig tambourina avec les doigts sur la table pendant quelques secondes, puis partit dans une autre direction.
— Est-ce qu'on a pu établir que c'est Lundin qui a participé à l'enlèvement de Miriam Wu ? Bublanski hocha la tête.
— On a demandé à Paolo Roberto de regarder un album photo avec trois douzaines de motards. Il l'a identifié immédiatement et sans hésitation. Il dit que c'est l'homme qu'il a vu à l'entrepôt de Nykvarn.
— Et Mikael Blomkvist ?
— Je n'ai pas réussi à le joindre. Il ne répond pas sur son portable.
— Bon. Mais Lundin colle avec le signalement de l'agression dans Lundagatan. On peut donc établir que le MC Svavelsjö poursuit Salander depuis un certain temps. Pourquoi ?
Bublanski écarta les bras.
— Est-ce que Salander a habité la maison de campagne de Bjurman pendant tout ce temps où elle a été recherchée ? voulut savoir Sonja Modig.
— J'ai envisagé l'hypothèse aussi. Mais Jerker ne le pense pas. La maison n'a pas l'air d'avoir été utilisée récemment et on a ce témoin qui affirme qu'elle est arrivée dans le village aujourd'hui seulement.
— Pourquoi y est-elle allée ? J'ai du mal à croire qu'elle avait rendez-vous avec Lundin.
— Tu as raison, c'est fort peu probable. Elle a dû y aller à la recherche de quelque chose. Et la seule chose qu'on y a trouvée était quelques classeurs qui semblent être l'enquête personnelle de Bjurman sur Lisbeth Salander. Il s'agit d'un tas de documents des Affaires sociales et de la commission des Tutelles concernant Salander, et aussi de vieilles notes de sa scolarité. Mais il manque des classeurs. Ils sont numérotés au dos. On a les classeurs 1, 4 et 5.
— Le 2 et le 3 manquent.
— Et peut-être d'autres après le 5.
— Ce qui amène une question. Pourquoi Salander chercherait-elle des informations sur elle-même ?
— Je vois bien deux raisons. Soit elle veut dissimuler quelque chose qu'elle sait que Bjurman a noté sur elle, soit elle veut apprendre quelque chose. Mais il y a une autre question aussi.
— Ah oui ?
— Pourquoi Bjurman a-t-il fait une si vaste enquête sur elle qu'il a cachée ensuite dans sa maison de campagne ? Il semblerait que Salander ait trouvé les classeurs dans le grenier. Il était son tuteur avec pour mission de s'occuper de ses finances et des trucs comme ça. Mais ces classeurs donnent l'impression qu'il était plutôt obsédé par sa vie au point de vouloir la décortiquer.
— Bjurman apparaît de plus en plus comme un zigoto assez louche. J'y ai pensé aujourd'hui quand j'épluchais la liste des michetons à Millenium. Je m'attendais presque à l'y trouver aussi.
— Pas mal raisonné. Il y a bien cette collection de hard-core dans son ordinateur. Ça mérite réflexion. Tu as trouvé quelque chose ?
— Je ne sais pas trop. Mikael Blomkvist est en train de rencontrer tous les gars sur la liste, mais d'après cette fille à Millenium, Malou Eriksson, il n'a rien trouvé qui ait de l'intérêt. Jan... il faut que je te dise une chose.
— Quoi ?
— Je ne pense pas que c'est Salander qui a fait tout ça. Enskede et Odenplan, je veux dire. J'étais aussi convaincue de sa culpabilité que tous les autres quand on a démarré, mais je n'y crois plus. Et je ne sais pas trop expliquer pourquoi.
Bublanski hocha la tête. Il se rendit compte qu'il était d'accord avec Sonja Modig.
LE GÉANT BLOND FAISAIT LES CENT PAS dans le pavillon de Magge Lundin à Svavelsjö, il était inquiet. Il s'arrêta devant la fenêtre de la cuisine et guetta le long de la route. Ils auraient dû être de retour à l'heure qu'il était. Il sentit l'inquiétude lui ronger le ventre. Quelque chose s'était passé.
De plus, il n'aimait pas se trouver seul chez Magge Lundin. Il ne connaissait pas cette maison. Il y avait un grenier à côté de sa chambre à l'étage et la maison craquait tout le temps de façon désagréable. Il essaya de se débarrasser de son malaise. Le géant blond savait que c'était idiot, mais il n'avait jamais aimé être seul. Il ne craignait pas le moins du monde les êtres humains en chair et en os, mais il estimait que les maisons vides à la campagne avaient quelque chose de terriblement désagréable. Les nombreux bruits mettaient son imagination en branle. Il n'arrivait pas à se libérer de la sensation que quelque chose d'obscur et de malveillant le contemplait par l'entrebâillement d'une porte. Des fois, même, il avait l'impression d'entendre une respiration.
Plus jeune, on s'était fichu de lui à cause de sa peur du noir. C'est-à-dire on s'était fichu de lui jusqu'à ce qu'il foute des roustes à ses camarades et parfois aussi à des gens plus âgés qui trouvaient leur plaisir dans ce genre de divertissement. Il s'y entendait bien, en roustes.
Mais c'était gênant. Il détestait l'obscurité et la solitude. Il haïssait les êtres qui peuplaient l'obscurité et la solitude. Il aurait voulu que Lundin rentre maintenant. La présence de Lundin rétablirait l'équilibre, même s'ils ne se parlaient pas, même s'ils ne se trouvaient pas dans la même pièce. Il entendrait de vrais bruits, des mouvements et il saurait qu'il y avait des humains près de lui.
Il essaya de se débarrasser de son malaise en écoutant des disques. Ne tenant pas en place, il chercha quelque chose à lire sur les étagères de Lundin. Malheureusement, la veine intellectuelle de Lundin laissait pas mal à désirer, et il dut se contenter d'une collection de vieilles revues de moto, de magazines pour hommes et de polars malmenés du genre qui ne l'avait jamais fasciné. Son isolement tourna de plus en plus à la claustrophobie. Il passa un moment à nettoyer et à huiler l'arme à feu qu'il gardait dans son sac, ce qui eut pour effet de le calmer temporairement.
Finalement, incapable de rester davantage dans la maison, il sortit faire un petit tour dehors dans la cour pour prendre l'air. Il resta hors de vue des voisins, mais s'arrêta de façon à pouvoir voir les fenêtres éclairées où il y avait des gens. En restant complètement immobile, il pouvait entendre de la musique au loin.
Quand il s'apprêta à rentrer dans la baraque de Lundin, son malaise était terrifiant et il resta longuement sur le perron, son cœur battant la chamade, avant de se secouer et d'ouvrir résolument la porte.
A 19 heures, il descendit dans le séjour et alluma la télé pour regarder les informations sur Tv4. Stupéfait, il écouta les titres puis la description des incidents à la maison de campagne à Stallarholmen. C'était le premier sujet du journal.
Il grimpa l'escalier quatre à quatre jusqu'à la chambre d'amis à l'étage et fourra ses affaires dans un sac. Deux minutes plus tard, il sortit par la porte et démarra en trombe la Volvo blanche.
Il était parti au dernier moment. A un kilomètre seulement de Svavelsjö, il croisa deux voitures de police, les gyrophares bleus allumés, qui entraient dans le village.
APRÈS BIEN DES EFFORTS, Mikael Blomkvist put rencontrer Holger Palmgren vers 18 heures le mercredi. Des efforts parce qu'il lui avait fallu convaincre le personnel de le laisser entrer. Il insista avec tant de vigueur qu'une infirmière appela un certain Dr A. Sivarnandan, qui habitait apparemment tout près de la maison de santé. Sivarnandan arriva au bout d'un quart d'heure et prit en main le problème de ce journaliste tenace. Pour commencer, il fut intraitable. Au cours des deux dernières semaines, plusieurs journalistes avaient réussi à localiser Holger Palmgren et avaient déployé des méthodes quasi désespérées pour obtenir un commentaire. Holger Palmgren lui-même s'était obstiné à refuser de telles visites et le personnel avait reçu l'ordre de ne laisser entrer personne.
Sivarnandan avait aussi suivi l'évolution avec une grande inquiétude. Il était effaré des titres qu'avait causés Lisbeth Salander dans les médias et il avait noté que son patient avait sombré dans une profonde dépression qui selon lui découlait de l'incapacité de Palmgren d'agir en quoi que ce soit. Il avait interrompu sa rééducation et passait ses journées à lire les journaux et à suivre la chasse à Lisbeth Salander à la télé. Le reste du temps, il ruminait dans sa chambre.
Mikael resta avec obstination devant le bureau du Dr Sivarnandan et expliqua qu'il n'avait aucunement l'intention d'exposer Holger Palmgren à quoi que ce soit de désagréable, et que son but n'était pas d'obtenir un commentaire. Il expliqua qu'il était un ami de Lisbeth Salander, qu'il mettait en doute sa culpabilité et qu'il cherchait désespérément des informations qui pourraient jeter une lumière sur certains détails dans son passé.
Le Dr Sivarnandan ne se laissait pas facilement séduire. Mikael fut obligé de s'asseoir et d'expliquer longuement son rôle dans le drame. Sivarnandan ne céda qu'au bout de plus d'une demi-heure de discussion. Il demanda à Mikael d'attendre qu'il monte dans la chambre de Holger Palmgren lui demander s'il acceptait de le recevoir.
Sivarnandan revint au bout de dix minutes.
— Il accepte de vous voir. Si vous ne lui plaisez pas, il vous jettera dehors. Vous n'avez pas le droit de l'interviewer ni de parler de cette visite dans les médias.
— Je vous assure que je n'écrirai pas une ligne là-dessus.
Holger Palmgren avait une petite chambre avec un lit, une commode, une table et quelques chaises. L'homme était un épouvantail maigre aux cheveux blancs, avec des problèmes d'équilibre manifestes, mais il se leva quand même quand Mikael entra. Il ne tendit pas la main, mais indiqua une des chaises à côté de la petite table. Mikael s'assit. Sivarnandan resta dans la chambre. Au début, Mikael eut du mal à comprendre les paroles bafouillées par Holger Palmgren.
— Qui êtes-vous pour vous dire l'ami de Lisbeth Salander et qu'est-ce que vous voulez ?
Mikael se pencha en arrière. Il réfléchit un court moment.
— Holger, vous n'êtes pas obligé de me parler. Mais je vous demande d'écouter ce que j'ai à dire avant de décider de me mettre à la porte.
Palmgren hocha brièvement la tête et se traîna jusqu'à la chaise en face de Mikael.
— J'ai rencontré Lisbeth Salander la première fois il y a environ deux ans. Je l'ai engagée pour faire une recherche pour moi sur un sujet que je préfère ne pas aborder ni évoquer. Elle est venue me voir dans un lieu où je vivais temporairement et nous avons travaillé ensemble pendant plusieurs semaines.
Il se demanda jusqu'à quel point il devait expliquer à Palmgren. Il décida de rester aussi proche de la vérité que possible.
— En cours de route, deux choses se sont passées. L'une est que Lisbeth m'a sauvé la vie. L'autre est que nous avons été très proches pendant une période. J'ai appris à la connaître et je l'aimais énormément.
Sans entrer dans le détail, Mikael parla de sa relation avec Lisbeth et de la fin brutale de celle-ci après les fêtes de Noël un an auparavant quand Lisbeth était partie à l'étranger.
Ensuite il parla de son travail à Millenium et des meurtres de Dag Svensson et de Mia Bergman, et il expliqua comment il avait soudain été mêlé à la chasse à un meurtrier.
— J'ai compris que vous avez été importuné par des journalistes ces derniers temps et que les journaux ont publié des bêtises à n'en plus finir. Tout ce que je peux faire maintenant, c'est vous assurer que je ne suis pas ici pour obtenir du matériel pour un énième article. Je suis probablement l'une des très rares personnes de ce pays en ce moment qui sans hésitation et sans arrière-pensées sont dans le camp de Lisbeth. Je crois qu'elle est innocente. Je crois que c'est un homme qui s'appelle Zalachenko qui est derrière les meurtres.
Mikael fit une pause. Quelque chose avait scintillé dans les yeux de Palmgren quand il avait prononcé le nom de Zalachenko.
— Si vous pouvez contribuer avec quoi que ce soit qui pourrait éclairer son passé, alors c'est le moment. Si vous ne voulez pas l'aider, alors je gaspille mon temps, et je saurai aussi quelle est votre position.
Holger Palmgren n'avait pas dit un mot pendant son discours. Au dernier commentaire, il y eut de nouveau un scintillement dans ses yeux. Mais il sourit. Il parla aussi lentement et distinctement qu'il put.
— Et vous voulez vraiment l'aider.
Mikael fit oui de la tête.
Holger Palmgren se pencha en avant.
— Décrivez-moi le canapé dans son séjour.
Mikael lui rendit son sourire.
— Quand je suis passé chez elle, elle avait un vieux truc absolument immonde qui pourrait à la rigueur intéresser un brocanteur. Je dirais du début des années 1950. Il a deux coussins informes en tissu marron avec un dessin jaune. Le tissu s'est déchiré à plusieurs endroits et la garniture s'en échappe.
Holger Palmgren éclata de rire. Ça ressemblait plutôt à un raclement de gorge. Il regarda le Dr Sivarnandan.
— Il est en tout cas allé dans son appartement. Dites-moi, docteur, pourrais-je avoir un café pour mon invité ?
— Bien sûr.
Sivarnandan se leva et quitta la pièce. Il s'arrêta à la porte et adressa un signe de la tête à Mikael.
— Alexander Zalachenko, dit Holger Palmgren dès que la porte fut fermée. Mikael écarquilla les yeux.
— Vous connaissez le nom ?
Holger Palmgren hocha la tête.
— Lisbeth m'a dit son nom. Je crois que c'est important que je raconte cette histoire à quelqu'un... s'il me prenait l'idée d'aller mourir subitement, ce qui n'est pas totalement improbable.
— Lisbeth ? Comment pouvait-elle connaître son existence ?
— Il est le père de Lisbeth Salander.
Tout d'abord, Mikael eut du mal à comprendre ce que disait Holger Palmgren. Puis les mots firent leur chemin.
— Qu'est-ce que vous me dites là ?!
— Zalachenko est arrivé ici dans les années 1970. Il était une sorte de réfugié politique — je n'ai jamais vraiment compris cette histoire et Lisbeth était toujours très chiche en renseignements. Tout ça était une chose qu'elle ne voulait absolument pas aborder.
Son acte de naissance. Père inconnu.
— Zalachenko est le père de Lisbeth, répéta Mikael.
— Une seule fois pendant toutes les années où je l'ai connue, elle a raconté ce qui s'était passé. C'était à peu près un mois avant que j'aie mon attaque. Voici ce que j'ai compris : Zalachenko est arrivé ici au milieu des années 1970. Il a rencontré la maman de Lisbeth en 1977, ils sont devenus un couple et le résultat a été deux enfants.
— Deux ?
— Lisbeth, et sa sœur Camilla. Elles sont jumelles.
— Seigneur — vous voulez dire qu'il y en a deux comme elle!
— Elles sont très différentes. Mais c'est une autre histoire. La mère de Lisbeth s'appelait Agneta Sofia Sjölander. Elle avait dix-sept ans quand elle a rencontré Alexander Zalachenko. Je ne connais pas trop les détails de leur rencontre, mais j'ai cru comprendre qu'elle était une jeune fille assez immature et qu'elle a été une proie facile pour un homme plus âgé et plus expérimenté. Elle a été impressionnée par lui et probablement follement amoureuse.
— Je comprends.
— Zalachenko s'est montré tout sauf sympathique. Il était bien plus âgé qu'elle. J'imagine qu'il cherchait une femme facile, rien de plus.
— Vous avez probablement raison.
— Elle fantasmait sans doute sur un avenir rassurant avec lui, mais il n'avait aucune intention de se marier. D'ailleurs, ils ne se sont jamais mariés, mais en 1979 elle a changé son nom de Sjölander en Salander. C'était probablement sa façon de marquer qu'ils étaient ensemble.
— Qu'est-ce que vous entendez par là ?
— Zala. Salander.
— Bon Dieu ! s'exclama Mikael.
— J'ai commencé à me pencher là-dessus juste quand je suis tombé malade. Ce qui est arrivé ensuite, c'est que Zalachenko s'est avéré être un psychopathe d'envergure. Il buvait et tabassait Agneta. Pour autant que j'ai pu comprendre, cette violence s'est poursuivie tout au long de l'enfance des filles. Lisbeth se souvient que Zalachenko faisait régulièrement son apparition. Parfois il pouvait rester absent de longues périodes avant de revenir soudain à Lundagatan. Et chaque fois c'était la même chose. Zalachenko venait pour le sexe et pour boire et ça se terminait toujours en différents sévices pour Agneta Salander. Lisbeth m'a raconté des détails qui laissent entendre qu'il ne s'agissait pas uniquement de sévices physiques. Il était armé et menaçant, et il ressemblait fort à un sadique appréciant la terreur psychique. J'ai compris que ça n'a fait qu'empirer avec les années. La plus grande partie des années 1980, la mère de Lisbeth l'a vécue dans la terreur.
— Est-ce qu'il frappait aussi les enfants ?
— Non. Apparemment, il ne s'intéressait absolument pas à ses filles. Il leur disait à peine bonjour. La mère les envoyait en général dans la chambre quand Zalachenko arrivait, et elles n'avaient pas le droit d'en sortir sans autorisation. Une ou deux fois il lui est peut-être arrivé de donner une tape à Lisbeth ou à sa sœur, mais c'était surtout parce qu'elles dérangeaient ou se trouvaient sur son chemin. Toute la violence était dirigée contre la mère.
— Merde alors. Pauvre Lisbeth.
Holger Palmgren hocha la tête.
— Lisbeth m'a raconté tout ça environ un mois avant que j'aie mon attaque. C'était la première fois qu'elle parlait ouvertement de ce qui s'était passé. Je venais de décider que c'était assez, toutes ces inepties de tutelle. Lisbeth était aussi intelligente que toi et moi et je me préparais à relancer son cas au tribunal d'instance. Puis j'ai eu mon attaque... et quand je me suis réveillé, j'étais ici.
Il fit un grand mouvement avec le bras. Une aide-soignante frappa à la porte et entra avec le café. Palmgren garda le silence jusqu'à ce qu'elle ait quitté la pièce.
— Il y a des choses dans ce récit que je ne comprends pas. Agneta Salander a été obligée de se faire soigner à l'hôpital une douzaine de fois. J'ai lu son dossier. Elle était manifestement victime d'une maltraitance sévère et les Affaires sociales auraient dû intervenir. Mais rien ne s'est passé. Lisbeth et Camilla étaient placées à l'accueil social quand elle était hospitalisée, mais dès qu'elle sortait de l'hôpital, elle rentrait chez elle pour attendre le round suivant. La seule explication que je puisse donner, c'est que tout le réseau de protection sociale a failli à sa mission et qu'Agneta avait beaucoup trop peur pour faire autre chose qu'attendre son tortionnaire. Puis il est arrivé quelque chose. Lisbeth appelle cela Tout Le Mal.
— Et c'est quoi ?
— Zalachenko ne s'était pas montré pendant plusieurs mois. Lisbeth venait d'avoir douze ans. Elle avait presque commencé à croire qu'il avait disparu pour de bon. Ce n'était évidemment pas le cas. Un jour il est revenu. D'abord, Agneta a enfermé Lisbeth et sa sœur dans la chambre. Ensuite elle a eu des rapports avec Zalachenko. Puis il a commencé à la tabasser. Il prenait plaisir à la torturer. Mais cette fois-ci, ce n'était pas deux petites enfants qui étaient enfermées... Les filles ont réagi différemment. Camilla avait une peur panique que quelqu'un apprenne ce qui se déroulait chez elles. Elle refoulait tout et faisait comme si elle ne savait pas que sa maman était maltraitée. Quand les coups avaient fini de pleuvoir, Camilla venait en général faire un câlin à son papa comme si tout allait bien.
— C'était sa façon de se protéger.
— Oui. Mais Lisbeth était d'un autre calibre. Cette fois-ci, elle a interrompu la séance de violence. Elle est allée dans la cuisine chercher un couteau qu'elle a planté dans l'épaule de Zalachenko. Elle l'a poignardé cinq fois avant qu'il réussisse à lui prendre le couteau et à lui donner un coup de poing. Les plaies n'étaient pas profondes mais il saignait comme un cochon, et il a décampé.
— C'est du Lisbeth tout craché, ça.
Palmgren rit.
— Oui. Mieux vaut ne pas énerver Lisbeth Salander. Son attitude envers l'entourage est que si quelqu'un la menace avec un pistolet, elle s'en procure un plus gros. C'est cela qui me fait si peur dans ce qui se passe en ce moment.
— C'était ça, Tout Le Mal ?
— Non. Maintenant deux choses vont se passer. Je n'arrive pas à comprendre. Zalachenko était suffisamment blessé pour avoir besoin de soins à l'hôpital. Il aurait dû y avoir une enquête de police.
— Mais ?
— Mais pour ce que j'en sais, il ne s'est absolument rien passé. Lisbeth prétend qu'un homme est venu parler avec Agneta. Elle ne sait pas ce qui a été dit ni qui il était. Et ensuite sa mère a dit à Lisbeth que Zalachenko avait tout pardonné.
— Pardonné ?
— C'est l'expression qu'elle a utilisée.
Et subitement Mikael comprit.
Björck. Ou l'un des collègues de Björck. Il fallait nettoyer derrière Zalachenko. Quel salopard ! Il ferma les yeux.
— Quoi ? demanda Palmgren.
— Je crois savoir ce qui s'est passé. Et cette fois-ci quelqu'un va payer. Mais continuez votre récit.
— Zalachenko ne s'est pas montré pendant des mois. Lisbeth l'attendait et se préparait. Elle faisait l'école buissonnière à tout moment pour surveiller sa maman. Elle avait une peur bleue que Zalachenko lui fasse du mal. Elle avait douze ans et ressentait une responsabilité pour sa mère qui n'osait pas aller à la police et qui ne pouvait pas rompre avec Zalachenko, ou qui peut-être ne percevait pas le sérieux de la situation. Mais le jour où Zalachenko est revenu, Lisbeth était justement à l'école. Elle rentrait quand il était en train de quitter l'appartement. Il n'a rien dit. Il a seulement ri. Lisbeth est entrée et a trouvé sa maman sans connaissance par terre dans la cuisine.
— Et Zalachenko n'a pas touché Lisbeth ?
— Non. Elle l'a rattrapé quand il montait dans sa voiture. Il a baissé la vitre, probablement pour lui dire quelque chose. Lisbeth s'était préparée. Elle a jeté une brique de lait dans la voiture, qu'elle avait remplie d'essence. Puis elle a craqué une allumette.
— Nom de Dieu !
— Deux fois, elle a essayé de tuer son père. Et cette fois-ci, il y a eu des conséquences. Un homme brûlant comme une torche dans une voiture dans Lundagatan, ça ne pouvait pas passer inaperçu.
— En tout cas, il a survécu.
— Zalachenko en est sorti terriblement mal en point, avec de graves brûlures. Ils ont été obligés d'amputer un pied. Il a eu le visage sérieusement brûlé et des brûlures ailleurs sur le corps aussi. Et Lisbeth s'est retrouvée en pédopsychiatrie à Sankt Stefan.
ELLE EN CONNAISSAIT DÉJÀ CHAQUE MOT PAR CŒUR, mais Lisbeth Salander relut attentivement les documents la concernant qu'elle avait trouvés dans la maison de campagne de Bjurman. Ensuite, elle s'installa dans le recoin de la fenêtre et ouvrit l'étui à cigarettes que lui avait offert Miriam Wu. Elle alluma une cigarette et regarda Djurgården. Elle avait découvert quelques détails sur sa vie qu'elle ne connaissait pas avant.
Tant de morceaux du puzzle tombaient en place qu'elle en devint toute glacée. Ce qui l'intéressait avant tout était le rapport de police rédigé par Gunnar Björck en février 1991. Elle n'aurait su dire lequel de tous les adultes qui lui avaient parlé était Björck, mais elle croyait savoir. Il s'était présenté sous un autre nom. Sven Jansson. Elle se rappelait chaque nuance de son visage, chaque mot qui avait été dit et chaque geste qu'il avait fait lors des trois occasions où elle l'avait rencontré.
Ça avait été le chaos complet.
Dans la voiture, Zalachenko flambait comme une torche. Il avait réussi à ouvrir la portière et à rouler sur le trottoir, mais s'était pris la jambe dans la ceinture de sécurité au milieu du brasier. Des gens s'étaient précipités pour étouffer les flammes. Les pompiers étaient arrivés pour éteindre l'incendie de la voiture. L'ambulance était arrivée et elle avait essayé de convaincre les ambulanciers de laisser tomber Zalachenko pour s'occuper plutôt de sa maman. Ils l'avaient repoussée. La police était venue et des témoins l'avaient désignée. Elle avait essayé d'expliquer ce qui s'était passé, mais elle avait eu l'impression que personne ne l'écoutait, et tout à coup elle s'était retrouvée sur la banquette arrière d'une voiture de police et il avait fallu des minutes, des minutes, des minutes qui étaient presque devenues une heure avant que la police entre finalement dans l'appartement et trouve sa maman.
Sa mère, Agneta Sofia Salander, était sans connaissance. Elle avait des lésions cérébrales. La première d'une longue série d'hémorragies cérébrales avait été déclenchée par les coups. Elle n'allait jamais se rétablir.
Lisbeth comprit subitement pourquoi personne n'avait lu le rapport de police, pourquoi Holger Palmgren n'avait pas réussi à l'obtenir et pourquoi encore aujourd'hui le procureur Richard Ekström, qui dirigeait la chasse lancée contre elle, n'y avait pas accès. Le rapport n'avait pas été fait par la police normale. Il avait été fait par un enfoiré de la Säpo. Il portait des tampons disant que l'enquête était classée secrète selon la loi sur la sécurité de l'Etat.
Alexander Zalachenko avait travaillé pour la Säpo.
Il ne s'agissait pas d'une enquête. Il s'agissait d'une affaire étouffée. Zalachenko était plus important qu'Agneta Salander. Il ne devait pas être identifié et dénoncé. Zalachenko n'existait pas.
Ce n'était pas Zalachenko qui était le problème — c'était Lisbeth Salander, la gamine folle qui menaçait de faire sauter l’un des plus gros secrets de la nation.
Un secret dont elle n'avait eu aucune connaissance. Elle réfléchit. Zalachenko avait rencontré sa maman presque immédiatement après être arrivé en Suède. Il s'était présenté sous son nom véritable. Il n'avait pas encore reçu de nom de couverture ni d'identité suédoise. Voilà qui expliquait pourquoi Lisbeth n'avait trouvé son nom dans aucun registre officiel durant toutes ces années. Elle connaissait son vrai nom. Mais l'Etat suédois lui avait donné un nouveau nom.
Elle comprit l'idée générale. Si Zalachenko était mis en examen pour coups et blessures aggravés, l'avocat d'Agneta Salander allait commencer à fouiller son passé. Où travaillez-vous, monsieur Zalachenko ? Comment vous appelez-vous réellement ?
Si Lisbeth Salander se retrouvait à l'Assistance sociale, quelqu'un allait peut-être commencer à fouiller. Elle était trop jeune pour être mise en examen, mais si l'attentat au cocktail Molotov était trop minutieusement étudié, la même chose se produirait. Elle imagina les titres dans les journaux. Le rapport devait par conséquent être fait par une personne de confiance. Et ensuite être classé top secret et enterré, très profondément, pour que personne ne puisse le retrouver. Et Lisbeth Salander devait donc elle aussi être enterrée si profondément que personne ne pourrait la retrouver.
Gunnar Björck.
Sankt Stefan.
Peter Teleborian.
L'explication la mit hors d'elle.
Cher Etat... je vais avoir un entretien avec toi si jamais je trouve quelqu'un avec qui parler.
Elle se demanda brièvement ce que penserait le ministre des Affaires sociales s'il recevait un cocktail Molotov par les portes de son ministère. Mais faute de responsables, Peter Teleborian était un bon substitut. Elle nota mentalement de s'occuper sérieusement de lui dès qu'elle aurait réglé tout le reste.
Mais elle ne comprenait toujours pas tous les tenants et aboutissants. Zalachenko avait soudain surgi de nouveau après toutes ces années. Il risquait d'être désigné par Dag Svensson. Deux coups de feu. Dag Svensson et Mia Bergman. Une arme portant ses propres empreintes digitales...
Zalachenko ou celui qu'il avait envoyé pour exécuter la sentence ne pouvaient évidemment pas savoir qu'elle avait trouvé le revolver dans le tiroir de Bjurman et l'avait manipulé. Cela avait été un pur hasard, mais pour elle il était clair depuis le début qu'il devait y avoir un lien entre Bjurman et Zala.
Pourtant, l'histoire ne collait toujours pas. Elle réfléchit et essaya les morceaux du puzzle l'un après l'autre.
Il n'y avait qu'une réponse plausible.
Bjurman.
Bjurman avait fait l'enquête sur sa personne. Il avait fait le lien entre elle et Zalachenko. Il s'était tourné vers Zalachenko. Elle possédait un film montrant Bjurman en train de la violer. C'était son épée sur la nuque de Bjurman. Bjurman avait dû imaginer que Zalachenko pourrait obliger Lisbeth à révéler où se trouvait ce film.
Elle quitta le recoin de la fenêtre, alla ouvrir le tiroir de son bureau et sortit le CD. Au marqueur, elle avait écrit Bjurman dessus. Elle ne l'avait même pas glissé dans une pochette. Elle ne l'avait pas regardé depuis qu'elle l'avait passé en avant-première à Bjurman deux ans plus tôt. Elle le soupesa dans sa main puis le remit dans le tiroir.
Bjurman avait été un con. S'il s'était occupé de ses oignons, elle l'aurait laissé filer à condition qu'il réussisse à lever sa tutelle. Zalachenko ne l'aurait jamais laissé filer. Bjurman aurait été transformé pour toujours en un chien de compagnie de Zalachenko. Ce qui en soi aurait été une punition méritée.
Le réseau de Zalachenko. Des tentacules s'étendaient vers le MC Svavelsjö.
Le géant blond.
Il était la clé. Il fallait qu'elle le trouve et le force à révéler où se cachait Zalachenko.
Elle ralluma une cigarette et contempla le château de Skeppsholmen. Elle déplaça le regard vers les montagnes russes du parc d'attractions de Gröna Lund. Soudain, elle se parla à haute voix. Elle imita une voix qu'elle avait entendue dans un film à la télé un jour.
Daaaaddyyyyy, I am coming to get yoooou.
Si quelqu'un l'avait entendue, il se serait dit qu'elle était une cinglée patentée. A 19 h 30, elle alluma la télé pour voir les dernières nouvelles de la chasse à Lisbeth Salander. Elle eut le choc de sa vie.
BUBLANSKI RÉUSSIT A COINCER Hans Faste sur son portable peu après 20 heures. Ce ne furent pas des politesses qu'ils échangèrent sur le réseau des télécommunications. Bublanski ne demanda pas à Faste où il avait été, il l'informa seulement sans chaleur des événements de la journée.
Faste était ébranlé.
Il en avait eu assez du cirque dans la maison et avait fait quelque chose qu'il n'avait jamais fait auparavant en service. De rage, il était allé en ville. Il avait fini par couper son portable et s'était assis au pub de la Gare centrale et avait bu deux bières tout en débordant de colère. Ensuite il était rentré chez lui, avait pris une douche et s'était endormi.
Il avait besoin de sommeil.
Il s'était réveillé à temps pour Rapport et ses yeux étaient presque sortis de leurs orbites quand il avait regardé les infos. Un cimetière à Nykvarn. Lisbeth Salander avait tiré sur le patron du MC Svavelsjö. Chasse à l'homme à travers les banlieues sud. Le filet se resserrait.
Il avait rebranché son portable.
Ce foutu Bublanski avait appelé presque tout de suite et l'avait informé que l'enquête recherchait désormais de façon officielle un coupable alternatif. Il lui avait dit aussi d'aller relever Jerker Holmberg à l'examen du lieu du crime à Nykvarn. Alors qu'on arrivait à la conclusion de l'enquête sur Salander, Faste allait donc s'occuper à ramasser des mégots dans la forêt. Aux autres de chasser Salander.
Que venait foutre le MC Svavelsjö dans tout ça ?
Après tout, il y avait peut-être quelque chose dans ce qu'elle disait, cette putain de gouine, Modig. Non, ce n'était pas possible. C'était forcément Salander. Il voulait être celui qui l'arrêterait. Il avait tellement envie de l'arrêter qu'il serra le téléphone portable à en avoir presque mal à la main.
HOLGER PALMGREN CONTEMPLA calmement Mikael Blomkvist qui allait et venait devant la fenêtre de sa petite chambre. Il était presque 19 h 30 et ils parlaient sans interruption depuis bientôt une heure. Finalement, Palmgren frappa sur la table pour attirer l'attention de Mikael.
— Assieds-toi avant d'user complètement tes chaussures, dit-il, passant du coup au tutoiement.
Mikael s'assit.
— Tous ces secrets, dit-il. Je n'avais pas compris le lien avant que tu racontes le passé de Zalachenko. Je n'avais vu que les évaluations sur l'état de Lisbeth qui établissent qu'elle est psychiquement dérangée.
— Peter Teleborian.
— Il a forcément une espèce d'accord avec Björck. Ça doit être une sorte de collaboration.
Mikael hocha pensivement la tête. Quoi qu'il arrive, Peter Teleborian ferait l'objet d'une investigation journalistique.
— Lisbeth m'a dit de rester à l'écart de lui. Qu'il était malveillant.
Holger Palmgren le regarda attentivement.
— Quand est-ce qu'elle a dit ça ?
Mikael se tut. Puis il sourit et regarda Palmgren.
— Encore des secrets. Merde alors. J'ai communiqué avec elle pendant sa cavale. A travers mon ordinateur. Des messages brefs et mystérieux de sa part, mais elle m'a tout le temps guidé dans la bonne direction.
Holger Palmgren soupira.
— Et tu n'as évidemment pas raconté ça à la police, dit-il.
— Non. Pas exactement.
— Officiellement tu ne me l'as pas raconté non plus. Mais elle s'y connaît assez bien en informatique.
Tu es loin d'imaginer à quel point.
— J'ai une grande confiance en sa capacité de retomber sur ses pieds. Elle vit peut-être chichement, mais c'est une battante.
Pas tout à fait chichement. Elle a volé près de 3 milliards de couronnes. Elle ne crèvera pas de faim. Tout comme Fifi Brindacier, elle a un coffre plein de pièces d'or.
— Ce que je ne comprends pas, dit Mikael, c'est pourquoi tu n'as pas agi pendant toutes ces années.
Holger Palmgren soupira de nouveau. Il se sentit incommensurablement triste.
— J'ai échoué, dit-il. Quand j'ai été désigné comme son administrateur ad hoc, elle n'était qu'une parmi toute une flopée de jeunes à problèmes. J'en ai eu à la douzaine. C'est Bengt Brådhensjö qui m'a confié cette mission quand il était chef des services sociaux. Lisbeth se trouvait déjà à Sankt Stefan à cette époque et je ne l'ai même pas rencontrée durant la première année. J'ai parlé avec Teleborian une paire de fois et il a expliqué qu'elle était psychotique et qu'elle recevait tous les soins qu'on pouvait imaginer. Je l'ai cru, naturellement. Mais j'ai aussi parlé avec Jonas Beringer, qui à l'époque était chef de service. Je ne pense pas qu'il soit mêlé en quoi que ce soit à cette histoire. Il a fait une évaluation à ma demande et on s'est mis d'accord pour essayer de la réintroduire dans la société via une famille d'accueil. Elle avait quinze ans.
— Et tu as été derrière elle depuis, tout au long des années ?
— Pas suffisamment. Je me suis battu pour elle après l'épisode dans le métro. J'avais appris à la connaître et je l'aimais beaucoup. Elle avait du caractère. J'ai réussi à éviter qu'elle ne soit internée. Le compromis qu'on a trouvé avec les autorités était qu'elle soit déclarée incapable et que je devienne son tuteur.
— On ne peut tout de même pas envisager que Björck ait pu déterminer ce que le tribunal devait décider. Cela aurait attiré l'attention. Il voulait qu'elle soit enfermée et, pour arriver à ses fins, il a tenté de dresser un portrait d'elle bien noir à travers des appréciations psychiatriques, entre autres grâce à Teleborian, en espérant que le tribunal prenne la décision logique. Au lieu de quoi ils ont adopté ton point de vue.
— Je n'ai jamais estimé qu'elle devait être placée sous tutelle. Mais pour être absolument franc, je dois avouer que je ne me suis pas beaucoup remué pour lever la décision. J'aurais dû agir plus vigoureusement et plus tôt. Mais j'aimais beaucoup Lisbeth et... je remettais ça tout le temps à plus tard. J'avais trop d'affaires sur les bras. Et ensuite je suis tombé malade.
Mikael hocha la tête.
— Je ne trouve pas qu'il y ait de quoi te faire des reproches. Tu es une des rares personnes à l'avoir soutenue au fil des ans.
— Mais le problème a tout le temps été que je ne savais pas que je devais intervenir. Lisbeth était ma cliente, mais elle n'a jamais mentionné Zalachenko. Quand elle est sortie de Sankt Stefan, il a fallu plusieurs années pour qu'elle me témoigne des bribes de confiance. Ce n'est qu'après le procès que j'ai senti qu'elle commençait lentement à communiquer avec moi autrement que pour des formalités nécessaires.
— Comment ça se fait qu'elle ait commencé à parler de Zalachenko ?
— Je suppose que malgré tout elle avait commencé à me faire confiance. De plus, j'avais plusieurs fois commencé à discuter de la possibilité de faire lever la tutelle. Elle a réfléchi là-dessus pendant quelques mois. Ensuite elle a appelé un jour pour me rencontrer. Elle avait fini de réfléchir. Et elle a raconté toute l'histoire de Zalachenko et son interprétation de ce qui s'était passé.
— Je vois.
— Alors tu vois peut-être aussi que pour moi c'était un gros morceau à digérer. C'est alors que je me suis mis à fouiller dans l'histoire. Et je n'ai même pas trouvé Zalachenko dans un registre suédois. Par moments, c'était difficile de savoir si elle inventait ou pas.
— Quand tu as eu ton attaque, Bjurman est devenu son tuteur. Ça n'était certainement pas un hasard.
— Non. Je ne sais pas si un jour on pourra le prouver, mais je me dis que si on creuse suffisamment profond, on trouvera... l'individu quel qu'il soit qui a succédé à Björck et qui supervise le ménage derrière l'affaire Zalachenko.
— Je n'ai aucun problème pour comprendre le refus total de Lisbeth de parler avec des psychologues ou des autorités, dit Mikael. Chaque fois qu'elle a essayé, ça n'a fait qu'empirer les choses. Elle a essayé d'expliquer ce qui s'était passé à des dizaines d'adultes et personne ne l'a écoutée. Toute seule, elle a essayé de sauver la vie de sa mère et de la défendre contre un psychopathe. Elle a fini par faire la seule chose qu'elle pouvait faire. Et au lieu de s'entendre dire « Tu as bien fait » et « Tu es une bonne petite », elle a été enfermée à l'asile de fous.
— Ce n'est pas aussi simple que ça. J'espère que tu comprends bien que Lisbeth a quelque chose qui cloche, dit Palmgren sévèrement.
— Qu'est-ce que tu entends par là ?
— Tu dois savoir qu'elle a eu pas mal de problèmes au cours de sa jeunesse, des difficultés à l'école et tout ça.
— Tous les journaux ont ressassé ça. Moi aussi, j'aurais sans doute eu une scolarité difficile si j'avais eu son enfance.
— Les problèmes de Lisbeth dépassent de loin les problèmes qu'il y avait dans son milieu familial. J'ai lu toutes les évaluations psychiatriques sur elle et il n'y a même pas de diagnostic. Mais je crois qu'on peut être d'accord pour dire que Lisbeth Salander n'est pas comme les gens normaux. Est-ce que tu as jamais joué aux échecs avec elle ?
— Non.
— Elle a une mémoire photographique.
— Je le sais. Je l'ai compris à force de la fréquenter.
— D'accord. Elle adore les énigmes. Une fois, quand elle est venue me voir pour Noël, je lui ai donné à résoudre quelques problèmes d'un test d'intelligence de Mensa. C'était un test du genre où on vous montre cinq symboles similaires et on doit déterminer comment doit être le sixième.
— Ah oui.
— J'avais moi-même essayé de faire ce test et j'avais eu environ la moitié juste. Et j'ai bûché pendant deux soirs là-dessus. Elle a jeté un regard sur le papier et répondu correctement à toutes les questions.
— D'accord, dit Mikael. Lisbeth est une fille très spéciale.
— Elle a énormément de mal à communiquer avec autrui. J'ai avancé une forme du syndrome d'Asperger ou quelque chose comme ça. Si tu lis les descriptions cliniques des patients atteints du syndrome d'Asperger, il y a certaines choses qui collent parfaitement avec Lisbeth, mais il y en a autant qui ne collent pas du tout.
Il se tut un bref instant.
— Elle n'est absolument pas dangereuse pour ceux qui la laissent tranquille et la traitent avec respect.
Mikael hocha la tête.
— Mais elle est violente, sans hésitation, dit Palmgren à voix basse. Si on la provoque ou la menace, elle peut riposter avec une extrême violence.
Mikael hocha la tête encore une fois.
— La question est de savoir ce qu'on fait maintenant, dit Holger Palmgren.
— Maintenant, on va trouver Zalachenko, répondit Mikael.
A ce moment, le Dr Sivarnandan frappa à la porte.
— J'espère que je ne vous dérange pas. Mais si vous êtes intéressés par Lisbeth Salander, vous devriez allumer la télé et regarder Rapport.
LISBETH SALANDER TREMBLAIT DE RAGE. Le matin, elle était allée tranquillement à la maison de campagne de Bjurman. Elle n'avait pas allumé son ordinateur depuis la veille au soir, et au cours de la journée elle avait été trop occupée pour écouter les informations. Elle était préparée à ce que le bazar à Stallarholmen occasionne certains titres, mais elle fut absolument prise de court par la tempête qui s'abattit sur elle dans les informations à la télé.
Miriam Wu était à l'hôpital de Söder, fracassée par un géant blond qui l'avait enlevée devant son domicile dans Lundagatan. Son état était considéré comme sérieux.
Paolo Roberto l'avait sauvée. Comment il s'était retrouvé dans un entrepôt à Nykvarn était incompréhensible. Il était interviewé à sa sortie de l'hôpital mais il ne voulait pas faire de commentaires. A voir son visage, on pouvait penser qu'il sortait de dix rounds les mains attachées dans le dos.
Les restes de deux personnes avaient été retrouvés enterrés dans une forêt dans la zone où Miriam Wu avait été emmenée. La police indiquait qu'en fin de journée avait été trouvé un troisième endroit où on allait procéder à des fouilles. Il y avait peut-être d'autres tombes encore sur le terrain.
Ensuite, la chasse à Lisbeth Salander.
Le filet se resserrait autour d'elle. Au cours de la journée, la police l'avait localisée dans un village de vacances pas loin de Stallarholmen. Elle était armée et dangereuse. Elle avait tiré sur un Hell's Angel, peut-être deux. L'agression avait eu lieu à la maison de campagne de Nils Bjurman. La police pensait qu'elle avait réussi à passer à travers les mailles et qu'elle avait quitté la zone.
Le chef de l'enquête préliminaire, Richard Ekström, tint une conférence de presse. Il répondit évasivement. Non, il ne pouvait pas répondre à la question de savoir si Lisbeth Salander avait des liens avec les Hell's Angels. Non, il ne pouvait pas confirmer que Lisbeth Salander avait été vue à l'entrepôt de Nykvarn. Non, rien n'indiquait que ceci soit un règlement de compte entre gangsters. Non, il n'était pas établi que Lisbeth Salander soit la seule coupable des meurtres d'Enskede — la police n'avait jamais affirmé qu'elle était la meurtrière, disait Ekström, elle l'avait uniquement recherchée pour l'entendre dans cette affaire.
Lisbeth Salander fronça les sourcils. Quelque chose s'était apparemment passé au sein de l'enquête de police.
ELLE FILA SUR LE NET et lut tout d'abord les pages des journaux, puis elle entra successivement dans le disque dur du procureur Ekström, dans celui de Dragan Armanskij et celui de Mikael Blomkvist.
La boîte aux lettres d'Ekström contenait plusieurs courriers intéressants, surtout un mémo envoyé par l'inspecteur Jan Bublanski à 17 h 22. Le mémo était court et très critique sur la manière d'Ekström de mener l'enquête préliminaire. Le mail se terminait par ce qu'il fallait sans doute considérer comme un ultimatum. Bublanski procédait par points. Il exigeait (a) que l'inspectrice criminelle Sonja Modig soit immédiatement réintégrée dans son équipe, (b) qu'on modifie l'orientation de l'enquête pour obtenir des coupables alternatifs des meurtres d'Enskede et (c) qu'une véritable enquête soit lancée sur le mystérieux individu connu sous le nom de Zala.
[Les accusations contre Lisbeth Salander se fondent sur un seul et lourd indice — ses empreintes digitales sur l'arme du crime. Cela est bel et bien une preuve, et tu le sais bien, qu'elle a manipulé l'arme, mais pas une preuve qu'elle s'en est servie et encore moins qu'elle l'a dirigée contre les victimes.
Nous nous trouvons actuellement dans la situation où nous savons que d'autres acteurs sont mêlés à ce drame, que la police de Södertälje a trouvé deux corps enterrés et qu'elle va fouiller un troisième endroit. L'entrepôt appartient à un cousin de Carl-Magnus Lundin. Il me semble évident que Lisbeth Salander, malgré sa violence et quel que soit son profil psychologique, n'a rien à voir avec tout ceci.]
Bublanski terminait en constatant que si ses exigences n'étaient pas satisfaites, il se sentirait obligé de quitter l'enquête, et il ne le ferait pas sans bruit. Ekström avait répondu à Bublanski qu'il fasse pour le mieux.
Dans le disque dur de Dragan Armanskij, Lisbeth trouva d'autres infos, mais qui la laissèrent quelque peu perplexe. Un court échange de mails avec le service de la comptabilité de Milton établissait que Niklas Eriksson quittait l'entreprise avec effet immédiat. Ses indemnités de congé ainsi que trois mois d'indemnités de départ seraient versés. Un mail adressé au gardien stipulait que dès son entrée dans l'immeuble, Eriksson serait obligatoirement escorté jusqu'à son bureau pour récupérer ses affaires personnelles, puis serait congédié. Un mail à la section technique stipulait que le passe d'Eriksson devait lui être réclamé.
Mais le plus intéressant était un échange de mails entre Dragan Armanskij et Frank Alenius, l'avocat de Milton Security. Dragan demandait comment Lisbeth Salander pourrait être le mieux représentée au cas où elle serait arrêtée. Alenius commençait par répondre qu'il n'y avait aucune raison pour Milton de s'engager dans la défense d'une ancienne employée coupable de meurtres — le fait pour l'entreprise d'être mêlée à une telle histoire pouvant apparaître comme franchement négatif. Armanskij répondait avec colère que l'affirmation selon laquelle Lisbeth Salander aurait commis des meurtres restait à prouver et qu'il était maintenant question de soutenir une ancienne employée que personnellement Dragan Armanskij estimait innocente.
Lisbeth ouvrit le disque dur de Mikael Blomkvist et constata qu'il n'avait rien écrit, il n'était même pas entré dans son ordinateur depuis tôt la veille. Il n'y avait rien de nouveau.
STEVE BOHMAN POSA LE DOSSIER sur la table de conférence dans le bureau de Dragan Armanskij. Il s'assit lourdement. Fräklund prit le dossier, l'ouvrit et commença à lire. Dragan Armanskij était devant la fenêtre, il contemplait la vieille ville.
— J'imagine que ce sont les dernières informations que je puisse livrer. Je suis viré de l'enquête à partir d'aujourd'hui, dit Bohman.
— Ce n'est pas ta faute, dit Fräklund.
— Non, ce n'est pas ta faute, répéta Armanskij en s'asseyant.
Il avait réuni tout le matériau que Bohman lui avait fourni depuis presque deux semaines en une pile sur la table.
— Tu as fait du bon boulot, Steve. J'ai parlé avec Bublanski. Il est allé jusqu'à regretter de te perdre, mais il n'avait pas le choix, à cause d'Eriksson.
— Ça va. Je me suis rendu compte que je suis bien mieux ici chez Milton que là-bas à Kungsholmen.
— Est-ce que tu peux nous faire un résumé ?
— Eh bien, si le but était de trouver Lisbeth Salander, nous avons lamentablement échoué. Ça a été une enquête très bordélique avec conflit au niveau de la direction et Bublanski n'a peut-être pas eu le contrôle complet des investigations.
— Hans Faste...
— Hans Faste est un sale type. Mais le problème n'est pas seulement Faste et une enquête bordélique. Bublanski a veillé à ce que toutes les options soient examinées aussi soigneusement que possible. Le fait est que Salander est vraiment douée pour effacer les traces derrière elle.
— Mais ton boulot n'était pas uniquement d'arrêter Salander, glissa Armanskij.
— Non, et je me réjouis qu'on n'ait pas informé Niklas Eriksson de ma deuxième mission quand on a démarré. Ma tâche était effectivement aussi de te servir d'informateur et de taupe, et de veiller à ce que Salander ne soit pas pendue innocente.
— Et quelle est ton opinion aujourd'hui ?
— Quand on a commencé, j'étais assez certain de sa culpabilité. Aujourd'hui, je ne sais plus. Tant de contradictions ont surgi...
— Oui?
— ... que je ne la considère plus comme principale suspecte. Je penche de plus en plus dans le sens de Mikael Blomkvist.
— Ce qui signifie qu'il nous faut trouver des coupables alternatifs. On n'a qu'à passer en revue toute l'enquête depuis le début, dit Armanskij, et il servit du café aux participants à la conférence.
LISBETH SALANDER VIVAIT l'une des pires soirées de sa vie. Elle pensa à l'instant où elle avait jeté la bombe incendiaire par la vitre de la voiture de Zalachenko. A dater de cet instant, les cauchemars avaient cessé et elle avait ressenti une grande paix intérieure. Au fil des ans, d'autres problèmes avaient surgi, mais qui l'avaient toujours concernée, elle, et qu'elle avait su gérer. Maintenant, il s'agissait de Mimmi.
Mimmi était à l'hôpital de Söder, brisée dans tout son corps. Mimmi était innocente. Elle n'avait aucun rapport avec cette histoire. Son seul crime était de connaître Lisbeth Salander.
Lisbeth se maudit. C'était sa faute. La culpabilité l'assaillit. Elle avait gardé sa propre adresse secrète et soigneusement veillé à être protégée de toutes les manières imaginables. Et ensuite elle avait installé Mimmi à l'adresse que tout le monde connaissait.
Comment avait-elle pu être inconsciente à ce point ?
Elle aurait tout aussi bien pu la démolir elle-même.
Elle était tellement malheureuse qu'elle en eut les larmes aux yeux. Lisbeth Salander ne pleure jamais. Elle essuya ses larmes.
Vers 22 h 30, elle se sentit si fébrile qu'elle ne pouvait pas rester dans l'appartement. Elle enfila sa veste et se faufila dans la nuit. Elle marcha dans des rues secondaires jusqu'à ce qu'elle ait rejoint Ringvägen et se tienne devant l'accès à l'hôpital de Söder. Elle avait envie d'aller dans la chambre de Mimmi, de la réveiller et d'expliquer que tout s'arrangerait. Puis elle vit la lumière bleue d'une voiture de police du côté de Zinken et elle bifurqua dans une rue transversale avant d'être repérée.
Elle fut de retour chez elle peu après minuit. Elle avait froid et elle se déshabilla et se glissa dans son lit. Elle n'arrivait pas à dormir. A 1 heure, elle se leva et traversa nue l'appartement plongé dans le noir. Elle entra dans la chambre d'amis où elle avait installé un lit et une commode mais sans y mettre les pieds par la suite. Elle s'assit par terre adossée à la cloison et fixa l'obscurité.
Lisbeth Salander avec une chambre d'amis. C'est une blague ?
Elle resta là jusqu'à 2 heures, tremblant de froid. Puis elle se mit à pleurer. Elle ne se souvenait pas de l'avoir jamais fait auparavant.
A 2 H 30, LISBETH SALANDER avait pris sa douche et était habillée. Elle mit en route la cafetière, prépara des tartines et alluma l'ordinateur. Elle entra dans le disque dur de Mikael Blomkvist. Cela l'intriguait qu'il n'ait pas tenu à jour son journal d'enquête, mais elle n'avait pas eu la force d'y réfléchir pendant la nuit.
Le journal d'enquête n'ayant toujours pas été ouvert, elle alla voir dans le dossier [LISBETH SALANDER]. Elle trouva tout de suite un nouveau document avec le titre [Lisbeth-IMPORTANT]. Elle vérifia les propriétés de ce document. Il avait été créé à 0 h 52. Puis elle double cliqua et lut le message.
[Lisbeth, prends immédiatement contact avec moi. Cette histoire est pire que tout ce que j'ai pu imaginer. Je sais qui est Zalachenko et je crois savoir ce qui s'est passé. J'ai parlé avec Holger Palmgren. J'ai compris le rôle de Teleborian et pourquoi c'était si important de t'enfermer en pédopsychiatrie. Je crois savoir qui a tué Dag et Mia. Je crois savoir pourquoi, mais il me manque quelques morceaux déterminants du puzzle. Je ne comprends pas le rôle de Bjurman. APPELLE-MOI IMMÉDIATEMENT, ON PEUT RÉSOUDRE TOUT ÇA. Mikael.]
Lisbeth lut le document deux fois. Super Blomkvist y avait mis du zèle. Premier de la classe. Foutu premier de la classe. Il croyait encore que c'était possible de résoudre quoi que ce soit.
Il voulait du bien. Il voulait aider.
Il ne comprenait pas que quoi qu'il arrive, pour elle, la vie était foutue. La vie était foutue avant même qu'elle ait eu treize ans. Il n'y avait qu'une solution. Elle ouvrit un nouveau document et essaya d'écrire une réponse à Mikael Blomkvist, mais les pensées tournoyaient dans sa tête et il y avait tant de choses qu'elle voulait lui dire.
Lisbeth Salander amoureuse. C'était à se tordre de rire. Il ne le saurait jamais. Elle ne lui donnerait jamais la satisfaction de se réjouir de ce qu'elle ressentait pour lui.
Elle glissa le document à la corbeille et fixa l'écran vide. Mais il ne méritait quand même pas un complet silence de sa part. Il était fidèlement resté dans son coin du ring comme un vaillant petit soldat. Elle créa un nouveau document et écrivit une seule ligne.
[Merci d'avoir été mon ami.]
POUR COMMENCER, elle avait quelques décisions logistiques à prendre. Elle avait besoin d'un moyen de transport. Utiliser la Honda bordeaux garée dans Lundagatan était tentant mais exclu. Rien dans l'ordinateur portable du procureur Ekström n'indiquait que quelqu'un dans l'enquête avait découvert qu'elle avait acheté une voiture, sans doute parce que l'achat était si récent qu'elle n'avait même pas eu le temps d'envoyer les papiers d'immatriculation et d'assurance. Mais Mimmi avait peut-être lâché l'info quand les flics lui avaient posé des questions. Lisbeth ne pouvait pas miser sur son silence, et elle savait que Lundagatan était sous surveillance sporadique.
La police savait qu'elle possédait une moto, et c'était encore plus compliqué d'aller la chercher dans le local à Lundagatan. De plus, après quelques journées avec une chaleur quasi estivale, on avait promis un temps instable et de la pluie, et elle n'avait pas trop envie de se lancer avec une moto sur des routes glissantes.
Elle pouvait bien sûr louer une voiture au nom d'Irene Nesser, mais cela comportait des risques. Il y avait toujours la possibilité que quelqu'un la reconnaisse et qu'ainsi le nom d'Irene Nesser devienne inutilisable. Ce qui serait une catastrophe, puisqu'il représentait sa seule possibilité de sortie du pays.
Puis sa bouche afficha un rictus qui voulait être un sourire. Il y avait évidemment une autre possibilité. Elle ouvrit son ordinateur et entra dans le réseau de Milton Security, elle navigua jusqu'au parc des véhicules qui était administré par une secrétaire à l'accueil de l'entreprise. Milton Security disposait de quatre-vingt-quinze véhicules, dont la plupart étaient les voitures de surveillance au logo de la société. La majorité d'entre elles étaient basées dans différents garages en ville. Mais il y avait également quelques voitures banalisées qui pouvaient être utilisées au besoin lors de déplacements professionnels. Celles-là se trouvaient dans le garage du siège de Milton du côté de Slussen. Pratiquement au coin de la rue.
Elle vérifia les fichiers du personnel et choisit l'employé Marcus Hedin, qui venait de partir en vacances pour quinze jours. Il avait laissé le numéro de téléphone d'un hôtel aux îles Canaries. Elle modifia le nom de l'hôtel et inversa les chiffres du numéro de téléphone où il était joignable. Puis elle inséra une note disant que la dernière mesure de Hedin avant de partir en vacances avait été d'amener une des voitures en réparation, invoquant un embrayage récalcitrant. Elle choisit une Toyota Corolla automatique qu'elle avait déjà utilisée et elle indiqua que la voiture serait de retour une semaine plus tard.
Pour finir, elle entra dans le système et déprogramma les caméras de surveillance qu'elle serait obligée de passer. Entre 4 h 30 et 5 heures, elles diffuseraient une reprise de ce qui s'était passé la demi-heure précédente, mais avec le code horaire actualisé.
Peu avant 4 heures, son sac à dos était prêt. Elle avait deux rechanges de vêtements, deux bombes lacrymogènes et la matraque électrique à pleine charge. Elle regarda les deux armes qu'elle avait récoltées. Elle rejeta le Colt 1911 Government de Sandström pour lui préférer le P-83 Wanad polonais de Benny Nieminen, avec une balle en moins dans le chargeur. Il était plus fin et mieux adapté à sa main. Elle le glissa dans la poche de sa veste.
LISBETH RABATTIT LE COUVERCLE de son PowerBook mais laissa l'ordinateur en place sur le bureau. Elle avait transféré le contenu du disque dur vers une sauvegarde cryptée sur le Net, puis elle avait effacé tout son disque dur avec un programme qu'elle avait créé elle-même et qui garantissait qu'on ne pourrait pas en reconstruire le contenu. Elle ne comptait pas avoir besoin de son PowerBook, il l'encombrerait plus qu'autre chose. A la place, elle emporta son organiseur Palm Tungsten de poche.
Elle regarda autour d'elle dans le bureau. Elle avait le sentiment qu'elle ne reviendrait jamais dans l'appartement de Fiskaregatan et constata qu'elle laissait des secrets derrière elle qu'elle ferait peut-être mieux de détruire. Puis elle jeta un coup d'œil à sa montre et comprit qu'elle n'avait pas beaucoup de temps. Un dernier coup d'œil, puis elle éteignit la lampe du bureau.
ELLE REJOIGNIT A PIED Milton Security, entra par le garage et prit l'ascenseur pour gagner les bureaux. Elle ne croisa personne dans les couloirs vides et n'eut aucun problème pour prendre la clé de la voiture dans l'armoire murale à l'accueil, qui n'était pas verrouillée.
Trente secondes plus tard, elle était de retour dans le garage et ouvrit la serrure de la Corolla avec la télécommande. Elle lança le sac à dos sur le siège du passager et ajusta la position du siège du conducteur ainsi que le rétroviseur. Elle utilisa son vieux passe pour ouvrir la porte du garage.
Peu avant 4 h 30, elle quittait Söder Mälarstrand au pont de Västerbron. Le jour commençait à se lever.
MIKAEL BLOMKVIST SE RÉVEILLA à 6 h 30. Il n'avait pas mis le réveil et il n'avait dormi que trois heures. Il se leva, démarra son iBook et ouvrit le dossier [LISBETH SALANDER]. Il trouva immédiatement sa courte réponse.
[Merci d'avoir été mon ami.]
Mikael sentit un frisson lui parcourir le dos. Ce n'était pas la réponse qu'il avait espérée. Ça ressemblait plutôt à un adieu. Lisbeth Salander seule contre le monde entier. Il alla brancher la machine à café dans la cuisine, puis il se rendit dans la salle de bains. Il enfila un jean fatigué et réalisa qu'il n'avait pas eu le temps de faire de lessive ces dernières semaines et qu'il n'avait pas une seule chemise propre. Il mit un sweat-shirt bordeaux sous sa veste grise.
En se préparant des tartines dans la cuisine, il aperçut soudain un reflet métallique sur le plan de travail entre le four à micro-ondes et le mur. Il fronça les sourcils et se servit d'une fourchette pour extirper un trousseau de clés.
Les clés de Lisbeth Salander. Il les avait trouvées après l'agression dans Lundagatan et les avait posées sur le micro-ondes avec le sac. Elles avaient dû tomber. Du coup, il avait omis de les rendre avec le sac à Sonja Modig.
Il fixa le trousseau. Trois grandes clés et trois petites. Les trois grandes correspondaient à une porte de hall et à un appartement avec deux serrures. Son appartement. Elles ne correspondaient pas à Lundagatan. Merde, où habitait-elle ?
Il regarda de plus près les trois petites clés. Une devait être celle de sa Kawasaki. Une autre était une clé typique d'armoire ou de meuble de rangement. Il leva la troisième clé. Le numéro 24914 était gravé dessus. L'information le frappa de plein fouet.
Une boîte postale. Lisbeth Salander a une boîte postale.
Il passa en revue les bureaux de poste du quartier de Södermalm dans l'annuaire. Elle avait habité dans Lundagatan. Le bureau de Ringen était trop loin. Peut-être celui de Hornsgatan. Ou de Rosenlundsgatan.
Il arrêta la cafetière, laissa tomber le petit-déjeuner et prit la BMW d'Erika Berger pour se rendre directement à Rosenlundsgatan. La clé ne correspondait pas. Il continua jusqu'au bureau de poste de Hornsgatan. La clé convenait parfaitement à la boîte n° 24914. Il l'ouvrit et trouva vingt-deux lettres qu'il glissa dans la poche extérieure du sac de son ordinateur.
Il continua à rouler dans Hornsgatan, se gara devant le Ciné du Quartier et prit son petit-déjeuner au Copacabana. En attendant son caffè latte, il examina les lettres l'une après l'autre. Toutes étaient adressées à Wasp Enterprises. Neuf lettres avaient été postées en Suisse, huit aux îles Caïmans, une aux îles Anglo-Normandes et quatre à Gibraltar. Sans la moindre gêne, il ouvrit les enveloppes. Les vingt et une premières contenaient des relevés bancaires et différentes synthèses et avis d'opérations. Mikael Blomkvist constata que Lisbeth Salander était pleine aux as.
La vingt-deuxième lettre était plus épaisse. L'adresse était écrite à la main. L'enveloppe portait un logo imprimé qui indiquait l'expéditeur, une adresse à Buchanan House, Queensway Quay à Gibraltar. L'en-tête de la lettre d'accompagnement précisait qu'elle était envoyée par Jeremy S. MacMillan, Solicitor. Son écriture était soignée.
Jeremy S. MacMillan
Solicitor
Dear Ms Salander,
This is to confirm that the final payment of your property has been concluded as of January 20. As agreed, I'm enclosing copies of all documentation but will keep the original set. I trust this will be to your satisfaction.
Let me add that I hope everything is well with you, my dear. I very much enjoyed the surprise visit you made last summer and, must say, I found your presence refreshing. I’m looking forward to, if needed, be of additional service.
Yours faithfully,
J.S.M.
La lettre était datée du 24 janvier. Lisbeth Salander ne vidait apparemment pas très souvent sa boîte aux lettres. Mikael regarda les documents joints. Il s'agissait d'actes de vente d'un appartement au numéro 9, Fiskaregatan à Mosebacke.
Ensuite il faillit s'étrangler avec son café. Le coût d'acquisition était de 25 millions de couronnes, et avait été effectué en deux versements à douze mois d'intervalle.
LISBETH SALANDER VIT UN HOMME BRUN et solidement bâti ouvrir la porte latérale d'Auto-Expert à Eskilstuna. Il s'agissait à la fois d'un garage de stationnement et de réparation et d'une agence de location de voitures. Une de ces sociétés comme on en trouve partout. Il était 6 h 50 et, selon un écriteau sur la porte principale, la boutique n'ouvrait qu'à 7 h 30. Elle traversa la rue, ouvrit la porte latérale et suivit l'homme dans la boutique. Il l'entendit et se retourna.
— Refik Alba ? demanda-t-elle.
— Oui. Qui êtes-vous ? On n'est pas encore ouvert.
Elle leva le P-83 Wanad de Benny Nieminen et le pointa sur son visage en tenant le pistolet des deux mains.
— Je ne suis pas d'humeur à bavarder et je suis pressée. Je veux voir ton registre des véhicules loués. Je veux le voir maintenant. Je te donne dix secondes.
Refik Alba était âgé de quarante-deux ans. Il était kurde, né à Diyarbakir, et il avait eu sa part d'armes. Il resta comme paralysé. Puis il comprit que si une folle entrait dans son bureau en tenant un pistolet à la main, il n'y avait pas grand-chose à discuter.
— Dans l'ordinateur, dit-il.
— Allume-le.
Il obéit.
— Qu'est-ce qu'il y a derrière cette porte ? demanda-t-elle tandis que l'ordinateur démarrait et que l'écran se mettait à scintiller.
— C'est juste un cagibi.
— Ouvre la porte.
Elle vit quelques combinaisons de travail.
— D'accord. Entre tranquillement dedans, comme ça je n'aurai pas à te faire du mal.
Il obéit sans protester.
— Sors ton téléphone portable, pose-le par terre et envoie-le-moi.
Il fit ce qu'elle avait dit.
— Bien. Ferme la porte maintenant.
Il s'agissait d'un antique PC avec Windows 95 et un disque dur de 280 Mo. Il fallut une éternité pour ouvrir le document Excel avec les fichiers des locations. Elle constata que la Volvo blanche que conduisait le géant blond avait été louée à deux reprises. D'abord pendant deux semaines en janvier et ensuite depuis le 1er mars. Elle n'avait pas encore été restituée. Il payait chaque semaine pour une location de longue durée.
Son nom était Ronald Niedermann.
Elle examina les classeurs sur l'étagère au-dessus de l'ordinateur. Sur la tranche de l'un d'eux, PIÈCES D'IDENTITÉ était soigneusement écrit. Elle le prit et feuilleta jusqu'à Ronald Niedermann. Quand il avait loué la voiture en janvier, il avait présenté son passeport et Refik Alba en avait tout simplement fait une photocopie. Lisbeth reconnut immédiatement le géant blond. D'après le passeport, il était allemand, âgé de trente-cinq ans et était né à Hambourg. Le fait que Refik Alba ait fait une copie du passeport indiquait que Ronald Niedermann était un client ordinaire et pas une connaissance qui avait juste emprunté la voiture.
Tout en bas, Refik Alba avait noté un numéro de téléphone portable et l'adresse d'une boîte postale à Göteborg.
Lisbeth remit en place le classeur et ferma l'ordinateur. Elle regarda autour d'elle et vit un coin en caoutchouc par terre, destiné à bloquer la porte d'entrée en position ouverte. Elle le prit, s'approcha du placard et frappa à la porte avec le canon du pistolet.
— Est-ce que tu m'entends là-dedans ?
— Oui.
— Est-ce que tu sais qui je suis ?
Silence.
Il doit être aveugle s'il ne m'a pas reconnue.
— D'accord. Tu sais qui je suis. Est-ce que tu as peur de moi ?
— Oui.
— Tu n'as pas besoin d'avoir peur de moi, monsieur Alba. Je ne te ferai aucun mal. J'ai bientôt fini ici. Je m'excuse de t'avoir dérangé.
— Euh... d'accord.
— Est-ce que tu as suffisamment d'air là-dedans pour respirer ?
— Oui... qu'est-ce que tu cherches en fait ?
— Je voulais vérifier si une certaine femme a loué une voiture ici il y a deux ans, mentit-elle. Je n'ai pas trouvé ce que je cherchais. Mais ce n'est pas ta faute. Je m'en vais dans quelques minutes.
— OK.
— Je vais glisser ce truc en caoutchouc sous la porte pour la bloquer. La porte est suffisamment mince pour que tu puisses la défoncer, mais cela te prendra un petit moment. Tu n'as pas besoin d'appeler la police. Tu ne me reverras plus jamais et tu pourras ouvrir ta boutique comme d'habitude aujourd'hui et faire comme si l'incident n'avait jamais eu lieu.
La probabilité qu'il n'appelle pas la police était à peu près inexistante, mais pourquoi ne pas lui proposer de réfléchir à une alternative ? Elle quitta le magasin et retourna à sa Toyota Corolla d'emprunt au coin de la rue, où elle se changea rapidement en Irene Nesser.
Cela l'irritait de ne pas avoir trouvé la vraie adresse du géant blond, de préférence dans la région de Stockholm, au lieu d'une boîte postale de l'autre côté de la Suède. Mais c'était la seule piste qu'elle avait. Bon, ben, en route pour Göteborg.
Elle roula vers l'accès à l'E20 et prit vers l'ouest à Arboga. Elle alluma la radio, mais elle venait juste de rater les informations et tomba sur une radio commerciale. Elle écouta quelqu'un chanter putting out fire with gasoline. Elle ignorait que c'était David Bowie qui chantait et elle ne connaissait pas ce morceau, mais elle ressentit les paroles comme prophétiques.
MIKAEL CONTEMPLA LA PORTE DU HALL D'ENTRÉE du 9, Fiskaregatan à Mosebacke. L'adresse était l'une des plus exclusives et des plus discrètes de Stockholm. Il inséra la clé dans la serrure, et elle glissa parfaitement. Le panneau d'affichage dans la cage d'escalier ne lui servit pas à grand-chose. Mikael se dit que les appartements de l'immeuble, hormis quelques habitants ordinaires, devaient pour la plupart abriter le siège d'entreprises. L'absence du nom de Lisbeth Salander sur le panneau ne l'étonnait pas, mais il avait du mal à l'imaginer se planquer ici.
Il monta l'escalier, en lisant les plaques sur les portes à chaque étage. Aucun nom ne fit écho dans sa tête. Puis il arriva au dernier étage et lut V. Kulla sur la porte.
Mikael se tapa la main sur le front. Villa Villerkulla, la maison de Fifi Brindacier ! Il sourit tout à coup. A quel autre endroit Super Blomkvist aurait-il pu trouver Lisbeth Salander ? Il se dit que ce choix ne pouvait quand même pas lui être destiné personnellement.
Il mit le doigt sur la sonnette et attendit une minute. Puis il sortit le trousseau de clés et ouvrit la serrure de sécurité et la serrure ordinaire sous la poignée.
Au moment où il ouvrait la porte, la sirène d'alarme se mit à hurler.
LE PORTABLE DE LISBETH SALANDER sonna alors qu'elle se trouvait sur l'E20 à hauteur de Glanshammar près d'Örebro. Elle freina immédiatement et s'engagea sur une aire de stationnement d'urgence. Elle sortit son Palm de la poche et le brancha sur le portable.
Quinze secondes plus tôt, quelqu'un avait ouvert la porte de son appartement. L'alarme n'était pas connectée à une société de surveillance. Sa seule fonction était de l'avertir personnellement de toute intrusion ou tentative d'effraction. Au bout de trente secondes, l'alarme se déclenchait et l'intrus aurait la désagréable surprise de se faire arroser par le contenu d'une bombe de peinture installée dans ce qui ressemblait à une boîte de dérivation derrière la porte. Elle sourit, tout excitée, et compta les secondes.
MIKAEL FIXA AVEC FRUSTRATION l'écran d'affichage de l'alarme à côté de la porte. Il n'avait franchement pas envisagé que l'appartement puisse être mis sous alarme. Il vit un compteur digital afficher les secondes. A Millenium, l'alarme se déclenchait si personne ne pianotait le bon code de quatre chiffres dans les trente secondes, puis débarquaient quelques malabars d'une société de sécurité.
Sa première impulsion fut de refermer la porte et de quitter rapidement les lieux. Mais il resta comme figé.
Quatre chiffres. Taper le bon code par hasard était totalement impossible.
25-24-23-22...
Foutue Fifi Brinda...
19-18...
Quel code est-ce que tu as bien pu mettre ?
15-14-13...
Il sentit la panique l’envahir.
10-9-8...
Puis il leva la main et entra par pur désespoir le seul numéro qui lui venait à l'esprit. 9277. Les chiffres qui correspondaient aux lettres WASP sur les touches d'un portable.
A la grande surprise de Mikael, le compte à rebours s'arrêta à six secondes de la fin. Puis la sirène piailla une dernière fois avant que le compteur se remette à zéro et qu'une lumière verte s'allume.
LISBETH ÉCARQUILLA LES YEUX. Elle crut avoir mal vu et secoua même l'ordinateur de poche, chose totalement irrationnelle, elle le savait. Le compte à rebours s'était arrêté six secondes avant que la bombe de peinture se déclenche. Et l'instant d'après, le compteur se remettait à zéro.
Impossible.
Personne d'autre qu'elle ne connaissait le code. Aucune société de sécurité n'étant connectée à l'alarme, personne ne pouvait la déconnecter.
Comment ?
Elle n'arrivait pas à comprendre comment c'était possible. La police ? Non. Zala ? Exclu.
Elle composa un numéro sur son portable et attendit que la caméra de surveillance se connecte et envoie des images de faible résolution vers le portable. La caméra était dissimulée dans ce qui ressemblait à un détecteur de fumée au plafond et elle prenait une image par seconde. Elle joua toute la séquence depuis le début — l'instant zéro où la porte avait été ouverte et l'alarme activée. Puis un sourire en coin s'installa lentement sur son visage quand elle vit Mikael Blomkvist qui pendant presque trente secondes exécutait une pantomime saccadée avant d'enrer le code et de s'appuyer ensuite contre le chambranle avec l'air de quelqu'un qui vient d'échapper à une crise cardiaque.
Ce Foutu Super Blomkvist l’avait trouvée !
Il avait les clés qu'elle avait perdues dans Lundagatan. Il était assez futé pour se souvenir que Wasp était son pseudonyme sur le Net. Et s'il avait trouvé l'appartement, il avait peut-être aussi découvert qu'il était la propriété de Wasp Enterprises. Puis elle le vit se déplacer d'un mouvement saccadé dans le vestibule et disparaître rapidement du champ de l'objectif.
Merde. Comment j'ai pu être aussi prévisible ? Et pourquoi j'ai laissé... maintenant tous mes secrets sont étalés devant les yeux fouineurs de Super Blomkvist.
Après une brève pause de réflexion, elle décida que cela n'avait plus d'importance. Elle avait effacé le disque dur. C'était ça, l'important. C'était peut-être même un avantage que ce soit justement Mikael Blomkvist qui ait trouvé sa planque. Il connaissait déjà plus de ses secrets qu'aucun autre être humain. Le premier de la classe ferait ce qu'il fallait. Il n'allait pas la vendre, se dit-elle. Elle passa la première et continua pensivement sa route vers Göteborg.
MALOU ERIKSSON TOMBA SUR PAOLO ROBERTO dans la cage d'escalier de la rédaction de Millenium quand elle arriva au boulot à 8 h 30. Elle le reconnut tout de suite, se présenta et le fit entrer à la rédaction. Il boitait sérieusement. Elle sentit l'odeur de café et constata qu'Erika Berger était déjà là.
— Salut Berger. Merci de recevoir comme ça en catastrophe, dit Paolo.
Impressionnée, Erika étudia sa collection de bleus et de bosses sur le visage avant de se pencher et de lui planter une bise sur la joue.
— Tu as vraiment une sale gueule, dit-elle.
— Ce n'est pas la première fois que je me casse le nez. Qu'est-ce que tu as fait de Blomkvist ?
— Il est parti quelque part jouer au détective. Comme d'habitude, il est injoignable. A part un mail étrange cette nuit, je n'ai pas eu de ses nouvelles depuis hier matin. Merci d'avoir... bref, merci.
Elle montra son visage.
Paolo Roberto rit.
— Tu veux du café ? Tu as dit que tu avais quelque chose à raconter. Malou, tu viens avec nous ?
Ils s'installèrent dans les fauteuils confortables du bureau d'Erika.
— C'est ce grand connard blond avec qui je me suis battu. J'ai dit à Mikael que sa boxe ne vaut pas un clou. Mais ce qui était bizarre, c'est qu'il se mettait tout le temps en position de défense avec les poings et il tournait toujours en rond comme s'il était un boxeur habitué. J'ai eu l'impression qu'il avait quand même reçu une sorte d'entraînement.
— Mikael m'a dit ça hier au téléphone, dit Malou.
— Je n'arrivais pas à me défaire de cette image et hier après-midi, en rentrant chez moi, je me suis mis à l'ordi et j'ai envoyé quelques mails à des clubs de boxe un peu partout en Europe. J'ai raconté ce qui s'était passé et j'ai laissé une description détaillée de ce gars.
— OK.
— Je crois que ça a mordu.
Il posa une photo faxée sur la table devant Erika et Malou. Le cliché semblait avoir été pris lors d'un entraînement dans une salle de boxe. Deux boxeurs écoutaient les instructions d'un gros homme plus tout jeune en survêtement, coiffé d'un chapeau de cuir à bords étroits. Une demi-douzaine de personnes traînaient autour du ring et écoutaient. Au fond se tenait un homme de grande taille avec un carton dans les bras. Il avait l'air d'un skinhead, la tête rasée. Quelqu'un l'avait entouré d'un cercle au marqueur.
— La photo a dix-sept ans. Le mec dans le fond s'appelle Ronald Niedermann. Il avait dix-huit ans quand la photo a été prise, il doit donc en avoir presque trente-cinq aujourd'hui. Ça correspond au géant qui a enlevé Miriam Wu. Je ne peux pas affirmer à cent pour cent que c'est lui. La photo est un peu trop vieille et la qualité est vraiment mauvaise. Mais je peux dire que la ressemblance est frappante.
— D'où tu tiens cette photo ?
— J'ai reçu une réponse du Dynamic de Hambourg. Un vieil entraîneur qui s'appelle Hans Munster.
— Oui?
— Ronald Niedermann a boxé pour ce club pendant un an à la fin des années 1980. Ou plutôt il a essayé de boxer. J'ai reçu le mail ce matin et j'ai appelé Munster pour discuter avec lui avant de venir ici. Pour résumer ce que m'a dit Munster... Ronald Niedermann est originaire de Hambourg, il traînait avec une bande de skins dans les années 1980. Il avait un frère un peu plus âgé, un boxeur vraiment doué, et c'est par lui qu'il est entré dans le club. Niedermann avait une force colossale et un physique tout aussi unique. Munster m'a dit qu'il n'avait jamais vu quelqu'un qui tapait aussi fort, même pas chez les meilleurs. Un jour, ils ont mesuré sa frappe, et il a pour ainsi dire éclaté le dynamomètre.
— On dirait qu'il aurait pu faire carrière comme boxeur, dit Erika.
Paolo Roberto secoua la tête.
— D'après Munster, c'était impossible de le garder dans un ring. Pour plusieurs raisons. Premièrement, il n'arrivait pas à apprendre à boxer. Il restait sur place et distribuait des swings d'amateur. Il était d'une maladresse phénoménale et cela colle parfaitement avec le gars de Nykvarn. Mais le pire, c'est qu'il ne contrôlait pas sa propre force. De temps à autre il réussissait à placer un coup qui causait des dégâts énormes à ses pauvres simples sparring-partners. Résultat, des nez cassés et des mâchoires pétées, sans arrêt des blessures complètement inutiles. Ils ne pouvaient tout simplement pas le garder.
— Il savait boxer, mais sans savoir, dit Malou.
— C'est ça. Mais la véritable raison qui lui a fait cesser la boxe était médicale.
— Comment ça ?
— Ce gars semblait pratiquement invulnérable. Les coups pouvaient lui pleuvoir dessus, il ne faisait que se secouer et continuer à se battre. Ils ont découvert qu'il souffrait d'une maladie extrêmement rare qui s'appelle l'analgésie congénitale.
— Répète... quoi ?
— Analgésie congénitale. J'ai cherché sur le Net. C'est un défaut génétique qui signifie que la transmission dans ce qu'ils appellent les fibres C ne fonctionne pas comme elle devrait. En bref, il ne ressent pas la douleur.
— Ça alors ! On dirait plutôt le rêve pour un boxeur.
Paolo Roberto secoua la tête.
— Au contraire. C'est une maladie qui menace carrément la vie. La plupart des gens qui en souffrent meurent relativement jeunes, vers vingt, vingt-cinq ans. La douleur est le système d'alarme qui prévient le cerveau que quelque chose ne va pas. Si tu poses la main sur une plaque brûlante, ça fait mal et tu l'enlèves vite fait. Quand on a cette maladie, on ne se rend compte de rien avant de sentir l'odeur de chair cramée.
Malou et Erika échangèrent un regard.
— C'est sérieux, ce que tu dis là ? demanda Erika.
— Absolument. Ronald Niedermann ne peut rien ressentir, c'est comme s'il avait une anesthésie locale massive vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il s'est tiré d'affaire parce qu'il a la chance d'avoir une autre particularité génétique qui compense. Il est d'une constitution remarquable, avec un squelette extrêmement puissant qui le rend pratiquement invulnérable. Sa force naturelle est quasiment unique. Et il doit aussi tout simplement cicatriser facilement.
— Je commence à comprendre que ce combat que tu as mené contre lui devait être assez intéressant.
— Oui. Mais je n'aimerais pas le revivre. La seule chose qui a provoqué un semblant de réaction, c'est quand Miriam Wu lui a balancé son pied dans les couilles. Il s'est mis à genoux pendant une seconde... il doit y avoir une sorte de motricité connectée à un coup de ce genre, puisqu'il n'a pas dû ressentir la douleur. Et crois-moi, personnellement, je serais mort si j'avais pris un tel coup.
— Mais comment se fait-il que tu l'aies remporté, alors ?
— Les gens qui ont cette maladie sont évidemment blessés exactement comme les gens normaux. Je veux bien que Niedermann ait un squelette en béton. Mais quand je l'ai frappé avec la planche, il s'est quand même écroulé. Commotion cérébrale, probablement.
Erika regarda Malou.
— J'appelle Mikael tout de suite, dit Malou.
MIKAEL ENTENDIT LA SONNERIE de son portable mais il était tellement ébranlé qu'il ne répondit qu'au cinquième signal.
— C'est Malou. Paolo Roberto croit avoir identifié le géant blond.
— Bien, dit Mikael distraitement.
— Tu es où ?
— C'est difficile à expliquer.
— T'as l'air bizarre.
— Excuse-moi. Qu'est-ce que tu disais ?
Malou résuma le récit de Paolo.
— D'accord, dit Mikael. Continuez là-dessus et vois si tu le trouves fiché quelque part. Je crois que c'est urgent. Tu me rappelles sur le portable.
A la stupéfaction de Malou, Mikael termina la conversation sans même dire au revoir.
A cet instant, Mikael se tenait devant une fenêtre et admirait une vue magnifique qui s'étendait de la vieille ville jusque loin sur le Saltsjön. Il se sentait engourdi et presque choqué. Il avait fait un tour dans l'appartement de Lisbeth Salander. Il y avait une cuisine à droite à partir du vestibule d'entrée. Puis un séjour, une pièce de travail, une chambre et pour finir une petite chambre d'amis qui semblait n'avoir jamais servi. Le matelas était toujours sous plastique et il n'y avait pas de draps. Tous les meubles étaient neufs et impeccables, directement de chez Ikea.
Ce n'était pas ça, le problème.
Ce qui ébranlait Mikael était que Lisbeth Salander avait acheté l'ex-pied-à-terre du milliardaire Percy Barnevik, estimé à 25 millions de couronnes. L'appartement devait faire facilement trois cent cinquante mètres carrés.
Mikael traversa des couloirs déserts et fantomatiques, et des pièces immenses avec des parquets aux marqueteries de différentes essences et des papiers peints de Tricia Guild du genre qu'Erika Berger mentionnait avec ravissement du bout des lèvres. L'appartement était centré sur un magnifique salon lumineux avec une cheminée que Lisbeth semblait n'avoir jamais utilisée. Il y avait un balcon énorme avec une vue fantastique, une buanderie, un sauna, une salle de gym, des locaux de rangement et une salle de bains avec une baignoire de la catégorie king size. Il y avait même une cave à vins, vide à part une bouteille de porto Quinta do Noval — Nacional ! — de 1976. Mikael avait du mal à imaginer Lisbeth Salander avec un verre de porto à la main. Une carte de visite indiquait qu'il s'agissait d'un cadeau d'installation de la part de l'agent immobilier.
La cuisine était équipée de tout ce qu'on pouvait imaginer autour d'une cuisinière française rutilante, avec four à gaz, une Corradi Château 120 dont Mikael n'avait jamais entendu parler et sur laquelle Lisbeth avait tout juste fait chauffer de l'eau pour le thé.
En revanche, il éprouva beaucoup de respect pour sa machine à espressos qui trônait à part, une Jura Impressa modèle X7, avec refroidisseur de lait incorporé. Cette machine aussi ne semblait pas avoir été utilisée et elle devait déjà se trouver dans l'appartement quand Lisbeth l'avait acheté. Mikael savait qu'une Jura était l'équivalent de la Rolls-Royce dans le monde de l'espresso — un appareil de pro pour usage domestique qui coûtait dans les 70 000 couronnes. Pour sa part, il avait une machine à espressos d'une marque bien plus modeste, achetée chez John Wall et qui coûtait déjà près de 3 500 couronnes — l'une des rares extravagances qu'il se soit jamais offertes pour équiper sa cuisine.
Le réfrigérateur contenait une brique de lait ouverte, du fromage, du beurre, de la pâte de poisson et un pot de cornichons à moitié vide. Dans le placard, il trouva quatre tubes déjà bien entamés de comprimés de vitamines, des sachets de thé, du café pour une cafetière tout à fait ordinaire sur le plan de travail, deux miches de pain et un paquet de biscottes. Sur la table de la cuisine, il y avait un panier avec des pommes. Le congélateur contenait un gratin de poisson et trois tartes au bacon. Dans la poubelle sous le plan de travail, à côté de la cuisinière de luxe, il trouva plusieurs cartons vides de Billys Pan Pizza.
Tout cela était totalement disproportionné. Lisbeth avait volé quelques milliards et s'était acheté un appartement où elle aurait pu loger la cour royale dans sa totalité. Mais elle n'utilisait que quatre pièces qu'elle avait meublées. Les dix-huit autres étaient entièrement vides.
Mikael termina sa tournée par la pièce de travail. Dans tout l'appartement, il n'y avait pas une plante verte. Pas de tableaux sur les murs, même pas de posters. Il n'y avait pas de tapis ni de napperons. Nulle part, il ne trouva un saladier décoratif, un bougeoir ou quelque babiole souvenir pour réchauffer l'atmosphère ou qu'elle aurait gardée pour des raisons sentimentales.
Mikael sentit son cœur se serrer. Il voulait à tout prix retrouver Lisbeth Salander et la serrer dans ses bras. Elle le mordrait sans doute s'il essayait.
Salopard de Zalachenko !
Puis il s'assit devant le bureau et ouvrit le classeur avec le rapport de Björck de 1991. Il ne lut pas tout, il parcourut les pages et essaya de résumer.
Il ouvrit son PowerBook avec l'écran de 17 pouces, le disque dur de 200 Go et 1 000 Mo de RAM. Vide. Elle avait fait le ménage. Cela n'augurait rien de bon.
Il ouvrit les tiroirs de son bureau et trouva immédiatement un Colt 1911 Government single action de 9 millimètres et un chargeur plein de sept cartouches. C'était le flingue que Lisbeth Salander avait pris au journaliste Per-Åke Sandström, mais cela Mikael l'ignorait totalement. Il n'était pas encore arrivé à la lettre S sur la liste des michetons.
ENSUITE IL TROUVA LE CD marqué Bjurman.
Il le glissa dans son iBook et, horrifié, prit connaissance du contenu du film. Il resta immobile, choqué en voyant Lisbeth Salander se faire maltraiter, violer et presque assassiner. Manifestement, le film avait été tourné avec une caméra cachée. Il ne regarda pas le film dans sa totalité mais passa d'une séquence à une autre, chacune surpassant la précédente en horreur.
Bjurman.
Le tuteur de Lisbeth Salander l'avait violée et elle avait un témoignage de cet événement dans le moindre détail. Une datation digitale révélait que le film avait été tourné deux ans plus tôt. C'était avant qu'il fasse sa connaissance. Plusieurs morceaux du puzzle tombèrent à leur place.
Björck et Bjurman avec Zalachenko dans les années 1970. Zalachenko et Lisbeth Salander et un cocktail Molotov artisanal dans une brique de lait au début des années 1990.
Puis Bjurman de nouveau, maintenant devenu son tuteur à la suite de Holger Palmgren. Le cercle était refermé. Ce type avait agressé sa protégée. Il l'avait considérée comme une fille mentalement malade et sans défense, mais Lisbeth Salander n'était pas sans défense. Elle était la fille qui à l'âge de douze ans avait engagé la lutte contre un tueur professionnel retiré du GRO et qui l'avait transformé en handicapé à vie.
Lisbeth Salander était la femme qui haïssait les hommes qui n'aimaient pas les femmes.
Il pensa à l'époque où il avait appris à la connaître à Hedestad. Ce devait être quelques mois après le viol. Il ne se souvenait pas qu'elle ait eu le moindre mot pour insinuer un tel événement. Dans l'absolu, elle ne lui avait pas révélé grand-chose sur elle-même. Mikael ne pouvait même pas imaginer ce qu'elle avait fait à Bjurman — mais elle ne l'avait pas tué. Bizarrement. Sinon Bjurman serait mort deux ans plus tôt. Elle avait dû instaurer un moyen de contrôle sur lui et dans un but qu'il n'arrivait pas à imaginer. Ensuite Mikael réalisa qu'il avait l'instrument de contrôle devant lui sur la table. Le CD. Tant qu'elle l'avait, Bjurman était son esclave impuissant. Et Bjurman s'était tourné vers celui qu'il croyait être un allié. Zalachenko. Le pire ennemi de Lisbeth. Son père.
Ensuite un enchaînement d'événements. Bjurman avait été tué, puis Dag Svensson et Mia Bergman.
Mais comment... ? Qu'est-ce qui avait bien pu transformer Dag Svensson en une menace ?
Et soudain Mikael comprit ce qui s'était forcément passé à Enskede.
L'INSTANT D'APRÈS, MIKAEL DÉCOUVRIT le bout de papier par terre au pied de la fenêtre. Lisbeth avait imprimé une page, l'avait froissée et jetée par terre. Il lissa le papier. C'était une édition Web d'Aftonbladet au sujet de l'enlèvement de Miriam Wu qu'elle avait imprimée.
Mikael ne savait pas quel rôle Miriam Wu avait joué dans le drame — si elle avait joué un rôle, même — mais elle avait été l'une des rares amies de Lisbeth. Peut-être sa seule amie. Lisbeth lui avait donné son ancien appartement. Maintenant elle se trouvait grièvement blessée à l'hôpital.
Niedermann et Zalachenko.
D'abord sa maman. Ensuite Miriam Wu. Lisbeth devait être folle de haine.
Ces types l'avaient poussée à bout.
Elle était partie en chasse maintenant.
VERS MIDI, DRAGAN ARMANSKIJ reçut un coup de fil du centre de rééducation d'Ersta. Il s'était attendu à un appel de Holger Palmgren bien avant et avait lui-même évité de prendre contact avec lui. Il avait craint d'être obligé d'annoncer que Lisbeth Salander était forcément coupable. Maintenant il avait en tout cas la possibilité de dire qu'il y avait des doutes raisonnables quant à sa culpabilité.
— Tu en es où ? demanda Palmgren en sautant les phrases de politesse.
— Avec quoi ? dit Armanskij.
— Avec ton enquête sur Salander.
— Et qu'est-ce qui te fait croire que je mène une telle enquête ?
— Ne me fais pas perdre mon temps.
Armanskij soupira.
— Tu as raison, dit-il.
— Je veux que tu viennes me voir, dit Palmgren.
— D'accord. Je peux venir te voir ce week-end.
— Ce n'est pas bon. Je veux que tu viennes ce soir. On a beaucoup de choses à discuter.
MIKAEL AVAIT FAIT DU CAFÉ et s'était préparé des tartines dans la cuisine de Lisbeth. Quelque part, il espérait entendre soudain ses clés dans la serrure. Mais cet espoir était vain, bien sûr. Le disque dur vidé dans son PowerBook indiquait qu'elle avait quitté sa planque pour de bon. Il avait trouvé son adresse trop tard.
A 14 h 30, il était toujours assis derrière le bureau de Lisbeth. Il avait lu trois fois le rapport du simulacre d'enquête de Björck, formulé comme un mémo pour un supérieur sans nom. La recommandation était simple : trouver un psychiatre coopératif qui pourrait interner Salander en pédopsychiatrie pour quelques années. La fille était de toute façon dérangée, son comportement l'indiquait clairement.
Mikael avait l'intention de se pencher avec intérêt sur Björck et Teleborian dans un proche avenir. L'idée le réjouit. Son portable se mit à sonner et dérangea la suite de ses pensées.
— Resalut. C'est Malou. Je crois que j'ai quelque chose.
— Quoi ?
— Il n'y a pas de Ronald Niedermann dans l'état civil en Suède. Il n'existe pas dans l'annuaire du téléphone, ni dans le rôle des contribuables, ni dans les immatriculations des voitures, ni nulle part.
— Je vois.
— Mais écoute ça. En 1998, une société anonyme a été enregistrée et le nom protégé à la direction des Brevets. Elle s'appelle KAB Import SA et son adresse est une boîte postale à Göteborg. Elle traite d'importation de matériel électronique. Le président s'appelle Karl Axel Bodin, KA B donc, né en 1941.
— Ça ne me dit absolument rien.
— A moi non plus. Le reste de la direction est composé d'un commissaire aux comptes qui siège dans quelques douzaines de sociétés pour lesquelles il fait des bilans. Il semble être un de ces comptables qui bossent pour plusieurs petites entreprises à la fois. Celle-ci est cependant restée en veille pratiquement depuis son démarrage.
— Je vois.
— Le troisième membre de la direction est un certain R. Niedermann. Il y a une année de naissance mais pas de numéro d'identité. Il n'est donc pas enregistré en Suède. Il est né le 18 janvier 1970, et est mentionné comme représentant de la société sur le marché allemand.
— Super, Malou. Super. Est-ce qu'on a une autre adresse que la boîte postale ?
— Non, mais j'ai trouvé Karl Axel Bodin. Il est domicilié dans l'Ouest de la Suède, avec comme adresse la boîte aux lettres n° 612 à Gosseberga. J'ai vérifié, ça a l'air d'être un domaine agricole près de Nossebro, au nord-est de Göteborg.
— Qu'est-ce qu'on sait sur lui ?
— Il a déclaré des revenus de 260 000 couronnes il y a deux ans. Il n'a pas de casier d'après notre ami à la police. Il a une licence d'arme pour une carabine de chasse à l'élan et pour un fusil à plombs. Il a deux voitures, une Ford et une Saab, toutes les deux de modèles anciens. Rien chez le percepteur. Il est célibataire et se dit agriculteur.
— Un homme anonyme sans histoires avec la justice.
Mikael réfléchit quelques secondes. Il devait faire un choix.
— Autre chose. Dragan Armanskij de Milton Security a appelé pour toi plusieurs fois dans la journée.
— D'accord. Merci Malou. Je vais le rappeler.
— Mikael... est-ce que tout va bien ?
— Non, tout ne va pas bien. Je rappellerai.
Il savait qu'il n'agissait pas comme il l'aurait dû. En bon citoyen il devrait maintenant prendre le téléphone et appeler Bublanski. Mais s'il le faisait, soit il serait obligé de raconter la vérité sur Lisbeth Salander, soit il se retrouverait dans une situation embrouillée entre demi-mensonges et parties occultées. Mais là n'était pas le problème.
Lisbeth Salander était partie traquer Niedermann et Zalachenko. Mikael ne savait pas où elle en était, mais si Malou avait pu trouver la boîte aux lettres n° 612 à Gosseberga, Lisbeth Salander pouvait le faire aussi. La probabilité était donc grande qu'elle soit en route pour Gosseberga. C'était la prochaine étape naturelle.
Si Mikael appelait la police et racontait où Niedermann se terrait, il serait obligé de raconter que Lisbeth Salander s'y rendait probablement en ce moment. Elle était recherchée pour trois meurtres et pour usage d'arme à Stallarholmen. Cela signifierait que la force d'intervention nationale ou Dieu sait quel commando de ce genre seraient dépêchés pour l'interpeller.
Et Lisbeth Salander résisterait probablement avec la plus grande violence.
Mikael prit un papier et un stylo, et dressa une liste de ce qu'il ne pouvait pas ou ne voulait pas raconter à la police.
Pour commencer, il écrivit L'adresse.
Lisbeth avait mis beaucoup de soin à se procurer une adresse secrète. C'est là qu'elle avait sa vie et ses secrets. Il n'avait pas l'intention de la vendre.
Ensuite il écrivit Bjurman, suivi d'un point d'interrogation.
Du coin de l'œil, il regarda le CD sur la table devant lui. Bjurman avait violé Lisbeth. Il avait failli la tuer et il avait honteusement tiré profit de sa position comme tuteur. Aucun doute là-dessus. Il devrait être dénoncé comme le salopard qu'il était. Sauf que là se posait un dilemme éthique. Lisbeth n'avait pas porté plainte contre lui. Avait-elle envie d'être livrée aux médias par le biais d'une enquête de police dont les détails les plus intimes s'échapperaient au bout de quelques heures ? Elle ne le lui pardonnerait jamais. Le CD constituait une preuve et des extraits feraient leur petit effet dans les tabloïds.
Il réfléchit un moment et se dit finalement que c'était à Lisbeth de décider comment elle voulait agir. Mais si lui avait su trouver son appartement, la police devrait tôt ou tard réussir à faire pareil. Il mit le CD dans une pochette qu'il glissa dans son sac.
Ensuite il écrivit Le rapport de Björck. Le rapport de 1991 avait été classé secret d'Etat. Il éclairait sur tout ce qui s'était passé. Il nommait Zalachenko et expliquait le rôle de Björck, et avec la liste des michetons de l'ordinateur de Dag Svensson, Björck allait passer quelques heures difficiles face à Bublanski. Grâce à la correspondance, Peter Teleborian aussi se retrouvait dans la merde.
Le classeur allait mener la police à Gosseberga... mais Mikael aurait au moins quelques heures d'avance. Pour finir, il lança Word et écrivit point par point tous les faits importants qu'il avait découverts au cours des dernières vingt-quatre heures grâce aux entretiens avec Björck et Palmgren, et aux documents qu'il avait trouvés chez Lisbeth. Ce travail lui prit une bonne heure. Il grava le document sur un CD avec sa propre enquête.
Il se demanda s'il devait donner de ses nouvelles à Dragan Armanskij, mais décida de laisser tomber. Il avait suffisamment de balles comme ça à garder en l'air.
MIKAEL S'ARRÊTA A LA RÉDACTION de Millenium et s'enferma avec Erika Berger.
— Il s'appelle Zalachenko, dit Mikael sans même la saluer. C'est un vieil assassin soviétique du service de renseignements. Il a déserté en 1976 et a eu un permis de séjour en Suède et un salaire versé par la Sàpo. Après la chute de l'URSS, il est devenu gangster à temps plein, comme tant d'autres, et il s'occupe de trafic de femmes, d'armes et de drogues.
Erika Berger posa son stylo.
— OK. Pourquoi est-ce que je ne suis pas étonnée de voir le KGB surgir dans cette histoire ?
— Pas le KGB. Le GRO. Le bureau de renseignements militaires.
— C'est du sérieux, donc.
Mikael hocha la tête.
— Tu veux dire que c'est lui qui a tué Dag et Mia ?
— Pas personnellement. Il a envoyé quelqu'un. Ronald Niedermann que Malou a trouvé.
— Tu peux le prouver ?
— Grosso modo. Restent quelques zones d'ombre. Mais Bjurman a été tué parce qu'il a demandé de l'aide à Zalachenko pour s'occuper de Lisbeth.
Mikael expliqua ce qu'il avait vu sur le film que Lisbeth conservait dans le tiroir de son bureau.
— Zalachenko est son père. Bjurman a formellement travaillé pour la Säpo au milieu des années 1970, il était de ceux qui ont accueilli Zalachenko quand il a abandonné le navire. Ensuite il est devenu avocat et démerdard à plein temps, et il rendait des services à un groupe restreint au sein de la Säpo. C'est à croire qu'il existe un très petit cercle qui se réunit de temps en temps au sauna pour diriger le monde et conserver le secret sur Zalachenko. Je pense que pour le reste la Sàpo n'a jamais entendu parler du salopard. Lisbeth menaçait de révéler le secret. Conclusion, ils l'ont enfermée en pédopsy.
— Ce n'est pas vrai.
— Si, dit Mikael. D'accord, c'est assez spécial, et Lisbeth n'était pas très gérable à l'époque comme maintenant... mais depuis ses douze ans, elle représente une menace pour la sécurité de la nation.
Il fit un rapide résumé de l'histoire.
— Ça fait beaucoup à digérer, dit Erika. Et Dag et Mia...
— Ont été tués parce que Dag avait trouvé le lien entre Bjurman et Zalachenko.
— Et qu'est-ce qui va se passer maintenant ? On devrait quand même raconter tout ça à la police ?
— Certaines parties, oui, mais pas tout. J'ai rassemblé toute l'information essentielle sur ce CD, genre sauvegarde au cas où. Lisbeth est partie à la chasse à Zalachenko. Je vais essayer de la retrouver. Rien sur ce CD ne doit filtrer.
— Mikael... je n'aime pas ça du tout. On ne peut pas retenir des informations dans une enquête de meurtre.
— On ne retiendra rien. J'ai l'intention d'appeler Bublanski. Mais je pense que Lisbeth est en route pour Gosseberga. Elle est recherchée pour un triple meurtre et si on appelle la police, ils vont envoyer les forces d'intervention avec des armes de gros calibre, et il y a de fortes chances qu'elle résiste. Et alors n'importe quoi peut arriver.
Il s'arrêta et sourit sans joie.
— Il faut qu'on tienne la police à l'écart ne serait-ce que pour épargner les forces d'intervention qui risquent d'y laisser des plumes. Il faut que je mette la main sur Lisbeth en premier.
Erika Berger eut l'air sceptique.
— Je n'ai pas l'intention de révéler les secrets de Lisbeth. Bublanski n'a qu'à les trouver tout seul. Je veux que tu me rendes un service. Ce classeur contient le rapport de Björck de 1991 et une correspondance entre Björck et Teleborian. Je voudrais que tu en fasses une copie et l'envoies par porteur à Bublanski ou à Modig. Pour ma part, je prends le train pour Göteborg dans vingt minutes.
— Mikael...
— Je sais. Mais j'ai l'intention d'être dans le camp de Lisbeth pendant la bataille.
Erika Berger serra les lèvres et ne dit rien. Puis elle hocha la tête. Mikael se dirigea vers la porte.
— Sois prudent, dit Erika alors qu'il avait déjà disparu.
Elle se dit qu'elle aurait dû partir avec lui. C'était la seule chose convenable. Mais elle n'avait toujours pas raconté qu'elle allait démissionner de Millenium et que tout était fini, quoi qu'il arrive. Elle prit le classeur et alla copier les documents.
LA BOÎTE POSTALE se trouvait dans un bureau de poste d'un centre commercial. Lisbeth ne connaissait pas Göteborg et ne savait pas exactement où elle était, mais elle avait localisé le bureau de poste et s'était installée dans une cafétéria d'où elle apercevait la boîte par un mince interstice entre des posters publicitaires pour la Nouvelle Poste Suédoise suspendus à des fils.
Irene Nesser était maquillée plus discrètement que Lisbeth Salander. Elle avait un collier ridicule et elle lisait Crime et Châtiment, trouvé chez un bouquiniste quelques rues plus au nord. Elle prenait son temps et tournait régulièrement les pages. Elle avait commencé sa surveillance vers midi et elle ignorait complètement à quelle heure la boîte était relevée en général, si c'était quotidiennement ou peut-être toutes les deux semaines, si elle était déjà relevée pour aujourd'hui ou si quelqu'un allait venir. Mais c'était sa seule piste et elle but des caffè latte en attendant.
Elle s'était presque assoupie, les yeux grands ouverts, quand soudain elle vit qu'on ouvrait la boîte. Elle regarda l'heure. 13 h 45. Un bol monstre.
Lisbeth se leva vivement et s'approcha de la vitre, de l'autre côté de laquelle elle vit un homme en blouson de cuir noir quitter le secteur des boîtes postales. Elle le rattrapa dans la rue. C'était un jeune homme mince d'une vingtaine d'années. Il tourna au coin et ouvrit la portière d'une Renault garée là. Lisbeth Salander mémorisa le numéro d'immatriculation et se précipita vers la Corolla qu'elle avait garée cent mètres plus bas dans la même rue. Elle fut derrière lui quand il tourna dans Linnégatan. Elle le suivit jusqu'à l'Avenyn puis en montant vers Nordstan.
MIKAEL BLOMKVIST EUT JUSTE LE TEMPS d'attraper le X2000 de 17 h 10. Il acheta son billet dans le train en payant avec sa carte de crédit, puis alla s'installer dans le wagon-restaurant vide et commanda à dîner.
Une angoisse lancinante lui tordait le ventre. S'il redoutait d'arriver trop tard, il gardait l'espoir que Lisbeth Salander l'appelle, mais en même temps il savait qu'elle ne le ferait pas.
Elle avait essayé de tuer Zalachenko en 1991. Maintenant celui-ci venait de riposter, des années plus tard.
Holger Palmgren avait fait une analyse correcte de Lisbeth Salander. Elle avait acquis une expérience pratique solide de l'inutilité de parler avec les autorités.
Mikael jeta un coup d'œil sur la sacoche de son ordinateur. Il avait emporté le Colt trouvé dans le tiroir de Lisbeth. Il ne savait pas très bien pourquoi il avait pris l'arme, mais son instinct lui disait de ne pas la laisser dans l'appartement. Il reconnaissait que ce n'était pas un raisonnement très logique.
Le train passait sur le pont d'Årsta quand il ouvrit son portable et appela Bublanski.
— Qu'est-ce que tu veux ? demanda Bublanski irrité.
— Terminer, dit Mikael.
— Terminer quoi ?
— Tout ce merdier. Est-ce que tu veux savoir qui a tué Dag et Mia et Bjurman ?
— Si tu détiens des informations, j'aimerais les connaître.
— Le tueur s'appelle Ronald Niedermann. C'est ce géant blond qui s'est battu avec Paolo Roberto. Il est citoyen allemand, il a trente-cinq ans et il travaille pour un salopard qui s'appelle Alexander Zalachenko, également connu sous le nom de Zala.
Bublanski resta sans rien dire un long moment. Ensuite il soupira bruyamment. Mikael entendit un bruit de papier, puis le cliquetis d'un stylo à bille.
— Et tu es sûr de tout ça ?
— Oui.
— Bon. Et où se trouvent Niedermann et ce Zalachenko ?
— Je ne le sais pas encore. Mais dès que je le trouve, je te le dirai. D'ici peu, Erika Berger va te faire parvenir un rapport de police datant de 1991. Dès qu'elle en aura fait une copie. Tu y trouveras toutes sortes d'informations sur Zalachenko et Lisbeth Salander.
— Comment ça ?
— Zalachenko est le père de Lisbeth. C'est un barbouze russe dissident de la guerre froide, un assassin.
— Un barbouze russe ! répéta Bublanski, la voix remplie de doute.
— Un petit clan à la Säpo l'a couvert et a occulté chacun de ses crimes.
Mikael entendit Bublanski tirer une chaise pour s'asseoir.
— Je crois qu'il vaut mieux que tu passes déposer un témoignage formel.
— Désolé. Je n'ai pas le temps.
— Pardon ?
— Je ne me trouve pas à Stockholm en ce moment. Mais je te fais signe dès que j'ai trouvé Zalachenko.
— Blomkvist... Tu n'as pas besoin de prouver quoi que ce soit. Moi aussi je doute de la culpabilité de Salander.
— Puis-je te rappeler que je ne suis qu'un simple investigateur privé qui ne connaît rien au travail de la police ?
Il savait que c'était puéril, mais il coupa la conversation sans autre forme de procès. Ensuite il appela Annika Giannini.
— Salut frangine.
— Salut. Du nouveau ?
— On peut le dire. Je vais sans doute avoir besoin d'un bon avocat demain.
Elle soupira.
— Qu'est-ce que tu as fait ?
— Rien de grave encore, mais je pourrais être arrêté pour entrave à enquête de police ou un truc comme ça. Mais ce n'est pas pour ça que je t'appelle. Tu ne pourras pas me représenter.
— Pourquoi pas ?
— Parce que je veux que tu te charges de la défense de Lisbeth Salander et tu ne peux pas nous défendre tous les deux.
Mikael raconta brièvement de quoi il retournait. Annika Giannini garda un silence funeste.
— Et tu as des documents pour étayer ça..., finit-elle par dire.
— Oui.
— Il faut que j'y réfléchisse. Lisbeth a besoin d'un avocat d'assises...
— Tu seras parfaite.
— Mikael...
— Dis-moi, frangine, ce n'était pas toi qui m'en voulais parce que je n'avais pas demandé de l'aide quand j'en avais besoin ?
Leur conversation terminée, Mikael réfléchit un moment. Puis il prit le téléphone et appela Holger Palmgren. Il n'avait aucune raison particulière pour le faire, mais il estimait que le vieil homme dans son centre de rééducation devait malgré tout être informé des pistes que Mikael suivait et de son espoir que l'histoire serait terminée dans les heures à venir.
Le problème était évidemment que Lisbeth Salander aussi suivait des pistes.
LISBETH SALANDER SE PENCHA pour attraper une pomme dans son sac à dos, sans quitter la ferme du regard. Elle était étendue en bordure d'un bosquet, sur le tapis de sol de la Corolla en guise de protection. Elle s'était changée et portait un pantalon vert en grosse toile avec des poches sur les jambes, un pull épais et une courte veste chaude doublée.
Le lieu-dit Gosseberga était situé à environ quatre cents mètres de la route départementale et comportait deux groupes de bâtiments. Le principal se trouvait à environ cent vingt mètres devant elle. C'était une maison en bois ordinaire, peinte en blanc et avec un étage. Il y avait une remise et une étable soixante-dix mètres plus loin. Le portail de l'étable encadrait l'avant d'une voiture blanche. Elle aurait parié pour une Volvo, mais la distance était trop grande pour qu'elle soit entièrement sûre.
A sa droite, entre elle et la maison d'habitation, un champ s'étendait sur un peu plus de deux cents mètres jusqu'à une petite mare. Le chemin d'accès coupait le champ en deux et disparaissait dans une partie boisée en direction de la route. A l'entrée de la propriété se trouvait un autre bâtiment qui avait tout d'une fermette abandonnée ; les fenêtres étaient couvertes de tissus clairs. Au nord de ce bâtiment, une partie boisée servait d'écran du côté du voisin le plus proche, un groupe de maisons près de six cents mètres plus loin. La ferme devant elle était donc relativement isolée.
Elle se trouvait à proximité du lac Anten, dans un paysage vallonné où les champs étaient interrompus par de petits villages et des zones de forêt dense. La carte routière ne donnait aucune information détaillée sur le secteur, mais elle avait suivi la Renault noire de Göteborg sur l'E20 et tourné vers l'ouest et Sollebrunn à Alingsås. Trois quarts d'heure plus tard environ, la voiture avait subitement bifurqué sur une piste forestière avec un panneau indiquant Gosseberga. Elle s'était garée derrière une grange dans un bosquet à une centaine de mètres au nord de la bifurcation et était revenue à pied.
Elle n'avait jamais entendu parler de Gosseberga, mais autant qu'elle pouvait en juger, le nom s'appliquait à la maison d'habitation et à Pétable devant elle. Elle était passée devant la boîte aux lettres installée au bord de la route. La plaque indiquait 612 — K. A. Bodin. Le nom ne lui évoquait rien.
Elle avait décrit un demi-cercle autour du bâtiment pour choisir son point d'observation avec soin. Elle avait le soleil du soir dans le dos. Depuis son arrivée vers 15 h 30, il ne s'était pratiquement passé qu'une seule chose. A 16 heures, le conducteur de la Renault était sorti de la maison. A la porte, il avait échangé quelques mots avec une personne qu'elle n'avait pas pu voir. Puis il était parti au volant de la voiture et n'était pas revenu. Pour le reste, rien n'avait bougé dans la ferme. Elle attendit patiemment et contempla le bâtiment à travers de petites jumelles Minolta à grossissement 8.
IRRITÉ, MIKAEL BLOMKVIST tambourina avec les doigts sur la table dans le wagon-restaurant. Le X2000 était immobilisé à Katrineholm. Le train était arrêté depuis bientôt une heure avec un problème technique mystérieux qu'il fallait réparer, au dire des haut-parleurs. La compagnie présentait ses excuses pour le retard.
Il poussa un soupir de frustration et alla chercher un autre café. Seulement un quart d'heure plus tard, le train se mit en route avec une secousse. Il regarda l'heure. 20 heures.
Il aurait dû prendre l'avion ou louer une voiture.
Le sentiment d'arriver trop tard ne fit que s'amplifier.
VERS 18 HEURES, QUELQU'UN AVAIT ALLUMÉ UNE LAMPE au rez-de-chaussée et, peu après, une lampe extérieure s'était allumée au-dessus du perron. Lisbeth aperçut des ombres dans ce qu'elle pensait être la cuisine à droite de la porte d'entrée, mais elle ne réussit pas à distinguer de visage.
Tout à coup, la porte s'ouvrit et le géant blond nommé Ronald Niedermann sortit. Il portait un pantalon sombre et un col roulé moulant qui accentuait ses muscles. Lisbeth hocha la tête pour elle-même. Enfin une confirmation qu'elle était arrivée au bon endroit. Elle constata encore une fois que Niedermann était vraiment baraqué. Mais il était fait de chair et d'os comme tous les humains, quoi que Paolo Roberto et Miriam Wu aient pu endurer. Niedermann fit le tour de la maison et disparut vers la voiture dans l'étable pendant quelques minutes. Il revint, une petite sacoche à la main, et rentra dans la maison.
Quelques minutes plus tard seulement, il ressortit, cette fois accompagné d'un homme d'un certain âge, petit et mince, qui boitait et s'appuyait sur une canne. Il faisait trop sombre pour que Lisbeth puisse distinguer les traits de son visage, mais elle sentit un froid glacial dans la nuque.
Daaaddyy, I am heeeeree...
Elle observa Zalachenko et Niedermann marcher sur le chemin d'accès. Ils s'arrêtèrent à la remise où Niedermann prit quelques bûches. Puis ils retournèrent à la maison d'habitation et refermèrent la porte.
Lisbeth Salander resta immobile pendant plusieurs minutes après qu'ils furent rentrés. Puis elle baissa les jumelles et se retira d'une dizaine de mètres jusqu'à être complètement dissimulée par les arbres. Elle ouvrit son sac à dos et sortit un thermos, se versa du café noir et mit un morceau de sucre dans sa bouche qu'elle commença à sucer. Elle mangea un sandwich au fromage sous plastique qu'elle avait acheté plus tôt dans la journée dans une station-service sur la route de Göteborg. Elle réfléchit.
Son casse-croûte terminé, elle sortit de son sac le P-83 Wanad de Benny Nieminen. Elle retira le chargeur et vérifia que rien ne bloquait l'orifice ni le canon. Elle fit semblant de tirer. Elle avait six cartouches Makarov de calibre 9 millimètres dans le chargeur. Ça devrait suffire. Elle remit le chargeur en place et engagea une cartouche. Elle mit le cran de sûreté et plaça l'arme dans la poche droite de sa veste.
LISBETH COMMENÇA L'OFFENSIVE en direction du bâtiment par un mouvement circulaire à travers la forêt. Elle avait parcouru environ trois cent cinquante mètres quand elle s'arrêta soudain au milieu d'un pas.
Dans la marge de son exemplaire de l’Arithmétique, Pierre de Fermat avait griffonné : J'en ai découvert une démonstration merveilleuse. L'étroitesse de la marge ne la contient pas.
Le carré s'était transformé en cube (x3 + y3= z3), et les mathématiciens avaient passé des siècles à essayer de résoudre l'énigme de Fermat. Pour enfin y arriver, à la fin du XXe siècle, Andrew Wiles s'était battu pendant dix ans, en utilisant les logiciels les plus performants du monde.
Et brusquement elle comprit. La réponse était d'une simplicité totalement désarmante. Un jeu avec des chiffres qui s'alignaient et soudain retombaient en place en une formule simple qu'il fallait avant tout considérer comme un rébus.
Fermat ne disposait pas d'un ordinateur, et la solution d'Andrew Wiles était basée sur des mathématiques qui n'étaient pas encore inventées quand Fermat avait formulé son théorème. Fermat n'aurait jamais pu produire la preuve qu'Andrew Wiles avait présentée. La solution de Fermat était évidemment tout autre.
Elle fut si surprise qu'elle dut s'asseoir sur une souche. Elle regarda droit devant elle pendant qu'elle vérifiait l'équation.
C'est ça qu'il voulait dire. Pas étonnant que les mathématiciens se soient arraché les cheveux.
Puis elle pouffa de rire.
Un philosophe aurait eu plus de chances de résoudre cette énigme.
Elle aurait aimé faire la connaissance de Fermat.
C'était une putain de grande gueule.
Un moment plus tard, elle se leva et poursuivit son offensive à travers la forêt. En arrivant plus près, elle eut l’étable entre elle et la maison d'habitation.
LISBETH SALANDER ENTRA DANS L'ÉTABLE par une porte desservant une ancienne rigole à purin. Il n'y avait pas d'animaux à la ferme. Elle regarda autour d'elle pour constater qu'il y avait trois voitures, rien d'autre — la Volvo blanche d'Auto-Expert, une vieille Ford et une Saab un peu plus récente. Plus au fond, il y avait une herse rouillée et d'autres machines datant de l'époque où la ferme était en activité.
Elle s'attarda dans la pénombre de l'étable et observa la maison d'habitation. La nuit était tombée et les lumières étaient allumées dans toutes les pièces du rez-de-chaussée. Elle ne voyait rien bouger, mais avait l'impression de distinguer la lueur dansante d'un poste de télévision. Elle jeta un regard sur sa montre. 19 h 30. L'heure Rapport à la télé.
Cela l'intriguait que Zalachenko ait choisi de s'installer dans une maison aussi isolée. Cela ne ressemblait pas à l'homme qu'elle avait connu tant d'années plus tôt. Elle ne s'était pas attendue à le trouver à la campagne dans une petite ferme blanche, plutôt dans un pavillon de banlieue anonyme ou dans une villégiature à l'étranger. Au cours de sa vie, il avait dû se faire plus d'ennemis que Lisbeth Salander. Elle était perturbée par le fait que l'endroit semble si peu protégé. Elle se dit cependant qu'il devait avoir des armes dans la maison.
Après une longue hésitation, elle se faufila hors de l'étable dans le crépuscule. Elle traversa la cour d'un pas agile et s'arrêta le dos contre la façade de l'habitation. De faibles notes de musique lui parvinrent. Sans un bruit, elle contourna la maison et essaya de regarder par les fenêtres, mais celles-ci étaient situées trop haut.
D'instinct, Lisbeth n'aimait pas la situation de départ. Toute la première moitié de sa vie, elle avait vécu dans la terreur perpétuelle de l'homme dans la maison. L'autre moitié, après qu'elle avait échoué à le tuer, elle avait attendu qu'il réapparaisse dans sa vie. Cette fois-ci, elle n'avait pas l'intention de commettre d'erreurs. Zalachenko avait beau être un vieil infirme, il était aussi un assassin bien trempé qui avait survécu à plus d'une bataille.
En outre, il fallait qu'elle prenne en compte Ronald Niedermann.
Elle aurait préféré surprendre Zalachenko dehors en plein air, quelque part dans la cour où il serait vulnérable. Elle n'avait pas trop envie de lui parler, et elle aurait bien aimé avoir un fusil à lunette. Mais elle n'en avait pas et le bonhomme avait du mal à marcher, donc pas de raison de sortir. Le seul aperçu qu'elle avait eu de lui était pendant les minutes où il s'était rendu à la remise de bois, et il ne fallait pas espérer que l'envie lui prenne de faire une promenade du soir. Cela signifiait que si elle voulait attendre une meilleure occasion, elle devait se retirer et passer la nuit dans la forêt. Elle n'avait pas de sac de couchage et même si la soirée était tiède, la nuit serait froide. Maintenant qu'elle l'avait enfin à portée de main, elle ne voulait pas risquer qu'il lui échappe de nouveau. Elle pensa à Miriam Wu et à sa maman.
Lisbeth se mordit la lèvre inférieure. Il fallait qu'elle s'introduise dans la maison, ce qui était la pire alternative. Elle pouvait évidemment frapper à la porte et vider une partie de son chargeur dès que quelqu'un ouvrirait, et ensuite entrer pour trouver l'autre enfoiré. Mais cela signifiait que celui qui restait serait prévenu et vraisemblablement armé. Analyse des conséquences. Quelles autres possibilités ?
Soudain, elle aperçut le profil de Niedermann quand il passa devant une fenêtre à seulement quelques mètres d'elle. Il regardait par-dessus son épaule dans la pièce et parlait avec quelqu'un.
Ils se trouvent tous les deux dans la pièce à gauche de l’entrée.
Lisbeth se décida. Elle sortit le pistolet de la poche de sa veste, ôta le cran de sûreté et monta sans bruit sur le perron. Elle tenait l'arme dans la main gauche pendant qu'avec une lenteur infinie elle appuya sur la poignée de la porte. Celle-ci n'était pas fermée à clé. Elle fronça les sourcils et hésita. Il y avait des doubles serrures de sécurité sur la porte.
Zalachenko n'aurait pas laissé la porte ouverte. Sa nuque se couvrit de chair de poule.
Ça ne collait pas.
L'entrée était plongée dans le noir. A droite, elle aperçut un escalier montant à l'étage. Il y avait deux portes droit devant et une à gauche. Elle pouvait voir de la lumière filtrer par une fente au-dessus de la porte. Elle resta immobile et écouta. Puis elle entendit une voix et le raclement d'une chaise dans la pièce à gauche.
Elle fit deux grandes enjambées, ouvrit la porte et pointa son arme sur... la pièce était vide.
Elle entendit un froissement de vêtements derrière elle et pivota comme un reptile. A la seconde où elle essayait de viser, l'énorme poigne de Ronald Niedermann se ferma comme un anneau de fer autour de son cou et l'autre attrapa sa main qui tenait l'arme. Il la saisit par la nuque et la souleva en l'air comme si elle était une poupée.
L'ESPACE D'UNE SECONDE, elle agita les jambes dans le vide. Puis elle se tourna et donna un coup de pied en direction de l'entrejambe de Niedermann. Elle rata et l'atteignit à la hanche. Ce fut comme de donner un coup de pied dans un tronc d'arbre. Tout devint noir devant ses yeux quand il serra autour de son cou et elle sentit qu'elle perdait l'arme.
Merde.
Puis Ronald Niedermann la projeta dans la pièce. Elle atterrit brutalement sur un canapé et glissa par terre. Elle sentit le sang affluer de nouveau dans sa tête et se mit debout, encore étourdie. Elle vit un lourd cendrier triangulaire en verre massif sur une table, l'attrapa et le lança en se retournant. Niedermann intercepta son bras au vol. Elle glissa sa main libre dans la poche gauche de son pantalon, sortit la matraque électrique, pivota et l'enfonça dans l'entrejambe de Niedermann.
Elle sentit la décharge électrique transmise en elle par le bras que Niedermann tenait. Elle s'attendait à ce qu'il s'écroule de douleur. Au lieu de quoi il la regarda avec une expression interloquée. Les yeux de Lisbeth Salander s'écarquillèrent de stupeur. De toute évidence, l'homme ressentait un désagrément, mais globalement, il ignorait la douleur. Il n'est pas normal, ce mec.
Niedermann se pencha et lui prit la matraque qu'il examina, toujours l'air interloqué. Puis il la gifla du plat de la main. Ce fut comme s'il l'avait frappée avec une massue. Elle s'effondra par terre devant le canapé. Elle leva les yeux et rencontra ceux de Ronald Niedermann. Il la regarda avec curiosité, un peu comme s'il se demandait quel serait son prochain mouvement. Comme un chat qui se prépare à jouer avec sa proie.
Ensuite, elle devina un mouvement dans l'entrebâillement d'une porte plus loin dans la pièce. Elle tourna la tête.
Il entra lentement dans la lumière.
Il s'appuyait sur une canne anglaise et elle put voir qu'une jambe se terminait par une prothèse. Sa main gauche était une boule atrophiée à laquelle manquaient deux doigts.
Elle leva les yeux vers son visage. La moitié gauche était un patchwork de cicatrices laissées par les brûlures. Il ne restait presque rien de son oreille et il n'avait pas de sourcils. Il était chauve. Elle se souvenait de lui comme d'un homme viril et athlétique, aux cheveux noirs ondulés. Il ne mesurait pas plus de un mètre soixante-cinq et il était décharné.
— Salut papa, dit-elle d'une voix sans expression.
Alexander Zalachenko regarda sa fille avec tout aussi peu d'expression.
RONALD NIEDERMANN ALLUMA le plafonnier. Il tâta sa veste pour vérifier qu'elle ne portait pas d'autre arme, puis il mit le cran de sûreté du P-83 Wanad et enleva le chargeur. Zalachenko se traîna jusqu'à un fauteuil et brandit une télécommande.
Le regard de Lisbeth tomba sur l'écran de télé derrière lui. Zalachenko cliqua et elle vit soudain apparaître une image scintillante et verte de la zone derrière l'étable et d'un bout du chemin d'accès. Caméra avec optique à infrarouge. Ils savaient qu'elle s'approchait.
— J'ai commencé à me dire que tu n'oserais pas te montrer, dit Zalachenko. On te surveille depuis 16 heures. Tu as déclenché presque toutes les alarmes autour de la ferme.
— Détecteurs de mouvement, dit Lisbeth.
— Deux au chemin d'accès et quatre dans la coupe de l'autre côté du pré. Tu as établi ton poste de surveillance exactement à l'endroit où nous avions installé l'alarme. C'est de là qu'on a la meilleure vue de la ferme. En général ce sont des élans ou des chevreuils et parfois des gens qui ramassent des baies qui viennent trop près. Mais c'est rare qu'on voie quelqu'un approcher un flingue à la main.
Il garda le silence une seconde.
— Tu croyais vraiment que Zalachenko allait rester totalement exposé dans une petite maison à la campagne ?
LISBETH SE MASSA LA NUQUE et fit mine de se lever.
— Reste par terre, dit Zalachenko durement.
Niedermann cessa de tripoter le pistolet de Lisbeth et la contempla calmement. Il haussa un sourcil et lui sourit. Lisbeth se souvint du visage massacré de Paolo Roberto qu'elle avait vu à la télé et décida que c'était une bonne idée de rester par terre. Elle poussa un soupir et s'adossa au canapé.
Zalachenko tendit sa main droite intacte. Niedermann tira une arme glissée dans son pantalon, fit jouer la glissière et la lui donna. Lisbeth nota que c'était un Sig Sauer, l'arme standard de la police. Zalachenko fit un signe du menton. Sans autre forme de communication, Niedermann pivota sur ses talons et enfila une veste. Il quitta la pièce et Lisbeth entendit la porte sur l'extérieur s'ouvrir puis se refermer.
— Juste pour que tu n'ailles pas imaginer des bêtises. La moindre tentative de te lever et je te truffe de plombs.
Lisbeth se détendit. Il aurait le temps de placer deux balles, voire trois, avant qu'elle puisse l'atteindre, et il utilisait probablement des munitions qui la feraient mourir d'hémorragie en quelques minutes.
— Tu as une sale gueule, dit Zalachenko en indiquant l'anneau qu'elle portait au sourcil. On dirait une pute.
Lisbeth le fixa.
— Mais tu as mes yeux, dit-il.
— Ça fait mal ? demanda-t-elle avec un signe de tête sur sa prothèse.
Zalachenko la contempla un long moment.
— Non. Plus maintenant.
Lisbeth hocha la tête,
— Tu rêves de me tuer, dit-il.
Elle ne répondit pas. Il éclata de rire.
— J'ai pensé à toi pendant des années. A peu près chaque fois que je me vois dans la glace, je pense à toi.
— Tu aurais dû laisser ma maman tranquille.
Zalachenko rit.
— Ta mère était une putain.
Les yeux de Lisbeth se firent noirs comme de l'encre.
— Elle n'était pas une putain. Elle était caissière dans une supérette et elle essayait de nous faire vivre avec ce qu'elle gagnait.
Zalachenko rit de nouveau.
— Garde-les, tes fantasmes sur elle. Moi, je sais qu'elle était une putain. Et elle s'est vite débrouillée pour tomber enceinte, et ensuite elle a essayé de me pousser au mariage. Comme si j'allais me marier avec une pute !
Lisbeth ne dit rien. Elle regardait l'orifice du canon en espérant qu'il relâcherait sa concentration un instant.
— La bombe incendiaire, c'était astucieux. Je t'ai haïe. Mais ensuite tout cela est devenu sans importance. Tu ne valais pas cette énergie-là. Si seulement tu n'étais pas intervenue, je n'aurais rien fait.
— Conneries. Bjurman t'a engagé pour me régler mon compte.
— Ça n'avait rien à voir. C'était un accord commercial. Il avait besoin d'un film que tu détiens et moi je mène un petit business.
— Et tu croyais que j'allais te refiler le film.
— Oui, ma chère fille. Je suis persuadé que tu l'aurais fait. Tu ne devines pas à quel point les gens deviennent coopératifs quand Ronald leur demande quelque chose. Surtout quand il démarre une tronçonneuse et scie un de tes pieds. Dans mon cas, ce serait en plus une compensation appropriée... un pied pour un pied.
Lisbeth pensa à Miriam Wu aux mains de Ronald Niedermann dans l'entrepôt de Nykvarn. Zalachenko se méprit sur son expression.
— Rassure-toi. On n'a pas l'intention de te dépecer.
Il la regarda.
— Est-ce que Bjurman t'a réellement violée ?
Elle ne répondit pas.
— Quel putain de mauvais goût il trimballait, celui-là. J'ai lu dans le journal que tu es une sorte de sale gouine. Ça ne m'étonne pas. Je comprends qu'aucun mec ne veuille de toi.
Lisbeth ne répondit toujours pas.
— Je devrais peut-être demander à Niedermann de t'astiquer. Tu as l'air d'en avoir besoin.
Il y réfléchit.
— Mais Niedermann ne baise pas les filles. Non, il n'est pas pédé. Il ne baise pas, c'est tout.
— Alors il va falloir que tu m'astiques toi-même, lança Lisbeth pour le provoquer.
Approche. Commets une erreur.
— Oh non, certainement pas. Je ne suis pas pervers à ce point.
Ils ne dirent rien pendant un moment.
— Qu'est-ce qu'on attend ? demanda Lisbeth.
— Mon associé revient bientôt. Il va seulement déplacer ta voiture et s'occuper d'un truc. Où se trouve ta sœur ?
Lisbeth haussa les épaules.
— Réponds-moi.
— Je n'en sais rien et, très franchement, je m'en fous complètement.
Il rit de nouveau.
— Et l'amour entre sœurs ? Camilla était toujours celle qui avait quelque chose dans le crâne alors que toi tu étais bonne à jeter à la poubelle.
Lisbeth ne répondit pas.
— Mais je dois reconnaître que c'est vraiment très satisfaisant de te voir de près de nouveau.
— Zalachenko, dit-elle, tu me fatigues un max. Est-ce que c'est Niedermann qui a tué Bjurman ?
— Bien sûr. Ronald Niedermann est un parfait soldat. Non seulement il obéit aux ordres, mais il prend aussi des initiatives quand il faut.
— Où est-ce que tu l'as dégoté ?
Zalachenko regarda sa fille avec une expression étrange. Il ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, mais hésita et garda le silence. Il lorgna vers la porte extérieure et sourit tout à coup.
— Tu veux dire que tu ne l'as pas encore compris, dit-il. D'après Bjurman tu serais une enquêteuse particulièrement douée.
Puis Zalachenko éclata de rire.
— On a commencé à se fréquenter en Espagne au début des années 1990 quand j'étais encore en convalescence après ta petite bombe incendiaire. Il n'est pas mon employé... c'est un partenariat. Nous dirigeons une affaire florissante.
— Trafic de femmes.
Il haussa les épaules.
— On peut dire qu'on est diversifié et qu'on couvre de nombreux domaines et services. L'idée de notre entreprise est de rester dans l'ombre sans jamais nous faire voir. Tu n'as donc vraiment pas compris qui est Ronald Niedermann ?
Lisbeth ne dit rien. Elle ne voyait absolument pas ce qu'il insinuait.
— Ronald est ton frère, dit Zalachenko.
— Non ! fit Lisbeth, le souffle coupé.
Zalachenko rit de nouveau. Mais le canon du pistolet était toujours fermement dirigé sur elle.
— En tout cas ton demi-frère, précisa Zalachenko. Le résultat d'un divertissement au cours d'une mission que j'ai eue en Allemagne en 1970.
— Tu as fait de ton fils un tueur.
— Oh non, je l'ai seulement aidé à réaliser son potentiel. Il avait la capacité de tuer bien avant que je prenne en main son éducation. Et quand je ne serai plus là, il mènera loin l'entreprise familiale.
— Est-ce qu'il sait que je suis sa demi-sœur ?
— Bien sûr. Mais si tu t'imagines pouvoir faire appel à ses sentiments fraternels, oublie tout de suite. Je suis sa famille. Toi, tu n'es qu'un vague bruissement à l'horizon. Je dois peut-être te préciser qu'il n'est pas ton seul demi-frère. Tu as au moins quatre autres frères, et trois sœurs aussi, dans différents pays. L'un de tes autres frères est un crétin mais un autre possède un certain potentiel. Il s'occupe de la filiale de Tallinn. Cela dit, Ronald est le seul de mes enfants qui rende vraiment justice aux gènes de Zalachenko.
— J'imagine qu'il n'y a pas de place pour mes sœurs dans l'entreprise familiale.
Zalachenko eut l'air médusé.
— Zalachenko... tu n'es qu'un enfoiré ordinaire qui n'aime pas les femmes. Pourquoi est-ce que vous avez tué Bjurman ?
— Bjurman était un con. Il est tombé des nues quand il a découvert que tu étais ma fille. Il était une des très rares personnes de ce pays à connaître mon passé. Je dois reconnaître que ça m'a inquiété qu'il prenne brusquement contact avec moi, mais ensuite tout s'est arrangé au mieux. Il est mort et c'est toi qu'on a accusée.
— Mais pourquoi est-ce que vous l'avez tué ? insista Lisbeth.
— Ce n'était pas prévu. Je me réjouissais de travailler avec lui pendant des années encore, et c'est toujours utile d'avoir une porte d'entrée discrète à la Säpo. Même s'il s'agit d'un con. Mais ce journaliste à Enskede avait réussi à trouver un lien entre lui et moi, et il a appelé Bjurman au moment où Ronald se trouvait chez lui. Bjurman a été pris de panique et a complètement disjoncté. Ronald a été obligé de prendre une décision au pied levé. Il a fait exactement ce qu'il fallait faire.
LE CŒUR DE LISBETH TOMBA comme une pierre dans sa poitrine lorsque son père confirma ce qu'elle avait déjà compris. Dag Svensson avait trouvé un lien. Elle avait parlé avec Dag et Mia pendant plus d'une heure. Elle avait immédiatement aimé Mia alors que ses sentiments à l'égard de Dag Svensson étaient plus nuancés. Il lui rappelait beaucoup trop Mikael Blomkvist — un insupportable sauveur du monde qui s'imaginait pouvoir changer les choses en publiant un livre. Mais elle avait accepté ses bonnes intentions.
Globalement, la visite chez Dag et Mia avait été du temps perdu. Ils ne pouvaient pas la mener vers Zalachenko. Dag Svensson était tombé sur le nom et avait commencé à fouiller, mais il n'avait pas réussi à l'identifier.
En revanche, elle avait fait une erreur fatale pendant sa visite. Elle savait qu'il devait y avoir un lien entre Bjurman et Zalachenko. Elle avait donc posé des questions sur Bjurman dans une tentative de savoir si Dag Svensson était tombé sur son nom. Ce n'était pas le cas, mais il avait un bon flair. Il avait immédiatement mis le zoom sur le dénommé Bjurman et l'avait assaillie de questions.
Sans que Lisbeth ait livré grand-chose à Dag Svensson, il avait compris qu'elle faisait partie du drame. Il avait aussi compris qu'il détenait des informations qu'elle voulait obtenir. Ils s'étaient mis d'accord pour se revoir après Pâques. Ensuite Lisbeth Salander était rentrée chez elle et s'était couchée. En se réveillant le matin et en écoutant les informations, elle avait appris que deux personnes avaient été assassinées dans un appartement à Enskede.
Lors de sa visite, elle avait donné à Dag Svensson une seule chose utilisable. Elle lui avait donné le nom de Nils Bjurman. Dag Svensson avait dû prendre son téléphone pour appeler Bjurman au moment même où elle quittait leur appartement.
C'était elle qui était le lien. Si elle n'était pas allée voir Dag Svensson, lui et Mia seraient toujours en vie. Zalachenko rit.
— Tu n'imagines pas notre surprise quand la police a commencé à te traquer pour les meurtres.
Lisbeth se mordit la lèvre inférieure. Zalachenko l'examina.
— Comment est-ce que tu m'as trouvé ? demanda-t-il.
Elle haussa les épaules.
— Lisbeth... Ronald sera de retour dans très peu de temps. Je peux lui demander de te briser tous les os du corps jusqu'à ce que tu répondes. Epargne-nous ce travail.
— La boîte postale. J'ai pisté la voiture de location de Niedermann et j'ai attendu que le petit boutonneux débarque pour vider la boîte.
— Ouah, bien joué ! Merci. Je m'en souviendrai.
Lisbeth réfléchit un instant. Le canon était toujours dirigé sur le haut de son corps.
— Et tu crois réellement que cette tempête va se calmer ? demanda Lisbeth. Tu as commis trop d'erreurs, la police va finir par t'identifier.
— Je sais, répondit son père. Björck a appelé hier et raconté qu'un journaliste de Millenium a flairé l'histoire et que maintenant tout n'est qu'une question de temps. C'est possible qu'on soit obligé de s'occuper de ce journaliste.
— Ça va faire une longue liste, dit Lisbeth. Mikael Blomkvist et la patronne Erika Berger, et la secrétaire de rédaction et plusieurs employés de Millenium. Sans compter Dragan Armanskij et deux ou trois employés de Milton Security. Et Bublanski et plusieurs autres flics de l'enquête. Combien de personnes est-ce que tu vas tuer pour étouffer cette histoire ? Ils finiront par te coincer.
Zalachenko rit encore.
— Et alors ? Je n'ai tué personne et il n'y a pas la moindre preuve technique contre moi. Qu'ils identifient donc qui ils veulent. Crois-moi... ils peuvent venir faire leurs perquisitions dans cette maison, ils ne trouveront pas un grain de poussière qui pourrait m'associer à une activité criminelle. C'est la Säpo qui t'a enfermée chez les fous, pas moi, et ils ne s'empresseront sans doute pas trop de mettre toutes les cartes sur table.
— Niedermann, rappela Lisbeth.
— Dès demain matin, Ronald partira en vacances à l'étranger pour quelque temps en attendant la suite des événements.
Zalachenko regarda Lisbeth, les yeux triomphants.
— Tu resteras la principale suspecte des meurtres. Il est donc tout indiqué que tu disparaisses purement et simplement, sans bruit.
PRÈS D'UNE HEURE S'ÉCOULA avant que Ronald Niedermann revienne. Il portait des bottes.
Lisbeth Salander jeta un regard sur l'homme qui selon son père serait son demi-frère. Elle n'arrivait pas à déceler la moindre ressemblance. Au contraire, il lui était diamétralement opposé. Par contre, elle avait le net sentiment que quelque chose clochait chez Ronald Niedermann. La charpente, le visage mou et la voix qui n'avait pas vraiment mué encore, tout cela évoquait des sortes d'erreurs génétiques. Il n'avait pas été sensible à la matraque électrique et ses mains étaient énormes. Rien chez Ronald Niedermann ne semblait tout à fait normal.
On dirait qu'il y a un tas d'erreurs génétiques dans la famille Zalachenko, pensa-t-elle avec amertume.
— C'est prêt ? demanda Zalachenko.
Niedermann hocha la tête. Il tendit la main pour reprendre son Sig Sauer.
— Je viens, dit Zalachenko.
Niedermann hésita.
— Il faut marcher pas mal.
— Je viens. Va me chercher ma veste.
Niedermann haussa les épaules et fit ce qu'il avait dit. Puis il se mit à manipuler son arme pendant que Zalachenko s'habillait et disparaissait un court moment dans une pièce à côté. Lisbeth contempla Niedermann en train de visser un adaptateur avec un silencieux fait maison.
— On y va, dit Zalachenko près de la porte.
Niedermann se pencha et hissa Lisbeth sur ses pieds. Elle croisa son regard.
— Je vais te tuer, toi aussi, dit-elle.
— En tout cas, tu as confiance en toi, dit son père.
Niedermann lui sourit doucement et la poussa vers la porte puis dans la cour. Il la tenait par la nuque d'une main ferme. Ses doigts faisaient sans problème le tour de son cou. Il la mena vers la forêt au nord de Pétable.
Ils n'avancèrent pas vite et Niedermann s'arrêta régulièrement pour attendre Zalachenko. Ils avaient pris des torches puissantes. Quand ils furent arrivés parmi les arbres, Niedermann lâcha la prise autour de son cou. Il pointait le canon du pistolet dans son dos, à un mètre de distance.
Ils suivirent un sentier difficilement praticable sur environ quatre cents mètres. Lisbeth trébucha deux fois, et chaque fois elle fut remise sur pied.
— Tourne à droite ici, dit Niedermann.
Au bout d'une dizaine de mètres, ils arrivèrent dans une clairière. Lisbeth vit le trou dans le sol. A la lueur de la lampe de Niedermann, elle vit une pelle plantée dans un tas de terre. Soudain elle comprit ce que Niedermann était allé faire. Il la poussa vers le trou et elle trébucha et tomba à quatre pattes. Ses mains s'enfoncèrent profondément dans le sable. Elle leva la tête et le regarda sans la moindre expression. Zalachenko prenait son temps et Niedermann l'attendait calmement. A aucun moment le canon de son pistolet ne cessait d'être braqué sur Lisbeth.
ZALACHENKO ÉTAIT ESSOUFFLÉ. Il lui fallut plus d'une minute avant de pouvoir parler.
— Je devrais dire quelque chose, mais je ne crois pas que j'aie quoi que ce soit à te raconter, dit-il.
— Ça me va, dit Lisbeth. Je n'ai pas grand-chose à te dire non plus.
Elle lui adressa un sourire en coin.
— Qu'on en finisse, dit Zalachenko.
— Je me réjouis de savoir que la dernière chose que j'ai faite aura été de te coincer, dit Lisbeth. La police va débarquer chez toi dès cette nuit.
— Tu parles. Je m'attendais à ce que tu tentes un truc comme ça. Tu es venue ici pour me tuer et rien d'autre. Tu n'as parlé à personne.
Le sourire de Lisbeth Salander s'élargit. Elle eut soudain l'air mauvaise.
— Laisse-moi te montrer quelque chose, papa.
Elle plongea lentement la main dans la poche de la jambe gauche et en tira un objet carré. Ronald Niedermann surveillait le moindre de ses mouvements.
— Chaque mot que tu as prononcé cette dernière heure a été diffusé sur Internet.
Elle brandit son PDA Palm Tungsten T3. Le front de Zalachenko se creusa d'une ride à l'endroit où les sourcils auraient dû se trouver.
— Montre-moi ça, dit-il, et il tendit sa main intacte.
Lisbeth lui lança le PDA. Il l'attrapa au vol.
— Tu parles, dit Zalachenko. Ce n'est qu'un Palm ordinaire.
LORSQUE RONALD NIEDERMANN se pencha en avant pour regarder le PDA, Lisbeth Salander balança une poignée de sable droit dans ses yeux. Il fut immédiatement aveuglé mais tira machinalement un coup de feu avec le pistolet muni de son silencieux. Lisbeth avait déjà fait deux pas de côté et la balle ne déchira que l'air où elle s'était tenue. Elle saisit la pelle et en abattit le tranchant sur la main qui tenait le pistolet. Elle l'atteignit de toutes ses forces sur les jointures des doigts et aperçut son Sig Sauer faire une large courbe dans l'air pour aller atterrir parmi quelques buissons. Elle vit du sang jaillir d'une plaie profonde à la phalange de l'index.
Il devrait hurler de douleur.
Niedermann tâtonna dans l'air avec sa main blessée tandis qu'il se frottait désespérément les yeux avec l'autre. La seule possibilité pour Lisbeth de gagner le combat était de causer immédiatement des dégâts massifs ; s'il y avait corps à corps, elle serait irrémédiablement perdue. Elle avait besoin d'un répit de cinq secondes pour disparaître dans la forêt. Elle rabattit la pelle derrière elle et la rebalança en avant de toutes ses forces. Elle essaya de tourner le manche pour l'atteindre avec le tranchant, mais elle était mal positionnée. Ce fut le plat de la pelle qui frappa le visage de Niedermann.
Niedermann grogna quand son nez se brisa pour la deuxième fois en quelques jours. Il était toujours aveuglé par le sable, mais fit un grand mouvement avec le bras droit et réussit à repousser Salander. Elle partit en arrière et posa le pied sur une racine. Pendant une seconde elle fut par terre, mais d'une poussée elle se releva immédiatement. Niedermann était hors jeu pour l'instant.
Je vais y arriver.
Elle fit deux pas vers les broussailles quand elle vit du coin de l'œil — clic — Alexander Zalachenko lever le bras. Le vieux con aussi a un pistolet.
La découverte fusa comme un coup de fouet à travers sa tête.
Elle changea de direction au moment même où il tirait. La balle la toucha à la hanche, la fit pivoter et perdre l'équilibre.
Elle ne ressentit pas de douleur.
La deuxième balle la toucha dans le dos et s'arrêta contre son omoplate gauche. Une douleur aiguë et paralysante traversa son corps.
Elle tomba à genoux. Pendant quelques secondes, elle fut incapable de bouger. Elle était consciente que Zalachenko se trouvait derrière elle, à cinq-six mètres. Avec un dernier effort, elle se remit obstinément sur pied et fit un pas vacillant vers le rideau protecteur des buissons.
Zalachenko eut tout son temps pour viser.
La troisième balle l'atteignit à environ deux centimètres au-dessus de l'oreille gauche. La balle perça l'os de la tête et causa un réseau de fissures irradiantes dans le crâne. La balle de plomb pénétra dans sa tête où elle se figea dans la matière grise à quatre centimètres sous l'écorce cérébrale.
Pour Lisbeth Salander, la description médicale de la situation n'était que des termes scientifiques. En termes pratiques, la balle signifia un traumatisme massif et immédiat. Sa dernière perception fut un choc rouge qui se transforma en lumière blanche.
Ensuite, l'obscurité.
Clic.
Zalachenko essaya de presser une nouvelle fois sur la détente, mais ses mains tremblaient tellement qu'il ne pouvait pas viser. Elle a failli s'en tirer. Finalement, il comprit qu'elle était déjà morte et baissa son arme, tremblant, pendant que l'adrénaline affluait dans tout son corps. Il regarda son arme. Il avait pensé laisser le pistolet à la maison, mais était allé le chercher et l'avait glissé dans sa poche, comme s'il avait besoin d'une mascotte. Cette fille était monstrueuse. Ils étaient deux hommes adultes et l'un d'eux était Ronald Niedermann qui de plus était armé de son Sig Sauer. Et cette sale pute avait presque failli s'en tirer.
Il jeta un regard sur le corps de sa fille. A la lumière de la torche, elle ressemblait à une poupée de chiffon ensanglantée. Il mit le cran de sûreté et glissa le pistolet dans sa poche, puis il s'approcha de Ronald Niedermann. Celui-ci était complètement désemparé, des larmes plein les yeux et du sang qui coulait de sa main et du nez. Son nez n'avait pas guéri depuis le match pour le titre contre Paolo Roberto et le plat de la pelle avait causé de nouveaux dégâts importants.
— Je crois que j'ai encore le nez cassé, dit-il.
— Imbécile, dit Zalachenko. Elle a failli s'en tirer encore une fois.
Niedermann continua à se frotter les yeux. Il n'avait pas mal, mais les larmes coulaient et il était presque totalement aveuglé.
— Tiens-toi droit, merde ! Zalachenko secoua la tête avec mépris. Putain, qu'est-ce que tu ferais sans moi !
Niedermann cilla désespérément. Zalachenko boitilla jusqu'au corps de sa fille et saisit sa veste en haut du dos.
Il souleva et la tira vers la tombe qui n'était qu'un trou dans la terre, trop petit pour qu'elle puisse reposer de tout son long. Il souleva le corps de sorte que ses pieds se retrouvent au-dessus du trou, puis il la laissa tomber comme un sac de patates. Elle atterrit en position fœtale, en avant avec les jambes repliées sous elle.
— Rebouche-moi ça, qu'on puisse rentrer, ordonna Zalachenko.
Il fallut un moment à Ronald Niedermann, encore à moitié aveuglé, pour remettre la terre. Il rejeta sur le terrain alentour celle qui était en trop à grands coups de pelletées vigoureuses.
Zalachenko fuma une cigarette tout en contemplant le travail de Niedermann. Il tremblait toujours, mais l'adrénaline commençait à refluer. Il ressentait un soudain soulagement qu'elle soit éliminée. Il se rappelait encore ses yeux à l'instant où elle avait lancé sa bombe incendiaire tant d'années auparavant.
Il était 21 heures quand Zalachenko regarda autour de lui et hocha la tête. Ils réussirent à retrouver le Sig Sauer de Niedermann parmi les buissons. Puis ils retournèrent à la maison. Zalachenko se sentait merveilleusement satisfait. Il consacra un moment à soigner la main de Niedermann. Le coup de pelle avait ouvert une plaie profonde et il fut obligé de sortir une aiguille et du fil pour la recoudre — chose qu'il avait apprise dès l'école militaire à Novossibirsk quand il avait quinze ans. Il n'avait en tout cas pas besoin de faire une anesthésie. En revanche, il était possible que la plaie soit grave au point d'obliger Niedermann à aller à l'hôpital. Il fit un pansement avec attelle.
Quand il eut fini, il s'ouvrit une bière pendant que Niedermann se rinçait les yeux dans la salle de bains.
MIKAEL BLOMKVIST ARRIVA à la gare centrale de Göteborg peu après 21 heures. Le X2000 avait rattrapé une partie de son retard, mais pas complètement. Mikael avait passé la dernière heure du trajet à appeler des agences de location de voitures. Il avait d'abord essayé de trouver une voiture à Alingsås dans l'intention d'y descendre du train, mais cela se révéla impossible si tard le soir. Il finit par abandonner et réussit à trouver une Volkswagen via une réservation d'hôtel à Göteborg. La voiture serait disponible à Jârntorget. Il laissa tomber les transports en commun complexes de Göteborg avec leur système de billets si incompréhensible qu'il fallait être au moins ingénieur de l'espace pour comprendre. Il prit un taxi.
Quand finalement il prit livraison de la voiture, il découvrit qu'il n'y avait pas d'atlas routier dans le vide-poches. Il se rendit à une station-service ouverte le soir et fit quelques emplettes. En plus de l'atlas, il acheta une lampe de poche, une bouteille d'eau minérale et un café à emporter qu'il posa dans l'anneau sur le tableau de bord prévu pour cet usage. Il était 22 h 30 avant qu'il dépasse Partille en quittant Göteborg vers le nord. Il prit la route pour Alingsås.
A 21 H 30, UN RENARD MÂLE passa devant la tombe de Lisbeth Salander. Le renard s'arrêta et regarda autour de lui, inquiet. Il savait d'instinct que quelque chose était enterré là, mais il jugea la proie trop difficile à atteindre pour que ça vaille la peine de creuser. Il pouvait trouver des proies plus faciles.
Quelque part tout près un animal nocturne inconscient du danger bruissait et le renard dressa tout de suite les oreilles. Il fit un pas prudent. Mais avant de poursuivre la chasse, il leva la patte arrière et marqua son territoire en pissant.
BUBLANSKI NE PASSAIT EN GÉNÉRAL pas d'appels téléphoniques en rapport avec le travail le soir, mais cette fois-ci il ne sut résister. Il souleva le combiné et composa le numéro de Sonja Modig.
— Excuse-moi de t'appeler si tard. Tu es réveillée ?
— T'inquiète pas.
— Je viens de terminer de lire le rapport de 1991.
— Je comprends que tu aies eu autant de mal que moi à le lâcher.
— Sonja... comment est-ce que tu interprètes ce qui se passe ?
— Il me semble que Gunnar Björck, nom bien en vue sur la liste des michetons, a fait placer Lisbeth Salander en asile de fous après qu'elle avait essayé de les protéger, sa mère et elle, d'un assassin au cerveau dérangé qui travaillait pour la Säpo. En cela, il a été assisté par Peter Teleborian qui a procédé à une évaluation de l'état psychique de Lisbeth Salander sur laquelle, à notre tour, nous avons basé une grande partie de notre jugement.
— Ceci change totalement l'image d'elle.
— Ça explique certaines choses.
— Sonja, est-ce que tu peux venir me chercher demain à 8 heures ?
— Bien sûr.
— On ira à Smådalarö pour une petite conversation avec Gunnar Björck. J'ai fait faire une vérif sur lui. Il est en arrêt maladie.
— Je me réjouis d'avance.
— Je crois qu'il va nous falloir revoir totalement notre jugement sur Lisbeth Salander.
LARS BECKMAN JETA UN REGARD en coin vers sa femme. Erika Berger se tenait devant la fenêtre du séjour et contemplait la baie. Elle avait son téléphone portable à la main et il savait qu'elle attendait un appel de Mikael Blomkvist. Elle avait l'air tellement malheureuse qu'il s'approcha et l'entoura de son bras.
— Blomkvist est un grand garçon, dit-il. Mais si tu t'inquiètes vraiment à ce point, tu devrais appeler ce flic.
Erika Berger soupira.
— J'aurais dû le faire il y a des heures. Mais ce n'est pas pour ça que je suis malheureuse.
— C'est quelque chose que je devrais savoir ? demanda Lars.
Elle hocha la tête.
— Raconte.
— Il y a quelque chose que je t'ai caché. Et à Mikael. Et à tout le monde à la rédaction.
— Caché ?
Elle se tourna vers son mari et raconta qu'elle avait accepté le poste de rédactrice en chef à Svenska Morgon-Posten. Lars Beckman haussa les sourcils.
— Je ne comprends pas pourquoi tu n'as rien raconté, dit-il. C'est un truc énorme pour toi. Toutes mes félicitations.
— C'est simplement que j'ai l'impression de commettre une trahison, j'imagine.
— Mikael comprendra. Tout le monde doit tracer sa route quand l'heure est venue. Et elle est venue pour toi maintenant.
— Je sais.
— Tu t'es réellement décidée ?
— Oui. Je me suis décidée. Mais je n'ai pas eu le courage de l'annoncer à qui que ce soit. Et j'ai l'impression d'abandonner le navire en plein chaos.
Il serra sa femme dans ses bras.
DRAGAN ARMANSKIJ SE FROTTA les yeux et regarda l'obscurité de l'autre côté des fenêtres du centre de rééducation d'Ersta.
— On devrait appeler Bublanski, dit-il.
— Non, dit Holger Palmgren. Ni Bublanski ni personne de chez les autorités n'a jamais levé un doigt pour la défendre. Laisse-la faire ce qu'elle doit faire, maintenant.
Armanskij regarda l'ancien tuteur de Lisbeth Salander. Il était toujours stupéfié par l'amélioration manifeste de l'état de santé de Palmgren depuis sa dernière visite à Noël. Il y avait toujours le bafouillage, mais Palmgren avait une toute nouvelle vitalité dans le regard. Il y avait aussi une rage chez Palmgren qu'il n'avait jamais connue avant. Au cours de la soirée, Palmgren avait raconté l'histoire que Mikael Blomkvist avait assemblée. Armanskij était sous le choc.
— Elle va essayer de tuer son père.
— C'est possible, fit Palmgren calmement.
— Ou alors Zalachenko va essayer de la tuer.
— C'est possible aussi.
— Et nous, on ne va faire qu'attendre ?
— Dragan... tu es quelqu'un de bien. Mais ce que fait ou ne fait pas Lisbeth Salander, si elle survit ou si elle meurt, ça ne relève pas de ta responsabilité.
Palmgren fit un grand geste avec le bras. Il eut soudain une capacité de coordination qu'il n'avait pas eue depuis longtemps. On aurait dit que le drame de ces dernières semaines avait aiguisé ses sens handicapés.
— Je n'ai jamais eu de sympathie pour les gens qui se substituent à la loi. D'un autre côté, je n'ai jamais entendu parler de quelqu'un qui ait eu de si bonnes raisons de le faire. Au risque de paraître cynique... ce qui se passera cette nuit se passera quoi qu'on en pense, toi et moi. C'est écrit dans les étoiles depuis la naissance de Lisbeth. Et tout ce qui nous reste à faire est de décider quelle sera notre attitude envers elle si elle revient.
Armanskij poussa un soupir malheureux et regarda en douce le vieil avocat.
— Et si elle passe les dix prochaines années en prison, elle l'aura choisi elle-même. Je continuerai à être son ami.
— J'ignorais totalement que tu avais une vision aussi libertaire de l'être humain.
— Je l'ignorais aussi, dit Holger Palmgren.
MIRIAM WU FIXA LE PLAFOND. Elle avait laissé la veilleuse allumée et une radio avec de la musique à faible volume. L'émission de nuit passait On a Slow Boat to China. Elle s'était réveillée à l'hôpital la veille, après que Paolo Roberto l'y avait conduite. Elle avait dormi et s'était réveillée, agitée, puis s'était rendormie, tout ça sans véritable logique. Les médecins disaient qu'elle souffrait d'une commotion cérébrale. En tout cas elle avait besoin de repos. Elle avait aussi le nez brisé, trois côtes cassées et des blessures sur tout le corps. Son sourcil gauche était tellement enflé que l'œil n'était qu'une mince fente. Elle avait mal dès qu'elle essayait de changer de position. Elle avait mal quand elle inspirait de l'air dans ses poumons. Elle avait mal à la nuque et on lui avait mis une minerve au cas où. Les médecins lui avaient promis qu'elle se rétablirait complètement.
Quand elle s'était réveillée le soir, Paolo Roberto était là. Il avait rigolé et demandé comment elle allait. Elle aurait aimé savoir si elle avait l'air aussi minable que lui.
Elle avait posé des questions et il avait expliqué. Bizarrement, cela ne paraissait plus du tout improbable qu'il soit l'ami de Lisbeth Salander. C'était une grande gueule. Lisbeth aimait les grandes gueules et elle détestait les connards imbus d'eux-mêmes. La différence était mince comme un cheveu, mais Paolo Roberto appartenait à la première catégorie.
Elle avait eu l'explication de son arrivée soudaine, surgi de nulle part, à l'entrepôt de Nykvarn. Elle était stupéfaite qu'il se soit entêté à ce point à poursuivre la fourgonnette. Et elle apprit, terrorisée, que la police était en train de déterrer trois cadavres sur le terrain autour du bâtiment.
— Merci, dit-elle. Tu m'as sauvé la vie.
Il secoua la tête et resta un long moment sans rien dire.
— J'ai essayé d'expliquer à Blomkvist. Il n'a pas vraiment compris. Je crois que toi tu peux comprendre. Parce que toi aussi tu boxes.
Elle savait ce qu'il voulait dire. Quiconque ne s'était pas trouvé dans l'entrepôt à Nykvarn ne pouvait pas comprendre ce que ça fait de se battre contre un monstre insensible à la douleur. Elle avait été totalement impuissante.
Pour finir, ils avaient arrêté de parler, et elle avait seulement tenu sa main avec le bandage. Il n'y avait rien à dire. Quand elle s'était réveillée de nouveau, il n'était plus là. Elle aurait aimé que Lisbeth Salander donne de ses nouvelles.
C'était elle que Niedermann cherchait.
Miriam Wu avait peur qu'il la retrouve.
LISBETH SALANDER N'ARRIVAIT PAS A RESPIRER. Elle n'avait aucune notion du temps, mais elle savait qu'elle avait reçu des balles dans le corps et elle comprenait — plus par instinct que par un raisonnement rationnel — qu'elle était enterrée. Son bras gauche était inutilisable. Elle ne pouvait pas remuer le moindre muscle sans que des vagues de douleur lui traversent l'épaule, et toute réflexion évoluait dans une sorte d'état brumeux. Il me faut de l’air. Sa tête manquait d'exploser sous les pulsations d'une douleur comme elle n'en avait jamais ressenti.
Sa main droite s'était retrouvée sous son visage et elle commença instinctivement à gratter pour enlever la terre de devant son nez et sa bouche. La terre était sablonneuse et relativement sèche. Elle réussit à dégager une petite cavité de la taille d'un poing devant son visage.
Elle n'avait pas la moindre idée du temps qu'elle avait passé dans la tombe. Mais elle comprit que sa vie était en danger. Elle finit par formuler une pensée cohérente.
Il m'a enterrée vivante.
Cette certitude la fit paniquer. Elle ne pouvait pas respirer. Elle ne pouvait pas bouger. Une tonne de terre la maintenait prisonnière.
Elle essaya de bouger une jambe, mais elle n'arrivait pas à tendre ses muscles. Puis elle fit l'erreur d'essayer de se redresser. Elle poussa avec la tête vers le haut et immédiatement la douleur perça comme une décharge électrique par les tempes. Je ne dois pas vomir. Elle retomba dans une vague inconscience.
Quand elle put de nouveau penser, elle vérifia avec précaution quelles parties de son corps étaient utilisables. Le seul membre qu'elle pouvait bouger de quelques centimètres était la main droite devant son visage. Il me faut de l’air. L'air se trouvait au-dessus d'elle, au-dessus de la tombe.
Lisbeth Salander commença à gratouiller. Elle appuya avec le coude et réussit à se créer un petit espace de manœuvre. Avec le dos de la main, elle élargit la cavité devant son visage en écartant la terre. Il faut que je creuse.
Au bout d'un moment, elle comprit que compte tenu de sa position fœtale, elle avait un espace creux dans l'angle mort sous et entre ses jambes. C'est là que se trouvait une grande partie de l'air usagé qui la maintenait encore en vie. Elle se mit à tortiller le torse, désespérément, et sentit de la terre s'effondrer sous elle. La pression sur la poitrine céda un peu. Elle put soudain bouger le bras de quelques centimètres.
Minute par minute, elle travailla dans un état proche de l'inconscience. Elle gratouilla la terre sablonneuse de son visage et l'enfonça dans le creux sous elle, poignée par poignée. Finalement elle réussit à dégager son bras suffisamment pour pouvoir enlever de la terre de dessus sa tête. Centimètre par centimètre elle libéra sa tête. Elle sentit quelque chose de dur et tint soudain une petite racine ou un bout de branche à la main. Elle creusa vers le haut. La terre était toujours aérée et pas trop compacte.
IL ÉTAIT UN PEU PLUS DE 22 HEURES lorsque le renard passa de nouveau devant la tombe de Lisbeth Salander en rentrant à son terrier. Il avait mangé un campagnol et se sentait satisfait de l'existence quand soudain il sentit une autre présence. Il se figea et dressa l'oreille. Ses moustaches et sa truffe vibrèrent.
Subitement les doigts de Lisbeth Salander sortirent de terre comme quelque chose de pas très vivant surgissant des ténèbres. S'il y avait eu un spectateur humain dans les parages, il aurait probablement réagi comme le renard. Il prit ses jambes à son cou.
Lisbeth sentit de l'air frais se répandre le long de son bras. Elle respirait de nouveau.
Il lui fallut une autre demi-heure pour se libérer de la tombe. Elle ne gardait aucun véritable souvenir du processus. Elle trouvait étrange de ne pas pouvoir utiliser sa main gauche, mais elle gratta énergiquement la terre et le sable avec la droite.
Elle avait eu besoin d'un outil pour creuser. Au bout d'un moment elle avait trouvé l'astuce. Elle avait rentré le bras dans le trou et réussi à atteindre la poche de poitrine de sa veste pour en sortir l'étui à cigarettes que lui avait offert Miriam Wu. Elle l'avait ouvert et utilisé comme une écope. Elle avait enlevé la terre louche par louche et l'avait rejetée d'un mouvement sec du poignet. Brusquement, elle avait pu bouger son épaule droite et avait réussi à la pousser à travers la couche de terre. Ensuite elle avait gratté pour enlever le sable et la terre, et réussi à relever la tête. Du coup, elle avait le bras droit et la tête hors de la tombe. Après avoir réussi à dégager une partie du torse, elle avait pu commencer à se tortiller pour monter centimètre par centimètre jusqu'à ce que la terre lâche soudain la prise de ses jambes.
Elle s'éloigna de la tombe en rampant, les yeux fermés, et ne s'arrêta que quand son épaule heurta un tronc d'arbre. Elle tourna lentement le corps pour s'adosser à l'arbre et essuya la saleté de ses yeux avec le dos de la main avant d'ouvrir les paupières. Il faisait nuit noire autour d'elle et l'air était glacial. Elle transpirait. Elle sentait une douleur sourde dans la tête, à l'épaule gauche et à la hanche, mais elle ne gaspilla pas d'énergie à réfléchir là-dessus. Elle se tint immobile pendant dix minutes et respira. Puis elle comprit qu'elle ne pouvait pas rester là.
Elle lutta pour se mettre debout, alors que le monde tanguait.
Elle eut tout de suite mal au cœur et se pencha en avant pour vomir.
Puis elle se mit en route. Elle ignorait totalement dans quelle direction elle marchait et où elle se rendait. Elle avait des problèmes pour remuer sa jambe gauche et trébuchait régulièrement et tombait à genoux. Chaque fois, une douleur massive fusait à travers sa tête.
Elle ne savait pas très bien depuis combien de temps elle marchait, lorsque tout à coup elle vit de la lumière du coin de l'œil. Elle changea de direction et continua à avancer en trébuchant. Ce n'est que quand elle se retrouva à la remise en bordure de la cour qu'elle réalisa qu'elle était retournée directement à la maison de Zalachenko. Elle s'arrêta et vacilla comme une ivrogne.
Des cellules photoélectriques sur le chemin d'accès et à l’aire de coupe. Elle était arrivée de l’autre côté. Ils ne l’avaient pas repérée.
Cela la troubla. Elle comprit qu'elle n'était pas en forme pour un autre match avec Niedermann et Zalachenko. Elle contempla la maison d'habitation blanche.
Clic. Du bois. Clic. Du feu.
Elle se mit à fantasmer sur un bidon d'essence et une allumette.
Elle se tourna difficilement vers la remise et chancela jusqu'à une porte fermée avec une barre. Elle réussit à la soulever en poussant avec l'épaule droite. Elle entendit le bruit quand la barre tomba par terre et heurta la porte. Elle fit un pas dans l'obscurité et regarda autour d'elle.
C'était une remise à bois. Il n'y avait pas d'essence là-dedans.
A LA TABLE DE CUISINE, Alexander Zalachenko leva les yeux en entendant le bruit de la barre qui heurta la porte de la remise. Il écarta le rideau et plissa les yeux vers l'obscurité du dehors. Il fallut quelques secondes à ses yeux pour s'habituer. Le vent avait forci. La météo avait promis une fin de semaine agitée. Puis il vit que la porte de la remise était entrouverte.
Avec Niedermann, il était allé chercher du bois dans l'après-midi. Une sortie inutile dont le but principal avait été de confirmer à Lisbeth Salander qu'elle était arrivée à la bonne adresse, pour ainsi l'attirer.
Niedermann avait-il oublié de remettre la barre ? Comment pouvait-il être d'une négligence aussi phénoménale ? Il jeta un coup d'oeil vers la porte du séjour où Niedermann s'était endormi sur le canapé, mais se dit qu'il pouvait tout aussi bien le laisser dormir. Il se leva de sa chaise.
POUR TROUVER DE L'ESSENCE, Lisbeth serait obligée d'aller à l'étable où les voitures étaient garées. Elle s'appuya contre un billot et respira lourdement. Elle avait besoin de se reposer. Elle était assise depuis une minute seulement quand elle entendit les pas traînants de la prothèse de Zalachenko devant la remise.
DANS L'OBSCURITÉ, Mikael se trompa de route à Mellby, au nord de Sollebrunn. Au lieu de tourner vers Nossebro, il continua vers le nord et ne s'aperçut de son erreur qu'en arrivant à Trökörna. Il s'arrêta et consulta l'atlas routier.
Il poussa un juron, fit demi-tour et repartit au sud vers Nossebro.
DE SA MAIN DROITE, Lisbeth Salander saisit la hache sur le billot une seconde avant qu'Alexander Zalachenko n'entre dans la remise. Elle n'avait pas assez de force pour la soulever au-dessus de sa tête, et elle la tint d'une seule main et lui fit décrire une courbe du bas vers le haut, tout en mettant le poids sur sa hanche intacte et en tournant le corps d'un demi-tour sur elle-même.
Au moment où Zalachenko tournait le bouton de l'interrupteur, le tranchant le frappa de biais sur le côté droit du visage, brisa l'os de la joue et s'enfonça de quelques millimètres dans le front. Il n'eut jamais le temps de comprendre ce qui s'était passé, mais la seconde suivante, son cerveau enregistra la douleur et il se mit à hurler comme un dément.
RONALD NIEDERMANN SE RÉVEILLA en sursaut et s'assit, tout étourdi. Il entendit un hurlement que tout d'abord il ne pensa pas humain. Ça venait de dehors. Puis il se rendit compte que c'était Zalachenko qui hurlait. Il fut rapidement sur pied.
LISBETH SALANDER PRIT SON ÉLAN et lança la hache une nouvelle fois mais son corps n'obéit pas aux ordres. Son intention avait été de soulever la hache et de la planter dans la tête de son père mais elle avait épuisé toutes ses forces et le coup l'atteignit bien au-dessous, juste sous le genou. Le poids ficha cependant le tranchant si profondément que la hache resta coincée et lui fut arrachée de la main quand Zalachenko tomba la tête la première dans la remise. Il n'arrêtait pas de hurler.
Elle se pencha pour reprendre la hache. Le sol se mit à tanguer quand la douleur irradia dans sa tête. Elle fut obligée de s'asseoir. Elle tendit la main et tâta les poches de Zalachenko. Il avait toujours le pistolet dans la poche droite de sa veste et elle focalisa son regard tandis que la terre vacillait.
Un Browning calibre 22.
Un joujou de boy-scout !
C'est pour ça qu'elle était en vie. Si elle avait été touchée par une balle du Sig Sauer de Niedermann ou par une munition plus grosse, elle aurait eu un trou énorme à travers le crâne.
Au moment même où elle formulait cette pensée, elle entendit les pas de Niedermann à peine réveillé, qui se dressa soudain dans l'ouverture de la porte de la remise. Il s'arrêta net et regarda la scène avec des yeux écarquillés et pleins d'incompréhension. Zalachenko hurlait comme un fou. Son visage n'était qu'un masque ensanglanté. Il avait une hache fichée dans le genou. Une Lisbeth Salander ensanglantée et crottée était assise par terre à côté de lui. On l'aurait dit sortie tout droit d'un de ces films d'horreur que Niedermann avait trop visionnés.
RONALD NIEDERMANN, insensible à la douleur et bâti comme un robot antichar, n'avait jamais aimé l'obscurité. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, l'obscurité avait toujours été synonyme de menace.
Il avait vu de ses yeux des créatures dans le noir, et une terreur indescriptible le guettait perpétuellement. Et maintenant l'horreur venait de se matérialiser.
La fille assise par terre était morte. Cela ne faisait aucun doute.
Il l'avait enterrée lui-même.
Par conséquent, l'être par terre n'était pas une fille mais une créature revenue de l'autre côté de la tombe et qui ne pourrait être combattue ni avec des forces humaines ni avec une arme.
La métamorphose d'être humain en mort-vivant avait déjà commencé. Sa peau s'était transformée en une carapace comme celle des lézards. Ses dents découvertes étaient des crocs acérés prêts à arracher des morceaux de chair de sa proie. Sa langue de reptile fusa et lécha le pourtour de la bouche. Ses mains pleines de sang avaient des griffes comme des rasoirs d'une dizaine de centimètres de long. Il vit briller ses yeux incandescents. Il pouvait l'entendre grogner et il la vit tendre ses muscles pour lui sauter à la gorge.
Il vit tout à coup, très nettement, qu'elle avait une queue qui se courba et se mit à fouetter le sol pour le menacer.
Puis elle leva le pistolet et tira. La balle passa tellement près de l'oreille de Niedermann qu'il put sentir la chaleur de son souffle. Il vit que sa bouche lui lançait une flamme.
C'en fut trop.
Il arrêta de penser.
Il pivota sur ses talons et courut pour sa vie. Elle tira encore un coup de feu qui le rata complètement mais qui parut lui donner des ailes. Il franchit une clôture d'un bond de chevreuil et fut englouti par le noir du champ en direction de la route. Il courait, poussé par une terreur irrationnelle.
Lisbeth Salander le vit, sidérée, disparaître hors de vue.
Elle se traîna jusqu'à la porte et guetta le noir, mais sans voir Niedermann. Au bout d'un moment, Zalachenko cessa de crier mais continua de gémir, encore sous le choc. Elle ouvrit le pistolet et constata qu'il restait une cartouche, et elle envisagea de la tirer dans la tête de Zalachenko. Puis elle se rappela que Niedermann se trouvait encore là dehors dans le noir et qu'il valait mieux garder la dernière balle. S'il l'attaquait, elle aurait probablement besoin d'autre chose qu'une balle de calibre 22. Mais c'était mieux que rien.
ELLE SE LEVA PÉNIBLEMENT, sortit de la remise en boitillant et claqua la porte. Il lui fallut cinq minutes pour remettre la barre en place. Elle traversa la cour d'un pas vacillant, entra dans la maison et trouva le téléphone sur une commode dans la cuisine. Elle composa le numéro qu'elle n'avait pas utilisé depuis deux ans. Il n'était pas chez lui. Le répondeur se mit en marche.
Bonjour. Vous êtes bien chez Mikael Blomkvist. Je ne peux pas vous répondre pour le moment, mais laissez votre nom et votre numéro de téléphone, et je vous rappellerai dès que possible.
Biiip.
— Mig-g-kral, dit-elle et elle se rendit compte que sa voix était en purée. Elle avala. Mikael. C'est Salander.
Ensuite elle ne sut plus quoi dire.
Elle raccrocha lentement.
Le Sig Sauer de Niedermann était démonté pour nettoyage sur la table de cuisine devant elle, à côté du P-83 Wanad de Benny Nieminen. Elle lâcha le Browning de Zalachenko par terre, chancela jusqu'à la table, saisit le Wanad pour vérifier le chargeur. Elle trouva aussi son PD A Palm et le glissa dans sa poche. Ensuite elle trébucha jusqu'à l'évier et remplit une tasse à café sale avec de l'eau glacée. Elle en but quatre tasses. En levant la tête, elle vit soudain son propre visage dans un petit miroir sur le mur. Elle faillit presser sur la détente tellement elle eut peur.
Ce qu'elle vit rappelait plus une bête qu'un être humain. Elle vit une démente, le visage tordu et la bouche grande ouverte. Elle était couverte de saleté. Son visage et son cou étaient une bouillie figée de sang et de boue. Elle comprit ce que Ronald Niedermann avait vu dans la remise.
Elle s'approcha davantage du miroir et prit soudain conscience que sa jambe gauche traînait derrière elle. Elle avait très mal à la hanche à l'endroit où la première balle de Zalachenko l'avait touchée. La deuxième balle l'avait atteinte à l'épaule et avait paralysé le bras gauche. Ça faisait mal.
Mais c'était la douleur à la tête qui la faisait tanguer, tellement c'était fort. Elle leva lentement sa main droite et tâta l'arrière de sa tête. Ses doigts rencontrèrent soudain le cratère du trou d'entrée.
Elle tâta le trou dans le crâne et comprit tout à coup, horrifiée, que c'était son propre cerveau qu'elle touchait, qu'elle était si grièvement blessée qu'elle était mourante ou qu'elle aurait peut-être déjà dû être morte. Elle n'arrivait pas à comprendre qu'elle tienne encore sur ses jambes.
Une fatigue paralysante s'abattit subitement sur elle. Elle n'était pas sûre d'être sur le point de s'évanouir ou de s'endormir, mais elle s'approcha de la banquette où elle s'allongea doucement et reposa le côté droit de la tête, qui n'était pas blessé, sur un coussin.
Elle était obligée de s'allonger pour reprendre des forces mais elle savait qu'elle ne pouvait pas se permettre de s'endormir avec Niedermann là dehors. Tôt ou tard, il allait revenir. Tôt ou tard, Zalachenko allait réussir à sortir de la remise à bois et à se traîner dans la maison, mais elle n'avait plus de forces pour se tenir debout. Elle avait froid. Elle défit le cran de sûreté.
RONALD NIEDERMANN SE TENAIT INDÉCIS au bord de la route entre Sollebrunn et Nossebro. Il était seul. La nuit était noire. Il avait recommencé à penser de façon rationnelle et il avait honte de s'être enfui. Il ne comprenait pas comment ça s'était passé, mais il était arrivé à la conclusion logique qu'elle avait dû survivre. D'une façon ou d'une autre, elle avait réussi à creuser et à sortir de la tombe.
Zalachenko avait besoin de lui. Il devait donc retourner à la maison et tordre le cou à cette Lisbeth Salander.
En même temps, Ronald Niedermann avait le sentiment que tout était terminé. Il avait ce sentiment depuis un certain temps maintenant. Les choses avaient commencé à aller de travers et continué à aller de travers depuis l'instant où Bjurman les avait contactés. Zalachenko s'était complètement transformé en entendant le nom de Lisbeth Salander. Toutes les règles de prudence et de réserve que Zalachenko prêchait depuis tant d'années avaient cessé d'exister.
Niedermann hésita.
Zalachenko avait besoin de soins médicaux.
Si elle ne l'avait pas déjà tué.
Cela signifiait des questions.
Il se mordit la lèvre inférieure.
Il était le partenaire de son père depuis de nombreuses années. Des années pleines de succès. Il avait mis de l'argent de côté et, de surcroît, il savait où Zalachenko avait caché sa propre fortune. Il avait les ressources et les compétences requises pour poursuivre leur activité. Le plus rationnel serait de partir sans regarder en arrière. Si Zalachenko lui avait inculqué quelque chose dans le cerveau, c'était bien cela : toujours conserver la capacité d'abandonner sans état d'âme une situation qui devenait ingérable. C'était la règle de base pour survivre. Ne lève pas un doigt pour une cause perdue.
Elle n'était pas surnaturelle. Mais elle signifiait de mauvaises nouvelles. Elle était sa demi-sœur.
Il l'avait sous-estimée.
Ronald Niedermann était tiraillé entre deux volontés. Une partie de lui voulait y retourner et lui tordre le cou. Une autre partie de lui voulait continuer à fuir dans la nuit.
Il avait son passeport et son portefeuille dans sa poche de derrière. Il n'avait pas envie de retourner à la ferme. Il n'y avait rien là-bas dont il avait besoin.
A part peut-être une voiture.
Il en était toujours à tergiverser quand il vit la lueur des phares d'une voiture s'approcher de l'autre côté d'une hauteur. Il tourna la tête. Il pouvait peut-être se trouver un autre moyen de transport. Tout ce qu'il lui fallait était une voiture pour pouvoir rejoindre Göteborg.
POUR LA PREMIÈRE FOIS DANS SA VIE — du moins depuis qu'elle avait quitté la petite enfance —, Lisbeth Salander était incapable de prendre les rênes de sa situation. Au fil des ans, elle avait été mêlée à des bagarres, elle avait été victime de mauvais traitements, l'objet d'un internement d'office par l'Etat et d'abus de la part de personnes privées. Son corps et son âme avaient reçu bien plus de gnons qu'un être humain ne devrait en recevoir.
Mais chaque fois elle avait su se révolter. Elle avait refusé de répondre aux questions de Teleborian et quand elle avait été victime d'une violence physique, elle avait su s'échapper et se retirer.
Elle pouvait vivre avec un nez cassé.
Mais elle ne pouvait pas vivre avec un trou dans le crâne.
Cette fois-ci elle n'allait pas pouvoir se traîner jusqu'à son lit, tirer la couverture sur sa tête et dormir pendant deux jours pour ensuite se relever et retourner à son quotidien comme si de rien n'était.
Elle était si sérieusement blessée qu'elle ne pouvait pas démêler la situation elle-même. Elle était si fatiguée que son corps n'obéissait pas à ses commandements.
Il faut que je dorme un moment, pensa-t-elle. Et soudain elle fut certaine que si elle lâchait prise et fermait les yeux, elle n'allait probablement jamais se réveiller. Elle analysa cette conclusion et constata peu à peu que cela lui était égal. Au contraire. Cette pensée l'attirait même. Pouvoir me reposer. Ne pas avoir à me réveiller.
Ses dernières pensées furent pour Miriam Wu.
Pardonne-moi, Mimmi.
Elle tenait toujours le pistolet de Benny Nieminen avec le cran de sûreté défait dans sa main quand elle ferma les yeux.
MIKAEL BLOMKVIST vit Ronald Niedermann de loin à la lumière des phares et le reconnut immédiatement. Il était difficile de louper un géant blond de plus de deux mètres bâti comme un Terminator. Niedermann agita les bras. Mikael passa en codes et freina. Il tendit la main vers le sac d'ordinateur et sortit de la poche extérieure le Colt 1911 Government qu'il avait trouvé dans le bureau de Lisbeth Salander. Il s'arrêta à cinq bons mètres de Niedermann et coupa le moteur avant d'ouvrir la portière.
— Merci de vous être arrêté, dit Niedermann hors d'haleine. Il avait couru. Je suis en panne. Est-ce que vous pouvez m'emmener en ville ?
Il avait une voix étrangement fluette.
— Bien sûr que je peux vous déposer en ville, dit Mikael Blomkvist. Il pointa l'arme sur Niedermann. Couche-toi par terre.
Ça n'arrêtait pas, toutes les épreuves qu'on faisait subir à Ronald Niedermann cette nuit. Il regarda Mikael d'un œil sceptique.
Niedermann n'avait aucune peur du pistolet ni de l'individu qui le tenait. En revanche il avait du respect pour les armes. Il avait vécu avec des armes et de la violence toute sa vie. Il partait du principe que si quelqu'un pointait un pistolet sur lui, cette personne était désespérée et prête à l'utiliser. Il plissa les yeux et essaya de juger l'homme derrière le pistolet, mais les lumières de la voiture le transformaient en une silhouette sombre. Un flic ? On ne dirait pas. Les flics s'identifient d'habitude. En tout cas, c'est ce qu'ils font dans les films.
Il fit une estimation de ses chances. Il savait que s'il se précipitait comme un sauvage, il pourrait s'emparer de l'arme. Mais l'homme semblait déterminé et il se tenait à l'abri de la portière. Niedermann prendrait une balle, peut-être deux. S'il bougeait rapidement, l'homme le raterait peut-être, ou ne toucherait pas un organe vital, mais même s'il survivait, les balles allaient compliquer sa fuite ou peut-être même la rendre impossible. Mieux valait attendre une meilleure occasion.
— COUCHE-TOI PAR TERRE MAINTENANT ! hurla Mikael.
Il dévia le canon de quelques centimètres et tira une balle par terre au bord de la route.
— La prochaine balle, c'est pour ton genou, dit Mikael d'une voix haute et autoritaire.
Ronald Niedermann se mit à genoux, aveuglé par les phares.
— Qui es-tu ? demanda-t-il.
Mikael glissa la main dans le vide-poches de la portière et prit la lampe de poche qu'il avait achetée dans la station-service. Il éclaira le visage de Niedermann.
— Les mains dans le dos, commanda-t-il. Ecarte les jambes.
Il attendit que Niedermann s'exécute, à contrecœur.
— Je sais qui tu es. Si tu fais une bêtise, je tire sans sommation. Je viserai le poumon sous l'omoplate. Tu pourras probablement m'avoir... mais ça te coûtera cher.
Il posa la lampe torche par terre, enleva sa ceinture qu'il noua en une boucle comme il avait appris chez les chasseurs légers à Kiruna, quand il avait fait son service militaire vingt ans plus tôt. Il se mit entre les jambes du géant blond et enfila la boucle autour de ses bras en serrant au-dessus des coudes. Ainsi l'immense Niedermann était pratiquement sans défense.
Et ensuite ? Mikael regarda autour de lui. Ils étaient absolument seuls dans l'obscurité de la route. Paolo Roberto n'avait pas exagéré en décrivant Niedermann. C'était un colosse. La question était seulement de savoir pourquoi un tel colosse arrivait en courant dans la nuit comme poursuivi par le diable en personne.
— Je cherche Lisbeth Salander. J'imagine que tu l'as rencontrée.
Niedermann ne répondit pas.
— Où se trouve Lisbeth Salander ? demanda Mikael.
Niedermann lui lança un drôle de regard. Il ne comprenait rien à ce qui se passait cette nuit bizarre où tout semblait aller de travers.
Mikael haussa les épaules. Il retourna à la voiture, ouvrit le coffre arrière et trouva une corde de remorquage. Il ne pouvait pas laisser Niedermann ligoté au milieu de la route et il regarda autour de lui. Trente mètres plus loin, un panneau indicateur brillait dans la lumière des phares. Passage d'élans.
— Lève-toi.
Il mit le canon de l'arme dans la nuque de Niedermann, le fit marcher jusqu'au panneau et le força à s'asseoir sur le bas-côté en lui ordonnant de s'adosser au panneau. Niedermann hésita.
— Tout ça est très simple, dit Mikael. Tu as tué Dag Svensson et Mia Bergman. C'étaient mes amis. Je n'ai pas l'intention de te relâcher sur la route. Soit tu resteras attaché ici, soit je te tire une balle dans le genou. Tu choisis.
Niedermann s'assit. Mikael passa la corde autour de son cou et bloqua sa tête. Ensuite il utilisa dix-huit mètres de corde pour attacher le torse du géant au poteau, jusqu'à la taille. Il réserva un bout de la corde pour pouvoir attacher aussi les avant-bras au poteau et termina avec quelques solides nœuds marins.
Quand Mikael eut fini, il demanda encore une fois où se trouvait Lisbeth Salander. Il n'obtint pas de réponse et haussa les épaules, puis il abandonna Niedermann. Ce ne fut qu'en arrivant à sa voiture qu'il sentit l'adrénaline affluer et qu'il prit conscience de ce qu'il venait de faire. L'image de Mia Bergman scintilla devant ses yeux.
Mikael alluma une cigarette et but de l'eau minérale directement à la bouteille. Il observa la silhouette dans l'obscurité du côté du panneau avec l'élan. Puis il s'installa derrière le volant, consulta l'atlas routier et constata qu'il lui restait un bon kilomètre avant la bifurcation qui menait à la ferme de Karl Axel Bodin. Il démarra et passa devant Niedermann.
IL CONDUISAIT LENTEMENT et dépassa la bifurcation avec le panneau pour Gosseberga, puis alla se garer à côté d'une grange sur une piste forestière à une centaine de mètres plus au nord. Il prit le pistolet et alluma la lampe torche. Il découvrit des traces de roue fraîches dans la boue et constata qu'une autre voiture avait été garée là avant, mais ne réfléchit pas davantage là-dessus. Il retourna à pied à la bifurcation de Gosseberga et éclaira la boîte aux lettres. 612 — K. A. Bodin. Il poursuivit le long du chemin.
Il était presque minuit quand il vit les lumières de la ferme de Bodin. Il s'arrêta et écouta. Il resta immobile pendant plusieurs minutes, mais n'entendit que les bruits ordinaires de la nuit. Au lieu de prendre le chemin qui menait directement à la ferme, il longea le pré et s'approcha du bâtiment par l'étable. Il s'arrêta devant la cour à une trentaine de mètres de la maison. Tous ses sens étaient en éveil. La course de Niedermann sur la route indiquait que quelque chose s'était passé à la ferme.
Mikael était à mi-chemin dans la cour quand il entendit un bruit. Il pivota et tomba à genoux, l'arme levée. Il lui fallut quelques secondes pour localiser le bruit à côté d'une remise. On aurait dit quelqu'un qui gémissait. Il avança vivement sur l'herbe et s'arrêta devant la remise. En regardant au coin, il put voir qu'une lampe était allumée dans la remise.
Il écouta. Quelqu'un bougeait à l'intérieur. Il souleva la barre et ouvrit la porte, et fut accueilli par une paire d'yeux terrorisés dans un visage ensanglanté. Il vit la hache par terre.
— BonsangdeSeigneurDieu, marmonna-t-il.
Puis il vit la prothèse.
Zalachenko.
Lisbeth Salander était définitivement venue faire une visite. Il eut du mal à imaginer ce qui s'était passé. Il referma rapidement la porte et remit la barre en place.
AVEC ZALACHENKO dans la remise à bois et Niedermann ligoté sur la route de Sollebrunn, Mikael traversa d'un pas vif la cour en direction de l'habitation. La présence d'un troisième individu qu'il ne connaissait pas et pouvant constituer un danger n'était pas à exclure, mais la maison paraissait vide, presque inhabitée. Il dirigea son arme vers le sol et ouvrit doucement la porte d'entrée. Il se retrouva dans un vestibule sombre et vit un rectangle de lumière dans la cuisine. Le seul bruit qu'il entendit fut le tic-tac d'une horloge murale. En franchissant la porte de la cuisine, il vit immédiatement Lisbeth Salander allongée sur la banquette.
Un bref instant, il fut comme pétrifié et regarda le corps malmené. Il nota qu'elle tenait un pistolet dans la main qui pendait mollement par-dessus bord. Il s'approcha lentement d'elle et tomba à genoux. Il pensa au moment où il avait trouvé Dag et Mia, et crut une seconde qu'elle était morte. Puis il vit un petit mouvement dans sa cage thoracique et il entendit un faible râle.
Il tendit la main et commença doucement à lui prendre le pistolet. Soudain la main autour de la crosse se durcit. Elle ouvrit les yeux en deux minces fentes et le fixa pendant quelques longues minutes. Son regard était flou. Puis il l'entendit murmurer d'une voix si basse qu'il eut du mal à comprendre ce qu'elle disait.
Foutu Super Blomkvist.
Elle referma les yeux et lâcha le pistolet. Il posa l'arme par terre, sortit son téléphone portable et composa le numéro de SOS-Secours.