Une équation contient d'ordinaire une ou plusieurs inconnues, souvent désignées par u, y, z, etc. Les valeurs de ces inconnues, qui garantissent l'égalité effective des deux membres de l’équation, sont dites satisfaire l’équation ou en constituer la solution.
Exemple : 3x + 4 = 6x — 2 (x = 2)
LISBETH SALANDER ATTERRIT à l'aéroport de Stockholm à 6 h 30. Elle voyageait depuis vingt-six heures, dont neuf passées à Grantly Adams Airport à la Barbade, où British Airways avait refusé de laisser décoller l'avion avant d'avoir neutralisé une menace terroriste et d'avoir isolé un passager à l'allure arabe suspecte pour l'interroger. A Londres, elle avait loupé la correspondance du dernier vol pour la Suède, et avait dû attendre des heures avant qu'on lui trouve une place dans le premier vol du matin.
Lisbeth se sentait comme un sac de bananes qu'on aurait oublié au soleil pendant un après-midi entier. Elle n'avait qu'un bagage à main, contenant son PowerBook, Dimensions et quelques vêtements bien comprimés. Elle passa par la porte verte de la douane sans qu'on lui demande rien. A l'arrêt des navettes, elle fut accueillie par la gadoue de neige et une température proche de zéro.
Elle hésita un bref instant. Toute sa vie, en raison de contraintes matérielles évidentes, elle avait toujours choisi l'alternative la moins chère, et elle avait encore du mal à s'habituer à l'idée qu'elle disposait de pas tout à fait 3 milliards de couronnes qu'elle avait astucieusement volées en utilisant à la fois Internet et une bonne vieille arnaque à l'ancienne. Une minute lui suffit pour mettre au rancart la règle générale, et elle fit signe à un taxi. Elle donna son adresse dans Lundagatan et s'endormit presque immédiatement sur la banquette arrière.
Quand le taxi s'arrêta dans Lundagatan et que le chauffeur la réveilla, elle réalisa qu'elle avait donné la mauvaise adresse. Elle rectifia et lui demanda de poursuivre jusqu'à Götgatsbacken. Elle paya en dollars américains en laissant un pourboire généreux, et lança un juron quand elle posa le pied dans une flaque d'eau du caniveau. Elle portait un jean, un tee-shirt et une veste légère. Aux pieds, elle avait des sandales et des mi-bas fins. Elle tituba jusqu'à la supérette du coin où elle acheta du shampooing, du dentifrice, du savon, du lait caillé, du lait, du fromage, des œufs, du pain, des petits pains à la cannelle congelés, du café, des sachets de thé, des cornichons, des pommes, un pack géant de Billys Pan Pizza et une cartouche de Marlboro light. Elle paya avec sa carte Visa.
En ressortant dans la rue, elle hésita sur le chemin à prendre. Elle pouvait choisir Svartensgatan où elle se trouvait déjà ou Hökensgatan plus bas vers Slussen. L'inconvénient de Hökensgatan était qu'elle passerait alors juste devant la porte de la rédaction de Millenium, et qu'elle risquait toujours d'y croiser Mikael Blomkvist. Elle finit par se dire qu'elle n'allait pas faire des détours rien que pour éviter Mikael. Elle se dirigea donc vers Slussen, bien qu'en réalité il s'agisse d'un tout petit détour, et tourna à droite via Hökensgatan jusqu'à la place de Mosebacke. Elle dépassa la statue des Sœurs devant Södra Teatern et rejoignit Fiskaregatan par l'escalier. Là, elle s'arrêta et contempla pensivement un immeuble. Elle n'arrivait pas vraiment à se dire que c'était « chez elle ».
Elle regarda autour d'elle. Dans tous les sens du terme, il s'agissait d'un coin isolé au beau milieu de Södermalm. Pas de grande artère de circulation, et ça lui allait parfaitement. De là, on repérait vite aussi quiconque passait dans les environs. C'était probablement un lieu de promenades apprécié en été, mais en hiver il ne s'agissait que de gens ayant une raison d'être dans le quartier. Pas un chat en vue — surtout personne qu'elle reconnût et qui par conséquent aurait pu la reconnaître aussi. Elle fut obligée de poser le sac du supermarché dans la gadoue de neige pour sortir la clé. Elle prit l'ascenseur jusqu'au dernier étage et ouvrit la porte marquée V Kulla.
L'UNE DE SES PREMIÈRES MESURES, l'année précédente, quand tout à coup elle s'était trouvée en possession d'un magot confortable et par là même était devenue économiquement indépendante pour le restant de sa vie (ou au moins le temps qu'on pouvait imaginer de vivre avec pas tout à fait 3 milliards de couronnes), avait été de se trouver un autre appartement. Les affaires immobilières furent une nouvelle expérience pour elle. Jamais auparavant dans sa vie elle n'avait investi de l'argent dans quelque chose de plus important que des objets utilitaires qu'elle pouvait payer en espèces ou moyennant un crédit raisonnable. Les deux plus gros débits de sa comptabilité avaient été du matériel informatique et sa petite cylindrée Kawasaki, achetée pour 7 000 couronnes — une occase inespérée. Elle avait acheté des pièces détachées pour à peu près la même somme et passé plusieurs mois à démonter et retaper elle-même la moto. Elle aurait préféré une voiture, mais avait hésité à en acheter une, ne sachant trop comment elle pourrait la financer.
Un appartement, elle l'avait compris, était une affaire d'une tout autre envergure. Elle avait commencé par lire des annonces d'appartements à vendre dans l'édition Web de Dagens Nyheter. Une véritable science à part, comme elle ne tarda pas à s'en rendre compte.
T2 + s. à m., tr. bien sit. prox. Station. P : 2,7 U. Charges 5 510 mens.
T3, vue sur parc, Högalid. 2,9 U.
T2, 47m2, s. de b. rénovée, changem. canalis. 1998. Gotlandsgatan. 1,8 U. Charges mens. : 2 200.
Elle s'était gratté la tête et avait essayé d'appeler quelques petites annonces au hasard, mais elle ne savait pas quoi demander et elle s'était très vite sentie tellement ridicule qu'elle avait interrompu l'exercice. Ensuite elle s'était lancée, le premier dimanche de janvier, dans des visites d'appartements mis en vente. L'un était situé dans Vindragarvägen sur Reimersholme et l'autre dans Heleneborgsgatan près de Horntull. Celui de Reimersholme était un quatre-pièces clair et spacieux avec vue sur Långholmen et Essingen. Elle avait l'impression de pouvoir s'y sentir bien. L'appartement dans Heleneborgsgatan était un réduit sordide avec vue sur l'immeuble d'en face.
Le problème était qu'elle ne savait pas comment elle voulait habiter, à quoi devait ressembler son logement et ce qu'elle devait exiger de son domicile en tant qu'utilisatrice. Elle ne s'était jamais dit auparavant qu'elle pourrait avoir autre chose que les quarante-neuf mètres carrés de Lundagatan où elle avait passé son enfance et dont l'usufruit lui était revenu à sa majorité, grâce à son tuteur Holger Palmgren. Elle s'était donc installée sur le canapé bouloché dans son séjour-bureau combiné pour réfléchir.
L'appartement de Lundagatan était situé au fond d'une cour, et il était exigu et peu confortable. De la fenêtre de sa chambre elle voyait un mur aveugle de l'immeuble voisin. La fenêtre de la cuisine donnait sur l'arrière du bâtiment principal et sur une descente de cave. Du séjour, elle apercevait un réverbère et quelques branches d'un bouleau.
La première exigence était que son nouveau logement dispose d'une belle vue.
Elle aimait les balcons et avait toujours envié les voisins mieux lotis des étages plus élevés de l'immeuble, qui passaient les chaudes journées d'été avec une bière fraîche à l'ombre d'un store sur leur balcon. La deuxième exigence fut que son nouveau logement dispose d'un balcon.
Comment devait-il être, cet appartement ? Elle pensait à celui de Mikael Blomkvist — soixante-cinq mètres carrés en une seule pièce dans un loft de Bellmansgatan avec vue sur l'hôtel de ville et Slussen. Elle s'était sentie bien chez lui. Elle voulait un appartement agréable, facile à meubler et facile à entretenir. Ce fut le troisième point de sa liste d'exigences.
Cela faisait des années qu'elle vivait à l'étroit. Sa cuisine faisait dix mètres carrés et elle arrivait tout juste à y caser une petite table et deux chaises. Le séjour faisait vingt mètres carrés, la chambre douze. Sa quatrième exigence fut que son nouveau logement soit spacieux et pourvu de nombreux placards. Elle voulait une vraie pièce de travail et une grande chambre où elle pourrait s'étaler.
Sa salle de bains actuelle était un réduit sans fenêtre avec des carreaux de ciment gris par terre, une baignoire sabot antique et un revêtement mural en plastique qui restait terne même si on le récurait pendant des heures. Elle voulait de la faïence et une grande baignoire. Elle voulait son propre lave-linge dans l'appartement, et ne pas avoir à utiliser une machine commune aux locataires dans une cave humide. Elle voulait que sa salle de bains sente bon et elle voulait pouvoir l'aérer.
Là-dessus, elle se connecta à Internet pour chercher des agences immobilières. Le lendemain, elle se leva tôt et se rendit à l'agence Nobel, réputée pour être la meilleure agence immobilière de Stockholm. Elle portait son jean noir élimé, des boots et son blouson de cuir noir. Elle s'approcha du comptoir et regarda distraitement une femme blonde d'une trentaine d'années occupée à mettre à jour le site de l'agence et à charger des photos d'appartement. Finalement, un homme replet d'une quarantaine d'années, aux cheveux roux et fins, vint s'occuper d'elle. Lisbeth demanda ce qu'ils avaient en stock comme appartements et il la regarda stupéfait un petit moment avant d'adopter un ton paternel et moqueur.
— Alors, mademoiselle, vos parents savent que vous avez l'intention de quitter le nid ?
Lisbeth Salander le regarda en silence avec ses grands yeux jusqu'à ce qu'il cesse son petit rire.
— J'ai besoin d'un appartement, précisa-t-elle.
Il se racla la gorge et jeta un petit regard sur sa collègue.
— Je comprends. Et qu'est-ce que vous envisagez ?
— Je veux un appartement à Söder. Il doit avoir un balcon et une vue sur l'eau, au moins quatre pièces et une salle de bains avec fenêtre et de la place pour un lave-linge. Et il faudra un endroit qu'on puisse fermer à clé pour garer ma moto.
La femme à l'ordinateur interrompit son travail et tourna la tête pour dévisager Lisbeth avec curiosité.
— Moto ? demanda l'homme aux cheveux fins.
Lisbeth Salander hocha calmement la tête.
— Puis-je vous demander... euhh, comment vous vous appelez ?
Lisbeth Salander se présenta. Elle posa la question à son tour et l'homme se présenta comme Joakim Persson.
— Voilà, c'est-à-dire que... ça coûte relativement cher d'acheter un appartement ici, à Stockholm...
Lisbeth le regarda dans un silence patient. Elle demanda quels appartements il pouvait lui proposer et l'informa que sa précision au sujet du coût était superflue et sans intérêt.
— Vous travaillez dans quelle branche ?
Lisbeth réfléchit un instant. Formellement, elle était son propre patron. Dans la pratique, elle ne travaillait que pour Dragan Armanskij et Milton Security, mais cela avait été très irrégulier au cours de l'année passée et elle n'avait pas effectué de mission pour lui depuis trois mois.
— En ce moment je ne fais rien de particulier, répondit-elle avec honnêteté.
— Je vois... étudiante, je suppose.
— Non, je ne suis pas étudiante.
Joakim Persson était venu de son côté du comptoir et avait gentiment mis son bras autour des épaules de Lisbeth, il gloussa en la guidant doucement vers la porte.
— Eh oui, mademoiselle, vous serez la bienvenue dans quelques années, mais il faudra alors que vous apportiez un peu plus d'argent que ce que vous avez dans votre tirelire. Votre argent de poche n'est pas tout à fait suffisant ici, vous savez. Il lui pinça la joue avec bonhomie. Alors, n'hésitez pas à revenir nous voir, et on essaiera de vous dégoter quelque chose de sympathique.
Lisbeth Salander resta plantée dans la rue devant l'agence Nobel pendant plusieurs minutes. Elle se demandait intérieurement ce que Joakim Persson penserait si elle balançait un cocktail Molotov dans sa vitrine. Puis elle rentra à la maison et brancha son PowerBook.
Il lui fallut dix minutes pour pirater le réseau interne de l'agence Nobel avec l'aide de codes d'accès qu'elle avait distraitement vus quand la femme derrière le comptoir s'était connectée avant de commencer à charger les photos. Il fallut encore trois minutes pour qu'elle réalise que l'ordinateur sur lequel la femme travaillait était aussi le serveur de l'entreprise — est-il possible d'être con à ce point ! — et trois de plus pour avoir accès aux quatorze ordinateurs qui constituaient le réseau. En un peu plus de deux heures, elle avait épluché la comptabilité de Joakim Persson et avait constaté que celui-ci avait dissimulé au fisc près de 750 000 couronnes les deux dernières années.
Elle téléchargea tous les fichiers indispensables et les ficela en un paquet cohérent qu'elle envoya par mail au Trésor public à partir d'une adresse e-mail anonyme d'un fournisseur d'accès aux Etats-Unis. Cela fait, elle chassa Joakim Persson de ses pensées.
Elle consacra le reste de la journée à parcourir les offres d'appartements intéressants de l'agence Nobel. L'objet le plus cher était un petit château à côté de Mariefred, où elle n'avait aucune envie de s'installer. Rien que pour les emmerder, elle choisit le deuxième objet le plus cher parmi les offres de l'agence, un appartement grandiose à Fiskaregatan, près de Mosebacke Torg.
Elle passa un long moment à regarder des photos et à examiner le plan. Finalement, elle put constater que l'appartement de Fiskaregatan remplissait parfaitement toutes les exigences de sa liste. L'ancien propriétaire était un directeur d'ABB qui avait disparu de la scène après s'être octroyé un parachute sensationnel et durement critiqué de 1 milliard de couronnes.
Le soir, elle prit son téléphone pour appeler Jeremy MacMillan, un des associés du cabinet d'avocats MacMillan & Marks à Gibraltar. Elle avait déjà fait des affaires avec MacMillan. C'était lui qui, contre une rémunération généreuse, avait monté un certain nombre de sociétés bidon pour elle. Ces sociétés étaient titulaires des comptes en banque qui géraient la fortune qu'elle avait piquée au financier Hans-Erik Wennerström un an auparavant.
Elle sollicita de nouveau les services de MacMillan. Cette fois-ci, elle lui demanda d'agir pour le compte de sa société Wasp Enterprises, et d'engager des pourparlers avec l'agence Nobel en vue d'acquérir le coquet appartement de Fiskaregatan près de Mosebacke Torg. Les tractations durèrent quatre jours, et la note finale représentait une somme qui lui fit hausser un sourcil. Plus cinq pour cent de commission pour MacMillan. Avant la fin de la semaine, elle avait déménagé deux cartons de vêtements, de la literie, un matelas et quelques ustensiles de cuisine. Ensuite elle avait habité — du moins dormi sur un matelas — dans l'appartement pendant trois semaines, durant lesquelles elle s'était employée à chercher des cliniques de chirurgie esthétique, à mener à terme quelques affaires administratives en cours (dont une conversation nocturne avec un certain maître Nils Bjurman), et à avancer des frais fixes, charges, électricité, etc.
ENSUITE, ELLE AVAIT ACHETÉ SON BILLET pour rejoindre la clinique en Italie. Une fois l'opération terminée et qu'elle avait pu quitter la clinique, elle avait pris une chambre d'hôtel à Rome pour réfléchir à ce qu'elle allait faire. Elle aurait dû retourner en Suède et se mettre à réorganiser sa vie mais, pour plusieurs raisons, la seule pensée de Stockholm lui donnait des nausées.
Elle n'avait pas de véritable métier. Il lui semblait qu'elle n'avait pas d'avenir à Milton Security. Ce n'était pas la faute de Dragan Armanskij. Il aurait voulu qu'elle fasse partie des employés permanents et devienne un élément moteur de l'entreprise, mais à vingt-cinq ans, elle n'avait toujours aucune formation et elle n'avait pas envie de découvrir, vers ses cinquante ans, qu'elle passait toujours son temps à réaliser des enquêtes sur des voyous du monde des PDG. C'était un passe-temps amusant — pas la vocation d'une vie.
Une des raisons de son hésitation à retourner à Stockholm s'appelait aussi Mikael Blomkvist. A Stockholm, elle risquait fort de tomber sur ce Foutu Super Blomkvist et c'était pour le moment une des dernières choses qu'elle souhaitait. Il l'avait blessée. Elle avait l'honnêteté de reconnaître qu'il n'en avait pas eu l'intention. Elle ne pouvait que s'en prendre à elle-même d'être tombée amoureuse de lui. Rien que le mot « amoureuse » était une contradiction en ce qui concernait cette Foutue Dinde de Lisbeth Salander, un mètre cinquante et une apparence physique qui éveillait forcément des commentaires, sans oublier un bagage social qui la transformait en singe où qu'elle se montre.
Mikael Blomkvist était un homme à femmes notoire. Elle était au mieux un divertissement sympathique accueilli par pitié à un moment où il avait eu besoin d'elle et où il n'avait rien trouvé de mieux, mais il aurait vite fait de passer dans un autre lit avec une compagnie plus distrayante. Elle n'avait aucune chance sur ce terrain-là et elle se maudit d'avoir baissé la garde et de l'avoir laissé approcher. Comment avait-elle pu s'imaginer autre chose ?
Quand elle avait retrouvé ses esprits, elle avait coupé tout contact avec lui. Douloureux, mais elle s'était blindée. La dernière fois qu'elle l'avait vu, c'était à la station de métro Gamla Stan, elle était sur le quai et lui dans une rame en direction du centre-ville. Elle l'avait regardé pendant une minute et avait décidé qu'elle n'éprouvait pas la moindre once de sentiment pour lui, parce que cela équivaudrait à saigner à mort. Va te faire foutre ! Il l'avait vue juste au moment de la fermeture des portes et l'avait fixée du regard avant qu'elle tourne les talons et s'en aille alors que la rame repartait.
Elle ne comprenait pas pourquoi il s'était entêté à vouloir garder le contact avec elle et à lui envoyer des mails, comme si pour lui elle était un foutu projet social. Elle pestait de constater qu'il ne semblait pas se rendre compte que chaque fois qu'il lui envoyait un mail, qu'elle supprimait sans le lire, elle avait l'impression que son cœur se brisait.
Non, Stockholm ne l'attirait pas une seconde. A part le patron de Milton Security, quelques anciens partenaires au lit et les filles de l'ex-groupe de rock des Evil Fingers, avec qui elle entretenait une amitié superficielle et prenait une bière au Moulin une fois par mois, elle ne connaissait pratiquement personne dans sa ville natale.
La seule personne pour qui elle ressentait un respect inconfortable était Dragan Armanskij. Elle avait du mal à définir ses sentiments pour lui. Elle s'était toujours sentie vaguement confuse d'éprouver une attirance si peu commode. S'il n'avait pas été marié, et un peu plus jeune et un peu moins conservateur dans sa façon de concevoir la vie, elle aurait pu envisager d'aller voir de plus près.
Finalement, elle avait sorti son agenda et ouvert la partie atlas. Elle n'était jamais allée en Australie ni en Afrique. Elle avait vu les pyramides ou Angkor Vat en images, mais jamais en vrai. Elle n'avait jamais pris le Star Ferry entre Kowloon et Victoria à Hong-Kong, elle n'avait jamais fait de plongée aux Antilles, elle n'avait jamais fréquenté de plage en Thaïlande. A part quelques voyages rapides pour le boulot, où elle s'était rendue dans les pays baltes et les autres pays nordiques, et évidemment Zurich et Londres, elle n'avait guère quitté la Suède de toute sa vie. En réalité, elle avait rarement quitté Stockholm.
Elle n'en avait pas eu les moyens. A l'hôtel à Rome, elle s'était approchée de la fenêtre pour contempler la via Garibaldi. Rome était une ville qui ressemblait à un tas de ruines. Puis elle s'était décidée, avait mis sa veste et était descendue à la réception demander s'il y avait une agence de voyages dans les parages. Là, elle avait pris un aller simple pour Tel-Aviv et passé les jours suivants à se promener dans le vieux Jérusalem, à regarder la mosquée Al-Aqsa et le mur des Lamentations. Avec méfiance, elle avait contemplé les soldats armés jusqu’aux dents à tous les coins de rue et ensuite elle s'était envolée pour Bangkok, puis elle avait continué ainsi jusqu'à la fin de l'année.
Il ne lui restait plus qu'une chose importante à faire. Elle se rendit à Gibraltar, pour voir qui était l'homme à qui elle avait confié la gestion de son argent, et vérifier qu'il faisait bien son boulot.
TOURNER LA CLÉ DE L'APPARTEMENT dont elle était propriétaire fut une sensation bizarre.
Elle posa le sac de provisions et son sac de voyage dans l'entrée et pianota vite le code à quatre chiffres qui coupait l'alarme électronique. Elle retira tous ses vêtements mouillés et les laissa tomber par terre. Entièrement nue, elle fit un petit tour dans la cuisine, brancha le frigo et rangea les courses avant d'aller visiter la salle de bains. Elle passa les dix minutes suivantes sous la douche. Elle fit un repas d'une pomme en tranches et d'une Billys Pan Pizza qu'elle réchauffa dans le micro-ondes. Elle ouvrit un carton de déménagement et trouva un oreiller, des draps et une couverture à l'odeur suspecte d'avoir passé un an dans le carton. Elle fit son lit sur un matelas par terre dans la chambre jouxtant la cuisine.
Elle mit dix secondes à s'endormir après avoir posé la tête sur l'oreiller, dormit presque douze heures d'affilée et se réveilla peu avant minuit. Elle se leva, prépara du café et s'entoura d'une couverture. Elle emporta l'oreiller devant une des fenêtres et s'installa avec une cigarette pour regarder le parc de Djurgården et la baie de Saltsjön. Les lumières la fascinaient. Dans le noir, elle réfléchit à sa vie.
LE LENDEMAIN DE SON RETOUR, l'agenda de Lisbeth Salander fut chargé. Elle ferma la porte de son appartement à 7 heures. Avant de quitter son étage, elle ouvrit une fenêtre d'aération dans la cage d'escalier et suspendit un double de la clé avec un mince fil de cuivre qu'elle attacha derrière la gouttière. Echaudée par de précédentes expériences, elle avait compris l'utilité de toujours avoir un double accessible.
Il faisait un froid de canard. Elle portait un vieux jean usé déchiré aux fesses sous la poche et laissant voir sa petite culotte bleue. Elle avait mis un tee-shirt et un col roulé chaud dont la couture commençait à lâcher au cou. Elle avait sorti son vieux blouson de cuir élimé, avec des rivets sur les épaules. Elle constata qu'elle ferait mieux de le laisser chez un couturier pour qu'il arrange la doublure déchirée et quasi inexistante des poches. Elle avait des chaussettes épaisses et de grosses chaussures. Globalement, elle avait chaud.
Elle prit par Sankt Paulsgatan pour rejoindre le quartier de Zinkensdamm et son ancienne adresse dans Lundagatan. Elle commença par vérifier que sa Kawasaki était toujours à sa place dans la cave. Pour ouvrir la porte de son ancien appartement, il lui fallut pousser un énorme tas de courrier publicitaire.
Avant de quitter la Suède un an auparavant, elle avait hésité sur ce qu'il fallait faire de cet appartement, et la solution la plus simple avait été le système des prélèvements automatiques pour payer tous les frais fixes. Il lui restait encore des meubles, péniblement ramassés dans diverses bennes à ordures, des mugs ébréchés, deux vieux ordinateurs et pas mal de papiers. Mais elle n'avait rien de valeur.
Elle alla chercher un sac-poubelle noir dans la cuisine et passa cinq minutes à séparer la publicité du courrier. La plupart du fatras rejoignit directement la poubelle. Elle avait reçu quelques lettres personnelles genre relevés de compte, déclarations de revenus de Milton Security pour le fisc ou de la pub camouflée. Un avantage de la tutelle était qu'elle n'avait jamais été obligée de s'occuper de la paperasserie des impôts — celle-là brillait par son absence. A part cela, sur une année entière, elle n'avait reçu que trois courriers à son nom.
La première lettre était d'une avocate, Greta Molander, qui avait été l'administrateur ad hoc légal de sa mère. La lettre lui notifiait brièvement que l'inventaire de la succession de sa mère était terminé et que Lisbeth Salander et sa sœur Camilla Salander héritaient de 9 312 couronnes chacune. Cette somme avait été virée sur le compte en banque de Mlle Salander ; aurait-elle l'amabilité d'accuser réception ? Lisbeth glissa la lettre dans la poche intérieure de son blouson.
La deuxième lettre était de Mme Mikaelsson, directrice de la maison de santé d'Äppelviken, qui l'informait aimablement qu'ils avaient toujours un carton avec les possessions de sa mère — aurait-elle la gentillesse de contacter Äppelviken pour donner des instructions ? La directrice terminait en annonçant que s'ils n'avaient pas de nouvelles de Lisbeth ou de sa sœur (dont ils n'avaient pas l'adresse) avant la fin de l'année, ils jetteraient les objets. Elle regarda l'en-tête de la lettre, datée du mois de juin, et ouvrit son téléphone portable. Elle dut attendre qu'on lui passe le bon interlocuteur, puis elle apprit que le carton n'avait pas encore été jeté. Elle s'excusa de ne pas avoir donné de nouvelles plus tôt et promit de passer prendre les affaires dès le lendemain.
La troisième lettre personnelle était de Mikael Blomkvist. Elle réfléchit un moment mais décida que ça ferait toujours trop mal de l'ouvrir, et elle la jeta à la poubelle.
Elle entassa dans un carton quelques objets et des babioles qu'elle voulait conserver, et prit un taxi pour Fiskaregatan. Elle monta une minute pour se maquiller, mettre des lunettes et une perruque blonde mi-longue, et glisser un passeport norvégien au nom d'Irene Nesser dans son sac. Elle se regarda dans le miroir et constata que si Irene Nesser ressemblait un peu à Lisbeth Salander, il s'agissait néanmoins d'une femme tout à fait différente.
Après avoir rapidement déjeuné d'une baguette au brie et d'un caffè latte à l'Eden dans Götgatan, elle se rendit à l'agence de location de voitures dans Ringvägen où Irene Nesser loua une Nissan Micra. Puis elle mit le cap sur le magasin Ikea de Kungens Kurva où elle passa trois heures à parcourir l'ensemble du magasin et à noter les références de ce dont elle avait besoin. Elle prit quelques décisions très rapides.
Elle acheta deux canapés en tissu sable, cinq fauteuils à structure souple, deux guéridons d'appoint en bouleau verni, une table basse et quelques petites tables d'appoint. Elle commanda deux combinaisons d'éléments de rangement et deux bibliothèques, un meuble de télévision et un rangement avec portes. Elle compléta avec une armoire à trois portes et une combinaison avec un élément d'angle et deux petites commodes assorties.
Elle passa un long moment pour choisir un lit qu'elle prit alors avec matelas et accessoires. Par précaution, elle acheta aussi un lit pour la chambre d'amis. Elle ne comptait pas vraiment avoir un jour des invités, mais puisqu'elle avait une chambre d'amis, autant la meubler.
La salle de bains de son nouvel appartement était déjà entièrement équipée d'une armoire de toilette, de rangements pour les serviettes et d'un lave-linge d'occasion. Elle se contenta d'acheter un panier à linge bon marché.
En revanche, elle avait grandement besoin de meubles de cuisine. Après une certaine hésitation, elle fixa son choix sur une table en chêne massif avec plateau en verre trempé, plus quatre chaises de couleurs vives.
Elle avait aussi besoin de meubles pour sa pièce de travail et elle regarda bouche bée quelques invraisemblables « postes de travail » avec des rangements astucieux pour l'unité centrale et le clavier. Mais elle secoua la tête et commanda un bureau tout à fait ordinaire en panneaux Je particules plaqué hêtre, courbé et aux coins arrondis, ainsi qu'une armoire de rangement de la même série. Elle se donna du temps pour choisir son siège — dans lequel elle allait probablement passer de longues heures — et elle opta pour l'un des plus chers des fauteuils pivotants.
Pour finir, elle fit un tour et acheta un stock considérable de draps, de taies d'oreiller, de serviettes, de couettes, de couvertures, un kit d'installation comprenant couverts tous genres, vaisselle et casseroles, planches à découper, auxquels elle ajouta trois grands tapis, plusieurs lampes de travail et une grande quantité d'équipement de bureau sous forme de classeurs, corbeilles à papier, boîtes de rangement et autres.
Sa tournée achevée, elle passa à la caisse avec sa liste. Elle paya avec la carte au nom de Wasp Enterprises et montra le passeport d'Irene Nesser pour étayer son identité. Elle paya aussi d'avance la livraison et le montage. L'addition s'élevait à un peu plus de 90 000 couronnes.
Elle fut de retour à Söder vers 17 heures et elle eut le temps de faire un saut rapide chez Axelssons Radio-Télévision où elle acheta un téléviseur de 18 pouces et une radiocassette. Peu avant la fermeture, elle entra dans une boutique de Hornsgatan et acheta un aspirateur. A Mariahallen, elle fit l'acquisition d'un balai-brosse, de savon noir, d'un seau, de lessive, de brosses à dents et d'un gros pack de papier-toilette.
Elle sortit épuisée de sa folle tournée de shopping. Elle chargea ses derniers achats dans sa Nissan Micra de location et rejoignit Hornsgatan pour aller s'effondrer au premier étage du café Java. Elle ramassa un journal du soir sur la table voisine et constata que le parti social-démocrate était toujours majoritaire au gouvernement, et que rien d'une importance capitale ne semblait s'être passé dans le pays pendant son absence.
Elle fut de retour dans son appartement vers 20 heures. Profitant de l'obscurité, elle déchargea la voiture et monta tout chez V. Kulla. Elle laissa l'ensemble en vrac dans l'entrée et passa une demi-heure à trouver une place pour garer la voiture de location dans une rue latérale. Revenue chez elle, elle se fit couler un bain et resta une heure dans le spa où trois personnes au moins seraient entrées sans se bousculer. Elle pensa un moment à Mikael Blomkvist. Avant de voir sa lettre le matin, elle n'avait pas pensé à lui depuis des mois. Elle se demanda s'il était chez lui et si Erika Berger lui tenait compagnie.
Au bout d'un moment, elle respira à fond, pencha la tête et s'enfonça le visage sous l'eau. Elle mit les mains sur ses seins, pinça fort les tétons et retint sa respiration plusieurs minutes jusqu'à ce que ses poumons se mettent à faire terriblement mal.
ERIKA BERGER, DIRECTRICE DE MILLENIUM, regarda ostensiblement sa montre quand Mikael Blomkvist arriva avec près d'un quart d'heure de retard à la sacro-sainte réunion de planification du deuxième mardi de chaque mois, au cours de laquelle étaient établies les grandes lignes du programme éditorial et prises les décisions à long terme.
Mikael s'excusa de son retard et marmotta une explication que personne n'entendit ou en tout cas dont personne ne se souviendrait. Outre Erika, étaient présents à la réunion la secrétaire de rédaction Malou Eriksson, l'associé et directeur artistique Christer Malm, la journaliste Monika Nilsson et les temps partiels Lottie Karim et Henry Cortez. Tous étaient tenus de participer aux réunions du mardi dont la planification du numéro suivant était le point fondamental à l'ordre du jour. Mikael Blomkvist constata immédiatement que la jeune charmeuse de stagiaire était absente, mais qu'un visage totalement inconnu était présent à la table de conférence alors qu'on laissait très rarement assister quelqu'un d'extérieur à la planification de Millenium.
— Je vous présente Dag Svensson, dit Erika Berger. Nous allons acheter un de ses textes.
Mikael Blomkvist hocha la tête et lui serra la main. Blond aux yeux bleus, Dag Svensson avait les cheveux coupés très court et une barbe de trois jours. Agé d'une trentaine d'années, il respirait la condition physique solide et saine.
— Comme chaque année, nous sortons un ou deux numéros à thème, poursuivit Erika. Je voudrais ce sujet dans le numéro de mai. L'imprimerie est retenue pour le 27 avril. Ça nous laisse trois mois pour pondre des textes.
— Et de quel thème s'agit-il ? demanda Mikael.
— Dag Svensson est venu me voir la semaine dernière avec l'ébauche d'un sujet. Je lui ai demandé d'être présent à cette réunion. Tu l'expliqueras mieux que moi, dit Erika en se tournant vers Dag.
— Le trafic de femmes, dit Dag Svensson. C'est-à-dire l'exploitation sexuelle des femmes. Dans le cas présent, principalement originaires des pays baltes et de l'Europe de l'Est. Pour tout vous dire, je suis en train d'écrire un livre là-dessus et c'est pour cela que j'ai contacté Erika — vu que vous fonctionnez aussi comme maison d'édition.
Tout le monde sembla trouver cela assez drôle. Les éditions Millenium n'avaient pour l'instant édité qu'un seul livre, en l'occurrence le pavé datant d'un an de Mikael Blomkvist sur l'empire financier du milliardaire Wennerström. Le livre en était à sa sixième édition en Suède et avait aussi été publié en norvégien, en allemand et en anglais, et il était en cours de traduction en français. Ce succès commercial leur paraissait assez incompréhensible compte tenu que l'histoire était déjà archiconnue et avait été dévoilée dans d'innombrables journaux.
— Notre production livresque n'est pas des plus consistantes, dit Mikael prudemment.
Dag Svensson esquissa un sourire.
— Je l'ai bien compris. Mais vous êtes une maison d'édition quand même.
— Il en existe des plus grosses, constata Mikael.
— Sans aucun doute, dit Erika Berger. Mais ça fait un an qu'on discute pour savoir si on se lance réellement dans l'édition. Nous en avons parlé lors de deux conseils d'administration et tout le monde était positif. L'idée est celle d'une politique d'édition limitée à trois ou quatre livres par an — qui en gros ne seront que des reportages sur différents sujets. Des produits journalistiques typiques, autrement dit. Le livre de Dag s'inscrit parfaitement dans cette optique.
— Trafic de femmes, dit Mikael Blomkvist. Raconte.
— Je travaille sur le sujet depuis quatre ans. C'est ma compagne qui m'a initié, si je peux dire. Elle s'appelle Mia Bergman, elle est criminologue et son travail de recherche s'inscrit dans ce domaine. Elle a travaillé au Conseil de la prévention criminelle et elle a réalisé une enquête sur la législation relative au commerce du sexe.
— Je l'ai rencontrée, intervint Malou Eriksson. Je l'ai interviewée il y a deux ans quand elle a sorti un rapport comparatif sur le traitement des hommes et des femmes dans un tribunal.
Dag Svensson hocha la tête et sourit.
— Oui, c'est vrai qu'on a pas mal parlé de ce rapport, dit-il. Depuis cinq-six ans, elle fait des recherches sur le trafic des êtres humains. C'est comme ça que nous nous sommes rencontrés. Je travaillais sur le commerce du sexe via Internet et on m'a conseillé de m'adresser à elle. Bref, on s'est mis à bosser ensemble tous les deux, moi comme journaliste et elle comme chercheur, et dans l'histoire on est devenu un couple et on vit ensemble maintenant depuis un an. Elle bosse sur son doctorat, elle présentera sa thèse au printemps. Le sujet est le trafic de femmes.
— Alors elle écrit sa thèse et toi... ?
— J'écris la version grand public de la thèse, à laquelle s'ajoute mon travail personnel. Et donc aussi une version abrégée sous forme d'article que j'ai passée à Erika.
— OK, vous formez une équipe. Et c'est quoi, l'histoire ?
— En gros... nous avons un gouvernement qui a fait passer une loi très dure sur le commerce du sexe, nous avons une police qui veille à ce que la loi soit appliquée et des tribunaux pour juger des criminels sexuels — nous qualifions les michetons de criminels sexuels puisque c'est devenu un crime d'acheter des services sexuels — et nous avons des médias qui écrivent des textes moralisateurs et indignés sur le sujet, et tutti quanti. Et pourtant, en même temps, la Suède est par habitant l'un des plus gros consommateurs de prostituées originaires de Russie et des pays baltes.
— Et tu peux le prouver ?
— Ce n'est pas un secret. Le sujet est même loin d'être nouveau. Ce qui est nouveau, par contre, c'est que nous avons interrogé une douzaine de Lilya 4-ever. Pour la plupart, ce sont des filles de quinze à vingt ans, elles croupissent dans la misère sociale des pays de l'Est et on les fait venir ici en leur faisant miroiter diverses promesses de boulot, mais au bout du compte elles se retrouvent entre les mains d'une mafia du sexe totalement dénuée de scrupules. Certaines des expériences qu'ont eues ces filles-là font paraître Lilya 4-ever comme un divertissement familial. Et je ne dis pas ça pour dévaloriser le film de Moodysson — il est excellent. Ce que je veux dire, c'est que ces filles ont vécu des trucs qu'on ne peut simplement pas décrire dans un film.
— D'accord.
— C'est pour ainsi dire le noyau de la thèse de Mia. Mais pas de mon livre.
Un silence s'était installé autour de la table.
— Pendant que Mia interviewait les filles, de mon côté j'ai établi une cartographie des fournisseurs et de la clientèle.
Mikael n'avait jamais rencontré Dag Svensson auparavant, mais il sentit soudain que le gars était exactement le type de journaliste qu'il appréciait, de ceux qui savaient s'en tenir à l'essentiel. Pour Mikael, la règle d'or journalistique était qu'il existe toujours un responsable. Le méchant.
— Et tu as trouvé des faits intéressants ?
— Oui, je suis en mesure de prouver qu'un fonctionnaire au ministère de la Justice, qui a travaillé à l'élaboration de la loi sur le commerce du sexe, a exploité au moins deux filles qui sont arrivées ici par les soins de la mafia du sexe. L'une des filles avait quinze ans.
— Waouh !
— Je travaille sur cette histoire depuis trois ans. Le livre va présenter des études d'exemples de michetons. J'ai au moins trois flics, dont un travaille à la Säpo[1] et un aux Mœurs. J'ai cinq avocats, un procureur et un juge. J'épingle aussi trois journalistes dont un a écrit plusieurs textes sur le commerce du sexe. Dans le privé, il s'adonne à des délires de viol avec une prostituée adolescente de Tallinn... et dans ce cas il ne s'agit pas précisément de goût sexuel partagé. J'ai l'intention de donner les noms. Ma documentation est en béton.
Mikael Blomkvist sifflota. Puis il cessa de sourire.
— Comme je suis redevenu gérant responsable de la publication, je tiens à examiner la documentation à la loupe, dit-il. La dernière fois que j'ai négligé de contrôler mes sources, je me suis ramassé trois mois de taule.
— Si vous acceptez de publier mon histoire, je te donnerai toute la documentation que tu voudras. Mais je pose une condition à la vente du sujet à Millenium.
— Dag veut qu'on publie aussi le livre, dit Erika Berger.
— Effectivement — je veux que le livre soit publié. Je veux qu'il arrive comme une bombe, et pour l'instant Millenium est le journal le plus crédible et le plus impertinent de la ville. Je vois mal d'autres maisons d'édition oser publier un livre comme celui-ci.
— Donc, pas de livre, pas d'article, résuma Mikael.
— Pour ma part, je trouve que ça colle, dit Malou Eriksson.
— L'article et le livre sont deux choses distinctes. Dans le cas de l'article dans la revue, c'est Mikael le responsable de la publication. En ce qui concerne le livre, c'est l'auteur qui est le responsable.
— Je sais, dit Dag Svensson. Ça ne m'inquiète pas. Au moment même de la publication du livre, Mia portera plainte contre tous ceux que je nomme.
— Ça va faire du boucan, dit Henry Cortez.
— Ce n'est que la moitié de l'histoire, dit Dag Svensson. Je me suis aussi penché sur l'étude des réseaux qui se font du fric avec ce commerce. Parce qu'il est bien question de criminalité organisée.
— Et tu trouves qui ?
— C'est là que ça devient particulièrement tragique. La mafia du sexe n'est qu'une bande sordide d'individus minables. Je ne sais pas trop à quoi je m'attendais en commençant cette recherche mais quelque part on nous a fait croire — ou on m'a fait croire en tout cas — que la « mafia » est une bande de gens chic au sommet de la société, qui roulent en voitures de luxe. Je suppose que certains films américains traitant du sujet ont contribué à élaborer cette image. Ton sujet sur Wennerström — Dag jeta un coup d'œil sur Mikael — a bien montré que ça peut être le cas. Mais Wennerström faisait partie des exceptions. Ce que j'ai trouvé, c'est un ramassis de crétins brutaux et sadiques qui savent à peine lire et écrire, et qui sont de parfaits imbéciles quand il s'agit d'organisation et de stratégie. Ces mecs travaillent en liaison avec des groupes de bikers et autres cercles un peu mieux structurés, mais globalement c'est un troupeau d'ânes qui mène le commerce du sexe.
— Ça ressort nettement de ton article, dit Erika Berger. Nous avons des lois, un corps de police et une justice financés par des millions de couronnes sortis de la poche du contribuable et censés s'occuper de cette délinquance lucrative… et ils n'arrivent pas à coincer une bande d'imbéciles.
— Tout le commerce du sexe n'est qu'une seule grande violation des droits humains, et les filles concernées se trouvent tellement bas sur l'échelle sociale que juridiquement elles ne présentent aucun intérêt. Elles ne votent pas. A part le vocabulaire nécessaire pour conclure une affaire, elles parlent à peine le suédois. 99,99 % de tous les crimes liés au commerce du sexe ne sont jamais signalés à la police et parviennent encore moins devant les tribunaux. C'est probablement le plus gros iceberg dans le paysage de la criminalité suédoise. Imaginez que les hold-up soient traités avec autant de nonchalance, et que seule une partie microscopique soit poursuivie. J'en conclus que l'activité ne pourrait pas durer un jour de plus si la réalité n'était pas tout simplement que la justice ne tient pas à y mettre un terme. Les abus sexuels sur des adolescentes de Tallinn et de Riga ne sont tout simplement pas une question prioritaire. Une pute est une pute. Ça fait partie du système.
— Oui, triste réalité, dit Monika Nilsson.
— Alors, qu'est-ce que vous en dites ? demanda Erika Berger.
— L'idée me plaît, dit Mikael Blomkvist. On va se mouiller avec ce sujet, mais c'était le but quand on a démarré Millenium il y a un certain nombre d'années.
— C'est pour ça que je travaille encore ici. Le gérant est bon pour un saut périlleux de temps en temps, dit Monika Nilsson.
Tout le monde rit, sauf Mikael.
— Oui, Mikael était bien le seul à être assez bête pour devenir responsable de la publication, dit Erika Berger. On prend ce sujet pour mai. Et ton livre sortira dans la foulée.
— Le livre est prêt ? demanda Mikael.
— Non. J'ai le synopsis du début à la fin, mais la moitié seulement est rédigée. Si vous êtes d'accord pour le publier et que vous me donnez une avance, je peux m'y mettre à plein temps. Quasiment toute la recherche est terminée. Il ne me reste que quelques petits trucs annexes à compléter — en fait seulement des confirmations de ce que je sais déjà — et il faut que je rencontre les michetons que je vais exposer au grand jour.
— On fera comme avec le livre de Wennerström. Je n'ai jamais compris pourquoi les éditeurs ordinaires exigent dix-huit mois de délai de production pour sortir quelques centaines de pages. Il faut une semaine pour faire la mise en pages — Christer Malm acquiesça de la tête — et deux semaines pour imprimer. On procédera aux confrontations en mars-avril et on résumera sur quinze pages qui seront les dernières. Il nous faut donc le manuscrit bouclé pour le 15 avril pour qu'on ait le temps de passer toutes les sources en revue.
— Comment on fait pour le contrat et les trucs comme ça?
Erika Berger fronça les sourcils :
— Je n'ai jamais rédigé de contrat d'édition jusqu'à présent, il faut que je voie ça avec notre avocat. Mais je te propose une embauche pendant quatre mois, de février à mai, le temps que tu boucles le projet. Mais sache que nous ne proposons pas de salaires mirobolants.
— Ça me va. J'ai besoin d'un salaire de base pour pouvoir me concentrer sur le livre à temps plein.
— Sinon, la règle, c'est fifty-fifty sur les recettes du livre une fois les dépenses payées. Qu'est-ce que tu en dis ?
— Ça me semble impeccable, dit Dag Svensson.
— Répartition des tâches, dit Erika Berger. Malou, je te veux comme secrétaire d'édition de ce numéro à thème. Ça sera ta mission principale dès le mois prochain ; tu travailleras avec Dag Svensson à la rédaction du manuscrit. Lottie, ça veut dire que tu bosseras comme secrétaire de rédaction temporaire pendant la période de mars à mai. Tu passeras à temps plein et Malou ou Mikael t'épauleront selon leurs disponibilités.
Malou Eriksson hocha la tête.
— Mikael, je tiens à ce que tu sois l'éditeur de ce livre. Elle regarda Dag Svensson. Mikael ne veut pas l'admettre, mais il écrit remarquablement bien et de plus il s'y connaît en recherche. Il passera le moindre mot de ton livre au microscope. Je suis flattée que tu veuilles publier le livre chez nous, mais sache qu'on a des problèmes assez particuliers à Millenium. On a un certain nombre d'ennemis qui ne souhaitent que de nous voir mettre les pieds dans le plat. Quand on relève la tête et qu'on publie quelque chose, il faut que ça soit impeccable à cent pour cent. On ne peut pas se permettre autre chose.
— Et je ne voudrais pas qu'il en aille autrement.
— Bien. Mais est-ce que tu vas supporter d'avoir quelqu’un sur le dos en train de t'inonder de critiques tout au long du printemps ?
Dag Svensson rit et regarda Mikael.
— Vas-y, tu peux commencer.
Mikael hocha la tête. Erika reprit la parole :
— Si on doit sortir un numéro à thème, il nous faut d'autres articles. Mikael, je veux que tu écrives sur les finances du commerce du sexe. Combien est-ce que ça draine d'argent annuellement ? Qui engrange les bénéfices et où atterrit l'argent ? Est-ce qu'on peut prouver qu'une partie de l'argent se retrouve dans les caisses de l'Etat ? Monika, je veux que tu travailles sur les abus sexuels en général. Contacte SOS-Femmes en détresse, les chercheurs, les médecins et les autorités. Monika et Mikael donc, plus Dag, vous signez les textes porteurs. Henry, je veux une interview de la compagne de Dag, Mia Bergman. Dag ne peut raisonnablement pas le faire. Un portrait : qui elle est, sujets de ses recherches et quelles sont ses conclusions. J'aimerais aussi que tu te penches sur quelques cas pioches dans des enquêtes de police. Christer : des photos. Je ne sais pas comment on pourra illustrer ça. Réfléchis-y.
— Voilà bien le thème le plus facile à illustrer qu'on puisse trouver. Haut en couleur. Pas de problèmes.
— Si je peux me permettre d'ajouter quelque chose, dit Dag Svensson. Quelques flics font vraiment de l'excellent boulot. Ça vaudrait peut-être le coup d'en interviewer un.
— Tu as des noms ? demanda Henry Cortez.
— Et même les numéros de téléphone, répondit Dag Svensson.
— Parfait, dit Erika Berger. Le thème du numéro de mai sera donc le commerce du sexe. Il faudrait qu'il en ressorte que le trafic des femmes est une vraie atteinte aux droits humains et que les criminels qui l'organisent doivent être épingles et traités comme n'importe quels criminels de guerre ou escadrons de la mort. Allez, on s'y met, les petits !
ÄPPELVIKEN LUI PARUT UN ENDROIT INCONNU et étranger lorsque Lisbeth, pour la première fois en un an et demi, monta vers les bâtiments au volant de sa Nissan Micra de location. Depuis l'âge de quinze ans, quelques fois par an, elle avait régulièrement rendu visite à sa mère accueillie dans cette maison de santé après que Tout Le Mal était arrivé. Malgré la rareté de ses visites, Äppelviken avait constitué un point fixe dans l'existence de Lisbeth. C'était l'endroit où sa mère avait passé les dix dernières années de sa vie et où finalement elle était décédée, à quarante-trois ans seulement, après une dernière hémorragie cérébrale fatale.
Elle s'appelait Agneta Sofia Salander. Ses quatorze dernières années avaient été marquées par une suite répétée de petites hémorragies cérébrales, des ruptures de vaisseaux sanguins fins comme des cheveux, qui l'avaient empêchée de s'occuper d'elle-même et de maîtriser les tâches quotidiennes. Par moments, elle avait été incapable de communiquer, avait eu du mal à reconnaître Lisbeth et à formuler ses pensées en paroles.
Lisbeth Salander ne pensait pas volontiers à sa mère. De telles pensées menaient invariablement à un sentiment de vulnérabilité et de nuit noire. Sa position sur la question était profondément ambivalente. D'un côté, elle avait réellement essayé d'établir un contact avec sa mère. Au cours de son adolescence, elle avait fantasmé sur une guérison possible de sa mère et une forme de relation qu'elles auraient pu avoir. Intellectuellement, elle savait que ce ne serait jamais le cas.
Petite de taille, sa mère avait été mince, mais pas du genre anorexique comme Lisbeth, loin s'en faut. Au contraire, elle avait été une belle femme, bien proportionnée. Comme la sœur de Lisbeth.
Camilla.
Lisbeth évitait de penser à sa sœur.
Elle considérait la différence entre elle et sa sœur comme une plaisanterie du destin. Elles étaient jumelles, nées à vingt minutes d'intervalle.
Lisbeth était la première. Camilla était belle.
Elles étaient tellement différentes qu'il semblait invraisemblable qu'elles aient poussé dans le même utérus et encore plus étrange que génétiquement il faille les considérer comme des jumelles monozygotes qui auraient dû être identiques. S'il n'y avait pas eu un défaut dans le code génétique de Lisbeth Salander, elle aurait été aussi superbe que sa sœur.
Et probablement aussi débile.
Depuis leur plus tendre âge, Camilla avait été extravertie, populaire et pleine de réussite à l'école. Lisbeth avait été silencieuse et repliée sur elle-même, et elle répondait rarement aux questions des instituteurs, avec pour conséquence des niveaux de notes extrêmement éloignés. Dès l'école primaire, Camilla avait tellement distancé Lisbeth qu'elles prenaient même des chemins différents pour aller à l'école. Les instituteurs et les autres élèves notaient que les deux filles ne se parlaient jamais et ne s'installaient jamais l'une à côté de l'autre. A partir du cours moyen, elles n'étaient plus dans la même classe. Depuis qu'elles avaient douze ans, et que Tout Le Mal était arrivé, elles avaient grandi chacune dans sa famille d'accueil. Elles ne s'étaient pas rencontrées depuis qu'elles avaient eu dix-sept ans, et ce jour-là la rencontre s'était terminée par un œil au beurre noir pour Lisbeth et une lèvre éclatée pour Camilla. Lisbeth ne savait pas où se trouvait Camilla et elle n'avait pas essayé de le savoir non plus.
L'amour n'existait pas entre les sœurs Salander.
Aux yeux de Lisbeth, Camilla était hypocrite, pourrie et manipulatrice. C'était cependant sur Lisbeth qu'était tombée la décision du tribunal stipulant qu’elle n'avait pas toute sa tête.
Elle se gara au parking des visiteurs, boutonna son blouson râpé et sous la pluie monta vers l'entrée principale. Elle s'arrêta devant un banc de jardin et regarda autour d'elle. C'était là, sur ce banc, qu'elle avait vu sa mère pour la dernière fois, dix-huit mois auparavant. Elle était passée à l'improviste à la maison de santé d'Äppelviken, en montant aider Super Blomkvist à traquer un tueur en série fou, certes, mais parfaitement organisé. Sa mère était agitée, ne la reconnaissait pas, mais n'avait quand même pas voulu la laisser partir. Elle avait gardé sa main dans la sienne et posé sur sa fille un regard perplexe. Lisbeth était pressée. Elle s'était dégagée, avait serré sa maman dans ses bras et s'était précipitée sur sa moto pour partir.
La directrice d'Äppelviken, Agnes Mikaelsson, paraissait contente de voir Lisbeth. Elle la salua avec gentillesse et l'accompagna dans un local pour chercher le carton. Lisbeth le souleva. Il pesait quelques kilos et ne contenait pas grand-chose à exhiber comme patrimoine d'une vie.
— Je ne savais pas quoi faire des affaires de votre mère, dit Mme Mikaelsson. Mais j'avais le sentiment qu'un jour vous alliez revenir.
— J'étais en voyage, répondit Lisbeth.
Elle la remercia d'avoir gardé le carton, le porta jusqu'à sa voiture et quitta Äppelviken pour la dernière fois.
LISBETH FUT DE RETOUR à Fiskaregatan peu après midi, et elle monta le carton de sa mère à l'appartement marqué V. Kulla. Elle le déposa sans l'ouvrir dans le placard de l'entrée, puis elle ressortit.
En ouvrant la porte de l'immeuble, elle vit passer une voiture de police à une allure d'escargot. Lisbeth s'arrêta et contempla attentivement l'autorité devant son domicile. Les flics ne faisant pas mine de vouloir passer à l'attaque, elle les laissa courir.
Dans l'après-midi, elle se rendit chez H & M et chez Dressman pour renouveler sa garde-robe. Elle se procura un véritable trousseau d'habits de base, sous forme de pantalons, de jeans, de tee-shirts et de chaussettes. Les vêtements de marque coûteux ne l'intéressaient pas, mais elle ressentit néanmoins une certaine jouissance de pouvoir acheter une demi-douzaine de jeans d'un coup sans être obligée de compter ses sous.
Elle acheta une bonne paire de chaussures d'hiver chez Skoman et deux paires plus légères, pour l'intérieur. Ensuite elle céda à l'impulsion de prendre aussi une paire de boots noirs à talons hauts qui la grandissaient de quelques centimètres. De plus, elle se trouva une veste d'hiver chaude en daim marron et avec un col de fourrure.
Son achat le plus extravagant fut chez Twilfit, où elle acheta une vraie collection de culottes et de soutiens-gorges. Encore une fois des vêtements de base, mais après une demi-heure d'hésitation gênée, elle prit aussi un ensemble qu'elle considérait comme « sexy », voire « coquin », et qu'auparavant elle n'aurait jamais imaginé d'acquérir. Le soir, quand elle essaya l'ensemble, elle se sentit d'un ridicule sans bornes. Ce qu'elle voyait dans le miroir était une fille au corps maigre et tatoué, harnachée d'un accoutrement grotesque. Elle se débarrassa des fanfreluches et les jeta à la poubelle.
MIA BERGMAN, FUTUR DOCTEUR en criminologie, découpa du cheesecake qu'elle décora avec de la glace à la framboise. Elle servit Erika Berger et Mikael Blomkvist en premier, avant de placer des coupes devant Dag Svensson et elle-même. Malou Eriksson avait catégoriquement refusé de prendre un dessert et se contentait d'un café noir dans une tasse en porcelaine fleurie rétro en diable.
— C'était le service de ma grand-mère, dit Mia en voyant Malou examiner la tasse.
— Mia a toujours la trouille qu'on lui casse une de ses tasses, dit Dag Svensson. On ne sort ce service que quand on a des invités de marque.
Mia Bergman sourit.
— J'ai grandi chez ma grand-mère pendant plusieurs années et ces tasses sont à peu près tout ce qui me reste d'elle.
— Je les trouve vraiment charmantes, dit Malou. Moi, côté vaisselle, je n'ai que du cent pour cent Ikea.
Mikael se fichait éperdument des tasses à café fleuries et posa un regard soupçonneux sur le plat de cheesecake. Il envisagea de desserrer sa ceinture d'un cran. Erika en était au même point de ses réflexions.
— Oh là là, je n'aurais pas dû prendre de dessert, dit-elle en jetant un coup d'œil sur Malou comme pour s'excuser avant de saisir la cuillère d'une main ferme.
Ce dîner était supposé être une petite réunion de travail d'une part pour sceller leur collaboration, et d'autre part pour continuer à discuter du montage du numéro thématique de Millenium. Dag Svensson avait spontanément proposé que tout le monde se retrouve chez lui pour manger un morceau, et Mia Bergman avait saisi le prétexte pour servir le meilleur poulet à l'aigre-douce que Mikael ait jamais mangé. Ils avaient arrosé cela de deux bouteilles de vin espagnol corsé et Dag avait profité du dessert pour demander s'il y avait des amateurs pour un verre de Tullamore Dew. Seule Erika avait eu la bêtise de dire non, et Dag sortit des verres.
Dag Svensson et Mia Bergman habitaient un deux-pièces à Enskede. Cela faisait quelques années qu'ils sortaient ensemble, un an auparavant ils s'étaient décidés à emménager dans cet appartement.
Tout le monde s'était retrouvé vers 18 heures et deux heures et demie plus tard, le dessert terminé, pas un mot n'avait été dit au sujet du véritable but de ce dîner. En revanche, Mikael avait découvert qu'il aimait bien Dag Svensson et Mia Bergman et qu'il se plaisait en leur compagnie.
Ce fut Erika qui finit par orienter la conversation sur le sujet dont ils étaient censés discuter. Mia Bergman alla chercher une copie de sa thèse qu'elle posa sur la table devant Erika. Le titre était pour le moins ironique — Bons baisers de Russie, allusion évidente au 007 classique d'Ian Fleming. Le sous-titre l'était moins : Trafic de femmes, criminalité organisée et mesures prises par les autorités.
— Faites bien la distinction entre ma thèse et le livre qu'écrit Dag, dit-elle. Le livre de Dag est la version d'un agitateur qui se polarise sur les profiteurs du trafic de femmes. Ma thèse, elle, est constituée de statistiques, d'études sur le terrain, de textes de lois et d'une analyse du comportement de la société et des tribunaux vis-à-vis des victimes.
— C'est-à-dire les filles.
— Oui, et des filles jeunes, entre quinze et vingt ans en général, classe ouvrière, niveau d'éducation faible. Ce sont des filles qui souvent viennent d'un milieu familial perturbé et il n'est pas rare qu'elles aient déjà été victimes d'abus sous une forme ou une autre dès l'enfance — si elles sont venues en Suède, c'est évidemment que quelqu’un leur a raconte un tas de salades.
— Les marchands de sexe.
— Un aspect des choses que ma thèse met bien en perspective, c'est la différence hommes-femmes. Ce n'est pas souvent qu'un chercheur est en mesure d'établir aussi nettement des rôles entre sexes. Les filles : les gentilles ; les hommes : les méchants. A l'exception de quelques femmes isolées qui profitent du commerce du sexe, il n'existe pas d'autre forme de criminalité où les rôles masculin et féminin soient la condition indispensable du crime. Il n'existe pas non plus d'autre forme de criminalité où l'acceptation de la société soit aussi grande et où elle fasse si peu pour y mettre un terme.
— Si j'ai bien compris, la Suède dispose malgré tout d'une législation assez rigoureuse à l'encontre du trafic de femmes et du commerce du sexe, dit Erika.
— Ne me fais pas rire. Quelques centaines de filles — il n'y a pas de statistiques exactes — sont chaque année transportées en Suède pour servir de putains, ce qui signifie concrètement abandonner son corps à des viols systématiques. Depuis que la loi sur le trafic de femmes est entrée en vigueur, elle n'a été utilisée que quelques rares fois par la justice. La première fois en avril 2003, à rencontre de cette vieille mère maquerelle folle qui avait changé de sexe. Et qui bien entendu a été acquittée.
— Attends, je croyais qu'elle avait été condamnée ?
— Comme tenancière de bordel, oui. Mais elle a été déchargée de l'accusation de trafic de femmes. Il se trouve que les filles qui étaient les victimes étaient aussi les témoins à charge et elles sont retournées dans les pays baltes. Les autorités ont essayé de les faire venir au procès et Interpol les a même fait rechercher. Elles avaient disparu sans laisser de traces dans leurs pays d'origine et après des mois de recherche on ne les avait toujours pas retrouvées.
— Bon. Et qu'est-ce qui leur est arrivé ?
— Rien. L'émission de télé Insider a repris l'enquête et a envoyé une équipe à Tallinn. Il a fallu à peu près un après-midi aux reporters pour trouver deux des filles qui habitaient chez leurs parents. La troisième était partie vivre en Italie.
— Autrement dit, la police de Tallinn n'a pas été très efficace.
— Depuis, nous avons obtenu quelques condamnations, mais globalement toujours pour des individus interpellés pour d'autres crimes ou qui avaient été d'une bêtise si colossale qu'on ne pouvait que les coincer. Cette loi est de la poudre aux yeux. Elle n'est pas utilisée.
— Je vois.
— Le problème, c'est que, dans le cas présent, les crimes sont le viol aggravé, souvent assorti de coups et blessures, aggravés eux aussi, et menaces de mort, dans certains cas complétées de séquestration, ajouta Dag Svensson. C'est le lot quotidien de beaucoup de ces filles, qu'on a maquillées et habillées en minijupe et qui ont été enfermées dans une villa de banlieue. Les filles n'ont pas le choix. Soit elles acceptent de se faire baiser par un gros dégueulasse, soit elles risquent d'être maltraitées et torturées par leur maquereau. Elles ne peuvent pas s'enfuir — elles ne parlent pas la langue, elles ne connaissent ni les lois ni la réglementation et ne savent pas vers qui se tourner. Elles ne peuvent pas rentrer chez elles. L'une des premières mesures est de leur confisquer leur passeport et, dans l'affaire de la maquerelle, les filles étaient séquestrées dans un appartement.
— Ça ressemble fort à de l'esclavage. Est-ce que ces filles gagnent quelque chose ?
— Oui, oui, répondit Mia Bergman. Pour panser les plaies, on leur donne un bout du gâteau. Elles travaillent en moyenne deux-trois mois avant de pouvoir retourner chez elles. Elles ramènent en général une jolie somme — 20 000 ou même jusqu'à 30 000 couronnes, ce qui en devises russes représente une petite fortune. Malheureusement, elles se retrouvent souvent aussi avec de graves problèmes d'alcool ou de drogues et un train de vie qui font que l'argent est vite dépensé. Conclusion, le système se suffit à lui-même ; au bout de quelque temps elles reviennent, elles retournent pour ainsi dire de leur plein gré vers leur bourreau.
— Quel est le chiffre d'affaires annuel de l'activité ? demanda Mikael.
Mia Bergman se tourna vers Dag Svensson et réfléchit un instant avant de répondre.
— Il est très difficile de donner une réponse correcte à cette question. Nous avons fait des calculs dans tous les sens, mais beaucoup de nos chiffres finissent par n'être que des estimations.
— Grosso modo, alors.
— Bon, nous savons par exemple que la maquerelle — celle qui a été condamnée pour proxénétisme mais acquittée pour le trafic de femmes — a fait venir sur environ deux ans trente-cinq femmes de l'Est. Elles étaient ici pour des périodes variables — de quelques semaines jusqu'à quelques mois. Au procès, il en est ressorti que pendant ces deux années, elles ont au total rentré un peu plus de 2 millions de couronnes. J'ai calculé qu'une fille rapporte pas loin de 60 000 couronnes par mois, dont il faut retirer 15 000 pour des dépenses diverses — déplacements, vêtements, logement, etc. Ce n'est pas une vie de luxe, et souvent elles sont obligées de partager un appartement fourni par les trafiquants. Sur les 45 000 couronnes restantes, la bande prélève entre 20 000 et 30 000. Le chef en fout la moitié dans sa poche, disons 15 000, et répartit l'autre moitié entre ses employés — chauffeur, sbires et autres. Il reste 10 000 à 12 000 couronnes pour la fille.
— Par mois...
— Disons qu'une bande dispose de deux ou trois filles qui triment. Cela veut dire qu'elles rapportent plus de 200 000 couronnes par mois. Chaque bande est constituée de deux-trois personnes qui doivent en vivre. Voilà à peu près à quoi ressemble l'économie du viol.
— Et cela concerne combien de personnes... je veux dire en comptant large ?
— Considère qu'à tout moment il y a environ cent filles en activité qui sont d'une façon ou d'une autre victimes du trafic des femmes. Cela signifie que le chiffre d'affaires total dans toute la Suède tourne chaque mois autour de 6 millions de couronnes, ce qui fait par an environ 70 millions de couronnes. Et on ne parle que des filles qui sont victimes de la traite des femmes.
— Ça semble des broutilles.
— Ce sont des broutilles, effectivement. Sauf que pour ramasser ces sommes assez modiques, il faut que cent filles soient violées. Ça me rend dingue.
— Tu ne m'as pas l'air d'un chercheur objectif. Mais s'il faut trois gars pour une fille, ça veut dire qu'entre cinq cents et six cents hommes se remplissent les poches de cette manière.
— Moins que ça probablement. Je dirais un peu plus de trois cents types.
— Ça ne paraît pas un problème insurmontable, dit Erika.
— Nous votons des lois et nous nous indignons dans les médias, mais pratiquement personne n'a discuté avec une prostituée de l'ex-URSS et personne n'a la moindre idée de ce qu'est sa vie.
— Comment ça fonctionne ? Je veux dire en pratique. Ça doit être assez difficile de faire venir de Tallinn une fille de seize ans sans que ça se remarque. Comment ça se passe à leur arrivée ? demanda Mikael.
— Quand j'ai commencé mes recherches sur ce sujet, je croyais qu'il s'agissait d'une activité très bien organisée, gérée par une sorte de mafia professionnelle qui faisait passer la frontière aux filles avec plus ou moins d'élégance.
— Mais ce n'est pas le cas ? dit Malou Eriksson.
— Le trafic est organisé mais j'ai été si j'ose dire profondément déçue de m'apercevoir qu'en réalité il s'agit de plusieurs bandes, petites et assez désorganisées. Oubliez les costards chic et la bagnole de sport — la bande moyenne a deux-trois membres, la moitié sont des Russes ou des Baltes, l'autre moitié des Suédois. Le chef, il faut vous le représenter la quarantaine, vêtu d'un débardeur, en train d'écluser une bière tout en se grattant le bide, à considérer comme socialement arriéré sous certains aspects et ayant eu des problèmes toute sa vie.
— Voilà qui est romantique.
— Sa vision des femmes date de l'âge de pierre. C'est un violent notoire, il est souvent ivre et il casse la gueule de quiconque ose protester. Chacun a son rang dans la bande et ses collaborateurs ont souvent peur de lui.
LA LIVRAISON DE MEUBLES D'IKEA arriva vers 9 h 30 trois jours plus tard. Deux balèzes serrèrent la main de la blonde Irene Nesser qui parlait avec un accent norvégien marrant. Puis ils firent la navette dans l'ascenseur sous-dimensionné et s'attelèrent à l'assemblage des tables, des armoires et des lits. Les gars étaient d'une efficacité redoutable et semblaient connaître par cœur le guide de montage. Irene Nesser descendit aux halles de Söder acheter des plats grecs à emporter et les invita à déjeuner.
Les gars d'Ikea avaient terminé vers 17 heures et ils rassemblèrent et embarquèrent tous les cartons. Quand ils furent partis, Lisbeth Salander retira sa perruque et se balada dans l'appartement en se demandant si elle allait se sentir bien dans son nouveau domicile. La table de la cuisine avait l'air trop élégante pour être son style. Dans la pièce jouxtant la cuisine, qui donnait à la fois sur l'entrée et la cuisine, elle avait installé son séjour avec les canapés modernes et un groupe de fauteuils autour d'une table basse devant la fenêtre. Elle était satisfaite de la chambre à coucher et s'assit doucement sur le matelas pour en éprouver le confort.
Elle jeta un regard vers la pièce de travail avec vue sur les eaux du Saltsjön. Adjugé, c'est efficace. Je vais pouvoir bosser ici.
Elle ne savait cependant pas exactement sur quoi elle travaillerait, et pour le reste elle se sentait à la fois hésitante et critique en regardant ses meubles.
Bon, on verra bien ce que ça donnera.
Lisbeth passa le reste de la soirée à défaire des paquets et à trier ses affaires. Elle fit le lit et rangea des serviettes, des draps et des taies d'oreiller dans l'armoire à linge. Elle ouvrit les sacs avec ses nouveaux vêtements et les rangea dans les penderies. Malgré ses achats massifs, elle ne remplit qu'une infime partie de l'espace. Elle mit les lampes en place, et les casseroles, la vaisselle et les couverts dans les placards de la cuisine.
Elle jeta un coup d'œil perplexe sur les murs vides et réalisa qu'elle aurait dû acheter des posters ou des tableaux ou des trucs de ce genre. Les gens normaux avaient ça sur leurs murs et elle devrait sans doute en avoir aussi. Une plante verte n'aurait pas fait de mal non plus.
Ensuite, elle ouvrit les cartons qu'elle avait apportés de Lundagatan et tria des livres, des journaux, des coupures et de la doc accumulée dans ses recherches, qu'elle devrait sans doute jeter. Elle bazarda généreusement de vieux tee-shirts usés et des chaussettes trouées. Tout à coup, elle trouva un gode, encore dans son paquet d'origine. Elle afficha un sourire en coin. C'était un des cadeaux d'anniversaire loufoques de Mimmi deux ans plus tôt, et elle avait totalement oublié son existence, elle ne l'avait même jamais essayé. Elle décida de remédier à cela et alla placer le gode dressé sur sa base sur la commode près du lit.
Puis elle retrouva son sérieux. Mimmi. Elle ressentait une pointe de mauvaise conscience. Elle était sortie assez régulièrement avec Mimmi pendant un an, puis elle l'avait abandonnée pour Mikael Blomkvist sans un mot d'explication. Elle n'avait ni dit au revoir ni annoncé son intention de quitter la Suède. Elle n'avait ni signalé son départ ni échangé le moindre mot avec Dragan Armanskij ou les filles des Evil Fingers, qui devaient la croire morte. A moins qu'elles ne l'aient oubliée — Lisbeth n'avait jamais été un personnage central du groupe. C'était comme si elle leur avait tourné le dos à tous. Elle réalisa soudain qu'elle n'avait pas non plus dit au revoir à George Bland à la Grenade et se demanda s'il continuait à la guetter sur la plage. Elle médita ce que Mikael Blomkvist lui avait dit au sujet de l'amitié. Je ne soigne pas mes amis. Elle se demanda si Mimmi existait toujours, là, dans la ville, quelque part, et si elle devait donner de ses nouvelles.
Elle passa la plus grande partie de la soirée et un bout de la nuit à trier des papiers dans la pièce de travail, à installer son ordinateur et à surfer sur Internet. Elle vérifia comment se portaient ses investissements et découvrit qu'elle était plus riche qu'un an auparavant.
Elle fit un contrôle de routine de l'ordinateur de maître Nils Erik Bjurman mais ne trouva rien d'intéressant dans son courrier et en tira la conclusion qu'il se tenait à carreau. Elle ne trouva aucune indication qu'il avait eu d'autres contacts avec la clinique à Marseille. Bjurman semblait même avoir diminué son activité, professionnelle comme privée, et passait son temps à végéter. Il utilisait rarement le courrier électronique et quand il surfait sur le Net, c'était principalement pour visiter des sites pornos.
Elle ne se déconnecta que vers 2 heures. Elle alla dans la chambre, se déshabilla et lança les vêtements sur une chaise. Puis elle passa dans la salle de bains. Le coin près de l'entrée avait des miroirs d'angle du sol au plafond. Elle s'examina un long moment. Elle détailla son visage anguleux et de travers, sa nouvelle poitrine et son gros tatouage dans le dos. Il était beau, un long dragon serpentant en rouge, vert et noir, qui commençait sur l'épaule et dont la mince queue continuait sur la fesse droite pour s'arrêter sur la cuisse. Au cours de son année de voyages, elle avait laissé pousser ses cheveux jusqu'aux épaules mais, la dernière semaine à la Grenade, elle avait soudain pris des ciseaux et coupé ses cheveux court. Ils pointaient encore dans tous les sens.
Elle sentit tout à coup qu'un changement fondamental avait eu lieu ou était en train de se produire dans sa vie. C'était peut-être le danger quand on disposait soudain de milliards et n'était plus obligé de penser au moindre sou. C'était peut-être aussi le monde adulte qui finissait par la contaminer. C'était peut-être le fait de se rendre compte que la mort de sa mère avait mis un point final à son enfance.
Au cours des voyages de l'année passée, elle s'était débarrassée de plusieurs de ses piercings. A la clinique de Gênes, un anneau dans le téton était passé à la trappe pour des raisons purement médicales liées à l'opération. Ensuite, elle avait retiré l'anneau de sa lèvre inférieure et, à la Grenade, elle avait enlevé un anneau subtilement placé entre ses cuisses — il lui faisait mal et elle ne savait plus très bien pourquoi elle s'était fait mettre un piercing à cet endroit.
Brusquement, elle ouvrit la bouche et dévissa la tige qui traversait sa langue et qu'elle portait depuis sept ans. Elle la posa dans un bol sur l'étagère à côté du lavabo. Sa bouche semblait vide. A part quelques anneaux à l'oreille, il ne lui restait que deux piercings, un anneau au sourcil gauche et un bijou au nombril.
Quand plus tard elle se glissa sous la couette toute neuve, elle découvrit que le lit qu'elle avait acheté était gigantesque et qu'elle n'occupait qu'une toute petite partie de la surface. Elle avait l'impression d'être couchée au bord d'un terrain de foot. Elle enroula la couette autour de son corps et réfléchit pendant un long moment.
LISBETH SALANDER PRIT L’ASCENSEUR du parking au sous-sol jusqu'au quatrième étage, le dernier des trois étages dans l'immeuble de bureaux de Slussen qu'occupait Milton Security. Le double d'un passe qu'elle avait pris soin de se procurer quelques années plus tôt était encore bon. Elle regarda machinalement sa montre en sortant dans le couloir plongé dans le noir. 3 h 10 le dimanche. Le gardien de nuit se trouvait au centre de surveillance au deuxième étage et elle savait qu'elle serait selon toute vraisemblance seule au quatrième.
Comme toujours, elle était stupéfaite de voir qu'une entreprise de sécurité professionnelle laissait des lacunes si manifestes dans son propre système de sécurité.
Peu de choses avaient changé dans le couloir du quatrième au cours de l'année. Elle commença par sa propre pièce de travail, un petit cube derrière une cloison vitrée dans le couloir, où Dragan Armanskij l'avait installée. La porte n'était pas fermée à clé. Une table, une chaise de bureau, une corbeille à papier et une bibliothèque vide, le vieux PC Toshiba de 1997 avec un disque dur minable ; il ne fallut pas trente secondes à Lisbeth pour constater que pendant son année d'absence, absolument rien n'avait changé dans « son » bureau à part que quelqu'un avait déposé un carton avec de vieux papiers juste à côté de la porte.
Rien n'indiquait que Dragan avait installé là quelqu'un d'autre. Elle interpréta cela comme un bon signe tout en sachant que ça ne signifiait rien. Les quatre mètres carrés de cette pièce ne pouvaient pas être utilisés à grand-chose d'utile.
Lisbeth ferma la porte et enfila sans bruit tout le couloir en vérifiant qu'aucun noctambule n'était en train de travailler quelque part. Elle était seule. Elle s'arrêta devant la machine à café et fit sortir un gobelet en plastique de cappuccino avant de poursuivre au bureau de Dragan Armanskij et d'en ouvrir la porte avec sa clé piratée.
Comme toujours, le bureau d'Armanskij était d'une propreté agaçante. Elle fit un petit tour dans la pièce et jeta un coup d'œil sur la bibliothèque avant de s'asseoir à sa table et de brancher l'ordinateur.
Elle sortit un CD de la poche intérieure de sa veste en daim toute neuve et l'inséra dans le lecteur pour démarrer un programme nommé Asphyxia 1.3, qu'elle avait concocté elle-même et dont l'unique fonction était d'actualiser Internet Explorer sur le disque dur d'Armanskij. Le processus dura environ cinq minutes.
Cela terminé, elle sortit le CD du lecteur et redémarra l'ordinateur avec la nouvelle version d'Internet Explorer. Le programme avait l'air de l'ancienne version et se comportait exactement pareil, mais il était un poil plus lourd et une microseconde plus lent. Toutes les configurations étaient identiques à l'original, y compris la date d'installation. Du nouveau fichier, on ne voyait aucune trace.
Elle entra l'adresse d'un serveur ftp en Hollande et obtint un menu. Elle cliqua sur la case copy, tapa Armanskij/MiltSec et cliqua sur Entrée. L'ordinateur commença immédiatement à copier le disque dur de Dragan Armanskij sur le serveur en Hollande. Une horloge indiqua que le processus prendrait trente-quatre minutes.
Pendant le transfert, elle sortit le double de la clé du meuble-bureau d'Armanskij, qu'il gardait dans un pot de décoration dans la bibliothèque. Elle passa la demi-heure suivante à se mettre à jour sur les dossiers qu'Armanskij conservait dans le tiroir en haut à droite, où il rangeait toujours les affaires en cours et urgentes. Quand l'ordinateur signala que le transfert était terminé, elle remit les dossiers exactement dans l'ordre où elle les avait pris.
Ensuite elle arrêta l'ordinateur, éteignit la lampe de bureau et emporta le gobelet de cappuccino vide. Il était 4 h 12 quand elle pénétra dans l'ascenseur. Elle quitta Milton Security de la même manière qu'elle y était arrivée.
Elle rentra à pied à Fiskaregatan, s'installa devant son PowerBook, se connecta au serveur en Hollande et démarra une copie du programme Asphyxia 1.3. Une fois le programme lancé, une fenêtre s'ouvrit avec un choix de disques durs. Elle avait une quarantaine d'alternatives, et elle déroula le menu. Elle dépassa le disque dur de Nils-EBjurman, qu'elle ouvrait environ une fois tous les deux mois. Elle s'arrêta une seconde sur MikBlom/laptop et MikBlom/office. Elle n'avait pas ouvert ces icônes depuis plus d'un an et envisagea vaguement de les glisser dans la corbeille. Par principe, elle décida cependant de les garder — du moment qu'elle avait un jour piraté ces ordinateurs, ce serait stupide d'effacer l'information pour un jour peut-être être obligée de refaire tout le processus. C'était valable aussi pour une icône titrée Wennerström, qu'elle n'avait pas ouverte depuis longtemps. Le propriétaire était mort. L'icone Armanskij/MiltSec était la dernière créée, elle se trouvait tout en bas de la liste.
Elle aurait pu cloner son disque dur plus tôt mais ne s'en était jamais donné la peine puisque, travaillant à Milton Security, elle avait tout loisir de mettre la main sur l'information qu'Armanskij voulait dissimuler à l'entourage. L'intrusion dans son ordinateur n'avait rien de malveillant. Elle voulait tout simplement savoir sur quoi travaillait l'entreprise et quel en était l'état général. Elle cliqua et instantanément s'ouvrit un nouveau dossier intitulé [ARMANSKIJDD]. Elle vérifia qu'elle arrivait à ouvrir le disque dur et constata que tous les fichiers étaient en place.
Elle resta à son ordinateur et lut les rapports d'Armanskij, ses comptes rendus financiers et ses e-mails jusqu'à 7 heures. Pour finir, elle hocha la tête, préoccupée, et arrêta l'ordinateur. Elle entra dans la salle de bains se laver les dents, puis dans la chambre où elle se déshabilla et laissa les vêtements en tas par terre. Elle se glissa dans le lit et dormit jusqu'à midi et demi.
LE DERNIER VENDREDI DE JANVIER, Millenium tint son assemblée générale annuelle. Y participaient le comptable de l'entreprise, un commissaire aux comptes, les quatre associés Erika Berger (détentrice de trente pour cent des parts), Mikael Blomkvist (vingt pour cent), Christer Malm (vingt pour cent) et Harriet Vanger (trente pour cent). Avait également été convoquée à la réunion la secrétaire de rédaction Malou Eriksson, représentante du personnel en sa qualité de présidente de la cellule syndicale du journal, composée d'elle-même, Lottie Karim, Henry Cortez, Monika Nilsson et Sonny Magnusson, responsable de la publicité. C'était la première fois que Malou participait à une assemblée générale au niveau direction d'entreprise.
La réunion débuta à 16 heures précises et s'acheva un peu plus d'une heure plus tard. Une grande partie de la réunion fut consacrée au bilan financier et au détail des résultats. L'assemblée put sans difficulté constater que Millenium avait une assise économique stable comparée à la période de crise qui avait frappé l'entreprise deux ans plus tôt. Le compte de résultat faisait état d'un excédent de 2,1 millions de couronnes, dont 1 million constitué par les recettes du livre de Mikael Blomkvist sur l'affaire Wennerström.
Sur proposition d'Erika Berger, il fut décidé que 1 million serait placé pour servir de tampon aux crises futures, que 250 000 couronnes seraient affectées à la rénovation du local de la rédaction et à l'achat de nouveaux ordinateurs et autres équipements techniques, et que 300 000 couronnes seraient affectées à une augmentation générale des salaires et à l'offre d'un plein temps à Henry Cortez. Sur la somme restante, il était proposé de verser 50 000 couronnes à chacun des associés ainsi qu'une prime de salaire d'un total de 100 000 couronnes à partager équitablement entre les quatre collaborateurs fixes, qu'ils travaillent à mi-temps ou à plein temps. Le responsable de la publicité Sonny Magnusson ne reçut pas de prime, son contrat stipulant qu'il touchait un pourcentage sur les annonces obtenues, ce qui faisait parfois de lui le salarié le mieux payé de tous. La proposition fut adoptée à l'unanimité.
Une proposition de Mikael Blomkvist lança un bref débat pour savoir s'il faudrait diminuer le budget free-lance au profit d'un autre futur mi-temps. Mikael pensait à Dag Svensson, qui pourrait ainsi utiliser Millenium comme base d'une activité free-lance, et plus tard peut-être obtenir un plein temps. La proposition rencontra l'opposition d'Erika Berger, qui estimait que le journal aurait du mal à s'en tirer sans pouvoir avoir recours à des pigistes. Erika reçut le soutien de Harriet Vanger tandis que Christer Malm s'abstint. On décida de ne pas toucher au budget des pigistes. Tout le monde avait cependant très envie de travailler avec Dag Svensson au moins à temps partiel.
Après une courte discussion portant sur l'orientation future et les projets de développement, Erika Berger fut réélue présidente du conseil d'administration pour l'exercice à venir. Là-dessus, la réunion fut déclarée close.
Malou Eriksson n'avait pas dit un seul mot au cours de son premier conseil d'administration ; un rapide calcul mental lui avait permis de constater que les employés allaient recevoir une prime de 25 000 couronnes, c'est-à-dire plus d'un mois de salaire. Elle ne voyait aucune raison de protester contre la décision.
Immédiatement après la fin de l'assemblée générale, Erika Berger convoqua les associés pour une réunion extraordinaire. Erika, Mikael, Christer et Harriet restèrent donc tandis que les autres quittaient la salle de réunion. Dès que la porte se fut refermée, Erika déclara la réunion ouverte.
— Nous n'avons qu'un seul point à l'ordre du jour. Harriet, selon l'accord que nous avons conclu avec Henrik Vanger, ta participation courait sur deux ans. Nous sommes maintenant arrivés à la fin du contrat. Il nous faut par conséquent savoir ce qu'il advient de ta participation — ou plus exactement de celle de Henrik.
Harriet hocha la tête.
— Nous savons tous que la participation de Henrik était une impulsion spontanée, conséquence d'une situation très particulière, fit-elle. Cette situation n'existe plus. J'aimerais vos avis là-dessus.
Christer Malm se tortilla sur sa chaise. Il était le seul dans la pièce à ne pas savoir exactement en quoi consistait la situation particulière. Il savait que Mikael et Erika lui dissimulaient une histoire, mais Erika lui avait expliqué qu'il s'agissait d'une affaire hautement personnelle qui concernait Mikael et dont celui-ci ne voulait en aucun cas discuter. Christer n'était pas idiot et il avait compris que le silence de Mikael était lié aux événements de Hedestad et à Harriet Vanger. Il comprenait aussi qu'il n'avait pas besoin d'en savoir plus pour prendre une décision de principe et il respectait suffisamment Mikael pour ne pas en faire tout un plat.
— Nous avons discuté la chose entre nous trois et nous avons trouvé une entente, dit Erika. Elle fit une pause et regarda Harriet droit dans les yeux. Avant de dire notre façon de voir les choses, nous voudrions connaître ta position.
Le regard de Harriet Vanger passa d'Erika à Mikael puis à Christer. Ses yeux s'attardèrent sur Mikael, mais elle ne put rien lire sur leurs visages.
— Si vous voulez me racheter ma part, cela vous coûtera 3 millions de couronnes plus les intérêts, la somme que la famille Vanger a investie dans Millenium. Avez-vous les moyens de payer cela ? demanda Harriet doucement.
— Oui, on en a les moyens, dit Mikael avec un sourire.
Henrik Vanger lui avait versé 5 millions de couronnes pour le travail qu'il avait accompli pour lui. Détail comique, un des objectifs de la mission avait été de retrouver Harriet Vanger.
— Dans ce cas, la décision est entre vos mains, dit Harriet. Le contrat stipule que vous pouvez vous débarrasser de la participation des Vanger à partir d'aujourd'hui. Pour ma part, jamais je n'aurais formulé un contrat aussi flou que celui de Henrik.
— Nous pourrions racheter ta part si nous étions obligés de le faire, dit Erika. La question est donc de savoir ce que toi tu envisages. Tu diriges un groupe industriel — deux groupes plus exactement. Notre budget annuel correspond à ce que vous traitez pendant une pause café. Quel intérêt aurais-tu à gaspiller ton temps sur quelque chose d'aussi simpliste que Millenium ? Nous tenons un conseil d'administration tous les trois mois, et tu as consciencieusement pris le temps de venir à chacun depuis que tu remplaces Henrik.
Harriet Vanger posa sur la présidente du conseil d'administration un regard doux. Elle resta silencieuse un long moment. Puis elle répondit en se tournant vers Mikael.
— Depuis le jour de ma naissance, j'ai été propriétaire d'une chose ou d'une autre. Et je passe mes journées à diriger un groupe où il y a plus d'intrigues que dans un roman d'amour grand public. Quand j'ai commencé à siéger dans votre conseil, c'était pour remplir des devoirs auxquels je ne pouvais pas me dérober. Mais je vais vous dire une chose : au cours de ces dix-huit derniers mois j'ai découvert que j'aime mieux siéger dans ce conseil d'administration que dans tous les autres réunis.
Mikael hocha la tête d'un air pénétré. Harriet déplaça son regard sur Christer.
— Millenium, c'est comme de jouer au conseil d'administration. Les problèmes ici sont minimes, compréhensibles et visibles. L'entreprise se doit évidemment de faire des bénéfices et de gagner de l'argent — c'est une condition sine qua non. Mais le but de votre activité se situe sur un autre plan — vous voulez faire avancer les choses.
Elle but une gorgée d'eau minérale et fixa Erika.
— Ce que cela signifie exactement reste un peu flou pour moi. Vous n'êtes pas un parti politique, vous n'êtes pas une organisation syndicale. Vous n'avez de comptes à rendre à personne, à part vous-mêmes. Mais vous pointez des manquements dans la société et vous n'hésitez pas à emmerder les personnalités que vous n'aimez pas. Vous avez souvent envie de changer les choses. Même si vous faites tous semblant d'être des cyniques et des nihilistes, c'est votre propre morale qui guide le journal, et rien d'autre, et j'ai eu l'occasion de constater que votre morale est assez spéciale. Je ne sais pas comment appeler ça, mais Millenium possède une âme. C'est le seul conseil d'administration où je suis fière de siéger.
Elle se tut et resta silencieuse si longtemps qu'Erika se mit soudain à rire.
— C'est très bien tout ça. Mais tu n'as toujours pas répondu à la question.
— Je me sens bien en votre compagnie et ça m'a fait un bien fou de siéger ici. C'est la chose la plus dingue et farfelue que j'aie jamais vécue. Si voulez que je reste, c'est avec plaisir que je le ferai.
— Bon, dit Christer. Nous avons discuté en long et en large et nous sommes tous d'accord. Nous rompons le contrat aujourd'hui et nous rachetons ta part.
Les yeux de Harriet s'ouvrirent légèrement.
— Vous voulez vous débarrasser de moi ?
— Quand nous avons signé le contrat, nous avions la tête sur le billot et nous attendions la hache. Nous n'avions pas le choix. Et depuis lors, nous n'avons cessé d'attendre le jour où nous pourrions racheter la part de Henrik Vanger.
Erika ouvrit un dossier et posa des papiers sur la table qu'elle poussa vers Harriet Vanger avec un chèque du montant exact annoncé par Harriet. Elle parcourut le contrat du regard. Sans un mot, elle prit un stylo sur la table et signa.
— Voilà, dit Erika. Comme sur des roulettes. Je voudrais remercier Henrik Vanger pour le temps que nous avons passé ensemble et pour ses contributions à Millenium. Merci d'avance de le lui transmettre.
— Je le lui transmettrai, répondit Harriet Vanger sur un ton neutre.
Elle ne montrait pas ce qu'elle ressentait, mais elle était à la fois blessée et profondément déçue qu'ils lui aient laissé dire qu'elle voulait rester au conseil pour ensuite la mettre à la porte avec tant de légèreté. Ça semblait tellement inutile, c'était incompréhensible.
— D'un autre côté, je voudrais attirer ton attention sur un tout autre contrat, dit Erika Berger.
Elle prit une autre liasse qu'elle poussa à travers la table.
— Nous aimerions savoir s'il te plairait de devenir personnellement associée de Millenium. Le coût est exactement la somme que tu viens de recevoir. La différence dans le contrat est qu'il ne stipule ni limites de temps ni clauses d'exclusion. Tu entreras comme associée à part entière dans l'entreprise avec la même responsabilité et les mêmes devoirs que nous autres.
Harriet leva les sourcils.
— Pourquoi cette manière de procéder ?
— Parce que tôt ou tard il aurait fallu en passer par là, dit Christer Malm. On aurait pu renouveler l'ancien contrat d'année en année, d'une réunion d'associés à une autre ou jusqu'à ce qu'on se soit engueulé comme du poisson pourri au conseil et qu'on t'ait mise à la porte. Une révision s'imposait.
Harriet s'appuya sur le coude et le scruta du regard. Son regard passa ensuite de Mikael à Erika.
— Il se trouve que nous avons signé le contrat avec Henrik par contrainte économique, dit Erika. Nous te proposons ce nouveau contrat parce que nous le désirons. Et contrairement à ce que stipulait l'ancien contrat, il ne sera pas très facile de te virer dans l'avenir.
— Ça fait une différence énorme pour nous, dit Mikael à voix basse. Ce fut sa seule contribution à la discussion.
— Nous trouvons tout simplement que tu apportes à Millenium quelque chose de plus que les garanties économiques liées au nom de Vanger, dit Erika Berger. Tu es sage et avisée et tu trouves des solutions constructives. Jusque-là, tu es restée en retrait, un peu comme un observateur de passage. Mais tu apportes à cette direction une stabilité et une fermeté que nous n'avons jamais connues auparavant. Tu connais les affaires. Tu m'as demandé un jour si tu pouvais avoir confiance en moi, et je me posais à peu près la même question à ton sujet. Aujourd'hui nous savons toutes les deux à quoi nous en tenir. Je t'apprécie énormément — et il en va de même pour nous tous. Nous ne te voulons pas ici par obligation formulée et couchée sur le papier dans un moment désespéré. Nous te voulons comme partenaire et comme associée à part entière.
Harriet prit le contrat et lut scrupuleusement chaque ligne pendant cinq minutes. Elle finit par lever la tête.
— Et tous les trois, vous êtes d'accord là-dessus ? demanda-t-elle.
Trois têtes acquiescèrent. Harriet prit le stylo et signa. Elle repoussa le chèque de l'autre côté de la table. Mikael le déchira.
LES ASSOCIÉS DE MILLENIUM dînèrent à Samirs Gryta dans Tavastgatan. Bon vin et couscous à l'agneau furent au menu d'une réunion tranquille pour fêter la nouvelle association. La conversation était décontractée et Harriet visiblement remuée. Il flottait dans l'air une petite touche de premier rendez-vous, où les deux parties savent que quelque chose va se passer, sans savoir exactement quoi.
Dès 19 h 30, Harriet Vanger quitta le restaurant, prétextant le besoin de rentrer à l'hôtel et de se mettre au lit. Erika Berger devait rentrer retrouver son mari et elle l'accompagna un bout de chemin. Elles se séparèrent à Slussen. Mikael et Christer traînèrent encore un moment avant que Christer se lève lui aussi pour regagner ses pénates.
Harriet Vanger prit un taxi pour l'hôtel Sheraton et monta à sa chambre au sixième étage. Elle se déshabilla, se coula dans un bain, se sécha et enfila la robe de chambre que l'hôtel proposait. Ensuite elle s'assit devant la fenêtre pour admirer la vue sur Riddarholmen. Elle ouvrit un paquet de Dunhill et alluma une cigarette. Avec trois ou quatre cigarettes par jour, elle se considérait pratiquement comme non fumeuse et cela lui permettait de jouir de quelques bouffées friponnes sans avoir mauvaise conscience.
A 21 heures, on frappa à la porte. Elle ouvrit et fit entrer Mikael Blomkvist.
— Voyou, dit-elle.
Mikael sourit et lui fit la bise.
— Pendant une seconde, j'ai vraiment cru que vous alliez me foutre à la porte.
— On ne l'aurait jamais fait de cette manière-là. Tu comprends pourquoi on voulait reformuler le contrat ?
— Oui. Ça me semble tout à fait honnête.
Mikael ouvrit la robe de chambre, posa une main sur son sein et serra doucement.
— Voyou, dit-elle encore.
DE LA RUE, ELLE AVAIT VU LA FENÊTRE éclairée et elle entendait de la musique à l'intérieur. Lisbeth Salander s'arrêta devant la porte marquée Wu. Elle en tira la conclusion que Miriam Wu habitait toujours son F1 dans Tomtebogatan près de la place Sankt Eriksplan. On était vendredi soir et Lisbeth avait à moitié espéré que Mimmi soit sortie s'amuser quelque part et que l'appartement soit éteint et silencieux. Il lui restait à savoir si Mimmi voulait encore d'elle et si elle était seule et disponible.
Elle appuya sur la sonnette. Mimmi ouvrit la porte et leva les sourcils, surprise. Puis elle s'adossa au chambranle, la main sur la hanche.
— Salander ! Je te croyais morte ou quelque chose de ce genre.
— Quelque chose de ce genre, dit Lisbeth.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Il y a beaucoup de réponses à cette question-là.
Miriam Wu laissa ses yeux errer dans la cage d'escalier avant de les poser de nouveau sur Lisbeth.
— Dis-en une, pour voir.
— Eh bien, vérifier si tu es toujours célibataire et si tu aimerais de la compagnie cette nuit.
Mimmi resta bouche bée pendant quelques secondes avant d'éclater soudain de rire.
— Je ne connais qu'une seule personne qui aurait l'idée de sonner à ma porte après un an et demi de silence pour me demander si j'ai envie de baiser.
— Tu veux que je m'en aille ?
Mimmi s'arrêta de rire. Elle garda le silence pendant quelques secondes.
— Lisbeth... mon Dieu, tu es sérieuse !
Lisbeth attendit.
Pour finir, Mimmi soupira et ouvrit grande la porte.
— Entre. Je peux au moins t'offrir un café.
Lisbeth la suivit et s'assit sur l'un des deux tabourets que Mimmi avait placés de part et d'autre d'une table à manger dans l'entrée, juste derrière la porte. L'appartement de vingt-quatre mètres carrés comportait une pièce exiguë et une entrée juste assez grande pour pouvoir y placer quelques meubles. La cuisine avait trouvé place dans un coin de l'entrée où Mimmi avait installé l'eau en tirant un tuyau depuis les toilettes.
Tandis que Mimmi préparait le café, Lisbeth la regarda à la dérobée. Miriam Wu avait pour parents une Chinoise de Hong-Kong et un Suédois de Boden. Elle utilisait le nom de famille de sa mère. Lisbeth savait que ses parents étaient toujours mariés et habitaient à Paris. Mimmi était inscrite en sociologie à la fac de Stockholm. Elle avait une sœur plus âgée qui étudiait l'anthropologie aux Etats-Unis. Les gènes de la mère se manifestaient sous forme de cheveux raides aile de corbeau qu'elle avait coupés court, et de vagues traits asiatiques. De son père elle avait des yeux bleus qui lui donnaient un air particulier. Sa bouche était large et elle avait des fossettes qui ne venaient ni de la mère ni du père.
Elle avait trente et un ans. Elle aimait s'affubler de vêtements en vinyle et fréquenter les boîtes de nuit où on donnait des spectacles, auxquels elle participait parfois elle-même. Lisbeth n'avait pas mis les pieds dans une boîte depuis ses seize ans.
Outre ses études de sociologie, Mimmi travaillait un jour par semaine comme vendeuse à Domino Fashion dans une rue transversale de Sveavägen. La clientèle de Domino avait un besoin vital de vêtements provocateurs du type tenue d'infirmière en latex ou panoplie de sorcière en cuir noir, et le magasin répondait du design et de la fabrication de ces costumes. Mimmi était copropriétaire de la boutique avec des copines. Cela représentait quelques milliers de couronnes chaque mois en renfort du prêt étudiant. Lisbeth Salander avait découvert Mimmi quelques années plus tôt alors qu'elle s'exhibait dans un show lors de la Gay Pride, puis elle l'avait croisée sous un chapiteau à bière plus tard dans la nuit. Mimmi portait une drôle de robe en plastique couleur citron, plus faite pour montrer que pour cacher. Lisbeth avait eu du mal à trouver une nuance érotique à cet accoutrement, mais elle était suffisamment soûle pour avoir eu soudain envie de draguer une fille déguisée en citron. A la grande surprise de Lisbeth, le citron avait jeté un regard sur elle, l'avait embrassée sans la moindre gêne en disant : Toi, je te veux ! Elles étaient rentrées chez Lisbeth et avaient fait l'amour toute la nuit.
— Je suis comme je suis, dit Lisbeth. Je me suis tirée pour m'éloigner de tout et de tout le monde. J'aurais dû te dire au revoir.
— Je croyais qu'il t'était arrivé quelque chose. Mais c'est vrai qu'on n'a pas eu beaucoup de contacts les derniers mois avant que tu partes.
— J'étais super-occupée.
— Tu es vraiment une fille mystérieuse. Tu ne parles jamais de toi, je ne sais pas où tu bosses et je ne savais pas qui appeler quand tu ne répondais plus au portable.
— En ce moment je n'ai pas de boulot en particulier, et permets-moi de te dire que tu étais exactement comme moi. Tu voulais baiser avec moi mais je ne t'intéressais pas spécialement, et puis tu préfères la vie en solo. Pas vrai ?
Mimmi regarda Lisbeth.
— C'est vrai, finit-elle par dire.
— Et c'était pareil pour moi. Je voulais baiser mais je ne voulais pas vivre en couple avec toi. Je n'ai jamais rien promis.
— Tu as changé, dit Mimmi.
— Pas tant que ça.
— Tu as l'air plus âgée. Plus mature. Tu ne t'habilles pas pareil. Et tu as rembourré ton soutien-gorge avec quelque chose.
Lisbeth se tortilla sur elle-même mais ne répondit pas. Mimmi venait de toucher son point sensible, et elle avait du mal à déterminer comment elle allait expliquer l'affaire aux gens qui la connaissaient. Mimmi l'avait vue nue et elle remarquerait forcément qu'il y avait un changement. Pour finir, elle baissa les yeux et murmura :
— Je me suis fait faire des seins.
— Qu'est-ce que t'as dit ?
Lisbeth leva les yeux et parla plus fort, sans se rendre compte du ton de défi qu'elle prenait.
— Je suis allée dans une clinique en Italie pour me faire poser des implants. C'est pour ça que j'avais disparu. Ensuite, j'ai simplement continué à voyager. Je suis de retour maintenant.
— Tu plaisantes ?
Lisbeth regarda Mimmi avec des yeux inexpressifs.
— Ah, je suis bête. Tu ne plaisantes jamais, mademoiselle Spock.
— Je suis comme je suis et je n'ai pas l'intention de m'excuser. Je suis honnête avec toi. Si tu veux que je m'en aille, tu le dis. Tu veux que je m'en aille ?
— Attends, tu t'es réellement fait faire des seins ?
Lisbeth hocha la tête. Mimmi Wu éclata de rire. Lisbeth s'assombrit.
— En tout cas, pas question que tu t'en ailles avant que je les ai vus. S'il te plaît, ma jolie. Please.
— Mimmi, je suis comme je suis. Et toi aussi. Tu dragues tout ce qui possède des seins y compris quelqu'un comme moi qui n'avais pas de seins du tout. C'est pour ça que j'aimais tant baiser avec toi. Tu ne fourrais pas ton nez dans mes affaires et si j'étais occupée, t'en trouvais une autre. Et puis tu te fous totalement de ce que les gens pensent de toi.
Mimmi hocha la tête. Elle avait compris qu'elle était lesbienne dès le collège et, après quelques tâtonnements pénibles, elle avait finalement été initiée aux mystères de l'érotisme à dix-sept ans quand, par hasard, elle avait accompagné une amie à une fête organisée par l'assoce pour l'égalité sexuelle de Göteborg. Ensuite, elle n'avait jamais songé à vivre autrement. Une seule fois, elle avait alors vingt-trois ans, elle avait essayé de faire l'amour avec un homme. Elle avait accompli l'acte et fait toutes les choses qu'on attendait qu'elle fasse. Elle n'y avait trouvé aucun plaisir. Les femmes, en revanche, de toutes sortes et de toutes formes, éveillaient en elle une envie sans bornes. Elle appartenait aussi à la minorité dans la minorité que ne tentaient ni le mariage, ni la fidélité et les soirées douillettes à la maison.
— Je suis rentrée en Suède depuis quelques semaines seulement. Je voulais juste savoir si je dois aller draguer quelque part ou si tu es toujours partante.
Mimmi se leva et s'approcha de Lisbeth. Elle se pencha en avant et l'embrassa doucement sur la bouche.
— J'avais l'intention de bûcher ce soir.
Elle déboutonna le premier bouton de la chemise de Lisbeth.
— Mais alors là...
Elle l'embrassa de nouveau et défit un autre bouton.
— Il faut que je voie ça.
Un autre baiser.
— C'est bien que tu sois revenue.
HARRIET VANGER S'ENDORMIT vers 2 heures tandis que Mikael Blomkvist restait éveillé à écouter sa respiration. Il finit par se lever et lui piqua une cigarette dans son sac. Il s'assit tout nu sur une chaise à côté du lit et la regarda.
Mikael n'avait pas planifié de devenir l'amant occasionnel de Harriet. Au contraire, après la période passée à Hedestad, il ressentait plutôt le besoin de garder ses distances avec la famille Vanger. Il avait revu Harriet lors des réunions du conseil d'administration au printemps et avait observé une distance polie ; chacun connaissant les petits secrets de l'autre, il les gardait pour soi, mais en dehors des obligations de Harriet dans la direction de Millenium, rien ne les liait plus en termes de travail.
Pour la Pentecôte un an auparavant, et après des mois sans y être allé, Mikael avait passé un moment dans sa cabane de Sandhamn rien que pour avoir la paix, s'asseoir face à la mer et lire un polar. Le vendredi après-midi, quelques heures après son arrivée, alors qu'il était allé à pied au kiosque pour acheter des cigarettes, il tomba soudain sur Harriet Vanger. Elle avait ressenti le besoin de s'éloigner de Hedestad et avait réservé un week-end à l'hôtel de Sandhamn, coin qu'elle n'avait pas revu depuis son enfance. Elle avait seize ans quand elle s'était enfuie de Suède et cinquante-trois quand elle y était revenue après que Mikael avait retrouvé sa trace.
La surprise de se retrouver ainsi par hasard avait été partagée. Après quelques phrases banales, elle s'était tue, gênée. Mikael connaissait son histoire. Et elle savait qu'il avait mis un bémol à ses principes pour couvrir les terribles secrets de la famille Vanger. Et cela entre autres pour l'épargner, elle.
Mikael l'avait invitée à venir voir sa cabane. Ils avaient passé un long moment sur le ponton, à papoter. C'était la première fois qu'ils parlaient sérieusement depuis son retour en Suède. Mikael fut obligé de poser la question.
— Qu'est-ce que vous avez fait de ce qu'il y avait dans la cave de Martin Vanger ?
— Tu tiens vraiment à le savoir ?
Il hocha la tête.
— C'est moi qui ai fait le ménage. J'ai brûlé tout ce qui pouvait brûler. J'ai fait démolir la maison. Je n'aurais pas pu y habiter, ni la vendre ou laisser quelqu'un d'autre y habiter. Pour moi, elle était associée au mal, entièrement. J'ai l'intention de faire construire une autre maison sur le terrain, plus petite.
— Et personne n'a bronché quand tu l'as fait démolir ? Après tout, c'était une superbe villa moderne.
Elle sourit.
— Dirch Frode a fait courir le bruit qu'il y avait des problèmes d'humidité tellement énormes dans la maison que ça reviendrait plus cher de réparer.
Dirch Frode était l'avocat et l'homme de main de la famille Vanger.
— Comment il va, Frode ?
— Il aura bientôt soixante-dix ans. Je le maintiens occupé.
Ils dînèrent ensemble et Mikael se rendit tout à coup compte que Harriet était en train de raconter les détails les plus intimes et privés de sa vie. Il l'interrompit et demanda pourquoi. Elle réfléchit un instant et répondit qu'il n'y avait probablement personne d'autre au monde à qui elle n'avait aucune raison de dissimuler quoi que ce soit. Sans compter qu'elle avait du mal à cacher des secrets à un gamin dont elle avait été la baby-sitter quarante ans plus tôt.
Elle avait connu le sexe avec trois hommes dans sa vie. D'abord son père et ensuite son frère. Elle avait tué son père et s'était enfuie loin de son frère. D'une façon ou d'une autre elle avait survécu, avait rencontré un homme et avait bâti une nouvelle vie.
— Il était tendre et plein d'amour. On n'était pas... je veux dire, on n'avait pas une vie intime débordante, mais il était honnête et rassurant. J'étais heureuse avec lui. On a eu vingt années ensemble avant qu'il tombe malade.
— Pourquoi tu ne t'es jamais remariée ?
Elle haussa les épaules.
— J'étais la mère de deux enfants en Australie, et propriétaire d'une grosse entreprise agricole. Je suppose que je n'avais jamais vraiment la possibilité de m'échapper pour des week-ends romantiques. Le sexe ne m'a jamais manqué.
Ils restèrent en silence un moment.
— Il est tard. Je devrais retourner à mon hôtel.
Mikael hocha la tête.
— Tu as envie de me séduire ?
— Oui, répondit-il.
Mikael se leva et prit sa main, ils entrèrent dans la cabane et montèrent sur la mezzanine. Elle l'arrêta soudain.
— Je ne sais pas très bien comment je dois me comporter, dit-elle. Je ne fais pas ces choses tous les jours.
Ils avaient passé le week-end ensemble et ensuite ils s'étaient vus une nuit tous les trois mois lors des conseils d'administration de Millenium. Ce n'était pas une relation pratique, ni durable. Harriet Vanger travaillait vingt-quatre heures sur vingt-quatre et était en déplacement la plupart du temps. Elle passait un mois sur deux en Australie. Néanmoins, elle avait commencé à apprécier les rendez-vous irréguliers et sporadiques avec Mikael.
DEUX HEURES PLUS TARD, Mimmi préparait le café, tandis que Lisbeth restait allongée, nue et transpirante, sur le couvre-lit. Elle fuma une cigarette tout en contemplant le dos de Mimmi par l'entrebâillement de la porte. Elle enviait le corps de Mimmi, avec ses muscles impressionnants. Mimmi s'entraînait trois soirs par semaine, dont un à la boxe thaïe ou un truc genre karaté, ce qui avait donné à son corps cette condition physique insolente.
Elle était tout simplement appétissante. Pas belle comme un mannequin, mais véritablement attirante. Mimmi adorait provoquer et exciter. Quand elle faisait la folle dans une fête, vêtue de ses tenues spéciales, elle arrivait à brancher n'importe qui. Elle pouvait obtenir qui elle voulait. Lisbeth ne comprenait pas pourquoi Mimmi s'intéressait à une dinde anorexique comme elle.
Mais elle était contente que ce soit le cas. La baise avec Mimmi, c'était tellement libérateur que Lisbeth se laissait aller, jouissait, prenait et donnait.
Mimmi revint avec deux mugs qu'elle posa sur un tabouret. Elle grimpa dans le lit et se pencha pour embrasser l'un des tétons de Lisbeth.
— Bon, ben, ils font l'affaire, dit-elle.
Lisbeth ne dit rien. Elle regarda les seins de Mimmi devant ses yeux. Mimmi aussi avait des seins plutôt petits mais ils semblaient tout à fait naturels sur son corps.
— Très sincèrement, Lisbeth, tu es vraiment plus qu'attirante.
— Te fiche pas de moi. Les seins n'y changent rien, mais maintenant je les ai.
— Tu fais une fixation sur le corps.
— Et c'est toi qui dis ça, toi qui t'entraînes comme une déjantée.
— Je m'entraîne comme une déjantée parce que j'aime m'entraîner. C'est comme un shoot, presque aussi fort que le sexe. Tu devrais essayer.
— Je fais de la boxe, dit-elle.
— Tu parles. Tu n'y allais qu'une fois tous les deux mois et parce que tu prenais un malin plaisir à tabasser les connards qui frimaient. Ça, ce n'est pas s'entraîner pour se sentir bien.
Lisbeth haussa les épaules. Mimmi s'assit à califourchon sur elle.
— Lisbeth, tu es tellement nombriliste et fixée sur ton corps que tu me mets en pétard. Essaie de comprendre que si j'aimais t'avoir dans mon lit, ce n'était pas pour ton aspect physique mais pour ton comportement. Pour moi, tu es vachement sexy. Et tu sais comment je fonctionne.
— Toi aussi. C'est pour ça que je reviens vers toi.
— Ce n'est pas de l'amour alors ? demanda Mimmi d'une voix qu'elle feignit blessée. Lisbeth secoua la tête.
— Est-ce que t'es avec quelqu'un en ce moment ?
Mimmi hésita un instant avant de hocher la tête.
— Peut-être. D'une certaine façon. On peut dire. C'est un peu compliqué.
— Je ne t'en demande pas plus.
— Je sais. Mais moi, je veux bien t'en parler. Si on peut dire, je suis avec une femme qui bosse en fac, un peu plus âgée que moi. Elle est mariée depuis vingt ans et on se voit en quelque sorte dans le dos de son mari. Tu sais, villa de banlieue, et tout ça. Une gouine inavouée.
Lisbeth hocha la tête.
— Son mari voyage pas mal, alors on se voit de temps en temps. Ça dure depuis l'automne et ça commence à devenir un peu routine. Mais elle est vraiment bien fichue. A part ça, je continue évidemment à voir la bande habituelle.
— Ma question, en fait, c'était : est-ce que je peux revenir te voir ?
Mimmi fit oui de la tête.
— Oui, j'ai très envie que tu donnes de tes nouvelles.
— Même si je disparais pendant six mois encore ?
— Garde le contact. Je tiens à savoir si tu es en vie ou pas. Et, crois-moi ou pas, je me souviens de la date de ton anniversaire.
— Pas d'exigences ?
Mimmi soupira et sourit.
— Tu sais, toi tu es une fille avec qui je pourrais vivre. Tu me laisserais tranquille quand j'ai envie qu'on me laisse tranquille.
Lisbeth ne dit rien.
— A part qu'en réalité tu n'es pas lesbienne. Pas vraiment. Bisexuelle, peut-être. Je crois surtout que sexuellement tu es difficile à définir. Autrement dit : tu aimes le sexe et tu te fous d'avec qui ça peut être. Tu es surtout un facteur de chaos permanent, j'ai l'impression.
— Je ne sais pas ce que je suis, dit Lisbeth. Mais je suis revenue à Stockholm et je ne suis pas douée pour les relations. Pour tout dire, je ne connais absolument personne ici. T'es la première personne avec qui je parle depuis mon retour.
Mimmi la dévisagea d'un air sérieux.
— Tu as vraiment envie de connaître du monde ? Toi, la fille la plus anonyme et inaccessible que je connaisse ?
Elles se turent un moment.
— Mais tes nouveaux seins sont vraiment super.
Elle posa les doigts sous un téton et tira sur la peau.
— Ils te vont très bien. Ni trop gros, ni trop petits.
Lisbeth soupira de soulagement de voir que les critiques allaient dans le bon sens.
— Et au toucher, ça fait vrai sein.
Elle serra si fort que Lisbeth ouvrit la bouche, le souffle coupé. Elles se regardèrent. Puis Mimmi se pencha en avant et l'embrassa goulûment. Lisbeth serra Mimmi contre elle. Le café refroidit avant qu'elles l'aient bu.
LE GÉANT BLOND entra dans le village de Svavelsjö entre Järna et Vagnhärad vers 11 heures le samedi matin. L'agglomération comportait une quinzaine de maisons. Il arrêta sa voiture au dernier bâtiment, à environ cent cinquante mètres à l'extérieur du village. C'était une ancienne bâtisse industrielle défraîchie qui avait autrefois été une imprimerie, mais qui selon un panneau se targuait aujourd'hui d'abriter le Moto-Club de Svavelsjö. Bien que la circulation soit inexistante, il regarda attentivement autour de lui avant d'ouvrir la portière. L'air était frais. Il enfila des gants de cuir marron et sortit un sac de sport du coffre arrière.
Il ne craignait pas spécialement d'être repéré. La vieille imprimerie était située de telle façon qu'il était pratiquement impossible de garer une voiture sans que ça se voie. Si des flics voulaient placer le bâtiment sous surveillance, ils seraient obligés d'équiper leurs hommes de tenues de camouflage et de les installer dans un fossé de l'autre côté des champs, munis de télescopes. Ils auraient vite fait d'être aperçus par les gens du village qui en parleraient, et comme trois des maisons appartenaient à des membres du Moto-Club, en peu de temps cela remonterait au patron du club.
Il ne tenait pas à entrer dans la maison, en revanche. Deux-trois fois, les flics avaient fait des descentes dans le local du club et allez savoir s'ils n'avaient pas installé un système d'écoute discret. Cela signifiait que les conversations quotidiennes à l'intérieur étaient limitées aux bagnoles, aux filles et à la bière, voire parfois aux projets économiques, mais rarement des secrets d'une importance primordiale.
Le géant blond attendit donc patiemment que Carl-Magnus Lundin sorte dans la cour. Magge Lundin, trente-six ans, était le président du club. Maigre de constitution au départ, il avait pris en quelques années tant de kilos qu'il affichait le bide caractéristique des buveurs de bière.
Ses cheveux blonds étaient attachés en catogan, et il portait des boots, un jean noir et un gros blouson d'hiver. L'homme avait cinq condamnations à son palmarès. Deux pour de petites infractions en matière de drogues, une pour recel aggravé et une pour vol de voiture et conduite en état d'ébriété. La cinquième condamnation, la plus sérieuse, lui avait valu un an de prison pour coups et blessures aggravés, un acte inutile et totalement gratuit plusieurs années auparavant quand, sous l'emprise de l'alcool, il avait ravagé un bar à Stockholm.
Ils se serrèrent la main. Magge Lundin fit un signe de la tête et ils se mirent à marcher lentement le long de la clôture autour de la cour.
— Ça fait quelques mois qu'on ne s'est pas vu, dit Magge.
Le géant blond hocha la tête.
— On est sur un coup. Plus de trois kilos de métamphétamine, 3 060 grammes pour être exact.
— Même deal que la dernière fois ?
— Fifty-fifty.
Magge Lundin tira un paquet de cigarettes de sa poche de poitrine. Il hocha la tête. Il aimait bien faire du business avec le géant blond. La métamphétamine se revendait dans les rues entre 160 et 230 couronnes le gramme, selon l'offre du moment. 3 060 grammes représentaient plus de 600 000 couronnes. Concrètement, le MC Svavelsjö distribuerait les trois kilos sous forme de portions d'environ 250 grammes à des revendeurs fixes. A ce maillon de la chaîne, le prix n'en était qu'à 120-130 couronnes le gramme, ce qui diminuait évidemment la recette théorique.
Il s'agissait d'un bon business pour le MC Svavelsjö. Contrairement à tous les autres fournisseurs, le géant blond n'insistait jamais pour être payé à l'avance ni pour imposer ses prix. Il livrait la marchandise et exigeait cinquante pour cent des bénéfices, une part tout à fait raisonnable. Les deux parties savaient grosso modo ce que rapporterait un kilo de métamphétamine ; la valeur exacte des parts relevait de l'efficacité de Magge Lundin côté vente. Une différence de quelques biffetons de mille dans un sens ou dans l'autre par rapport au prix escompté était à prévoir, mais une fois l'affaire terminée, le géant blond reviendrait encaisser une somme d'environ 190 000 couronnes et autant resterait dans le tiroir-caisse du MC Svavelsjö.
Depuis des années, leur business fonctionnait selon le même système. Magge Lundin savait que le géant blond aurait pu doubler ses gains en s'occupant lui-même de la distribution. Il savait aussi pourquoi le géant blond acceptait un revenu inférieur ; le mec restait planqué alors que le MC Svavelsjö prenait tous les risques. Le géant blond gagnait moins mais à moindre risque. Et contrairement à tous les autres fournisseurs dont avait entendu parler Lundin, la relation était basée sur les principes des affaires, du crédit et de la bonne volonté. Pas un mot plus fort que l'autre, pas d'emmerdes et pas de menaces.
Une fois, même, lors d'une livraison d'armes qui avait mal tourné, le géant blond avait dû avaler une perte de près de 100 000 couronnes. Magge Lundin ne connaissait personne d'autre dans la branche capable d'encaisser une telle perte avec un calme aussi stoïque. Lui-même était terrorisé quand il l'avait revu pour rendre compte de ce qui s'était passé. Il avait expliqué en détail pourquoi l'affaire avait foiré, et pourquoi un flic du Centre de prévention criminelle était venu perquisitionner chez un membre de Fraternité aryenne dans le Värmland. Mais le géant n'avait même pas haussé un sourcil. Il s'était plutôt montré très sympa. C'étaient des choses qui pouvaient arriver. Magge Lundin n'avait pas fait le profit attendu et cinquante pour cent de rien était zéro. Affaire classée.
Magge Lundin n'était pas dépourvu d'intelligence. Il comprenait qu'un profit moindre mais relativement peu risqué était tout simplement une bonne idée commerciale.
Il n'avait jamais envisagé de rouler le géant blond. Ça n'aurait pas été fair-play. Le géant blond et ses associés acceptaient un petit bénef tant que les comptes étaient honnêtes. Qu'il essaie de rouler le géant et le type viendrait le voir de toute façon, et Magge Lundin avait tout lieu de croire que lui-même y laisserait sa peau. Par conséquent, pas question de discuter.
— Quand est-ce que tu peux livrer ?
Le géant blond lâcha le sac de sport par terre.
— C'est livré.
Magge Lundin ne se donna pas la peine d'ouvrir le sac et de contrôler le contenu. Il se contenta de tendre la main pour signifier qu'ils avaient un accord dont il lui revenait de remplir sa part.
— Il y a autre chose, dit le géant blond.
— C'est quoi ?
— On voudrait t'engager pour un boulot spécial.
— Je t'écoute.
Le géant blond sortit une enveloppe de la poche intérieure de son blouson. Magge Lundin l'ouvrit et en tira une photo d'identité et une feuille avec des données personnelles. Il haussa les sourcils en un point d'interrogation.
— Elle s'appelle Lisbeth Salander, elle habite dans Lundagatan à Södermalm, à Stockholm.
— C'est noté.
— Elle se trouve probablement à l'étranger en ce moment mais elle va refaire surface à un moment ou un autre.
— On y sera.
— Mon commanditaire aimerait avoir un entretien privé avec elle sans qu'on le dérange. Il faut donc la livrer vivante. Par exemple dans ce hangar près d'Yngern. Il faudra prévoir quelqu'un pour nettoyer après l'entretien. Elle doit disparaître sans laisser de traces.
— Ça devrait être faisable. Comment est-ce qu'on sait quand elle arrive ?
— Je t'avertirai en temps voulu.
— Combien ?
— Je te propose dix patates au total. C'est pas un boulot compliqué. Tu montes à Stockholm, tu la cueilles, tu me la livres.
Ils se serrèrent la main une nouvelle fois.
A SA DEUXIÈME VISITE à Lundagatan, Lisbeth s'assit dans le canapé bouloché pour réfléchir. Elle devait prendre quelques décisions stratégiques, dont l'une était de déterminer si oui ou non elle conservait cet appartement. Elle alluma une cigarette, souffla la fumée au plafond et laissa tomber la cendre dans une canette de Coca vide.
Elle n'avait aucune raison d'aimer cet appartement dans lequel elle avait emménagé avec sa mère et sa sœur quand elle avait quatre ans. Sa mère occupait le salon tandis qu'elle et Camilla partageaient la petite chambre. Quand elle avait douze ans et que Tout Le Mal était arrivé, on l'avait d'abord placée dans une clinique pédiatrique et ensuite, à quinze ans, dans différentes familles d'accueil. Son administrateur ad hoc légal, Holger Palmgren, avait sous-loué l'appartement, et il s'était arrangé pour qu'elle puisse le récupérer à sa majorité quand elle avait eu besoin d'un toit.
Ça n'avait jamais été l'appartement du bonheur, mais il avait représenté un point fixe pendant la majeure partie de son existence. Elle n'en avait pas besoin, mais l'idée de l'abandonner et que de parfaits étrangers foulent son plancher la révoltait.
Le problème logistique était que tout son courrier officiel — dans la mesure où elle recevait du courrier — arrivait à Lundagatan. Abandonner l'appartement l'obligerait à se trouver une autre adresse. Lisbeth Salander ne tenait pas à être une personne concrètement présente dans toute sorte de fichiers. Elle fonctionnait mentalement dans la paranoïa et elle n'avait aucune raison de faire confiance aux autorités ni à qui que ce soit, d'ailleurs.
Par la fenêtre, elle vit le mur de l'arrière-cour qu'elle avait contemplé toute sa vie. Elle se sentit soudain soulagée d'avoir pris la décision de quitter l'appartement. Elle ne s'y était jamais sentie bien ni en sécurité. Sobre ou ivre morte, chaque fois qu'elle tournait au coin de la rue et s'approchait de la porte cochère de l'immeuble, elle vérifiait les alentours, les voitures garées ou les passants. Elle avait tout lieu de penser que quelque part il y avait des gens qui lui voulaient du mal et, selon toute vraisemblance, ces gens passeraient à l'attaque quand elle entrerait dans son domicile ou en sortirait.
Il n'y avait pourtant pas eu d'agression et il ne s'était jamais passé quoi que ce soit. Cela ne signifiait pas qu'elle relâchait sa vigilance. L'adresse de Lundagatan était connue dans tous les fichiers officiels et, toutes ces années durant, elle n'avait jamais eu la possibilité d'augmenter la sécurité autrement qu'en restant sur ses gardes en permanence. Aujourd'hui, la situation avait changé. Elle ne voulait surtout pas que quelqu'un connaisse sa nouvelle adresse de Fiskaregatan. Son instinct la poussait à rester aussi anonyme que possible.
Mais cela ne résolvait pas la question de ce qu'elle devait faire de l'appartement. Elle se creusa la tête encore un moment, puis elle ouvrit son téléphone portable et appela Mimmi.
— Salut, c'est moi.
— Salut Lisbeth. Tu donnes de tes nouvelles au bout d'une semaine cette fois ?
— Je suis à Lundagatan.
— Oui.
— Je me demandais si ça te dirait de reprendre l'appart.
— Comment ça, le reprendre ?
— Tu vis dans une boîte à chaussures.
— Mais je m'y sens bien. Tu comptes déménager ?
— J'ai déjà déménagé. L'appart est vide.
Mimmi hésita à l'autre bout du fil.
— Et tu me demandes si je veux le reprendre. Eh, Lisbeth, je n'en ai pas les moyens.
— C'est un bail coopératif qui est entièrement payé. Il y a 1 480 couronnes de charges par mois, ce qui est probablement moins que ce que tu paies ta boîte à chaussures. Et elles sont payées d'avance pour un an.
— Mais tu as l'intention de le vendre. Je veux dire, il doit valoir bien plus de 1 million.
— Un et demi, si j'en crois les annonces des agences.
— Je n'ai pas les moyens.
— Je n'ai pas l'intention de vendre. Tu peux emménager ici dès ce soir et tu pourras habiter ici aussi longtemps que tu voudras et tu n'auras aucune charge à payer pendant un an. Je n'ai pas le droit de sous-louer mais je peux mentionner dans le contrat que tu es ma compagne, comme ça tu éviteras tous les problèmes avec la copropriété.
— Dis donc Lisbeth, t'es en train de me demander en mariage ! rit Mimmi. Lisbeth resta sérieuse comme un pape.
— L'appartement ne me sert à rien et je n'ai pas l'intention de vendre.
— Tu veux dire que je peux y habiter gratuitement. C'est pas une blague ?
— Non.
— Pour combien de temps ?
— Aussi longtemps que tu voudras. Ça t'intéresse ?
— Evidemment. Ce n'est pas tous les jours qu'on me propose un appartement gratuit à Söder, mais habiter un quartier chic, ça me tente.
— Il y a juste un truc.
— Je l'attendais.
— Tu peux y habiter aussi longtemps que tu voudras mais ça sera toujours mon adresse, et mon courrier arrivera ici. Tout ce que je te demande, c'est de récupérer mon courrier et de me contacter s'il y a quelque chose d'intéressant.
— Lisbeth, t'es la fille la plus barge que je connaisse. Qu'est-ce que tu trafiques ? Où est-ce que tu vas habiter ?
— On en parlera plus tard, dit Lisbeth évasivement.
ELLES SE MIRENT D'ACCORD pour se retrouver plus tard dans l'après-midi afin que Mimmi puisse se faire une idée de l'appartement. Les choses ainsi réglées, Lisbeth se sentit beaucoup mieux. Elle consulta sa montre et constata qu'il lui restait plein de temps avant que Mimmi arrive. Elle se leva et rejoignit à pied Handelsbanken dans Hornsgatan, où elle prit un ticket et attendit patiemment qu'une caisse se libère.
Elle montra sa carte d'identité et expliqua qu'elle avait passé un certain temps à l'étranger et qu'elle voulait consulter le solde de son compte d'épargne. Son capital officiellement déclaré était de 82 670 couronnes. Le compte était resté en sommeil depuis plus d'un an, à part un versement de 9 312 couronnes qui avait été fait au cours de l'automne. C'était l'héritage de sa mère.
Lisbeth Salander retira en espèces la somme correspondant à l'héritage. Elle réfléchit un instant. Elle voulait utiliser cet argent à quelque chose qui aurait fait plaisir à sa mère. Quelque chose de circonstance. Elle se rendit au bureau de poste de Rosenlundsgatan et, sans trop savoir elle-même la raison de ce choix, elle fit un don anonyme au compte de SOS-Femmes en détresse.
IL ÉTAIT 20 HEURES le vendredi quand Erika arrêta son ordinateur et s'étira. Elle venait de passer neuf heures à mettre la dernière main au numéro de mars de Millenium et, compte tenu que Malou Eriksson travaillait à plein temps sur le numéro à thème de Dag Svensson, elle avait dû faire une grande partie de la rédaction elle-même. Henry Cortez et Lottie Karim lui avaient bien donné un coup de main, mais ils étaient plus correspondants et enquêteurs qu'habitués à rédiger.
Erika Berger se sentait donc fatiguée et elle avait les fesses endolories, mais globalement elle était satisfaite de la journée et de la vie en général. Les finances du journal étaient stables, les courbes allaient dans la bonne direction, les textes arrivaient avant la date limite ou en tout cas sans trop de retard, le personnel était content et, un an après, toujours stimulé par la poussée d'adrénaline qu'avait représentée l'affaire Wennerström.
Elle consacra un moment à essayer de se masser la nuque, se dit qu'une douche lui ferait du bien et envisagea d'utiliser la petite salle d'eau située juste derrière la kitchenette. Mais elle se sentit trop paresseuse et se contenta de poser les pieds sur le bureau et constata qu'elle aurait quarante-cinq ans dans trois mois, et que ce fameux avenir dont tout le monde parlait commençait de plus en plus à faire partie du passé. Les contours de ses yeux et de sa bouche étaient désormais bordés d'un fin réseau de petites rides, mais elle savait qu'elle était toujours belle et elle avait à son programme deux séances d'enfer par semaine dans un club de gym. Elle reconnaissait qu'elle avait plus de mal à se hisser en haut du mât pendant les croisières avec son mari. C'était toujours elle qui se chargeait d'y grimper quand nécessaire — Lars, son mari, souffrant facilement du vertige.
Elle se dit aussi que ses quarante-cinq premières années, malgré quelques hauts et bas, avaient globalement été heureuses. Elle avait de l'argent, un statut social, une maison remarquable et un boulot qu'elle adorait. Elle avait un mari tendre qui l'aimait et dont elle était toujours, après quinze ans de mariage, follement amoureuse. Et en plus un amant agréable et apparemment inusable, qui certes ne satisfaisait pas son âme mais bien son corps dans des moments de besoin urgent.
Elle sourit tout à coup en pensant à Mikael Blomkvist. Elle se demanda quand il mobiliserait son courage pour lui avouer qu'il entretenait une liaison avec Harriet Vanger. Ni Mikael ni Harriet n'avaient soufflé mot de leur relation mais Erika n'était pas née de la dernière pluie. Sur une impression soudaine lors d'un conseil d'administration en août, elle avait compris que quelque chose se tramait en surprenant un regard qu'échangeaient Mikael et Harriet. Fine mouche, elle avait essayé de les appeler tous les deux sur leur portable plus tard dans la soirée et n'avait pas été surprise de constater qu'ils les avaient débranchés. Cela ne constituait certes pas une preuve décisive mais, lors des réunions suivantes, elle avait remarqué que Mikael était injoignable le soir. C'était même marrant de voir la vitesse à laquelle Harriet avait quitté le restaurant après l'assemblée générale en prétextant la fatigue et le besoin de se coucher. Erika n'était ni jalouse ni prête à mener l'enquête plus loin, mais elle avait l'intention de les taquiner tous les deux là-dessus.
Elle ne se mêlait pas le moins du monde des affaires de femmes de Mikael — à la fois nombreuses et compliquées mais elle espérait que de sa relation avec Harriet ne résulteraient pas des problèmes de direction. Elle ne s'affolait pas néanmoins ; Mikael était doué pour plonger ses connaissances féminines dans une satisfaction béate tout comme il savait terminer une liaison sans créer de drame. Il restait toujours bon ami de ses ex-maîtresses, et s'était très rarement trouvé en difficulté.
Personnellement, Erika Berger était ravie d'être l'amie et la confidente de Mikael. A certains égards, il était parfaitement bouché et à d'autres il était tellement perspicace qu'il apparaissait comme un oracle. Mikael n'avait jamais compris l'amour qu'elle portait à son mari. Il avait du mal à s'accommoder de Lars Beckman et n'avait jamais compris pourquoi Erika le considérait comme un être ensorcelant, chaud, excitant et généreux, et surtout dépourvu de tant de ces défauts qu'elle détestait chez de nombreux hommes. Lars était l'homme avec qui elle voulait vieillir. Elle voulait des enfants avec lui, mais cela s'était avéré impossible et maintenant il était trop tard. Mais dans son choix dé partenaire de vie, elle ne pouvait imaginer alternative meilleure et plus stable — un homme en qui elle pouvait avoir toute confiance et qui était toujours là pour elle quand elle en avait besoin.
Mikael était différent. C'était un homme aux traits de caractère si changeants qu'à ses yeux il paraissait parfois doté de multiples personnalités. Côté professionnel, il était têtu et presque maladivement concentré sur sa tâche. Il s'emparait d'une histoire et avançait obstinément jusqu'au point proche de la perfection où tous les fils étaient démêlés. Quand il était au mieux, il était carrément brillant et s'il lui arrivait d'être mauvais, il était quand même bien meilleur que la moyenne. Il semblait posséder un don quasi intuitif pour mettre le doigt sur des histoires où il y avait anguille sous roche et laisser de côté ce qui ne serait jamais que camelote sans intérêt. A aucun moment Erika Berger n'avait regretté de s'être associée avec Mikael.
Elle n'avait pas non plus regretté d'être devenue sa maîtresse.
Le seul qui avait compris la passion sexuelle d'Erika Berger pour Mikael Blomkvist était son mari et il le comprenait parce qu'elle osait discuter de ses besoins avec lui. Il ne s'agissait pas d'infidélité mais d'un désir. Coucher avec Mikael la plongeait dans des délices qu'aucun autre homme ne savait lui procurer, y compris Lars.
Le sexe était important pour Erika Berger. Elle avait perdu sa virginité à quatorze ans et passé une grande partie de son adolescence frustrée à chercher la satisfaction. Dans son adolescence elle avait tout testé : flirt poussé avec des camarades de classe, relation compliquée avec un professeur considérablement plus âgé qu'elle, sexe au téléphone et sexe soft avec un névrosé. Elle avait essayé tout ce qui l'intéressait dans le domaine de l'érotique. Elle s'était amusée avec le bondage et elle avait été membre du club Xtrême qui organisait des fêtes peu recommandables. A plusieurs occasions elle avait essayé le sexe avec d'autres femmes et avait constaté, déçue, que ce n'était pas sa tasse de thé et que les femmes étaient incapables de l'allumer comme le faisait un homme. Ou deux hommes. Elle avait essayé le sexe avec deux hommes — Lars et un galeriste connu. Elle s'était rendu compte que son mari avait un penchant bisexuel très prononcé et qu'elle-même était presque paralysée par la jouissance de sentir deux hommes la caresser et la satisfaire, tout comme elle ressentait une jouissance trouble de voir son mari être caressé par un autre homme. Lars et elle avaient réitéré cette pratique avec des partenaires réguliers et l'avaient appréciée.
Ce n'était donc pas que sa vie sexuelle avec Lars soit ennuyeuse et insatisfaisante. C'était simplement que Mikael Blomkvist lui donnait une tout autre expérience.
Il avait du talent. Il était tout simplement un Foutu Bon Amant.
Tellement bon qu'elle avait l'impression d'avoir atteint l'équilibre optimal avec Lars comme mari et Mikael comme amant remplaçant selon les besoins. Elle ne pouvait se passer ni de l'un ni de l'autre et elle n'avait aucune intention de choisir entre eux.
Ce qui la séduisait le plus dans sa relation avec Mikael était qu'il n'avait pas la moindre propension à la contrôler. Il n'était absolument pas jaloux et si elle-même avait eu plusieurs crises de jalousie au début de leur relation vingt ans plus tôt, elle avait découvert que, dans son cas, elle n'avait pas à être jalouse. Leur relation était basée sur l'amitié et il était d'une loyauté sans bornes en amitié. Leur relation pourrait survivre aux pires épreuves.
Erika Berger était consciente d'appartenir à un cercle de gens dont le style de vie ne serait pas approuvé par l'Association des ménagères chrétiennes de la Suède profonde. Cela ne lui posait aucun problème. Dès sa jeunesse elle avait décidé que ce qu'elle faisait au lit et sa façon de vivre sa vie ne concernaient personne d'autre qu'elle. Mais elle était agacée de voir tant de ses amis jaser sur sa relation avec Mikael Blomkvist et toujours derrière son dos.
Mikael était un homme. Il pouvait aller d'un lit à un autre sans que personne bronche. Elle était une femme et le fait qu'elle ait un amant, un seul, et cela avec la bénédiction de son mari — et qu'en plus elle soit fidèle à son amant depuis vingt ans —, suscitait des conversations pour le moins intéressantes dans les dîners en ville. Mais les gens n'ont donc rien d'autre à faire ! Elle réfléchit un moment, prit ensuite le téléphone et appela son mari.
— C'est moi. Qu'est-ce que tu fais, mon chéri ?
— J'écris.
Lars Beckman n'était pas seulement artiste plasticien ; il était surtout spécialiste en histoire de l'art et auteur de plusieurs livres sur le sujet. Il participait régulièrement au débat public et de grosses sociétés d'architectes le consultaient souvent. Les six derniers mois, il avait travaillé sur l'importance de la décoration artistique des bâtiments et la question du bien-être éprouvé par les gens dans certains bâtiments et pas dans d'autres. Le livre avait pris la tournure d'un pamphlet sur le fonctionnalisme qui, de l'avis d'Erika, allait faire des vagues dans le débat esthétique.
— Tu t'en sors ?
— Oui. Ça coule tout seul. Et toi ?
— Je viens juste de boucler le dernier numéro. On passe à l'impression jeudi.
— Félicitations.
— Je suis totalement vidée.
— J'ai l'impression que tu mijotes quelque chose.
— Est-ce que tu as prévu quelque chose ce soir ou serais-tu terriblement mécontent si je ne rentrais pas cette nuit ?
— Dis à Blomkvist qu'il est en train de jouer avec le feu, dit Lars.
— Je crois qu'il s'en fout.
— D'accord. Dis-lui que tu es une sorcière insatiable et qu'il va vieillir avant l'heure.
— Il le sait déjà.
— Dans ce cas, je n'ai plus qu'à me suicider. Je vais écrire jusqu'à ce que je tombe de sommeil. Amuse-toi bien.
Ils échangèrent des bisous au téléphone puis Erika appela Mikael Blomkvist. Il se trouvait chez Dag Svensson et Mia Bergman à Enskede, ils finissaient de faire le point sur quelques détails pas clairs dans le livre de Dag. Elle demanda s'il était pris pour la nuit ou s'il pouvait envisager de masser un dos endolori.
— Tu as les clés, dit Mikael. Fais comme chez toi.
— J'y compte bien, répondit-elle. On se voit dans une heure alors.
Il lui fallut dix minutes pour aller à pied à Bellmansgatan. Elle se déshabilla, prit une douche et prépara un espresso, puis se glissa dans le lit de Mikael et attendit nue et avec impatience.
L'idée la frappa que la satisfaction optimale pour elle serait probablement un ménage à trois avec son mari et Mikael Blomkvist, ce qui avec une probabilité proche de cent pour cent ne se réaliserait jamais. Mikael était hétéro au point que pour le taquiner elle l'accusait d'être homophobe. Il n'avait même pas essayé les hommes. Soupir. Cela prouvait seulement qu'on ne peut pas tout avoir dans ce bas monde.
IRRITÉ, LE GÉANT BLOND FRONÇA LES SOURCILS tandis qu'au volant de sa voiture il progressait à 15 kilomètres à l'heure sur une piste forestière si mal entretenue qu'un bref instant il crut que d'une façon ou d'une autre il avait mal interprété les indications fournies. La nuit commençait juste à tomber quand le chemin s'élargit et qu'enfin la maison apparut. Il se gara, coupa le moteur et regarda autour de lui. La maison était à une bonne cinquantaine de mètres.
Il se trouvait près de Stallarholmen, pas très loin de Mariefred. C'était une petite maison toute simple des années 1950, construite en pleine forêt. Entre les arbres, il apercevait une bande claire de glace sur le lac Mälaren.
Il avait le plus grand mal à comprendre pourquoi quelqu’un aimait passer son temps libre dans un bosquet isolé. Il sortit, referma la portière, et instantanément se sentit mal à l'aise. La forêt lui paraissait immense et menaçante. Il se sentait observé. Il commença à avancer vers la cour, puis il entendit un froissement soudain qui le fit s'arrêter net.
Il regarda fixement la forêt. Tout était silencieux et calme au crépuscule. Il resta immobile pendant deux minutes, les sens en alerte, avant de voir du coin de l'œil une silhouette qui bougeait doucement entre les arbres. Quand il focalisa son regard, la silhouette resta absolument immobile à une trentaine de mètres dans la forêt et le fixa.
Le géant blond eut un vague sentiment de panique. Il essaya de distinguer des détails. Il vit un visage sombre et anguleux. La créature semblait être un nain d'environ un mètre de hauteur et portait des vêtements de camouflage qui rappelaient un costume fait de mousse et de branches de sapin. Un gnome des forêts ? Un leprechaun ? Etaient-ils dangereux, ceux-là ?
Le géant blond retint sa respiration un instant. Il sentit les cheveux se dresser sur son crâne.
Ensuite il cligna vigoureusement des yeux et secoua la tête. Quand il regarda de nouveau, l'être s'était déplacé d'une dizaine de mètres sur la droite. Il n'y a rien. Il savait qu'il hallucinait. Pourtant il voyait très nettement l'être entre les arbres. Et tout à coup l'être bougea, s'approcha. Il semblait avancer vite et décrire un demi-cercle saccadé pour se mettre en position d'attaque.
Le géant blond reprit ses esprits et se hâta de rejoindre la maison. Il frappa un peu trop fort, de façon un peu trop empressée sur la porte. Dès qu'il entendit des mouvements humains à l'intérieur, la panique le lâcha. Il jeta un coup d'œil par-dessus l'épaule. Il n'y avait rien.
Mais il ne souffla que lorsque la porte s'ouvrit. Maître Nils E. Bjurman salua poliment et l'invita à entrer.
MIRIAM WU ÉTAIT ESSOUFFLÉE quand elle remonta du local à ordures où elle avait descendu le dernier sac-poubelle avec les affaires laissées par Lisbeth Salander. L'appartement était aseptisé et sentait bon le savon noir, la peinture et le café chaud. Ce dernier était l'œuvre de Lisbeth. Elle était assise sur un tabouret et contemplait pensivement l'appartement nu où les rideaux, les tapis, les coupons de réduction sur le frigo et son fatras traditionnel dans l'entrée avaient miraculeusement disparu. Elle était tout étonnée de voir à quel point l'appartement semblait grand maintenant.
Miriam Wu et Lisbeth Salander n'avaient pas le même goût, que ce soit au niveau des vêtements, de l'ameublement ou de la stimulation intellectuelle. Plus exactement : Miriam Wu avait du goût et des points de vue précis sur l'état de son intérieur, les meubles qu'elle voulait et les vêtements qui avaient de l'allure. Lisbeth Salander n'avait pas le moindre goût, selon Mimmi.
Après qu'elle était venue inspecter l'appartement de Lundagatan avec les yeux d'un spéculateur, elles avaient discuté et Mimmi avait constaté qu'il faudrait enlever pratiquement tout. Surtout le canapé miteux brunâtre dans le séjour. Est-ce que Lisbeth voulait garder quelque chose ? Non. Mimmi avait donc passé quelques journées et quelques heures chaque soir pendant quinze jours à jeter les vieux meubles récupérés dans des bennes à ordures, à nettoyer les placards, à récurer, à frotter la baignoire et à repeindre la cuisine, le séjour, la chambre et l'entrée, et à vitrifier le parquet du séjour.
Lisbeth était complètement hermétique à ce genre d'exercices mais elle était venue voir et avait découvert fascinée l'œuvre de Mimmi. Maintenant, l'appartement était vide à part une petite table de cuisine en bois massif que Mimmi avait l'intention de poncer et de vernir, deux tabourets solides que Lisbeth s'était appropriés quand un habitant de l'immeuble avait nettoyé son grenier, et une étagère robuste dans le séjour, dont Mimmi estimait pouvoir tirer quelque chose.
— J'emménage ce week-end. Tu es sûre de ne pas regretter ?
— Je n'ai pas besoin de cet appartement.
— Mais c'est un appart d'enfer. Je veux dire, il en existe des plus grands et des mieux, mais dans d'autres quartiers que Söder et les charges ne représentent que dalle. Lisbeth, tu te prives d'une fortune en ne vendant pas.
— J'ai assez d'argent pour m'en tirer.
Mimmi se tut, ne sachant pas très bien comment interpréter les commentaires laconiques de Lisbeth.
— Tu vas habiter où ?
Lisbeth ne répondit pas.
— Je pourrai venir te voir ?
— Pas pour le moment.
Lisbeth ouvrit sa sacoche et sortit des papiers qu'elle tendit à Mimmi.
— Je me suis occupée du contrat avec la copropriété. Comme je te disais, je n'ai pas le droit de sous-louer. Le plus simple est donc que je déclare que tu vis avec moi et que je te vends la moitié de l'appartement. Le prix de vente est de 1 couronne. Il faut que tu signes le contrat.
Mimmi prit le stylo et apposa sa signature et sa date de naissance sur le document.
— Et ça suffit ?
— Ça suffit.
— Lisbeth, je n'ai pas mis en question ton bon sens, mais est-ce que tu réalises que tu viens de me faire cadeau de la moitié de cet appartement ? Je n'ai rien contre, mais je ne voudrais pas que tu regrettes brusquement et que ça crée des emmerdes entre nous.
— Il n'y aura jamais d'emmerdes. Je veux que tu habites ici. Ça me va.
— Mais à l'œil. Sans dédommagement. T'es cinglée.
— Tu t'occupes de mon courrier. C'est la seule condition.
— Ça me prendra quatre secondes par semaine. Tu as l'intention de passer de temps en temps pour faire l'amour ?
Lisbeth fixa Mimmi. Elle resta sans rien dire un instant.
— Mimmi, j'ai très envie de faire l'amour avec toi, mais ça ne fait pas partie du contrat. Tu peux refuser quand tu veux.
Mimmi soupira.
— Et moi qui commençais tout juste à aimer l'idée de me sentir comme une femme entretenue. Tu sais, avec une patronne qui me paie un appart et se pointe de temps en temps pour une partie de jambes en l'air. Lisbeth, tu dois bien comprendre que je te trouve complètement barge.
Lisbeth ne répondit pas. Puis Mimmi se leva résolument, passa dans le séjour et éteignit l'ampoule qui pendait nue au plafond.
— Viens ici.
Lisbeth la suivit.
— Je n'ai jamais fait l'amour par terre dans un appart fraîchement repeint où il n'y a pas un meuble. Mais un jour j'ai vu un film avec Marlon Brando, il était avec une fille, ça se passait à Paris.
Lisbeth baissa les yeux sur le parquet.
— J'ai envie de m'amuser. Et toi ?
— J'en ai envie la plupart du temps.
— Ce soir j'ai bien envie de jouer la dominatrice. C'est moi qui décide. Déshabille-toi.
Le visage de Lisbeth s'éclaira soudain d'un sourire en coin. Elle se déshabilla. Cela lui prit dix secondes.
— Allonge-toi par terre. Sur le ventre.
Lisbeth obtempéra. Le parquet était froid et elle eut tout de suite la chair de poule. Mimmi utilisa le tee-shirt de Lisbeth portant l'inscription You have the right to remain silent pour lui attacher les mains dans le dos.
Lisbeth se dit tout à coup que ce salopard de maître Nils Bjurman l'avait attachée de la même manière deux ans auparavant.
Mais là s'arrêtaient les ressemblances.
Avec Mimmi, Lisbeth ne ressentait qu'une attente bourrée de désir. Elle se laissa docilement faire lorsque Mimmi la roula sur le dos et écarta ses jambes. Dans la pénombre, elle regarda Mimmi se dévêtir à son tour, et elle fut fascinée par la courbe de ses seins. Puis Mimmi lui couvrit les yeux du tee-shirt qu'elle venait de retirer. Lisbeth entendit un froissement de vêtements quand Mimmi finit de se déshabiller. Quelques secondes plus tard, elle sentit la langue de Mimmi sur son ventre, juste au-dessus du nombril, et ses doigts à l'intérieur des cuisses. Elle fut d'un coup plus excitée qu'elle ne l'avait été depuis longtemps. Elle serra les yeux sous le bandeau et laissa le soin à Mimmi de déterminer le rythme.
DRAGAN ARMANSKIJ LEVA LES YEUX en entendant le petit coup frappé du bout d'une chaussure sur sa porte et il aperçut Lisbeth Salander. Elle tenait en équilibre deux gobelets de la machine à cappuccinos. Il posa lentement son stylo et repoussa son rapport.
— Salut, dit-elle.
— Salut, répondit Armanskij.
— C'est une visite amicale, dit-elle. Est-ce que je peux entrer ?
Dragan Armanskij ferma les yeux pendant une seconde. Puis il indiqua le fauteuil des visiteurs. Il jeta un coup d'œil à sa montre. Il était 18 h 30. Lisbeth Salander lui tendit un des gobelets et s'assit. Ils restèrent un moment à s'observer.
— Plus d'un an, dit Dragan.
Lisbeth hocha la tête.
— Tu es fâché ?
— Devrais-je l'être ?
— Je n'ai pas dit au revoir.
Dragan fit la moue. Il était soulagé de constater qu'au moins Lisbeth Salander n'était pas morte. Il ressentit aussi une violente irritation et de la fatigue.
— Je ne sais pas quoi dire, répondit-il. Tu n'as aucune obligation de m'informer de tes occupations. Qu'est-ce que tu veux ?
Sa voix sonnait plus fraîche que voulu.
— Je ne sais pas vraiment. Je crois que je suis surtout passée dire coucou.
— Tu as besoin d'un boulot ? Je n'ai plus l'intention de faire appel à toi.
Elle secoua la tête.
— Tu travailles ailleurs ?
Elle secoua de nouveau la tête. Elle semblait essayer de formuler des mots. Dragan attendit.
— J'ai voyagé, finit-elle par dire. Ça ne fait pas longtemps que je suis revenue en Suède.
Armanskij hocha pensivement la tête et l'examina. Il réalisa tout à coup que Lisbeth Salander avait changé. Il y avait une sorte de nouvelle... maturité dans son choix de vêtements et de comportement. Et elle avait rembourré son soutien-gorge.
— Tu as changé. Tu étais où ?
— Un peu partout..., répondit-elle évasivement, puis elle se reprit quand elle vit son regard irrité. Je suis allée en Italie, puis j'ai continué au Moyen-Orient et ensuite à Hong-Kong via Bangkok. Je suis restée un peu en Australie et en Nouvelle-Zélande et j'ai fait des sauts entre les îles du Pacifique. J'ai passé un mois à Tahiti. Ensuite j'ai traversé les Etats-Unis et les derniers mois, je les ai passés aux Antilles.
Il hocha la tête.
— Je ne sais pas pourquoi je n'ai pas dit au revoir.
— Parce que, pour dire les choses telles qu'elles sont, tu n'en as rien à foutre des autres, dit Dragan Armanskij d'une voix objective.
Lisbeth Salander se mordit la lèvre. Elle réfléchit un instant. Ce qu'il disait était peut-être vrai mais elle ressentait quand même son accusation comme injuste.
— En général c'est plutôt les autres qui n'en ont rien à foutre de moi.
— Des conneries, répondit Armanskij. Tu as un problème d'attitude et tu traites les gens qui essaient vraiment d'être tes amis comme de la merde. C'est aussi simple que ça.
Silence.
— Tu veux que je m'en aille ?
— Tu fais comme tu veux. C'est ce que tu as toujours fait. Mais si tu t'en vas maintenant, je ne veux plus jamais te revoir.
Lisbeth Salander eut peur soudain. Elle sentit que cet homme, qu'elle respectait, était en train de la rejeter. Elle ne savait pas quoi dire.
— Ça fait maintenant deux ans que Holger Palmgren a eu son hémorragie cérébrale. Tu n'es pas allée le voir une seule fois, continua Armanskij inexorablement.
Lisbeth fixa Armanskij avec des yeux soudain choqués.
— Palmgren vit encore ?
— Tu ne sais donc même pas s'il est mort ou vivant.
— Les médecins ont dit qu'il...
— Les médecins ont dit pas mal de choses à son sujet, la coupa Armanskij. Il était très mal en point et ne pouvait pas communiquer avec l'entourage. Cette dernière année, son état s'est beaucoup amélioré. Il a du mal à parler, il bredouille et on doit écouter très attentivement pour comprendre ce qu'il dit. Il a besoin d'aide pour beaucoup de choses, mais il peut aller aux toilettes tout seul. Les gens pour qui il est important lui rendent visite.
Lisbeth resta muette. C'était elle qui avait découvert Palmgren inanimé dans son appartement quand il avait eu son attaque deux ans auparavant. Elle avait appelé l'ambulance, et les médecins avaient secoué la tête et constaté que le pronostic n'était guère reluisant. La première semaine, elle s'était installée à demeure à l'hôpital jusqu'à ce qu'un médecin lui dise que Palmgren était dans le coma et que très peu de signes indiquaient qu'il allait se réveiller un jour. Dès lors, elle avait cessé de s'inquiéter et l'avait rayé de sa vie. Elle s'était levée et avait quitté l'hôpital sans regarder en arrière. Et apparemment sans contrôler les faits.
Elle fronça les sourcils. C'était à partir de là qu'elle avait eu maître Nils Bjurman dans les pattes et le salopard avait accaparé une grande partie de son attention. Mais personne, même pas Armanskij, ne lui avait raconté que Palmgren était en vie, encore moins qu'il était peut-être en voie de rétablissement. Pour sa part, elle n'avait jamais envisagé cette possibilité.
Elle sentit soudain les larmes lui venir aux yeux. Jamais auparavant elle ne s'était sentie aussi merdeuse, minable et égoïste. Et jamais elle ne s'était fait engueuler sur un ton aussi dur et sourd. Elle baissa la tête.
Ils ne dirent rien pendant un moment. Ce fut Armanskij qui rompit le silence.
— Comment tu vas ?
Lisbeth haussa les épaules.
— Tu vis de quoi ? Tu as un travail ?
— Non, je n'ai pas de travail et je ne sais pas ce que je veux faire comme travail. Mais j'ai assez d'argent pour m'en tirer.
Armanskij la scruta de ses yeux perçants.
— Je suis juste passée te dire bonjour... je ne cherche pas un boulot. Je ne sais pas... j'aimerais peut-être faire un boulot pour toi quand même, si à un moment donné tu avais besoin de moi, mais alors il faudrait que ce soit quelque chose d'intéressant.
— J'imagine que tu ne veux pas raconter ce qui s'est passé à Hedestad l'année dernière ?
Lisbeth ne dit rien.
— Il s'est passé quelque chose là-bas. Martin Vanger s'est tué en voiture après que tu étais venue ici emprunter du matériel de surveillance parce que vous aviez reçu des menaces. Et sa sœur a ressuscité de la mort. Côté scoop, c'en était un.
— J'ai promis de ne pas en parler.
Armanskij hocha la tête.
— Et je suppose que tu ne veux pas non plus me parler de ton rôle dans l'affaire Wennerström ?
— J'ai aidé Super Blomkvist dans ses recherches. Sa voix se rafraîchit tout à coup. Voilà tout. Je ne veux pas être mêlée à ça.
— Mikael Blomkvist t'a cherchée comme un fou. Il appelle au moins une fois par mois pour demander si j'ai eu de tes nouvelles. Lui aussi se fait du souci.
Lisbeth garda le silence, mais Armanskij nota que sa bouche se transformait en un trait rigide.
— Je ne sais pas ce qu'il faut penser de cet homme, poursuivit Armanskij. Mais comme moi il se tracasse sérieusement pour toi. Je l'ai rencontré l'automne dernier. Lui non plus ne voulait pas parler de Hedestad.
Lisbeth Salander ne voulait pas discuter de Mikael Blomkvist.
— Je suis juste passée dire bonjour et t'informer que je suis de retour en ville. Je ne sais pas si je vais rester. Voici mon numéro de portable et ma nouvelle adresse e-mail, si tu as besoin de me joindre.
Elle tendit un bout de papier à Armanskij et se leva. Il le prit. Elle était arrivée à la porte quand il la rappela.
— Attends une seconde. Qu'est-ce que tu vas faire ?
— Je vais aller voir Holger Palmgren.
— Bien. Mais je veux dire... comme travail ?
Elle le regarda avec des yeux pensifs.
— Je ne sais pas.
— Il faut bien que tu gagnes ta vie.
— Je t'ai dit que j'en ai assez pour m'en tirer.
Armanskij se pencha en arrière dans le fauteuil et réfléchit. Quand il s'agissait de Lisbeth Salander, il ne savait jamais très bien comment interpréter ses paroles.
— J'ai été tellement énervé contre toi après ta disparition que j'avais pratiquement décidé de ne plus jamais faire appel à toi... Il fit une grimace. Tu n'es pas fiable. Mais tu es une fouineuse exceptionnelle. J'ai peut-être un boulot en cours qui t'irait.
Elle secoua la tête. Mais elle revint vers son bureau.
— Je ne veux pas de ton boulot. Je veux dire, je n'ai pas besoin d'argent. Je suis sérieuse. Je suis économiquement indépendante.
Dragan Armanskij fronça les sourcils en un geste de doute. Finalement, il hocha la tête.
— D'accord, tu es économiquement indépendante, va savoir ce que ça veut dire. Je te crois sur parole. Mais si tu avais besoin de boulot...
— Dragan, tu es la deuxième personne que je viens voir depuis mon retour. Je n'ai pas besoin de ton argent. Ceci dit, pendant plusieurs années tu as été l'une des rares personnes que j'ai respectées.
— D'accord. Mais tout le monde a besoin de gagner sa vie.
— Désolée, mais ça ne m'intéresse plus de faire des enquêtes pour toi. Contacte-moi si tu rencontres un vrai problème.
— Quelle sorte de problème ?
— Un problème du genre que tu n'arrives pas à résoudre. Si tu restes bloqué et que tu ne sais pas quoi faire et que la situation est désespérée. Si je dois travailler pour toi, il faut que tu m'amènes quelque chose qui m'intéresse. Peut-être côté intervention.
— Côté intervention ? Toi ? Qui disparais sans laisser de traces quand ça te convient ?
— Arrête. Je n'ai jamais foiré un boulot une fois que je l'ai accepté.
Dragan Armanskij la contempla, désemparé. La notion d'unité d'intervention était leur jargon, il s'agissait de travail sur le terrain. Cela allait de la protection rapprochée par un garde du corps jusqu'aux missions de surveillance particulière lors d'expositions d'art. Son équipe d'intervention était constitué de vétérans solides et stables, souvent dotés d'un passé dans la police. De plus, quatre-vingt-dix pour cent étaient des hommes. Lisbeth Salander était diamétralement à l'opposé de tous les critères qu'il avait formulés devant le personnel des unités d'intervention de Milton Security.
— Eh bien..., dit-il, hésitant.
— Ne te casse pas la tête. Je n'accepte que des boulots qui m'intéressent, la probabilité que je dise non est donc forte. Fais-moi savoir si tu te retrouves avec un vrai problème ardu. Je suis bonne en énigmes.
Elle tourna les talons et disparut par la porte. Dragan Armanskij secoua la tête. Elle est frappadingue. Vraiment, complètement frappadingue.
La seconde d'après, Lisbeth Salander fut de retour à la porte.
— A propos... Tu as deux gars qui ont consacré un mois à protéger cette actrice, là, Christine Ruterford, du fou qui lui écrit des lettres de menaces anonymes. Vous pensez que c'est le boulot d'un proche, vu tous les détails que le correspondant connaît sur sa vie.
Dragan Armanskij fixa Lisbeth Salander. Un courant électrique parcourut son corps. Voilà qu'elle recommence. Elle parlait d'un sujet qu'elle ne pouvait absolument pas connaître. Elle ne peut pas être au courant.
— Ouiii... ?
— Oublie. C'est bidon. C'est elle et son copain qui écrivent les lettres pour attirer l'attention. Elle va recevoir une nouvelle lettre d'ici quelques jours et ils vont laisser filtrer aux médias la semaine prochaine. Le risque est grand qu'elle accuse Milton de la fuite. Tu devrais la rayer de tes clients.
Avant que Dragan Armanskij ait eu le temps de formuler une question, elle avait disparu. Il fixa la porte vide.
Elle ne pouvait pas savoir quoi que ce soit sur le cas Ruterford. Elle avait forcément un indic à Milton qui connaissait l'affaire. Mais lui-même, le chef du groupe d'intervention et les quelques personnes qui enquêtaient sur les menaces... tous étaient des professionnels avérés et fiables. Armanskij se frotta le menton. Ou bien, par un hasard incroyable, elle connaissait peut-être Christine Ruterford ou l'un de ses amis ou...
Il regarda sa table de travail. Le dossier du cas Ruterford était enfermé à clé dans le tiroir de son bureau. Le bureau était branché sur l'alarme. Il se mordit pensivement la lèvre, regarda une nouvelle fois l'heure et constata que Harry Fransson, le chef de la section technique, était parti pour la journée. Il démarra son programme de courrier électronique et envoya un message à Fransson dans lequel il lui demandait d'installer une caméra de surveillance cachée dans son bureau dès le lendemain.
LISBETH SALANDER RENTRA tout droit chez elle à Fiskaregatan. Elle hâta le pas avec le sentiment soudain qu'il y avait urgence.
Elle appela l'hôpital de Söder et, après avoir insisté un moment dans différents services, elle réussit à localiser Holger Palmgren. Il se trouvait depuis quatorze mois dans le centre de rééducation d'Ersta. Les images de la maison de santé où avait été sa mère lui vinrent à l'esprit, ça ne devait pas être bien différent. Quand elle appela, on lui dit qu'il était en train de dormir, mais qu'elle pouvait venir lui rendre visite le lendemain.
Lisbeth passa la soirée à arpenter en tous sens son appartement. Elle se sentait mal à l'aise. Pour finir, elle alla se coucher tôt et s'endormit presque immédiatement. Elle se réveilla à 7 heures, prit une douche et descendit petit-déjeuner au 7-Eleven. Vers 8 heures elle se rendit à l'agence de location de Ringvägen. Il faut que j'aie une bagnole à moi. Elle loua la même Nissan Micra que quand elle était allée récupérer les affaires de sa mère.
Elle ressentit une nervosité soudaine quand elle se gara au centre d'Ersta, mais elle rassembla son courage, entra à l'accueil et demanda à voir Holger Palmgren.
La femme de l'accueil, Margit selon son badge, consulta des papiers et expliqua qu'il était en séance de rééducation et ne serait de retour qu'après 11 heures. Lisbeth pouvait soit l'attendre dans la salle d'attente, soit revenir plus tard. Lisbeth retourna au parking, s'assit dans la voiture et fuma trois cigarettes en attendant. Ai l heures, elle retourna à l'accueil. On lui indiqua la salle à manger, par le couloir à droite puis à gauche ensuite.
Elle s'arrêta à la porte et chercha des yeux Holger Palmgren dans une salle à manger à moitié vide. Il avait le visage tourné dans sa direction mais toute sa concentration était dirigée sur une assiette. Il tenait la fourchette d'une main malhabile et faisait un gros effort pour mener les aliments vers sa bouche. Il échouait à peu près une fois sur trois et laissait tomber ce qu'il y avait sur la fourchette.
Il était gris sombre et affaissé, et il paraissait avoir cent ans. Son visage était bizarrement figé. Il était en fauteuil roulant. Alors seulement Lisbeth Salander accepta le fait qu'il était vivant et qu'Armanskij ne lui avait pas menti.
HOLGER PALMGREN JURA intérieurement quand, pour la troisième fois, il essaya de ramasser une portion de gratin de macaronis avec la fourchette. Il acceptait de ne pas pouvoir marcher et de ne pas pouvoir accomplir une foule de gestes. Mais il détestait ne pas pouvoir manger correctement et baver comme un bébé.
Intellectuellement, il savait très bien ce qu'il devait faire. Poser la fourchette avec la bonne inclinaison, pousser, soulever et porter à la bouche. Mais il y avait un problème avec la coordination. La main semblait vivre sa propre vie. Quand il donnait l'ordre de soulever, la main poussait lentement sur le côté. Quand il portait à la bouche, la main changeait de direction au dernier moment et filait vers la joue ou le menton.
Mais il savait que la rééducation donnait des résultats. Pas plus tard que six mois auparavant, sa main tremblait tellement qu'il n'arrivait pas à engouffrer une seule bouchée tout seul. A présent, les repas se déroulaient très lentement, certes, mais il réussissait quand même à manger tout seul. Il n'avait pas l'intention d'abandonner avant d'avoir repris le contrôle de ses membres.
Il abaissait la fourchette pour prendre une nouvelle bouchée, quand une main s'avança de derrière lui et lui prit doucement la fourchette. Il vit la fourchette ramasser une portion de gratin de macaronis et soulever la bouchée. Il reconnut immédiatement la fine main de poupée, tourna la tête et rencontra les yeux de Lisbeth Salander à moins de dix centimètres de son visage. Son regard était dans l'expectative. Elle paraissait angoissée.
Un long moment, Palmgren resta immobile et fixa son visage. Son cœur se mit soudain à battre d'une façon incroyable. Puis il ouvrit la bouche et accepta la nourriture.
Elle le nourrit, bouchée par bouchée. D'ordinaire, Palmgren détestait être assisté aux repas, mais il comprit le besoin de Lisbeth Salander. Il ne s'agissait pas de lui, un paquet impuissant. Elle le nourrissait en une sorte de geste d'humilité — attitude affectueuse extrêmement rare chez elle. Elle préparait des bouchées de la bonne taille et attendait qu'il ait fini de mâcher. Quand il montra le verre avec la paille, elle le lui tendit calmement pour qu'il puisse boire.
Ils n'échangèrent pas un seul mot pendant tout le repas. Quand il eut avalé la dernière bouchée, elle posa la fourchette et l'interrogea du regard. Il secoua la tête. Non, merci, je n'en veux plus.
Holger Palmgren se laissa aller dans le fauteuil roulant et respira à fond. Lisbeth prit la serviette et lui essuya la bouche. Il se sentit tout à coup comme un parrain de la mafia dans un film américain où un capo di tutti capi témoignait son respect. Il l'imagina posant un baiser sur sa main, et cette image saugrenue le fit sourire.
— Tu crois que c'est possible d'avoir un café ici ? demanda-t-elle.
Il bafouilla. Ses lèvres et sa langue ne voulaient pas former correctement les sons. Sa bouche était rigide.
— Chrio dsrv deulcoin. Chariot de service dans le coin.
— Tu en veux ? Avec du lait et sans sucre comme avant ?
Il fit oui de la tête. Elle enleva le plateau et revint une minute plus tard avec deux tasses de café. Il nota qu'elle prenait du café noir, ce qui était peu habituel. Il sourit en voyant qu'elle avait gardé la paille de son verre de lait pour sa tasse de café. Ils ne dirent rien. Holger Palmgren avait mille choses à dire mais il était soudain incapable de formuler la moindre syllabe. En revanche, leurs yeux se rencontrèrent plusieurs fois. Lisbeth Salander avait l'air terriblement coupable. Pour finir, elle rompit le silence.
— Je croyais que tu étais mort, dit-elle. Je t'assure, je ne savais pas que tu étais vivant. Si je l'avais su, je n'aurais jamais... je serais venue te voir depuis longtemps.
Il hocha la tête.
— Pardonne-moi.
Il hocha la tête de nouveau. Il sourit. Son sourire était de travers, une courbure des lèvres.
— Tu étais dans le coma et les toubibs disaient que tu allais mourir. Ils pensaient que tu allais mourir dans les vingt-quatre heures et moi, je suis simplement partie. Est-ce qu'un jour tu pourras me pardonner ?
Il leva sa main et la posa sur la petite menotte de Lisbeth. Elle la prit fermement, la serra et respira enfin.
— Tvai dispru. Tu avais disparu.
— Tu as parlé avec Dragan Armanskij.
Il hocha la tête.
— J'ai voyagé. J'étais obligée de m'en aller. Je n'ai dit au revoir à personne et je suis partie, simplement. Tu t'es fait du souci pour moi ?
Il secoua la tête.
— Tu n'auras jamais besoin de t'inquiéter pour moi.
— Je njmai ét inqet. Tu t'n sors tjours. Mais Armshij ét inq. Je n'ai jamais été inquiet. Tu t'en sors toujours. Mais Armanskij était inquiet.
Elle sourit pour la première fois et Holger Palmgren se détendit. C'était son habituel sourire en coin. Il l'examina, compara le souvenir qu'il avait d'elle avec la fille qu'il voyait devant lui. Elle avait changé. Elle était bien mise, propre et soignée. Elle avait perdu l'anneau dans la lèvre et... hmm... son tatouage d'une guêpe sur le cou avait disparu aussi. Elle avait l'air adulte. Il rit soudain pour la première fois depuis des semaines. On aurait dit un accès de toux.
Le sourire de Lisbeth partit encore plus de guingois et elle sentit tout à coup une chaleur envahir son cœur, une chaleur qu'elle n'avait pas ressentie depuis longtemps.
— Tut e bien srtie. Tu t'en es bien sortie.
Il montra ses habits. Elle hocha la tête.
— Je m'en sors très bien.
— Cment le nveau tteur ? Comment est le nouveau tuteur ?
Holger Palmgren vit le visage de Lisbeth changer et s'assombrir. Sa bouche se tendit un peu. Elle le regarda avec des yeux candides.
— Il est OK... je l'ai en main.
Les sourcils de Palmgren se contractèrent en un point d'interrogation. Lisbeth regarda autour d'elle dans la salle à manger et changea de sujet.
— Ça fait combien de temps que tu es ici ?
Palmgren n'était pas né de la dernière pluie. Il avait eu une attaque et il avait du mal à parler et à coordonner ses mouvements, mais ses capacités de compréhension étaient intactes et son radar nota immédiatement la différence de ton dans la voix de Lisbeth Salander. Au cours des années où il l'avait connue, il avait compris qu'elle ne lui mentait jamais directement, mais qu'elle n'était pas non plus entièrement franche. Sa façon de lui mentir consistait à détourner son attention. Le nouveau tuteur n'était définitivement pas sur la liste de ses préférés. Ce qui n'étonnait nullement Holger Palmgren.
Soudain, il se sentit tout contrit. Tant de fois il avait eu l'intention de contacter son confrère Nils Bjurman pour demander comment allait Lisbeth Salander et autant de fois il s'en était abstenu. Et pourquoi ne s'était-il pas attaqué à sa mise sous tutelle tant qu'il avait encore la force de le faire ? Il savait pourquoi — très égoïstement il avait voulu maintenir vivant le contact avec elle. Il aimait cette foutue môme compliquée comme si elle était la fille qu'il n'avait jamais eue, et il voulait avoir une raison de garder le contact avec elle. Et c'était trop difficile aussi et trop lourd pour un paquet comme lui dans une maison de santé de se mettre à fouiller, alors qu'il se trouvait dans un état où il ne pouvait même pas ouvrir lui-même sa braguette quand il allait aux toilettes. Il avait l'impression qu'en réalité c'était lui qui avait trahi Lisbeth Salander. Mais elle survit toujours... C'est la personne la plus compétente que j'aie jamais rencontrée.
— Le trbl.
— Je n'ai pas compris.
— Le tribnal.
— Le tribunal ? Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Faut nul ta ms... mssou mssoutl...
Le visage de Holger Palmgren s'empourpra et se tordit parce qu'il n'arrivait pas à formuler les mots. Lisbeth mit une main sur son bras et serra doucement.
— Holger... ne t'inquiète pas pour moi. J'ai au programme de m'attaquer à ma mise sous tutelle très bientôt. Ce n'est plus ton boulot de t'inquiéter... mais il n'est pas invraisemblable que j'aie besoin de tes conseils en temps voulu. Ça te va ? Est-ce que tu pourras être mon avocat si j'ai besoin de toi ?
Il secoua la tête.
— Trp vieux. Il frappa sur la table avec les jointures de sa main. Vieux... en.
— Oui, tu es un foutu vieux con si tu prends cette attitude-là. J'ai besoin d'un avocat. C'est toi que je veux. Tu ne pourras peut-être pas faire une plaidoirie au tribunal mais tu pourras me donner des conseils quand il faudra. D'accord ?
Il secoua la tête de nouveau. Puis il la hocha.
— Te tra ?
— Je ne comprends pas.
— Cqe ton treva ? Pa Rmskich. C'est quoi, ton travail ? Pas Armanskij.
Lisbeth hésita une minute tout en réfléchissant à la manière d'expliquer sa situation. Ça devenait compliqué.
— Holger, je ne travaille plus pour Armanskij. Je n'ai plus besoin de travailler pour lui pour gagner ma croûte. J'ai de l'argent et je me porte très bien.
Les sourcils de Palmgren se contractèrent de nouveau.
— J'ai l'intention de venir te voir souvent à partir de maintenant. Je vais te raconter... mais n'allons pas trop vite. Là, pour le moment, il y a autre chose que j'ai envie de faire.
Elle se pencha en avant, monta un sac sur la table et en sortit un échiquier.
— Ça fait deux ans que je n'ai pas eu l'occasion de te battre.
Il se résigna. Elle tramait quelque chose de louche qu'elle ne voulait pas lui raconter. Il était persuadé qu'il formulerait des réticences mais il avait aussi suffisamment confiance en elle pour savoir que quoi qu'elle fasse, c'était peut-être Juridiquement Douteux mais pas un crime contre les Lois de Dieu. Car contrairement à la plupart des gens, Holger Palmgren était certain que Lisbeth Salander était quelqu'un d'authentiquement moral. Son problème était que sa morale ne correspondait pas toujours avec ce que préconisait la loi.
Elle disposa les échecs devant lui et il comprit avec un choc que c'était son propre échiquier. Elle devait l'avoir volé dans l'appartement après qu'il avait eu son attaque. Comme un souvenir ? Elle lui laissa les blancs. Brusquement, il fut heureux comme un gamin.
LISBETH SALANDER RESTA avec Holger Palmgren pendant deux heures. Elle l'avait battu trois fois quand une infirmière vint interrompre leurs chamailleries au-dessus de l'échiquier en expliquant que c'était l'heure de la séance de rééducation de l'après-midi. Lisbeth ramassa les pièces et replia l'échiquier.
— Est-ce que vous pouvez me dire en quoi consiste la rééducation ? dit-elle à l'infirmière.
— Entraînement musculaire et coordination. Et on fait des progrès, n'est-ce pas ?
La dernière question était adressée à Holger Palmgren. Il hocha la tête.
— Vous arrivez déjà à marcher sur plusieurs mètres. Cet été, vous pourrez vous promener tout seul dans le parc. C'est votre fille ?
Les yeux de Lisbeth et de Holger Palmgren se croisèrent.
— Fi dptive. Fille adoptive.
— C'est chouette que tu sois venue le voir. Traduction : Merde alors, où t'étais passée pendant tous ces mois ?
Lisbeth ignora la critique sous-entendue. Elle se pencha et l'embrassa sur la joue.
— Je reviens te voir vendredi.
Holger Palmgren se leva péniblement du fauteuil roulant. Elle marcha avec lui jusqu'à un ascenseur où leurs chemins se séparèrent. Dès que les portes d'ascenseur se furent refermées, elle fila à l'accueil et demanda à parler au responsable. On lui indiqua un Dr A. Sivarnandan, qu'elle trouva dans un bureau plus loin dans le couloir. Elle se présenta et expliqua qu'elle était la fille adoptive de Holger Palmgren.
— Je voudrais savoir comment il va et ce qui va se passer pour lui.
Le Dr Sivarnandan ouvrit le dossier de Holger Palmgren et lut les premières pages. Sa peau était grêlée et il avait une fine moustache qui agaçait Lisbeth. Il finit par lever les yeux. Il parlait de façon surprenante avec un accent finlandais. On aurait carrément dit un personnage de Moumine.
— Je n'ai aucune note qui indique que M. Palmgren ait une fille ou une fille adoptive. En fait, son parent le plus proche semble être un cousin de quatre-vingt-six ans dans le Jämtland.
— Il s'est occupé de moi depuis mes treize ans jusqu'à ce qu'il ait son attaque. J'en avais vingt-quatre à ce moment-là.
Elle fouilla dans la poche intérieure de sa veste et lança un stylo sur le bureau devant le Dr A. Sivarnandan.
— Je m'appelle Lisbeth Salander. Notez mon nom dans son dossier. Je suis son plus proche parent dans ce monde.
— Ça se peut, répondit A. Sivarnandan, inébranlable. Mais si tu es son plus proche parent, il faut dire que tu as mis du temps à donner de tes nouvelles. Pour autant que je sache, il n'y a qu'une personne qui n'est même pas de sa famille qui soit venue lui rendre visite de temps en temps. C'est la personne qu'il faut avertir si son état devait empirer ou s'il devait décéder.
— Sans doute Dragan Armanskij.
Le Dr A. Sivarnandan leva les sourcils et hocha pensivement la tête.
— Le nom est correct. Tu le connais alors.
— Vous pouvez l'appeler et vérifier qui je suis.
— Ça ne sera pas nécessaire. Je te crois. On m'a rapporté que tu as passé deux heures à jouer aux échecs avec M. Palmgren. Mais quoi qu'il en soit, je ne peux pas discuter de son état de santé avec toi sans son accord.
— Et jamais il ne donnera un tel accord, têtu comme il est, cette vieille mule. Il trimballe l'idée qu'il ne doit pas me charger de ses douleurs et qu'il est toujours responsable de moi et pas le contraire. Je vais vous expliquer... pendant deux ans j'ai cru que Palmgren était mort. J'ai appris hier qu'il était en vie. Si j'avais su qu'il... c'est difficile de l'expliquer, mais je veux savoir quel est son pronostic et s'il va guérir.
Le Dr A. Sivarnandan prit le stylo et nota minutieusement le nom de Lisbeth Salander dans le dossier de Holger Palmgren. Il demanda son numéro personnel d'identité et son numéro de téléphone.
— Ça va, maintenant tu es formellement sa fille adoptive. Ce n'est peut-être pas tout à fait régulier, mais après tout tu es la première à venir le voir depuis Noël dernier où M. Armanskij est passé... Tu l'as vu tout à l'heure et tu as pu constater qu'il a des problèmes de coordination et des difficultés pour parler. Il a eu une attaque cérébrale.
— Je sais. C'est moi qui l'ai trouvé et qui ai appelé l'ambulance.
— Aha. Alors sache qu'il a passé trois mois en soins intensifs. Il est resté dans le coma pendant une longue période. Le plus souvent, les patients n'en sortent pas, mais parfois ça arrive. Apparemment ce n'était pas son heure. Il a d'abord été transféré dans un service de gériatrie pour des malades chroniques qui sont dans l'incapacité totale de s'occuper d'eux-mêmes. Contre toute attente, il a montré des signes d'amélioration et on l'a transféré ici à la rééducation il y a neuf mois.
— Et le pronostic d'avenir ?
Le Dr A. Sivarnandan écarta les mains en un geste d'impuissance.
— Il te faudrait une boule de cristal de meilleure qualité que la mienne. Pour être franc, je n'en ai aucune idée. Il peut faire une autre hémorragie cérébrale cette nuit et être mort demain matin. Ou alors il peut vivre une vie relativement normale pendant encore vingt ans. Je ne sais pas. Disons que c'est Dieu qui décide.
— Et s'il vit encore vingt ans ?
— La rééducation a été laborieuse pour lui, et nous n'avons pu noter des améliorations sensibles que ces tout derniers mois. Il y a six mois, il ne pouvait pas encore manger tout seul. Il y a un mois, il ne pouvait pratiquement pas se lever de sa chaise, entre autres parce que tous ses muscles se sont atrophiés à force de rester alité. Aujourd'hui il peut en tout cas marcher sur de courtes distances.
— Est-ce qu'il va aller mieux ?
— Oui. Considérablement mieux même. Le premier seuil était difficile à franchir, mais maintenant on note des progrès chaque jour. Il a perdu presque deux ans de sa vie. Dans quelques mois, cet été, j'espère le voir se promener dehors dans le parc tout seul.
— Et l'élocution ?
— Le problème, c'est que le centre de la parole a été touché en même temps que sa motricité. Longtemps il est resté une sorte de légume. Depuis, on l'a amené à reprendre le contrôle de son corps et à réapprendre à parler. Il a du mal à se souvenir du mot qu'il doit utiliser, il est obligé de se réapproprier les mots. Mais en même temps, ce n'est pas comme apprendre à parler à un enfant — il comprend ce que le mot veut dire, mais il ne peut pas le formuler. Donne-lui encore quelques mois, et tu verras que son élocution sera améliorée comparée à aujourd'hui. Pareil pour l'orientation. Il y a neuf mois, il avait du mal à faire la différence entre la droite et la gauche, et à monter ou descendre dans l'ascenseur.
Lisbeth Salander hocha pensivement la tête. Elle réfléchit deux minutes et se rendit compte soudain qu'elle aimait bien le Dr A. Sivarnandan avec sa tête d'Indien et son accent finlandais.
— Le A, c'est pour ? demanda-t-elle brusquement.
Il lui jeta un regard amusé.
— Anders.
— Anders ?
— Je suis né au Sri Lanka mais j'ai été adopté à Åbo quand je n'avais que quelques mois.
— Très bien, Anders, dites-moi comment je peux l'aider.
— Rends-lui visite. Offre-lui une stimulation intellectuelle.
— Je peux venir tous les jours.
— Je ne veux pas que tu sois ici tous les jours. S'il t'aime bien, je voudrais qu'il se réjouisse d'avance de tes visites et qu'elles ne l'ennuient pas.
— Est-ce qu'une quelconque forme de soins spécialisés pourrait augmenter ses chances ? Je paierai le prix qu'il faut.
Il sourit tout à coup à Lisbeth Salander, puis redevint sérieux tout aussi soudainement.
— J'ai bien peur que ce soit nous, les soins spécialisés. J'aurais évidemment souhaité qu'on dispose de plus de moyens et qu'on arrête de nous sucrer des crédits, mais je t'assure qu'il reçoit des soins très compétents.
— Et si vous n'aviez pas à vous préoccuper des crédits qu'on vous sucre ? Qu'est-ce que vous auriez pu lui offrir ?
— Si j'avais tous les moyens qu'il me faut... eh bien, l'idéal pour des patients tels que Holger Palmgren serait évidemment de pouvoir leur offrir un ergothérapeute personnel à temps plein. Mais il y a très longtemps que nous n'avons plus ce genre de ressources en Suède.
— Embauchez-en un.
— Pardon ?
— Embauchez un ergothérapeute personnel pour Holger Palmgren. Trouvez le meilleur. Et faites-le dès demain. Assurez-vous qu'il dispose de tout ce qu'il lui faut en matière d'équipement technique et ce genre de choses. Je veillerai à ce que l'argent soit versé avant la fin de la semaine pour son salaire et pour l'équipement nécessaire.
— C'est une plaisanterie ?
Lisbeth regarda le Dr Anders Sivarnandan de ses grands yeux inexpressifs dépourvus de toute trace d'humour.
MIA BERGMAN FREINA et rangea la Fiat au bord du trottoir devant la station de métro Gamla Stan, sur le chemin du retour à la maison. Dag Svensson ouvrit la portière et se glissa sur le siège du passager. Il se pencha et lui fit la bise tandis qu'elle réengageait la voiture dans le flot de voitures derrière un autocar.
— Salut, dit-elle sans détourner son regard de la circulation. Tu avais l'air sérieux quand je suis arrivée. Il s'est passé quelque chose ?
Dag Svensson soupira et attacha sa ceinture de sécurité.
— Non, rien de grave. Je galère un peu avec le texte.
— C'est-à-dire ?
— Plus qu'un mois avant la deadline. J'ai fait neuf des vingt-deux confrontations qu'on a prévues. J'ai des problèmes avec Björck à la Säpo. Ce con est en congé longue maladie et il ne répond pas au téléphone à son domicile.
— Il est peut-être hospitalisé ?
— Chais pas. Est-ce que tu as jamais essayé d'obtenir des informations de la Säpo ? Ils ne reconnaissent même pas que le bonhomme travaille pour eux.
— Tu n'as pas essayé ses parents ?
— Morts tous les deux. Il n'est pas marié. Il a un frère qui habite en Espagne. C'est simple, je ne sais pas comment faire pour le trouver.
Mia Bergman jeta un regard en coin sur son compagnon tout en pilotant la voiture à travers l'échangeur de Slussen et en direction du tunnel de Nynâshamnsleden.
— Au pire, on supprimera le passage sur Björck. Blomkvist tient à ce que tous ceux qu'on met en cause aient une chance d'apporter leur commentaire avant qu'on les balance.
— Et ce serait dommage de louper un représentant de la police secrète qui court les putes. Qu'est-ce que tu vas faire ?
— Le chercher et le trouver, évidemment. Et toi, comment tu vas ?
— Plus calme que moi, tu meurs.
Il la titilla avec le doigt entre les côtes.
— Tu ne sens pas tes nerfs ?
— Pas du tout. Dans un mois, je soutiens ma thèse et je serai docteur et je me sens parfaitement sereine.
— Tu connais ton sujet. Alors pourquoi t'en faire ?
— Regarde sur le siège arrière.
Dag Svensson se retourna et vit un sac. Il y plongea la main et...
— Mia — elle est prête ! s'écria-t-il.
Il brandit une thèse imprimée.
Bons baisers de Russie
Trafic de femmes, criminalité organisée
et mesures prises par les autorités
par Mia Bergman
— Je croyais qu'elle ne sortirait que la semaine prochaine. Merde... il faut qu'on débouche une bouteille de vin en rentrant. Félicitations, docteur.
Il se pencha et lui fit encore une bise sur la joue.
— Calme-toi... Je ne serai docteur que dans trois semaines. Et surveille tes mains pendant que je conduis.
Dag Svensson rit. Puis il redevint sérieux.
— D'ailleurs, pour jouer un peu les rabat-joie... tu as interviewé une nana qui s'appelle Irina P. il y a un an.
— Irina P., vingt-deux ans, de Saint-Pétersbourg. Elle est venue en Suède la première fois en 1999, puis elle a fait quelques allers et retours. Pourquoi ?
— J'ai rencontré Gulbrandsen aujourd'hui. Le policier qui menait l'enquête sur le bordel à Södertälje. Tu as lu la semaine dernière qu'ils ont trouvé une fille qui flottait dans le canal de Södertälje. Il y avait de gros titres dans les journaux du soir.
— Oui.
— C'était Irina P.
— Quelle horreur !
Ils passèrent devant Skanstull en silence.
— Elle figure dans ma thèse, finit par dire Mia Bergman. Elle figure sous le pseudonyme de Tamara.
Dag Svensson ouvrit Bons baisers de Russie au passage des interviews et feuilleta jusqu'à Tamara. Il lut avec concentration pendant que Mia passait Gullmarsplan et Globen.
— C'est quelqu'un que tu appelles Anton qui l'a fait venir.
— Je ne veux pas utiliser les véritables noms. On m'a prévenue qu'on peut me le reprocher lors de la soutenance, mais je ne peux pas nommer les filles. Elles risqueraient de se faire tabasser à mort. Et je ne peux donc pas nommer les salauds non plus, ils trouveraient tout de suite laquelle des filles j'ai interrogée. Voilà pourquoi je n'ai que des pseudonymes et des gens anonymes dans toutes mes études de cas, sans détails spécifiques.
— Qui est Anton ?
— Il s'appelle probablement Zala. Je n'ai jamais réussi à l'identifier mais je crois qu'il est polonais ou yougoslave et qu'en réalité il s'appelle autrement. J'ai parlé avec Irina P. quatre-cinq fois et c'est seulement à la quatrième rencontre qu'elle l'a nommé. Elle était en train de mettre de l'ordre dans sa vie et avait l'intention d'arrêter mais elle avait terriblement peur de lui.
— Hmm..., fit Dag Svensson.
— Quoi hmm ?
— Je me demande... je suis tombé sur le nom de Zala il y a une semaine ou deux.
— Où ça ?
— J'ai procédé à une confrontation avec Sandström — tu sais, ce putain de micheton de journaliste. Merde. C'est un vrai salaud, ce mec.
— Comment ça ?
— En fait il n'est pas un vrai journaliste. Il conçoit des dépliants publicitaires pour des entreprises. Mais il se trimballe des fantasmes vraiment tordus de viols qu'il met en situation avec cette fille-là...
— Je sais. C'est moi qui l'ai interviewée.
— Bon, mais est-ce que tu sais que c'est lui qui a supervisé une brochure d'information sur les maladies sexuellement transmissibles pour l'Institut de santé publique ?
— Je l'ignorais.
— Je l'ai coincé la semaine dernière. Une vraie pourriture. Ça l'a évidemment cassé quand j'ai sorti toute la doc et que je lui ai demandé pourquoi il fréquente des putes mineures des pays de l'Est pour réaliser ses fantasmes. J'ai fini par obtenir une sorte d'explication de sa part.
— Ah oui ?
— Sandström s'est retrouvé autrefois dans une situation où il n'était pas seulement client de la mafia du sexe, mais aussi son larbin. Il m'a donné les noms qu'il connaissait et il a prononcé le nom de Zala. Il n'a rien dit de spécial à son sujet mais c'est un nom assez inhabituel.
Mia Bergman le regarda du coin de l'œil et fronça les sourcils.
— Tu ne sais pas qui il est ? demanda Dag.
— Non. Je ne l'ai jamais identifié. Il demeure un nom qui surgit de temps à autre. Les filles semblent avoir une trouille incroyable de lui et personne n'a rien raconté.
— Hmm, dit Dag Svensson.
LE DR A. SIVARNANDAN ralentit le pas quand il aperçut Holger Palmgren et Lisbeth Salander par le couloir vitré de la salle à manger. Ils étaient penchés sur un échiquier. Elle avait apparemment pris l'habitude de venir une fois par semaine, en général le dimanche. Elle arrivait toujours vers 15 heures et passait quelques heures à jouer aux échecs avec lui. Elle le quittait vers 20 heures quand il devait aller au lit. Il avait remarqué qu'elle le traitait sans la moindre trace d'irrespect ni comme s'il était malade — au contraire, ils semblaient gentiment se chamailler et elle se faisait volontiers servir en le laissant aller chercher le café.
Le Dr A. Sivarnandan fronça les sourcils. Il n'arrivait pas à cerner cette fille étrange qui se considérait comme la fille adoptive de Holger Palmgren. Son apparence était tout à fait singulière et elle semblait surveiller son entourage avec la plus grande méfiance. Plaisanter avec elle relevait de l'impossible.
Il semblait aussi quasi impossible d'avoir une conversation normale avec elle. Une fois, il lui avait demandé quel était son métier, mais elle avait répondu très évasivement.
Quelques jours après sa première visite, elle était revenue avec une liasse de papiers qui annonçaient la création d'une fondation dont le but était de soutenir la maison de santé dans son travail de rétablissement de Holger Palmgren. Le président de la fondation était un avocat domicilié à Gibraltar. Le bureau était constitué de deux personnes, un autre avocat domicilié à Gibraltar ainsi qu'un commissaire aux comptes du nom de Hugo Svensson, de Stockholm. La fondation attribuait 2,5 millions de couronnes, dont le Dr A. Sivarnandan pouvait disposer à sa guise, le but exprimé étant cependant que l'argent soit utilisé à procurer à Holger Palmgren tous les soins imaginables. Pour pouvoir utiliser les fonds, Sivarnandan était obligé d'adresser une demande au commissaire aux comptes, qui procédait ensuite aux virements.
Il s'agissait d'un arrangement franchement inhabituel, pour ne pas dire unique.
Sivarnandan avait réfléchi quelques jours pour savoir si cet arrangement comportait des aspects allant à l'encontre de l'éthique. Il ne trouva aucune opposition immédiate et décida par conséquent d'engager Johanna Karolina Oskarsson, trente-neuf ans, comme assistante et ergothérapeute personnelle de Holger Palmgren. Elle était kinésithérapeute diplômée, avec des uv en psychologie et une très grande expérience des soins de rééducation. Formellement, elle était employée par la fondation et, à la grande surprise de Sivarnandan, la première mensualité fut versée à l'avance dès la signature du contrat d'engagement. Jusque-là, il s'était vaguement demandé s'il ne s'agissait pas d'une sorte de blague débile.
Et les résultats semblèrent suivre. Au cours du mois passé, la coordination et l'état général de Holger Palmgren s'étaient considérablement améliorés, ce qu'attestaient les tests hebdomadaires. Sivarnandan se demanda quelle part il fallait attribuer à l'ergothérapie et laquelle revenait aux visites de Lisbeth Salander. De toute évidence, tel un gamin qui attend le père Noël, Holger Palmgren s'efforçait à l'extrême et se réjouissait à l'avance de ses visites. Et il prenait apparemment plaisir à se faire régulièrement battre aux échecs.
Le Dr Sivarnandan leur avait tenu compagnie pendant une partie. Une drôle de partie. Holger Palmgren avait les blancs, il avait fait une ouverture sicilienne dans les règles. Il avait réfléchi très longuement avant chaque coup. Quels que fussent les handicaps physiques à la suite de son attaque, son acuité intellectuelle fonctionnait en tout cas parfaitement.
Lisbeth Salander était plongée dans un livre sur un sujet aussi saugrenu que le calibrage de fréquence des radiotélescopes en état d'apesanteur. Elle avait mis un coussin sous ses fesses pour arriver à une hauteur acceptable devant la table. Quand Palmgren avait bougé son pion, elle avait levé les yeux et déplacé une pièce apparemment sans la moindre réflexion, puis elle était retournée à son livre. Palmgren avait capitulé après le vingt-septième coup. Salander avait de nouveau levé la tête et contemplé l'échiquier quelques secondes, le front plissé.
— Non, avait-elle dit. Tu as une chance de faire un pat.
Palmgren avait soupiré et examiné l'échiquier pendant cinq minutes. Finalement, il avait dardé ses yeux dans ceux de Lisbeth Salander.
— Montre-moi ça.
Elle fit tourner l'échiquier et reprit le jeu de Palmgren. Elle arracha le pat au trente-neuvième coup.
— Bon sang, dit Sivarnandan.
— Elle est ccomme ççça. Ne jouez jamais de l'argent avec elle, dit Palmgren.
Il bafouillait encore un peu.
Sivarnandan jouait aux échecs depuis son enfance, et adolescent il avait participé au championnat d'Åbo où il s'était placé deuxième. Il se considérait comme un amateur compétent. Il réalisa que Lisbeth Salander était une joueuse redoutable. Apparemment, elle n'avait jamais joué pour un club et, quand il mentionna que la partie semblait être une variante d'une partie classique de Lasker, elle eut l'air perplexe. Elle semblait n'avoir jamais entendu parler d'Emmanuel Lasker. Il brûlait d'envie de lui demander si son talent était inné et, dans ce cas, si elle avait d'autres dons qui pouvaient intéresser un psychologue.
Mais il ne posa aucune question. Il constata juste que Holger Palmgren paraissait se porter mieux que jamais depuis l'arrivée de Lisbeth Salander à Ersta.
MAÎTRE NILS BJURMAN rentra chez lui tard le soir. Il avait passé quatre semaines consécutives dans la maison de campagne près de Stallarholmen. Il était abattu. A part que le géant blond avait livré le message que sa proposition les intéressait — il lui en coûterait 100 000 couronnes —, rien ne s'était passé qui ait fondamentalement changé sa situation misérable.
Un tas de courrier s'était accumulé derrière la porte du vestibule à l'aplomb du volet. Il ramassa les enveloppes et les posa sur la table de cuisine. Il ressentait un grand vide et avait développé un fort désintérêt pour tout ce qui concernait le travail et le monde extérieur. Plus tard dans la soirée seulement, son regard tomba sur la pile de courrier et il le feuilleta presque distraitement.
L'une des enveloppes portait l'en-tête de Handelsbanken. Il l'ouvrit et eut presque un choc en découvrant que c'était la copie d'un relevé de retrait de 9 312 couronnes effectué sur le compte de Lisbeth Salander.
Elle est de retour.
Il alla dans sa pièce de travail et posa le document sur son bureau. Il le contempla les yeux remplis de haine pendant plus d'une minute tandis qu'il recouvrait ses esprits. Il lui fallait trouver le numéro de téléphone. Ensuite il leva le combiné et composa le numéro d'un téléphone portable anonyme à carte. Il visualisa le géant blond avec le léger accent.
— Oui?
— C'est Nils Bjurman.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Elle est de retour en Suède.
Un bref silence se fit à l'autre bout du fil.
— D'accord. N'appelle plus sur ce numéro.
— Mais...
— Tu recevras des indications sous peu.
A sa grande irritation, la communication fut coupée. Bjurman jura intérieurement. Il se dirigea vers le bar et se servit une dizaine de centilitres de bourbon. Il avala le verre en deux gorgées. Il faut que je diminue l’alcool, pensa-t-il. Ensuite, il versa à nouveau un fond et emporta le verre avec lui au bureau où il contempla une fois encore le relevé de Handelsbanken.
MIRIAM WU MASSAIT le dos et la nuque de Lisbeth Salander. Cela faisait vingt bonnes minutes qu'avec application elle pétrissait une Lisbeth qui s'était en gros contentée d'un ou deux soupirs de satisfaction. Se faire masser par Mimmi était terriblement bon et Lisbeth se sentait comme un chaton qui n'a qu'une envie : faire dodo et agiter les papettes.
Elle retint un soupir de déception quand Mimmi lui tapota les fesses en annonçant que ça allait comme ça. Elle resta sans bouger un moment dans l'espoir vain que son amie continue, mais quand elle entendit Mimmi attraper son verre de vin, elle roula sur le dos.
— Merci, dit-elle.
— J'ai l'impression que tu passes tes journées immobile devant l'ordinateur. C'est pour ça que tu as mal au dos.
— Je me suis froissé un muscle, c'est tout.
Toutes les deux étaient nues sur le lit de Mimmi dans l'appartement de Lundagatan. Quelques verres de vin les avaient rendues un peu pompettes. Lisbeth fronça les sourcils. Depuis qu'elle avait repris contact avec Miriam Wu, c'était comme si elle n'en avait jamais assez. Elle avait pris la mauvaise habitude d'appeler Mimmi à tout bout de champ — carrément trop souvent pour qu'il s'agisse d'un simple et très sain désir. Elle regarda Mimmi et se redit qu'en aucun cas il ne fallait qu'elle s'attache de nouveau à quelqu'un. Au bout du compte, il n'y aurait que des blessures.
Miriam Wu se laissa soudain aller en arrière par-dessus le bord du lit et ouvrit le tiroir de la table de chevet. Elle sortit un petit paquet plat dans un papier cadeau fleuri et entouré d'un ruban doré, qu'elle jeta dans les bras de Lisbeth.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Ton cadeau d'anniversaire.
— C'est dans plus d'un mois, mon anniversaire.
— C'est celui de l'année dernière. Je n'ai pas réussi à te localiser à ce moment-là. J'ai retrouvé le paquet en faisant mes cartons de déménagement.
Lisbeth resta silencieuse un instant.
— Je l'ouvre ?
— Eh bien oui, si tu veux.
Elle posa son verre, secoua le paquet et l'ouvrit tout doucement. Elle sortit un bel étui à cigarettes en métal noir et bleu décoré de quelques signes chinois.
— Tu devrais arrêter de fumer, dit Miriam Wu. Mais si tu dois absolument continuer, range au moins tes clopes dans un emballage esthétique.
— Merci, dit Lisbeth. Tu es la seule à m'offrir des cadeaux d'anniversaire. Tu sais ce que signifient les signes ?
— Comment veux-tu que je le sache ? Je ne comprends pas le chinois. C'est seulement un petit truc que j'ai trouvé dans un marché aux puces.
— Il est beau, cet étui.
— Une babiole. Mais je me suis dit que ça te plairait. Tu sais qu'on n'a plus rien à boire... On sort prendre une bière quelque part ?
— Ça veut dire qu'il faut qu'on se lève et qu'on s'habille ?
— J'en ai bien peur. A quoi ça sert d'habiter dans un quartier comme Söder si on ne va pas au troquet de temps en temps ?
Lisbeth soupira.
— Allez, dit Miriam Wu en tripotant le bijou dans le nombril de Lisbeth. Tu fais une fixation sur le sexe. Mais on peut revenir ici après le bar.
Lisbeth soupira de nouveau, posa un pied par terre et se tendit pour attraper sa culotte.
DAG SVENSSON ÉTAIT INSTALLÉ devant le bureau qu'on lui prêtait dans un coin de la rédaction de Millenium, lorsque soudain il eut la surprise d'entendre le cliquetis de la serrure de la porte d'entrée. Il regarda sa montre et réalisa qu'il était déjà 21 heures. Mikael Blomkvist fut tout aussi surpris de découvrir quelqu'un à la rédaction.
— Eh ben, tu fais des heures sup ? Salut Micke. Moi, à force de bosser sur mon livre, je ne vois pas l'heure passer. Qu'est-ce qui t'amène ?
— Je passe juste chercher un livre que j'ai oublié. Tout se passe comme tu veux ?
— Oui, bof, non... Voilà trois semaines que j'essaie de pister ce connard de Björck de la Säpo. On dirait qu'il a été enlevé par des services de renseignements étrangers. Plus aucune trace de lui.
Dag raconta ses revers. Mikael prit une chaise, s'assit et réfléchit un instant.
— Tu n'as pas essayé le truc de tirage gagnant ?
— Quoi ?
— Invente un en-tête ronflant, écris une lettre annonçant qu'il a gagné un téléphone portable avec GPS ou ce que tu veux. Tu la sors proprement sur l'imprimante et tu l'envoies à son adresse — dans le cas présent à sa boîte postale. Et l'astuce, c'est de lui dire qu'il a déjà gagné le téléphone portable. Tout ce qu'il lui reste à faire, c'est préciser où il veut le chercher. Et comme il a droit au bonus, il est l'une des vingt personnes qui peuvent continuer et gagner 100 000 couronnes. On lui demande seulement de participer à une enquête sur différents produits. L'enquête se fait en une heure et elle est réalisée par un enquêteur professionnel. Et ensuite... bon, tu m'as compris.
Dag Svensson fixa Mikael bouche bée.
— Tu es sérieux ?
— Pourquoi pas ? Tu as tout essayé, et même un gros bonnet de la Säpo devrait être capable de comprendre que la chance de gagner 100 000 couronnes est assez honnête s'il est un des vingt sélectionnés.
Dag Svensson découvrit soudain qu'il était plié de rire.
— Tu es complètement fou. C'est légal ?
— J'ai du mal à croire que ce serait illégal de faire cadeau d'un téléphone portable.
— Putain ! T'es vraiment incroyable, toi.
Dag Svensson rit encore un moment. Mikael hésita. En fait, il rentrait chez lui, et ce n'était pas son habitude de fréquenter les bars, mais il aimait bien la compagnie de Dag Svensson.
— Qu'est-ce que tu dirais d'une bière ? demanda-t-il. Dag Svensson consulta sa montre.
— Ça me tente, dit-il. Pourquoi pas ? Mais rapidos. Je passe un coup de fil à Mia. Elle est de sortie avec quelques copines, elle devait me prendre au retour.
ILS ALLÈRENT AU MOULIN, surtout parce que c'était commode, tout près. Dag Svensson pouffait régulièrement de rire en composant mentalement la lettre à Björck. Mikael jeta en douce un regard sceptique sur son collaborateur si facile à amuser. Un couple s'en allait au moment où ils arrivaient et ils purent prendre leur table tout près de l'entrée. Ils commandèrent chacun un demi, rapprochèrent leurs têtes et se mirent à discuter du sujet qui pour l'instant accaparait la vie professionnelle de Dag Svensson.
Mikael Blomkvist ne vit pas Lisbeth Salander au bar avec Miriam Wu. Lisbeth fit un pas en arrière de sorte à placer Mimmi entre elle et Mikael. Elle l'observa par-dessus l'épaule de Mimmi, le visage neutre.
C'était la première fois qu'elle sortait depuis son retour en Suède, et il fallait évidemment qu'elle tombe sur lui. Foutu Super Blomkvist.
C'était la première fois depuis plus d'un an qu'elle le voyait.
— Qu'est-ce qui ne va pas ? demanda Mimmi.
— Rien, dit Lisbeth Salander.
Elles continuèrent à parler. Ou plutôt Mimmi continua à raconter l'histoire d'une fille qu'elle avait rencontrée au cours d'un voyage à Londres quelques années auparavant. Il y était question d'une visite dans une galerie d'art et d'une situation de plus en plus cocasse à mesure que Mimmi essayait de la draguer. Lisbeth hocha la tête de temps en temps et loupa comme d'habitude le clou de l'histoire.
Mikael Blomkvist n'avait pas beaucoup changé, put-elle constater. Il était terriblement beau ; décontracté et bien dans ses baskets mais l'air sérieux quand même. Il écoutait ce que disait son voisin de table et hochait régulièrement la tête. Ça n'avait pas l'air marrant, comme conversation.
Lisbeth déplaça son regard sur le copain de Mikael. Un garçon blond aux cheveux coupés très court, plus jeune que Mikael de quelques années, qui parlait avec un air concentré et semblait expliquer quelque chose. Elle n'avait jamais vu ce type auparavant et ignorait totalement qui il était.
Brusquement, un groupe de personnes s'approcha de la table de Mikael pour lui serrer la main. Une des femmes lui donna une petite tape amicale sur la joue et dit quelque chose qui les fit tous rire. Mikael eut l'air embarrassé, mais il rit avec les autres. On le traitait manifestement comme une célébrité depuis son succès dans l'affaire Wennerström.
Lisbeth Salander fronça un sourcil.
— Tu n'écoutes pas ce que je dis, dit Mimmi.
— Mais si, je t'écoute.
— Tu es nulle comme compagne de bar. J'abandonne. Tu veux qu'on rentre baiser ?
— Dans un moment, répondit Lisbeth.
Elle se plaça un peu plus près de Mimmi, posa une main sur sa hanche et glissa discrètement un index sous son pull pour lui tripoter le ventre. Mimmi baissa les yeux sur elle.
— J'ai envie de t'embrasser sur la bouche.
— Ne fais pas ça.
— Tu as peur que les gens te prennent pour une gouine ?
— Je ne veux pas attirer l'attention juste maintenant.
— On n'a qu'à rentrer alors. J'ai envie de m'amuser.
— Pas tout de suite. Attends un peu.
ELLES N'EURENT PAS A ATTENDRE LONGTEMPS. Vingt minutes après leur arrivée, l'homme qui accompagnait Mikael reçut un appel sur son portable. Ils vidèrent leurs verres de bière et se levèrent en même temps.
— Hé, regarde ce mec, dit Mimmi. C'est Mikael Blomkvist. Il est devenu plus célèbre qu'une star du rock après l'affaire Wennerström.
— Ah bon, fit Lisbeth.
— Tu as loupé ça. C'était à peu près au moment où tu t'es tirée à l'étranger.
— J'en ai entendu parler.
Lisbeth attendit encore cinq minutes avant de regarder Mimmi.
— Tu voulais m'embrasser sur la bouche.
Mimmi la regarda, toute surprise.
— C'était pour te taquiner.
Lisbeth se dressa sur la pointe des pieds, attira le visage de Mimmi à sa hauteur et lui roula un patin qui dura deux minutes. Les gens les applaudirent.
— T'es complètement fêlée, dit Mimmi.
LISBETH SALANDER NE RENTRA chez elle que vers 7 heures. Elle tira sur son tee-shirt pour se renifler sous les bras, envisagea de prendre une douche mais laissa tomber. Elle abandonna ses vêtements en tas par terre et alla se coucher. Elle dormit jusqu'à 16 heures, se leva et alla prendre un petit-déjeuner aux Halles de Söder.
Elle réfléchissait à Mikael Blomkvist et à la réaction qu'elle avait eue confrontée à lui. Sa présence l'avait fortement agacée, mais elle constata aussi que ça ne faisait plus mal de le voir. Il s'était transformé en un petit point sur l'horizon, une légère perturbation dans l'existence.
Il y avait des perturbations bien pires dans la vie.
Mais elle regretta soudain de ne pas avoir eu le courage d'aller le saluer.
Ou à l'extrême de ne pas l'avoir assommé.
Elle hésitait entre les deux possibilités, mais elle fut tout à coup très curieuse de savoir sur quoi il travaillait. Dans l'après-midi, elle fit quelques courses, rentra vers 19 heures, alluma son PowerBook et démarra le programme Asphyxia 1.3. L'icone MikBlom/laptop s'affichait toujours sur le serveur en Hollande. Elle double cliqua et ouvrit une copie du disque dur de Mikael Blomkvist. C'était sa première visite dans son ordinateur depuis son départ de Suède plus d'un an auparavant. Elle nota avec satisfaction qu'il n'avait pas encore fait la mise à jour de la dernière version de MacOS, ce qui aurait signifié l'élimination d'Asphyxia et plus de piratage possible. Elle se dit aussi qu'elle devait réécrire le logiciel pour empêcher qu'une mise à jour ne le détruise.
Le volume du disque dur avait augmenté de 6,9 Go depuis sa visite précédente. Une grande partie de cette augmentation consistait en fichiers PDF et en copies Quark de chaque numéro de Millenium. Les documents Quark ne prenaient pas énormément de place, contrairement aux dossiers d'images, même compressés. Depuis qu'il était redevenu gérant responsable de la publication, il avait apparemment archivé une copie de chaque numéro du journal.
Elle tria le disque dur par dates avec les documents les plus anciens en haut, et nota que Mikael avait surtout occupé ses derniers mois à un dossier intitulé [DAG SVENSSON] et qui était manifestement un projet de livre. Ensuite, elle ouvrit les mails de Mikael et passa en revue le carnet d'adresses de sa correspondance.
A un moment, elle haussa les sourcils. Le 26 janvier, Mikael avait reçu un e-mail de Foutue Harriet Vanger. Elle ouvrit le mail et lut quelques lignes à propos d'une proche assemblée générale de Millenium, qui se terminaient par l'annonce que Harriet avait retenu la même chambre d'hôtel que la dernière fois.
Lisbeth digéra l'information pendant un petit instant. Puis elle haussa les épaules et téléchargea les mails de Mikael Blomkvist, le manuscrit de Dag Svensson intitulé Les Sangsues et sous-titré Les bénéficiaires de l’industrie de la prostitution. Elle trouva aussi la copie d'une thèse intitulée Bons baisers de Russie, écrite par une dénommée Mia Bergman.
Elle se déconnecta, alla dans la cuisine mettre en marche la cafetière. Puis elle s'installa dans son nouveau canapé dans le séjour avec son PowerBook. Elle ouvrit l'étui à cigarettes que Mimmi lui avait offert, alluma une Marlboro light et consacra le reste de la soirée à la lecture.
Vers 21 heures elle avait terminé la thèse de Mia Bergman. Elle se mordit pensivement la lèvre inférieure.
A 22 h 30, elle avait fini le livre de Dag Svensson. Elle comprit que Millenium n'allait pas tarder à faire de nouveau les gros titres.
A 23 H 30, ALORS QU'ELLE ARRIVAIT sur la fin des e-mails de Mikael Blomkvist, elle se redressa tout à coup en ouvrant grands les yeux.
Elle sentit un frisson lui parcourir le dos. Il s'agissait d'un mail de Dag Svensson à Mikael Blomkvist.
Svensson mentionnait qu'il se posait des questions sur un gangster de l'Europe de l'Est, un certain Zala, qui pourrait éventuellement devenir un chapitre à part entière — mais constatait qu'il ne restait plus beaucoup de temps avant la date de remise du manuscrit. Mikael n'avait pas répondu à ce mail.
Zala.
Lisbeth Salander resta immobile et réfléchit jusqu'à ce que l'économiseur d'écran intervienne.
DAG SVENSSON POSA son bloc-notes et se gratta la tête. Il contempla pensivement le seul mot écrit tout en haut de la page ouverte. Quatre lettres.
Zala.
Déconcerté, il passa trois minutes à gribouiller un certain nombre de cercles labyrinthiques autour du nom. Puis il se leva et alla chercher une tasse de café dans la kitchenette. Il regarda sa montre et constata qu'il devrait rentrer chez lui dormir, mais il avait découvert qu'il aimait bien rester travailler tard à la rédaction de Millenium, quand le local était calme et tranquille. La date limite de remise approchait inexorablement. Il maîtrisait son manuscrit mais, pour la première fois depuis qu'il avait initié ce projet, il ressentait un vague doute. Il se demandait s'il aurait pu louper un détail essentiel.
Zala.
Jusque-là, il avait été impatient de terminer le manuscrit et de voir le livre publié. Maintenant il souhaitait avoir plus de temps à sa disposition.
Il pensa au compte rendu d'autopsie que l'inspecteur Gulbrandsen lui avait fait lire. Irina P. avait été retrouvée dans le canal de Södertälje. Elle avait subi des violences extrêmes, probablement au moyen d'un outil lourd. Son visage et sa cage thoracique portaient de grosses traces de contusions. La cause du décès était la nuque brisée mais au moins deux de ses autres blessures avaient été jugées mortelles. Elle avait six côtes cassées et le poumon gauche perforé. Elle avait la rate éclatée à la suite des coups effroyables qu'elle avait reçus. L'origine des blessures était difficile à déterminer. L'autopsie avait avancé l'hypothèse d'un maillet de bois entouré de tissu. On n'arrivait pas à expliquer pourquoi un assassin serait allé envelopper son arme de tissu, mais les blessures ne révélaient rien qui soit caractéristique d'instruments habituels.
Le meurtre n'était toujours pas résolu, et Gulbrandsen avait constaté que les perspectives de trouver un coupable étaient extrêmement minces.
Le nom de Zala avait surgi à quatre occasions dans le matériel que Mia Bergman avait rassemblé ces dernières années, mais toujours en périphérie, toujours fuyant comme un fantôme. Personne ne savait qui il était ni même s'il existait. Certaines des filles en avaient parlé comme des gosses peuvent parler du père Fouettard ou de quelque monstre imprécis — une menace non identifiée qui constituait un danger pour les désobéissants. Il avait consacré une semaine à essayer d'obtenir davantage d'informations sur Zala et il avait posé des questions aux policiers, aux journalistes et à plusieurs sources qu'il avait répertoriées en rapport avec le commerce du sexe.
Il avait de nouveau contacté le journaliste Per-Åke Sandström, qu'il avait l'intention de balancer sans états d'âme dans son livre. A ce stade, Sandström avait commencé à comprendre le sérieux de la situation. Il avait supplié Dag Svensson d'avoir pitié de lui. Il lui avait proposé de l'argent. Dag Svensson n'ayant aucune intention de s'abstenir de le dénoncer, il utilisa sans honte sa position de force pour soutirer un maximum de Sandström.
Le résultat était décevant. Sandström était un salopard corrompu qui avait fait le jeu de la mafia du sexe. Il n'avait jamais rencontré Zala mais il lui avait parlé au téléphone et il savait qu'il existait. Peut-être. Non, il n'avait pas son numéro de téléphone. Non, il ne pouvait pas raconter qui avait établi le contact. Pitié, je t'en supplie.
Dag Svensson avait soudain compris que Per-Åke Sandström avait peur. Une peur qui allait au-delà de la menace d'être balancé. Il craignait pour sa vie. Pourquoi ?
UTILISER LES TRANSPORTS EN COMMUN pour se rendre au centre de rééducation d'Ersta représentait une grosse perte de temps, et il était presque aussi compliqué de louer une voiture pour chaque visite à Holger Palmgren. Mi-mars, Lisbeth Salander se décida à acheter une voiture et elle commença par se procurer une place de parking. Ce qui se révéla plus problématique que l'achat de la voiture.
Elle disposait d'une place dans le garage au sous-sol de son immeuble de Fiskaregatan mais elle n'avait aucune intention de l'utiliser. La voiture serait associée à son propriétaire et elle ne voulait pas que le lien se fasse ainsi entre elle et l'immeuble. En revanche, plusieurs années auparavant, elle s'était inscrite pour une place de parking dans le garage de son ancien appartement de Lundagatan, pour le cas où elle s'achèterait une voiture. Elle appela pour savoir où elle en était sur la liste d'attente, et apprit qu'elle était en première position. Mieux, même ; dès le mois suivant, une place serait libre. Un bol monstre. Elle appela Mimmi et lui demanda de foncer signer les papiers. Le lendemain, elle se mit en quête d'une voiture ; il lui fallut exactement quatre heures vingt pour la trouver.
Elle avait suffisamment d'argent pour acheter n'importe quelle Rolls ou Ferrari couleur mandarine, mais elle ne tenait pas à un véhicule tape-à-l'œil qui attirerait l'attention des gens. Elle alla voir deux marchands d'occasions à Nacka et fixa son choix sur une vieille Honda bordeaux, avec boîte automatique. Une heure durant, au grand désespoir du vendeur, elle examina à fond le moteur. Par principe, elle marchanda et fit baisser le prix de quelques billets de mille, et elle paya en liquide.
Puis elle conduisit la Honda à Lundagatan et frappa chez Mimmi pour déposer des doubles des clés. Mimmi pourrait évidemment utiliser la voiture si elle prévenait en avance. Comme la place de parking ne serait disponible qu'au début du mois, elles garèrent la voiture dans la rue en attendant.
Mimmi était en partance pour un rendez-vous et un cinoche, occupation aussi excitante pour Lisbeth qu'un débat budgétaire au Parlement. De plus, elle sortait avec une amie dont Lisbeth n'avait jamais entendu parler. Mimmi étant maquillée à outrance, vêtue d'un ensemble trash et affublée d'une sorte de collier de chien autour du cou, Lisbeth supposa qu'il s'agissait d'une de ses dulcinées, et bien que Mimmi lui ait proposé de venir, elle dit non. Elle n'avait aucune envie de se retrouver dans un drame triangulaire avec l'une des copines de Mimmi aux longues jambes, probablement super-sexy et qui la ferait se sentir comme une idiote. Elles allèrent ensemble jusqu'au métro de Hötorget où elles se séparèrent.
Lisbeth fit à pied le trajet jusqu'à OnOff dans Sveavägen et entra dans la boutique deux minutes avant la fermeture. Elle acheta une cartouche pour son imprimante laser et demanda qu'on lui enlève l'emballage pour qu'elle puisse la fourrer dans son sac à dos.
En sortant de la boutique, elle avait un petit creux. Elle gagna Stureplan où elle entra, pur hasard, dans le café Hedon, un endroit branché où elle n'avait jamais mis les pieds auparavant. Elle reconnut immédiatement maître Nils Erik Bjurman, de trois quarts dos, et fit volte-face à la porte. Elle se plaça près de la grande fenêtre donnant sur le trottoir et tendit la nuque pour pouvoir observer son tuteur à l'abri d'un comptoir.
La vue de Bjurman n'éveilla pas d'émotions particulières en Lisbeth Salander. Elle ne ressentit ni colère, ni haine, ni peur. Four ce qui fa concernait, te monde serait sans attestation un meilleur endroit sans ce type, mais il vivait parce qu'elle avait décidé qu'il lui était plus utile ainsi. Elle déplaça le regard vers l'homme en face de lui et sursauta quand brusquement il se leva.
Clic.
L'homme était particulièrement grand, au moins deux mètres, et très bien bâti. Exceptionnellement bien bâti même. Son visage était délicat, ses cheveux blonds coupés ras sur les tempes et en courte frange sur le front, mais l'impression générale était celle d'une forte virilité.
Lisbeth vit le géant blond se pencher et dire quelque chose à voix basse à Bjurman, qui hocha la tête. Ils se serrèrent la main et Lisbeth vit que Bjurman retirait vivement la sienne.
Tiens, tiens, qui t'es, toi ? Et qu'est-ce que tu fous avec Bjurman ?
Lisbeth Salander descendit rapidement un peu plus bas dans la rue et se posta dans l'entrée d'un tabac. Elle contemplait les titres de la presse quand le blond sortit de chez Hedon et prit à gauche sans se retourner. Il passa à moins de trente centimètres du dos de Lisbeth. Elle lui laissa une avance de quinze mètres avant de le suivre.
LA BALADE A PIED NE DURA PAS. Le géant blond descendit tout de suite au métro dans Birger Jarlsgatan et prit son ticket à un distributeur. Il attendit sur le quai direction sud — ce qui était de toute façon la direction de Lisbeth — et monta dans la rame pour Norsborg. Il descendit à Slussen et prit direction Farsta, mais descendit dès Skanstull et rejoignit à pied le café Blomberg dans Götgatan.
Lisbeth Salander resta dehors. Elle examina pensivement l'homme avec qui s'installa le géant blond. Clic. Lisbeth lui donna le profil mauvaises nouvelles. Un gros type, avec un visage maigre et un bide de buveur de bière. Il avait des cheveux blonds ramassés en catogan et une moustache blonde. Vêtu d'un jean noir, d'une veste en jean et de boots à talons. Sur le dos de la main droite, il avait un tatouage dont Lisbeth n'arrivait pas à distinguer le motif de si loin. Il avait une gourmette en or au poignet et il fumait des Lucky Strike à en juger par le paquet sur la table. Lisbeth nota son regard errant, ce qu'elle associait aux gens qui se défoncent. Elle nota aussi qu'il portait un gilet sous la veste de jean. Elle fit immédiatement l'association avec les motards.
Le géant blond ne commanda rien. Il paraissait s'exprimer à voix basse. Il expliquait quelque chose. L'homme à la veste en jean hochait régulièrement la tête mais ne semblait pas contribuer à la conversation. Bon Dieu, pourquoi j'ai pas mon micro ultrasensible ?!
Au bout de cinq minutes, le géant blond se leva et quitta le café Blomberg. Lisbeth se retira vivement, mais il ne regarda même pas dans sa direction. Il marcha sur une quarantaine de mètres et monta les escaliers d'Allhelgonagatan, où il s'avança et ouvrit la portière d'une Volvo blanche. Il démarra et s'engagea doucement sur la chaussée. Lisbeth était si près qu'elle eut le temps de noter le numéro d'immatriculation avant qu'il disparaisse au coin de la rue.
Lisbeth resta pensivement quelques secondes à regarder la place où la Volvo avait été garée. Puis elle fit demi-tour et se dépêcha de retourner au café Blomberg. Elle s'était absentée moins de trois minutes, mais la table était déjà vide. Elle pivota sur ses talons et regarda dans les deux sens sur le trottoir sans voir l'homme avec la queue de cheval et la veste en jean. Puis elle regarda de l'autre côté de la rue et l'aperçut qui poussait la porte du McDonald's.
Elle fut obligée d'entrer pour le voir de nouveau. Il était assis au fond en compagnie d'un autre homme qui portait des vêtements semblables et très nettement connotés. Celui-là portait le gilet par-dessus la veste en jean. Lisbeth lut l'inscription, MOTO-CLU B SVAVELSJÖ. Avec une roue de moto stylisée qui ressemblait à une croix celtique ornée d'une hache.
Lisbeth sortit dans Götgatan et resta indécise pendant une minute avant de partir vers le nord pour rentrer chez elle. Elle marchait avec la sensation que tout son système d'alerte s'était soudain allumé.
LISBETH S'ARRÊTA dans Götgatan au 7-Eleven faire ses courses pour la semaine : un grand pack de pizzas surgelées, trois gratins de poisson cuisinés, trois tartes au bacon, un kilo de pommes, deux pains, un gros morceau de fromage, du lait, du café, une cartouche de Marlboro light et les journaux du soir. Elle prit Svartensgatan pour monter vers Fiskaregatan et regarda attentivement autour d'elle avant de pianoter le code de son immeuble. Elle fourra l'une des tartes au bacon dans le micro-ondes et but à même la brique de lait. Elle lança la cafetière électrique et s'installa ensuite devant son ordinateur, cliqua sur Asphyxia 1.3 et entra sur le serveur hollandais et sur le reflet du disque dur de maître Bjurman. Elle passa au peigne fin le contenu de son ordinateur.
Elle ne trouva absolument rien de digne d'intérêt. Bjurman semblait rarement se servir de son courrier électronique et elle ne trouva qu'une douzaine de mails brefs et personnels échangés avec des amis. Rien dans son courrier n'avait de rapport avec Lisbeth Salander.
Elle trouva un nouveau dossier avec des photos pornos hard qui indiquaient qu'il s'intéressait encore aux femmes rabaissées dans des situations sadiques. Son regard se durcit un peu mais cela ne constituait pas une transgression formelle de la règle qui lui interdisait de fréquenter des femmes.
Elle copia le dossier qui contenait les documents concernant la mission de Bjurman comme tuteur de la dénommée Lisbeth Salander et lut attentivement ses rapports mensuels. Chacun correspondait scrupuleusement aux copies qu'elle lui avait ordonné d'envoyer par mail à l'une de ses nombreuses adresses hotmail.
Tout était parfaitement normal.
Sauf peut-être un tout petit écart... Quand elle vérifia le listing, elle constata qu'en général il créait les documents tout au début du mois, qu'il consacrait en moyenne quatre heures à rédiger chaque rapport et qu'il l'envoyait ponctuellement à la commission des Tutelles le 20 de chaque mois. On était maintenant mi-mars, et il ne s'était pas encore attelé au rapport du mois. Négligence ? Retard ? Occupé ailleurs ? Quelque chose de louche qui se trame ? Une ride se creusa sur le front de Lisbeth Salander.
Elle éteignit l'ordinateur, s'assit dans le recoin de la fenêtre et ouvrit l'étui à cigarettes que lui avait offert Mimmi. Elle en alluma une et fixa l'obscurité dehors. Elle sentait qu'elle avait négligé le contrôle sur Bjurman. Il est plus fourbe qu'une hyène, ce salopard.
Une profonde inquiétude la gagnait. D'abord ce Foutu Super Blomkvist puis Zala et maintenant ce Foutu Salopard de Nils Bjurman en compagnie d'un mâle gonflé aux anabolisants et en relation avec un gang de bikers. En quelques jours, plusieurs couacs étaient intervenus dans l'existence organisée que Lisbeth Salander essayait de se constituer.
A 2 H 30 LA MÊME NUIT, Lisbeth Salander ouvrit la porte d'entrée de l'immeuble où habitait maître Nils Bjurman. Elle s'arrêta devant son appartement, rabattit tout doucement le volet pour le courrier et y introduisit le microphone extrêmement sensible qu'elle s'était procuré à Counterspy Shop dans Mayfair à Londres. Elle n'avait jamais entendu parler d'Ebbe Carlsson, mais c'était dans cette même boutique qu'il avait acheté le fameux matériel d'écoute qui, à la fin des années 1980, avait brusquement obligé le ministre suédois de la Justice à démissionner. Elle mit en place les écouteurs et ajusta le volume.
Elle entendit le bourdonnement sourd d'un réfrigérateur et des tic-tac sonores d'au moins deux horloges, dont l'une était une horloge murale dans le séjour à gauche de la porte d'entrée. Elle régla le volume et écouta sans respirer. Elle entendit toutes sortes de craquements et de bruissements de l'immeuble mais aucun bruit d'activité humaine. Il lui fallut une minute pour distinguer les faibles bruits d'une lourde respiration régulière.
Nils Bjurman dormait.
Elle retira le microphone et le fourra dans la poche intérieure de son blouson de cuir. Elle était vêtue d'un jean sombre et elle portait des tennis à semelle en caoutchouc. Sans faire de bruit, elle glissa la clé dans la serrure et entrouvrit la porte. Avant d'ouvrir complètement, elle sortit une matraque électrique de la poche de sa veste. Elle n'avait pas emporté d'autre arme. Elle n'estimait pas avoir besoin de davantage pour arriver à contrôler Bjurman.
Elle entra dans le vestibule, ferma la porte d'entrée et se faufila à pas de loup dans le couloir jusqu'à sa chambre. Elle s'arrêta net en voyant la lumière d'une lampe, mais à ce stade elle put entendre ses ronflements sans l'aide du microphone. Elle se glissa dans sa chambre. Sur le rebord de la fenêtre une lampe était allumée. Qu'est-ce qui far-rive, Bjurman ? Tas peur de dormir dans le noir ?
Elle approcha de son lit et le contempla pendant plusieurs minutes. Il avait vieilli et paraissait se laisser aller. Une odeur dans la pièce indiquait qu'il négligeait son hygiène.
Elle ne ressentit pas la moindre compassion. L'espace d'une seconde, une pointe de haine impitoyable étincela dans ses yeux autrement si inexpressifs. Elle remarqua un verre sur la table de chevet et se pencha pour renifler. De l'alcool.
Elle finit par quitter la chambre. Elle fit un petit tour par la cuisine, n'y trouva rien de particulier, continua par le séjour et s'arrêta à la porte de sa pièce de travail. Elle mit la main dans sa poche et en sortit une douzaine de petits bouts de biscotte qu'elle sema dans l'obscurité sur le parquet. Si quelqu'un se faufilait par le séjour, elle serait avertie par les crissements.
Elle s'installa au bureau de maître Nils Bjurman et plaça la matraque électrique à portée de main. Elle se mit à fouiller systématiquement les tiroirs. Elle examina des relevés bancaires des comptes privés de Bjurman et survola les diverses opérations effectuées. Elle remarqua qu'il était devenu brouillon et plus sporadique dans ses mises à jour mais elle ne trouva rien de digne d'intérêt.
Le dernier tiroir du bureau était fermé à clé. Lisbeth Salander fronça les sourcils. Lors de sa visite un an plus tôt, tous les tiroirs étaient ouverts. Son regard se brouilla quand elle essaya de visualiser l'image du contenu de ce tiroir. A l'époque, le tiroir contenait un appareil photo, un téléobjectif, un petit dictaphone Olympus, un album photo relié plein cuir et une petite boîte avec des colliers, des bijoux et une alliance en or avec l'inscription Tilda et Jacob Bjurman — 23 avril 1951. Lisbeth savait que c'étaient les noms de ses parents et que tous les deux étaient décédés. Elle supposa qu'il gardait l'alliance en souvenir. Des objets qui avaient une sorte de valeur affective, par conséquent. D'accord, il enferme à clé ce qu'il estime précieux.
Elle se mit à examiner le rangement à rideau coulissant derrière le bureau et en sortit deux classeurs contenant sa mission comme tuteur. Pendant un quart d'heure, elle regarda minutieusement tous les papiers, un feuillet après l'autre. Les rapports étaient impeccables et laissaient entendre que Lisbeth Salander était une fille gentille et soigneuse. Quatre mois plus tôt, il avait présenté un rapport stipulant qu'à ses yeux elle paraissait si rationnelle et compétente qu'il y avait tout lieu, lors de l'examen l'année suivante, d'entamer une discussion sur la pertinence de maintenir la tutelle. C'était élégamment formulé et constituait la première pierre dans l'annulation de sa mise sous tutelle.
Le classeur contenait également des annotations à la main indiquant que Bjurman avait été contacté par une Ulrika von Liebenstaahl, de la commission des Tutelles, pour un entretien au sujet de l'état général de Lisbeth. Les mots « nécessité d'une évaluation psychiatrique » étaient soulignés.
Lisbeth fit la moue, remit les classeurs et regarda autour d'elle.
A première vue, elle ne trouvait rien à redire. Bjurman semblait se comporter scrupuleusement selon ses instructions. Elle se mordit la lèvre. Elle avait quand même l'impression que quelque chose clochait.
Elle s'était levée et était sur le point d'éteindre la lampe de bureau quand elle s'arrêta. Elle sortit de nouveau les classeurs et les examina une nouvelle fois. Interloquée.
Les classeurs auraient dû contenir plus que ça. Un an auparavant, il y avait eu un résumé de la commission des Tutelles de son évolution depuis l'enfance. Ce rapport n'était plus là. Pourquoi Bjurman sortirait-il des papiers d'un dossier ? Elle fronça les sourcils. Elle n'arrivait pas à trouver une seule bonne raison. A moins qu'il ne garde d'autres données ailleurs. Elle jeta un regard sur le rangement à rideau coulissant puis baissa les yeux vers le dernier tiroir du bureau.
Elle n'avait pas apporté de passe et retourna à pas feutrés dans la chambre de Bjurman. Elle pécha son trousseau de clés dans la veste pendue sur un valet de nuit. Dans le tiroir, il y avait les mêmes objets qu'un an auparavant. Mais la collection avait été complétée par un carton plat avec la photo d'un Colt 45 Magnum sur le couvercle.
Son regard se brouilla de nouveau quand elle passa mentalement en revue la recherche qu'elle avait faite sur Bjurman presque deux ans plus tôt. Il pratiquait le tir dans un club. Il détenait légalement une licence pour un Colt 45 Magnum.
A contrecœur, elle en conclut qu'il avait raison de tenir le tiroir fermé à clé.
L'état des choses ne lui plaisait pas, mais pour le moment elle ne trouvait pas de prétexte pour réveiller Bjurman et lui casser la gueule.
MIA BERGMAN SE RÉVEILLA à 6 h 30. Elle entendait faiblement les infos à la télé dans le séjour et perçut l'odeur de café. Elle entendit aussi le cliquetis du clavier de l'iBook de Dag Svensson. Elle sourit.
Jamais auparavant elle n'avait vu son compagnon s'atteler ainsi à la tâche. Millenium était une bonne pioche. Dag frimait toujours un peu mais la fréquentation de Blomkvist, Berger et des autres avait un effet bénéfique sur lui. De plus en plus souvent il était rentré abattu à la maison après que Blomkvist lui avait pointé des défauts et torpillé un de ses raisonnements. Ensuite, il avait travaillé deux fois plus.
Elle posa la main sur son ventre et se demanda si le moment était bien choisi pour déranger sa capacité de concentration. Ses règles avaient trois semaines de retard. Elle n'était pas sûre, mais un test de grossesse de la pharmacie trancherait.
Elle se demandait si c'était vraiment le bon moment.
Elle allait avoir trente ans. Dans un mois, elle soutiendrait sa thèse. Docteur Bergman. Elle sourit de nouveau et décida de ne rien dire à Dag avant d'être sûre, et peut-être même d'attendre qu'il ait fini son livre et qu'elle-même fête sa thèse.
Elle resta encore dix minutes au lit avant de se lever et de passer au séjour, enveloppée d'un drap. Il leva les yeux.
— Tu sais qu'il n'est même pas 7 heures, dit-elle.
— Blomkvist pinaille encore, répondit-il.
— Il a été méchant avec toi ? Ça ne te fera pas de mal. Tu l'aimes bien, pas vrai ?
Dag Svensson se laissa aller dans le canapé et leurs regards se croisèrent. Au bout d'un moment, il hocha la tête.
— Millenium est un bon endroit pour travailler. J'ai parlé avec Mikael quand on était au Moulin avant que tu viennes me chercher l'autre soir. Il m'a demandé ce que j'avais l'intention de faire quand ce projet serait terminé.
— Aha. Et qu'est-ce que tu lui as répondu ?
— Que je ne sais pas. Ça fait tant d'années que je galère comme pigiste. J'aimerais bien avoir un truc plus stable.
— Millenium.
Il fit oui de la tête.
— Micke a sondé le terrain, et il m'a demandé si un mi-temps m'intéressait. Le même contrat que Henry Cortez et Lottie Karim. J'aurais un bureau et Millenium me verserait un salaire de base, pour le reste je me débrouille par mes propres moyens.
— Ça te plairait ?
— S'ils me font une offre concrète, je dis oui.
— D'accord, mais il n'est toujours pas 7 heures et on est samedi.
— Tss. Je voulais juste bidouiller un truc dans un chapitre.
— Et moi je trouve que tu devrais revenir au lit et bidouiller autre chose.
Elle lui fit un gentil sourire et ouvrit un pan du drap. Il mit son ordinateur en état de veille.
LISBETH SALANDER PASSA la plus grande partie des jours et nuits suivants devant son PowerBook à faire des recherches dans un tas de directions différentes ; par moments, elle ne savait pas très bien ce qu'elle cherchait exactement.
Une partie de la collecte de données était simple. A partir des archives des médias, elle établit l'historique du MC Svavelsjö. La première fois que le club apparaissait dans les entrefilets des journaux était en 1991, sous le nom de Tälje Hog Riders, quand la police avait fait une descente dans leur local, à cette époque installé dans une école désaffectée près de Södertälje. Des voisins inquiets avaient averti la police qu'on tirait des coups de feu dans l'ancienne école ; les flics avaient débarqué en force et interrompu une fête copieusement arrosée à la bière, qui avait dégénéré en concours de tir avec un AK 4 qui se révéla volé au début des années 1980 à l'ancien 20e régiment d'infanterie du Västerbotten.
D'après le tableau dressé par un journal du soir, le MC Svavelsjö comptait six ou sept membres et une douzaine de hangarounds. Tous les membres réguliers avaient une ou plusieurs fois été condamnés par la justice, pour des crimes relativement mineurs mais n'excluant pas la violence. Deux gars du club tranchaient sur les autres. Le chef du MC Svavelsjö était un certain Carl-Magnus dit « Magge » Lundin, dont la page Web &Aftonbladet dressait un portrait après que la police avait fait une autre descente en 2001 dans le local du club. Lundin avait été condamné à cinq reprises à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Trois des affaires concernaient des vols, du recel et des infractions liées à la drogue. L'une des condamnations relevait d'un registre criminel plus sérieux, avec coups et blessures aggravés qui lui avaient valu dix-huit mois au trou. Lundin avait été libéré en 1995 et avait peu après été promu « président » des Tälje Hog Riders, désormais baptisés MC Svavelsjö.
Le numéro deux du club était selon la police un certain Benny Nieminen, trente-sept ans, qui n'avait pas moins de vingt-trois condamnations inscrites dans son casier judiciaire. Sa carrière ayant débuté à l'âge de seize ans, il avait été astreint à un contrôle judiciaire et à des mesures éducatives. Au cours des dix années suivantes, Benny Nieminen avait été condamné à cinq reprises pour vol, une fois pour vol aggravé, deux fois pour menace, deux fois pour des infractions liées à la drogue, chantage, violence à rencontre d'un fonctionnaire, deux fois pour détention illégale d'armes, et une fois pour détention illégale d'arme aggravée, conduite en état d'ivresse et pas moins de six affaires de coups et blessures. Il avait été condamné, selon un barème incompréhensible pour Lisbeth Salander, outre le contrôle judiciaire, à des amendes et des allers et retours en prison pour des séjours d'un ou deux mois, jusqu'à ce qu'en 1989 il soit condamné à dix mois de prison pour coups et blessures aggravés et vol avec violence. Libéré quelques mois plus tard, il s'était tenu à carreau jusqu'en octobre 1990, où sa participation à une rixe dans un bar à Södertälje, suivie d'un meurtre, avait abouti à une peine de prison de six ans. Nieminen était sorti de nouveau en 1995, c'était désormais l'ami le plus proche de Magge Lundin.
En 1996, il se faisait épingler pour complicité dans un hold-up armé contre un transport de fonds. Il n'avait pas personnellement participé au hold-up, mais il avait fourni les armes nécessaires à trois jeunes types. Ce fut son deuxième gros plongeon. Il avait été condamné à quatre ans de prison puis relâché en 1999. Après cela, Nieminen avait miraculeusement réussi à ne pas se faire coincer pour d'autres crimes. Selon un article de journal de 2001, où Nieminen n'était pas nommé mais dont l'historique était tellement détaillé qu'il n'était pas très difficile de comprendre qui était visé, il était soupçonné de complicité d'au moins un meurtre, quand un membre d'un club rival avait été tué.
Lisbeth téléchargea des photos de Nieminen et de Lundin. Nieminen avait un beau visage avec des cheveux châtains bouclés et des yeux agressifs. Magge Lundin avait la tête d'un débile mental. Elle n'eut aucun problème à identifier Lundin comme étant l'homme qui avait rencontré le géant blond au café Blomberg, et Nieminen comme l'homme qui attendait dans le McDo.
UNE INTRUSION DANS LE REGISTRE DES MINES lui permit de trouver la piste du propriétaire de la Volvo blanche avec laquelle le géant blond était parti. Il s'agissait d'une entreprise de location, Auto-Expert, à Eskilstuna. Elle fit le numéro et obtint un certain Refik Alba au bout du fil.
— Oui, bonjour, je m'appelle Gunilla Hansson. Hier mon chien a été écrasé par une voiture qui ne s'est pas arrêtée. Le salaud a filé mais le numéro d'immatriculation montre qu'elle a été louée chez vous. C'était une Volvo blanche.
Elle indiqua le numéro.
— Je suis désolé.
— J'exige plus que ça. Je veux le nom de ce salopard pour lui envoyer une demande de dédommagement.
— Est-ce que vous l'avez signalé à la police ?
— Non, je préfère régler l'histoire à l'amiable.
— Je regrette, mais je ne peux pas donner le nom de nos clients s'il n'y a pas une déclaration à la police.
La voix de Lisbeth Salander s'assombrit. Elle demanda si c'était une bonne politique d'entreprise de l'obliger à dénoncer leurs clients plutôt que de trouver un arrangement à l'amiable. Refik Alba regretta encore une fois et dit qu'il n'y pouvait malheureusement rien. Elle argumenta pendant encore quelques minutes, mais ne réussit pas à obtenir le nom du géant blond.
LE NOM DE ZALA semblait aussi mener à un cul-de-sac. Avec deux interruptions pour manger une pizza accompagnée d'une grande bouteille de Coca, Lisbeth Salander passa la plus grande partie des vingt-quatre heures suivantes devant son ordinateur.
Elle trouva des centaines de Zala — depuis des sportifs italiens de haut niveau jusqu'à un compositeur en Argentine. Mais pas celui qu'elle cherchait.
Elle essaya Zalachenko, mais ne trouva rien qui vaille.
Frustrée, elle finit par chanceler dans sa chambre et dormir douze heures d'affilée. Elle se réveilla à 11 heures, lança la cafetière et se fit couler un bain dans le jacuzzi en ajoutant de l'huile moussante. Elle porta le café et les tartines dans la salle de bains et prit son petit-déjeuner en se prélassant dans la baignoire et en rêvant de la présence de Mimmi à côté d'elle. Mais c'était impossible. Elle ne lui avait même pas dit encore où elle habitait.
Vers midi, elle sortit de l'eau, s'essuya et enfila un peignoir. Elle alluma l'ordinateur de nouveau.
Elle obtint de meilleurs résultats avec les noms de Dag Svensson et de Mia Bergman. Elle put rapidement se faire une idée de leurs activités au cours des dernières années. Elle téléchargea quelques copies d'articles de Dag et trouva une photo de lui en guise de signature. Sans trop de surprise, elle constata que c'était l'homme qu'elle avait vu en compagnie de Mikael Blomkvist au Moulin quelques jours plus tôt. Le nom avait maintenant un visage et vice versa.
Elle trouva plusieurs textes sur ou de Mia Bergman. Quelques années plus tôt, elle s'était fait remarquer par un rapport sur la manière différente dont la justice traitait les hommes et les femmes. Son rapport avait été repris dans des éditoriaux et des articles de fond dans les revues de plusieurs organisations féministes ; Mia Bergman avait personnellement contribué au débat avec plusieurs articles. Lisbeth Salander lut avec grande attention. Certaines féministes considéraient ses conclusions comme importantes alors que d'autres critiquaient Mia Bergman et l'accusaient de « répandre des illusions bourgeoises », sans que soit pour autant précisé ce qu'étaient ces illusions bourgeoises.
Vers 14 heures, elle se connecta sur Asphyxia 1.3, mais plutôt que MikBlom/laptop elle choisit MikBlom/office, l'ordinateur de Mikael Blomkvist à la rédaction de Millenium. Elle savait d'expérience que l'ordinateur du bureau de Mikael ne contenait pratiquement rien. A part le fait qu'il l'utilisait de temps à autre pour surfer sur Internet, il travaillait pratiquement exclusivement sur son iBook. Par contre, Mikael avait droit de regard sur toute la rédaction de Millenium. Elle trouva rapidement l'information nécessaire avec le code d'accès au réseau interne de Millenium.
Pour pouvoir entrer dans d'autres ordinateurs à Millenium, le reflet du disque dur sur le serveur en Hollande ne suffisait pas ; l'original de MikBlom/office devait être allumé et branché sur le réseau interne. Elle avait de la chance, Mikael Blomkvist se trouvait apparemment à son poste de travail et son ordinateur était allumé. Elle attendit dix minutes, mais sans noter de signes d'activité. Elle interpréta cela comme un indice que Mikael avait allumé l'ordinateur en arrivant au bureau et qu'il l'avait peut-être utilisé pour surfer sur Internet, puis l'avait laissé allumé pendant qu'il s'occupait d'autre chose ou travaillait sur son ordinateur portable.
Il fallait y aller en douceur. Au cours de l'heure suivante, Lisbeth Salander pirata progressivement les ordinateurs les uns après les autres et téléchargea des e-mails d'Erika Berger, de Christer Malm et d'une certaine Malou Eriksson qu'elle ne connaissait pas. Pour finir, elle trouva l'ordinateur de Dag Svensson, selon l'information système un vieux Macintosh PowerPC avec un disque dur de 750 Mo, c'est-à-dire une antique bécane probablement utilisée uniquement par des intervenants occasionnels pour du traitement de texte. Il était branché, ce qui voulait dire que Dag Svensson se trouvait à la rédaction de Millenium à ce moment. Elle téléchargea son courrier électronique et parcourut son disque dur. Elle trouva un dossier qui était simplement intitulé [ZALA].
LE GÉANT BLOND ÉTAIT MÉCONTENT et se sentait mal à l'aise. Il venait de récupérer 203 000 couronnes en espèces, ce qui était plus que ce qu'il escomptait pour les trois kilos de métamphétamine livrés à Magge Lundin fin janvier. C'était également un bénéfice correct pour quelques heures de travail effectif — aller chercher la métamphétamine auprès de l'intermédiaire, la conserver un moment, livrer à Magge Lundin puis encaisser cinquante pour cent du profit. Le MC Svavelsjö n'avait apparemment aucun problème pour réaliser une telle somme régulièrement chaque mois, et la bande de Magge Lundin n'était qu'un de trois opérateurs semblables — les deux autres opérant dans les secteurs de Göteborg et de Malmö. A elles trois, les bandes pouvaient faire rentrer plus d'un demi-million de couronnes de pur bénef chaque mois.
Pourtant, il se sentait si mal à l'aise qu'il alla se ranger au bord de la route et coupa le moteur. Il n'avait pas dormi depuis près de trente heures et il se sentait vaseux. Il ouvrit la porte pour s'étirer les jambes et urina sur le bord de la route. Il faisait froid et le ciel était dégagé. Il se tenait devant un champ pas loin de Järna.
Le conflit était plutôt de nature idéologique. L'offre de métamphétamine était illimitée à moins de quatre cents kilomètres de Stockholm. La demande sur le marché suédoise était indiscutable. Le reste ne devait être qu'une question de logistique — comment transporter le produit demandé d'un point A vers un point B ou plus exactement d'une cave à Tallinn au port franc de Stockholm ?
Ce problème logistique se présentait sans cesse — comment garantir un transport régulier d'Estonie en Suède ? C'était le point crucial et le maillon vraiment faible, puisque, au bout de plusieurs années d'efforts, ils n'en étaient toujours qu'aux improvisations permanentes et aux solutions temporaires.
Le problème était que, ces derniers temps, la machine s'était trop souvent grippée. Il était fier de son don d'organisation. En quelques années seulement, il avait mis sur pied une mécanique bien huilée de contacts, entretenus à doses bien pesées de carotte et de bâton. C'était lui qui avait géré l'aspect pratique, identifié des partenaires, négocié des accords et veillé à ce que la livraison arrive au bon endroit.
La carotte, c'était l'incitation offerte aux intermédiaires tels que Magge Lundin — un bon profit quasiment sans risque. Le système était impeccable. Magge Lundin n'avait pas à lever un doigt pour que les produits lui soient livrés — pas de voyages d'achat compliqués ni de négociations obligatoires avec des personnes qui pouvaient être tout, depuis des flics de la brigade des stups jusqu'à la mafia russe, et qui pouvaient parfaitement le rouler en long et en large. Lundin savait que le géant blond livrait puis encaissait ses cinquante pour cent.
Le bâton était nécessaire puisque de plus en plus souvent des grains de sable s'étaient fourrés dans la machine. Un petit dealer de quartier au nez fin en avait trop appris sur la chaîne du business et avait failli compromettre le MC Svavelsjö. Le blond avait été obligé d'intervenir et de punir.
Le géant blond était doué en punitions.
Il soupira.
Il sentait que l'activité était en train de prendre trop d'ampleur. Elle était tout simplement trop diversifiée. Il alluma une cigarette et s'étira les jambes sur le bord de la route.
La métamphétamine était une source de revenus excellente, discrète et maniable — gros profit pour risques minimes. Les affaires d'armes étaient justifiées dans une certaine mesure si les jobs annexes peu pertinents pouvaient être identifiés et évités. Compte tenu des risques, ce n'était tout simplement pas économiquement défendable de livrer deux pétards pour quelques malheureux briffetons de mille à des morveux complètement barges qui rêvaient de braquer le kiosque d'à côté.
Certains cas d'espionnage industriel ou de contrebande de composants électroniques vers l'Est pouvaient se justifier, même si le marché s'était dramatiquement réduit ces dernières années.
En revanche, les putes des pays baltes étaient indéfendables d'un point de vue économique. Les putes n'apportaient que de l'argent de poche et représentaient avant tout une complication qui pouvait à tout moment déboucher sur des articles hypocrites dans les médias et des débats dans l'étrange Parlement suédois qu'on appelait le Riksdag et dont les règles du jeu, aux yeux du géant blond, étaient pour le moins peu claires. L'avantage avec les putes était qu'elles ne représentaient pratiquement aucun risque juridique. Tout le monde aime les putes — le procureur, le juge, les flics et un parlementaire par-ci, par-là. Personne n'allait creuser trop profond pour mettre un terme à cette activité.
Même une pute morte ne causait pas nécessairement des complications. Si la police réussissait à arrêter un suspect évident en quelques heures et que le suspect avait encore du sang sur ses vêtements, il était évidemment condamné à quelques années de prison ou à un internement dans un obscur établissement de soins. Mais si aucun suspect n'était trouvé dans les quarante-huit heures, le blond savait d'expérience que la police ne tardait pas à s'occuper de choses plus importantes.
Quoi qu'il en soit, le géant blond n'aimait pas le commerce de putes. Il n'aimait pas les putes avec leurs visages maquillés à outrance et leurs rires stridents d'alcooliques. Elles n'étaient pas pures. Elles étaient du capital humain du genre qui coûte autant qu'il rapporte. Et comme il s'agissait de capital humain, il y avait toujours le risque qu'une des putes pète les plombs et s'imagine pouvoir rendre son tablier ou commence à balancer aux flics, aux journalistes ou autres fouineurs. Alors il lui faudrait intervenir et punir. Et si les révélations étaient suffisamment précises, la chaîne de procureurs et de flics serait obligée d'agir — sinon ça allait gueuler dans ce foutu Parlement. Le commerce des putes signifiait des emmerdes.
Les frères Atho et Harry Ranta étaient l'exemple type des emmerdes. Deux parasites inutiles beaucoup trop au courant de l'activité. Il aurait préféré leur attacher une chaîne autour du cou et les couler au fond du port. Au lieu de cela, il avait accompagné ces messieurs au ferry pour Tallinn et patiemment attendu qu'ils embarquent. Leurs vacances forcées étaient dues à un foutu journaliste qui avait commencé à farfouiller dans leurs affaires, et la décision avait été prise de les rendre invisibles jusqu'à ce que l'alerte soit passée.
Il soupira de nouveau.
Avant tout, le géant blond n'aimait pas les jobs annexes comme Lisbeth Salander. Elle ne représentait pas le moindre intérêt en ce qui le concernait. Elle ne signifiait aucun profit.
Il n'aimait pas maître Nils Bjurman et n'arrivait pas à comprendre pourquoi on avait décidé d'accéder à sa demande. Mais la balle était lancée maintenant. Des ordres avaient été donnés, la mission avait été mise en sous-traitance chez le MC Svavelsjö.
Reste que la conjoncture actuelle ne lui plaisait pas. Il avait de mauvais pressentiments.
En jetant son mégot dans le fossé, ses yeux se portèrent sur le champ plongé dans l'ombre. Et soudain il capta un mouvement du coin de l'œil. Il se figea, tendit le regard. Il n'y avait aucun éclairage à part un mince croissant de lune, mais il pouvait quand même distinguer les contours d'un personnage sombre qui rampait vers lui à environ trente mètres de la route. L'être avançait lentement en faisant de petites pauses.
Le géant blond sentit soudain la sueur froide sur son front.
Il haïssait l'être dans le champ.
Pendant plus d'une minute, il resta quasiment paralysé, les yeux rivés sur l'avancée lente mais constante de la silhouette. Lorsque la créature fut si près qu'il put distinguer ses yeux étincelants dans le noir, il pivota sur ses talons et courut vers la voiture. Il ouvrit d'un coup sec la portière et chercha fébrilement la clé de contact. Il sentit la panique grandir jusqu'à ce qu'enfin il réussisse à démarrer et à allumer ses phares. La créature avait atteint la route et le géant blond put enfin distinguer des détails à la lueur des phares. On aurait dit une énorme raie manta qui se traînait sur le sol. Elle avait un dard comme un scorpion.
Une chose était sûre. La créature n'était pas de ce monde. Elle n'était décrite dans aucun livre connu sur la faune. C'était un monstre sorti tout droit des enfers.
Il enclencha la première et démarra sur les chapeaux de roues. Quand la voiture passa devant la créature, il la vit tenter une attaque, sans qu'elle puisse l'atteindre. Il ne cessa de trembler que plusieurs kilomètres plus loin.
LISBETH SALANDER CONSACRA la nuit à lire le résultat des recherches que Dag Svensson et Millenium faisaient sur le trafic de femmes. Peu à peu elle obtint une image assez complète, même si celle-ci était basée sur des fragments mystérieux pioches dans le courrier électronique dont elle se servait pour son puzzle.
Erika Berger envoyait une question à Mikael Blomkvist au sujet de l'avancement des confrontations ; il répondait brièvement qu'ils avaient des problèmes pour trouver l'homme de la Tcheka. Elle comprit qu'un des individus qui allaient se voir épingles dans le reportage travaillait à la Säpo. Malou Eriksson envoyait un résumé d'une recherche annexe à Dag Svensson avec copie à Mikael Blomkvist et à Erika Berger. Svensson et Super Blomkvist répondaient par des commentaires et des propositions de développement. Mikael et Dag échangeaient des mails plusieurs fois par jour. Dag Svensson rendait compte d'une confrontation qu'il avait eue avec un certain Per-Åke Sandström, journaliste.
Au vu des mails de Dag Svensson, elle put aussi constater qu'il communiquait avec un dénommé Gulbrandsen, via une adresse Yahoo. Il lui fallut un moment avant de comprendre que Gulbrandsen devait être flic et que leur échange se faisait de façon confidentielle sur une adresse neutre, au lieu de l'adresse de Gulbrandsen à la police. Ce gars-là était donc une source.
Le dossier [ZALA] était d'une minceur frustrante, il ne contenait que trois documents Word. Le plus long, 128 Ko, était nommé [Irina P.] et contenait des fragments de la vie d'une prostituée. Du compte rendu d'autopsie que donnait Dag Svensson, Lisbeth comprit que la fille était morte.
Pour autant que Lisbeth pouvait le comprendre, Irina P. avait subi des violences si extrêmes que trois de ses blessures avaient été mortelles.
Lisbeth reconnut une formulation dans le texte comme étant une citation mot à mot de la thèse de Mia Bergman. Dans la thèse, il était question d'une femme nommée Tamara. Lisbeth se dit qu'Irina P. et Tamara devaient être une seule et même personne, et elle lut attentivement le passage avec son interview dans la thèse.
Le deuxième document s'appelait [Sandström] et il était beaucoup plus court. Il contenait le même résumé que Dag Svensson avait mailé à Super Blomkvist et qui démontrait qu'un journaliste appelé Per-Åke Sandström était l'un des michetons ayant exploité une fille d'un pays balte, mais aussi qu'il avait été l'homme de la mafia du sexe et qu'il avait été payé en drogue ou en sexe. Lisbeth était fascinée de voir qu'à côté de sa production de journaux d'entreprise, Sandström avait aussi écrit plusieurs articles dans un quotidien où il condamnait avec indignation le commerce du sexe. Il révélait entre autres qu'un homme d'affaires suédois, dont il taisait le nom, avait fréquenté un bordel à Tallinn.
Le nom de Zala n'apparaissait ni dans [Sandström] ni dans [Irina P.] mais Lisbeth se dit que puisque les deux documents étaient placés dans un dossier intitulé [ZALA], il y avait forcément un lien. Le troisième et dernier document du dossier [ZALA] était aussi nommé [ZALA]. Il était bref et rédigé sous forme de liste.
Selon Dag Svensson, le nom de Zala avait figuré à neuf reprises en relation avec des stupéfiants, des armes ou la prostitution depuis le milieu des années 1990. Personne ne semblait savoir qui était Zala, mais différentes sources l'avaient mentionné comme étant yougoslave, polonais ou éventuellement tchèque. Tous les renseignements étaient de deuxième main ; aucune des personnes avec qui Dag Svensson avait parlé ne semblait jamais avoir rencontré Zala.
Dag Svensson avait largement discuté de Zala avec source G. (Gulbrandsen ?) et avait avancé la théorie que Zala pouvait être le responsable du meurtre d'Irina P. Si rien n'était dit sur l'avis de source G. sur cette théorie, Lisbeth apprit par contre qu'un an auparavant, Zala avait fait l'objet d'un point de discussion lors d'une réunion du « groupe spécial d'enquête sur la criminalité organisée ». Le nom avait surgi tant de fois que la police avait commencé à poser des questions et essayé de se faire une opinion sur la réalité de l'existence de Zala.
D'après ce que Dag Svensson avait pu apprendre, le nom de Zala avait surgi la première fois lors du braquage d'un transport de fonds à Örkelljunga en 1996. Les braqueurs avaient mis la main sur plus de 3,3 millions de couronnes, mais ils avaient tellement cafouillé que la police avait identifié et arrêté la bande dès les premières vingt-quatre heures. Un jour plus tard, une autre personne avait été arrêtée. Le criminel professionnel Benny Nieminen, membre du MC Svavelsjö, supposé avoir fourni les armes utilisées pour le hold-up, ce qui lui avait valu son deuxième plongeon sérieux avec quatre ans de taule.
Une semaine après le braquage du transport de fonds en 1996, trois autres personnes étaient arrêtées pour complicité. Le gang comprenait ainsi huit personnes, dont sept avaient catégoriquement refusé de parler aux flics. Le huitième, un garçon de dix-neuf ans seulement, Birger Nordman, s'était effondré et avait tout balancé lors des interrogatoires. Le procès fut une victoire facile pour le procureur, ce qui pouvait expliquer (avançait la source policière de Dag Svensson) pourquoi deux ans plus tard, après qu'il avait profité d'une permission pour se faire la belle, on trouva Birger Nordman enterré dans une sablière du Värmland.
Selon source G., la police soupçonnait Benny Nieminen d'être l'homme-clé derrière le gang. On soupçonnait également que Nordman avait été tué sur ordre de Benny Nieminen, mais rien ne venait étayer les présomptions. Nieminen était considéré comme extrêmement dangereux et sans scrupules. En taule, le lien avait été établi entre Nieminen et Fraternité aryenne, une organisation nazie dans les prisons, liée elle-même à Fraternité Wolfpack et au-delà aussi bien avec des gangs criminels dans la nébuleuse des motards qu'avec diverses organisations nazies débiles et violentes style Mouvement de résistance suédoise, etc.
Ce qui intéressait Lisbeth Salander était cependant tout autre chose. Au cours des interrogatoires, le braqueur Birger Nordman avait lâché que les armes utilisées pour le braquage provenaient de Nieminen qui lui-même les tenait d'un Yougoslave, inconnu de Nordman, du nom de « Sala ».
Dag Svensson tirait la conclusion qu'il s'agissait d'un gars très discret dans le milieu du crime. Vu que personne ne correspondait à Zala dans le registre de l'état civil, Dag se disait que Zala devait être un surnom, mais qu'il pouvait aussi s'agir d'un délinquant particulièrement avisé agissant sciemment sous un faux nom.
Le dernier point de la liste comportait un bref compte rendu des informations sur Zala données par le journaliste micheton Sandström. Ce qui était très maigre. Selon Dag Svensson, Sandström avait à une occasion parlé au téléphone avec une personne portant ce nom. Les notes ne mentionnaient pas le contenu de cet entretien.
Vers 4 heures, elle ferma son PowerBook, s'assit au coin de la fenêtre et regarda la baie de Saltsjön. Elle resta immobile pendant deux heures en fumant pensivement des cigarettes à la chaîne. Elle allait être obligée de prendre quelques décisions stratégiques et il lui faudrait procéder à une analyse des conséquences.
Elle en arrivait à se dire que l'heure était venue pour elle de trouver Zala et de mettre une fois pour toutes un terme à leurs petites affaires.
LE SAMEDI SOIR de la semaine précédant Pâques, Mikael Blomkvist rendit visite à une ancienne copine dans Slipgatan près de Hornstull. Fait rarissime, il avait accepté son invitation à une fête. Elle était mariée maintenant et pas le moins du monde intéressée par des relations plus poussées avec Mikael, mais elle travaillait dans les médias et ils échangeaient un bonjour quand ils se croisaient. Elle venait de sortir un livre en gestation pendant au moins dix ans et qui abordait le curieux sujet de la vision que le monde des médias avait des femmes. Mikael ayant un tant soit peu collaboré, elle l'avait invité.
Le rôle de Mikael s'était limité à une recherche sur une question simple. Il avait sorti des plans d'égalité des sexes que l'agence TT, Dagens Nyheter, Rapport et un certain nombre d'autres médias affirmaient respecter, puis il avait coché qui était homme et qui était femme dans les directions de ces entreprises à partir du niveau du secrétaire de rédaction. Le résultat fut pénible. PDG : homme. Président du CA : homme. Rédacteur en chef : homme. Responsable du domaine étranger : homme. Directeur de la rédaction : homme... et ainsi de suite jusqu'à ce que la première femme fasse son apparition, en général comme une exception style Christina Jutterström ou Amelia Adamo.
Ce soir, il s'agissait d'une fête privée et les invités étaient avant tout des gens ayant d'une manière ou d'une autre apporté leur contribution au livre.
La soirée avait été très gaie, la nourriture bonne et les discussions décontractées. Mikael avait pensé rentrer tôt mais la plupart des invités étaient de vieilles connaissances qui se retrouvaient rarement ensemble. Sans compter que, pour une fois, personne n'insistait pour débattre de l'affaire Wennerström. Les réjouissances s'étiraient et vers 2 heures le dimanche matin seulement, le gros de la troupe commença à partir. Ils descendirent ensemble jusqu'à Långholmsgatan où ils se séparèrent.
Mikael vit le bus de nuit passer avant d'avoir eu le temps de rejoindre l'arrêt, mais la nuit était tiède et il décida de rentrer à pied plutôt que d'attendre le bus suivant. Il suivit Högalidsgatan jusqu'à l'église, puis tourna dans Lundagatan, ce qui éveilla immédiatement de vieux souvenirs.
Depuis décembre, Mikael avait tenu sa promesse de cesser d'emprunter Lundagatan avec l'espoir de voir Lisbeth Salander resurgir. Cette nuit, il s'arrêta sur le trottoir en face de la porte d'entrée de son immeuble. Il ressentit l'envie de traverser la rue et d'essayer de sonner à sa porte, mais se dit qu'il serait trop invraisemblable qu'elle soit justement de retour et qu'elle ait à nouveau envie de lui parler.
Finalement, il haussa les épaules et continua sa promenade en direction de Zinkensdamm. Il avait parcouru une cinquantaine de mètres lorsqu'il entendit un bruit. Il tourna la tête et son cœur se mit à battre la chamade. On pouvait difficilement se méprendre sur ce corps rachitique. Lisbeth Salander venait de sortir de l'immeuble et s'éloignait dans la rue. Elle s'arrêta devant une voiture garée.
Mikael ouvrit la bouche pour l'appeler lorsque les mots se coincèrent dans sa gorge. Car, brusquement, il vit une silhouette se détacher d'une des voitures garées le long du trottoir. C'était un homme, et il se dirigeait vers Lisbeth Salander. Mikael eut l'impression de voir qu'il était grand et qu'il avait un ventre proéminent. Ses cheveux étaient serrés en une queue de cheval.
LISBETH SALANDER ENTENDIT un bruit et aperçut un mouvement du coin de l'œil en même temps qu'elle s'apprêtait à glisser la clé dans la portière de la Honda bordeaux. Il arriva sur elle obliquement de derrière, et elle pivota une seconde avant qu'il ne l'atteigne. Elle l'identifia immédiatement comme Carl-Magnus dit « Magge » Lundin, trente-six ans, du MC Svavelsjö, qui quelques jours plus tôt avait rencontré le géant blond au café Blomberg.
Elle nota les cent vingt kilos de Magge Lundin ainsi que ses mauvaises intentions. Elle utilisa les clés en guise de poing américain et n'hésita pas une microseconde avant de lui entailler profondément la joue, de la racine du nez jusqu'à l'oreille, avec la rapidité d'un reptile. Le poing de Lundin ne frappa que de l'air, puis Lisbeth Salander sembla disparaître dans le sol.
MIKAEL BLOMKVIST VIT Lisbeth Salander frapper. Un dixième de seconde après avoir touché son agresseur, elle se laissa tomber par terre et roula entre les roues de la voiture.
LISBETH FUT DEBOUT de l'autre côté de la voiture quasi instantanément, prête au combat ou à la fuite. Elle croisa le regard de l'ennemi par-dessus le capot du moteur et opta immédiatement pour la deuxième possibilité. Du sang coulait de la joue de l'homme. Avant même qu'il ait eu le temps de la voir distinctement, elle filait dans Lundagatan en direction de l'église de Högalid.
Mikael resta comme pétrifié, la bouche grande ouverte, en voyant l'agresseur accélérer tout à coup pour se précipiter dans la rue derrière Lisbeth Salander. On aurait dit un char d'assaut à la poursuite d'un jouet.
Lisbeth grimpa quatre à quatre les marches de l'escalier du bout de Lundagatan. Arrivée en haut, elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et vit son poursuivant poser le pied sur la première marche. Putain, il cavale vite, ce mec ! Elle faillit trébucher, mais avisa au dernier moment les panneaux de signalisation et les tas de sable à l'endroit où les Ponts et Chaussées faisaient des travaux.
Magge Lundin avait presque atteint le haut de l'escalier quand Lisbeth Salander fut de nouveau dans son champ de vision. Il eut le temps de percevoir qu'elle jetait quelque chose mais pas de réagir avant que le pavé le heurte sur le bord de la tempe. Le coup n'était pas d'une précision parfaite, mais la pierre était lourde et ouvrit une deuxième plaie sur sa figure. Il sentit qu'il perdait l'équilibre et que le monde basculait lorsqu'il tomba à la renverse dans l'escalier. Il réussit à interrompre sa chute en saisissant la rambarde, mais il avait perdu plusieurs secondes.
LA PARALYSIE DE MIKAEL cessa quand l'homme disparut près de l'escalier. Il lui hurla de s'arrêter immédiatement.
Lisbeth avait traversé la moitié de la cour quand elle capta la voix de Mikael Blomkvist. C'est quoi, ce putain de truc ? Elle changea de direction et regarda par-dessus la barrière de sécurité de la terrasse. Elle vit Mikael Blomkvist trois mètres en bas plus loin dans la rue. Elle hésita un dixième de seconde avant de reprendre de la vitesse.
EN MÊME TEMPS QUE MIKAEL se lançait au pas de course vers l'escalier, il vit un Dodge Van qui démarrait devant l'immeuble de Lisbeth Salander, juste à côté de la voiture qu'elle avait essayé d'ouvrir. Le véhicule quitta le trottoir et dépassa Mikael en direction de Zinkensdamm. Il eut un aperçu d'un visage au passage du véhicule. La plaque d'immatriculation était illisible dans le faible éclairage public.
Indécis, Mikael regarda la camionnette tout en continuant à courir derrière le poursuivant de Lisbeth. Il le rattrapa en haut de l'escalier. L'homme s'était arrêté en tournant le dos à Mikael, il se tenait immobile et regardait autour de lui.
Au moment où Mikael arrivait à sa hauteur, il se retourna et lui asséna un violent revers sur le visage. Mikael fut totalement pris au dépourvu. Il dégringola toutes les marches, tête la première.
LISBETH ENTENDIT LE CRI ÉTOUFFÉ de Mikael et s'arrêta presque. Qu'est-ce qu'il se passe, bordel de merde ? Puis elle jeta un regard par-dessus son épaule et vit Magge Lundin, à une quarantaine de mètres, piquer un sprint vers elle. Il est plus rapide. Il va me rattraper
Elle n'hésita pas, tourna à gauche et grimpa à toute vitesse quelques marches jusqu'à la terrasse entre les immeubles. Elle surgit dans une cour qui n'offrait pas la moindre cachette et parcourut le trajet jusqu'au prochain tournant en un temps qui aurait filé pas mal de médailles aux JO à Caroline Klüft. Elle prit à droite, comprit qu'elle était en train d'entrer dans une impasse et fit un tête-à-queue de cent quatre-vingts degrés. Aucune cachette en vue, et au moment même où elle parvenait au coin de l'immeuble suivant, elle vit Magge Lundin en haut de l'escalier côté cour. Elle continua hors de son champ de vision sur quelques mètres encore et plongea derrière un buisson de rhododendrons dans une plate-bande le long de l'immeuble.
Elle entendit les lourds pas de Magge Lundin mais sans le voir. Elle resta totalement immobile dans le buisson, serrée contre le mur d'immeuble.
Lundin passa devant sa cachette et s'arrêta à moins de cinq mètres. Il s'attarda dix secondes avant de continuer sa course dans la cour. Une minute plus tard, il fut de retour. Il s'arrêta au même endroit qu'avant. Cette fois-ci, il resta immobile pendant trente secondes. Lisbeth tendit ses muscles, prête à s'enfuir instantanément si elle était débusquée. Puis il se remit en mouvement. Il passa à moins de deux mètres d'elle. Elle entendit ses pas disparaître de la cour.
MIKAEL AVAIT MAL A LA NUQUE et à la mâchoire quand il réussit péniblement à se remettre sur pied. Il sentait le goût du sang sur sa lèvre éclatée. Il essaya de faire quelques pas, mais trébucha.
Il monta de nouveau l'escalier et regarda autour de lui. Il vit le dos de l'agresseur cent mètres plus bas dans la rue. L'homme à la queue de cheval s'arrêta pour épier entre les immeubles, puis reprit sa course. Quelques secondes plus tard, il avait disparu tout au bout de la rue. Mikael s'avança vers le parapet et le chercha du regard. L'homme traversait Lundagatan et montait dans le Dodge Van qui avait démarré devant l'immeuble de Lisbeth. Le véhicule disparut tout de suite après au coin, du côté de Zinkensdamm.
Mikael remonta lentement Lundagatan à la recherche de Lisbeth Salander. Il ne la voyait nulle part. Il ne voyait pas âme qui vive, d'ailleurs, étonné de constater à quel point une rue de Stockholm pouvait soudain être vide à 3 heures un dimanche matin au mois de mars. Un moment plus tard, il retourna devant l'immeuble de Lisbeth dans le bas de Lundagatan. En passant l'endroit où l'agression avait eu lieu, il marcha sur quelque chose et découvrit le trousseau de clés de Lisbeth. Il se penchait pour le ramasser, quand il vit son sac sous la voiture.
Mikael resta un long moment à attendre, hésitant sur la conduite à tenir. Pour finir, il alla essayer les clés dans la serrure de la porte de l'immeuble. Ce n'étaient pas les bonnes clés.
LISBETH SALANDER RESTA PLANQUÉE dans le buisson pendant un quart d'heure sans bouger, sinon pour regarder sa montre. Peu après 3 heures, elle entendit une porte s'ouvrir et se refermer, et des pas qui se dirigeaient vers le range-vélos de la cour.
Quand les bruits se furent évanouis, elle se mit lentement à genoux et pointa la tête hors du buisson. Elle examina le moindre coin de la cour mais ne vit Magge Lundin nulle part. D'un pas léger, elle retourna dans la rue, tout le temps prête à pivoter sur ses talons et à s'enfuir. Elle s'arrêta en haut de l'escalier, scruta le bas de Lundagatan et repéra soudain Mikael Blomkvist devant son immeuble. Il tenait son sac à la main.
Elle resta parfaitement immobile, dissimulée par un lampadaire, quand le regard de Mikael Blomkvist balaya le parapet du palier supérieur. Il ne la vit pas.
Mikael Blomkvist resta devant son immeuble pendant près d'une demi-heure. Elle l'observa patiemment sans bouger jusqu'à ce qu'il se décide à partir du côté de Zinkensdamm. Quand il fut hors de vue, elle attendit encore un moment avant de commencer à réfléchir aux événements.
Mikael Blomkvist.
Elle avait le plus grand mal à comprendre comment il avait pu entrer en scène comme ça, surgi de nulle part. Pour le reste l'agression ne laissait pas la place à trop d'interprétations.
Salopard de Carl-Magnus Lundin.
Magge Lundin avait rencontré le géant blond qu'elle avait aperçu en compagnie de maître Nils Bjurman.
Foutu Salopard de Nils Bjurman.
Cette putain d'ordure a payé un foutu mâle de merde pour me démolir. Je lui ai pourtant vachement bien expliqué quelle peut en être la conséquence.
Tout à coup Lisbeth Salander se mit à bouillonner intérieurement. Elle était tellement furieuse qu'elle ressentit un goût de sang dans la bouche. Cette fois, elle allait être obligée de le punir.