LES PREMIERS GRADINS

Victimes de la précision

Nous laissons au lecteur le soin de juger si cette histoire est tragique ou comique. Personnellement, j’incline à penser que cela importe peu, l’essentiel étant qu’elle soit authentique. Le lieu de l’action se situe en Allemagne, la date vers les années 1920.

Si quelqu’un était tenté de reconstituer cette histoire dans tous ses détails, l’auteur le prévient qu’il est inutile de compter sur les données de la presse. Les journaux réactionnaires allemands de l’époque, fidèles à leurs traditions, se gardèrent bien de parler de l’essentiel, tout en amplifiant démesurément les menus détails.

Tout débuta par un compte rendu consacré aux recherches effectuées sous la direction du professeur Litte, compte rendu que ce dernier lut à ses collègues d’institut un soir de juillet 1924. Le séminaire scientifique de l’institut se réunissait régulièrement une fois par quinzaine depuis déjà trente ans ; les honorables professeurs savaient bien que pendant toute cette période, il n’avait jamais été fait la moindre communication susceptible de troubler un tant soit peu la douce somnolence qui régnait habituellement dans la salle. D’ailleurs il faisait chaud, excessivement chaud. Ainsi que le président le fit observer, avec un humour plutôt douteux, à l’issue de la lecture du compte rendu, un verre d’eau gazeuse avec de la glace aurait été bien plus facile à avaler que la communication, sans nul doute intéressante, du Herr Professor. En la qualifiant d’« intéressante », le président se faisait manifestement violence, car durant toute la lecture il avait sommeillé à l’abri d’un journal. Quant au reste des membres, leur attention n’avait guère été plus vive.

Certes, bon nombre d’entre eux s’en repentirent cruellement par la suite, parce que ce soir-là, le professeur Litte leur donna la primeur de sa découverte de la transmutation du mercure en or.

Pendant un certain nombre d’années, Litte s’était servi d’une lampe de quartz à mercure. Or, ne voilà-t-il pas qu’un jour, il y avait de cela plusieurs mois, il s’était aperçu que le mercure de sa lampe contenait une quantité d’or relativement appréciable. Le mercure étant le voisin immédiat de l’or dans la classification périodique. Litte en avait déduit qu’il se trouvait en présence d’un cas de transmutation d’un métal vil en métal précieux sous l’effet des rayons électriques.

On ne saurait dire de quelle façon la presse eut vent de la communication du professeur Litte, mais le fait est que trois jours plus tard, la Patriotische Rundschau annonçait en manchette énorme : « Tout bon Allemand peut avoir son million ! » et, plus bas, en lettres à peine moins grandes : « Le secret de l’obtention de l’or est connu ! ».

Au cours des deux mois qui suivirent, le professeur Litte put se convaincre à ses dépens que l’expression « fardeau de la gloire » n’était pas une simple métaphore.

A vrai dire, les correspondants de presse et les reporters-photographes se conduisirent d’une façon relativement convenable. Ils se contentèrent de monter patiemment la garde à l’entrée de la villa du professeur, interrogeant tous ceux qui en sortaient. Mais les représentants des firmes industrielles grandes ou petites, eux, furent absolument odieux. Ils faisaient insolemment irruption dans le cabinet de travail du professeur, l’assaillaient de coups de téléphone en pleine nuit, pénétraient inopinément dans la salle à manger à l’heure du petit déjeuner, mettant sa patience à rude épreuve et lui coupant l’appétit. D’un ton qui se voulait persuasif ils promettaient monts et merveilles au professeur s’il consentait à céder le secret de la fabrication de l’or à leur firme et pas à une autre. Ils en profitaient d’ailleurs pour couvrir leurs concurrents présumés d’invectives souvent fort grossières.

L’enthousiasme des industriels fut porté à son comble par l’annonce que le chimiste japonais Nagoaka, ayant vérifié la communication de Litte, venait de confirmer sans réserve les conclusions du savant allemand. Nagoaka ajoutait que le Japon allait se livrer à des recherches sur la fabrication à l’échelle industrielle de l’or à partir du mercure.

Les bruits contradictoires et la tapageuse campagne de presse commençaient déjà à rendre la Bourse nerveuse. En un mot, l’affaire menaçait d’aller loin et le professeur Litte jugea alors utile de publier dans les colonnes d’une revue scientifique un exposé détaillé de l’essentiel de la question ainsi que ses propres hypothèses.

Les journalistes se jetèrent sur cet article avec avidité. Pour la première fois sans doute dans l’histoire de la science, un article paru dans une très sérieuse revue scientifique fut intégralement reproduit dans des journaux, symboles chimiques, lettres grecques et intégrales compris. L’auteur y déclarait catégoriquement qu’il serait prématuré de tirer la moindre conclusion, que l’or obtenu à partir du mercure n’excédait pas des quantités infimes, que les frais d’électricité nécessaires à cette transmutation dépassaient largement le prix de l’or obtenu, mais que néanmoins, à l’avenir… il serait possible… quand le phénomène aurait été étudié plus à fond… l’histoire de la science connaissait de nombreux exemples…

Le premier représentant des cercles d’affaires qui produisit sur Litte une impression favorable fut le directeur de la firme « Siemens ».

Monsieur Schkrubber déclara au Herr Professor qu’il n’était pas naïf au point de ne pas comprendre toute l’inanité, sur le plan industriel, du phénomène de transmutation du mercure en or qui venait d’être découvert. Mais ce n’était pas là ce qui l’intéressait en tant que directeur d’une grande firme. Son unique souci était de voir la science allemande s’enorgueillir d’une nouvelle réalisation de valeur. Lui-même se rappelait parfaitement, quoiqu’il ne fût pas bien vieux, les moqueries qui avaient accueilli la découverte du grand Rœntgen.

Etre comparé à Rœntgen flatta tellement l’amour-propre du professeur qu’il signa sur-le-champ le contrat que lui proposait Schkrubber, sans même prendre la peine de vérifier le nombre de zéros que contenait le chiffre de la somme allouée par la firme pour la poursuite des travaux. Le montant en était vraiment énorme. Que pouvait peser en comparaison de cette somme l’insignifiant alinéa qui stipulait que toutes découvertes faites par le professeur devenaient dorénavant propriété exclusive de la firme « Siemens » ?

Deux semaines plus tard, Litte était installé dans un cabinet parfaitement équipé et trouvait à peine le temps d’écouter et d’étudier les communications de ses multiples collaborateurs. En moins d’un mois, un procédé exceptionnellement sensible était mis au point permettant de déterminer la teneur en or du mercure, même si elle ne dépassait pas un cent-millième en pourcentage.

Le jour où l’on dressa le bilan des résultats des diverses expériences, le professeur Litte quitta son laboratoire à une heure fort tardive. Le lendemain il se pencha de nouveau sur le tableau des résultats en proie à la plus profonde perplexité. Il y avait de quoi s’étonner. Ces résultats refusaient obstinément de s’inscrire dans le cadre de lois quelconques. Dans un cas, le mercure « traité » dans une lampe pendant à peine quelques heures s’avérait bien plus riche en or que le mercure pris dans de vieilles lampes. Parfois, il suffisait de faire passer le courant dans une lampe pendant seulement trois minutes pour quintupler la teneur en or alors que dans d’autres cas, le passage du courant pendant deux semaines n’était suivi d’aucun changement de la teneur en or.

Mais il y avait aussi des succès. Le plus chanceux des assistants du professeur était Rudolf Krantz, garçon de haute taille et d’aspect gauche. Les spécimens qu’il analysait contenaient invariablement de quatre à cinq fois plus d’or que ceux des autres chercheurs. Ceci se reproduisait avec une telle régularité que le professeur fut même enclin à soupçonner son assistant de fraude. Aussi passa-t-il toute une journée à la table de travail de Krantz, l’observant avec attention et l’aidant même dans les opérations les plus simples.

Litte n’avait pas perdu son temps ! Ce jour-là, le spécimen de Krantz se trouva contenir exactement onze fois plus d’or que l’échantillon témoin obtenu lors des premières expériences du professeur.

Par la suite, le professeur Litte s’efforça plus d’une fois de se rappeler lequel de ses assistants lui avait suggéré l’idée de vérifier la présence éventuelle d’or dans le mercure d’origine, c’est-à-dire celui qui n’avait pas encore séjourné dans une lampe. Le professeur ne se souvient absolument pas qui cela pouvait bien être. Ce dont il est certain cependant, c’est qu’à cette suggestion il avait répondu d’un ton irrité que lui, le professeur Litte, n’avait pas fait l’acquisition de son mercure dans une charcuterie. Il l’avait obtenu de la firme « Kalbaum ». Quant au mercure fourni par une firme d’une réputation aussi irréprochable, il ne pouvait être question de mettre sa pureté en doute.

Par la suite, Litte se remémora cet accès d’humeur avec un profond malaise, car moins de deux heures plus tard, le mercure de la firme « Kalbaum » (« Les meilleurs produits du monde », « Pureté, 100% », « Garantie totale ») s’avérait contenir tout autant d’or que les spécimens des expériences moyennes. Mais, évidemment, la firme « Kalbaum » n’y était pour rien car ses chimistes ne disposaient pas de procédés de détection de l’or aussi précis que ceux du laboratoire Litte. Et quand bien même ils en eussent disposé, cela ne les aurait que fort peu avancés. En effet, ainsi qu’il fut démontré par la suite, il est presque impossible de séparer le mercure des infimes quantités d’or qu’il contient invariablement.

Peut-être le professeur serait-il allé sur-le-champ voir monsieur Schkrubber pour lui déclarer que toutes ses hypothèses scientifiques étaient fausses, qu’il avait été induit en erreur par le fait que le mercure d’origine contenait déjà de l’or. Et c’est bien là en effet ce qu’il n’aurait pas manqué de faire si, vers la fin de cette journée néfaste et mémorable, n’était apparu Krantz. Le regardant de ses grands yeux bleus à travers ses lunettes, l’assistant du professeur venait lui soumettre le résultat de sa dernière analyse de la teneur en or du mercure de la lampe. Celle-ci contenait 25 (vingt-cinq) fois plus d’or que le mercure d’origine.

Litte donna l’accolade à Rudolf tout éberlué et déclara d’un ton ferme qu’il fallait continuer les expériences. Nul ne sait combien de temps aurait pu encore se prolonger cette affaire. Toujours est-il que trois jours plus tard, Krantz se présentait à nouveau, mais cette fois en proie au plus grand trouble : pour la première fois depuis le début des expériences, il n’était parvenu à aucun résultat. Les derniers spécimens ne contenaient pas la moindre parcelle d’or de plus que le mercure d’origine. Ce fut alors que Litte s’aperçut que pour lire ses résultats d’expérience, Krantz était obligé de se pencher de très près sur son registre.

— Vous devenez bien distrait, Krantz, observa Litte irrité, aujourd’hui vous avez même oublié vos lunettes. Mais peut-être êtes-vous totalement absorbé par la science ?

— P-p-pas tout à fait, répondit l’honnête Rudolf, seulement hier je suis allé à une petite soirée et je… je suis revenu à la maison sans lunettes.

— Sans lunettes… sans lunettes…, répétait machinalement Litte, le nez dans le registre de laboratoire, sans lunettes… sans lunettes… Sans lunettes !!! rugit-il soudain, elles étaient en or, Krantz ? Elles étaient en or ?

— Mais non, répondit le scrupuleux assistant complètement affolé, seule la monture était en or.

— Mein Gott, mein lieber Gott, gémit le professeur, vous êtes un idiot, et moi aussi : pas seulement un idiot, un triple idiot, voilà ce que je suis, Krantz ! C’est de votre monture que provenait l’or du mercure. L’or se dissout plus aisément dans le mercure que le sucre dans l’eau.

О mein Gott ! Qu’est-ce que je vais pouvoir dire à Herr Schkrubber !

Vaut-il la peine d’achever l’histoire ? Vaut-il la peine de décrire la houleuse séance du comité de direction de la firme « Siemens » à laquelle assistaient, en qualité d’experts, les plus grands chimistes d’Allemagne ? En tout cas il est tout à fait inutile de parler des manœuvres auxquelles dut recourir le président du comité de direction Schkrubber pour convaincre les membres dudit comité de passer les dépenses engagées au compte « profits et pertes ». Et ces dépenses étaient élevées, terriblement élevées !

Ce qui nous intéresse dans cette histoire, c’est tout autre chose, à savoir les méthodes d’analyse qui permirent d’établir que tout mercure, quelle que soit son origine, contient une quantité d’or parfaitement décelable.

Or, cette quantité était exceptionnellement réduite en l’occurrence. Jugez plutôt : de combien peut-être la teneur en or du mercure s’il suffit de traces du métal précieux provenant d’une monture de lunettes ou de boutons de manchettes pour multiplier cette teneur par dix et même davantage ?

Pour en venir au fait, précisons que la teneur en or du mercure ne dépasse pas un gramme par 100 kilos. Ce qui n’a pas empêché les chimistes de déceler des traces d’or aussi infimes dans un tel « océan » de mercure. Il est bien évident que si Litte n’avait pas disposé d’un procédé de détection aussi perfectionné, il y aurait eu une histoire sensationnelle de moins et une réputation intacte de plus.

Faut-il en conclure que les analyses des chimistes pèchent par excès de précision ? Certes, non. Si Litte avait seulement pensé à vérifier la présence éventuelle d’or dans son mercure d’origine, tout serait resté dans la normale. Mais à l’époque, c’était impensable.

Une telle précision dans l’expérience est assez récente. 150 ans à peine avant cet incident les chimistes étaient incapables de déceler des impuretés même 100 fois, voire 1 000 fois supérieures.

La balance cree la chimie

Il y a à Léningrad, dans un des bâtiments dont les hautes et étroites fenêtres donnent sur la Néva, une grande salle circulaire dans laquelle règne un solennel silence de musée. Dans une niche on aperçoit un télescope dans le genre de ceux qui figurent sur le fond des portraits de savants des siècles passés. Un globe terrestre noirci par le temps, sur lequel se distinguent des continents aux contours insolites, jette des reflets ternes. Au plafond pend un appareil bizarre dont on ne saurait dire s’il s’agit d’un cerf-volant ou d’un instrument destiné à capter de l’électricité atmosphérique. Au centre de la salle se trouve une petite table sur laquelle est posée une balance sous une cloche de verre. Une balance tout à fait ordinaire. On peut en voir de bien plus intéressantes dans n’importe quel laboratoire d’école. Pourquoi donc fait-elle l’objet de tant de vénération ? Pourquoi lui fait-on un tel « honneur », honneur qu’on refuse à beaucoup de balances de laboratoire moderne, seuls les instruments de haute précision ayant droit à la protection d’une cloche de verre !

Eh bien ! il n’y a pas lieu de s’étonner. Tous ces instruments sont sacrés pour l’histoire de la science russe. Ils ont servi à Mikhaïl Lomonossov.

L’inscription qui conviendrait le mieux à cette balance serait : « Cet instrument a marqué le début de la chimie moderne. » Ayant découvert la loi de la conservation de la matière, qu’il démontra à l’aide de cette même balance, Lomonossov fit de la chimie une science exacte. A partir de ce moment, la balance devint le principal instrument de recherche du chimiste.

Jetons un coup d’œil sur les écrits chimiques datant non pas d’une période reculée du Moyen Age mais presque « de nos jours », tout au plus de 30 à 40 ans avant Lomonossov. On y rencontre constamment des descriptions dans le genre de celle-ci : « On a pris une quantité de bicarbonate de sodium (nous traduisons certains termes de l’époque en langage de chimie moderne) tenant dans le creux de la main et on y a ajouté de l’acide sulfurique à discrétion. Le mélange a bouilli pendant un certain temps et le poids du résidu ainsi obtenu dépassait de beaucoup celui du bicarbonate de sodium. » Allez donc comprendre ce que voulait dire l’auteur ! La grandeur d’une main varie énormément. Un tel ne saurait saisir plus de 50 g de bicarbonate de sodium dans le creux de sa main alors qu’un autre pourrait en amasser cinq fois plus. Et combien faut-il y ajouter d’acide ? A mon avis, un verre d’acide paraîtrait peut-être trop peu, alors que pour quelque lecteur même trois gouttes pourraient passer pour une quantité excessive.

Ayant démontré la loi selon laquelle au cours d’une réaction chimique rien ne se perd et rien ne se crée (« car si en un endroit il y a diminution, il y a addition en un autre »), Lomonossov posa les seuls fondements de la chimie rigoureusement justes et scientifiques.

Désormais, lorsqu’ils mélangeaient deux substances, les savants n’avaient plus besoin de deviner si le résultat de la réaction pèserait plus ou moins que les substances prises à l’origine, ils savaient d’une façon certaine que le poids des substances entrant en réaction devait être exactement égal au poids des produits de cette réaction.

A l’époque — il y a de cela deux siècles — la précision des recherches laissait à désirer. Seuls Lomonossov, Lavoisier et un certain nombre de savants se servaient d’instruments de précision. Quant à la plupart des autres, leurs balances étaient si peu exactes que, de nos jours, plus d’un vendeur refuserait de s’en servir pour peser des pommes de terre.

Mais cet état de choses ne dura pas. Dès le début du siècle dernier, tous les laboratoires de chimie furent dotés de balances extrêmement précises. Il faut en voir la raison dans le développement considérable de l’industrie chimique et, par suite, de l’analyse chimique.

Quelle que soit la tâche dont s’occupe le chimiste dans son laboratoire, qu’il s’agisse de l’obtention d’un nouvel élément, de la répétition d’expériences déjà effectuées, de l’étude de quelque réaction, son travail se termine toujours par une analyse chimique. Seule l’analyse permet de connaître la composition du produit obtenu, de vérifier si l’opération a été correctement menée et si le chercheur a atteint le résultat escompté.

L’analyse est chose délicate. Il n’est pas question de faire de l’à-peu-près. Les réactifs doivent être de la plus rigoureuse pureté, les récipients doivent reluire de propreté, et les calculs doivent être corrects. Quant à la balance, il va sans dire qu’elle doit être aussi précise que possible.

Le développement de la science et de la technique exigeait un perfectionnement assez rapide de l’analyse chimique. Aussi, un siècle après les travaux de Lomonossov, les savants disposaient-ils de balances permettant d’atteindre une précision d’un millième de gramme.

Quelque 40 à 50 ans plus tard, tout laboratoire pratiquant l’analyse chimique possédait une balance d’une sensibilité de deux dix-millièmes de gramme.

Deux dix-millièmes de gramme ? Il s’agit là d’une parcelle si infime qu’un microscope ordinaire ne saurait la déceler. Pourquoi les chimistes ont-ils eu besoin de pesées d’une telle précision ?

La raison en est simple. Pour que les résultats d’analyse soient indiscutables, il est indispensable de déterminer le pourcentage des éléments du composé à un centième de pour cent près, faute de quoi la composition exacte sera impossible à connaître. Si la quantité du composé prise pour l’analyse est de 1 g, il est clair que c’est précisément à des dix-millièmes de gramme que se chiffreront ces centièmes de pour cent nécessaires aux chimistes.

L’emploi de balances aussi sensibles exige une pratique et un soin exceptionnels. Si l’on oublie de refermer les battants du coffret en verre qui recouvre la balance, la pesée est faussée. Que deux ou trois grains de poussière invisibles à l’œil nu se déposent sur l’un des plateaux et l’aiguille indique immédiatement la présence d’une substance étrangère.

Dans ce cas, il faut enlever la poussière avec une peau de chamois en agissant avec une précaution infinie, pour ne pas abîmer le délicat mécanisme !

De nos jours, tout laboratoire de chimie est doté de balances de ce genre. Les étudiants, par exemple, commencent à se familiariser avec leur fonctionnement dès la première séance de travaux pratiques.

Mais les balances permettant des pesées à 0,0001 g près sont maintenant largement dépassées. Il y a quelques dizaines d’années sont apparus des instruments d’une précision d’un cent-millième de gramme. Le fait est que la quantité prise auparavant par les chimistes, c’est-à-dire 1 g, leur parut bientôt trop élevée. Les spécialistes de la chimie organique surtout ne furent pas satisfaits. En effet, il arrive souvent que la synthèse de quelque substance nécessite deux ou trois semaines sinon plus, le produit final ne pesant pas plus de 2 ou 3 g. En utiliser près de la moitié rien que pour l’analyse serait de la prodigalité, d’autant plus que toute récupération est exclue. Les chercheurs répugnaient donc à se séparer de plus d’un dixième de gramme pour l’analyse, d’où la nécessité de décupler la sensibilité de la balance.

C’est ainsi que la cinquième décimale fit son entrée dans la chimie…

Des balances d’une telle précision ne sont pas non plus rares dans les laboratoires de recherche, mais elles diffèrent notablement de leurs « compagnes à quatre décimales ». Tout d’abord, elles sont l’objet d’une attention toute particulière. On leur réserve habituellement une pièce à part, sur un support spécial fixé au mur. La température ambiante doit être maintenue à un niveau constant. Le déplacement de l’aiguille s’observe à l’aide d’un dispositif optique spécial. Que de tracas supplémentaires pour une seule décimale de plus.

Par la suite, les progrès dans le perfectionnement des balances se sont quelque peu ralentis. Non pas que la nécessité ne s’en fit pas sentir. La vie exigeait des savants une précision de plus en plus grande. Mais les divers dispositifs ingénieux mis au point en compliquaient singulièrement le fonctionnement et en augmentaient les dimensions. Il ne pouvait plus être question d’en généraliser l’emploi dans les laboratoires.

Les chimistes n’en sont pas pour autant restés les bras croisés. D’autres méthodes d’analyse sont venues à l’aide des pesées.

Une balance ? Non, mieux…

Vous avez tous dans votre boîte à pharmacie de petits cristaux foncés appelés permanganate. C’est un produit antiseptique dont on se sert, entre autres, comme gargarisme lors de certaines maladies. Le permanganate de potassium est un composé qui se sépare aisément de son oxygène, d’où son efficacité contre divers microbes pathogènes. Mais en l’occurrence, ce sont d’autres propriétés du permanganate de potassium qui nous intéressent.

Prenons un petit cristal de cette substance et jetons-le dans un verre d’eau. Au bout d’un certain temps, l’eau prend une coloration violet foncé. Ce fait est déjà intéressant en lui-même : le cristal est minuscule, mais la coloration est tellement intense que si on place le verre contre une lampe, il ne laisse pas passer la lumière.

Diluons le contenu deux fois, quatre fois et plus… La coloration s’atténuera graduellement mais persistera. Il nous faudra diluer l’eau pendant encore longtemps avant que la coloration finisse par disparaître.

Prenons une solution considérablement diluée mais dont la coloration est encore visible à l’œil nu. Combien une telle solution contient-elle de substance ou, comme disent les chimistes, quelle en est la concentration ? Eh bien ! La teneur en est établie avec une grande précision. Deux décilitres de la solution, c’est-à-dire le contenu d’un verre, ne contiennent qu’un dix-millième de gramme ou, exprimé en pourcentage, 0,0005%.

Il n’est pas difficile d’établir le rapport entre la quantité de substance colorante en solution et la coloration de cette dernière. Il sera ensuite très simple d’en déterminer la concentration : il est évident que plus la coloration de la solution est intense, plus elle contient de substance colorante.

Ce procédé d’analyse a reçu le nom de colorimétrie. Il est facile de comprendre que du point de vue de la sensibilité, les méthodes colorimétriques présentent des avantages indéniables sur les pesées.

Pour déterminer la concentration du permanganate de potassium, pour nous en tenir à cet exemple, il suffit de disposer d’un appareil très simple appelé colorimètre, d’un centilitre de solution et de trois minutes.

Voyons maintenant le nombre d’opérations nécessaires à l’analyse de la solution à l’aide de pesées. La concentration de cette solution est de 0,0005%. Ceci revient à dire qu’un millilitre contient tout juste 5 millionièmes de gramme de substance. L’évaporation complète des mêmes 10 millilitres de solution, qui nous suffiraient largement pour une analyse colorimétrique, ne mènerait strictement à rien, car une balance d’analyse ordinaire est incapable d’indiquer une quantité aussi faible.

Bref, pour déterminer la concentration de la solution, il nous faudrait en évaporer au moins 10 litres, et encore, le résultat ainsi obtenu serait-il cinq fois supérieur au chiffre réel, car 10 litres de solution contiennent au moins cinq fois plus d’impuretés que de permanganate de potassium.

Beaucoup d’entre vous savent ce que c’est que le « bleu de Prusse ». Cette agréable couleur s’obtient en traitant une solution de prussiate jaune par la solution d’un sel ferrique quelconque. Il apparaît que la couleur s’obtient même si la teneur du sel ferrique en solution ne dépasse pas trois centièmes de gramme par litre, ou trois cent-millièmes de gramme par millilitre. Pour une balance d’analyse ordinaire, 0,00003 g, c’est déjà une quantité impondérable. Voilà pourquoi certains ferrocyanures (ou prussiates) sont utilisés pour la détection de sels ferriques. Comme on le voit, ce sont des réactifs extrêmement sensibles.

La sensibilité du prussiate jaune n’est pourtant rien en comparaison avec un autre révélateur du fer, la substance organique phénanthroline, qui permet de déceler la présence de deux dix-millionièmes de gramme de fer par millilitre de solution : 0,0000002 ou 2 • 107 g.

Des réactifs organiques ont été mis au point pour tous les éléments. Chacun d’entre eux permet la détection, à partir de la coloration correspondante, de cent-millièmes à dix-millionièmes de gramme d’élément par millilitre de solution. Il est évident que nulle balance ne saurait rivaliser en sensibilité avec les réactions colorimétriques. Signalons à ce propos que la détermination de la teneur en or du mercure dans les expériences de Litte se faisait à l’aide d’un réactif au nom démesuré et sonore de paratétraméthyldiaminodiphénylméthane, permettant la détection de millionièmes de gramme d’or.

Si l’on tient compte du fait que le mercure ordinaire contient de l’or en quantité dix fois supérieure, on comprend comment Litte et ses collaborateurs n’avaient fait que découvrir ce que le mercure contenait dès le début (en y ajoutant d’ailleurs des quantités supplémentaires en provenance de lunettes, boutons de manchettes, anneaux et autres objets comportant de l’or).

En se servant de réactifs organiques on a appris non seulement à provoquer l’apparition de la coloration qui nous révèle la présence de tel ou tel élément en solution, mais encore à transformer ces éléments en composés insolubles dans l’eau. On peut citer l’exemple du réactif organique diméthylglyoxime dont la découverte est due au chimiste russe L.Tchougaïev au début de notre siècle. Le traitement à la diméthylglyoxime d’une solution contenant une quantité même infime de nickel provoque la formation immédiate d’un précipité. La pesée du précipité permet de déterminer la teneur du métal dans la solution étudiée. La diméthylglyoxime révèle la teneur du nickel en solution même si cette teneur ne dépasse pas un cent-millionième de gramme (10–8) par millilitre.

A partir des années 1930, l’emploi de méthodes d’analyse chimique dites physiques se répandit de plus en plus. Les savants cherchaient avec persévérance des moyens susceptibles de remplacer les organes des sens : des « yeux »

capables de mieux voir que ceux de l’homme, des « mains » plus sensibles que les nôtres, une « ouïe » qui permettrait d’entendre l’inaudible.

Ces méthodes font maintenant couramment partie de l’arsenal des recherches chimiques et rendent des services inappréciables aux savants.

Il convient de citer en premier lieu la spectroscopie qui, bien qu’étant l’une des plus récentes méthodes de recherche, est probablement la plus précieuse. Lorsqu’on se fut aperçu, il y a un siècle, que chaque élément colorait la flamme du bec Bunsen d’une teinte spécifique, cela ne provoqua d’abord aucune surprise particulière. Le milieu du siècle dernier, époque où la spectroscopie vit le jour, fut pour la chimie une période faste. C’étaient les premières années de l’hypothèse moléculaire, pas un seul mois ne s’écoulait sans qu’il y eût quelque découverte majeure dans le domaine de la chimie organique, de nouvelles méthodes d’analyse voyaient le jour.

Dès ses premiers pas, la spectroscopie enregistra un succès. Pour son « baptême du feu » cette méthode inscrivit à son actif la découverte de deux éléments nouveaux : le rubidium et le césium. La découverte d’un élément nouveau a toujours été considérée comme un événement important dans le domaine de la chimie. Aussi la spectroscopie éveilla-t-elle immédiatement l’attention.

La réputation de la méthode ne fit que croître après qu’elle eut permis la découverte en quelque dix ans du tallium, de l’indium, du germanium, du gallium, etc., et pour couronner le tout, de l’hélium.

En 1868, on observa dans les protubérances solaires [1] une ligne jaune et brillante qui ne correspondait à aucun des éléments connus sur la Terre. En conséquence, cet élément reçut le nom d’hélium (en grec, hêlios signifie Soleil). Plusieurs dizaines d’années furent encore nécessaires avant d’aboutir à la découverte de l’hélium sur notre planète, que l’on trouva d’abord en quantités infimes dans divers minéraux, puis dans l’atmosphère même.

Il est intéressant de noter que la spectroscopie a permis la découverte d’éléments dont les minéraux ne renferment que des quantités insignifiantes. Il est facile de s’en convaincre qu’il en est vraiment ainsi. A cet effet nous pouvons très bien nous passer des instruments d’optique compliqués dont on se sert actuellement dans les mesures spectroscopiques. Un réchaud à alcool ou, mieux, un bec Bunsen peuvent nous suffire. L’introduction dans la flamme d’un fil de platine ou d’acier bien trempé (une corde d’instrument de musique, par exemple), ne modifie pas sa couleur. Mais si, avant de l’introduire dans la flamme, on passe d’abord le fil de métal sur la paume de la main, on obtient une nette coloration jaune, caractéristique du sodium. D’où provient ce dernier ? Eh bien ! tout simplement du chlorure de sodium contenu dans la sueur que sécrètent constamment les pores de la peau. Or, si l’on pense à quel point est infime la quantité de chlorure de sodium sur la surface de la paume, on comprend aisément l’extrême sensibilité de la spectroscopie.

Des appareils très simples permettent de déceler des quantités de l’ordre de cent-millionièmes de gramme. La spectroscopie ne manquera donc pas de révéler la présence d’un élément recherché dans une matière première (roche ou minéral) même si sa teneur ne dépasse pas un gramme pour cent tonnes.

La spectroscopie et les réactifs organiques constituaient donc tout l’arsenal des moyens à la disposition des chimistes des années 30 pour l’étude des quantités infimes de matière.

La possession de moyens aussi modestes par rapport à ceux dont nous disposons à l’heure actuelle n’en rend que plus méritoires les remarquables réalisations des chimistes de l’époque. Mais avant de parler de celles-ci, je voudrais relater un procès qui se déroula en 1933 au tribunal des douanes allemandes. Si je mentionne cette histoire, ce n’est nullement par souci de distraire le lecteur à l’aide d’une digression policière, c’est que les événements qui eurent lieu entre les murs austères du tribunal du Reich furent intimement liés à certaines découvertes chimiques dont il est question dans ce livre.

Histoire policière

C’était un grand jour au tribunal des douanes du Reich. Le fait est qu’il ne s’agissait pas d’une banale histoire de contrebandiers coupables d’avoir dissimulé trois paires de bas dans un talon de soulier ou de quelque commerçant ayant négligé de régler à temps ses droits de douane sur un envoi de linge en provenance de Lyon. Au banc des prévenus se trouvaient ensemble huit grands bijoutiers de Berlin. L’affaire concernait du platine américain.

La police avait toujours fermé les yeux sur les opérations de ces messieurs les bijoutiers, bien que nombre d’entre elles eussent difficilement réussi à passer pour légales. Mais lorsque les dénonciations anonymes se mirent à pleuvoir à la direction de la police, force fut d’ouvrir une enquête. Une série de perquisitions révéla alors la présence, dans toutes les bijouteries, de gros stocks de platine. Interrogés séparément, messieurs les joailliers eurent recours à des subterfuges, mais gardèrent bouche cousue à propos de la véritable provenance du platine. Les registres de la douane ne portaient pas mention du passage de telles quantités de ce métal par la frontière. D’où la nécessité de ce procès, en raison duquel les plus grandes bijouteries de Berlin gardaient porte close depuis déjà trois mois.

Parmi le public de la salle, les noms des juges et du procureur volaient de bouche en bouche, mais bien peu se doutaient de l’influence décisive qu’allait exercer sur le cours du procès la déposition d’un expert d’aspect effacé dont le nom n’évoquait absolument rien ni aux juges ni au public attiré en ce lieu par un procès retentissant.

La question principale que le tribunal fut appelé à trancher était celle de la provenance du platine. Messieurs les bijoutiers affirmaient que le métal était d’origine allemande et provenait de la fonte de divers articles de platine. La police maintenait que le métal avait été introduit en fraude en provenance d’Amérique du Sud. Le platine se présentait sous la forme de petits lingots et était presque pur. Le procès semblait dans une impasse.

Le public était fatigué des interminables répliques entre les parties en présence, et lorsque le président annonça qu’il donnait la parole à l’expert, il n’atténua en aucune façon le brouhaha qui régnait dans la salle.

Les journaux du soir, rivalisant d’humour, annoncèrent que la durée de l’intervention du très estimable professeur était fonction de son hermétisme.

Le fait est qu’il n’était pas souvent donné d’entendre des termes de chimie et de physique dans la salle du tribunal du Reich. Voilà pourquoi le président avait les traits si contractés en écoutant le professeur, tentant péniblement de se rappeler les maigres notions de chimie qu’on lui avait inculquées jadis à l’école de droit.

L’expert crut devoir remonter à des faits n’ayant apparemment aucun rapport avec les douteuses opérations de messieurs les bijoutiers.

— La chimie analytique moderne, commença-t-il, dispose de moyens étonnants. Diverses méthodes nous permettent de déceler dans un seul gramme de matière des quantités d’impuretés tellement faibles qu’elles sont inaccessibles à notre imagination. Il est possible d’établir que la substance la plus pure contient invariablement des traces, que l’on peut déterminer exactement, de presque tous les éléments chimiques connus.

Prenons le nickel par exemple. Ce métal ne figure en quantité appréciable que dans les minerais, les quelques rares minéraux de nickel et les alliages. Et pourtant, on peut en détecter la présence dans tous les organismes végétaux et animaux. Le nickel est également présent dans l’étoffe dont sont faits nos vêtements et les boutons dont ils sont garnis.

On peut en dire tout autant d’éléments plus rares, l’or par exemple…

— L’or ? fit le président intéressé. Continuez, monsieur le professeur, continuez…

— L’or, tout comme les autres éléments, est omniprésent bien qu’invisible.

— Monsieur l’expert, interrompit d’un ton sarcastique l’avocat de l’un des bijoutiers, pourrait-il nous dire combien il y a d’or dans ma propre personne, par exemple ?

— Etant donné que la composition du corps de monsieur l’avocat ne diffère pas sensiblement de celle d’un rat, animal dont nous nous sommes servis pour nos expériences, l’or représente trois dix-millionièmes de votre estimable poids, répondit le professeur imperturbable. A ce propos, continua-t-il, il convient de faire observer que les divers éléments sont présents dans la même proportion dans les métaux d’origine commune. Et, inversement, les traces d’impuretés dans le fer provenant d’une certaine mine diffèrent en quantité et bien souvent aussi en qualité des traces de ces mêmes impuretés dans le fer extrait d’une autre mine.

Tout ceci nous a permis d’établir la provenance du platine soumis à l’expertise. Nous avons analysé une série d’objets en platine dont l’origine sud-américaine est certaine. Nous avons également soumis à l’analyse des articles en platine de l’Oural. En comparant les résultats de cette analyse avec ceux obtenus lors de l’étude de spécimens qui m’ont été présentés par le tribunal, j’en déduis que ce platine est sans aucun doute américain. En témoigne la présence d’une forte proportion de cuivre et d’une faible quantité d’arsenic.

La déposition de l’expert fut décisive. L’arrêt ne fut d’ailleurs pas particulièrement sévère. Les prévenus étaient des gens cossus et le jeune Reich préférait garder avec eux d’excellentes relations.

Un mois plus tard les réclames lumineuses brillaient de nouveau au fronton des larges vitrines des bijouteries qui s’ornaient de mannequins aux sourires figés, couverts de bijoux.

La classification périodique dans un… morceau de craie

Voici donc un aspect inattendu du problème des quantités infimes de matière qui, à l’époque, était à l’ordre du jour.

Il ne vaudrait guère la peine de rappeler l’existence d’une poignée de mercantis berlinois si ce n’était que cette histoire met assez bien en relief l’une des découvertes majeures de l’époque dans le domaine de la chimie, la théorie de l’omniprésence des éléments chimiques.

Quelques chiffres pour commencer. Y a-t-il une différence quelconque entre les nombres 100,0 et 100,000 ? Ne vous hâtez pas de dire non ! Réfléchissez à nouveau. Vous persistez à dire non ? Eh bien, du point de vue des mathématiques, vous avez peut-être raison. Mais moi, je suis chimiste et c’est pourquoi je déclare :

« Il y a une différence, et même considérable. »

— Quelle bêtise ! me rétorquera-t-on. Qu’importe en l’occurrence la différence entre un chimiste et un mathématicien ? Cent, c’est cent !

Voyons de plus près. Supposons que vous rouliez en voiture le long d’une route. Voyez-vous cet arbre là-bas ? A partir de celui-ci parcourez un kilomètre, en calculant la distance à l’aide de l’indicateur de vitesse. Halte ! Vous avez fait un kilomètre. Maintenant sortez de voiture et livrez-vous à quelques calculs.

Donc, vous avez parcouru un kilomètre. 1 kilomètre = 1 000 mètres. 1 000 mètres = 100 000 centimètres. Pouvez-vous dire que vous avez fait 100 000 centimètres ? Qui l’affirme se trompe bien. Pourquoi ? Etes-vous sûr que la voiture a parcouru exactement 100 000 centimètres à partir de l’arbre en question ? Ou bien 100 002 ou encore 99 998 centimètres ? C’est une différence assez grande. Vous pouvez tout au plus certifier que la voiture a roulé 1 000 mètres, et encore, vous ne savez pas trop si ce n’est pas plutôt 995 mètres ou 1 008 mètres. Comme on le voit, la quantité de chiffres dans un nombre n’est certainement pas sans importance quand il s’agit d’en révéler la teneur intime.

Si on dit qu’une voiture a parcouru 1 kilomètre, personne n’ira certifier qu’elle a roulé 1 mètre de moins ou 10 mètres de plus. Mais s’il est dit que la voiture a parcouru 1,00 kilomètre, cela signifie qu’on est sûr de ce qu’on avance, que la distance indiquée a été calculée à des centièmes de kilomètre près, autrement dit à des dizaines de mètres près.

On voit maintenant que la quantité 1,000 kilomètre signifie que la distance a été calculée à des dix-millièmes de kilomètre près, autrement dit à des décimètres près. Il apparaît donc que même les zéros peuvent être d’une signification considérable.

Il en est de même en chimie. Il n’est pas équivalent de dire qu’une substance a une pureté de 100% ou de 100,0%. Cette pureté peut s’exprimer également par un nombre qui, dans le premier cas, peut être par exemple 99,6 et, dans le second, 99,96. Comme on le voit, la différence est sensible.

Il fut un temps où les chimistes, eux non plus, n’accordaient pas grande importance à ces nuances, mais cette période « d’insouciance » est révolue depuis longtemps.

Il est une science que l’on nomme géochimie. Son domaine est l’étude de la composition chimique des divers minéraux, roches, eaux de mers et cours d’eau. L’analyse chimique d’un minéral est d’une pratique courante; on détermine la teneur du minéral en divers éléments et la chose est faite. En ajoutant les pourcentages de tous les éléments du minéral, combien doit-on obtenir ? 100%, c’est évident. Et, en effet, les chimistes ont effectué des milliers d’analyses et quand l’analyse est juste, le total se monte toujours à 100%.

Bien peu pourtant se sont préoccupés du « grade », si l’on peut dire, de ces 100%. Peut-on écrire 100,0% ou 100,000% ? En étudiant attentivement cette question, on découvre qu’écrire 100% n’est légitime que dans les cas les plus exceptionnels (mais, comme nous le savons maintenant, ceci peut correspondre à 99,91 ou 99,66, etc.). Dans la grande majorité des cas, il conviendrait d’écrire 99,9%.

Or, ce dixième de pour cent se révèle extrêmement curieux.

Il existe un minéral connu sous le nom de blende. Tous les manuels de chimie indiquent qu’il s’agit de sulfure de zinc (ZnS). En gros, c’est exact. Mais, à l’état pur, le sulfure de zinc doit contenir 67,09% de zinc alors que le minéral, ainsi que l’atteste une analyse rigoureuse, n’en contient que 63,55%. Il doit y avoir 32,91% de soufre, alors que le minéral n’en contient que 31,92%. En additionnant ces pourcentages, nous obtenons 95,47. Comme on le voit, nous sommes encore loin du compte. Le minéral contient donc encore autre chose. Certes, il n’y a là rien d’étonnant : un minéral naturel peut-il être aussi pur qu’un réactif chimique spécialement préparé en laboratoire ?

Et, en effet, une analyse complémentaire révèle dans notre spécimen des quantités assez appréciables de fer (1,57%), de silicium (0,34%), de manganèse (0,27%), d’oxygène (0,15%), de plomb (0,15%), d’arsenic (0,15%) et de cuivre (0,13%). Ce sont là les résultats d’une analyse qu’il n’y a pas tellement longtemps on pouvait qualifier de complète.

Mais l’est-elle bien, en réalité ? Additionnons tous ces résultats. Effectivement l’analyse est presque complète puisque nous obtenons 99,22%. Mais de quoi se composent les 0,78% qui restent ?

Ne continuons pas à fatiguer le lecteur avec de nouveaux chiffres. Disons seulement qu’une analyse assez poussée permettrait d’ajouter encore sept-dixièmes de pour cent. Ces 0,7% comprennent les éléments suivants : hydrogène, calcium, cadmium, aluminium, magnésium, sélénium, chlore, antimoine, carbone, phosphore, sodium, potassium, titane, bismuth.

Ainsi nous avons analysé la blende, qui doit se composer de zinc et de soufre, et nous avons déjà trouvé 23 éléments. Mais ce n’est pas tout. Il reste encore près de 0,1% et ce 0,1% se compose de 23 autres éléments. Inutile de les énumérer ; précisons seulement que parmi eux il y a du germanium, de l’indium, de l’or (dont la blende contient environ 0,0005%).

Mais le plus intéressant, c’est que même en ajoutant les pourcentages de ces 23 autres éléments, nous n’obtiendrons pas exactement 0,08%. Il y aura encore un reste d’environ un millième de pour cent et pour déterminer ce qu’il contient il a fallu avoir recours à toutes les subtiles méthodes d’analyse décrites précédemment qui ont permis d’établir avec une certitude absolue la présence de 30 autres éléments chimiques.

Cela fait 76 éléments en tout, soit le tableau de Mendéléev presque tout entier dans un morceau de blende.

Ce minéral n’est pas une exception. N’allez surtout pas croire que la blende a été choisie comme exemple parce qu’elle serait la seule à posséder cette remarquable particularité. Il n’en est absolument rien. Il a été prouvé expérimentalement que tous les minéraux renferment un nombre d’éléments chimiques tout aussi élevé que la blende.

Des minéraux on est passé à l’étude d’autres corps. On s’est alors aperçu que tout objet soumis à une analyse poussée, que ce soit un morceau de craie ou du lait de vache, un cendrier ou un marteau, un cahier ou une louche, recèle la presque totalité des éléments de la classification périodique. Comme dans le cas de la blende, la proportion des divers éléments varie de dizaines à des dixièmes de pour cent et moins. Pour certains éléments, la teneur qui ne dépasse pas un cent-millième de pour cent ou même moins doit être exprimée à l’aide de chiffres de 5 ou 6 décimales.

Un cent-millièmc de pour cent, ce n’est pas grand-chose. Si une roche donnée s’avérait contenir une proportion aussi infime d’un élément quelconque, il faudrait traiter dix mille kilogrammes pour en extraire 1 gramme de l’élément en question. Voilà pourquoi il serait absurde de vouloir extraire de l’or de la blende, bien que sa présence y soit indiscutable.

Il est clair qu’en l’absence de méthodes d’analyse aussi perfectionnées, nous ne serions pas en mesure de prouver l’omniprésence des éléments chimiques.

Il a certes fallu parvenir à une virtuosité peu commune pour arriver à déceler la présence d’un élément et à en déterminer la quantité alors que sa proportion ne dépasse pas quelques dix-millièmes ou cent-millièmes de pour cent. Cette virtuosité n’a pas été inutile car la faculté de manier les quantités de matière infinitésimales a valu à la science des découvertes telles que même dans des centaines d’années on les qualifiera encore d’étonnantes. Le lecteur le plus pointilleux ne m’accusera pas d’avoir employé ce qualificatif à la légère lorsqu’il aura fait connaissance avec les problèmes traités dans les chapitres qui suivent.

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