DU GRAND DANS DU PETIT

Qu’y a-t-il de commun ?

Commençons par deux histoires.

Sur les cartes de visite d’Eugène O’Winstern, en lettres d’or, s’étalait le mot « négociant ». Les pilotes du port, parfaitement au courant de la véritable activité d’O’Winstern et peu habitués aux bonnes manières, l’appelaient « mercanti », terme quelque peu désobligeant mais certainement plus juste. Le même souci de justice nous conduit à ajouter qu’Eugène O’Winstern ne brillait pas par son intelligence. Il est vrai qu’il compensait cette lacune par son effronterie. C’était d’ailleurs la seule chose dont le « négociant » londonien disposât encore en 1937, car sa dernière opération, l’achat de blé canadien sur pied, lui avait coûté toute sa fortune.

Voilà pourquoi O’Winstern avait décidé de se rendre en Inde avec un chargement de machines-outils, comptant bien que leur vente lui permettrait de renflouer ses finances. Eugène ne comprenait pas grand-chose aux machines-outils mais il en savait encore moins sur l’Inde. A vrai dire, à part qu’on en importe des bananes et la malaria, le « négociant » ne connaissait rien de l’immense pays vers lequel il naviguait avec son chargement.

Il serait superflu de décrire les premières impressions d’Eugène O’Winstern en débarquant en Inde. Notre but en présentant ce personnage n’est certainement pas de familiariser le lecteur avec les bars et les bureaux de Bombay ; or, notre héros ne fréquentait aucun autre lieu. Aussi, allons-nous dire d’emblée ce qu’il vit dans la cour de la gare de marchandises de Delhi.

Le spectacle était désolant. Quand la petite équipe de débardeurs eut déchargé la première machine-outil d’un wagon, O’Winstern s’aperçut immédiatement que de toutes les fentes de la caisse s’échappait un liquide brun. Inquiet, le « négociant » donna immédiatement l’ordre d’ouvrir la caisse : seule l’épithète pitoyable peut qualifier ce qui s’offrit alors à sa vue.

Les machines-outils n’étaient plus qu’un amas de ferraille. La rouille formait sur les parties métalliques une couche tellement épaisse qu’on les aurait crues recouvertes de neige brune.

Eugène O’Winstern se précipita vers une des machines-outils, saisit une pièce mais celle-ci se détacha aussitôt et tomba à terre avec un bruit mat. Quand on eut déballé les vingt autres caisses, on put voir que l’état des autres machines n’était guère plus brillant.

Qui ou quoi blâmer ? L’ignorance crasse d’O’Winstern qui ne savait même pas que des objets métalliques destinés à un long transport devaient préalablement être enduits d’une épaisse couche de graisse ? Le chef du service des transports de marchandises par voie ferrée de l’Inde, par la faute duquel les machines-outils étaient restées deux mois à traîner dans le port de Bombay en attendant d’être expédiées sur Delhi ? L’air indien chaud et humide à en être gluant ?

Eh bien, non, l’infortuné « négociant » s’en prit plus directement à l’associé de son « négoce », c’est-à-dire à Dieu. Proférant à l’adresse du Seigneur des malédictions capables de frapper d’embolie le missionnaire le plus flegmatique, Eugène ne cessait de flâner à travers la ville en attendant que de la résidence du gouverneur lui parvienne la réponse dans lequel il sollicitait l’octroi d’une allocation de rapatriement.

Au cours d’une de ces promenades l’attention d’O’Winstern fut attirée par la célèbre colonne de Delhi. L’énorme obélisque, entouré de croyants, se dressait au centre d’une grande place. Pour passer le temps, Eugène se fraya un chemin parmi la foule des Hindous marmottant des prières sans fin et jeta un regard distrait sur la colonne. A force d’y appliquer leurs lèvres, les croyants avaient fini par en polir la base qui avait pris un ton mat, tandis que la partie supérieure était lisse comme une table d’apparat. O’Winstern posa son doigt sur la colonne… puis la frappa de la paume et… du poing. La colonne était en fer. Oui, il ne pouvait y avoir aucun doute là-dessus, elle était en fer ! Mais, comment diable le métal s’y conservait-il intact ?

Les Indiens avaient dû ajouter quelque chose à l’alliage ? Mais quoi ?

La réponse à cette dernière question, le « négociant » londonien tenta vainement de l’obtenir au cours de la semaine qui suivit. Mais quand il reçut sa modeste allocation et un billet pour un bateau en partance pour Londres quatre jours plus tard, Eugène se décida.

La nuit même, il se procura une scie à métaux et, tremblant de peur, scia un petit morceau de fer de la base de la colonne et le dissimula tout au fond de son sac de voyage. Il pensait qu’à Londres on ne manquerait pas de l’aider à découvrir en quoi était faite la colonne, quelle était la substance qu’on y avait ajoutée et qui empêchait le fer de rouiller !

Six semaines plus tard, O’Winstern expédiait le morceau de fer à un laboratoire londonien en vue d’analyse. L’échantillon était accompagné d’une lettre qu’Eugène rédigea en des termes dont l’astuce le surprit lui-même : il priait le laboratoire d’analyser un échantillon du fer qu’il se proposait d’utiliser pour son coffre-fort.

Lorsque, au lieu de l’analyse attendue, O’Winstern reçut une invitation à se présenter au laboratoire, il se tint sur ses gardes : évidemment on chercherait à savoir où il s’était procuré cet alliage remarquable ; mais on ne l’aurait pas, il garderait le silence.

Or, le chef du laboratoire, le professeur Hall, un homme chétif et portant lunettes, se confondit en excuses devant O’Winstern tout éberlué par cette amabilité inouïe et demanda à l’honorable gentleman où il s’était procuré un échantillon de fer d’une pureté aussi extraordinaire. Le professeur ajouta qu’il effectuait des analyses depuis déjà trente ans, mais que c’était la première fois qu’il avait affaire à un échantillon ne contenant pas la moindre impureté, le fer étant pur, ab-so-lu-ment pur.

Son espoir d’entreprendre la fabrication d’alliages capables de résister au climat humide de l’Inde ayant été réduit à néant, Eugène s’occupa d’achat et vente d’articles de contrebande, ce qui lui valut d’échouer rapidement en prison.

Quant au professeur Hall, il communiqua lors de l’une des séances du conseil de son institut les résultats de l’analyse d’un échantillon de fer d’origine inconnue dans lequel il n’avait pas réussi à trouver d’impuretés, ce fer étant pur, ab-so-lu-ment pur !


Dans les années vingt, au monastère de Kiévo-Pétchorskaïa Lavra, apparut un certain père Jonas. La renommée de ce moine au nom biblique et à la barbe vénérable s’étendit bientôt à tout Kiev et à de nombreuses lieues alentour. Ainsi que l’annonçaient en caractères ornés des avis affichés aux portes du monastère, le père Jonas soignait quotidiennement les fidèles atteints de « maux internes », à l’aide d’eau qu’il avait bénite de ses propres mains.

Les propriétés « médicinales » de cette eau attiraient des dizaines de malades et bientôt, aux heures de consultation du père Jonas, la cour du monastère vint à ressembler au célèbre marché bessarabien de Kiev aux heures d’affluence.

La publicité faite par les Saints pères attira au monastère même certains malades n’ayant encore jamais eu affaire à la religion.

Ce succès obligea la rédaction du journal komsomol à s’intéresser au nouveau guérisseur. C’est pourquoi, un jour d’avril, parmi les malades massés autour du monastère, se trouvait Nicolas Karlychev, un collaborateur du journal. Nicolas était venu là sans but défini. Il avait d’abord décidé d’observer simplement les malades et, par la même occasion, le faiseur de miracles. Mais quand le célèbre guérisseur eut fait son apparition parmi la foule, qu’il bénit d’un large geste de la main, Nicolas eut une idée : pourquoi ne se dirait-il pas malade lui aussi ? Ce qu’il fit sur-le-champ. Se courbant bien bas et gémissant exagérément, Karlychev prit place dans la longue file d’attente. En approchant du père Jonas, Nicolas, comme tout le monde, baisa, ou plutôt fit semblant de baiser, la main du faiseur de miracles, et après avoir reçu sa bénédiction et un petit flacon d’eau bénite, prit de nouveau place dans la colonne. Ce jour-là, Karlychev obtint trois flacons d’eau. Le lendemain il en obtint quatre et les jours suivants cinq encore. Il possédait donc maintenant 12 flacons d’« eau à propriétés curatives », soit un litre en tout.

Nicolas alla porter son butin au professeur Bobrychev, un célèbre spécialiste de Kiev des maladies internes. Le professeur examina l’eau « sacrée » à la lumière, la goûta et déclara catégoriquement qu’elle provenait du Dniepr et ne contenait rien d’autre de plus que la « grâce de Dieu ».

Tout ceci ne prit pas plus d’une demi-heure au professeur, mais Karlychev passa les trois heures suivantes à le convaincre d’essayer l’eau sur l’un de ses malades. Bobrychev refusait énergiquement, alléguant que l’absorption d’eau du Dniepr ne pouvait produire le moindre effet. Mais Nicolas insistait, désirant s’assurer le témoignage d’une aussi haute compétence que Bobrychev pour renforcer sa thèse sur l’entière inefficacité de l’eau sacrée. Après trois heures, Bobrychev, jetant un regard impatient sur sa montre, finit par donner son accord.

Trois semaines plus tard, Karlychev revint à la clinique de Bobrychev. Son article était déjà prêt. Les conclusions du professeur Bobrychev y tiendraient une place substantielle. Les Kiéviens ne manqueraient d’être impressionnés par le témoignage de Bobrychev. Quant aux conclusions du professeur, leur nature ne faisait aucun doute.

Le professeur reçut Nicolas dans son cabinet mais, à la différence de la fois précédente, au lieu de rester assis dans son fauteuil, il arpentait la pièce à pas rapides en fuyant le regard de Nicolas.

Il déclara au reporter d’une voix coupable qu’il avait fait l’essai de la « préparation », de « l’eau », corrigea-t-il, sur deux malades souffrant d’une vieille gastrite et sur un autre atteint d’une ulcère et dans les trois cas il avait constaté, non pas la guérison certes, mais une indéniable amélioration. Voilà. Après quoi le professeur eut un geste désabusé comme pour s’excuser, marmonna quelque chose sur les inexplicables mystères de la nature et laissa Nicolas seul, en proie à une extrême perplexité.

Une seconde analyse chimique effectuée cette fois avec un soin méticuleux confirma que l’eau était tout à fait identique à celle du Dniepr. Cependant l’analyse bactériologique révéla une absence de microbes presque absolue, mais cela pouvait être dû au fait qu’elle avait été bouillie.

Soudoyé, un servant du monastère se montra assez loquace. Il déclara qu’il apportait chaque jour neuf seaux d’eau dans la cellule du père Jonas. Celui-ci versait l’eau dans un grand baquet au fond duquel se trouvait « tout un tas » de pièces d’argent. Le servant n’en savait pas davantage.

L’article devant exposer la fraude du « saint guérisseur » ne put donc paraître à cette époque. Il ne fut publié que trois ans plus tard. Sa publication fut permise par certaines circonstances dont il sera question dans les chapitres suivants.


Voilà donc terminées les deux histoires que j’ai cru devoir présenter au lecteur. Je prévois deux questions tout à fait légitimes : pourquoi parle-t-on d’un trafiquant malchanceux et d’un saint imaginaire dans un livre consacré aux problèmes de la chimie moderne ; en supposant même que l’auteur les ait introduites simplement afin de distraire le lecteur, qu’y a-t-il de commun entre elles ?

Une substance pure . . . C’est difficile a obtenir

Le chapitre précédent concernait la chasse opiniâtre et inlassable dont les matières infinitésimales ont fait l’objet de la part des chimistes. Atome par atome, microgramme par microgramme, ceux-ci ont patiemment rassemblé des closes d’éléments chimiques excessivement réduites. Ces « chasseurs » savaient que les microgrammes de nouveaux éléments isolés par eux apporteraient à la chimie des « tonnes » de renseignements extrêmement précieux.

Dans ce qui suit nous aurons de nouveau affaire à des chimistes « chasseurs ». Et comme précédemment il sera question de chasse aux quantités de substance réduites et infiniment petites.

Mais dans le présent chapitre les « chasseurs » devront rechercher les quantités réduites de substances afin, non pas de les amasser, mais au contraire de les éliminer de la matière étudiée.

En procédant par ordre, il nous faut sans doute commencer par le chimiste Kohlrausch, célèbre savant allemand de la fin du siècle dernier. Il consacra plusieurs années de son activité scientifique à … la distillation incessante d’un vase à un autre de la même portion d’eau.

Au bout de quatre ans le directeur de l’institut où travaillait Kohlrausch hésitait à faire entrer ses invités dans le laboratoire du chercheur, sachant qu’il se trouverait toujours un plaisantin pour faire allusion à l’Académie des sciences de Laputa.

Mais les amateurs des Voyages de Gulliver avaient grand tort de faire assaut d’esprit. A la différence des savants de l’île volante de Laputa, Kohlrausch poursuivait des objectifs véritablement scientifiques : l’obtention d’une eau aussi pure que possible.

Mais la purification de l’eau est-elle chose si difficile qu’il soit nécessaire de lui consacrer plusieurs années ?

Prenons un exemple des plus ordinaires dans l’activité quotidienne du chercheur chimiste. Admettons que celui-ci ait besoin d’eau pure. Pas aussi pure sans doute que celle que cherchait à obtenir Kohlrausch et que finalement il obtint ! Simplement d’eau propre pour préparer une solution de quelque substance, de préférence libre d’impuretés.

Du robinet il fait couler dans une cornue de l’eau qui, à son point de vue de chimiste, est non seulement sale mais boueuse. Cette eau contient une grande quantité de divers sels de sodium, potassium, calcium et magnésium. Pendant son passage dans les tuyauteries, l’eau s’est également chargée d’une grande quantité de fer, imperceptible certes au palais de celui qui la boit mais largement suffisante pour que le chimiste puisse en détecter la présence à l’aide de sulfocyanate de potassium. La quantité de chlore ajoutée dans l’eau à la station de purification est suffisante pour que l’addition de quelques gouttes d’azotate d’argent lui donne un aspect laiteux révélant la précipitation de chlorure d’argent. En outre l’eau renferme une quantité considérable (toujours du point de vue du chimiste) de substances organiques : minuscules débris végétaux, bactéries, etc. L’eau du robinet contient en solution non pas une grande mais une énorme quantité d’air. On peut s’en assurer en observant un verre d’eau froide tirée du robinet : il se dépose sur les parois du verre un grand nombre de petites bulles d’air.

L’eau ne contient-elle pas également du gaz carbonique en solution ? Et du gaz sulfureux, que les eaux des rivières absorbent ne fût-ce qu’en quantité insignifiante en coulant à proximité de n’importe quelle usine utilisant le charbon comme combustible ? Et du phénol que le chef d’entreprise de quelque usine chimique a, par coupable négligence, fait déverser dans l’eau de la rivière quelque part en amont ? Bref, on peut dire que l’eau du robinet en question contient, outre de l’hydrogène et de l’oxygène, un bon tiers au moins des éléments de la classification périodique de Mendéléev. Quand bien même toutes ces impuretés seraient inoffensives pour l’homme buvant cette eau, elles gênent le chimiste. Aussi doit-il les éliminer.

Il commence par faire bouillir l’eau avec une solution alcaline de permanganate de potassium pour oxyder la plupart des substances organiques qu’elle contient. Puis il fait bouillir l’eau de nouveau avec une solution acide de permanganate, de façon à éliminer définitivement toutes les matières organiques. L’eau doit être ensuite distillée. On la débarrasse ainsi de la plupart de ses impuretés, c’est-à-dire des sels métalliques et d’une partie considérable de l’air. L’eau distillée ainsi obtenue est loin d’être pure : elle contient encore une quantité relativement importante d’air et presque tout son gaz carbonique. Comme toutes ces opérations s’effectuent dans des récipients de verre, l’eau renferme beaucoup de soude caustique et d’acide silicique en provenance du verre.

On fait à nouveau bouillir cette eau distillée pendant plusieurs heures pour éliminer au maximum les gaz qu’elle contient, y compris le chlore, puis on la verse dans un alambic. Cet appareil et le récipient destiné au distillât sont en platine, le réfrigérant où se condensent les vapeurs d’eau étant en étain. Ces métaux sont presque insolubles dans l’eau. Il convient de prendre des précautions pour éviter que l’eau n’entre en contact avec l’air, car elle absorberait alors à nouveau de l’oxygène, de l’azote et du gaz carbonique. L’eau ainsi obtenue est de l’eau dite bi-distillée. Assez ! Cette eau, le chimiste peut déjà s’en servir.

La lecture du processus de la purification de l’eau a sans doute pris plusieurs minutes au lecteur. On peut donc aisément se représenter le temps nécessaire à l’exécution de ces opérations.

Et cependant, l’eau obtenue par les procédés ci-dessus n’est pas tellement pure. Pour s’en assurer il suffit d’y plonger des électrodes reliées à une source de courant électrique. L’aiguille de l’appareil indiquera que le courant électrique passe, ce qui ne devait pas se produire puisque l’eau n’est pas un électrolyte. Donc, nous n’avons pas réussi à éliminer toutes les impuretés. Sans doute la conductance de notre eau n’est-elle pas très élevée, de l’ordre de 10–6 mhos. Kohlrausch, lui, qui avait effectué des opérations de purification beaucoup plus poussées, avait réussi à obtenir une conductance cent fois moindre : son eau était donc beaucoup plus pure. Mais il suffisait de la laisser pendant quelques minutes dans un récipient ouvert pour que sa conductance augmentât rapidement car il s’y dissolvait du gaz carbonique de l’air.

Ce que je viens de dire à propos de l’eau concerne également n’importe quelle autre substance, dans la plupart des cas les opérations de purification étant encore plus longues et plus minutieuses que pour l’eau.

Les substances absolument pures n’existent pas dans la nature. Tout composé quel qu’il soit contient toujours des quantités plus ou moins importantes de substances étrangères. En fonction du perfectionnement des méthodes d’analyse, les chimistes sont en mesure d’obtenir des renseignements de plus en plus détaillés sur la quantité des impuretés présentes dans la substance étudiée et sur leur nature. Mais les éliminer est chose plus difficile.

Il convient d’ajouter que cela est d’ailleurs souvent inutile. A quoi bon recourir à de subtiles opérations, dépenser beaucoup de temps et de coûteux réactifs chimiques pour la seule satisfaction de dire qu’on a obtenu un composé d’une pureté de 99,999 au lieu de 99,99. Une décimale de plus n’en vaut pas vraiment la peine en l’occurrence.

Aussi aucun chimiste n’a-t-il jusqu’à présent cherché à obtenir des substances absolument pures. A ce propos le moment est venu de raconter une histoire qui fit sensation parmi les chimistes.

C’est ainsi que surgissent les problèmes…

Après avoir écrit le mot « sensation », je me suis demandé si ce terme était bien exact pour qualifier la façon dont la découverte fut accueillie dans les publications parues à l’étranger dans les années 20. Apparemment, oui. De même que toute sensation, après avoir commencé par susciter une agitation d’ailleurs assez considérable dans les milieux scientifiques et pseudoscientifiques, cette découverte sombra dans l’oubli avec une inconcevable rapidité et vingt ans après on n’en trouvait pas la moindre mention même dans les manuels les plus complets. Pourquoi ? Peut-être parce que les faits décrits dans quelques courts articles parurent par trop invraisemblables aux chimistes des années 20. La réputation des sérieuses revues scientifiques publiant ces articles forçait le respect mais la pratique séculaire des physiciens et chimistes les contraignait à se demander s’il ne s’agissait pas d’une mystification. Tout bien considéré, d’éminents professeurs en venaient à la même conclusion évidente : c’était à n’y rien comprendre. Et comme il arrive souvent, plutôt que de chercher à élucider les causes de ces faits étonnants, on préféra les oublier.

S’il est bien difficile de purifier soigneusement une substance, la conserver dans cet état est encore plus malaisé. Des ennemis la guettent de tous côtés : il peut s’y mêler une goutte d’un composé étranger, de la cendre tombant de la pipe du chercheur, du vernis à ongle de son assistante, du pollen pénétrant par la fenêtre ouverte et de quantité d’autres substances de toutes sortes. Il est particulièrement difficile de préserver les substances pures du contact de l’air et de l’humidité atmosphérique. Car l’air pénètre partout, il n’y a pas moyen de lui échapper !

Voilà pourquoi les substances purifiées sont conservées dans des récipients hermétiquement clos.

C’est ce que fit le chimiste anglais Baker lorsqu’en 1908 il résolut de conserver, dans un tube de verre, de l’anhydride azotique, liquide qui bout à une température de +3°,5, en y ajoutant du pentoxyde de phosphore. En effet, lors de l’obtention de l’anhydride azotique l’expérimentateur y avait accidentellement mêlé une certaine quantité d’eau. Or, le pentoxyde de phosphore a pour l’eau une affinité exceptionnelle. Peu de composés sont aussi avides d’eau que cette poudre blanche.

Cinq années plus tard, Baker se rappela avoir rangé un tube hermétiquement clos contenant de l’anhydride azotique car il en avait alors justement besoin pour quelque expérience. Le procédé qu’utilisent habituellement les chimistes pour purifier un liquide est la distillation. Pour séparer l’anhydride azotique du pentoxyde de phosphore, Baker versa le liquide dans un alambic et se mit à le chauffer.

…Ce jour-là, les passants de Slough lane purent voir un homme d’un certain âge sortir de l’institut en discutant avec animation avec lui-même, le visage empreint de la plus profonde perplexité.

Baker avait certes toutes les raisons d’être étonné ! Pour commencer tout se déroula normalement : le matras contenant l’anhydride et le récipient destiné à recueillir le distillât furent placés dans de la glace. Puis Baker attendit que l’anhydride fût porté à ébullition sous l’action de la température ambiante. Dix minutes se passèrent, puis vingt, mais la distillation ne se produisait pas. Tout en parlant à son collaborateur, Baker jeta machinalement un coup d’œil sur le thermomètre immergé dans le liquide et s’arrêta au milieu d’une phrase. Le thermomètre indiquait 20°, c’est-à-dire exactement la température ambiante. D’après tous les ouvrages existants, l’anhydride azotique aurait dû bouillir depuis longtemps, or le liquide n’avait pas changé d’aspect. Haussant les épaules en réponse à la muette interrogation de son assistant, Baker commença à chauffer le matras avec précaution. Rien n’y fit : le liquide bleu ne bougeait toujours pas.

30°… 35°… 40°… La distillation ne commença qu’à 43°. En dépit de tous les manuels, l’anhydride azotique se mettait à bouillir à une température de 40° supérieure à la normale.

« Je me suis peut-être trompé de substance », pensa Baker. Il en fit donc l’analyse sur-le-champ et dut se rendre à l’évidence : c’était bien de l’anhydride azotique absolument pur, 100% pur ! On procéda de nouveau à la distillation : 43°. C’était invraisemblable !

A la table voisine, l’assistant, dont le regard revenait constamment au mystérieux matras, préparait fiévreusement de l’anhydride azotique à partir d’acide azotique. Par son aspect, le liquide bleu bientôt obtenu ne se distinguait en rien de celui que contenait le matras voisin. Quelle en serait la température d’ébullition ? Le thermomètre indiquait 3°,5. C’était exact. On effectua de nouveau la distillation du premier liquide : 43°.

Baker pria son assistant de fermer hermétiquement les récipients contenant les deux liquides, s’habilla et sortit. Il ne pouvait plus rester dans son laboratoire face à cette inquiétante énigme.

Pourquoi le chimiste anglais était-il aussi perplexe ? Ces quelques 40 degrés devaient-ils provoquer un trouble aussi profond ?

Certainement ! Car…

Les quantités constantes sont-elles constantes ?

… Car toute substance, ainsi que tout composé chimique, possède des propriétés physiques et chimiques bien définies.

Que l’on puise de l’eau dans l’Océan Indien, un marais boueux, la banquise ou une flaque d’eau, elle gèlera toujours à 0° et se mettra à bouillir à 100°, quelle que soit son origine.

Le benzène extrait de la houille par distillation ne se distingue en rien du benzène synthétique, obtenu à partir de l’acétylène par exemple.

Je ne sais si l’on peut même employer le terme d’axiome pour qualifier le fait suivant, tellement il est évident : un composé chimique donné possède une température d’ébullition constante, un point de fusion constant, une densité constante, etc. D’ailleurs cette règle sert de base aux procédés utilisés pour éliminer les impuretés des substances. Si l’on veut obtenir de l’acide acétique pur, par exemple, on en élimine les impuretés jusqu’à ce que la température de fusion atteigne 16°,6. Le chercheur peut alors être certain d’avoir de l’acide acétique pur. Si, en distillant une substance quelconque, le chimiste s’aperçoit qu’à pression atmosphérique normale elle bout à 110°,8 par exemple, il peut être sûr qu’il s’agit du toluène.

Or, voici que l’axiome devenait théorème. Le fait qu’à tout corps correspondent des propriétés bien définies restait encore à démontrer.

Il existe toute une série de substances dont les chimistes se servent presque quotidiennement en laboratoire. Leurs températures d’ébullition et de fusion ont été déterminées avec un soin tout particulier. Jetez un coup d’œil dans le manuel le plus succinct, vous y trouverez les données suivantes : le benzène bout à 80°, l’alcool à 78°,4, le brome à 59°, l’éther diéthylique à 35°.

Bref, les constantes physiques de ces corps sont fort bien connues. Aussi est-ce par eux que Baker décida de commencer la série d’expériences suivante.

Expérience sur quoi ? Le chercheur aurait-il réussi à comprendre la raison d’un aussi invraisemblable comportement de l’anhydride azotique ?

Non, pas encore, mais on se doutait de quelque chose et on suspectait l’eau d’être « coupable ».

Le lecteur sait maintenant ce qu’il en coûte au chimiste pour obtenir un corps pur. Il est évident que plus une substance est pure, plus elle est difficile à obtenir. On peut soigneusement éliminer les impuretés inorganiques d’un corps organique. Il est beaucoup plus malaisé mais cependant possible de faire de même pour toutes les impuretés organiques. Mais comment éliminer l’air et surtout la vapeur d’eau que ce corps contient ?

Lorsqu’il tenta de purifier du benzène, du brome, du bisulfure de carbone, de l’alcool et d’autres substances, Baker savait donc déjà qu’il ne parviendrait pas à en éliminer les infimes traces d’eau en provenance de l’air.

La raison majeure était que tous les composés chimiques décrits jusqu’alors, quelle que soit leur pureté, contenaient nécessairement une certaine quantité d’eau si infime fût-elle. Le but de l’expérience était d’obtenir plusieurs corps absolument purs. A cet effet, à des liquides soigneusement purifiés par les procédés habituels on ajouta du pentoxide de phosphore et le tout, versé dans des tubes de verre hermétiquement clos, fut mis de côté dans un placard du laboratoire.

La première inscription du registre de l’expérience date du 27 novembre 1913 et les suivantes de janvier… mars… juin… 1914. Puis elles furent interrompues.

La première guerre mondiale venait de commencer. En ces temps troublés, Baker ne pensait plus à ses tubes de verre. Les gouvernements impérialistes exigeaient des chimistes de nouvelles formules d’explosifs et de gaz de combat mortels. Voilà pourquoi Baker ne retrouva ses tubes que neuf ans après les avoir hermétiquement fermés et rangés.

Questions, questions…

Les tubes ne furent débouchés qu’en 1922. On prit des précautions exceptionnelles pour empêcher la moindre pénétration d’humidité : les récipients furent soigneusement séchés et les extrémités des tubes brisées dans du mercure.

Les résultats dépassèrent les espérances les plus optimistes.

On commença par distiller du benzène. Comme on le sait, le benzène « ordinaire » bout à 80°, mais celui obtenu par Baker ne bouillait qu’à 106°. Après cela on n’eut guère le loisir de s’étonner car Baker et ses collaborateurs ne cessèrent d’inscrire sur le registre du laboratoire de nouveaux faits surprenants : la température d’ébullition de l’éther atteignait 83° au lieu de 35°, celle du brome 118° au lieu de 59°, du mercure 459° au lieu de 357°, du bisulfure de carbone 80° au lieu de 46°, de l’alcool 138° au lieu de 78°,4.

Des résultats similaires furent obtenus avec d’autres liquides soumis à une déshydratation prolongée. Les recherches portèrent sur onze substances en tout.

Lorsque, plusieurs jours plus tard, ces faits nouveaux furent communiqués par Baker à ses collègues du monde scientifique, ils y furent accueillis de façons très diverses : certains s’esclaffèrent tant ces nouvelles leur parurent absurdes, d’autres prirent un air entendu, haussant les épaules dès que Baker s’éloignait d’eux, d’autres encore, les plus « perspicaces », dirent au savant :

— Vous me surprenez, mon cher collègue ! Ne voyez-vous pas que vous êtes en présence d’un phénomène de surchauffe tout à fait ordinaire au cours duquel une substance très pure peut se maintenir quelque temps à l’état liquide au-dessus de sa température d’ébullition ?

— Il ne peut être question de surchauffe, messieurs, rétorquait Baker. Primo, le fond du matras contenant la substance à distiller était garni de morceaux de porcelaine poreuse ce qui, comme on le sait, élimine toute possibilité de surchauffe. Secundo, quelle est la nature de l’ébullition dans un cas de surchauffe : le liquide ne change pas d’aspect tant que la température d’ébullition n’a pas été dépassée de plusieurs degrés puis il se met à bouillir d’un seul coup avec une intensité considérable, le contenu du matras tout entier formant une écume abondante. Dans mes expériences, mes chers collègues, l’ébullition a été tout à fait modérée, et la distillation également. En outre, n’oubliez pas que la surchauffe ne dépasse généralement pas trois ou quatre degrés, dix au maximum, alors qu’ici on a affaire à soixante-dix ou même quatre-vingt degrés ! Non, messieurs, il ne s’agit pas de surchauffe !

Ces « messieurs » voyaient d’eux-mêmes qu’il ne pouvait effectivement être question de surchauffe. Ceci mettait généralement fin aux discussions scientifiques et l’on passait à des thèmes de conversation plus ordinaires.

Ainsi donc, on se trouvait en présence d’une nouvelle et remarquable découverte scientifique et tout aurait été très bien, parfait même si… Baker avait lui-même compris la raison pour laquelle la déshydratation prolongée d’une substance avait des conséquences aussi surprenantes et incompatibles avec les notions scientifiques courantes.

Pour couronner le tout, de nouveaux faits furent découverts quelques jours plus tard. On s’aperçut que les substances soumises à une déshydratation prolongée changeaient également de température de fusion. Le souffre octaédrique fondait à 117°,5 au lieu de 112°,8, l’iode à 116e au lieu de 114°. Les températures de congélation des liquides s’élevaient et pour le brome et le benzène elles étaient respectivement de 2°,8 et 0°,6 supérieures à la « normale ».

Comme on le voit, il y avait là de quoi être troublé. D’une part, il y avait l’énorme masse de faits accumulés par de nombreuses générations de milliers de chimistes ; d’autre part, un fait absolument patent qui avait été observé et reproduit plus d’une fois en laboratoire. Que fallait-il donc croire ? Chaque corps possède-t-il effectivement des propriétés bien définies ? D’ailleurs, si une substance soumise à dessiccation contient une certaine humidité il ne s’agit plus d’une substance isolée. Mais pourquoi tous les chercheurs avaient-ils toujours obtenu lès mêmes valeurs pour les propriétés du benzène par exemple, et que seule une dessiccation d’une durée de plusieurs années entraînait un changement de propriétés ? Les questions ne manquaient pas…

Il convient de se pencher sur tous ces faits d’une façon systématique et de voir ce qu’il y a de clair.

Pas grand-chose à vrai dire. Il est indéniable que les phénomènes décrits plus haut sont dus à l’élimination d’humidité, puisqu’ils sont produits par le pentoxyde de phosphore ou d’autres substances du même genre possédant une grande avidité pour l’eau. Ceci est attesté par le fait suivant : si on laisse les substances déshydratées au contact de l’air, ne fût-ce que pour cinq minutes, leur température d’ébullition se met à décroître rapidement pour revenir à la normale (est-elle vraiment normale, peut-être la température la plus élevée est normale ?…). Cela est dû à l’absorption rapide par ces liquides de l’humidité de l’air, car si les liquides déshydratés sont placés dans une atmosphère privée d’eau, ils conservent leurs propriétés.

En outre, on voit maintenant la raison pour laquelle le phénomène appelé par Baker « effet de dessiccation » dépendait d’une déshydratation aussi prolongée (cinq, voire neuf ans !). D’après l’une des plus importantes lois de la chimie, la loi d’action de masse, la vitesse d’une réaction chimique est proportionnelle à la concentration des réactifs.

Quelle pouvait donc être la concentration initiale d’eau dans le benzène mélangé à du pentoxyde de phosphore ? C’est difficile à préciser, mais guère plus d’un millième pour cent. La dessiccation provoquait une diminution de cette quantité, rapide pour commencer, puis de plus en plus lente, le pourcentage tombant successivement à un millionième pour cent, un dix millionième, un cent millionième… Il s’ensuivait un ralentissement de la réaction entre le pentoxyde de phosphore et l’eau contenue dans le benzène. Un cent millionième pour cent… L’introduction d’une quantité aussi infime dans le produit déterminant la vitesse de la déshydratation donne un résultat évidemment très faible.

Voilà pourquoi des années sont nécessaires à la déshydratation complète du benzène et d’autres liquides.

Ainsi, certains aspects des phénomènes observés par Baker devenaient compréhensibles ou presque. Mais toutes les questions énumérées précédemment restaient sans réponses. Le plus grave était qu’on ne savait pas du tout de quel côté il convenait de les chercher.

C’est alors qu’on se mit à parler de « sensation ». Pour qu’il y ait sensation, il n’est pas indispensable que les journaux portent d’énormes manchettes et que les vendeurs s’égosillent à tous les coins de rues. La sensation peut prendre la forme de questions posées par les auditeurs d’un exposé scientifique étonnés, de chuchotements significatifs de la part des collègues, du ton particulièrement nerveux des articles consacrés à la découverte sensationnelle en question. A vrai dire, des circonstances même aussi exceptionnelles ne justifiaient pas tant d’émoi.

Dans les établissements où s’imprimaient les sévères revues scientifiques, celles qui ouvraient leurs colonnes à la polémique soulevée autour de la découverte de Baker appartenaient précisément à cette catégorie, le caractère typographique le moins employé était sans doute jusqu’ici le point d’exclamation car il n’est pas de bon ton de se laisser aller à l’émotion dans des écrits scientifiques. Le lecteur peut consulter n’importe quel tome des comptes rendus de la Société de chimie britannique, qui publia en son temps les principaux articles de Baker, la collection 1928 par exemple. Je suis absolument certain qu’il aura beau chercher, il ne trouvera pas un seul point d’exclamation dans cette volumineuse collection pesant dans les cinq kilos. Aussi peut-on aisément imaginer la consternation des ouvriers typographes chargés de la composition des articles consacrés à la discussion de « l’effet de dessiccation ». Les pages de certains d’entre eux fourmillaient littéralement de points d’exclamation. Les pauvres typographes ne savaient plus où se procurer en nombre suffisant ces caractères devenus soudain si précieux.

Un auteur particulièrement expansif crut devoir terminer son article par un mot signifiant « délire », ou quelque chose d’approchant, suivi de quatre points d’exclamation !

Personnellement, je n’ai pas eu l’occasion depuis de retrouver dans des revues scientifiques d’autres articles contenant des jugements et des épithètes aussi catégoriques et définitifs que « supergénial » et « superficiel », « génie » et « médiocre », « sagacité » et « spéculation », etc.

Il est bien compréhensible que les résultats des expériences de Baker aient provoqué un étonnement et une polémique aussi intenses parmi les savants des années 20. Même actuellement, plus de quarante ans après cette découverte, le lecteur se demande sans doute pourquoi la présence d’une insignifiante quantité d’eau exerce une influence aussi magique.

On comprend également pourquoi cette découverte causa une telle sensation et pourquoi elle fut si vite oubliée. En effet, peu de chimistes se hasardèrent à répéter ces expériences : il en faut de la patience pour mener à bien des recherches nécessitant neuf ans ! Mais les chimistes sont légion. Aussi se trouva-t-il tout de même des enthousiastes qui, tranquillement et sans fougue polémique, tentèrent de vérifier les données expérimentales du savant anglais.

Quelques années plus tard…

Quelques années plus tard, un certain nombre de travaux consacrés à « l’effet de dessiccation » firent leur apparition dans l’immense océan des écrits de chimie. Certains détails furent précisés ; or, dans la science il n’est rien d’aussi important que les détails !

Comme il aurait été plutôt ennuyeux d’attendre plusieurs années avant d’obtenir le mystérieux effet provoqué par une dessiccation complète, le chimiste d’Amsterdam Smits s’efforça de réduire ce délai. Il fallait que la substance initiale à déshydrater contienne déjà le moins d’eau possible. Smits établit que la majeure partie de l’eau se trouvant dans la substance à déshydrater provenait des microscopiques tubes capillaires dans le verre des récipients renfermant ces liquides. Les méthodes de déshydratation habituelles sont incapables d’éliminer l’eau de ces tubes capillaires, aussi Smits consacra-t-il un certain nombre d’articles à décrire un subtil procédé permettant d’éliminer les tubes capillaires du verre des récipients et de pomper l’air contenant l’eau d’évaporation. Les efforts des expérimentateurs furent couronnés de succès : ils réussirent à réduire sensiblement la quantité d’eau présente dans la substance à déshydrater. On ne sait pas exactement de combien : à l’époque les chimistes n’en étaient qu’à la sixième décimale et ne pouvaient donc mesurer des quantités d’eau aussi infimes. Mais l’important c’est qu’ils étaient parvenus à réduire la durée nécessaire à l’obtention de « l’effet de dessiccation » à un an et même, dans certains cas, à neuf mois.

Un autre chimiste, Meili, prouva que le temps nécessaire à la déshydratation pouvait être considérablement réduit si on conservait à une température élevée les récipients hermétiquement clos contenant les substances en contact avec du pentoxide de phosphore. L’idée était excellente puisque, comme on le sait, une élévation de température accélère les réactions chimiques.

Tels sont donc les deux petits courants de travaux consacrés aux substances extra-pures que j’ai réussi à découvrir dans le vaste océan des écrits de chimie de l’époque. Ces deux courants persistèrent pendant quelque temps puis disparurent. Il n’en subsista que trois ou quatre articles. Des expériences aussi longues avaient probablement fini par lasser même les plus enthousiastes.

Survint une pause d’une certaine durée. Puis en 1924 parut enfin un nouvel article consacré aux substances extra-pures ! Il était signé du même Smits. L’« effet de dessiccation » possède indéniablement la faculté de rendre les savants lyriques. En consultant cet article on a la sensation d’être en présence d’un journal intime. Oui, un journal intime dans un registre de travaux de chimie, avec des dates et même des heures. Un journal où l’auteur transcrit les émotions qu’il a ressenties à l’occasion de ses expériences, parle de ses déceptions et de ses joies.

L’article est consacré au problème suivant : la température d’ébullition des liquides soumis à la déshydratation s’élève-t-elle d’un seul coup, d’un bond, ou bien graduellement, à mesure qu’on élimine l’humidité ?

On prit du benzène soigneusement purifié. La description de sa déshydratation, même dans le langage sobre et précis des chimistes, occupe près de deux pages et nous la laisserons de côté. Au début de l’expérience la température d’ébullition du benzène, comme tous les benzènes du monde entier, était de 80°. Le 2 juin 1923 le liquide fut versé dans un appareil spécial qui fut ensuite hermétiquement clos et dans lequel la distillation s’effectuait d’un vase à un autre en l’absence d’air, le liquide étant constamment en contact avec du pentoxyde de phosphore.

Le 25 août la température d’ébullition du benzène atteignait déjà 81°,5 et le 23 février 1924 (près de neuf mois après le début de la déshydratation), 87°. Tout se déroulait on ne peut mieux. Mais ce jour-là il se produisit un événement fâcheux : l’expérimentateur laissa malencontreusement choir sa pipe sur le matras, et bien que ce ne fût pas l’une de ces énormes pipes de marin dont se servaient à l’occasion les matelots ivres pour se briser mutuellement le crâne dans les cabarets d’Amsterdam, mais une simple pipe de bruyère, le matras contenant le benzène n’en fut pas moins fêlé. La fêlure était à peine visible et elle fut d’ailleurs rapidement obstruée, mais ces quelques minutes suffirent pour qu’une infime quantité d’air humide pénétrât dans le matras. L’expérience subissait un contretemps : le thermomètre indiquait à nouveau 80°.

Cependant, les recherches se poursuivirent. Un mois après le jour néfaste, la température d’ébullition du benzène s’était déjà élevée d’un degré et demi. Un mois plus tard elle avait encore monte de trois degrés, pour finalement, un an après, atteindre l’intervalle 86°,6 et 87°,7. L’expérience fut alors interrompue bien que sa continuation eût permis de faire monter la température d’ébullition du benzène jusqu’à 106°, c’est-à-dire la température atteinte par Baker, et peut-être même davantage.

Nous ne devons pas oublier le problème qui tourmentait Baker et ses quelques continuateurs : pourquoi la présence d’une quantité d’eau infime au point de ne pouvoir être exprimée par un chiffre si petit soit-il exerçait-elle une influence aussi étonnante sur les propriétés des substances ?

Toutes les expériences dépendaient plus ou moins de la solution de ce problème. Mais les années passaient et les chercheurs n’en savaient pas plus sur ce point qu’en 1913, année de la découverte de « l’effet de dessiccation ». La seule différence était qu’à présent l’étonnement s’était un peu émoussé.

Cependant, après que les chercheurs eurent gravi quelques gradins de plus, lorsque plusieurs articles supplémentaires parurent, on commença à entrevoir la solution de l’énigme.

Encore quelques gradins

Dans l’un de ses aphorismes, Kozma Proutkov [3] affirme qu’il est utile d’observer les ondes concentriques qui se forment à la surface de l’eau lorsqu’on y jette une pierre. Je ne saurais dire exactement quelle utilité le spirituel personnage imaginaire y trouvait, mais je puis confirmer que, dans une situation similaire, un chercheur sut tirer des conclusions bien intéressantes. Sans doute observa-t-il non pas des ondes concentriques mais les bulles montant à la surface d’un liquide soumis à ébullition. Le fait important, en l’occurrence, c’est qu’il ne s’agissait pas d’un liquide ordinaire mais d’hexane (carbure saturé С6Н14) qui avait été soumis à une déshydratation de plusieurs années.

La température d’ébullition de cet hexane extra-sec et extra-pur était de 82°, celle de l’hexane « ordinaire » étant 69°. Cette différence de température ne causa aucune surprise car le fait était déjà bien connu. Ce fut le processus même de l’ébullition et de la distillation qui étonna.

L’ébullition et la distillation des liquides ordinaires se déroulent d’une façon très simple et parfaitement claire : la température de tout le volume du liquide s’élève d’abord lentement puis, à une certaine température (température d’ébullition), commence sa distillation qui se poursuit d’ailleurs exactement à cette température d’ébullition jusqu’à la disparition complète de la substance.

Pour les substances extra-pures, les choses se passaient bien différemment. L’hexane, par exemple : les premiers signes d’ébullition se manifestèrent à 79°, mais, bien que le liquide fût déjà en ébullition, sa température continua à monter lentement jusqu’à 82° et c’est à cette dernière que se distilla la plus grande partie de l’hexane.

Une ébullition de ce genre, dans un intervalle de températures plus ou moins large, s’observe lorsque l’on chauffe un mélange de liquides. Donc… l’hexane soumis à la distillation était également un mélange de liquides ? Mais il était absolument évident que le matras utilisé pour la distillation contenait de l’hexane excessivement pur, d’un degré de pureté jamais encore obtenu !

Or, tous les liquides extra-purs se comportaient de la même façon. Ils commençaient à bouillir non pas à une température bien précise mais dans un intervalle de températures plus ou moins large. Fallait-il en conclure que cet hexane extra-pur était en réalité un mélange d’hexanes ? C’était à nouveau l’impasse !

De plus, d’autres faits bien curieux furent découverts. On s’aperçut par exemple que les substances soumises à une déshydratation méticuleuse et prolongée subissaient d’autres changements que ceux de leurs températures d’ébullition et de fusion, changements qui affectaient la presque totalité de leurs propriétés physiques : indice de réfraction, tension superficielle, chaleur d’évaporation, etc.

Est-il nécessaire de dire que les nouveaux faits ajoutèrent beaucoup de points d’interrogation nouveaux à ceux que soulevait déjà ce problème ?

L’expérience suivante dans le domaine de « l’effet de dessiccation » permit aux chimistes de pousser un premier soupir de soulagement.

On détermina la densité de vapeur des substances soumises à une déshydratation prolongée. Or, connaissant cette densité, il ne faut pas plus de deux minutes à n’importe quel élève de seconde pour déterminer le poids moléculaire de la substance à l’état de vapeur. Ces calculs révélèrent que dans tous les cas les poids moléculaires des liquides extra-purs dépassaient les valeurs théoriques. C’est ainsi que pour le poids moléculaire de l’éther (С2Н5)2О on obtint 170. Or, la somme des poids atomiques de tous les atomes d’une molécule d’éther est 12 X 4 + + 10+ 16 = 74. Il s’ensuit donc que les molécules d’éther se rassemblent par groupes de deux ou trois molécules.

On observa des résultats similaires avec d’autres substances : le poids moléculaire obtenu pour l’alcool méthylique était presque le triple de la valeur théorique, ceux du brome, du benzène et du tétrachlorure de carbone d’une fois et demie supérieurs, celui de l’hexane de deux fois, du bisulfure de carbone de 2,7 fois, etc.

Ainsi donc, à l’état de vapeur toutes les substances déshydratées et extrêmement pures se présentent sous la forme de groupes de molécules ou, comme on dit, en association. Les dimensions de ces groupes à l’état liquide devaient évidemment être encore plus grandes.

On comprit alors pourquoi la température d’ébullition de ces liquides différait de celle des liquides ordinaires. Il était évident que l’énergie nécessaire au détachement d’une molécule à poids moléculaire élevé devait être plus forte que dans le cas de molécules à poids moléculaire réduit ce qui explique l’élévation de la température d’ébullition.

Ainsi tout paraissait être rentré dans l’ordre ; on tenait la clef de toutes les énigmes : les molécules des substances extrêmement pures s’assemblent par groupes et c’est la seule chose qui les distingue des substances simplement pures.

Mais en réalité c’était justement maintenant que les choses devenaient obscures. Le phénomène d’association est assez répandu. On connaît en chimie une énorme quantité de substances se présentant sous forme d’association à l’état liquide ou gazeux. Le poids moléculaire de la vapeur d’acide acétique, par exemple, est de 120, alors que le poids moléculaire théorique de ce corps (CH3COOH) est de 60. Donc, à l’état de vapeur, les molécules de l’acide acétique sont groupées par paires.



Toutes les substances pouvant ainsi s’associer possèdent la propriété suivante : la charge positive de leur molécule est concentrée dans une partie et la charge négative dans une autre. Il suffit de regarder le dessin pour comprendre pourquoi les molécules d’acide acétique tendent à s’unir entre elles. Le pôle positif d’une molécule attire le pôle négatif d’une autre. A l’état liquide, quand les distances entre les molécules sont plus réduites qu’à l’état gazeux, les groupes peuvent être plus grands et comprendre quatre ou six molécules, ou même davantage.

Du moment que l’association se produit lorsque des molécules possèdent une charge électrique double, un moment dipolaire [4] comme l’appellent les savants, il semble bien que l’absence de ce moment dipolaire doive exclure toute possibilité d’association.

Ainsi donc, le phénomène d’association n’a rien par lui-même d’étonnant et sa cause s’explique aisément. Retenons seulement que seules les molécules à charge électrique double, c’est-à-dire dipolaires, sont capables d’association.

Mais ce qui était clair pour les substances « ordinaires » ne l’était plus lorsqu’il s’agissait de liquides extra-purs, obscurcissant davantage les perspectives pourtant déjà assez sombres de la solution de l’énigme. Le fait est que la plupart des liquides utilisés pour l’étude de « l’effet de dessiccation » (il y en avait 11 en tout) avaient des molécules privées de moment dipolaire. Mais à l’état pur « ordinaire » la vapeur des composés même à molécules dipolaires, alcool et éther, possède une densité ordinaire correspondant au poids moléculaire normal.

Ainsi donc la réponse à une question en fait surgir au moins deux autres. Primo, pourquoi est-ce justement l’eau qui, en quantité infinitésimale, exerce une influence énorme sur les propriétés des substances ? Secundo, qu’est-ce qui pousse les molécules des substances même non dipolaires à s’associer en dépit de toutes les lois physiques et chimiques connues ?

Tel est le destin des savants. Ils ne pourront jamais dire : « C’est tout, dans ce domaine il n’y a plus rien à étudier. » Un problème résolu crée des dizaines de nouveaux problèmes qui exigent également une solution.

Pourquoi l’eau ?

Cette question, que posèrent les chercheurs lorsqu’ils abordèrent l’étude des propriétés des liquides extra-purs, les désolait. Ce qui leur faisait peur, c’était l’incertitude totale : de quel côté fallait-il s’intéresser à l’eau pour y répondre ?

Il était évident que par l’une de ses propriétés l’eau se distinguait nettement des autres liquides. Mais quelle était-elle ? Quand on n’a pas d’autre moyen à sa disposition pour résoudre tel ou tel problème scientifique, la supposition peut parfois servir de méthode de recherche.

Quelle était donc cette propriété ? Peut-être la viscosité, ou bien la densité ? Non, des centaines de substances possèdent ces caractéristiques au même degré, ou presque, que l’eau. La tension superficielle ? L’indice de réfraction ? La température d’ébullition ? La température de fusion ? Non, ces propriétés de l’eau sont semblables à celles des autres liquides. Peut-être la conductibilité ? Non. Le moment dipolaire ? Non. La chaleur latente de fusion ? Non plus ! La constante diélectrique ? Halte !

En effet, la constante diélectrique [5] de l’eau diffère considérablement de celle des autres liquides. Pour le benzène, par exemple, la constante diélectrique est de 2,3, pour l’hexane de 1,9, pour l’éther de 4,4 pour ne citer que quelques liquides. Quant à l’eau, elle est de 79. Peu de substances lui sont analogues sous ce rapport. Celle qui s’en rapproche le plus est l’acide formique mais sa constante diélectrique est aussi une fois et demie plus faible que celle de l’eau, substance « record ».

Mais indiquer que le phénomène observé est dû à la constante diélectrique n’est pas suffisant, il faut encore l’expliquer.

Supposons, raisonnèrent les chercheurs, que les molécules de toutes les substances, même celles dont les molécules ont un moment dipolaire nul, s’attirent mutuellement au moyen de quelques forces dont la nature nous est inconnue. D’ailleurs, quelles que soient ces forces, elles ne peuvent manquer d’être électriques et doivent par conséquent se plier aux lois de l’attraction électrostatique.

Dans le cas d’une substance pure, que contient l’espace qui sépare deux molécules quelconques ? Rien, le vide. En conséquence, dans le vide, les forces d’attraction électrique possèdent leur valeur maximale. Mais que se produira-t-il si une molécule d’une substance étrangère vient s’insérer entre ces deux molécules ? L’interaction entre les deux molécules de la substance principale sera fortement atténuée. Et si, en outre, la molécule étrangère est une molécule d’eau, possédant la constante diélectrique la plus élevée et donc affaiblissant au maximum les forces de l’interaction électrostatique, on comprend sans peine que dans ce cas toute attraction entre les molécules de la substance principale cessera totalement.

Cependant, les raisonnements même les plus complets restent vains s’ils ne sont pas confirmés par l’expérience. Et l’on passa donc, une fois de plus, à l’application pratique de déductions théoriques en laboratoire.

On versa du benzène pur déshydraté par les procédés de laboratoire ordinaires dans un récipient spécial où on le plaça entre deux électrodes de platine. On chauffa lentement jusqu’à ce que le benzène atteigne la température d’ébullition. Le thermomètre indiquait alors 80°. Le benzène se comportait donc comme du benzène « normal ». Une très haute tension fut alors appliquée aux électrodes. A priori, cela paraissait dénué de sens, puisque le benzène n’est pas conducteur de l’électricité. Or, dès qu’on eut branché le courant, l’ébullition du benzène cessa. Il fallut élever la température du liquide de 8° supplémentaires pour le faire bouillir à nouveau. Le benzène placé entre les électrodes se comportait exactement comme du benzène extra-pur soumis à une déshydratation de plusieurs années ! Dès que le courant fut débranché, la température d’ébullition redevint normale. En le faisant passer à nouveau la température d’ébullition remonta à 88°.

En quoi cette expérience confirme-t-elle l’influence de l’eau sur l’association des molécules de benzène ? Le benzène « ordinaire » contient une quantité d’eau relativement élevée : une de ses molécules sur 50 à 60 est entourée d’une pellicule d’eau excessivement mince (faite d’une seule molécule). Ces molécules d’eau ressemblent fort à de petits aimants.

Regardons le dessin : à l’une des extrémités de la molécule d’eau se trouvent les atomes d’hydrogène qui, de dimensions très réduites, possèdent un champ d’électricité positive intense ; à l’autre extrémité se situe l’atome d’hydrogène qui a deux charges négatives. Considérons maintenant la molécule de benzène. On comprend immédiatement pourquoi elle ne possède pas de moment dipolaire : ses six atomes de carbone et ses six atomes d’hydrogène sont disposés symétriquement, leurs charges s’équilibrant.



Mais, lors du passage d’un courant à haute tension, les « petits aimants » d’eau se détachent des molécules de benzène, la pellicule d’eau se désagrège et les molécules de benzène peuvent ainsi s’associer. D’où une élévation immédiate de la température d’ébullition.

Nous avons donc répondu à la question : « Pourquoi l’eau? ». Mais nous devons aussitôt ajouter, hélas, qu’en réalité elle était la plus facile.

Ce n’était pas bien difficile d’y répondre. Or, cette question en entraîne aussitôt plusieurs autres.

Ces questions sont les suivantes (le lecteur attentif les connaît probablement déjà). Primo, de quelle pellicule d’eau peut-il s’agir si du benzène « simplement » pur ne contient qu’une molécule d’eau pour 100 à 200 molécules ? D’autant plus que si l’on soumet le benzène à une déshydratation spéciale qui se prolonge durant plusieurs années, ce rapport se modifie considérablement et cette fois il n’y a plus qu’une molécule d’eau pour un million de molécules de benzène.

Nous n’avons donc pas réussi à trouver de réponse à la seconde question : qu’est-ce qui pousse donc les molécules non dipolaires des substances extra-pures à s’associer par groupes ?

Ce sont là des questions d’autant plus intéressantes qu’on ne sait comment y répondre. Même actuellement, la physique et la chimie ne sont pas encore en mesure de le faire. Voici donc un futur champ d’activité tout trouvé pour l’étudiant d’aujourd’hui.

Nous sommes encore loin d’avoir épuisé la série des questions qui m’ont incité à parler des plus remarquables propriétés des substances extra-pures. Quant aux événements qui ont obligé le monde scientifique à se rappeler l’histoire que je viens de raconter, leur tour viendra.

Une aiguille dans une meule de foin

Qui enviera celui qui doit trouver une aiguille dans une meule de foin par une sombre nuit sans lune ? Ne croyez-vous pas que dans un tel cas n’importe qui renoncerait en hochant la tête d’un air accablé ? Eh bien, vous vous trompez ! Je connais bon nombre de chimistes prêts à soutenir que cet individu de mon invention passe son temps à des futilités. En réponse à notre haussement d’épaules ils s’empresseraient de prouver leur affirmation dans le clair langage arithmétique.

Quel peut être le poids d’une meule de foin ? Environ 400 kg. Et celui d’une aiguille ? Un décigramme, soit 10–4 kg. En prenant ces 400 kg pour 100%, à quel pourcentage équivaudra 0,1 g ?



Donc, l’aiguille représente 25 millionièmes pour cent du poids de la meule. Le chimiste dirait que notre individu opère avec des chiffres à cinq décimales. Or, pour la chimie, la détermination de quantités d’impuretés s’exprimant par des chiffres à cinq décimales est une étape depuis longtemps révolue. C’est à partir de la sixième ou de la septième décimale que la tâche se complique. La cinquième est pour ainsi dire à la portée de tout le monde et n’exige que peu d’efforts.

Ah, si les recherches en chimie se limitaient seulement à la sixième ou la septième décimale !

Mais, a-t-on vraiment besoin de calculs plus précis ? Faut-il aller encore plus loin ?

Quand nous parlions de l’escalade par la chimie des gradins escarpés des décimales, nous pensions justement à la détermination analytique des impuretés. Vers 1955, la technique exigea des chimistes qu’ils soient capables non seulement de déterminer les quantités de ces impuretés mais aussi de les isoler. Pouvoir déterminer la quantité exacte de tel ou tel élément mélangé à une substance donnée et en débarrasser cette dernière tout en évitant d’introduire d’autres impuretés sont deux choses bien différentes, la seconde tâche étant bien plus complexe que la première.

Et pourtant si la technique et l’industrie l’exigent, la chimie ne peut faillir à son devoir.

Aussi se mit-on à ce travail…

Mais expliquons d’abord pourquoi la technique demanda des corps d’une pureté aussi extraordinaire.

La plupart des matières semi-conductrices ne manifestent leurs propriétés qu’à un degré de pureté extrêmement élevé. C’est notamment le cas du germanium, l’un des semi-conducteurs les plus utilisés. Très souvent la technique moderne des semi-conducteurs exige que le germanium possède une pureté de 99,999 999 999 9%, un atome d’impureté pour cent milliards d’atomes de germanium. Qu’il y ait deux atomes au lieu d’un et le semi-conducteur est inutilisable.

Ainsi donc les chimistes virent se dresser devant eux le pic de la dixième décimale. Cet Everest de la chimie moderne n’était pas destiné à être conquis par des savants isolés. Le sommet devait être atteint par l’immense collectif des chimistes travaillant dans le domaine de l’industrie des semi-conducteurs. Il ne s’agissait pas de se contenter d’obtenir quelques deux ou trois grammes de substance extra-pure, il fallait édifier des usines pouvant produire ces matières par quintaux, par tonnes même.

Le lecteur se rappelle quelles difficultés il fallut surmonter pour conquérir les sommets des sixième et septième décimales. Or, cette fois, on s’attaquait à la dixième. Et, de même qu’à haute altitude cent mètres de grimpée sont plus difficiles à franchir qu’un kilomètre en plaine, chaque décimale de plus dans la détermination de la pureté d’une préparation coûte aux chimistes des efforts de plus en plus pénibles.

Actuellement, l’obtention d’une substance d’une pureté de 99,99%, de « quatre neufs » comme on dit parfois, ne présente aucune difficulté même dans un laboratoire modestement équipé. Mais y a-t-il longtemps qu’il en est ainsi ?

J’ai sous les yeux trois articles parus dans diverses revues de chimie. Dans le premier on peut lire : « Nous sommes parvenus à obtenir un corps d’une pureté extrême, de 99,99%. » Dans le second : « Le contenu de la substance principale dans le produit obtenu atteint 99,999%. On peut donc considérer celui-ci comme relativement pur. » Dans la troisième communication : « L’échantillon était plutôt souillé : le contenu du métal principal ne se montait qu’à 99,999 9%. »

Les déclarations ci-dessus ne sont-elles pas entièrement contradictoires ? Non, il n’y a là en réalité aucune contradiction. Le premier article date en effet du début du siècle, le second des années 1920 et le troisième est récent. Le lecteur comprend à présent pourquoi une substance qui, il y a une soixantaine d’années, paraissait pure n’a pas gardé de nos jours son ancienne « réputation ».

Il est très intéressant de voir, ne serait-ce que brièvement, comment les chimistes procèdent actuellement pour obtenir des substances d’une telle pureté.

Disons tout de suite que l’obtention de corps extra-purs en grandes quantités n’a été rendue possible que grâce aux progrès sensationnels de la chimie analytique. Avant d’éliminer les impuretés d’une substance il convient tout d’abord de savoir de quelles impuretés il s’agit et ensuite quelles en sont les quantités présentes. C’est à la chimie analytique de fournir les réponses. Et plus le degré de purification est poussé, plus les procédés de cette science doivent être précis ; en effet, moins il reste d’impuretés, plus les analyses doivent être minutieuses.

Il n’est plus question maintenant d’employer les procédés extrêmement sensibles d’analyse chimique dont nous avons parlé au début de notre ouvrage. L’analyse des matières semi-conductrices a exigé des chimistes un renouvellement complet de leurs méthodes de recherche.

Il suffira de choisir deux des procédés dont dispose la chimie analytique pour illustrer la précision dont elle est capable.

L’une des plus récentes méthodes d’analyse est basée sur la radio-activité. Le métal à l’état pur est irradié à l’aide de neutrons qui rendent radio-actifs une partie de ses atomes, les atomes d’impuretés acquérant également une radio-activité artificielle. Or, la nature des radiations varie considérablement d’un élément radio-actif artificiel à un autre. En déterminant la quantité de chaque type de radiation, il est donc aisé de déduire la quantité et la nature des impuretés que contient le métal. Cette méthode permet de déceler des quantités d’impuretés de l’ordre de 10–12 g.

Pour les semi-conducteurs on peut employer une méthode d’analyse particulière basée sur le fait que la conductibilité des matières semi-conductrices dépend pour l’essentiel de la présence d’impuretés. Comme la conductibilité constitue une propriété particulièrement importante des semi-conducteurs, les matières servant à leur fabrication doivent être d’une pureté exceptionnelle.

On ne saurait citer tous les procédés qu’utilisent les chimistes pour obtenir des corps extrapurs de même qu’il est impossible, par exemple, d’étudier la géographie de notre planète entière en une leçon. Pour l’essentiel, toutes ces méthodes ressemblent de très près à celles dont nous avons parlé à propos de la purification de l’eau. Il est cependant indispensable d’examiner quelques-uns des procédés les plus intéressants dont on se sert pour obtenir des substances à « neuf » ou « dix neufs ».

Parlons d’abord des laboratoires dans lesquels s’effectuent ces opérations. Le personnel de ces établissements appartient à une catégorie bien particulière. Ils ont une peur bleue des courants d’air, non pas parce qu’ils craignent de s’enrhumer car ce sont, en général, des jeunes en excellente santé, mais parce qu’un courant d’air peut introduire dans le local des parcelles de matière susceptibles de souiller la substance à purifier. Le plus petit grain de poussière qui passerait inaperçu de la ménagère la plus méticuleuse les émeut. Dans ces laboratoires il ne sied pas de marcher vite ou de parler à haute voix : des mouvements brusques peuvent faire tomber des vêtements les restes de poussière que l’aspirateur placé à l’entrée du local n’a pas pu faire disparaître. Les murs et plafonds sont absolument lisses et luisants : aucun grain de poussière ne pourrait y adhérer. Toutes les manipulations se font à l’aide d’instruments spéciaux rappelant des pincettes à long manche, les mouvements devant être aisés et prudents… Une atmosphère de ce genre risque fort de rebuter les non-initiés.

Mais cette impression se dissipe dès que l’on fait plus amplement connaissance avec la façon dont ces gens à tablier de matière plastique effectuent l’ascension de l’un des pics les plus vertigineux de la science moderne, celui des « neuf décimales ». Voici l’un des plus récents appareils servant à l’obtention de matières extra-pures, dans lequel se déroule l’opération nommée fusion par zones.

Un four électrique disposé autour d’un tube de quartz se déplace lentement le long de ce tube qui contient un petit lingot de germanium de forme allongée placé sur un support spécial.

Extérieurement, l’installation n’a rien d’extraordinaire, On peut voir la zone de fusion se déplacer le long du lingot de germanium. A l’endroit où le four passe au-dessus du métal, celui-ci fond et se transforme en un liquide visqueux. Le four continuant à se déplacer, le métal se refroidit lentement.

Lors de la fusion du métal les impuretés contenues dans le germanium préfèrent rester dans la zone liquide. Pourquoi ? Parce que lorsque le métal fondu se solidifie à nouveau, ses atomes se combinant les uns aux autres expulsent les « étrangers » de leur réseau cristallin contraignant ces derniers à passer dans la zone liquide. En circulant le long du lingot de métal la zone liquide entraîne une partie considérable des impuretés. Quand elle atteint finalement l’extrémité du lingot et se solidifie, on la sectionne, le germanium possédant alors un degré de pureté beaucoup plus élevé qu’auparavant.

Cette méthode est la plus répandue, cependant elle n’est pas toujours utilisable. Elle ne convient pas par exemple à un autre semi-conducteur, le silicium, voisin du germanium dans la classification périodique, car il ne fond qu’à 1 400°, c’est-à-dire à une température beaucoup plus élevée que le germanium. A une température aussi importante les atomes de la quasi-totalité des corps étrangers proches tendent à entrer en réaction avec le silicium, notamment les atomes de l’air environnant et ceux du creuset contenant le lingot de silicium. L’air peut sans doute être éliminé par pompage, mais par quoi remplacer le creuset ?

Dans le cas de certains éléments, les métaux sensibles au champ magnétique, on a adopté une solution très ingénieuse : on se passe tout simplement de creuset : on place le morceau de métal à l’intérieur d’un électro-aimant cylindrique. Le courant étant branché, le morceau de métal reste suspendu en l’air ou plutôt dans le vide car l’air a été éliminé. C’est donc dans le vide que s’effectuent la fusion du métal et les autres opérations.

De cette façon, le métal passe par toutes les phases de purification sans subir le moindre contact avec les parois d’un récipient. Curieux procédé ! Mais comment l’employer avec le silicium qui est insensible au champ magnétique ?

C’est le silicium lui-même qui nous vient en aide. Il se trouve qu’à l’état liquide cet élément possède une tension superficielle extrêmement élevée, de telle sorte que dans un lingot de silicium fondu, la zone de fusion conserve la même forme qu’à l’état solide, la masse fondue étant retenue par une pellicule extérieure de liquide. En somme, le silicium est fondu dans un récipient fait de sa propre substance.

La purification de toute nouvelle matière semi-conductrice implique de nouvelles difficultés. Les exemples ci-dessus illustrent bien l’extrême complexité des problèmes posés par la préparation de substances extra-pures. Le fait est que le degré de pureté désormais réalisable industriellement dépasse tout ce que le savant à l’imagination la plus féconde eût pu voir en rêve il y a seulement dix ans.

Il semble que nous ayons tout dit : pourquoi on obtient des substances extra-pures, comment les chimistes parviennent à un tel degré de pureté, etc. Une seule chose reste obscure : pourquoi l’auteur a-t-il jugé nécessaire de raconter l’histoire de l’infortuné commerçant Eugène O’Winstern et du journaliste de Kiev Nicolas Karlychev ?

Un narrateur garde toujours le plus intéressant pour la fin. J’ai fait de même.

La nouvelle chimie

J’espère qu’on ne me tiendra pas grief de citer quelques phrases d’un manuel de chimie scolaire. Je prie cependant instamment le lecteur de ne pas sauter ces lignes qui ne paraissent arides et dénuées d’intérêt qu’à première vue : « Le zinc est un métal très malléable et plastique qui se dissout difficilement dans les acides, à une température très élevée. »

« Le titane, le manganèse et le chrome servent à la fabrication des articles les plus variés car ils se prêtent aisément au forgeage et au laminage. »

« Le fer est un métal exceptionnellement malléable possédant une résistance élevée à la corrosion. »

« Permettez, direz-vous, je ne sais ce qu’il en est du titane et du manganèse mais quant à l’action des acides sur le zinc c’est la première expérience à laquelle nous avons assisté dès notre premier cours de chimie à l’école et nous nous souvenons parfaitement que l’immersion de grenaille de zinc dans de l’acide — chlorhydrique ou sulfurique — provoquait un abondant dégagement d’hydrogène, l’attaque du zinc s’effectuant d’ailleurs à froid. »

On ne peut qu’être d’accord avec cette objection : le zinc réagit en effet intensément avec les acides. Et pourtant les affirmations ci-dessus sont parfaitement exactes. Seulement elles sont tirées d’un manuel de chimie… de l’avenir. Cette innocente falsification peut se justifier par le fait que cet avenir est tout proche.

Considérons à nouveau le zinc ; il est exact qu’il est attaqué par les acides mais ce comportement est celui du zinc à « trois neufs » : 99,9%. Le zinc à « quatre neufs » (99,99%) est également assez vulnérable aux acides. Mais il suffit de remplacer le quatuor par un quintette, par 99,999, pour que les propriétés du zinc subissent aussitôt un changement inattendu et surprenant, comme sous l’effet d’une baguette magique.

Les acides n’ont aucun effet sur le zinc à « cinq neufs » même à température élevée (le manuel de l’avenir ne s’est donc pas trompé !). A la différence de son confrère « impur » qui se fractionne à la moindre tentative de le soumettre à un façonnement quelconque, ce zinc peut être étiré en fils minces sans se rompre.

Les mêmes transformations merveilleuses s’observent pour tous les autres éléments qu’on a réussi à obtenir à l’état pur et extra-pur. On s’est aperçu que de nombreux métaux considérés auparavant comme cassants sont en réalité malléables. C’est ainsi qu’on a dû réviser les « fiches d’identité » du manganèse, du chrome et du titane. La malléabilité inattendue de ce dernier élément est particulièrement précieuse, car elle a permis de l’utiliser pour fabriquer diverses pièces. Auparavant le titane était considéré comme un métal cassant.

Il est une question qui mérite une attention particulière. Comment se fait-il que des échantillons d’éléments d’une pureté de 99,9, 99,99 et 99,999% se distinguent à peine l’un de l’autre alors qu’il suffit d’atteindre 99,9999 % — le contenu des impuretés se trouvant ainsi réduit de 1 000 fois moins qu’en passant de 99,0 à 99,9 — pour que se produise un brusque changement des propriétés de ces métaux ?

Revenons au zinc. Pour commencer, même lorsque sa pureté augmente, sa propriété de réagir avec les acides n’en est pas pour autant modifiée. Mais que le nombre de neufs vienne à être porté à cinq et il semble qu’il s’agisse aussitôt d’un tout autre élément aux propriétés physiques, chimiques et mécaniques totalement différentes, bref, ne rappelant absolument pas le zinc initial.

Ainsi, il existe plusieurs zincs, plusieurs titanes, plusieurs manganèses au même titre qu’il existe plusieurs benzènes, hexanes, éthers, selon le degré de pureté. C’est alors qu’on se souvient des expériences de Baker !

Nous assistons donc à la naissance d’une nouvelle chimie ; ce qui ne veut pas dire que les données sur les propriétés des cléments chimiques vont perdre leur signification et que nous devrons tous nous remettre à l’étude. Mais en parlant des propriétés d’un élément (ou d’un composé) quelconque, il faudra veiller à préciser son degré de pureté.

La « vieille » chimie est l’oeuvre de dizaines de générations de chimistes. La nouvelle chimie sera créée beaucoup plus vite et pour cette création, la prochaine génération de savants, les écoliers d’aujourd’hui, aura un rôle essentiel. Mais la conquête de ce nouveau sommet de la science moderne exigera une préparation sérieuse.

Dans les petits pots…

Il y a déjà longtemps que je parle des propriétés des éléments extra-purs et je n’ai pas ménagé les exemples. Cependant la raison pour laquelle la présence de quantités infinitésimales d’impuretés dans une substance exerce sur scs propriétés une influence aussi forte reste obscure.

On pourrait sans doute se livrer à ce sujet à bon nombre de réflexions et de conjectures. Mais ce phénomène demeure pour l’instant inexpliqué. Apparemment il y a encore des choses dans la chimie moderne dont même les spécialistes compétents dans ce domaine ne savent rien.

Cependant certaines considérations peuvent jeter quelque lueur sur les étroits sentiers conduisant à la solution de l’énigme qui se perd dans une épaisse forêt de questions. Selon toute vraisemblance, les propriétés chimiques et physiques des corps dépendent pour l’essentiel de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité de leur composition chimique.

Lors du passage du courant à travers les métaux, les électrons ne se déplacent pas n’importe comment mais suivent les chaînes d’atomes dont est constitué le réseau cristallin des métaux. Ce fait n’explique pas encore pourquoi la présence d’une impureté, dans la proportion d’un atome pour des milliards, est capable de modifier les propriétés d’un métal, mais il permet de mieux le comprendre. En effet, la ligne téléphonique entre Moscou et Vladivostok a une longueur de quelque dix mille kilomètres. Or, il suffit de découper un millimètre de fil quelque partie long de ces dix mille kilomètres pour que la liaison soit immédiatement interrompue. Eh bien, les atomes des éléments étrangers peuvent jouer le rôle des coupures le long des lignes de transmissions.

Supposez qu’aux heures de pointe dans le métro un individu s’arrête brusquement parmi le flot des usagers et se mette à examiner la mosaïque du plafond ou à lire son journal. Le mouvement normal de la foule en sera immédiatement perturbé. Les injures ne tarderaient pas à pleuvoir sur le malheureux que le contrôleur de service obligerait bientôt à circuler. Mais les électrons ne parlent pas. Rencontrant sur leur passage des atomes étrangers qui refusent de les laisser passer, ils sont obligés de faire un détour. C’est alors que les chimistes assument la fonction de contrôleurs. En purifiant une substance, ils la débarrassent des atomes étrangers et facilitent ainsi le passage des électrons. Voilà pourquoi les métaux extra-purs conduisent le courant électrique bien mieux que leurs analogues « impurs ».

Ainsi donc, qu’elle soit utile ou néfaste, l’influence de quantités infimes d’impuretés sur les propriétés physiques des métaux peut être expliquée. Mais que peut-on dire des propriétés chimiques ?

Essayons de comprendre la façon dont les acides attaquent le zinc ordinaire pur à 99,9 ou 99,99%, provoquant un dégagement d’hydrogène.

Augmentons mentalement de plusieurs milliards de fois la surface du zinc attaqué par l’acide, rendant ainsi visibles les atomes qui composent le réseau du zinc. Parmi ces atomes on aperçoit des atomes d’impuretés relativement nombreux. Dans leur voisinage, le réseau cristallin est déformé, boursouflé. On remarque alors que les molécules d’acide arrachent les atomes de zinc précisément aux endroits où l’homogénéité du réseau cristallin est perturbée, au voisinage d’atomes d’impuretés. La présence d’impuretés crée donc des conditions particulièrement favorables au déroulement de la réaction.

Et si la substance est très pure et que sa composition peut être considérée comme homogène ?

Une comparaison s’impose. Ne perdons pas de vue cependant l’excellent proverbe allemand selon lequel : « Toute comparaison boite ».

Le lecteur connaît-il la fable de l’âne de Buridan ? Le docteur scolastique français Jean Buridan affirmait que si l’on plaçait un âne affamé à égale distance de deux bottes de foin absolument identiques, l’âne finirait par mourir de faim faute de savoir quelle botte il devait brouter en premier.

Je ne me serais pas donné la peine de rappeler ce piètre exemple du scolastique moyennâgeux si le phénomène s’observant lors de l’immersion de zinc extra-pur dans de l’acide ne rappelait quelque peu l’histoire de l’âne de Buridan. Se trouvant en présence d’une surface absolument homogène (du point de vue chimique), les molécules de l’acide « ne savent pas » par quel côté aborder la destruction du réseau cristallin du zinc. De même l’alpiniste qui cherche à escalader un pic absolument abrupt doit d’abord y trouver quelque crevasse ou saillie à laquelle il puisse s’accrocher. Des crevasses de ce genre, la surface des substances extra-pures n’en présente pas. C’est la raison pour laquelle elles sont extrêmement inertes du point de vue chimique.

D’une façon générale, les substances idéalement pures sont apparemment incapables de réagir les unes avec les autres. L’exemple suivant est bien connu. Le chlore et l’hydrogène réagissent activement l’un avec l’autre : leur mélange à la lumière provoque immédiatement une violente explosion. Dans l’obscurité la réaction est un peu plus lente. Mais si l’on déshydrate soigneusement les deux gaz (en leur faisant plusieurs fois traverser de l’anhydride phos-phorique) leur mélange ne donnera lieu à aucune réaction même en plein soleil !

L’équation de la réaction de l’hydrogène avec le chlore est :


H2 + Cl2 = 2HC1

Mais qu’est-ce que l’eau vient faire ici ? Elle n’apparaît pas dans l’équation et pourtant sans elle la réaction ne s’effectue pas. De toute évidence, la perturbation de l’homogénéité chimique joue également ici un rôle considérable.

Le monde des infiniment petits

Ce n’est pas par hasard que nous avons traité ici des propriétés des éléments extra-purs d’une manière fort détaillée. De jour en jour ce problème acquiert une importance accrue dans le domaine de la science et de la technique.

En outre, le problème des quantités infimes d’impuretés joue également un rôle immense dans de nombreuses autres sciences.

Le moment est venu de revenir aux histoires du début de ce chapitre qui, a priori, paraissaient n’avoir aucun rapport avec ce qui suivait.

Disons tout de suite que l’eau médicamenteuse n’était nullement une invention du moine Jonas qui se révéla d’ailleurs par la suite un fieffé coquin. Il y avait déjà longtemps que, sous couvert d’« eau sacrée », les monastères vendaient de l’eau dans laquelle avaient trempé des pièces ou d’autres objets en argent.

Au contact de l’argent, l’eau acquiert une trace infime de ce métal, de l’ordre d’un milliardième de gramme par litre d’eau. C’est peu, ex-cessivcment peu ! Il faudrait prendre un milliard de litres d’une telle solution pour en extraire un gramme d’argent. Un milliard de litres, un million de tonnes d’eau !

Une quantité d’argent aussi infime est cependant amplement suffisante pour détruire de nombreuses bactéries. Cette propriété de l’argent avait d’ailleurs été inconsciemment utilisée il y a déjà longtemps. C’est la raison pour laquelle la vaisselle d’argent était tant appréciée dans l’antiquité : les mets qu’on y cuisinait se distinguaient avantageusement des autres. Voilà pourquoi en préparant le médicament bien connu actuellement des pharmaciens sous le nom d’« eau d’argent » l’appui de la « sainte parole » était certes le cadet des soucis du moine Jonas, et s’il espérait quelque chose c’était seulement que ses crédules patients aient des poches bien garnies.

Je vous parle de milliardièmes et de dix-milliardièmes de gramme. Sachant par mon expérience personnelle à quel point il est difficile de se représenter « matériellement » des quantités aussi infimes je me permettrai d’avoir recours à une nouvelle comparaison.

Supposons que nous réussissions à partager un morceau de sucre de 10 grammes entre tous les habitants de notre planète. Quelle serait la part de chacun d’entre nous ? Quelques lecteurs hausseront les épaules et feront observer qu’elle se monterait peut-être à trois ou quatre molécules par personne ou même probablement encore moins. Chacun sait que la population mondiale est d’environ trois milliards d’habitants. Si l’on divise le poids d’un morceau de sucre par ce chiffre on obtient 4 • 10–9, quatre milliardièmes de gramme, c’est-à-dire quatre fois plus que la quantité d’argent contenue dans un litre d’eau d’argent.

Or, les chimistes ont trouvé le moyen de déceler des quantités d’argent aussi infimes. Le public d’une conférence fut un jour témoin de l’expérience suivante. Une cuiller d’argent fut agitée pendant quelques minutes dans un verre d’eau. Le versement de quelques gouttes d’un réactif organique spécial fit prendre alors à cette eau une nette coloration rouge. L’addition du même réactif à de l’eau n’ayant pas été en contact avec un objet d’argent ne provoqua aucune coloration.

Dans le domaine des quantités de substances infinitésimales, la biologie nous offre des exemples encore plus étonnants.

On a établi que la croissance de cellules végétales était fortement influencée par une substance appelée auxine. Si, à l’aide d’une seringue, on introduit de l’auxine dans la tige d’une plante, il se produit à l’endroit de la piqûre une croissance des cellules tellement rapide que la tige en subit même une déformation.

L’unité d’auxine est la quantité qui fait dévier une tige d’avoine de dix degrés. En grammes, cette unité équivaut à 2 • 10–11 ou deux cent-milliardièmes de gramme, quantité exceptionnellement infime… Il n’est du reste pas indispensable de prendre l’exemple de l’auxine. Notre propre odorat nous offre des exemples de détection de quantités infimes de substances.

Le gaz est essentiellement composé de méthane. Or, n’importe quel chimiste sait que le méthane est inodore. L’odeur que nous percevons lorsque nous ouvrons le robinet du gaz est celle d’un autre gaz, le mercaptan, qu’on mélange spécialement au méthane pour permettre de déceler les fuites de gaz éventuelles. Eh bien, l’odorat humain peut sentir la présence de mercaptan dans l’air même si sa proportion ne dépasse pas une partie pour cinq milliards de parties d’air. En d’autres termes, si quelqu’un s’avisait brusquement de libérer cent mètres cubes de mercaptan à Kiev, quelques heures plus tard, on verrait des gens perplexes lever le nez en l’air dans les rues de Moscou en se demandant d’où peut bien provenir cette fuite de gaz et pourquoi les services de réparation ne font rien.

En convertissant les chiffres ci-dessus en grammes on voit que l’odorat humain peut détecter la présence de 2 • 10–12 gramme de mercaptan, deux millièmes de milliardième de gramme ! C’est là une sensibilité qui dépasse de loin celle de n’importe quel réactif !

Ces exemples montrent clairement que le monde des infiniment petits exerce une énorme influence sur les propriétés de quantités considérables de substances. Nous avons cité de nombreux cas où le mélange de quelques atomes d’impuretés à des milliards d’atomes d’un corps en modifie complètement les propriétés. Lilliput l’emporte ainsi sur Gulliver !

Pour compléter notre exposé sur les substances extra-pures il nous faut encore parler de l’importance pratique de ce problème.

Les grands effets des petites impuretés

Le moment est venu de rappeler l’histoire du « négociant » Eugène O’Winstern.

Après tout ce que nous avons déjà expliqué, le lecteur doit comprendre à présent pourquoi la corrosion n’a pas eu le moindre effet sur la colonne de Delhi bien que depuis des millénaires celle-ci se trouve exposée à un climat chaud et humide. L’analyse du professeur Hall était parfaitement exacte : la colonne de Delhi est en fer absolument pur. Or, vous vous souvenez que dans cet état le fer résiste à la corrosion.

L’énigme est ailleurs : comment a-t-on pu obtenir une aussi grande quantité de fer extrapur il y a de cela des centaines d’années, alors que même de nos jours l’obtention d’un gramme de cette substance en laboratoire est considérée comme une entreprise extrêmement ardue ? Il y a donc tout lieu de croire que le fer de la colonne de Delhi provient d’un météorite constitué de fer absolument pur.

Mais c’est un tout autre aspect du problème qui nous intéresse ici.

Comme on le sait, la corrosion est un fléau redoutable. L’homme extrait du minerai de fer, en tire le métal, il le moule pour le façonner en divers objets. Or, une machine ou une machine-outil n’est pas plus tôt terminée, qu’elle se trouve immédiatement aux prises avec l’ennemi parfide et impitoyable qu’est la corrosion. A la moindre négligence, l’article de fer est attaqué et parfois même perdu ! Près de 30 millions de tonnes de fer se transforment annuellement en rouille, et cela malgré la lutte incessante et efficace que l’on mène contre la corrosion. Il est évident que cette perte est encore trop élevée.

On s’est aperçu que l’une des méthodes les plus efficaces pour lutter contre la corrosion était de fabriquer des pièces en métaux extra-purs. On se sert dès maintenant de récipients en fer pur pour y réaliser des réactions chimiques au cours desquelles se dégagent des substances extrêmement corrosives. On utilise déjà le zinc pour la fabrication de pièces d’automobiles.

Une autre utilisation importante des métaux extra-purs est la transmission de l’énergie électrique à grande distance. On sait que l’un des obstacles majeures qui s’opposent encore à la réalisation des projets de ce genre est la considérable perte d’énergie électrique en cours de transmission due à la résistance électrique des métaux dont sont faits les fils.

La résistance spécifique de l’argent n’est que de six pour cent inférieure à celle du cuivre et pourtant les gouvernements d’un certain nombre de pays n’ont pas hésité à l’utiliser pour la fabrication de lignes de transmission électrique lorsque celles-ci présentaient une importance particulière.

Les métaux extra-purs ont une résistance électrique considérablement inférieure à celle des métaux d’une pureté « ordinaire ». Il n’est pas rare que l’addition d’un neuf supplémentaire au chiffre exprimant la pureté d’un métal abaisse sa résistance électrique de dizaines de fois. Les métaux extra-purs sont donc appelés à devenir une source importante d’augmentation des ressources d’énergie électrique.

Mais à quoi bon tenter de deviner à l’avance les domaines d’application des métaux extrapurs ? Ne s’est-on pas aperçu récemment que les ampoules électriques comportant un filament en tungstène extra-pur duraient des dizaines de fois plus que les ampoules ordinaires ? Des communications concernant des découvertes de ce genre paraissent tous les mois, dans tout nouveau livre édité, tout récent numéro de revue scientifique.

… Telle est l’histoire de l’ascension de l’un des plus hauts sommets de la chimie moderne, celui des substances extra-pures. Certes, il comprend encore de nombreux coins inexplorés et des pics encore plus élevés et pour l’instant inviolés. Mais des équipes aguerries se préparent déjà à leur donner l’assaut. De nouvelles théories se créent, formant l’équipement scientifique du chimiste. On est en train d’explorer les abords de la voie qui conduira à la solution de tous les nombreux problèmes décrits dans le présent chapitre.

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