L’ALCHIMIE DU XXE SIÈCLE

Une histoire gasconne

Les véritables alchimistes ne passaient certainement pas leur temps dans de lugubres sous-sols : le plus souvent ils travaillaient en plein air. C’étaient des gens ordinaires et souvent gais. Et même, ils ne portaient pas tous la barbe, et bien peu d’entre eux avaient dans leur laboratoire un objet aussi macabre qu’un crâne humain. Non, les alchimistes ne ressemblaient pas le moins du monde aux portraits qu’en font les peintres contemporains !

Ils n’étaient pas non plus des aigrefins tels que les auteurs de certains livres et récits consacrés à la chimie du Moyen Age se plaisent à les représenter. Jamais l’esprit de lucre n’aurait pu faire progresser la science, d’autant plus au cours des siècles. Que l’alchimie ait été une science est indubitable. Certes, il y eut des alchi-mistes dont le but essentiel était l’obtention de l’or. Il y eut également de vulgaires escrocs abusant de la naïveté de grands personnages. Les vieux livres et revues contiennent des tas d’histoires sur ces filous. Il est intéressant de noter que pas un d’entre eux ne périt de sa mort naturelle. Les uns moururent sur la potence une fois démasqués ; d’autres, dès la première expérience « couronnée de succès », furent exécutés par les rois qui craignaient de voir le possesseur du « secret » s’enfuir chez le duc voisin pour lui proposer ses services ; d’autres encore furent lentement mis à mort, torturés par la Sainte Inquisition.

Quant aux alchimistes qui poursuivaient modestement leurs travaux dans leurs laboratoires privés, on n’en parle que fort peu. S’ils cherchaient la « pierre philosophale » ce n’était pas seulement pour sa capacité de transmuter les métaux vils en or. Cette pierre pour eux était avant tout un remède contre les maladies et un moyen de prolonger la vie. Ces obscurs alchimistes sont justement les auteurs de traités, ridicules à nos yeux mais pleins de sens pour l’époque, dans le genre de « De la vertu et de la composition de l’eau ». Mais oui, la vertu faisait partie, elle aussi, du domaine de l’alchimie !

Tandis que des aigrefins, s’affublant du nom d’alchimistes, recherchaient les meilleurs moyens de tromper les avides et peu intelligents personnages au pouvoir, les vrais alchimistes se penchaient inlassablement sur leurs cornues, dissolvant, distillant, cuisant, agitant des centaines de substances, et faisant ainsi progresser la chimie d’une façon considérable.

Mentionnons tout d’abord que les alchimistes ont presque décuplé par rapport aux anciens Grecs le nombre des composés connus de la science. Les alchimistes ont découvert les moyens les plus importants pour agir sur une substance ou sur un mélange de substances dans le but de provoquer une réaction chimique. Nous nous servons encore de nos jours de moyens presque identiques. Les alchimistes ont inventé des appareils très divers ; un grand nombre d’instruments que l’on voit aujourd’hui sur les tables des laboratoires de chimie nous viennent en droite ligne, presque inchangés, du laboratoire de l’alchimiste ; c’est le cas des matras, entonnoirs, cornues, appareils à distiller. Ce sont justement les alchimistes qui ont découvert les acides les plus importants, de nombreux composés organiques, le procédé de la distillation sèche du bois.

Pour le début de mon récit sur l’alchimie du XXe siècle, j’estime de mon devoir de donner au lecteur une image véridique de l’alchimie authentique, le convaincre que le mot « alchimiste » ne doit pas être pris dans un sens péjoratif. A ce propos, il m’a semblé que l’histoire du moine bénédictin Lorenzo Picca formerait la meilleure illustration de ce que j’avance.

Cette histoire, je l’ai trouvée par hasard en feuilletant un vieux livre publié en allemand en 1809 et contenant divers renseignements sur l’histoire des sciences naturelles. C’est dans ses pages épaisses et toutes craquelées par le temps que j’ai lu l’histoire du moine Lorenzo Picca. Bien sûr, elle y était exposée en termes secs et volontairement dénués de passion, termes considérés à l’époque comme les seuls convenant à un ouvrage scientifique. Mais il ne m’a pas été bien difficile de lire les détails, « entre les lignes », comme on dit. Voici cette histoire.

Le vent soulevait, des dunes du rivage, des jets de sable fin et piquant qui chantaient une chanson déchirante rappelant les gémissements des âmes pécheresses en enfer. Quand cette comparaison fut venue à l’esprit du prieur du monastère bénédictin de Saint-Nazaire, il ne put s’empêcher de sourire, malgré le tragique de la situation. Le monastère se dressait à quelques lieues de l’océan sur la rive droite de la Loire et se détachait nettement sous les rayons du soleil couchant. S’enfonçant dans le sable et respirant avec peine, les frères bénédictins, partis du monastère avec leur prieur, se traînaient péniblement à genoux stimulés par le chant monotone de deux enfants de chœur déjà passablement enroués.

En tête de file venait le frère Lorenzo Picca, lequel était justement la cause de cette procession insolite.

Une adresse privée du pape Clément V, rédigée d’une écriture trop ornée et alambiquée pour n’être qu’une simple note mais plutôt un commandement, enjoignait au monastère de Saint-Nazaire d’entreprendre « la recherche des substances merveilleuses qui transmuent les métaux vils en or, lequel nous est particulièrement nécessaire en cette période pénible où nos frères de religion se sont à ce point détournes de nous que les supérieurs de l’ordre des Templiers, haï de Dieu, bien que possédant le secret de la pierre philosophale, refusent de nous le communiquer ».

En lisant cette note, le prieur n’avait certes pas ri, il avait seulement souri avec déférence, ce qui, à vrai dire, constituait déjà une sédition caractérisée. C’était trop évident : la dépêche avait été écrite sous la dictée de l’un des hommes de Philippe IV qui hantaient alors la résidence papale. Philippe le Bel comme l’appelait avec dérision près de la moitié de la France, avait dépensé toutes ses maigres ressources à lutter contre le pape Boniface VIII, menant ce combat avec l’opiniâtreté et la férocité d’un putois. En revanche, le pape suivant — Clément — n’était en fait qu’une créature du roi.

Le prieur savait que le pape n’avait pas choisi son monastère au hasard. Il y avait déjà vingt ans que le monastère de Saint-Nazaire se distinguait par ses érudits. Le mérite en revenait surtout à Lorenzo Picca qui, en ce moment, soufflant plus que les autres, rampait péniblement sur le sable.

Les mœurs relâchées du monastère de Saint-Nazaire étaient pour ainsi dire consacrées par des traditions vieilles de plusieurs dizaines d’années. Même l’absence à la messe matinale n’y passait pas pour un péché bien grave. Voilà pourquoi Lorenzo Picca, entré au monastère en 1287, pouvait librement s’adonner à l’étude des sciences naturelles, domaine dans lequel il comptait déjà de nombreuses réussites. L’auteur du livre signale que Lorenzo Picca avait même inventé un télescope — ceci, 200 ans avant Galilée ! — dont il se servait pour observer la Lune. On trouve dans ses œuvres la description des merveilleuses propriétés d’une substance connue de nos jours sous le nom d’oxyde de mercure que l’on peut indéfiniment transformer en mercure brillant et inversement. Signalons que les Arabes avaient déjà fait cette découverte bien avant Lorenzo mais il est fort probable que ce dernier l’ignorait.

Ainsi coulait la douce existence de Lorenzo Picca au monastère de Saint-Nazaire, existence que ne troublaient d’aucune façon les frères bénédictins aux mœurs fort sereines et joyeuses. Du moins en fut-il ainsi jusqu’à la réception de la dépêche de Clément. Le délai pour trouver le secret de la préparation de l’or était très limité. Que ce secret existât, le pape n’en doutait pas. Les déclarations triomphales de l’ordre des Templiers qui se vantait de pouvoir se procurer de l’or en quantité, ne faisaient qu’aviver l’impatience de Clément. Sans doute certains cardinaux de l’entourage du pape bien informés avaient-ils plus d’une fois discrètement suggéré à sa Sainteté qu’il fallait chercher l’origine de l’or des Templiers dans le meurtre et le chantage plutôt que dans la possession de la « pierre philosopha-le ». Ce à quoi le pape, qui avait beaucoup lu, répliquait immédiatement en citant les écrits d’Arnold Villanovanus célèbre alors à travers tous les Etats de l’Europe occidentale. Villanovanus affirmait avoir découvert la « pierre philosophale » capable de transmuer le mercure en or.

A ce propos, il est intéressant de mentionner que, selon toute évidence, ledit Villanovanus était un habile filou. Il se disait possesseur non seulement de la « pierre philosophale » mais encore de « l’élixir de longue vie », lequel n’était autre qu’une méchante eau-de-vie de vin. Il était bien vrai que « l’élixir » possédait la faculté d’engendrer chez ceux qui en usaient la plus intense béatitude. Mais l’inventeur n’était pas sans savoir, lui, de quoi il régalait ses naïfs contemporains, puisqu’il préparait son « élixir » à partir de vin tout à fait ordinaire.

Bien entendu, la recherche de la « pierre philosophalc » fut confiée à Lorenzo Picca. Quand ce dernier tenta de se dérober en alléguant, sans grande conviction, que ses pensées étaient pleines de Dieu, le nonce du pape se mit violemment en colère. C’était bien la première fois, fit-il observer, qu’il était témoin d’une telle attitude envers un document aussi sacré qu’une dépêche pontificale. Ce disant, il jeta un regard tellement pénétrant sur le prieur que celui-ci, tendant les bras en direction de la statue de Saint-Nazaire, se hâta d’assurer le dignitaire du Saint-Siège qu’étant donné les facultés de Lorenzo, on pourrait bientôt sortir l’or du monastère à pleines charretées. Sur cette promesse, le nonce repartit non sans avoir donné l’ordre de mettre à la disposition de Lorenzo autant de moines qu’il le désirerait puisque, à sa connaissance, les expériences d’alchimie exigeaient de gros efforts et beaucoup de soin.

Voilà pourquoi dès le lendemain du départ du nonce, Lorenzo Picca procéda à l’initiation des frères bénédictins aux simples procédés de la pratique de l’alchimie. Le monastère connut alors des jours de fièvre. Les grappes de raisin perdaient leurs grains et pourrissaient faute de soins tandis que des étroites fenêtres du réfectoire, transformé en laboratoire, s’échappaient une âcre fumée et des paroles prouvant que la pratique de l’alchimie détournait l’âme et les pensées des bénédictins de la personne de Dieu.

Lorenzo Picca ne doutait pas, quant à lui, que toutes les recettes de « pierre philosophale » décrites dans divers ouvrages, et en particulier dans ceux de Villanovanus lui-même, n’étaient que du charlatanisme. La plupart de ces œuvres n’étaient qu’une suite de mots désordonnée, soit un texte chiffré, soit du pur galimatias.

Un mois et demi environ furent suffisants pour prouver, s’il en était encore besoin, que tous les secrets de la fabrication de l’or étaient une perte de temps. C’est alors que se produisit un événement imprévisible.

En ajoutant à une solution de mercure dans de l’acide azotique étendu d’eau à laquelle on avait apparemment mélangé des composés d’iode une solution d’argent dans de l’acide azotique, Lorenzo obtint un résidu jaune.

L’isolant de la solution, il se mit à le sécher quand, tout à coup, la poudre devint rouge vif. Picca retira vivement le récipient de la flamme et la poudre reprit lentement une couleur jaune. Quand on remit le récipient sur le feu, la poudre se mit à rougir à nouveau ; on éteignit le feu et la couleur redevint jaune.

Si quelque chimiste venait à observer un phénomène de ce genre de nos jours, il n’en serait nullement surpris et comprendrait immédiatement qu’il se trouve en présence d’une simple couleur thermosensible [2]. La substance obtenue par Lorenzo Picca, le sel d’argent d’acide tétraiodomercurique, est en effet une couleur thermosensible. Mais, il y a six cents ans, cette découverte produisit un effet saisissant. Se pressant autour de Lorenzo, les moines observaient la transformation miraculeuse en retenant leur souffle. Le prieur en personne, accouru au réfectoire, au lieu de remercier la Sainte Vierge pour ce miracle par une prière fervente, se tenait bouche bée, manifestant le même étonnement que les autres.

Les moines eurent alors pour la première fois la révélation que l’occupation à laquelle ils se livraient n’était pas un simple moyen d’atténuer le pesant ennui régnant au monastère. Mais ce même soir, Lorenzo confia aux bénédictins que la synthèse artificielle de l’or était impossible et que toute tentative dans ce sens était vouée à l’échec.

Quelques jours plus tard, les moines déclarèrent au nonce du pape revenu au monastère et attendant avec impatience le résultat des expériences, qu’ils renonçaient à chercher le secret de la fabrication de l’or, puisque, de toute façon, cela ne pouvait mener à rien.

On se représente sans peine la colère du haut dignitaire. On imagine aisément avec quelle précipitation, certainement indigne d’une fonction aussi élevée, il fit seller son cheval et quitta le monastère. Quelque temps après arriva une dépêche du pape enjoignant aux moines d’aller quémander le pardon de cette insubordination sans précédent auprès du pape lui-même à Avignon. Il était précisé que le trajet de Saint-Nazaire à Avignon devait être fait à genoux. Une exception n’avait été consentie qu’en faveur du prieur. Voilà pourquoi les dix-sept moines partis du monastère de Saint-Nazaire se dressant sur la rive droite de la Loire et se détachant nettement sous les rayons pourpres du soleil couchant, se traînaient à genoux parmi les dunes…

Quatre points d’interrogation

Le problème de la transmutation des éléments passionna plusieurs générations de savants. Mais la nature cachait jalousement le secret de ce qui constituait l’un de ses mystères les plus sacrés. La théorie atomique, qui fut adoptée en chimie vers la fin du siècle dernier, balaya comme fétus de paille toutes les idées mystiques sur la possibilité de transformer un élément en un autre à l’aide de quelque « force spirituelle ». Les adeptes de ces théories n’étaient pas tant des alchimistes (lesquels bien souvent ne savaient pas eux-mêmes ce qu’ils disaient) mais tout simplement des idéalistes. La théorie atomique produisit le même effet sur toutes ces élucubrations sans aucun rapport avec la science que le chant du coq sur l’esprit malin.

D’un autre côté, en proclamant l’atome un et indivisible, les savants tombèrent dans l’erreur opposée car cette affirmation ne fit que se renforcer et la transmutation d’éléments en vint donc à être considérée comme irréalisable.

Il fallut attendre jusqu’au début du XXe siècle pour que s’entrouvrît, en grinçant sur ses gonds, la porte derrière laquelle s’abritait le secret de la transmutation des éléments, laissant filtrer un mince rayon de lumière. Les premiers à l’apercevoir furent les célèbres savants Marie Curie-Sklodowska et Pierre Curie qui réussirent à atteindre la porte sacrée en escaladant les gradins taillés par Dmitri Mendéléev.

… Ranger dans un système ordonné la masse confuse de toutes les données sur les propriétés des éléments chimiques et de leurs composés constituait une tâche excessivement ardue. Car plus d’un tiers des éléments chimiques connus de nos jours n’avaient pas encore été découverts. Mendéléev fut le premier à indiquer combien il devait y avoir d’éléments en tout et à prédire les propriétés de nombreux éléments encore inconnus.

Mais retournons dans le passé.

Mendéléev déplace patiemment ses fiches. Pour le moment il n’y a pas encore de loi. Les gardiens de nuit et les concierges ont cessé de s’étonner de voir constamment de la lumière à l’une des fenêtres du bâtiment des professeurs de Г Institut Technologique.

Mais voyons comment se présentait la première classification périodique des éléments telle qu’elle fut publiée par Mendéléev au printemps 1869. Celui-ci mit des points d’interrogation aux endroits où, d’après ses hypothèses, devaient se trouver les éléments inconnus de la science. Mendéléev y décrivait les éléments encore à découvrir « ekabor », « ekaaluminium », « ekasilicium ». Quelques années plus tard, ces éléments furent trouvés et reçurent leurs noms actuels : scandium, gallium, germanium. La découverte d’éléments nouveaux ne fut plus fortuite mais résulta de recherches scientifiques systématiques. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il n’ait fallu que quelque 50 ans après la création de la classification périodique des éléments pour ajouter encore 30 éléments aux 63 découverts lors des deux premiers siècles de l’existence de la chimie.

La façon dont les emplacements vides du tableau de Mendéléev furent remplis est une histoire très intéressante dont on ne saurait passer la fin sous silence.

Nous sommes en 1925… Un nouvel élément inconnu de la science mais prévu par Mendéléev, l’élément 75, ou rhénium, vient d’être découvert. Le tableau ne contient plus que quatre emplacements vides, les cases 43, 61, 85 et 87, dans lesquelles au lieu des symboles des éléments chimiques figurent encore des points d’interrogation. Les recherches les plus poussées afin de découvrir ces éléments dans divers minéraux et composés chimiques n’ont encore donné aucun résultat.

Tous les procédés de recherche possibles furent tour à tour essayés. Tous les gisements probables furent examinés, on eut recours aux moyens les plus fantastiques pour renrichissement éventuel des minerais en éléments inconnus. Mais les mystérieux éléments des cases 43, 61, 85 et 87 se dérobaient toujours.

Et le temps passait…

Années 1930. Les tableaux de la classification périodique de Mendéléev suspendus dans les salles de classe et dans les laboratoires des chimistes, publiés dans les revues scientifiques et les manuels, comportent toujours les quatre points d’interrogation. Et combien de points d’interrogation n’y a-t-il pas dans les carnets de travail des savants, les registres de laboratoire des expérimentateurs ?

Un rayon de lumiere

La capacité de certains éléments à se désintégrer avec émission de rayons spéciaux découverte par Henri Becquerel étonna ses contemporains. La radio-activité fut alors à la mode non seulement dans les milieux scientifiques mais encore dans de larges couches de la société. Les élégantes de Paris préféraient le modeste laboratoire des époux Curie aux expositions de tableaux de Monet ou aux spectacles auxquels participait une prima donna italienne. Toutes les conversations concernaient les merveilleux matras remplis de solution de sels de radium capables d’émettre des rayons lumineux dans l’obscurité. A Londres, on se pressait en foule aux conférences du célèbre chimiste Soddy consacrées aux étonnantes propriétés du radium. Bien des années plus tard, Marie Sklodowska écrivit dans ses mémoires à quel point elle fut lasse du tapage qui suivit la découverte du radium.

La presse boulevardière décrivait sur tous les tons les propriétés du radium bien qu’elle fût surtout frappée par le prix fabuleux de ce métal qui coûtait alors plusieurs centaines de milliers de dollars le gramme.

Quant aux savants, ce qui les passionnait c’était l’ampleur scientifique de la découverte des époux Curie. Le phénomène de la radioactivité prouvait clairement que l’atome n’était nullement quelque chose d’immuable, d’indivisible. La transmutation des éléments apparaissait désormais possible. Mais s’il en était ainsi, l’étude détaillée du phénomène de la radio-activité ne pourrait-elle pas nous permettre de comprendre la structure interne de l’atome ?

Les années qui suivirent comblèrent les espérances des savants. L’étude de la radio-activité s’avéra effectivement l’unique moyen permettant de percer les secrets de la structure de la matière.

Lorsque la radio-activité — c’est-à-dire la transformation naturelle des atomes d’éléments — eut été suffisamment étudiée, une question se présenta : puisque la transmutation spontanée d’un élément en un autre est possible, pourquoi ne pas tenter de provoquer ce processus artificiellement ?

La réponse ne se fit pas attendre. Le rythme du progrès de la science au XXe siècle n’était plus celui des siècles précédents. Vingt et quelques années s’étaient à peine écoulées depuis la découverte de la radio-activité que certains événements firent réapparaître dans les colonnes des revues scientifiques un mot démodé et déjà couvert de la poussière du temps, le mot « alchimie ».

A vrai dire, il serait difficile de trouver quelque chose d’alchimique à l’appareil construit en 1919 par le célèbre physicien anglais Rutherford. Cet appareil était muni d’un tube grossissant permettant l’étude des quelques éléments radioactifs connus à l’époque. Les émissions radioactives étaient détectées par l’apparition de lueurs fugitives sur un écran de sulfure de zinc. En effet, toute collision entre une particule en provenance d’un noyau d’élément radio-actif et des cristaux de sulfure de zinc provoque une faible lueur que l’on peut observer à l’aide d’un verre grossissant. Les préparations radio-actives étaient placées sur un support au centre même de l’appareil.

Ainsi donc, tout était assez simple et il n’y avait là rien d’étonnant pas plus que la découverte de Rutherford du fait que l’introduction d’une mince plaque de métal ou de mica empêchait les lueurs d’apparaître sur l’écran. Il était évident que les rayons radio-actifs étaient arrêtés par un tel obstacle.

Nul ne saurait dire ce qui incita un jour Rutherford à remplir son appareil d’hydrogène. En tout cas, il fut le témoin de phénomènes extraordinaires : malgré une plaque métallique placée entre la source d’émissions radio-actives et l’écran, les lueurs apparaissaient sur ce dernier exactement comme s’il n’y avait pas eu d’obstacle. Les lueurs disparaissaient dès qu’on évacuait l’hydrogène.

La cause du phénomène ne fut pas découverte immédiatement. Comme il arrive souvent, les idées les plus invraisemblables vinrent à l’esprit alors que, comme d’habitude, la solution était étonnamment simple et pourtant d’une importance considérable.

Les éléments radio-actifs naturels (en l’occurrence il s’agissait du polonium) émettent des rayons alpha, c’est-à-dire des noyaux atomiques d’hélium. Le poids atomique de l’hélium est 4, ses atomes étant 4 fois plus lourds que ceux de l’hydrogène de poids atomique 1. En heurtant les noyaux atomiques d’hydrogène (protons), les particules alpha leur transmettent leur énergie. La masse des protons étant faible par rapport à celle des particules alpha, les protons acquièrent une vitesse élevée qui leur permet de traverser l’obstacle.

Voilà pourquoi l’hydrogène rend la plaque métallique perméable aux rayons. N’est-ce pas simple ? Très simple ! Mais ce n’était pas encore là le plus intéressant. Quand on eut rempli l’appareil d’azote au lieu d’hydrogène, les lueurs continuèrent à apparaître sur l’écran exactement comme dans le cas précédent. Cette fois, on ne comprenait rien, les noyaux atomiques d’azote étant bien plus lourds que les particules alpha (de 3,5 fois plus) et la plaque étant imperméable à l’hélium, elle devait a fortiori l’être pour l’azote.

Dans ce cas, à quoi peut donc être due l’apparition des lueurs sur l’écran ? Comment les particules radio-actives peuvent-elles traverser un écran capable tout au plus de laisser passer les noyaux d’hydrogène ? De l’hydrogène était-il par hasard mélangé à l’azote ? On introduisit alors dans l’appareil de l’azote soigneusement débarrassé de toutes impuretés, notamment de l’hydrogène. Les lueurs n’en apparaissaient pas moins sur l’écran avec la même régularité.

Il restait une seule hypothèse : l’azote de l’appareil donnait naissance à de l’hydrogène sous l’effet de la radio-activité. Au début, elle parut invraisemblable, mais les expériences suivantes en prouvèrent le bien-fondé. La formation d’hydrogène dans l’appareil était indubitable.

Ainsi fut réalisée la première réaction nucléaire, qui, chez n’importe quel chimiste du siècle passé, aurait provoqué la plus profonde perplexité :


N + He = O + H.

La charge du noyau atomique d’azote est 7, celle de la particule alpha (noyau atomique d’hélium), 2. Leur somme est donc 9 et la somme des noyaux atomiques О et H est également 9 (8 noyaux d’oxygène + 1 noyau d’hydrogène).

Telle fut la première des centaines de réactions nucléaires dans laquelle un élément se transformait en un autre, ce qui, comme on le sait, relève précisément du domaine de l’alchimie la plus authentique. Voilà donc expliqué le titre du présent chapitre « un rayon de lumière ».

Examiner en détail tous les procédés dont dispose à présent la science pour transformer certains éléments en d’autres nous écarterait trop de notre sujet.

Bornons-nous à indiquer que tous ces procédés sont basés sur le « bombardement » des noyaux atomiques des éléments soumis à la transformation par des « projectiles » : particules nucléaires constituées par les protons, neutrons et particules alpha.

C’est précisément cette nouvelle branche scientifique, nommée chimie nucléaire, qui a permis d’obtenir artificiellement les éléments que les chimistes n’avaient pas réussi à trouver dans la nature.

Les chimistes éliminent les points d’interrogation

La loi périodique de Mendéléev permettait aux chimistes de déterminer les propriétés des éléments figurant sous les numéros 43, 61, 85 et 87, tout comme s’ils avaient été directement en présence de ces éléments et de leurs composés. Mais cela ne leur conférait pas le droit d’enlever les points d’interrogation de ces cases, droit réservé à celui qui obtiendrait ne serait-ce qu’un centième, un millième ou même un cent-millième de gramme de l’un de ces éléments. Or, personne ne réussit à en produire même d’aussi faibles quantités. Nous savons maintenant que toutes les tentatives pour extraire les mystérieux éléments des minéraux ou des roches étaient vouées à l’échec car aucun d’entre eux ne se trouve dans l’écorce terrestre en quantité tant soit peu appréciable.

Il semblait souvent que le succès fût proche, qu’un élément inconnu avait enfin été obtenu. Il arrivait qu’obtenant un composé inhabituel à ses yeux, un chercheur pensait être en présence d’un élément nouveau. Il prenait alors précipitamment la plume et rédigeait une lettre, priant l’éditeur de quelque revue de chimie de « publier sans tarder l’annonce de la découverte d’un nouvel élément ». Evidemment, l’éditeur ne manquait pas de le faire, car qui aurait voulu se priver de la gloire d’avoir été le premier à communiquer un résultat aussi remarquable ? C’est ainsi que des dizaines de « nouveaux » éléments furent présentés .dans les publications de l’époque. Mais les communications concernant tous ces « masurium », « illinium », « florencium » et autres « moldavium » étaient invariablement contredites par les chimistes qui entreprenaient la vérification des données concernant le « nouvel » élément.

Peu à peu, le problème des « quatre cases » cessa d’étonner par son côté mystérieux car tout ce qui est étrange finit par devenir habituel. De plus, les conversations sur ces emplacements vides commençaient à n’être plus de mise. Les digressions sur les éléments restant à découvrir semblèrent du même ordre que l’invention du « mouvement perpétuel ».

Et voici qu’au milieu de cette accalmie éclata comme un coup de tonnerre l’annonce de la chute de la « forteresse des quatre » ! A vrai dire, tout se passa d’une façon on ne peut plus discrète. En 1937, le « Bulletin de l’Académie des Sciences d’Italie » publia une sobre et laconique communication sur la préparation artificielle de l’élément 43 par les savants Segré et Perrier. Cette communication ne dépassait pas une centaine de mots dont un quart se composait d’adverbes à sens vague tels que « éventuellement », « probablement », « peut-être », etc. Cependant, la découverte du nouvel élément ne faisait pas de doute !

Quant aux journaux italiens, ils parlaient de choses fort différentes : du concours des quatre Tarzans, de la prochaine tournée du divin chanteur Gigli, de l’éruption probable du Vésuve, bref de tout sauf de la remarquable découverte de leurs compatriotes.

Le nouvel élément avait été obtenu en bombardant du molybdène — élément 42 — par des atomes d’hydrogène. L’hydrogène a le numéro atomique 1. La somme des numéros de la « cible » et du « projectile » est justement égale à 43, c’est-à-dire le numéro de l’élément technécium. Ce nom, le premier représentant du quatuor mystérieux ne le reçut pas au hasard. Il s’agissait d’en souligner la provenance, « technikos » en grec signifiant « artificiel ».

Est-il nécessaire d’indiquer que les propriétés prévues du technécium coïncidaient en tous points avec celles qui furent observées expérimentalement par la suite ? Il est vrai que l’élément fut d’abord obtenu en quantité tellement infime que nulle balance, même la plus sensible, n’était capable d’en indiquer le poids.

Après qu’une brèche eut été faite dans le prétendu « mystère des quatre », les recherches s’accélérèrent. Un an après l’obtention du technécium, les chimistes du monde entier éliminèrent encore un autre point d’interrogation de leur tableau de la classification périodique et y inscrivirent le symbole Pm représentant le prométhium, élément 61, obtenu de la même façon que le technécium.

Si vous jetez un coup d’œil sur la classification périodique de Mendéléev, il vous sera aisé de deviner comment on y parvint. Avec, bien sûr, l’élément 60 — le néodyme — qui fut bombardé à l’aide d’atomes d’hydrogène !

L’élément 61 fut nommé « prométhium » en hommage au dieu de la mythologie, Prométhée, qui s’empara du feu du ciel pour le transmettre aux hommes. Comme on le sait, Zeus l’en punit par un supplice atroce : il l’enchaîna au sommet du Caucase et un aigle lui rongeait le foie qui repoussait sans cesse. En donnant ce nom au nouvel élément, les savants qui le découvrirent voulaient souligner la voie dramatique et pénible qu’il leur avait fallu suivre du point d’interrogation au symbole de l’élément chimique.

Nous aurons encore l’occasion de parler des propriétés des métaux groupés dans l’étonnante catégorie des terres rares, dont fait partie le prométhium. Nous nous bornerons pour le moment à souligner qu’en plein accord avec sa position dans la classification périodique, le prométhium s’avéra semblable aux autres représentants de cette catégorie.

Ce fut ensuite le tour de l’élément 87. Le point d’interrogation de cette case intriguait tout particulièrement les chimistes qui se demandaient avec une extrême curiosité quelles seraient les propriétés chimiques de l’élément 87. Dans le tableau de Mendéléev la case 87 figure dans le premier groupe et le même rang vertical que le lithium, le sodium, le potassium, le rubidium et le césium. L’ordre de cette énumération n’est pas arbitraire, l’activité chimique de ces éléments augmentant considérablement du lithium au césium. Ces métaux expulsent l’hydrogène de l’eau en formant des alcalis, d’où leur nom d’éléments alcalins.

Les métaux alcalins sont les plus actifs des métaux de la classification périodique, le césium étant le plus actif d’entre eux. Le lithium réagit faiblement avec l’eau mais si on jette du césium dans l’eau, la réaction ressemble à une véritable explosion.

L’élément inconnu 87, qui dans le tableau de Mendéléev se trouve placé au-dessous du césium, devait être encore plus actif que ce dernier. D’où l’intérêt des recherches afin d’obtenir cet élément : les suppositions allaient-elles se confirmer ?

L’élément en question fut découvert en 1939, d’une façon tout à fait inattendue, dans les produits de désintégration de l’élément radio-actif uranium. Quand on eut étudié les premières propriétés de cet élément appelé francium, on comprit pourquoi il s’était si longtemps dérobé aux recherches. Tout d’abord, comme tous les éléments d’un numéro supérieur à 83, le francium est radio-actif. Cependant, il diffère considérablement de ses « compagnons » par le fait qu’il se désintègre très rapidement. Sa période de demi-désintégration (c’est-à-dire le temps nécessaire à la désintégration de la moitié d’une quantité donnée de l’élément) n’est que de 22 minutes. Cela signifie que si nous prenons 1 gramme de francium, au bout de 22 minutes, il ne restera qu’un demi-gramme. Une heure plus tard, il n’y en aura plus qu’un huitième. A la fin de la quatrième heure, il ne restera plus de ce gramme de francium qu’une parcelle de deux dix-millièmes de gramme invisible à l’œil nu et une heure plus tard, il n’en subsistera plus qu’un « agréable souvenir » pour parler comme dans les romans anciens.

Cette faible durée de demi-désintégration ne constituait cependant pas la difficulté majeure pour isoler cet élément. Si les chercheurs avaient eu à leur disposition seulement un gramme de francium, ils auraient sans doute eu le temps, en deux heures, de se familiariser suffisamment avec ses propriétés. Mais pour se procurer ce gramme, il aurait été nécessaire de traiter — imaginez-vous ce chiffre ! — deux milliards et demi de tonnes d’uranium naturel.

— Halte ! dira le lecteur averti, cela ne veut-il pas dire que la teneur de l’uranium naturel en francium est de 4 • 10–16 gramme par gramme d’uranium ? Comment se fait-il alors qu’on ait réussi à déterminer une quantité de francium tellement faible qu’il est même difficile de l’exprimer ? Le nombre 10–16 n’a pas de nom spécial, 10–6 cela fait un millionième, 10–9, un milliardième, mais 10–16, on ne peut le désigner que par 10 puissances moins seize. Dans les chapitres précédents, il n’a pas été question de quantités aussi infimes. De quelles méthodes se sont servis les chimistes pour obtenir des quantités aussi impondérables, au plein sens du terme ?

La réponse sera fournie dans les chapitres suivants. Pour l’instant, pour en terminer avec le francium, nous dirons seulement que bien que personne ne l’ait encore jamais obtenu en quantité plus ou moins pondérable, nous en savons pas mal de choses. Cet élément est bien le métal le plus actif que l’on connaisse. C’est un conducteur d’électricité exceptionnel et, tout comme le mercure, il se présente à température ordinaire à l’état liquide.

Il serait prématuré de parler des applications pratiques de cet élément. On sait pourtant que si l’on injecte du sel de francium à un malade atteint de sarcome, le métal s’accumule tout entier dans la tumeur. Etant donné que le francium est radio-actif et que ses rayons exercent une action destructrice sur les tumeurs, on peut supposer que cette propriété trouvera son application en médecine.

Voilà à peu près tout ce que l’on peut dire du francium, le seul des quatre éléments mystérieux à avoir été découvert dans la nature et non pas obtenu artificiellement.

Le dernier à ôter son masque, de fort mauvaise grâce du reste, fut l’élément 85. En 1940, le point d’interrogation figurant dans cette case fut remplacé par le symbole At représentant l’astate. L’astate a également été obtenu « alchimiquement » par transformation artificielle d’éléments, en soumettant des atomes de bismuth au bombardement de noyaux d’hélium. Nous connaissons déjà l’aspect arithmétique du processus : le numéro d’ordre du bismuth est 83, celui de l’hélium, 2. D’où l’égalité a priori surprenante : bismuth + hélium = … astate.

L’astate est le dernier en date du groupe des halogènes. Les anciens membres de ce groupe — fluor, chlore, brome et iode — nous sont très familiers. Il n’en était que plus intéressant d’apprendre quelles seraient les propriétés du « nouveau-né ».

Comme on le sait, les halogènes sont les métalloïdes par excellence. Seul l’iode possède à un degré restreint des propriétés métalliques : l’éclat caractéristique du métal, la faculté de conduire le courant et d’engendrer des sels (azotates, chlorures, etc.).

L’astate est déjà un métal typique dont on connaît beaucoup de choses : ses degrés d’acidité en solution aqueuse, la composition de ses sels et même le fait qu’il se dissout facilement dans le chloroforme. Une seule chose reste inconnue, sa couleur, car personne n’est encore parvenu à obtenir de l’astate en quantité suffisante pour pouvoir juger de sa couleur. Mais, pour pouvoir observer la couleur d’une substance, il faut en avoir une quantité pondérable et ce n’est pas le cas.

Il est intéressant d’observer que pour les premières recherches sur les propriétés chimiques de l’astate, on se servit de solutions d’une molarité de 10–13, ce qui revient à dire qu’un litre de solution contenait deux cent-milliardièmes de gramme de cet élément.

Ainsi prit fin la « Grande Guerre » contre les points d’interrogation de la classification périodique des éléments. Ce fut une lutte pleine de péripéties dramatiques ce qui est le propre de toute investigation véritablement scientifique, lutte pour obtenir ce qui, auparavant, était considéré comme la manifestation de mystérieuses « forces de la nature », lutte qui permit au mot « alchimie » de devenir un terme scientifique moderne.

Après quoi, les mystères du système périodique étant, semblait-il, éclaircis, les chimistes devaient pouvoir pousser un soupir de soulagement. Mais la véritable science peut-elle se reposer sur ses lauriers ? S’il n’y avait plus de mystères à l’intérieur de la classification périodique, il pouvait y en avoir, ou plutôt il devait y en avoir hors d’elle. Aussi les recherches se poursuivirent-elles…

92 ? Et pourquoi pas davantage ?

Il existe dans la classification périodique des éléments curieux au plus haut degré. L’un se distingue par son aptitude à entrer en réaction ; tel autre, au contraire, peut se vanter qu’aucune force n’est capable de l’obliger à se combiner avec d’autres éléments ; un troisième est remarquable par son point de fusion très élevé et, donc, une liquéfaction très difficile : un quatrième possède la particularité d’être très malaisé à faire passer de l’état gazeux à l’état liquide. Bref, le tableau contient bon nombre d’éléments qui peuvent s’enorgueillir de telle ou telle propriété curieuse. Mais parmi eux il y en a un qui, sans contredit, les surpasse tous : l’uranium. Aucun élément sur terre n’a un poids atomique plus élevé. Voilà pourquoi pendant de nombreuses années, ce fut l’uranium qui, de droit, ferma la marche des éléments de la classification périodique.

Les chimistes s’étaient accoutumés au fait que l’uranium était le dernier élément. Leurs recherches portaient sur les éléments à découvrir qui se trouvaient au milieu du tableau : entre l’hydrogène et l’uranium. Quant à l’uranium, il était destiné à rester le dernier. Ainsi s’habitue-t-on au poêle dans sa chambre, ou à l’armoire, n’imaginant même pas qu’ils puissent être déplacés.

Mais, parmi les savants, il se trouva un « fauteur de troubles » qui clama : « Permettez, mais pourquoi la classification périodique doit-elle absolument se terminer par le numéro 92 ?

Pourquoi ne peut-il y avoir un 93e élément, un 94e et ainsi de suite ? »

« En effet ! — s’étonnèrent beaucoup d’autres. Pourquoi n’y aurait-il pas un 93e élément ? Pourquoi ne pas le rechercher ? »

Cette idée mûrit vers le début des années 30. C’est alors que commencèrent les recherches. Les fièvres de « l’or » et du « diamant » qui agitèrent le monde à diverses époques n’étaient rien en comparaison aux passions que déchaîna le problème des éléments transuraniens (éléments pouvant suivre l’uranium).

Cette passion fut peut-être due au fait que si personne n’avait de doute sur l’existence des éléments 43, 61, 85 et 87, la découverte ne serait-ce que d’un seul élément transuranien représentait par contre pour la science un intérêt de principe.

Peut-être aussi les chercheurs commençaient-ils à se trouver à l’étroit dans ces quatre cases de la classification périodique encore non « démasquées » à l’époque et éprouvaient-ils l’envie, timide d’abord puis de plus en plus forte, de s’évader de ce cadre.

Il en est apparemment toujours ainsi : tout ce qui se trouve au-delà de quelque limite, le pôle d’inaccessibilité, la Lune, ou les mystérieux éléments chimiques, est particulièrement attirant. Voilà pourquoi les éléments intermédiaires à découvrir étaient recherchés avec ténacité mais sans passion. On se trompait, on se corrigeait poliment l’un l’autre, on se tançait avec bonhomie, on louait avec complaisance, on se moquait sans acrimonie. Quant aux éléments situés au-delà de la limite — les éléments transuraniens — on les cherchait avec frénésie. On se disputait, on discutait, on hurlait — si tant est qu’on puisse hurler dans les colonnes d’une revue — on démentait, on portait aux nues, on critiquait.

Chaque année, le monde scientifique était secoué par une « grande » et une bonne demi-douzaine de « petites » découvertes du 93e élément, auxquelles on n’accordait pas grand crédit.

Il suffit de rappeler une seule de ces nouvelles sensationnelles. Le célèbre physicien italien Enrico Fermi émit un jour la supposition que le 93e élément s’était peut-être (peut-être !) formé au cours d’une de ses expériences.

Fermi ne prévoyait rien de bien précis, mais sa déclaration fut présentée d’une tout autre manière par la presse à sensations. Un journal, dépassant toutes les bornes, alla même jusqu’à inventer et décrire une réception au palais royal au cours de laquelle Fermi aurait lui-même présenté à la reine un petit flacon du 93e élément.

Il suffit de feuilleter n’importe quelle collection de revues de vulgarisation scientifique des années 30 pour y trouver l’annonce régulière, deux ou trois fois par an, de la découverte du nouvel élément 93, annonces qui étaient inévitablement démenties avec la même régularité.

Il devint bientôt évident que les éléments à numéro atomique supérieur à 92 ne pouvaient se trouver dans l’écorce terrestre. L’explication en était simple et, comme nous allons le voir, absolument correcte. Nous avons déjà noté que les éléments de la classification périodique à partir du polonium (84) sont tous radio-actifs. En d’autres termes, ils sont instables et se désintègrent au bout d’un certain temps, en se transformant en éléments à numéro d’ordre inférieur, lesquels à leur tour… et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on obtienne des éléments chimiques stables, le plomb par exemple. Les éléments devant suivre l’uranium avaient dû très vraisemblablement faire partie de l’écorce terrestre il y a des millions et des millions d’années, peut-être même des milliards. Mais, avec le temps, ces éléments s’étaient désintégrés, volatilisés. Et sur terre il n’y en avait plus.

Mais l’époque où les chimistes se contentaient de ce que la nature avait mis à leur disposition était révolue. Cependant, le vieil arsenal dont disposaient les savants n’était pas assez puissant pour investir la forteresse dans laquelle s’abritait la solution de ce problème.

L’énigme serait peut-être restée encore longtemps entière, si l’on n’avait pas eu recours à une nouvelle arme plus efficace : les neutrons. Comme les neutrons sont dépourvus de charge, ils conviennent parfaitement aux bombardements nucléaires. Les particules possédant une charge — noyaux atomiques d’hydrogène ou d’hélium — remplissent la même fonction avec beaucoup moins d’efficacité. En abordant un atome, une particule à charge positive éprouve une répulsion prononcée de la part d’un noyau à charge identique.

Les neutrons permirent d’obtenir artificiellement les noyaux de presque tous les éléments chimiques. Mais le 93e persistait à ne pas vouloir se rendre.

En bombardant l’uranium à l’aide de neutrons afin d’obtenir artificiellement l’occupant de la 93e case de la classification périodique, les savants remarquèrent d’abord que les noyaux atomiques d’uranium se désintégraient en « éclats ». Ces éclats formaient les noyaux atomiques des éléments situés au milieu du tableau de Mendéléev : baryum, lanthane et quelques autres dont la plupart possèdent une radio-activité artificielle. Les particularités de ces éléments radio-actifs artificiels ont été étudiées en détails : on connaît leurs poids atomiques ainsi que leur période de demi-désintégration.

Le nombre « d’éclats » découverts était très élevé de sorte que la découverte de nouveaux éléments artificiels par ce procédé finit par ne plus éveiller d’enthousiasme particulier chez les chercheurs. Or, lorsqu’en 1940 le physicien américain McMillan découvrit dans les produits de la fission de l’uranium un isotope radio-actif avec une période de demi-désintégration de deux à trois jours, il n’en fut pas autrement étonné. Une étude plus poussée révéla que les radiations provenaient d’un élément qui n’était semblable à aucun de ceux qui se formaient ordinairement lors de la fission de l’uranium. Une fois isolé, cet élément s’avéra être le… 93e. Le fait était tellement inattendu qu’il ne provoqua pas du tout l’effet qu’une telle découverte aurait dû susciter.

Du reste, les détails ne furent connus que bien plus tard, après les premières explosions de bombes atomiques, après que le sinistre champignon se fut élevé dans le ciel d’Hiroschima. Mais quel est le rapport ?

Le problème des éléments transuraniens apparut d’emblée intimement lié à celui du dégagement de l’énergie atomique. S’il n’en avait rien été, peut-être ne saurions-nous encore pas grand-chose des éléments au-delà du 92e.

Le 93e élément reçut le nom de neptunium : de même que dans le système solaire la planète Uranus est suivie de Neptune, dans le tableau périodique l’uranium devait être suivi du neptunium.

Des recherches plus poussées sur le processus de la formation du neptunium à partir de l’uranium révélèrent qu’il se déroulait de la façon suivante : lors de collisions entre neutrons et noyaux, une partie de ces derniers vole en éclats tandis qu’une autre, au contraire, capture les neutrons ; il se forme alors une autre variété ou, comme on dit, un isotope d’uranium, à poids atomique 239. Cet isotope est très instable et subit une rapide désintégration radio-active au cours de laquelle le noyau de chacun de ses atomes émet un électron.

L’électron possède une charge de –1, celle du noyau atomique d’uranium est 92.

Si de 92 on ôte –1, on obtient 93. C’est ainsi que se forme l’élément 93 ou neptunium.

Pendant que j’expliquais la façon dont se formait le neptunium à partir de l’uranium, le lecteur a déjà sans doute deviné le nom qu’on devait attribuer au 94e élément. Et il ne s’est pas trompé, c’est bien le plutonium ! Dans le système solaire, la planète Neptune n’est-elle pas suivie de la planète Pluton ?

Comme on le sait, Neptune fut découvert par des calculs mathématiques. Pluton fut d’ailleurs également trouvé au moyen de déductions purement théoriques basées sur une déviation de Neptune de l’orbite calculée.

Comme la planète d’où il tira son nom, le plutonium fut d’abord découvert théoriquement.

L’étude des propriétés du neptunium révéla qu’il émettait des rayons bêta, c’est-à-dire que chacun de ses atomes « expulsait » un électron. Nous savons déjà ce qui se passe lorsque le noyau d’un élément quelconque émet un électron : il se crée un noyau de l’élément situé dans la case suivante de la classification périodique. C’est pourquoi la découverte de l’émission de rayons bêta par le neptunium suggéra immédiatement que le 93e élément devait être suivi d’un 94e. A la suite d’expériences minutieuses, on finit effectivement par le découvrir en 1941.

Comme on le sait, la réaction en chaîne est une des conditions essentielles de la libération de l’énergie du noyau atomique lors de la fission d’éléments lourds. Les deux autres substances capables de réaction en chaîne, les isotopes d’uranium de poids atomiques 233 et 235, sont beaucoup plus difficiles à obtenir que le plutonium.

Actuellement le plutonium est produit en grandes quantités dans les réacteurs atomiques où la désintégration de l’uranium s’effectue simultanément à la formation du 94e élément. Après un certain temps, il se forme une quantité considérable de plutonium dans l’uranium dont est garni le réacteur. La séparation de ces deux éléments est relativement aisée.

L’obtention du neptunium et du plutonium fut un triomphe pour la physique et la chimie, une victoire de l’alchimie moderne pour ainsi dire. Et pourtant, comme le révéla un futur immédiat, ce n’était pas encore son apogée. Trois ans après la découverte du plutonium les chimistes durent ménager de nouvelles cases dans la classification périodique. Les « vedettes » furent les éléments 95 et 96 découverts en 1944.

Là encore, on eut recours à « l’artillerie », le polygone de tir étant un cyclotron (appareil pour l’accélération des particules élémentaires), l’uranium la cible et les particules alpha (noyaux d’hélium), les projectiles. Lorsqu’un noyau d’uranium était atteint par une particule alpha, il se formait un noyau de numéro atomique 94 (2 + 92, ce qui constituait une nouvelle méthode pour l’obtention du plutonium). Au bout d’un certain temps, le noyau de plutonium expulsait une particule bêta (électron) donnant ainsi naissance à l’élément 95. Ayant été découvert en Amérique, il reçut le nom d’américium.

L’élément 96 fut obtenu d’une façon similaire, en bombardant du plutonium par des particules alpha. Cet élément 96 résulta d’une expérience très complexe mais d’une opération arithmétique extrêmement simple (94 + 2 = 96). Il fut nommé curium, en l’honneur des célèbres chercheurs dans le domaine de la radio-activité Marie Curie-Sklodowska et Pierre Curie.

La comparaison de la science à un immense édifice n’est sans doute pas originale. Mais quand on relate la façon dont furent obtenus les éléments artificiels transuraniens, on ne peut s’empêcher d’utiliser cette image. C’est l’uranium qui servit de « fondement » à l’édifice ; le plutonium en fut le « rez-de-chaussée » et la base de « l’étage » suivant, c’est-à-dire de l’américium.

En somme, de même que chaque étage achevé permet de passer à la construction de l’étage suivant, chaque élément transuranien obtenu permettait de passer à l’élément nouveau suivant. C’est ainsi que l’américium fut utilisé pour la synthèse du 97e élément, étant soumis au bombardement de particules alpha dans un cyclotron. En vertu de la même opération que précédemment (95 + 2), on eut l’élément 97, que l’on appela berkélium, d’après Berkeley, ville où l’élément fut obtenu pour la première fois.

Pour la synthèse de l’élément 98, on se servit du curium que l’on soumit également à un bombardement de particules alpha pour isoler l’élément californium, nom qui fit son apparition dans la classification périodique en 1950. Ensuite, le rythme des découvertes se ralentit quelque peu…

Les nouveaux « locataires » de la classification périodique — les éléments 99 et 100 — ne virent pas le jour en laboratoire. Leur naissance ne fut pas précédée des discussions et digressions laborieuses qui devancent généralement toute découverte scientifique.

En 1952, les Américains effectuaient une expérience thermonucléaire comprenant la préparation et l’exécution d’une explosion secrète qui reçut le nom plutôt inoffensif et même quelque peu familier de « Mike ». Une demi-heure après l’explosion, des fusées automatiques lancées dans le nuage en forme de champignon s’élevant au-dessus de la zone d’essai y recueillaient des échantillons d’air, de poussières et d’autres particules solides. Les éléments 99 et 100 y furent découverts dans les filtres en papier sur lesquels s’étaient fixées les poussières issues de l’explosion.

Les résultats de cette expérience ne furent publiés que trois ans plus tard. C’est alors que deux éléments supplémentaires furent ajoutés à la classification périodique, nommés einsteinium et fermium en l’honneur des célèbres physiciens Albert Einstein et Enrico Fermi.

Dès 1955, on réussit à obtenir synthétiquement ces éléments en laboratoire.

En mai 1954, un groupe de chercheurs américains dirigé par Seeborg annonçait l’obtention de l’élément 101 et le nommait mendélévium « en hommage au rôle prépondérant du grand chimiste russe Dmitri Mendéléev qui fut le premier à utiliser la classification périodique afin de prédire les propriétés des éléments non encore découverts, principe qui servit de clé à la découverte des sept derniers éléments transuraniens ».

Le mendélévium ne clôt pas la série des éléments obtenus artificiellement. Actuellement les cases suivantes du tableau de Mendéléev sont également occupées, mais ici nous devons faire une courte pause dans notre récit sur l’histoire de l’obtention des éléments transuraniens, pour passer à l’étude d’autres questions non moins intéressantes.

Les manipulateurs de l’invisible

C’est à dessein que dans mon récit concernant la découverte de nouveaux éléments de la classification périodique je ne me suis pas servi une seule fois du mot « combien ». Cela pourrait faire supposer que les quantités de substances d’où furent extraits les éléments transuraniens ne jouaient aucun rôle. Mais, en réalité, ces quantités sont sans doute le plus important des nombreux facteurs dont dépendent la possibilité et la facilité (il serait plus juste de dire la difficulté) de l’obtention de tel ou tel élément.

Mais procédons par ordre. Regardez le dessin représentant la quantité globale d’américium disponible en 1944. A droite figure la pointe d’une aiguille, à gauche une échelle millimétrique ; il s’agit d’une photo prise par l’objectif d’un microscope. Combien peut-il y avoir d’américium ? demanderez-vous. La quantité exacte nous est connue : un cent-millième de gramme.

Cette fois-ci nous sommes en présence d’une quantité de beaucoup inférieure à celles dont il a été question dans les expériences de l’infortuné professeur Litte. Trente ans en chimie au XXe siècle, cela compte !

Prenons un des articles consacrés à l’un des éléments transuraniens, articles que les revues de chimie publient actuellement par douzaines. En apparence nous n’y trouvons rien d’étonnant. L’article contient les phrases et les termes de chimie traditionnels : « le composé a été obtenu par le mélange de deux solutions », « la composition a été déterminée par titrage », « le sel a été dissous dans l’eau distillée », etc., ce que l’on trouve habituellement dans n’importe quel ouvrage même n’ayant qu’un rapport lointain avec la chimie.

Mais en lisant plus attentivement, le lecteur non averti ne manquera pas d’être étonné. C’est qu’ici les burettes mesurent non pas des millilitres comme dans les laboratoires ordinaires, mais des cent-millièmes de millilitre. Les plus grands verres de laboratoire manipulés par les auteurs de l’article en question ne dépassaient pas 1 millimètre en diamètre. Les quantités de substances étaient de l’ordre d’un millième de gramme et les pesées se faisaient à un cent-millième de gramme près.



Au cas où certains lecteurs auraient quelques difficultés à imaginer ces nombres précédés d’une foule de zéros, nous allons les aider.

Un cent-millième de millilitre… En comparaison avec la capacité d’un verre ordinaire, cela équivaut à un mètre par rapport à la moitié de l’équateur. Ajoutons que ce volume est mesuré à un pour cent près ce qui signifie qu’on peut déceler des liquides d’un volume cent fois moindre. C’est comme si on mesurait l’équateur à deux millimètres près ! Si l’on vous disait par exemple « la distance d’Oboyani à San Francisco est de quatorze mille cent soixante-huit kilomètres neuf cent quarante quatre mètres quinze centimètres trois millimètres », vous ne manqueriez pas de prier l’auteur d’une telle affirmation de cesser cette plaisanterie. Mais si un chimiste écrit des choses analogues, elles nous étonnent, certes, mais nous paraissent tout de même possibles. Les voilà bien les miracles palpables du siècle de l’atome !

Maintenant représentons-nous la façon dont on opère avec de telles quantités de matière. Les éprouvettes et les verres sont tellement petits qu’on doit les prendre avec des pincettes spéciales et non avec les doigts. Les divers instruments, tels qu’entonnoirs pour filtrage, baguettes pour le mélange des solutions, etc., sont tellement minuscules que, par comparaison, les fers forgés pour une puce par le héros du récit de Leskov paraissent énormes. Les liquides contenus dans ces récipients sont transvasés avec un soin méticuleux pour ne pas en perdre une seule goutte. Mais au fait, comment peut-on parler de gouttes ? Le volume d’une goutte n’est-il pas mille fois supérieur à celui de toute la solution ?

Examinons maintenant les balances nécessaires. Le fléau de quartz pur n’est pas plus épais qu’un cheveu. En réalité, la plupart des pièces de ces balances sont tellement fines et impondérables qu’elles sont pratiquement invisibles à l’œil nu. On ne saurait installer une telle balance dans une pièce car, même si on la plaçait sur le support le plus solide et le plus stable, elle serait soumise à de fortes oscillations. Que quelqu’un vienne à passer dans la rue longeant l’édifice où se trouve le laboratoire, la pesée s’en trouvera faussée de plusieurs décimales ; et si c’est un camion, les plateaux de la balance danseront la gigue !

Les balances de ce genre sont installées dans de profonds locaux souterrains. On s’en approche avec des précautions de funambule. Il n’est pas question d’élever la voix ou de gesticuler.



Toutes ces précautions sont nécessaires pour effectuer des pesées à 0,000001 près. Voilà ce que c’est que la sixième décimale et ce qu’elle coûte d’efforts aux chimistes !

Les chercheurs des éléments transuraniens doivent opérer avec des quantités de matière infinitésimales car les éléments artificiels obtenus lors du bombardement à l’aide de particules élémentaires des cibles appropriées se présentent en quantités si infimes que seules des méthodes de ce genre permettent de les déceler.

Maintenant, lorsqu’il est question de la plupart des éléments transuraniens, on n’a affaire ni à des kilos ni à des grammes. Même le milligramme est une unité excessive.

Pour les éléments transuraniens il fallut inventer une nouvelle unité : le microgramme, millionième de gramme ou la millième partie d’un milligramme.

C’est ainsi que la quantité de neptunium obtenue lors de sa découverte était de dix microgrammes et celle de plutonium de vingt microgrammes. Quant à l’américium obtenu à l’origine, nous en connaissons déjà le poids indiqué sur le dessin. La quantité de curium isolé lors de sa découverte était du même ordre.

Pour les éléments berkélium et californium, même le microgramme est une unité trop grande. Leurs quantités obtenues à l’état isolé s’expriment en dixièmes, voire en centièmes de microgramme, c’est-à-dire des dix-millionièmes et cent-millionièmes de gramme !

Cependant tout ceci n’a nullement empêché l’étude détaillée des propriétés chimiques et physiques des éléments transuraniens. Bien plus, ces derniers ont soulevé un intérêt tel que leurs propriétés nous sont maintenant mieux connues que celles de certains éléments ordinaires.

J’ai en ce moment sous les yeux un livre rassemblant les résultats des recherches portant sur six éléments transuraniens (du neptunium au californium). C’est un gros in-folio de près de mille pages et ne pesant pas moins de deux kilos.

La branche de la chimie permettant l’étude des propriétés des corps disponibles en quantités infinitésimales a été nommée microchimie : en effet, pour observer les changements qui se déroulent dans les éprouvettes, le chimiste doit avoir recours au microscope.

Comme on le voit, l’une des difficultés principales de l’étude des éléments transuraniens — leurs quantités infinitésimales — a été surmontée avec succès.

Mais il n’est pas si simple d’être un alchimiste moderne ! Si la nécessité de recourir aux méthodes de la microchimie constituait l’unique difficulté de l’étude des éléments transuraniens, il n’y aurait encore que demi-mal ou même, pour être plus exact (et la chimie est une science exacte !), que quart de mal. Supposons que nous obtenions d’abord 10 microgrammes, puis une quantité égale une seconde fois, ensuite une troisième, une quatrième, une cinquième… Nous aurions ainsi rapidement un dix-millième de gramme, puis un dixième de gramme, quantité déjà fort appréciable !

La difficulté est ailleurs. Nous avons déjà signalé qu’à partir du polonium tous les éléments de la classification périodique sont radioactifs. Or, la radio-activité des éléments transuraniens est d’une intensité extrême.

Un microgramme de plutonium émet 140 000 particules alpha à la minute, ce qui est énorme. Un sel de plutonium, dissout dans l’eau, provoque la formation immédiate d’eau oxygénée : les particules alpha émises lors de la désintégration du plutonium déclenchent dans l’eau des processus chimiques complexes.

La radio-activité de l’américium est encore de plusieurs dizaines de fois supérieure. Un microgramme de cet élément émet 70 millions de particules alpha à la minute ce qui n’est pourtant rien en comparaison du voisin de l’américium, le curium, dont un microgramme émet dix milliards de particules alpha à la minute.

Cela signifie que si l’on dissout une quantité même infinitésimale d’un sel de curium dans l’eau, la température de la solution s’élève rapidement, atteignant bientôt la température d’ébullition. Le récipient contenant le sel en solution, placé sous une cloche de verre, dégage de la vapeur à profusion bien qu’il n’y ait aucune source de chaleur à proximité. La chaleur provient du curium lui-même ou, plutôt, des particules radio-actives qu’il émet. On ne réussira donc jamais à obtenir un morceau de curium métallique tant soit peu appréciable puisque son auto-échauffement provoque sa volatilisation immédiate.

La radio-activité intense des éléments transuraniens présente en outre l’inconvénient d’être extrêmement nocive. Plusieurs savants ayant manipulé des substances fortement radio-actives sans prendre les précautions indispensables ont succombé, victimes des graves maladies provoquées par les émissions radio-actives. De nos jours, la mort continue de frapper les habitants des villes japonaises de Hiroshima et Nagasaki irradiés lors du bombardement atomique de 1945.

Aussi les chercheurs qui étudient les éléments transuraniens sont-ils obligés de prendre des précautions particulières.

En général, les préparations radio-actives d’éléments transuraniens sont placées derrière un écran en matière plastique protégeant des émissions radio-actives le visage et le corps du chercheur qui porte en outre des gants spéciaux.

Cependant de telles mesures ne sont efficaces que si la quantité de substance radio-active est infime ou si l’intensité des radiations de l’élément étudié est faible. Lorsqu’il s’agit de quantités plus grandes, on utilise des « manipulateurs », pinces ou tenailles aux formes diverses fixées à un long manche. De cette façon, le chercheur peut se tenir à distance respectable de la substance radio-active.

Mais lorsqu’il s’agit d’éléments aussi radioactifs que l’américium ou le curium, les pinces dirigées à la main sont inefficaces. Il est alors nécessaire d’utiliser des instruments télécommandés. Quoique ne possédant que deux doigts, les « mains » du manipulateur représenté sur le dessin, dont le plus adroit prestidigitateur envierait sans aucun doute la dextérité, sont capables d’exécuter les opérations les plus délicates.

Comme on le voit, les savants ont également réussi à surmonter la seconde difficulté. Mais un troisième obstacle, beaucoup plus sérieux, vient encore entraver l’étude des éléments transuraniens.

Auparavant la tâche essentielle dans l’étude des propriétés d’un élément nouveau consistait à extraire des quantités plus ou moins appréciables de composés de cet élément. Nous savons déjà de quelles doses infimes durent se contenter les chimistes en déterminant la valeur absolue de ces « quantités plus ou moins appréciables ».

Dans le cas des éléments transuraniens, le problème de l’extraction se trouve relégué au second plan. Avant d’extraire ces éléments, il faut d’abord les obtenir. L’obtention des premiers éléments transuraniens fut relativement aisée, mais ensuite les difficultés s’accrurent.

C’est ici qu’intervient une valeur appelée période de demi-désintégration. Nous avons déjà eu l’occasion de recourir à cette notion : il s’agit du temps que mettent à se désintégrer la moitié des atomes d’un élément radio-actif donné. Les premiers éléments transuraniens sont assez stables : la période de demi-désintégration du neptunium s’exprime en millions d’années et celle du curium en dizaines de milliers d’années. La variété de plutonium la plus stable a même une période de demi-désintégration de plusieurs dizaines de millions d’années. Mais pour les éléments suivants, cette durée diminue rapidement. Le berkélium ne met que sept mille ans à « mourir » à demi et le californium seulement 400. Ensuite la période de demi-désintégration est bien plus courte, environ 300 jours pour l’einsteinium, 20 heures pour le fermium et quelques minutes seulement pour le mendélévium.

Des jours, passe encore, mais des minutes… Les opérations nécessaires à l’obtention, puis l’extraction d’un élément demandent en effet un certain temps. Or, il était cette fois nécessaire, en moins d’une minute, d’isoler un élément, de le concentrer et d’en étudier les principales propriétés chimiques et physiques. Il ne pouvait certes en être question, quelle que fût la fiévreuse diligence déployée par l’expérimentateur.

« Mais quoi ! dira-t-on. Puisqu’il en est ainsi, il faut s’y résigner ! »

C’était justement l’attitude des chimistes auparavant. En présence d’un phénomène du genre de l’instabilité d’un composé, ils se contentaient d’étouffer un soupir de déception en s’en prenant à la Nature.

Mais quand il s’agit d’éléments transuraniens, les chimistes modernes peuvent-ils « s’en prendre à Dieu ? » Il y eut certes des soupirs de regret ! Mais, dans un tel cas le lyrisme n’entre pas en ligne de compte.

Lorsque parut la première communication concernant le mendélévium (élément 101), la plupart des chimistes avec lesquels j’eus alors l’occasion d’en discuter furent unanimes à penser qu’il devait s’y être glissé une coquille puisque l’article en question informait le lecteur que l’élément 101 avait été identifié comme possédant 17 atomes. Tout le monde était d’accord pour estimer qu’un typographe distrait avait dû oublier de mettre à la suite du chiffre 17 un dix à une puissance quelconque. Il aurait dû y avoir 17 • 108, à la rigueur, 17 • 106 atomes, bien que, cette dernière quantité parût en réalité invraisemblablement faible. Pourquoi ? Mais ne serait-ce que parce qu’un cm3 d’air contient trois milliards de fois plus d’atomes que 17 • 106. S’il était donc déjà bien difficile d’imaginer une quantité de matière ne contenant que 17 millions d’atomes, que dire alors d’une autre n’en possédant que dix-sept ! C’était tout simplement inconcevable. Et pourtant la communication ne contenait pas d’erreur et nous avions tort d’incriminer le typographe.

Ce furent les propriétés radio-actives du mendélévium qui permirent de déceler sa présence en quantité aussi infime dans la matière de la cible soumise à un bombardement afin d’obtenir le 101e élément. De même que la vitesse initiale d’un obus lancé par un canon à longue portée diffère de celle d’une balle tirée par un fusil de petit calibre, les particules alpha émises par les divers éléments radio-actifs ont des énergies diverses. En déterminant l’énergie des particules alpha, on peut identifier avec certitude l’élément radio-actif dont elles sont issues.

Quant à enregistrer la désintégration même d’un seul atome, la chose ne présente pas maintenant de difficultés. On possède actuellement des appareils très sensibles aux phénomènes de désintégration radio-active qui permettent d’identifier les particules radio-actives émises lors de la désintégration d’un atome et d’en déterminer l’énergie et la charge. C’est précisément avec de tels appareils qu’on a découvert que le bombardement d’einsteinium à l’aide de particules alpha donnait naissance à des atomes du 101e élément.

En essayant d’obtenir le 102e élément, les savants savaient déjà que sa période de demi-désintégration ne dépassait pas quelques minutes.

On décida d’abord de bombarder du curium par des noyaux de carbone (96 + 6). On produisit donc des quantités appréciables de curium aux Etats-Unis. La cible — une mince couche de curium sur une plaque d’aluminium — fut préparée en Angleterre et ensuite, avec d’infinies précautions, transportée en Suède à l’Institut Nobel où elle fut soumise à un bombardement de noyaux de carbone.

On ne tenta même pas d’isoler le 102e élément de la cible. On observa simplement qu’à la suite du bombardement la cible émit plusieurs particules alpha d’une énergie jusqu’alors inconnue et ce seul fait permit d’annoncer la création d’un nouvel élément qui fut appelé nobélium, du nom de l’institut où avait eu lieu l’expérience.

Reprise aux Etats-Unis, l’opération ne confirma pas les résultats obtenus par les expérimentateurs suédois. Après avoir failli le faire, on hésita à placer le symbole No dans la case 102, et, finalement, on y renonça, la question demeurant en suspens.

En 1957 des savants soviétiques tentèrent, à leur tour, d’obtenir le 102e élément. A l’issue d’expériences qui durèrent cinq ans on apprit que le laboratoire de Flérov à l’Institut Unifié des recherches nucléaires avait réussi à obtenir près de 1 000 atomes de cet élément, dont les caractéristiques chimiques correspondaient totalement à l’élément 102 de la classification périodique. Ces derniers temps les physiciens soviétiques ont obtenu par synthèse l’élément 104.

Puis la classification périodique accueillit un nouvel élément qui prit place dans la case 103 sous le nom de lawrencium.

Les savants de différents pays des divers continents partagent la même pensée et le même désir : faire reculer aussi loin que possible les limites de la classification périodique et élargir le domaine des connaissances humaines.

Tandis que vous lisez ces lignes, des chercheurs en blouse blanche se penchent sur de nombreux appareils en suivant avec attention leurs indications. L’un des chimistes adresse à voix basse quelques paroles à ses collègues, en secouant la tête d’un air désolé, inscrit quelques lignes dans un grand registre dont la couverture porte : 105e, puis, se tournant vers ses collaborateurs, leur dit : « Choisissons des conditions différentes… »

Ou peut-être, à cette minute même, la chance vient-t-elle de sourire à ces chercheurs et les aiguilles indiquant les résultats recherchés viennent-elles de révéler la découverte du 105e élément.

Peut-être ! Et si ce n’est à cette minute, ce sera demain, ou dans un mois.

Mais le 105e élément sera sans aucun doute obtenu.

Une nouvelle famille

Je suis prêt à parier qu’aucun de mes lecteurs ne pourra répondre correctement à la question que je vais poser, question qui semble pourtant bien simple : quel est l’élément le mieux connu actuellement ? Le fer ? Non. Le chlore ? Non ! L’oxygène ? Non !!! Le sodium ? Non plus !

Les propriétés chimiques les mieux connues sont celles du… plutonium.

La réponse est certes inattendue ! J’en ai moi-même été tout étonné. Il est en effet surprenant qu’un élément que nous connaissons depuis vingt ans seulement ait fait l’objet d’études plus poussées que le fer par exemple que l’humanité connaissait déjà à l’aube de son développement. Oui, le plutonium, dont je doute qu’on ait obtenu plus d’une tonne depuis sa découverte, est mieux connu également que le silicium dont les réserves dans l’écorce terrestre atteignent un chiffre astronomique.

A une certaine époque le problème de l’obtention du plutonium présenta tellement d’importance que des centaines de laboratoires dans divers pays s’évertuèrent à le résoudre. Les recherches s’effectuèrent avec une rapidité étonnante, furent menées avec fièvre. Pour pouvoir isoler le plutonium — et d’une façon aussi complète que possible — des produits de désintégration que contenaient les réacteurs atomiques, il fallait d’abord se livrer à une étude approfondie de ses propriétés et de celles de ses nombreux composés. Divers laboratoires s’y consacraient. A la suite de la publication des résultats d’une grande partie des recherches, on s’aperçut que de nombreux savants étaient parvenus à des conclusions identiques par des voies différentes par leur principe.

Ainsi, nul aspect chimique du plutonium n’échappa aux investigations des chercheurs.

Quoique l’obtention d’éléments artificiels fût déjà surprenante par elle-même, les résultats de l’étude des propriétés des premiers éléments transuraniens provoquèrent un étonnement extrême. On s’aperçut que tous ces éléments possédaient des propriétés chimiques semblables, pouvant notamment tous donner en solution aqueuse des sels avec des métaux trivalents.

D’autre part, de nombreux éléments transuraniens présentent une similitude extrême avec l’uranium : il serait trop long et bien fastidieux d’énumérer les faits qui l’attestent.

On peut se poser une autre question : en quoi cette similitude pouvait-elle étonner les chimistes ? Ils se ressemblent, soit, mais l’affirmer n’est pas encore répondre à la question.

Que le lecteur se donne la peine de masquer à l’aide d’une feuille de papier le groupe d’éléments désigné dans la classification périodique sous le nom d’actinides (la raison de cette appellation sera bientôt fournie). Le tableau de Mendéléev présente alors exactement l’aspect qu’il avait à la fin des années 40, à l’époque où l’on ne savait encore rien des éléments transuraniens artificiels. Représentons-nous la façon dont le chimiste se servait de ce tableau. Qu’aurait-il pu dire des propriétés de l’élément 93 qui n’existait pas encore ? Il aurait pu tenir à peu près le raisonnement suivant : « Si on découvre un jour l’élément 93 ou si on l’obtient artificiellement, il sera placé dans le septième groupe de la classification périodique, sous le rhénium. Le 93e élément doit donc posséder des propriétés semblables à celles du rhénium, tout comme celui-ci ressemble au technécium et au manganèse. »

Le même chimiste aurait pu prédire avec une égale assurance que le 94e élément serait proche de l’osmium, puisque sa case serait placée sous cet élément, dans le groupe 8.

Et pourtant rien de ceci ne s’avéra exact. Les éléments transuraniens ne sont nullement semblables à leurs analogues présumés. Par contre, ils se ressemblent entre eux sinon comme des jumeaux, du moins comme des frères. Or, ces éléments sont effectivement des frères, tant par leur naissance que par leur communauté d’esprit, si l’on peut dire, ou plutôt de propriétés chimiques.

Le lecteur a déjà remarqué sans doute que la case de l’élément 56 est suivie d’une autre contenant à elle seule les numéros allant de 57 à 71. Quinze éléments dans la même case!

Ou, pour être plus exact, 15 cases dans une seule. A quoi cela est-il dû ?

On sait que la couche externe des électrons de l’atome de tout élément de la classification périodique diffère de la couche correspondante de l’atome des éléments voisins. Ainsi la couche externe de l’atome de lithium possède un seul électron, le nombre d’électrons étant de deux dans le cas du béryllium et de trois dans celui du bore, etc.

C’est précisément de ce nombre d’électrons dans la couche externe que dépendent les propriétés chimiques d’un élément. Considérons par exemple le lanthane, premier membre de la famille des lanthanides comprenant les éléments qui lui sont similaires. La couche externe de l’atome de lanthane contient trois électrons, aussi est-il trivalent. Il semblerait que l’atome de l’élément suivant le lanthane, le cérium, contienne quatre électrons dans sa couche externe. Or, il n’en a que trois, comme le lanthane. Qu’est devenu ce quatrième électron ? Il se trouve dans l’une des couches internes. Il en est de même pour les lanthanides suivants. Tous, le praséodyme, le néodyme, le prométhium et jusqu’à l’élément 71 inclus, ont trois électrons dans la couche externe et ce sont les couches internes qui reçoivent les électrons supplémentaires. D’où la grande similitude des propriétés chimiques et physiques de ces 15 éléments.

Il en est de même pour les éléments qui suivent l’actinium. Dans le cas du thorium — voisin de l’actinium — c’est également non pas la couche externe mais l’une des couches internes qui reçoit les électrons supplémentaires. De même pour le protactinium, l’uranium et tous les éléments transuraniens obtenus à ce jour. Voilà pourquoi, suivant l’exemple des lanthanides, les éléments transuraniens forment la famille des actinides avec l’uranium, le protactinium et l’actinium. Ainsi, une seconde case multiple, comprenant les éléments 89 à 103 inclus, est apparue dans la classification périodique.

On peut déjà dire avec une certitude absolue que le dernier membre de la famille des actinides est le 103e élément, et que le 104e figure lans le IVe groupe du tableau périodique.

On peut même affirmer que la couche éléctronique de cet élément est similaire à celle du hafnium. Il n’est nullement besoin d’être prophète pour parvenir à une telle conclusion : il suffit de regarder la classification périodique.

Dans les laboratoires de la nature

Lorsque les propriétés des premiers éléments transuraniens furent connues, on comprit pourquoi on n’avait pas réussi à les trouver dans la nature. Les périodes de demi-désintégration, même des plus stables d’entre eux, sont tellement brèves par rapport à l’âge de notre planète qu’ils ont eu tout le temps de se désintégrer.

Si les savants acceptaient toutes les affirmations sans preuves, il est probable que nombre des remarquables découvertes dont notre époque est féconde n’auraient jamais eu lieu. Des questions se sont immédiatement présentées. D’abord, ne serait-il pas possible de découvrir les éléments transuraniens en dehors de notre planète, dans l’atmosphère des étoiles, puisque les particularités du spectre de ces éléments nous sont connues ? D’autre part, pourquoi certains des éléments transuraniens ne se formeraient-ils pas actuellement dans la nature, ne serait-ce qu’en quantités infimes ?

A propos de la première interrogation, rappelons une fois de plus l’extrême sensibilité des méthodes de recherche spectroscopiques qui permirent la découverte de l’hélium, d’abord sur le Soleil et ensuite sur la Terre. Or, la spectroscopie ne décela dans l’Univers aucune trace de plutonium ou d’autres éléments transuraniens. Les autres méthodes de recherche confirmèrent ce résultat négatif.

La réponse à cette première question nous vint de la source la plus inattendue. Ce furent les … historiens qui nous aidèrent à la trouver. La chimie, elle, a rendu bien des services aux historiens, aux archéologues surtout : tantôt pour déterminer la composition de quelque alliage très ancien, tantôt pour analyser une encre afin d’établir l’âge d’un manuscrit. Mais que les historiens aident les chimistes, cela ne s’était probablement encore jamais vu. La chose mérite d’être racontée en détail, d’autant plus qu’il faut remonter assez loin dans l’histoire.

Le 4 juillet 1054. Ce jour-là ou plutôt cette nuit-là, Ma Touan-lin, un astronome de l’observatoire du Grand Dragon à Pékin, avait pris place à son poste d’observation habituel sur la plate forme centrale. Il y passa un certain temps à observer soigneusement les étoiles et, s’assurant que leur position correspondait exactement à la normale, il se prépara à écrire dans un gros registre dans lequel il consignait ses calculs depuis de nombreuses années. Mais son pinceau ne parvint pas au flacon d’encre, sa main s’immobilisant à mi-chemin. Ma Touan-lin venait brusquement de remarquer, presque au zénith, une étoile assez brillante qui hier encore ne s’y trouvait pas. Il n’en était fait mention dans aucun des livres anciens dont le contenu était familier à Ma Touan-lin, car il était fort savant. Le jour suivant, l’étoile fit son apparition dans le ciel bien avant le coucher du soleil. Les rues étaient pleines de gens qui discutaient avec animation de cet événement sans précédent.

Dans ses notes, Ma Touan-lin nomma fort judicieusement cette étoile l’Invitée. De jour en jour la clarté de l’Invitée devenait plus intense. Deux mois plus tard elle brillait déjà d’un éclat plus vif que la Lune. Les enfants doués d’une vue perçante la distinguaient même en plein jour malgré les rayons du soleil. On peut maintenant aisément en déduire que si ces faits sont exacts (et il n’y a absolument aucune raison de mettre en doute la véracité des notes de Ma Touan-lin), la luminosité de la nouvelle étoile devait être de 600 millions de fois celle du soleil.

Toutefois, la nouvelle venue ne conserva son éclat que pendant deux mois environ, après quoi sa lueur pâlit rapidement. Six mois après elle ne se distinguait pas des autres étoiles et encore un an plus tard elle avait complètement disparu.

Lorsque les historiens découvrirent les notes du savant chinois, ceux qui manifestèrent le moins d’intérêt furent… les astronomes. Le phénomène décrit par Ma Touan-lin est en effet familier aux astronomes contemporains, les étoiles telles que celle qui fut jadis observée étant appelées supernovæ. La formation de nouvelles étoiles est relativement fréquente mais elles possèdent très rarement un éclat aussi intense que la supernova de 1054. Quand on dispose d’un télescope pour l’étude de la voûte céleste, la découverte d’une supernova est chose assez courante. Lorsqu’en 1948 un radiotélescope fut pointé vers l’endroit où apparut autrefois l’Invitée décrite par Ma Touan-lin, on s’aperçut qu’il s’en dégageait un flux intense d’ondes radio, fait particulièrement significatif…

Le lecteur impatient est sans doute sur le point de m’interrompre : « Pourquoi consacrez-vous une page entière à parler d’astronomes, d’historiens, de radio-astronomes sans mentionner le moindre chimiste ? » Que ce lecteur prenne patience ! Les chimistes vont bientôt faire leur apparition, il ne saurait en être autrement, car le puissant flux d’ondes radio venant de l’ancien emplacement de la supernova de 1054 les concerne tout particulièrement.

On sait que les ondes radio se dirigeant vers la Terre en provenance des espaces interplanétaires ont pour origine les brusques lueurs des novæ. On estime actuellement que ces lueurs sont dues à la formation et la désintégration d’éléments.

Le Soleil tire son énergie de la réaction de transformation de l’hydrogène en hélium. Mais c’est une étoile relativement jeune. Il existe dans les espaces cosmiques des étoiles plus anciennes dont une partie considérable de l’hydrogène a déjà « brûlé » et s’est transformée en hélium. Est-ce à dire qu’un tel astre soit en voie d’extinction ? Non ! Les noyaux des atomes d’hélium s’unissent pour former des atomes de carbone.

On a des raisons de croire que plus une étoile est âgée, plus les éléments qui la composent sont lourds. Mais il est évident que la transformation des éléments initiaux en éléments de plus en plus lourds ne saurait durer indéfiniment. A quel élément s’arrête donc ce processus ?

Les savants sont unanimes à penser que cet élément est… le californium. Les novæ possèdent en effet une particularité commune : la période de demi-extinction de leur éclat (à l’issue de laquelle l’intensité de cet éclat diminue de moitié) est d’environ 55 jours ce qui correspond presque exactement à la période de demi-désintégration du californium (de poids atomique 254).

Le processus du développement des éléments dans l’Univers se déroule ainsi : la continuelle augmentation du numéro d’ordre et du poids atomique des éléments dont une étoile est composée amène un accroissement de sa densité et une diminution de son éclat. Finalement, l’accumulation d’une grande quantité de californium dans la masse de l’étoile provoque une explosion atomique ; le californium et les autres éléments lourds se désintègrent en formant des éléments plus légers.

On peut donc considérer qu’il se forme au moins un élément transuranien dans les espaces cosmiques au cours des processus dont les étoiles sont le siège. Or, s’il y a formation de californium, il doit également y en avoir de curium et de plutonium, produits lors de la désintégration radio-active du californium.

Passons maintenant à la deuxième question : la formation dans la nature d’éléments transuraniens est-elle possible ?

A la suite de l’obtention des éléments transuraniens en laboratoire, on n’en continua pas moins de les rechercher dans les roches de l’écorce terrestre, et ce pour les raisons suivantes. Tout d’abord, les recherches n’étaient plus menées à l’aveuglette puisque les propriétés du neptunium par exemple, de même que celles du plutonium, étaient maintenant fort bien connues. D’autre part il s’agissait de savoir s’il pouvait se créer quelque part sur notre planète des conditions susceptibles de provoquer la formation de neptunium ou de plutonium à partir d’uranium.

Cette dernière supposition paraît absurde et pourtant ce fut elle qui se confirma la première. Plusieurs années avant la découverte du plutonium, on s’aperçut qu’au lieu de subir la désintégration radio-active générale (émission de particules alpha, bêta ou gamma) un certain nombre d’atomes d’uranium se scindaient littéralement en deux parties. Outre la formation d’éclats nucléaires, on observait alors également une émission de neutrons. Il est vrai que pour une désintégration de ce genre, il se produit plusieurs millions de désintégrations de type ordinaire.

Néanmoins, ce processus a toujours lieu. Ainsi donc, les neutrons indispensables à la transformation de l’uranium en neptunium, puis en plutonium proviennent de… l’uranium même.

D’autre part, il est possible que les rayons cosmiques détruisent les atomes de certains éléments en formant également des neutrons libres.

Toutes ces considérations servirent donc de base à la recherche du plutonium naturel dans les minerais d’uranium. Les premiers essais furent infructueux. Mais après avoir traité plusieurs kilos et même plusieurs tonnes de minerai d’uranium, on obtint enfin une réponse absolument nette : l’uranium naturel contenait bien du plutonium. Mais en quelle quantité ? A vrai dire on hésite à se servir du mot quantité en l’occurrence. En effet, le rapport entre le poids du plutonium et celui du minerai d’uranium est de 10–14. Pour mieux imaginer ce chiffre, indiquons que le rapport entre le nombre d’élèves dans une classe et celui de la population de notre planète est de l’ordre de 10–8, c’est-à-dire un million de fois plus élevé que le rapport plutonium-uranium dans le minerai de ce dernier.

En 1952 on analysa un échantillon de minerai d’uranium de poix en provenance du Congo pour déterminer s’il contenait du neptunium. Les opérations d’analyse furent tout aussi laborieuses que dans le cas précédent et le neptunium fut, évidemment, découvert. Nous disons « évidemment » car le maillon intermédiaire lors de la formation du plutonium à partir d’uranium est justement le neptunium. L’uranium s’avéra même contenir un peu plus de neptunium que de plutonium : une partie pour deux mille milliards de parties d’uranium.

Il est possible que les roches contiennent également d’autres éléments transuraniens en quantités infinitésimales. Ainsi, on suppose que le curium 247, dont la période de demi-désintégration est relativement longue — cent millions d’années environ — pourrait encore se trouver en quantités infimes dans l’écorce terrestre. Il s’y trouve alors très probablement en compagnie des lanthanides — éléments des terres rares — car les propriétés des actinides dont fait partie le curium, sont semblables à celles des éléments des terres rares. On a déjà calculé que si le curium accompagne les éléments des terres rares, il doit s’y trouver dans la proportion d’un atome pour 1015 atomes de lanthanides au minimum.

Bien entendu, la teneur des minerais d’uranium en plutonium et en neptunium est tellement faible qu’il ne saurait être question de les en extraire. Soulignons ce fait incontestable : les éléments transuraniens existent bien dans la nature.

Y a-t-il une limite au nombre des éléments ?

Je me proposais de commencer ce chapitre d’une tout autre façon. Je l’avais même déjà écrit. Appelez cela une coïncidence ou comme vous voudrez, mais trois jours plus tard, j’eus l’occasion de discuter pendant plusieurs heures de la question de savoir s’il existe une limite au nombre des éléments. J’avais été invité à participer à des débats consacrés à un nouveau roman de science-fiction, débats qui se déroulaient dans une bibliothèque pour la jeunesse où étaient rassemblés de nombreux enfants.

Le roman ressemblait à beaucoup d’autres. Il comprenait un professeur (à barbiche) qui appelait tout le monde « mon cher », un jeune savant licencié ès sciences (avec une mèche rebelle sur le front), disciple du professeur, et la jeune assistante de ce dernier. Evidemment, il y avait un peu d’amour, mais seulement pour la forme. Léonide était le personnage central, un jeune je-sais-tout déluré qui avait enfreint les injonctions de ses parents pour suivre le professeur et ses disciples dans une expédition géologique.

L’auteur obligeait l’expédition à traverser un incendie de forêt, lui faisait prendre un bon bain forcé dans un marais glacé, rencontrer un pangolin d’une espèce mystérieuse et, après des aventures plus ou moins heureuses, conduisait ses personnages à un lac étrange perdu dans des montagnes reculées. Ce lac paraissait tout à fait ordinaire mais à la place d’eau, il était plein d’un métal liquide inconnu. Et là commençait l’énigme. Ce métal était vingt fois plus lourd que le mercure (autrement dit sa densité devait être d’environ 260!); il ne formait de composés avec aucune matière connue. A chaud il s’opposait au passage du courant électrique, par contre à froid il devenait un conducteur parfait. Le jeune Léonide, qui avait eu la malencontreuse idée de se baigner dans le lac, était tombé gravement malade prouvant ainsi une fois de plus au lecteur à quel point il est répréhensible de désobéir aux grandes personnes.

Le vétilleux professeur qui, comme il sied aux professeurs de roman, savait tout, n’eut aucune peine à déterminer, sans l’aide du moindre appareil, que le métal inconnu était l’élément 150, mystérieusement conservé sur la Terre.

Le roman se terminait par un retour triomphal en avion, une noce, etc.

Je ne me rappelle plus ce que dirent les orateurs des mérites littéraires du livre, car il s’éleva très rapidement une discussion : l’auteur avait-il le droit de supposer l’existence sur notre Planète du 150e élément ? Lorsqu’on me posa la question, je répondis évasivement qu’un auteur de romans, surtout de science-fiction, était en droit de supposer tout ce qu’il voulait, mais que néanmoins il importait de faire une distinction entre l’imagination et la fiction pure et simple. On exigea de moi une réponse plus précise et on me demanda combien d’éléments nouveaux pouvaient encore être découverts. Je répondis à peu près ainsi :

D’après ce qu’on sait des éléments transuraniens déjà obtenus, il est évident que plus leur numéro d’ordre est élevé, plus leur période de demi-désintégration diminue rapidement. Rappelons que si la période de demi-désintégration du plutonium est de plusieurs dizaines de millions d’années, celle du 102e élément n’est que de quelques secondes.

D’autre part, il est important que chez les éléments transuraniens il se produise outre une désintégration radio-active — émission de particules alpha ou bêta —, une fission spontanée du noyau. Au cours de cette fission, au lieu d’émettre une particule alpha et bêta, le noyau se scinde en deux. Dans le cas d’éléments radioactifs naturels, la période de demi-désintégration de la fission spontanée est excessivement longue. Ainsi, pour le thorium, elle est de 1021 années (à titre de comparaison, indiquons que notre planète existe depuis environ 5 • 109 années). La période de demi-désintégration de la fission spontanée des éléments transuraniens est considérablement plus réduite. Pour le fermium, elle n’est que de 12 heures. On a cependant calculé que pour un certain nombre d’autres éléments suivant le 102e, la période de demi-désintégration de la fission spontanée devait être plus courte que la période de demi-désintégration ordinaire. Aussi existe-t-il une probabilité d’obtenir les éléments 103, 104 et peut-être 105.

Dans un avenir proche nous saurons s’il est possible d’obtenir les éléments à numéros d’ordre supérieurs.

Il faut néanmoins se garder d’en conclure que les recherches tendant à découvrir de nouveaux éléments artificiels touchent à leur fin. Au contraire, elles n’en sont qu’à leur début. Pourquoi ? Avant de répondre à cette question, il convient d’en poser une autre : quelle est la structure des atomes de tous les éléments du tableau de Mendéléev ?

« Curieuse question, penseront de nombreux lecteurs, chacun sait que tous les atomes comprennent un noyau à charge positive formé de protons et de neutrons autour duquel gravitent des électrons négatifs. »

Il en est certes effectivement ainsi. Mais cet arrangement est-il le seul possible ? Imaginons un atome dont le noyau, au lieu de contenir des protons à charge positive, serait formé d’antiprotons négatifs, et dont les électrons seraient remplacés par des particules positives de même masse. On sait d’ailleurs que des particules de ce genre existent. Considérons l’atome d’un antiélément. Quelles seront les propriétés d’un tel élément ? Qui osera les prédire ? ! Le fait est que, théoriquement, la création d’un tel élément est parfaitement possible.

Et que se passera-t-il si l’on remplace un ou plusieurs électrons des éléments « ordinaires » par des particules à charge négative plus lourdes que l’électron ? De telles particules sont également connues. Et quelles seront les propriétés d’un élément dans lequel une partie des protons du noyau aura été remplacée par d’autres particules à charge positive ?

Comme on le voit, nous avons déjà rassemblé une demi-page de questions, et non pas des questions oiseuses. Depuis plusieurs années elles sont cause de recherches théoriques et expérimentales. Cependant, pour l’instant, celles-ci n’ont pas eu grand résultat.

Ainsi, la science que nous appelions fort justement l’alchimie du XXe siècle n’en est encore qu’au début de sa glorieuse existence. Quant aux jeunes qui désireraient devenir alchimistes (sans guillemets), on peut leur garantir un travail plein de recherches passionnantes, comme dans toute activité véritablement scientifique.

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