Parlons de romantisme, du romantisme de l’inconnu, du romantisme de la découverte.
Une expédition géographique est sur le point de partir… L’imagination se représente aussitôt des « taches blanches » sur la carte, des pics inconnus, de mystérieuses tribus indigènes, des fauves, des dangers et des aventures à profusion…
Des botanistes se mettent en route. Ils examinent avec un soin méticuleux leur équipement compliqué. Chaque brin d’herbe, chaque fleur devra faire l’objet d’un examen microscopique approfondi et d’une description aussi minutieuse qu’un acte notarié. Les botanistes vont découvrir de nouvelles plantes, des herbes médicinales, des espèces d’arbres inconnues à ce jour.
Quant aux géologues, qui ne se tiennent jamais en place, ils se préparent également au départ. Ce n’est certes pas une promenade de tout repos qui les attend ! Ils devront passer des jours et des jours, peut-être des mois, à suivre des routes inconnues, des sentiers touffus ou même à se frayer un chemin à travers des régions entièrement dépourvues de routes, à la recherche de gisements de minéraux. Comment ne pas les envier cependant ! La lecture du journal de route d’une expédition ne contenant pourtant que les informations les plus succinctes sur le déroulement des travaux est en effet souvent plus intéressante que celle d’un roman d’aventures.
Les océanographes sont également prêts à partir. Ils ont toutes les raisons d’être les plus concentrés et les plus soucieux. N’explorent-ils pas les profondeurs sous-marines, et chacun d’eux n’espère-t-il pas au fond du cœur y découvrir quelque monstre étonnant ? Or, les profondeurs sous-marines recèlent bien des surprises…
Certaines branches scientifiques contraignent le chercheur à affronter quotidiennement de grandes difficultés, à rassembler toute sa volonté, toutes ses aptitudes, à être capable de surmonter n’importe quel obstacle, pics inaccessibles, dense végétation de la jungle tropicale, etc.
Je me doute bien que si je m’avise de compter les chimistes au nombre de ces audacieux, il ne manquera pas de gens pour s’esclaffer en disant : « Drôles de romantiques ! Ils restent assis à longueur de journée dans leurs laboratoires, transvasant des liquides d’un récipient à un autre et quand ils rentrent chez eux le soir, ils s’emmitouflent dans un foulard de peur de s’enrhumer. »
Mais passons aux choses sérieuses, parlons du romantisme des recherches de chimie.
Comme chimiste je n’envie pas les géographes. Il est probable qu’il ne reste plus aucune tache blanche sur les cartes. Même les chaînes de montagnes de la lointaine Antarctide y ont déjà été indiquées par d’infatigables explorateurs. D’ailleurs, comment peut-il encore être question d’endroits inaccessibles sur notre planète alors que la région la plus reculée est à peine à 15 ou 20 heures de vol, mettons 24 heures au maximum ? Il y a certes des régions qui nécessitent une meilleure exploration, mais de régions inconnues il n’y en a plus !
Les botanistes ont sans nul doute un travail intéressant ! Mais peuvent-ils escompter faire encore de nombreuses découvertes ? Des centaines de milliers de plantes leur sont connues. De nos jours la découverte d’une plante nouvelle est un événement d’une importance exceptionnelle. Il existe des atlas volumineux de toutes les plantes connues. Là non plus il n’y a guère de lacunes.
Je pourrais presque en dire autant des géologues et même des océanographes (mais oui : n’a-t-on pas déjà découvert l’endroit le plus profond de l’Océan ?). Mais pourquoi médire de ces professions ? Elles méritent au contraire notre profonde estime. Constatons seulement dès maintenant que les chimistes peuvent parler d’égal à égal avec les géographes, botanistes, géologues et représentants d’autres professions considérées à fort juste titre comme « romantiques ». La carte de la chimie comporte bien plus de taches blanches que celles des sciences géographiques, botaniques, océanographiques, etc.
« Permettez, demandera le lecteur, de quelle carte peut-il être question en chimie ? » Cette carte c’est la classification périodique de Mendéléev et, en ce qui concerne le nombre de taches blanches, elle dépasse de loin la carte même la plus précise de notre planète.
Pour les géographes, le temps des voyages au hasard fondés sur le principe « qui sait si nous ne trouverons pas quelque chose d’intéressant » est révolu depuis près de quatre siècles. A cette époque, les voyageurs avaient déjà appris à s’orienter plus ou moins correctement et l’on connaissait la configuration des principaux continents et des mers. Il en était tout autrement en chimie ; dans ce domaine les savants « voyageaient » encore sans cartes il y a seulement une centaine d’années.
… Il suffit de lire la revue où Mendéléev fit paraître sa première communication concernant la classification périodique des éléments — l’une des plus grandes découvertes de l’histoire —, pages que le temps n’a pas encore réussi à jaunir, pour comprendre que cette découverte est en somme assez récente. En effet, quatre-vingt-dix ans constituent une période bien courte si l’on considère tout ce qu’elle a apporté à la chimie.
Pourtant la sensation de l’« ancienneté » de la loi de Mendéléev est probablement inhérente à tout chimiste. C’est bien naturel puisque la quasi-totalité des plus importantes généralisations scientifiques en chimie sont postérieures à la découverte de la loi périodique. Il ne pouvait d’ailleurs en être autrement car c’est justement grâce à cette loi que les chimistes obtinrent, comme les géographes, leur propre carte.
Jugez vous-même : le capitaine le plus intrépide pourrait-il se rendre sans carte de Mourmansk à San-Francisco, par exemple ? Or, avant la découverte de Mendéléev, les chimistes se trouvaient dans une situation encore plus difficile. Ils ne possédaient pas de carte, et de plus ils ne savaient même pas dans quelle direction « naviguer » et comment orienter leurs recherches pour obtenir des résultats.
Voyons en effet de quelle façon évoluaient les idées que se faisaient les chimistes de leur monde chimique.
Dans l’Antiquité, les composés dont se servaient pratiquement les chimistes comportaient seulement dix-neuf éléments. Mais ils s’en servaient pour ainsi dire inconsciemment. Supposons un instant que nous puissions demander à quelque savant de la Rome antique combien il connaît d’éléments au sens moderne du mot. Il aurait beau plisser le front et compter sur scs doigts, il est douteux qu’il soit en mesure d’en nommer plus de six ou sept, l’or, le cuivre, l’argent, le fer, l’étain, le plomb, le soufre, et c’est à peu près tout. Les autres éléments ne s’employaient qu’en combinaisons et notre interlocuteur romain imaginaire ne pouvait évidemment les connaître. Gomme on le voit, le monde chimique des anciens était tout aussi limité que leur monde géographique.
Malheureusement, l’augmentation par l’homme de son acquis chimique alla bien plus lentement que le développement de la géographie. Les douze premiers siècles de notre ère n’ajoutèrent que six éléments aux cinq déjà connus. Ainsi furent atteints les XIIe et XIIIe siècles. Or, encore très peu de temps auparavant, du VIIIe au IXe siècle, les alchimistes n’avaient-ils pas coutume de chanter le petit refrain suivant ?
…Le nombre des métaux est limité à sept
Pour ne pas dépasser le chiffre des planètes…
Vers la fin du Moyen Age, le rythme des découvertes de nouveaux éléments ne s’était guère accéléré. A l’aube du XIXe siècle, la science ne connaissait que 31 éléments chimiques. Au XIXe siècle, les choses allèrent un peu plus vite et, vers le milieu du siècle, n’importe quel savant assez érudit était capable d’énumérer les soixante éléments connus à l’époque.
Soixante, donc… mais combien y en avait-il en tout ? Cent ? Deux cents ? Ou bien étaient-ils déjà tous découverts ? Qui aurait pu le dire ?
Mendéléev fournit les réponses à ces questions. Il fut le premier à porter sur les taches blanches de la « carte de la chimie », la classification périodique, les éléments qui, à l’époque, n’avaient pas encore été découverts. Nous savons comment cette carte de la chimie permit ensuite de remplir toutes les cases vides du tableau de Mendéléev. Il semblait donc qu’il ne restât plus de taches blanches…
J’ai vu quelque part une carte montrant dans quelle mesure les diverses régions de notre planète avaient été étudiées. Les régions bien connues, comme celle de Moscou, étaient colorées en vert foncé, mais elles étaient peu nombreuses. Les régions moins bien étudiées étaient en vert pâle, la couleur dominante. Les régions peu étudiées, indiquées en jaune, étaient limitées à l’Himalaya, au Groenland et aux régions tropicales du Brésil. Seule l’Antarctide était en blanc, excepté une mince bande jaune le long de la côte. Mais maintenant, depuis que les savants de nombreux pays se sont mis à l’étude de ce continent dans le cadre de l’Année Géophysique Internationale, l’Antarctide a indéniablement « conquis » le droit à la couleur jaune.
Essayons donc de colorier de la même façon le tableau de Mendéléev ! Cette fois-ci le résultat est tout autre. La couleur vert foncé n’y figure absolument pas. Il n’y a pas non plus beaucoup de vert pâle, cette couleur étant limitée aux éléments suivants : oxygène, soufre, chlore, fer, silicium, potassium, sodium et plutonium. Quant aux cases jaunes il y en a tant que de loin le tableau rappelle le plumage d’un canari. Le fait est que la plupart des éléments de la classification périodique sont assez mal connus. Nous pouvons en outre y remarquer bon nombre de cases dont, comme l’Antarctide sur la carte de géographie, seuls les contours sont en jaune : les éléments très peu connus.
A ce propos rappelons qu’il existe un volumineux ouvrage de référence en plusieurs tomes appelé catalogue de Gmelin, et qui contient des renseignements sur tous les éléments chimiques et leurs composés inorganiques. Il ne s’agit évidemment pas d’un catalogue au sens ordinaire du terme. On ne le mettrait pas dans sa poche et il n’entrerait même pas dans un porte-documents, ce qui n’est pas surprenant car il comprend près de cent tomes, un tome par élément. En jetant un coup d’œil sur chaque tome, on peut se faire une idée précise de ce qu’on connaît sur tel ou tel élément. Certains tomes sont tellement épais qu’on a beaucoup de peine à les soulever tandis que d’autres ressemblent davantage à un mince cahier d’écolier.
Comme on le voit, il y a bien plus d’« Antarctides » sur la carte de la chimie que sur celle de la Terre.
Ainsi donc, les éléments que nous connaissons sont loin d’avoir été étudiés dans une égale mesure. Pourquoi des ouvrages de plusieurs tomes sont-ils consacrés à certains éléments tandis que les renseignements concernant d’autres éléments tiendraient dans dix ou quinze lignes ?
Je suis certain que de nombreux lecteurs ont déjà une réponse toute prête. Ecoutons-les :
« Parce que les éléments chimiques ont été découverts à des époques différentes. Il est évident que le fer, élément connu de l’homme depuis des temps immémoriaux doit être mieux connu que l’hafnium, par exemple, découvert il y a seulement quelques dizaines d’années. »
Cette réponse n’est exacte que dans une certaine mesure. Si on regarde le tableau des dates des découvertes des divers éléments chimiques, l’inconsistance de cette explication saute aux yeux.
En effet, l’yttrium, par exemple, était déjà connu au XVIIIe siècle ; or, il est moins bien connu que le magnésium ou le sodium, découverts au XIXe siècle. Le tantale fut découvert en 1800, onze ans avant l’iode qui pourtant est infiniment mieux connu : alors que les propriétés de l’iode et de ses composés ont fait l’objet de plusieurs livres, tout ce que nous connaissons sur le tantale tiendrait tout au plus dans une mince brochure.
Lors d’une conférence de chimie organisée il y a quelques années, mon attention fut attirée au cours d’une pause par une conversation animée. Plusieurs savants d’âge mûr, fort respectables, discutaient en se coupant mutuellement la parole et en inscrivant rapidement quelque chose au verso de leur programme. Ce n’étaient pas des problèmes scientifiques qui les passionnaient, il s’agissait seulement de savoir de combien d’éléments chacun d’entre eux avait rencontré les composés au cours de sa vie. La palme de cette compétition peu ordinaire revint à un professeur qui, au cours de sa carrière, avait eu l’occasion de manipuler les composés de soixante éléments. Le programme du professeur était couvert de symboles d’éléments qu’il y avait inscrits, et à l’expression des visages de ses interlocuteurs il était évident qu’ils en considéraient le nombre plus qu’imposant.
Soixante éléments… à peine un peu plus de la moitié des « briques » du monde matériel ! Peut-il se faire qu’un homme dont toute la vie a été consacrée à la chimie n’ait pas eu l’occasion de voir les composés de tous les éléments ?
Nous arrivons ainsi à la véritable raison pour laquelle les divers éléments chimiques ont fait l’objet d’études aussi inégales.
Apparemment, ce qui importe c’est la quantité de chaque élément contenue dans l’écorce terrestre (la lithosphère : continents, l’hydrosphère : océans, mers et cours d’eau, et l’atmosphère : couche de fluide gazeux de notre planète) .
Imaginons une maison à plusieurs étages habitée par les éléments chimiques, chacun occupant une surface correspondant à son contenu dans l’écorce terrestre.
L’oxygène occuperait près de la moitié de la maison, 47,2% pour être précis, ce qui correspond à sa proportion dans le poids de l’écorce terrestre. Plus du quart de notre demeure imaginaire serait occupé par le silicium dont la proportion est de 27,6%. Ainsi donc les trois quarts de l’espace habitable seraient occupés par deux grands propriétaires : le silicium et l’oxygène. Les 89 autres éléments chimiques naturels devraient se partager le quart restant !
Mais ce quart serait également divisé d’une façon « injuste ». Le fer représente 8,8% du poids de l’écorce terrestre, le calcium 3,6%, et il existe en tout huit éléments dont la proportion dans l’écorce terrestre s’exprime par des nombres supérieurs à un.
81 éléments doivent donc se partager 0,4% de la surface habitable de cette maison qui symbolise ainsi en quelque sorte l’« injustice » de la nature. En fait, la plupart des éléments de la classification périodique s’entassent dans un étroit réduit de la maison dont la plus grande partie est occupée par huit éléments géants.
La raison pour laquelle nos connaissances diffèrent d’un élément chimique à un autre est donc claire : ils se trouvent en proportions inégales dans l’écorce terrestre. Plus les éléments sont abondants, mieux ils sont connus, voilà tout !
La conclusion est certes correcte, mais… ne dit-on pas que la science tout entière consiste essentiellement en « mais » ? Bien qu’il s’agisse d’une boutade, il y a également un « mais » dans notre cas.
Regardons plus attentivement le tableau de la composition de l’écorce terrestre en éléments. Considérons par exemple le scandium, élément fort rare. Peu de chimistes peuvent se vanter d’avoir vu des composés de scandium. L’écorce terrestre en contient effectivement très peu : à peine six dix-millièmes pour cent. Le voisin du scandium est l’argent, métal également assez rare mais pas autant que le scandium. C’est évident pour tout le monde. Nous serons tous d’accord pour admettre que l’argent est un métal qu’on rencontre assez fréquemment dans la vie courante. Il n’y a sans doute pas un foyer qui ne possède une petite cuiller ou quelque objet en argent. En tout cas chacun de nous possède des photographies et la surface de n’importe quel papier photographique est recouverte de composés d’argent.
Or, l’écorce terrestre ne contient qu’un centmillième pour cent d’argent, soixante fois moins que de scandium !
Le gallium figure maintenant encore au nombre des éléments les plus rares. Il y a seulement quelques années que certains laboratoires de chimie (encore très peu nombreux) ont à leur disposition des composés de gallium. Mais le tableau des éléments atteste d’une façon irréfutable que l’écorce terrestre contient deux cents fois plus de gallium que de mercure, métal pourtant courant et bien connu de tous.
Le nom de l’élément semi-conducteur germanium est actuellement sur toutes les lèvres. On parle partout de sa rareté. Or, le germanium est vingt fois plus abondant dans la nature que l’iode, élément tout à fait ordinaire et bon marché.
Ces exemples suffisent. Il est déjà évident que la « rareté » d’un élément et sa proportion dans l’écorce terrestre sont des notions qui sont loin d’être identiques. La possibilité d’obtenir un élément joue également un grand rôle.
Certains éléments de l’écorce terrestre se trouvent à l’état concentré, soit dans des minerais, soit mélangé en proportions constantes à certains minéraux. D’autres éléments se trouvent pour ainsi dire à l’état « dilué ». L’écorce terrestre contient à peu près autant d’étain que d’yttrium. Or, les gisements d’étain se présentent sous la forme du minéral cassitérite, mais l’yttrium, lui, ne fait partie d’aucun minerai particulier et se rencontre mélangé dans des proportions infimes aux minerais les plus divers. C’est la véritable raison pour laquelle l’yttrium est beacoup moins connu que l’étain.
Il est maintenant clair que l’écrasante majorité des éléments chimiques ne se trouvent qu’en quantités infimes dans l’écorce terrestre. Pour isoler les composés de bon nombre d’entre eux, on est obligé de recourir à des manipulations qui rappellent celles que nous avons décrites au cours des chapitres précédents. Voici donc à nouveau des décimales, à nouveau des quantités infinitésimales, à nouveau la recherche du grand dans du petit…
Je voudrais relater un incident malencontreux qui se produisit un jour dans un institut de recherches mais qui se termina, fort heureusement, le mieux possible.
Tout établissement scientifique possède plusieurs coffres-forts dans lesquels sont enfermés les appareils en argent et en platine, les sels d’or et d’autres métaux précieux. Il y avait des coffres-forts de ce genre dans l’institut qui nous intéresse. L’un d’eux attirait les regards respectueux des collaborateurs de l’établissement, car il contenait un quart de gramme de radium, quantité énorme si l’on considère la rareté de ce métal.
A tous ceux que la question intéressait, on précisait volontiers que le radium s’y trouvait non pas à l’état métallique mais en solution aqueuse d’azotate contenue dans un épais récipient en plomb, métal arrêtant les rayons émis par le radium. Le radium était tellement nécessaire aux diverses recherches que les collaborateurs de l’institut devaient s’inscrire sur une liste auprès du chef de laboratoire en attendant avec impatience le jour où ils pourraient enfin se livrer à leurs expériences.
L’incident se produisit au moment où l’institut déménageait dans un nouvel édifice. Tous les collaborateurs étaient en proie à l’agitation coutumière aux déménagements : ils emballaient hâtivement l’appareillage scientifique dans des caisses mal ajustées, se donnaient des coups de marteau sur les doigts, redressaient des clous tordus, bref « aidaient » l’équipe de déménageurs. Ils avaient tous hâte de se remettre au travail dans le nouvel édifice.
Le chaos qui régnait alors peut seul expliquer (mais non excuser !) le fait que le chef de laboratoire, parti en quête de clous, sortit sans prendre la précaution de fermer le coffre-fort. Il ne partait « que pour une petite minute » ! Mais au lieu d’une minute, son absence en dura dix, laps de temps largement suffisant pour ce qui se produisit…
L’un dos déménageurs entra dans la pièce. Il n’y restait plus que deux grosses caisses trop lourdes pour lui seul. Afin de ne pas perdre de temps, il décida de descendre un cylindre métallique qu’il remarqua dans le coffre-fort largement ouvert. Le cylindre était assez pesant et il y remuait quelque chose. Le déménageur dévissa le couvercle et s’aperçut que le cylindre contenait un liquide. « Probablement de l’alcool », pensa-t-il. Mais ce liquide n’avait aucune odeur et selon toute vraisemblance, ainsi que l’œil exercé du déménageur eut tôt fait de s’assurer, c’était de l’eau.
Lorsque le chef de laboratoire se représenta par la suite ce qui se produisit dans les minutes qui suivirent, il fit la grimace et secoua la tête comme si on lui avait versé de l’eau glacée dans le cou. Car le déménageur, prenant une brusque décision, s’approcha de la fenêtre et versa le liquide dans la cour de l’institut. Il revissa ensuite le couvercle et descendit tranquillement le cylindre dans un camion.
Une demi-heure après, le déménageur jurait ses grands dieux qu’il n’avait jamais entendu parler de radium et qu’il était bien certain d’avoir versé de l’eau.
Deux jours plus tard des excavatrices firent leur apparition dans la cour de l’institut. Toute la terre fut chargée dans des camions et expédiée dans une usine de traitement de minerais de radium. Les responsables de ces travaux « de sauvetage » peu communs tenaient à chaque parcelle de la terre argileuse qui recouvrait auparavant la cour de l’institut.
Le radium fut extrait du sol sans difficultés et expédié à l’institut. Est-il besoin d’ajouter que cette fois-ci la garde du métal précieux fut confiée non pas au chef de laboratoire distrait mais à un autre chercheur ?
Cette histoire permettra peut-être au lecteur à se représenter dans une certaine mesure les difficultés auxquelles se heurtent les chercheurs et le personnel industriel travaillant à l’obtention des éléments rares.
Le radium est un métal des plus rares. Tellement rare que la terre d’une vaste cour imprégnée d’une solution d’un quart de gramme de sel de radium paraît en contenir des quantités considérables car d’ordinaire on doit se contenter de minerais bien plus pauvres.
D’autres éléments suivent d’assez près le record de rareté du radium ; le rhénium, par exemple. Nous aurons à reparler en détail de cet élément qui prend de jour en jour une place accrue dans la technique moderne. L’extraction d’un kilo de rhénium des minerais les plus riches exige un chargement de six cents wagons de chemin de fer !
Actuellement, à l’écholle industrielle, le gallium est extrait de la cendre de certains types de houille. Si une telle cendre en contient plus de deux millièmes pour cent — vingt grammes par tonne ! — elle est considérée comme excellente pour l’extraction du gallium.
On peut en dire autant de tous les autres éléments auxquels la nature n’a réservé qu’un étroit et peu confortable réduit dans la maison des éléments chimiques constituée par l’écorce terrestre.
En lisant ces lignes certains diront peut-être :
« Mais quoi, on aurait bien tort d’incriminer la nature. Si les éléments rares font tellement défaut, tant pis, laissons-les. Nous pouvons sans doute nous contenter des éléments que la nature a placés à notre disposition en quantités suffisantes. »
Cette conclusion est incorrecte surtout parce que les éléments chimiques rares et partant peu étudiés recèlent des propriétés si inattendues qu’elles rempliraient d’étonnement les auteurs, à l’imagination pourtant féconde, des œuvres de science-fiction.
Au cours de ce chapitre nous dirons ce qu’a apporté à la science et à la technique l’étude détaillée des propriétés de certains éléments auparavant peu connus. Ceux-ci serviront d’exemples permettant de se faire une idée de ce que réservent à la science et à la technique les expéditions dans les espaces peu explorés de l’« Antarctide chimique ».
Il est sans doute inutile de raconter chaque fois comment on isole les composés de tel ou tel élément rare. Toutes les méthodes auxquelles on a recours sont semblables à celles que nous avons décrites aux chapitres précédents. Ce qui est bien plus important, ce sont les propriétés de ces éléments et l’utilisation qu’on en fait actuellement ou qu’on en fera dans un avenir proche.
Si j’avais à tourner un dessin animé de vulgarisation scientifique sur les éléments chimiques, je présenterai une compétition sportive entre les éléments, ce qui serait à la fois amusant et instructif. Nous y verrions une course entre le fluor à l’activité exceptionnelle et les autres éléments. Paresseux et maladroits les gaz inertes nous feraient souvent bien rire. L’agile petit hydrogène se déplacerait à une vitesse vertigineuse. Le mercure, pleurnicheur, verserait de grosses larmes. L’uranium, massif, s’avancerait d’un pas pesant.
Il est presque certain que la palme du nombre de records battus irait au lithium. Cet clément possède le poids atomique le plus faible de tous les métaux connus, seuls l’hydrogène et l’hélium ayant des poids atomiques inférieurs. La densité du lithium, de 15 fois inférieure à celle du fer et la moitié de celle du bois, lui vaudrait un second record. Les navires en lithium posséderaient un port exceptionnel… si ce métal n’avait line telle affinité pour l’eau. Deux adolescents n’auraient aucune peine à soulever une voiture en lithium si celui-ci n’avait une affinité extrême pour l’oxygène et l’azote de l’air.
La troisième « performance » du lithium est l’énorme différence existant entre ses températures de fusion et d’ébullition, atteignant presque 1 200° (100° seulement pour l’eau). Le lithium possède également une aptitude phénoménale à se combiner avec de nombreux éléments, y compris l’azote pourtant si « fier ». Les propriétés ci-dessus suffisent déjà pour valoir au lithium une place de choix parmi les autres éléments de la classification périodique.
Le rôle restreint que le lithium et ses composés ont joué jusqu’à tout récemment dans l’industrie n’en paraît que plus modeste. Il faut en voir la raison dans le fait que les propriétés de ce métal rare étaient encore insuffisamment connues. Le lithium peut maintenant se considérer comme largement récompensé.
Personne n’a jamais tenté de vérifier quel est le composé chimique dont on parle le plus souvent dans les revues scientifiques. D’ailleurs quelle serait l’utilité d’un travail aussi pénible et fastidieux ? Si pourtant ce travail se faisait, je ne doute pas que la palme irait à l’acide lithydrique.
On savait déjà depuis longtemps que le lithium pouvait s’unir à l’hydrogène pour former un hydracide [6]. L’intérêt réside dans le fait qu’un kilo de ce composé ne contient pas moins de mille cinq cents litres d’hydrogène se dégageant aisément quand on introduit l’hydracide dans l’eau.
Mais qui, il y a seulement quelques années, aurait pu supposer que l’acide lithydrique deviendrait le plus puissant des explosifs connus ? Personne n’aurait certes pu prédire que ce simple composé chimique permettrait aux savants de reproduire sur la Terre des processus dont seul le Soleil était jusqu’alors le théâtre.
A vrai dire il ne s’agit pas de l’hydracide mais du deutéride de lithium, composé de lithium et de deutérium (isotope lourd de l’hydrogène).
Au point de vue chimique il n’y a aucune différence entre ces deux dernières substances. Le deutéride de lithium forme la base de la charge de la bombe à hydrogène. Un dispositif de mise à feu à uranium ou à plutonium produit une forte élévation de température qui amorce la réaction nucléaire. Le lithium et le deutérium se combinent alors en se transformant en hélium, libérant ainsi une quantité d’énergie colossale.
Une réaction de ce genre, transformation d’hydrogène en hélium, est la source énergétique du Soleil où, chaque seconde, 570 millions de tonnes d’hydrogène se transforment en 566 millions de tonnes d’hélium. Les réserves d’hydrogène du Soleil sont tellement colossales que le poêle à hydrogène constitué par l’astre du jour est assuré de fonctionner au « régime » actuel pendant de nombreux milliards d’années.
Mais le lithium possède aussi maintenant un certain nombre d’applications pratiques « terrestres », notamment métallurgiques.
L’addition de dix pour cent de lithium à du magnésium forme un alliage plus solide et surtout plus léger que le magnésium qui possède un poids spécifique beaucoup plus faible que la plupart des métaux. L’addition de quantités insignifiantes de lithium à différents alliages modifie souvent leurs propriétés au point de rendre ces alliages méconnaissables.
C’est ainsi que le « scléron », alliage à base d’aluminium, contient 0,1% de lithium. Mais privé de ce 0,1% il perd aussitôt sa solidité et sa dureté, qualités qui lui valent une réputation méritée.
Grâce à leur faible poids spécifique et à leur résistance aux températures élevées, les alliages de lithium et d’aluminium peuvent être utilisés dans la construction d’appareils volant à des vitesses considérablement supérieures à celles du son.
On a récemment effectué des recherches intéressantes sur l’utilisation du lithium comme combustible. La combustion de lithium pulvérisé dans un courant d’air ou d’oxygène dégage une énorme quantité de chaleur.
On a calculé que l’utilisation du lithium comme combustible permettrait d’obtenir d’un kilo de ce métal une chaleur égale à la combustion de quatre mille tonnes de houille.
On s’est aperçu que les sels de lithium des acides stéarique et palmitique constituent d’excellents lubrifiants conservant leurs propriétés entre –50° С et +150° C.
On pourrait encore citer de nombreuses branches techniques et industrielles dans lesquelles le lithium trouve une application pratique.
Mais le nombre de secteurs qui attendent l’utilisation de ce métal remarquable est encore plus élevé. Aussi est-on pleinement en droit d’appeler le lithium métal de l’avenir.
A ce propos, tous les métaux dont nous allons parler sont plus ou moins des métaux d’avenir ainsi que nous le verrons d’après l’exemple du « héros » de la section suivante.
Personne ne saurait affirmer quels motifs poussèrent le savant français Vauquelin à se consacrer à la chimie au cours de la période agitée que traversa la France à la fin du XVIIIe siècle, motifs d’ordre pécuniaire probablement. Non pas que le respectable monsieur Vauquelin ait eu l’intention de se procurer de l’argent d’une manière illicite. Il n’enviait nullement les lauriers du comte de Saint-Germain, le célèbre faussaire en diamants dont les aventures défrayèrent si souvent la chronique de la cour de Louis XVI. Mais tant qu’à s’occuper de chimie, pourquoi ne pas étudier les propriétés et la composition de cette merveilleuse pierre précieuse : l’émeraude, ce duc sinon ce roi des joyaux ?
Malheureusement, il lui fallut bientôt arrêter ses expériences sur les émeraudes : soit qu’elles n’eussent pas abouti, soit que madame Vauquelin eût sévèrement désapprouvé les dépenses ruineuses qu’entraînaient les recherches de son mari dans ce domaine. Certains résultats avaient pourtant été obtenus. De l’émeraude; Vauquelin isola, en 1798, une matière grisâtre qu’à cause de sa saveur doucereuse il nomma « terre sucrée » ou glucine (du grec glukus, doux). Le terme de « terre » servait alors à désigner la plupart des oxydes.
Exactement vingt ans après, on tira de la glucine un métal gris brillant auquel on donna le nom de glucinium ou glycinium. Par la suite, on appela ce métal béryllium, nom qui lui est resté. Un nouveau nom fit ainsi son apparition dans la liste des éléments chimiques.
Mais quarante ans plus tard les propriétés du béryllium étaient si peu connues que Mendé-léev hésita longtemps avant de décider dans quelle case il devait placer cet élément. Sans l’intuition géniale du grand chimiste, le béryllium aurait longtemps circulé sur la table des éléments avant de prendre possession de la case 4.
La « biographie » du béryllium est fort intéressante. Sa « fiche d’état civil » n’est pas moins originale : elle porte 1798 comme année de naissance et 1932 comme début de l’activité laborieuse. C’est effectivement en 1932 qu’on fit pour la première fois usage dans l’industrie de certains alliages de béryllium. Mais comme le preux des anciens chants russes Ilia Mourometz qui resta trente-trois ans oisif avant de passer à l’action de toute sa force herculéenne, des que le béryllium passa au service de l’homme il se mit à faire des merveilles.
L’écorce terrestre contient à peine quelques dix-millièmes pour cent de béryllium, mais ils valent bien la peine qu’on les recherche.
Le poids spécifique du béryllium est un peu plus élevé que celui du lithium, son voisin dans la classification périodique, tout en étant cependant considérablement inférieur à celui de bon nombre d’autres métaux. Le béryllium est le plus résistant des métaux à l’action de l’air à l’état libre. Bien que le béryllium soit moins résistant que l’acier, la différence de densité entre eux est telle qu’à poids égal, une construction en béryllium serait bien plus solide qu’en acier.
On sait que le problème n° 1 des constructeurs aéronautiques est d’abaisser au maximum le poids des pièces. Ils passent parfois des mois à rechercher les moyens de réduire le poids d’un appareil de quelques kilos, étant obligés de s’y attaquer littéralement gramme par gramme : ici ils suppriment une vis, là ils modifient un assemblage ou ils remplacent le métal de certaines pièces par de la matière plastique.
L’utilisation du béryllium débarrassera très prochainement les constructeurs de ces recherches fastidieuses. Les travaux sur les alliages du béryllium avec le magnésium et l’aluminium sont déjà fort avancés et l’on peut affirmer que ces alliages produiront la même révolution dans l’aéronautique que l’emploi de l’aluminium. Il n’a pas été difficile de calculer qu’en remplaçant l’aluminium par des alliages de béryllium on augmenterait le rayon d’action des appareils.
Cette simple application du béryllium montre déjà clairement l’intérêt qu’il y a à soumettre les éléments rares à une étude plus intense car ils sont appelés à jouer un rôle fantastique. Le fait qu’ils soient peu abondants par rapport aux éléments « géants » ne présente pas d’inconvénient majeur. La chimie n’est-elle pas là pour y remédier ?
Les chimistes ont d’ailleurs justifié les espoirs placés en eux. Ils ont déjà mis au point plusieurs procédés destinés à obtenir du béryllium bon marché à partir des matières premières les plus pauvres en cet élément.
Les recherches tendant à trouver d’autres procédés d’extraction du béryllium et de nouvelles sources de matières premières se poursuivent d’ailleurs à un rythme accéléré. L’usage de ce métal se répand en effet de plus en plus dans la technique et l’industrie.
Un nouveau terme qui n’existait pas encore dans le vocabulaire chimique et technique il y a une dizaine d’années, a fait son apparition : la béryllisation. Ce terme est en passe de devenir aussi courant que ceux de « laminage », « trempe » et autres mots du même genre. La béryllisation consiste à placer une pièce d’acier chauffée à blanc dans de la poudre de béryllium. L’infime quantité de béryllium qui pénètre alors dans la couche superficielle de l’acier le recouvre ainsi d’une sorte de cuirasse d’alliage de béryllium. C’est à dessein que j’ai choisi le mot de cuirasse, car la pièce traitée de la sorte acquiert une résistance et une dureté nettement plus élevées.
Les pièces béryllisées s’usent plusieurs fois moins vite que les pièces en acier. Le plus intéressant est que ce traitement ne requiert qu’une quantité infime de béryllium. Lorsque le procédé est utilisé correctement, un kilo de béryllium permet de traiter des centaines, voire des milliers de pièces diverses.
Il ne se passe pas de mois sans que nous apprenions de nouveaux détails sur les remarquables propriétés des alliages de béryllium. On s’est aperçu qu’il suffisait d’ajouter deux pour cent de béryllium à du cuivre pour obtenir un alliage plus dur que l’acier inoxydable. L’addition de béryllium confère d’ailleurs aux alliages une propriété supplémentaire : la résistance à la « fatigue ». On a en effet constaté que les objets métalliques sont également sujets à la fatigue. Les meilleurs ressorts d’acier, par exemple, sont incapables de résister à plus d’un million de compressions, alors que les ressorts en bronze de béryllium, alliage de béryllium et de cuivre, sont capables d’en supporter 25 fois plus.
On sait que le cuivre est un excellent conducteur de l’électricité. Or, l’addition à du cuivre d’une faible quantité de béryllium en améliore encore considérablement la conductibilité. Il est superflu d’insister sur l’avantage que représente cette propriété du béryllium dans l’industrie, puisque les déperditions de courant sont d’autant plus réduites que la conductibilité est plus élevée.
Le béryllium est devenu irremplaçable dans la fabrication des ampoules de Rœntgen utilisées en radioscopie. Il est aux rayons X ce que le verre le plus transparent est à la lumière. Alors que la presque totalité des métaux s’opposent au passage des rayons X, le béryllium, lui, est « transparent » à ces rayons.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur le béryllium, métal qui est en quelque sorte en train de renaître pour une vie d’actions glorieuses.
Un récit détaillé de la façon dont furent découverts les quinze éléments contenus dans une seule case du tableau de Mendéléev serait non moins passionnant et dramatique que l’Odyssée, par exemple, et, en tout cas, plus long. Les aventures du vaillant et ingénieux Ulysse ne sont rien en comparaison de celles que vécurent les chimistes avant de réussir à mettre un ordre relatif entre les cases 57 et 71 de la classification périodique.
Il s’agit de l’intervalle occupé par les éléments du groupe dit des terres rares. Leur dénomination témoigne déjà de leur grande rareté. Il y a seulement une dizaine d’années, les composés de métaux des terres rares n’apparaissaient guère qu’à l’occasion d’expériences de chimie inorganique pratiquées en salle de cours. Alors, le professeur qui sortait de sa poche de gilet une éprouvette hermétiquement bouchée contenant une poudre d’aspect ordinaire, quelque sel de néodyme ou d’ytterbium, se gardait bien de la faire circuler dans les rangées de peur qu’elle ne soit brisée, mais ne manquait jamais, en revanche, de se lancer dans de longues digressions sur la façon dont il avait réussi à se procurer cet échantillon.
Un récit même très succinct de l’histoire de la découverte des éléments des terres rares constituerait un traité scientifique d’une centaine de pages. Dès 1800 des dizaines de savants de divers pays se penchèrent sur le problème des éléments contenus dans les terres rares. De nombreuses années furent nécessaires même à un esprit aussi puissant que Mendéléev pour décider la place qu’il convenait d’attribuer à ces métaux dans la classification périodique. Des monceaux de papier furent couverts d’écrits et plus d’une théorie fut rejetée avant qu’on ne décide de placer ces quinze éléments dans une seule case.
En effet, les éléments des terres rares se ressemblent plus entre eux que bien des jumeaux. Ils sont inséparables, tant dans la classification périodique que dans la nature. On ne peut jamais les voir l’un sans l’autre. Mais les « maîtres » de ces éléments jumeaux, les chimistes, ne se laissèrent pas attendrir par cette touchante amitié. Elle leur valut, au contraire, bien des moments pénibles. C’est que l’étonnante similitude entre les propriétés chimiques des éléments des terres rares complique singulièrement les opérations nécessaires à leur séparation. Jusqu’à ce qu’on trouve le moyen de déterminer expérimentalement le numéro d’ordre de tel ou tel élément, les chimistes n’étaient jamais certains qu’un élément donné appartenant au groupe des terres rares ne fût pas en réalité un mélange de plusieurs éléments.
Si on regarde le schéma représentant l’ordre dans lequel furent découverts les éléments du groupe des terres rares, on se trouve en présence d’une situation semblable à celle de la reproduction de bactéries. Au début on ne connaissait que deux de ces éléments : l’yttrium et le cérium. Puis on s’aperçut que le cérium contenait un second élément, appelé lanthane. Le lanthane ne resta pas longtemps seul. Des recherches méticuleuses révélèrent que l’élément considéré auparavant comme du lanthane pur était en réalité un mélange de lanthane et de didyme. Mais c’est en vain qu’on chercherait cet élément dans la classification périodique. On s’aperçut en effet quelques années plus tard que le didyme consistait à son tour en deux éléments : le didyme proprement dit et le samarium. Or, ce didyme se révéla lui aussi être un mélange de deux éléments qu’on appela praséodyme et néodyme. Quant au samarium il ne voulut pas demeurer en reste lui non plus et il « essaima » les éléments gadolinium et europium.
Le même phénomène se produisit pour l’yttrium qui « engendra » successivement les éléments erbium, terbium, holmium, thulium, dysprosium et lutécium.
Maintenant nous connaissons parfaitement la raison de l’étonnante ressemblance entre les éléments de numéros d’ordre de 57 à 71. Comme pour les éléments artificiels de la famille des actinides dont nous avons déjà parlé, la couche électronique externe possède une structure identique chez tous les éléments des terres rares.
Etant donné que la séparation des lanthanides les uns des autres est fort difficile, les propriétés de chacun d’entre eux étaient encore très mal connues jusqu’à ces tout derniers temps. La chimie de ces éléments représentait une région de terres vierges en quelque sorte. Mais quand on eut tracé les premiers sillons des recherches scientifiques, des pousses fort drues ne tardèrent pas à apparaître.
Commençons par dire que d’année en année l’appellation même de « terres rares » devient de plus en plus inexacte. On a en effet découvert que l’écorce terrestre en contient beaucoup plus qu’on ne le croyait jusqu’alors. Bien que la proportion des lanthanides soit très faible, seize millièmes pour cent en tout, elle dépasse cependant celle de nombreux autres éléments. Pour les chimistes, la manipulation de quantités s’exprimant à l’aide de six ou sept décimales est chose tout aussi courante que de prendre l’autobus et ils n’éprouvent pas de difficultés particulières à isoler et purifier les composés des éléments jumeaux. Il est cependant évident que dans la majorité des cas on ne peut se passer des méthodes microchimiques. La chimie des éléments des terres rares illustre une fois de plus, et d’une manière très nette, comment la recherche des substances qui s’abritent parmi les décimales éloignées de la virgule a donné de nouvelles matières remarquables à la technique. Certes, même actuellement, quelques lanthanides font encore cruellement défaut. Le lutécium et le thulium, par exemple, sont respectivement 200 et 350 fois plus chers que l’or, non à cause de leur rareté mais de la difficulté à les séparer.
Depuis qu’on a appris à se contenter de quantités infimes pour l’étude des propriétés des éléments d’obtention difficile, les propriétés chimiques des métaux des terres rares nous sont devenues beaucoup plus familières.
Il y a vingt ans, la relation même la plus complète de tout ce qui était connu sur les propriétés chimiques des lanthanides aurait sans doute tenu dans une modeste brochure de moins de cent pages, de nos jours par contre elle nécessiterait une dizaine de tomes volumineux bourrés de chiffres, de formules, de schémas, etc.
Des changements de même ampleur ont eu lieu dans le domaine de l’utilisation pratique des éléments des terres dites rares.
Pendant près de 75 ans l’application des lanthanides fut limitée à la fabrication d’un alliage pour pierres à briquet. Mais nul parmi ceux qui allumaient alors leur cigarette à un briquet invariablement capricieux, pas même le chimiste, ne se doutait que chacun des métaux de cet alliage à étincelles deviendrait un jour important en métallurgie et dans l’industrie chimique.
Examinons au hasard un certain nombre de ces métaux, le thulium par exemple. Il y a une dizaine d’années, les plus volumineux manuels ne contenaient pas plus de quelques lignes sur cet élément, et encore en petits caractères, maintenant on pourrait aisément lui consacrer un livre entier, de grosseur fort respectable.
L’isotope artificiel radio-actif du thulium, à poids atomique 170, émet des rayons gamma de même nature que les rayons X. Cette dernière phrase, qui paraît empruntée à un ouvrage spécialisé, révèle en réalité une révolution dans un vaste domaine de la technique et de la médecine — celui de la radioscopie.
Chacun d’entre nous a eu l’occasion ne serait-ce qu’une fois dans sa vie de passer au cabinet de radiologie, qui est sans doute le plus mystérieux des cabinets de toute polyclinique. Le radiologue est dissimulé dans des ténèbres impénétrables. Seule une petite lampe rouge jette une faible lueur dans le fond du cabinet. L’écran émet une bizarre lumière verte. L’apparition sur cet écran du squelette de la personne qui vous précède vous remplit aussitôt d’un respect légitime pour la technique radiologique, respect qui ne ferait qu’augmenter si vous aviez l’occasion de vous familiariser avec la fabrication des appareils de radiographie. Il est vrai que les non-initiés auraient bien du mal à donner un sens à tout ce savant enchevêtrement de fils et à toutes ces ampoules de dimensions impressionnantes.
Actuellement les rayons X ont de nombreuses applications pratiques qui dépassent d’ailleurs le domaine médical. Il paraît superflu d’insister sur l’utilité des rayons X dans celui-ci ! Seule la radiologie permet de diagnostiquer un grand nombre de maladies. Les rayons X ne sont pas moins utiles en technique radiométallographique, servant à l’examen des objets métalliques. Ils permettent de déceler à coup sûr les pièces défectueuses dans lesquelles se dissimulent des fêlures ou des espaces vides invisibles de l’extérieur. Cependant, la masse considérable de l’appareillage restreint l’utilisation des rayons X. Le médecin qui va examiner un malade emporte une trousse garnie des appareils et instruments de médecine les plus divers : stéthoscopes, seringues, appareils à mesurer la tension artérielle ou à vérifier l’activité cardiaque, mais il ne lui est pas possible d’emporter un appareil de radioscopie, accessoire dont il aurait pourtant grand besoin.
Heureusement, cette difficulté sera bientôt du domaine du passé, et cela grâce à l’élément des terres rares thulium. Les appareils de radiologie à base de thulium seront ridiculement simples : une ampoule contenant une quantité quasi impondérable de thulium ou d’un de ses sels, un petit manchon pour protéger des radiations et un écran de dimensions réduites pour y projeter l’image. Je ne sais si un appareil de ce genre pourra entrer dans un sac à main mais il tiendra à coup sûr dans une serviette. Un appareil de radiologie à thulium voisinera donc très prochainement avec les stéthoscopes dans la trousse du médecin.
Est-il nécessaire d’ajouter que les appareils à base de thulium radio-actif deviendront également les auxiliaires irremplaçables des spécialistes chargés de contrôler la qualité des pièces métalliques ?
Le prométhium, cet élément qu’on n’a pas encore réussi à trouver dans la nature et que pour l’instant on obtient artificiellement, est également promis à un avenir brillant. Et ici les écrivains de récits fantastiques pourraient s’en donner à cœur joie ! Il est d’ailleurs possible que je me trompe, car il n’y a, en réalité, rien de fantastique dans ce que je me propose de dire sur le prométhium ; il n’y a que des comptes rendus d’expériences sévères et précis, des appareils déjà au point, la fantaisie peu ordinaire des savants, mais pas de fantastique.
On s’est aperçu que les émissions radio-actives du prométhium (des électrons, ou rayons bêta) pouvaient être utilisées comme source d’énergie. Une trace de prométhium absolument infime suffit à fabriquer une pile miniature capable de fournir une quantité d’énergie assez impressionnante vu ses dimensions réduites. C’est ainsi qu’une pile à prométhium guère plus grande qu’une tête d’épingle est capable d’actionner le mécanisme d’une montre-bracelet pendant cinq ans. Il existe déjà des appareils acoustiques utilisant des piles à prométhium (on sait que l’inconvénient majeur des appareils acoustiques ordinaires était la nécessité de porter sur soi des piles électriques qu’il fallait recharger fréquemment).
Le calcul de ce que peut donner une pile à prométhium de la grosseur d’un œuf est sans doute simple affaire d’arithmétique. Le lecteur peut ici donner libre cours à son imagination : il risque peu dé se tromper. Mais pourquoi l’auteur n’en ferait-il pas autant (sans dépasser la mesure bien entendu) ? Du reste, s’agit-il bien là d’imagination. J’ai eu l’occasion de faire une conférence sur certaines réalisations de la chimie contemporaine devant un auditoire de jeunes. Je mentionnai, entre autres choses, les merveilleuses propriétés du prométhium. Le conférencier qui m’avait précédé, célèbre médecin soviétique spécialiste de la chirurgie du coeur, avait parlé des remarquables succès de la médecine soviétique. A la fin de la soirée il m’invita à passer chez lui et me posa des questions détaillées sur le prométhium et en particulier sur les piles. La raison de cet intérêt subi pour la nouvelle source d’énergie devint bientôt évidente. Il y a des années que les médecins de divers pays envisagent la création d’un cœur artificiel. Non pas de l’un de ces volumineux appareils à l’aide desquels on effectue des opérations sur le cœur, mais d’un organe artificiel que le malade pourrait porter sur lui en permanence. Un tel « malade » serait d’ailleurs en meilleure santé que la plupart des gens bien portants possédant un cœur ordinaire, car son cœur à lui ne connaîtrait aucune fatigue.
Cependant les divers projets de cœur artificiel portatif appartiennent encore au domaine de la semi-fantaisie. La difficulté majeure réside dans la source d’énergie. Notre cœur doit fournir un travail tellement intense que même une pile pesant un kilo ne suffirait à un cœur artificiel que pour un peu plus d’une heure.
A cet égard le prométhium peut jouer un rôle d’une portée exceptionnelle. Il est vrai que pour l’instant tout le prométhium dont disposent les laboratoires du monde entier ne suffirait probablement même pas pour un seul « moteur cardiaque ».
L’histoire de la science connaît cependant bon nombre d’exemples de métaux initialement rares dont le prix de revient baissa par la suite en quelques années vertigineusement. Lors de son séjour à Londres en 1889, Mendéléev reçut en cadeau une balance dont l’un des plateaux était en or et l’autre en un métal incomparablement plus précieux à l’époque, c’est-à-dire en… aluminium. Or, à peine cinquante ans plus tard, l’aluminium était devenu un matériau tout aussi ordinaire que le bois.
Après tout cela, je crains fort que le récit de l’usage « prosaïque » des autres éléments du groupe des terres rares ne paraisse ennuyeux. Je prie pourtant le lecteur de croire que l’importance colossale qu’acquièrent d’année en année les éléments des terres rares dans l’économie n’en sera pas pour autant diminuée.
L’addition de lanthanides à la fonte exerce un effet véritablement magique sur cet alliage habituellement cassant. Les éléments des terres rares atténuent considérablement la fragilité de la fonte tout en augmentant sa résistance dans la même proportion. On sait que la fonte ordinaire se prête difficilement au façonnage, mais si on y incorpore des métaux des terres rares, on peut même l’usiner sur un tour. La quantité de métal nécessaire est d’ailleurs infime et varie de trois cents grammes à deux kilos par tonne de fonte. L’essentiel est que pour cette opération les métaux des terres rares n’ont pas besoin d’être séparés les uns des autres : ils produisent tout l’effet désiré même ajoutés ensemble.
On a découvert ces dernières années que les éléments des terres rares pouvaient servir à la fabrication de verre de qualité convenant à la confection de lentilles de télescopes, de hublots de bathysphères et de récipients destinés à contenir des substances particulièrement pures.
L’intérêt des chercheurs pour les éléments jumeaux est tellement considérable que pas un mois ne s’écoule sans que ne viennent de nouvelles découvertes fondamentales dans ce domaine. On a récemment fait connaissance avec les propriétés peu communes du gadolinium. On s’est aperçu qu’il pouvait être utilisé pour l’obtention de températures excessivement basses : on place du sulfate ou du chlorure de gadolinium dans un gaz inerte et on le soumet à l’action d’un champ magnétique ; la température du sel s’élève et sa chaleur se communique au gaz ; ce dernier est ensuite évacué et l’effet du champ magnétique interrompu ; le gadolinium subit un abaissement de température considérable par rapport à sa température initiale.
En répétant plusieurs fois l’opération, les chercheurs sont parvenus à atteindre une température ne dépassant le zéro absolu que de deux dix-millièmes de degré.
Il y a cent ans on connaissait ou plutôt on devinait l’existence de bon nombre de lanthanides mais on ne savait pas en isoler les composés à l’état pur. A l’Exposition Universelle de Paris de 1900, on choisit d’illustrer les énormes réalisations de la chimie à l’aide d’échantillons d’éléments des terres rares à l’état pur. Il y a une quinzaine d’années la séparation de ces éléments était considérée comme une opération extrêmement difficile mais maintenant on peut obtenir des échantillons de lanthanides à l’état pur dans le laboratoire le plus ordinaire. N’importe quel assistant en est capable. Il trouvera toutes les instructions nécessaires dans les travaux bien connus publiés dans ce domaine et reproduits dans les manuels destinés aux élèves des établissements d’enseignement supérieur.
Ainsi, pour la première fois dans l’histoire géologique de notre planète, l’homme a troublé la touchante union des éléments des terres rares et brisé l’harmonie de la famille des métaux jumeaux.
Une vieille revue humoristique présenta un jour un dessin montrant la scène suivante : une dizaine de personnages barbus d’une ressemblance évidente avec d’éminents savants russes de l’époque traînaient vers une voie de chemin de fer un escargot qu’ils avaient attrapé au lasso et sur lequel était écrit le mot « science ». Ce dessin signifiait sans doute que le rythme du développement de la science s’accélérait. Je ne sais si un dessin analogue paraîtrait amusant de nos jours, mais ce dont je suis certain, c’est qu’il conviendrait de remplacer la locomotive par une fusée cosmique. L’histoire des éléments jumeaux que nous venons de raconter en est la meilleure confirmation.
Nous ne réussirons évidemment pas à parler de toutes les régions de l’« Antarctide chimique ». Le nombre des éléments qui, récemment encore, étaient hors de portée des chercheurs et de l’industrie est trop élevé. Mais il est certaines « taches blanches » qu’on ne saurait passer sous silence. Il est même impossible de n’en parler que brièvement.
C’est à une région de ce genre qu’appartient la 75e case de la classification périodique, celle du rhénium, le « benjamin » des éléments d’après la date de sa découverte. De tous les éléments que contient l’écorce terrestre, le rhénium a été le dernier à se dévoiler. Le symbole Re n’a pris la place du point d’interrogation de la 75e case qu’en 1925. Toutes les additions ultérieures dans la classification périodique sont dues à l’obtention d’éléments artificiels.
La découverte tardive du rhénium s’explique par sa rareté exceptionnelle : il ne représente que la milliardième partie du poids de l’écorce terrestre, cinq fois moins que l’or ou le platine.
Voilà pourquoi aucun autre élément n’a réussi aussi longtemps à tromper les chimistes que ce métal à l’aspect d’argent terni ne présentant, à première vue, aucune particularité spéciale si ce n’est son poids spécifique élevé.
Le nombre des expéditions chargées, auparavant, de mettre la main sur « l’homme des neiges » n’est rien à côté du nombre des chercheurs qui s’étaient consacrés à la recherche du rhénium.
Dans une de ses études littéraires intitulée A la poursuite des plantes l’écrivain Paoustovski écrit : « On sait que les savants sont doués d’une persévérance monstrueuse, capable de faire perdre patience à l’homme le plus calme ». Eh bien, en l’occurrence, le contraire se produisit. Le mystère du 75e élément contraignit plus d’un chercheur à renoncer à son but et bon nombre de ceux qui persévérèrent finirent tôt ou tard par pester contre l’occupant inconnu peu conciliant de l’appartement 75.
Ce 75e élément paraissait avoir été découvert en 1869 par Guiar qui lui donna le nom d’« uralium », mais, par la suite, il renonça à ses conclusions, évitant ainsi le triste sort du chimiste Rose dont la communication enthousiaste sur la découverte en 1846 de l’élément pélopium fut alors démentie par plusieurs chercheurs à la fois. Le même sort attendait l’élément nipponium décrit en 1906 par Ogawa, ainsi que le lucium dont Barrière annonça la découverte en 1896, et beaucoup d’autres encore.
Mais il semble bien qu’il n’y ait pas eu d’erreur dans la communication que le chimiste russe S. Kern fit paraître le 27 juin 1877 et dans laquelle il indiquait avoir découvert dans les résidus résultant du traitement des minerais de platine un nouvel élément, qu’il proposa d’appeler davium en l’honneur du célèbre chimiste anglais Davy. La détermination du poids atomique et des propriétés chimiques du davium montrèrent qu’il devait occuper dans la classification périodique la place prévue par Mendéléev pour l’élément appelé par lui dvi-manganèse. Une vingtaine d’années plus tard le chimiste américain Mallet effectua de nouveau les travaux de Kern mais sans réussir à obtenir dans les résidus de minerai de platine l’élément isolé par le chercheur russe. Soit que le minerai de platine fût d’une autre provenance que celui dont s’était servi Kern, soit que Mallet fut un chimiste inexpérimenté, toujours est-il que la découverte du davium ne se confirma pas. La communication de Mallet ne provoqua aucune réponse de la part de Kern qui devait être mort depuis lors, mais comme on a toujours tendance à suivre plutôt les critiques, un point d’interrogation fit à nouveau son apparition dans la case 75.
Ce fut seulement lorsque la preuve indéniable de l’existence du 75e élément, le rhénium, fut établie par Noddak, Tack et Berg que les chimistes s’aperçurent de l’identité entre les réactions décrites en son temps par Kern pour le davium et celles du rhénium.
Ainsi une critique inexacte retarda de près de cinquante ans la date de la découverte remarquable d’un nouvel élément.
Seuls cinq éléments chimiques naturels peuvent se vanter de posséder dans le chiffre exprimant leur contenu dans l’écorce terrestre un nombre de zéros supérieur à celui du rhénium. Ce sont le polonium, le radon, le radium, l’actinium et le protactinium. Le rhénium possède sur eux l’indéniable avantage qu’actuellement on le produit à l’échelle industrielle. L’élément qu’il y a un peu plus de vingt ans on aurait vainement cherché dans la collection la plus complète est actuellement produit dans des usines spéciales !
Les propriétés du rhénium sont en effet apparues tellement intéressantes et prometteuses pour la technique moderne que la chimie a estimé de son devoir de mettre au point des procédés permettant d’obtenir cet élément en grandes quantités.
Le rhénium est l’un des métaux les plus réfractaires. De nos jours, alors qu’on est en présence de températures élevées dans de nombreux domaines de la science et de la technique, surtout dans la construction d’avions à réaction, cette propriété du rhénium apparaît comme exceptionnelle. Un seul métal fond à une température plus élevée que le rhénium, c’est le tungstène. 3 200°, température de fusion du rhénium, est déjà cependant un chiffre assez impressionnant.
La deuxième propriété rendant le rhénium si précieux est son inertie chimique. Il ne se combine pas à l’oxygène de l’air même à une température de 1 500° C. Il ne subit aucune modification aux températures ordinaires. Une plaque brillante de rhénium ne se ternit pratiquement pas. On se représente aisément les applications que ce métal peut trouver dans les industries automobile et aéronautique.
La plupart des acides n’exercent aucun effet sur le rhénium. Il reste absolument « impassible » même si on l’arrose d’acide fluorhydrique chaud, pourtant fort caustique. Aussi l’addition d’une dose insignifiante de rhénium rend-elle de nombreux alliages inattaquables aux acides. Les appareils de chimie en alliage de rhénium résistent plusieurs dizaines de fois mieux à l’usure que les instruments en alliage ordinaire.
Il n’est nullement besoin d’être prophète pour prédire que dans un avenir très proche le rhénium remplacera le tungstène dans grand nombre de domaines techniques. Ceci s’explique principalement par le fait qu’à températures élevées, le rhénium est plus résistant que le tungstène, raison pour laquelle la surface des pièces soumises au frottement dans les machines particulièrement importantes sont dès maintenant recouvertes de rhénium si ce frottement provoque une forte élévation de température. Ajoutons que le rhénium se prête en outre aisément à l’obtention de couches électrolytiques de bonne qualité, propriété particulièrement précieuse.
Ainsi donc, l’un des domaines de l’application du rhénium repose sur l’utilisation de ses remarquables qualités mécaniques et de son inertie. Mais autant le rhénium est stable envers de nombreuses substances autant il se distingue par son aptitude à provoquer des réactions chimiques sans subir lui-même de modification. En d’autres termes on s’est aperçu que le rhénium constituait un excellent catalyseur pour un grand nombre d’importantes réactions chimiques. Il s’agit là du second domaine d’applications étendues de ce métal de l’avenir.
Quelques années à peine après la découverte du rhénium, il apparut qu’il catalysait la réaction entre le gaz carbonique et l’hydrogène, produisant du méthane. On ne saurait surestimer l’importance de cette réaction, le méthane étant un excellent combustible, facilement transportable, brûlant à une température élevée sans suie ni fumée. Mais le plus important est que le méthane est le produit de base d’une foule de produits chimiques. Quant au gaz carbonique et à l’hydrogène, ce sont les sous-produits d’un grand nombre d’industries. La combustion de la houille et du pétrole libère chaque jour des centaines de milliers de tonnes de gaz carbonique. L’hydrogène se forme également lors de l’obtention par électrolyse d’oxygène et de nombreux métaux, sa présence étant alors indésirable.
Le rhénium permet de transformer ces résidus en une matière première fort utile pour l’économie. Les oxydes de rhénium constituent d’excellents catalyseurs dans un processus aussi important pour la technologie chimique que l’oxydation par l’oxygène de l’air du gaz sulfureux, réaction servant de base à la préparation industrielle de l’acide sulfurique.
Ainsi c’est évident : l’avenir appartient au rhénium. Mais il reste à résoudre un problème majeur avant que ce métal ne devienne d’un usage courant dans l’industrie : la mise au point d’un procédé d’extraction rapide et bon marché du rhénium à partir de ses minerais. C’est là une tâche ardue mais sa solution ouvrira de telles perspectives à l’économie que les chimistes qui s’y consacrent pourront en tirer une fierté légitime.
On réunira peut-être un jour tous les écrivains d’œuvres de vulgarisation scientifique concernant la chimie et on leur proposera de consacrer un livre à l’un des éléments. L’un choisira l’iode, un autre le fer, un autre encore le sodium. Ce seront là des livres très intéressants, car il y a énormément de choses instructives à dire sur n’importe lequel des éléments. En ce qui me concerne, je choisirai évidemment l’uranium.
Ecrire un livre sur cet élément serait une tâche fort intéressante, car l’histoire de l’uranium est autrement plus passionnante que les aventures du valeureux d’Artagnan et en tout cas bien plus instructive.
Il serait assez tentant de comparer l’uranium au vilain petit canard qui finit par se transformer en un cygne magnifique mais cette comparaison serait inexacte car le vilain petit canard du conte d’Andersen est infiniment plus proche du cygne que l’uranium du XIXe siècle ne l’est de l’uranium du XXe. On pourrait sans doute dire qu’au cours des quelque 150 ans qui se sont écoulés depuis sa découverte, l’uranium a fait une carrière éblouissante puisque jadis élément aux propriétés connues seulement d’un cercle étroit de spécialistes il est devenu un élément auquel tout le monde s’intéresse. Mais même cette comparaison, ainsi qu’on le verra par la suite, donne une idée très imparfaite de la situation.
3 • 10–4. Trois dix-millièmes pour cent. Trois grammes par tonne. Telle est la proportion de l’uranium dans l’écorce terrestre. Deux fois moins que le samarium, trois fois moins que le gadolinium, dix fois moins que l’étain. C’est peu, fort peu.
On peut considérer la découverte de cet élément par Klaproth en 1789 comme très importante, mais sa naissance fut sans aucun doute prématurée. Le XIXe siècle commença, puis s’écoula en grande partie sans que les savants sachent encore ce qu’il convenait de faire de l’uranium et à quoi il pourrait bien servir. On pouvait il est vrai rencontrer des composés de cet élément dans les laboratoires des photographes particulièrement méticuleux. Les vieux ouvrages signalent qu’à un moment donné l’uranium fut utilisé dans l’industrie de la céramique et dans la production de la peinture dite « jaune d’uranium » mais ces faits n’y figurent sans doute que faute de pouvoir citer d’autres applications pratiques de cet élément. Il est possible qu’on n’ait jamais fabriqué plus d’une ou deux dizaines de tonnes de la peinture en question.
Même après la découverte de la radio-activité de l’uranium, l’intérêt pour ce métal garda un caractère purement académique. Comment pouvait-on en effet sérieusement penser à l’application pratique d’un élément dont l’écorce terrestre contenait une quantité aussi infime ?
L’intérêt pour l’uranium augmenta quelque peu au XXe siècle à cause de son compagnon habituel, le radium. On se mit à extraire des minerais d’uranium afin d’en isoler le radium, élément auquel les savants portaient en son temps un intérêt tout particulier. Cependant rien ne permettait de prévoir que le moment était proche où ruranium deviendrait l’élément essentiel de l’économie d’une série de pays. Ce fait date des années 40, lorsqu’on s’aperçut que l’isotope d’uranium à poids atomique 235 et le plutonium, obtenu à partir de l’uranium, étaient à la base de la production de l’arme nucléaire. Elément chimique négligé, l’uranium se transforma en une matière première minérale stratégique de tout premier ordre.
D’habitude les éléments radio-actifs ne se rencontrent dans l’écorce terrestre qu’à l’état « délaye ». Mais avec l’uranium l’humanité eut de la chance car il a ses propres minerais qui ne sont pas tellement rares. A vrai dire, on ne saurait qualifier ces minerais de riches. Le traitement nécessaire à l’obtention de composés d’uranium plus ou moins purs comporte près d’une vingtaine d’opérations minutieuses. Mais du moment qu’il s’agit d’uranium, aucun effort ne saurait paraître excessif.
Il existe au Canada un grand lac de l’Ours. Un jour on découvrit des gisements d’uranium sur ses rives. Il est probable qu’aucun journal ne consacra alors le moindre entrefilet à cet événement. Mais dès qu’on eut pris conscience de l’importance de l’uranium pour la production de la bombe atomique, les monopoles américains se ruèrent vers le Canada en jouant des coudes. Les concurrents ourdissaient des intrigues les uns contre les autres. Les compagnies faisaient faillite les unes après les autres. Il s’en créait aussitôt de nouvelles, tout aussi fictives que les précédentes. Les sociétés pour l’achat de « blé » canadien naissaient par dizaines, mais pas un seul grain de blé ne quittait le territoire du Canada. Une seule chose intéressait toutes ces compagnies : l’uranium. Cette lutte bien caractéristique des mœurs capitalistes se serait sans doute poursuivie encore longtemps si l’Etat canadien, conscient de l’importance du problème atomique, n’avait lui-même mis la main sur les gisements d’uranium.
Mais la fièvre de l’uranium ne tomba nullement. Gonflant démesurément l’histoire d’un Irlandais qui avait découvert un petit gisement d’uranium grâce à un radiomètre de sa fabrication, des compagnies firent des bénéfices fabuleux grâce à la vente d’appareils similaires. Des milliers de prospecteurs explorèrent les montagnes et les régions désertiques dans l’espoir d’y trouver de l’uranium. Cette fièvre n’est pas encore tombée même actuellement. Le « virus » de l’uranium s’est introduit jusque dans les colonnes des revues scientifiques sérieuses.
L’exemple de l’uranium montre à quel point sont justifiés les efforts des chimistes qui se consacrent à l’étude détaillée des propriétés des éléments peu connus. Chacun des éléments aussi négligés actuellement que l’était l’uranium dans un passé récent est en effet susceptible de servir un jour de base à des découvertes capitales et de partager ainsi la fortune de l’uranium, élément qui était destiné à influer sur le développement de l’humanité.
Le lithium, le béryllium, les éléments des terres rares, le rhénium, l’uranium… Voilà tout ce que nous avons eu le temps d’examiner dans ce chapitre. Certains éléments ont été laissés de côté faute de place, d’autres ont été passés sous silence parce que, pour l’instant, on n’en sait pas grand-chose.
Mais les exemples cités prouvent suffisamment qu’il n’y a pas d’éléments inutiles. Tous les éléments de la classification périodique sans exception doivent être mis au service de l’homme. Quant au fait que certains d’entre eux ne se trouvent dans l’écorce terrestre qu’en quantité infime nous avons pu voir tout au long de ce livre qu’il ne présentait pas d’inconvénient majeur pour les chimistes. Ceux-ci obtiennent avec tout autant de succès les éléments géants et ceux qui sont dissimulés dans la nature loin de la virgule des décimales.
Nous nous sommes bornes à un seul problème de la chimie contemporaine, celui des substances extra-pures et des quantités de matière infinitésimales. Un seul problème… Or, il y en a des centaines, chacun d’entre eux étant pour le moins aussi intéressant et important que celui auquel le présent volume a été consacré.