Le lendemain de la conférence, la fièvre fit encore un petit bond. Elle passa même dans les journaux, mais sous une forme bénigne, puisqu’ils se contentèrent d’y faire quelques allusions. Le surlendemain, en tout cas, Rieux pouvait lire de petites affiches blanches que la préfecture avait fait rapidement coller dans les coins les plus discrets de la ville. Il était difficile de tirer de cette affiche la preuve que les autorités regardaient la situation en face. Les mesures n’étaient pas draconiennes et l’on semblait avoir beaucoup sacrifié au désir de ne pas inquiéter l’opinion publique. L’exorde de l’arrêté annonçait, en effet, que quelques cas d’une fièvre pernicieuse, dont on ne pouvait encore dire si elle était contagieuse, avaient fait leur apparition dans la commune d’Oran. Ces cas n’étaient pas assez caractérisés pour être réellement inquiétants et il n’y avait pas de doute que la population saurait garder son sang-froid. Néanmoins, et dans un esprit de prudence qui pouvait être compris par tout le monde, le préfet prenait quelques mesures préventives. Comprises et appliquées comme elles devaient l’être, ces mesures étaient de nature à arrêter net toute menace d’épidémie. En conséquence, le préfet ne doutait pas un instant que ses administrés n’apportassent la plus dévouée des collaborations à son effort personnel.
L’affiche annonçait ensuite des mesures d’ensemble, parmi lesquelles une dératisation scientifique par injection de gaz toxiques dans les égouts et une surveillance étroite de l’alimentation en eau. Elle recommandait aux habitants la plus extrême propreté et invitait enfin les porteurs de puces à se présenter dans les dispensaires municipaux. D’autre part les familles devaient obligatoirement déclarer les cas diagnostiqués par le médecin et consentir à l’isolement de leurs malades dans les salles spéciales de l’hôpital. Ces salles étaient d’ailleurs équipées pour soigner les malades dans le minimum de temps et avec le maximum de chances de guérison. Quelques articles supplémentaires soumettaient à la désinfection obligatoire la chambre du malade et le véhicule de transport. Pour le reste, on se bornait à recommander aux proches de se soumettre à une surveillance sanitaire.
Le docteur Rieux se détourna brusquement de l’affiche et reprit le chemin de son cabinet. Joseph Grand, qui l’attendait, leva de nouveau les bras en l’apercevant.
– Oui, dit Rieux, je sais, les chiffres montent.
La veille, une dizaine de malades avaient succombé dans la ville. Le docteur dit à Grand qu’il le verrait peut-être le soir, puisqu’il allait rendre visite à Cottard.
– Vous avez raison, dit Grand. Vous lui ferez du bien, car je le trouve changé.
– Et comment cela ?
– Il est devenu poli.
– Ne l’était-il pas auparavant ?
Grand hésita. Il ne pouvait dire que Cottard fût impoli, l’expression n’aurait pas été juste. C’était un homme renfermé et silencieux qui avait un peu l’allure du sanglier. Sa chambre, un restaurant modeste et des sorties assez mystérieuses, c’était toute la vie de Cottard. Officiellement, il était représentant en vins et liqueurs. De loin en loin, il recevait la visite de deux ou trois hommes qui devaient être ses clients. Le soir, quelquefois, il allait au cinéma qui se trouvait en face de la maison. L’employé avait même remarqué que Cottard semblait voir de préférence les films de gangsters. En toutes occasions, le représentant demeurait solitaire et méfiant.
Tout cela, selon Grand, avait bien changé :
– Je ne sais pas comment dire, mais j’ai l’impression, voyez-vous, qu’il cherche à se concilier les gens, qu’il veut mettre tout le monde avec lui. Il me parle souvent, il m’offre de sortir avec lui et je ne sais pas toujours refuser. Au reste, il m’intéresse, et, en somme, je lui ai sauvé la vie.
Depuis sa tentative de suicide, Cottard n’avait plus reçu aucune visite. Dans les rues, chez les fournisseurs, il cherchait toutes les sympathies. On n’avait jamais mis tant de douceur à parler aux épiciers, tant d’intérêt à écouter une marchande de tabacs.
– Cette marchande de tabacs, remarquait Grand, est une vraie vipère. Je l’ai dit à Cottard, mais il m’a répondu que je me trompais et qu’elle avait de bons côtés qu’il fallait savoir trouver.
Deux ou trois fois enfin, Cottard avait emmené Grand dans les restaurants et les cafés luxueux de la ville. Il s’était mis à les fréquenter en effet.
– On y est bien, disait-il, et puis on est en bonne compagnie.
Grand avait remarqué les attentions spéciales du personnel pour le représentant et il en comprit la raison en observant les pourboires excessifs que celui-ci laissait. Cottard paraissait très sensible aux amabilités dont on le payait de retour. Un jour que le maître d’hôtel l’avait reconduit et aidé à endosser son pardessus, Cottard avait dit à Grand :
– C’est un bon garçon, il peut témoigner.
– Témoigner de quoi ?
Cottard avait hésité.
– Eh bien, que je ne suis pas un mauvais homme.
Du reste, il avait des sautes d’humeur. Un jour où l’épicier s’était montré moins aimable, il était revenu chez lui dans un état de fureur démesurée :
– Il passe avec les autres, cette crapule, répétait-il.
– Quels autres ?
– Tous les autres.
Grand avait même assisté à une scène curieuse chez la marchande de tabacs. Au milieu d’une conversation animée, celle-ci avait parlé d’une arrestation récente qui avait fait du bruit à Alger. Il s’agissait d’un jeune employé de commerce qui avait tué un Arabe sur une plage.
– Si l’on mettait toute cette racaille en prison, avait dit la marchande, les honnêtes gens pourraient respirer.
Mais elle avait dû s’interrompre devant l’agitation subite de Cottard qui s’était jeté hors de la boutique, sans un mot d’excuse. Grand et la marchande, les bras ballants, l’avaient regardé fuir.
Par la suite, Grand devait signaler à Rieux d’autres changements dans le caractère de Cottard. Ce dernier avait toujours été d’opinions très libérales. Sa phrase favorite : « Les gros mangent toujours les petits » le prouvait bien. Mais depuis quelque temps, il n’achetait plus que le journal bien pensant d’Oran et on ne pouvait même se défendre de croire qu’il mettait une certaine ostentation à le lire dans des endroits publics. De même, quelques jours après s’être levé, il avait prié Grand, qui allait à la poste, de bien vouloir expédier un mandat de cent francs qu’il envoyait tous les mois à une sœur éloignée. Mais au moment où Grand partait :
– Envoyez-lui deux cents francs, demanda Cottard, ce sera une bonne surprise pour elle. Elle croit que je ne pense jamais à elle. Mais la vérité est que je l’aime beaucoup.
Enfin il avait eu avec Grand une curieuse conversation. Celui-ci avait été obligé de répondre aux questions de Cottard intrigué par le petit travail auquel Grand se livrait chaque soir.
– Bon, avait dit Cottard, vous faites un livre.
– Si vous voulez, mais c’est plus compliqué que cela !
– Ah ! s’était écrié Cottard, je voudrais bien faire comme vous.
Grand avait paru surpris et Cottard avait balbutié qu’être un artiste devait arranger bien des choses.
– Pourquoi ? avait demandé Grand.
– Eh bien, parce qu’un artiste a plus de droits qu’un autre, tout le monde sait ça. On lui passe plus de choses.
– Allons, dit Rieux à Grand, le matin des affiches, l’histoire des rats lui a tourné la tête comme à beaucoup d’autres, voilà tout. Ou encore il a peur de la fièvre.
Grand répondit :
– Je ne crois pas, docteur, et si vous voulez mon avis…
La voiture de dératisation passa sous leur fenêtre dans un grand bruit d’échappement. Rieux se tut jusqu’à ce qu’il fût possible de se faire entendre et demanda distraitement l’avis de l’employé. L’autre le regardait avec gravité :
– C’est un homme, dit-il, qui a quelque chose à se reprocher.
Le docteur haussa les épaules. Comme disait le commissaire, il y avait d’autres chats à fouetter.
Dans l’après-midi, Rieux eut une conférence avec Castel. Les sérums n’arrivaient pas.
– Du reste, demandait Rieux, seraient-ils utiles ? Ce bacille est bizarre.
– Oh ! dit Castel, je ne suis pas de votre avis. Ces animaux ont toujours un air d’originalité. Mais, dans le fond, c’est la même chose.
– Vous le supposez du moins. En fait, nous ne savons rien de tout cela.
– Évidemment, je le suppose. Mais tout le monde en est là.
Pendant toute la journée, le docteur sentit croître le petit vertige qui le prenait chaque fois qu’il pensait à la peste. Finalement, il reconnut qu’il avait peur. Il entra deux fois dans des cafés pleins de monde. Lui aussi, comme Cottard, sentait un besoin de chaleur humaine. Rieux trouvait cela stupide, mais cela l’aida à se souvenir qu’il avait promis une visite au représentant.
Le soir, le docteur trouva Cottard devant la table de sa salle à manger. Quand il entra, il y avait sur la table un roman policier étalé. Mais la soirée était déjà avancée et, certainement, il devait être difficile de lire dans l’obscurité naissante. Cottard devait plutôt, une minute auparavant, se tenir assis et réfléchir dans la pénombre. Rieux lui demanda comment il allait. Cottard, en s’asseyant, bougonna qu’il allait bien et qu’il irait encore mieux s’il pouvait être sûr que personne ne s’occupât de lui. Rieux fit observer qu’on ne pouvait pas toujours être seul.
– Oh ! ce n’est pas cela. Moi, je parle des gens qui s’occupent de vous apporter des ennuis.
Rieux se taisait.
– Ce n’est pas mon cas, remarquez-le bien. Mais je lisais ce roman. Voilà un malheureux qu’on arrête un matin, tout d’un coup. On s’occupait de lui et il n’en savait rien. On parlait de lui dans les bureaux, on inscrivait son nom sur des fiches. Vous trouvez que c’est juste ? Vous trouvez qu’on a le droit de faire ça à un homme ?
– Cela dépend, dit Rieux. Dans un sens, on n’a jamais le droit, en effet. Mais tout cela est secondaire. Il ne faut pas rester trop longtemps enfermé. Il faut que vous sortiez.
Cottard sembla s’énerver, dit qu’il ne faisait que cela, et que, s’il le fallait, tout le quartier pourrait témoigner pour lui. Hors du quartier même, il ne manquait pas de relations.
– Vous connaissez M. Rigaud, l’architecte ? Il est de mes amis.
L’ombre s’épaississait dans la pièce. La rue du faubourg s’animait et une exclamation sourde et soulagée salua, au-dehors, l’instant où les lampes s’allumèrent. Rieux alla au balcon et Cottard l’y suivit. De tous les quartiers alentour, comme chaque soir dans notre ville, une légère brise charriait des murmures, des odeurs de viande grillée, le bourdonnement joyeux et odorant de la liberté qui gonflait peu à peu la rue, envahie par une jeunesse bruyante. La nuit, les grands cris des bateaux invisibles, la rumeur qui montait de la mer et de la foule qui s’écoulait, cette heure que Rieux connaissait bien et aimait autrefois lui paraissait aujourd’hui oppressante à cause de tout ce qu’il savait.
– Pouvons-nous allumer ? dit-il à Cottard.
La lumière une fois revenue, le petit homme le regarda avec des yeux clignotants :
– Dites-moi, docteur, si je tombais malade, est-ce que vous me prendriez dans votre service à l’hôpital ?
– Pourquoi pas ?
Cottard demanda alors s’il était arrivé qu’on arrêtât quelqu’un qui se trouvait dans une clinique ou dans un hôpital. Rieux répondit que cela s’était vu, mais que tout dépendait de l’état du malade.
– Moi, dit Cottard, j’ai confiance en vous.
Puis il demanda au docteur s’il voulait bien le mener en ville dans son auto.
Au centre de la ville, les rues étaient déjà moins peuplées et les lumières plus rares. Des enfants jouaient encore devant les portes. Quand Cottard le demanda, le docteur arrêta sa voiture devant un groupe de ces enfants. Ils jouaient à la marelle en poussant des cris. Mais l’un d’eux, aux cheveux noirs collés, la raie parfaite et la figure sale, fixait Rieux de ses yeux clairs et intimidants. Le docteur détourna son regard. Cottard, debout sur le trottoir, lui serrait la main. Le représentant parlait d’une voix rauque et difficile. Deux ou trois fois, il regarda derrière lui.
– Les gens parlent d’épidémie. Est-ce que c’est vrai, docteur ?
– Les gens parlent toujours, c’est naturel, dit Rieux.
– Vous avez raison. Et puis quand nous aurons une dizaine de morts, ce sera le bout du monde. Ce n’est pas cela qu’il nous faudrait.
Le moteur ronflait déjà. Rieux avait la main sur son levier de vitesse. Mais il regardait à nouveau l’enfant qui n’avait pas cessé de le dévisager avec son air grave et tranquille. Et soudain, sans transition, l’enfant lui sourit de toutes ses dents.
– Qu’est-ce donc qu’il nous faudrait ? demanda le docteur en souriant à l’enfant.
Cottard agrippa soudain la portière et, avant de s’enfuir, cria d’une voix pleine de larmes et de fureur :
– Un tremblement de terre. Un vrai !
Il n’y eut pas de tremblement de terre et la journée du lendemain se passa seulement, pour Rieux, en longues courses aux quatre coins de la ville, en pourparlers avec les familles de malades et en discussions avec les malades eux-mêmes. Jamais Rieux n’avait trouvé son métier aussi lourd. Jusque-là, les malades lui facilitaient la tâche, ils se donnaient à lui. Pour la première fois, le docteur les sentait réticents, réfugiés au fond de leur maladie avec une sorte d’étonnement méfiant. C’était une lutte à laquelle il n’était pas encore habitué. Et vers dix heures du soir, sa voiture arrêtée devant la maison du vieil asthmatique qu’il visitait en dernier lieu, Rieux avait de la peine à s’arracher à son siège. Il s’attardait à regarder la rue sombre et les étoiles qui apparaissaient et disparaissaient dans le ciel noir.
Le vieil asthmatique était dressé dans son lit. Il semblait respirer mieux et comptait les pois chiches qu’il faisait passer d’une des marmites dans l’autre. Il accueillit le docteur avec une mine réjouie.
– Alors, docteur, c’est le choléra ?
– Où avez-vous pris ça ?
– Dans le journal, et la radio l’a dit aussi.
– Non, ce n’est pas le choléra.
– En tout cas, dit le vieux très surexcité, ils y vont fort, hein, les grosses têtes !
– N’en croyez rien, dit le docteur.
Il avait examiné le vieux et maintenant il était assis au milieu de cette salle à manger misérable. Oui, il avait peur. Il savait que dans le faubourg même une dizaine de malades l’attendraient, le lendemain matin, courbés sur leurs bubons. Dans deux ou trois cas seulement, l’incision des bubons avait amené un mieux. Mais, pour la plupart, ce serait l’hôpital et il savait ce que l’hôpital voulait dire pour les pauvres. « Je ne veux pas qu’il serve à leurs expériences », lui avait dit la femme d’un des malades. Il ne servirait pas leurs expériences, il mourrait et c’était tout. Les mesures arrêtées étaient insuffisantes, cela était bien clair. Quant aux salles « spécialement équipées », il les connaissait : deux pavillons hâtivement déménagés de leurs autres malades, leurs fenêtres calfeutrées, entourés d’un cordon sanitaire. Si l’épidémie ne s’arrêtait pas d’elle-même, elle ne serait pas vaincue par les mesures que l’administration avait imaginées.
Cependant, le soir, les communiqués officiels restaient optimistes. Le lendemain, l’agence Ransdoc annonçait que les mesures préfectorales avaient été accueillies avec sérénité et que, déjà, une trentaine de malades s’étaient déclarés. Castel avait téléphoné à Rieux :
– Combien de lits offrent les pavillons ?
– Quatre-vingts.
– Il y a certainement plus de trente malades dans la ville ?
– Il y a ceux qui ont peur et les autres, les plus nombreux, ceux qui n’ont pas eu le temps.
– Les enterrements ne sont pas surveillés ?
– Non. J’ai téléphoné à Richard qu’il fallait des mesures complètes, non des phrases, et qu’il fallait élever contre l’épidémie une vraie barrière ou rien du tout.
– Et alors ?
– Il m’a répondu qu’il n’avait pas pouvoir. À mon avis, ça va monter.
En trois jours, en effet, les deux pavillons furent remplis. Richard croyait savoir qu’on allait désaffecter une école et prévoir un hôpital auxiliaire. Rieux attendait les vaccins et ouvrait les bubons. Castel retournait à ses vieux livres et faisait de longues stations à la bibliothèque.
– Les rats sont morts de la peste ou de quelque chose qui lui ressemble beaucoup, concluait-il. Ils ont mis dans la circulation des dizaines de milliers de puces qui transmettront l’infection suivant une proportion géométrique, si on ne l’arrête pas à temps.
Rieux se taisait.
À cette époque le temps parut se fixer. Le soleil pompait les flaques des dernières averses. De beaux ciels bleus débordant d’une lumière jaune, des ronronnements d’avions dans la chaleur naissante, tout dans la saison invitait à la sérénité. En quatre jours, cependant, la fièvre fit quatre bonds surprenants : seize morts, vingt-quatre, vingt-huit et trente-deux. Le quatrième jour, on annonça l’ouverture de l’hôpital auxiliaire dans une école maternelle. Nos concitoyens qui, jusque-là, avaient continué de masquer leur inquiétude sous des plaisanteries, semblaient dans les rues plus abattus et plus silencieux.
Rieux décida de téléphoner au préfet :
– Les mesures sont insuffisantes.
– J’ai les chiffres, dit le préfet, ils sont en effet inquiétants.
– Ils sont plus qu’inquiétants, ils sont clairs.
– Je vais demander des ordres au Gouvernement général.
Rieux raccrocha devant Castel :
– Des ordres ! Et il faudrait de l’imagination.
– Et les sérums ?
– Ils arriveront dans la semaine.
La préfecture, par l’intermédiaire de Richard, demanda à Rieux un rapport destiné à être envoyé dans la capitale de la colonie pour solliciter des ordres. Rieux y mit une description clinique et des chiffres. Le même jour, on compta une quarantaine de morts. Le préfet prit sur lui, comme il disait, d’aggraver dès le lendemain les mesures prescrites. La déclaration obligatoire et l’isolement furent maintenus. Les maisons des malades devaient être fermées et désinfectées, les proches soumis à une quarantaine de sécurité, les enterrements organisés par la ville dans les conditions qu’on verra. Un jour après, les sérums arrivaient par avion. Ils pouvaient suffire aux cas en traitement. Ils étaient insuffisants si l’épidémie devait s’étendre. On répondit au télégramme de Rieux que le stock de sécurité était épuisé et que de nouvelles fabrications étaient commencées.
Pendant ce temps, et de toutes les banlieues environnantes, le printemps arrivait sur les marchés. Des milliers de roses se fanaient dans les corbeilles des marchands, au long des trottoirs, et leur odeur sucrée flottait dans toute la ville. Apparemment, rien n’était changé. Les tramways étaient toujours pleins aux heures de pointe, vides et sales dans la journée. Tarrou observait le petit vieux et le petit vieux crachait sur les chats. Grand rentrait tous les soirs chez lui pour son mystérieux travail. Cottard tournait en rond et M. Othon, le juge d’instruction, conduisait toujours sa ménagerie. Le vieil asthmatique transvasait ses pois et l’on rencontrait parfois le journaliste Rambert, l’air tranquille et intéressé. Le soir, la même foule emplissait les rues et les queues s’allongeaient devant les cinémas. D’ailleurs, l’épidémie sembla reculer et, pendant quelques jours, on compta une dizaine de morts seulement. Puis, tout d’un coup, elle remonta en flèche. Le jour où le chiffre des morts atteignit de nouveau la trentaine, Bernard Rieux regardait la dépêche officielle que le préfet lui avait tendue en disant : « Ils ont eu peur. » La dépêche portait : « Déclarez l’état de peste. Fermez la ville. »