Pendant que nos concitoyens essayaient de s’arranger avec ce soudain exil, la peste mettait des gardes aux portes et détournait les navires qui faisaient route vers Oran. Depuis la fermeture, pas un véhicule n’était entré dans la ville. À partir de ce jour-là, on eut l’impression que les automobiles se mettaient à tourner en rond. Le port présentait aussi un aspect singulier, pour ceux qui le regardaient du haut des boulevards. L’animation habituelle qui en faisait l’un des premiers ports de la côte s’était brusquement éteinte. Quelques navires maintenus en quarantaine s’y voyaient encore. Mais, sur les quais, de grandes grues désarmées, les wagonnets renversés sur le flanc, des piles solitaires de fûts ou de sacs, témoignaient que le commerce, lui aussi, était mort de la peste.
Malgré ces spectacles inaccoutumés, nos concitoyens avaient apparemment du mal à comprendre ce qui leur arrivait. Il y avait les sentiments communs comme la séparation ou la peur, mais on continuait aussi de mettre au premier plan les préoccupations personnelles. Personne n’avait encore accepté réellement la maladie. La plupart étaient surtout sensibles à ce qui dérangeait leurs habitudes ou atteignait leurs intérêts. Ils en étaient agacés ou irrités et ce ne sont pas là des sentiments qu’on puisse opposer à la peste. Leur première réaction, par exemple, fut d’incriminer l’administration. La réponse du préfet en présence des critiques dont la presse se faisait l’écho (« Ne pourrait-on envisager un assouplissement des mesures envisagées ? ») fut assez imprévue. Jusqu’ici, ni les journaux ni l’agence Ransdoc n’avaient reçu communication officielle des statistiques de la maladie. Le préfet les communiqua, jour après jour, à l’agence, en la priant d’en faire une annonce hebdomadaire.
Là encore, cependant, la réaction du public ne fut pas immédiate. En effet, l’annonce que la troisième semaine de peste avait compté trois cent deux morts ne parlait pas à l’imagination. D’une part, tous peut-être n’étaient pas morts de la peste. Et, d’autre part, personne en ville ne savait combien, en temps ordinaire, il mourait de gens par semaine. La ville avait deux cent mille habitants. On ignorait si cette proportion de décès était normale. C’est même le genre de précisions dont on ne se préoccupe jamais, malgré l’intérêt évident qu’elles présentent. Le public manquait, en quelque sorte, de points de comparaison. Ce n’est qu’à la longue, en constatant l’augmentation des décès, que l’opinion prit conscience de la vérité. La cinquième semaine donna en effet trois cent vingt et un morts et la sixième, trois cent quarante-cinq. Les augmentations, du moins, étaient éloquentes. Mais elles n’étaient pas assez fortes pour que nos concitoyens ne gardassent, au milieu de leur inquiétude, l’impression qu’il s’agissait d’un accident sans doute fâcheux, mais après tout temporaire.
Ils continuaient ainsi de circuler dans les rues et de s’attabler à la terrasse des cafés. Dans l’ensemble, ils n’étaient pas lâches, échangeaient plus de plaisanteries que de lamentations et faisaient mine d’accepter avec bonne humeur des inconvénients évidemment passagers. Les apparences étaient sauvées. Vers la fin du mois cependant, et à peu près pendant la semaine de prières dont il sera question plus loin, des transformations plus graves modifièrent l’aspect de notre ville. Tout d’abord, le préfet prit des mesures concernant la circulation des véhicules et le ravitaillement. Le ravitaillement fut limité et l’essence rationnée. On prescrivit même des économies d’électricité. Seuls, les produits indispensables parvinrent par la route et par l’air, à Oran. C’est ainsi qu’on vit la circulation diminuer progressivement jusqu’à devenir à peu près nulle, des magasins de luxe fermer du jour au lendemain, d’autres garnir leurs vitrines de pancartes négatives, pendant que des files d’acheteurs stationnaient devant leurs portes.
Oran prit ainsi un aspect singulier. Le nombre des piétons devint plus considérable et même, aux heures creuses, beaucoup de gens réduits à l’inaction par la fermeture des magasins ou de certains bureaux emplissaient les rues et les cafés. Pour le moment, ils n’étaient pas encore en chômage, mais en congé. Oran donnait alors, vers trois heures de l’après-midi par exemple, et sous un beau ciel, l’impression trompeuse d’une cité en fête dont on eût arrêté la circulation et fermé les magasins pour permettre le déroulement d’une manifestation publique, et dont les habitants eussent envahi les rues pour participer aux réjouissances.
Naturellement, les cinémas profitaient de ce congé général et faisaient de grosses affaires. Mais les circuits que les films accomplissaient dans le département étaient interrompus. Au bout de deux semaines, les établissements furent obligés d’échanger leurs programmes, et, après quelque temps, les cinémas finirent par projeter toujours le même film. Leurs recettes cependant ne diminuaient pas.
Les cafés enfin, grâce aux stocks considérables accumulés dans une ville où le commerce des vins et des alcools tient la première place, purent également alimenter leurs clients. À vrai dire, on buvait beaucoup. Un café ayant affiché que « le vin probe tue le microbe », l’idée déjà naturelle au public que l’alcool préservait des maladies infectieuses se fortifia dans l’opinion. Toutes les nuits, vers deux heures, un nombre assez considérable d’ivrognes expulsés des cafés emplissaient les rues et s’y répandaient en propos optimistes.
Mais tous ces changements, dans un sens, étaient si extraordinaires et s’étaient accomplis si rapidement qu’il n’était pas facile de les considérer comme normaux et durables. Le résultat est que nous continuions à mettre au premier plan nos sentiments personnels.
En sortant de l’hôpital, deux jours après la fermeture des portes, le docteur Rieux rencontra Cottard qui leva vers lui le visage même de la satisfaction. Rieux le félicita de sa mine.
– Oui, ça va tout à fait bien, dit le petit homme. Dites-moi, docteur, cette sacrée peste, hein ! ça commence à devenir sérieux.
Le docteur le reconnut. Et l’autre constata avec une sorte d’enjouement :
– Il n’y a pas de raison qu’elle s’arrête maintenant. Tout va être sens dessus dessous.
Ils marchèrent un moment ensemble. Cottard racontait qu’un gros épicier de son quartier avait stocké des produits alimentaires pour les vendre au prix fort et qu’on avait découvert des boîtes de conserve sous son lit, quand on était venu le chercher pour l’emmener à l’hôpital. « Il y est mort. La peste, ça ne paie pas. » Cottard était ainsi plein d’histoires, vraies ou fausses, sur l’épidémie. On disait, par exemple, que dans le centre, un matin, un homme présentant les signes de la peste, et dans le délire de la maladie, s’était précipité au-dehors, jeté sur la première femme rencontrée et l’avait étreinte en criant qu’il avait la peste.
– Bon ! remarquait Cottard, sur un ton aimable qui n’allait pas avec son affirmation, nous allons tous devenir fous, c’est sûr.
De même, l’après-midi du même jour, Joseph Grand avait fini par faire des confidences personnelles au docteur Rieux. Il avait aperçu la photographie de Mme Rieux sur le bureau et avait regardé le docteur. Rieux répondit que sa femme se soignait hors de la ville. « Dans un sens, avait dit Grand, c’est une chance. » Le docteur répondit que c’était une chance sans doute et qu’il fallait espérer seulement que sa femme guérît.
– Ah ! fit Grand, je comprends.
Et pour la première fois depuis que Rieux le connaissait, il se mit à parler d’abondance. Bien qu’il cherchât encore ses mots, il réussissait presque toujours à les trouver comme si, depuis longtemps, il avait pensé à ce qu’il était en train de dire.
Il s’était marié fort jeune avec une jeune fille pauvre de son voisinage. C’était même pour se marier qu’il avait interrompu ses études et pris un emploi. Ni Jeanne ni lui ne sortaient jamais de leur quartier. Il allait la voir chez elle, et les parents de Jeanne riaient un peu de ce prétendant silencieux et maladroit. Le père était cheminot. Quand il était de repos, on le voyait toujours assis dans un coin, près de la fenêtre, pensif, regardant le mouvement de la rue, ses mains énormes à plat sur les cuisses. La mère était toujours au ménage, Jeanne l’aidait. Elle était si menue que Grand ne pouvait la voir traverser une rue sans être angoissé. Les véhicules lui paraissaient alors démesurés. Un jour, devant une boutique de Noël, Jeanne, qui regardait la vitrine avec émerveillement, s’était renversée vers lui en disant : « Que c’est beau ! » Il lui avait serré le poignet. C’est ainsi que le mariage avait été décidé.
Le reste de l’histoire, selon Grand, était très simple. Il en est ainsi pour tout le monde : on se marie, on aime encore un peu, on travaille. On travaille tant qu’on en oublie d’aimer. Jeanne aussi travaillait, puisque les promesses du chef de bureau n’avaient pas été tenues. Ici, il fallait un peu d’imagination pour comprendre ce que voulait dire Grand. La fatigue aidant, il s’était laissé aller, il s’était tu de plus en plus et il n’avait pas soutenu sa jeune femme dans l’idée qu’elle était aimée. Un homme qui travaille, la pauvreté, l’avenir lentement fermé, le silence des soirs autour de la table, il n’y a pas de place pour la passion dans un tel univers. Probablement, Jeanne avait souffert. Elle était restée cependant : il arrive qu’on souffre longtemps sans le savoir. Les années avaient passé. Plus tard, elle était partie. Bien entendu, elle n’était pas partie seule. « Je t’ai bien aimé, mais maintenant je suis fatiguée… Je ne suis pas heureuse de partir, mais on n’a pas besoin d’être heureux pour recommencer. » C’est, en gros, ce qu’elle lui avait écrit.
Joseph Grand à son tour avait souffert. Il aurait pu recommencer, comme le lui fit remarquer Rieux. Mais voilà, il n’avait pas la foi.
Simplement, il pensait toujours à elle. Ce qu’il aurait voulu, c’est lui écrire une lettre pour se justifier. « Mais c’est difficile, disait-il. Il y a longtemps que j’y pense. Tant que nous nous sommes aimés, nous nous sommes compris sans paroles. Mais on ne s’aime pas toujours. À un moment donné, j’aurais dû trouver les mots qui l’auraient retenue, mais je n’ai pas pu. » Grand se mouchait dans une sorte de serviette à carreaux. Puis il s’essuyait les moustaches. Rieux le regardait.
– Excusez-moi, docteur, dit le vieux, mais, comment dire ?… J’ai confiance en vous. Avec vous, je peux parler. Alors, ça me donne de l’émotion.
Visiblement, Grand était à mille lieues de la peste.
Le soir, Rieux télégraphiait à sa femme que la ville était fermée, qu’il allait bien, qu’elle devait continuer de veiller sur elle-même et qu’il pensait à elle.
Trois semaines après la fermeture des portes, Rieux trouva, à la sortie de l’hôpital, un jeune homme qui l’attendait.
– Je suppose, lui dit ce dernier, que vous me reconnaissez.
Rieux croyait le connaître, mais il hésitait.
– Je suis venu avant ces événements, dit l’autre, vous demander des renseignements sur les conditions de vie des Arabes. Je m’appelle Raymond Rambert.
– Ah ! oui, dit Rieux. Eh bien, vous avez maintenant un beau sujet de reportage.
L’autre paraissait nerveux. Il dit que ce n’était pas cela et qu’il venait demander une aide au docteur Rieux.
– Je m’en excuse, ajouta-t-il, mais je ne connais personne dans cette ville et le correspondant de mon journal a le malheur d’être imbécile.
Rieux lui proposa de marcher jusqu’à un dispensaire du centre, car il avait quelques ordres à donner. Ils descendirent les ruelles du quartier nègre. Le soir approchait, mais la ville, si bruyante autrefois à cette heure-là, paraissait curieusement solitaire. Quelques sonneries de clairon dans le ciel encore doré témoignaient seulement que les militaires se donnaient l’air de faire leur métier. Pendant ce temps, le long des rues abruptes, entre les murs bleus, ocre et violets des maisons mauresques, Rambert parlait, très agité. Il avait laissé sa femme à Paris. À vrai dire, ce n’était pas sa femme, mais c’était la même chose. Il lui avait télégraphié dès la fermeture de la ville. Il avait d’abord pensé qu’il s’agissait d’un événement provisoire et il avait seulement cherché à correspondre avec elle. Ses confrères d’Oran lui avaient dit qu’ils ne pouvaient rien, la poste l’avait renvoyé, une secrétaire de la préfecture lui avait ri au nez. Il avait fini, après une attente de deux heures dans une file, par faire accepter un télégramme où il avait inscrit : « Tout va bien. À bientôt. »
Mais le matin, en se levant, l’idée lui était venue brusquement qu’après tout, il ne savait pas combien de temps cela pouvait durer. Il avait décidé de partir. Comme il était recommandé (dans son métier, on a des facilités), il avait pu toucher le directeur du cabinet préfectoral et lui avait dit qu’il n’avait pas de rapport avec Oran, que ce n’était pas son affaire d’y rester, qu’il se trouvait là par accident et qu’il était juste qu’on lui permît de s’en aller, même si, une fois dehors, on devait lui faire subir une quarantaine. Le directeur lui avait dit qu’il comprenait très bien, mais qu’on ne pouvait pas faire d’exception, qu’il allait voir, mais qu’en somme la situation était grave et que l’on ne pouvait rien décider.
– Mais enfin, avait dit Rambert, je suis étranger à cette ville.
– Sans doute, mais après tout, espérons que l’épidémie ne durera pas.
Pour finir, il avait essayé de consoler Rambert en lui faisant remarquer qu’il pouvait trouver à Oran la matière d’un reportage intéressant et qu’il n’était pas d’événement, tout bien considéré, qui n’eût son bon côté. Rambert haussait les épaules. On arrivait au centre de la ville :
– C’est stupide, docteur, vous comprenez. Je n’ai pas été mis au monde pour faire des reportages. Mais peut-être ai-je été mis au monde pour vivre avec une femme. Cela n’est-il pas dans l’ordre ?
Rieux dit qu’en tout cas cela paraissait raisonnable.
Sur les boulevards du centre, ce n’était pas la foule ordinaire. Quelques passants se hâtaient vers des demeures lointaines. Aucun ne souriait. Rieux pensa que c’était le résultat de l’annonce Ransdoc qui se faisait ce jour-là. Au bout de vingt-quatre heures, nos concitoyens recommençaient à espérer. Mais le jour même, les chiffres étaient encore trop frais dans les mémoires.
– C’est que, dit Rambert sans crier gare, elle et moi nous sommes rencontrés depuis peu et nous nous entendons bien.
Rieux ne disait rien.
– Mais je vous ennuie, reprit Rambert. Je voulais simplement vous demander si vous ne pouvez pas me faire un certificat où il serait affirmé que je n’ai pas cette sacrée maladie. Je crois que cela pourrait me servir.
Rieux approuva de la tête, il reçut un petit garçon qui se jetait dans ses jambes et le remit doucement sur ses pieds. Ils repartirent et arrivèrent sur la place d’Armes. Les branches des ficus et des palmiers pendaient, immobiles, grises de poussière, autour d’une statue de la République, poudreuse et sale. Ils s’arrêtèrent sous le monument. Rieux frappa contre le sol, l’un après l’autre, ses pieds couverts d’un enduit blanchâtre. Il regarda Rambert. Le feutre un peu en arrière, le col de chemise déboutonné sous la cravate, mal rasé, le journaliste avait un air buté et boudeur.
– Soyez sûr que je vous comprends, dit enfin Rieux, mais votre raisonnement n’est pas bon. Je ne peux pas vous faire ce certificat parce qu’en fait, j’ignore si vous avez ou non cette maladie et parce que, même dans ce cas, je ne puis pas certifier qu’entre la seconde où vous sortirez de mon bureau et celle où vous entrerez à la préfecture, vous ne serez pas infecté. Et puis même…
– Et puis même ? dit Rambert.
– Et puis, même si je vous donnais ce certificat, il ne vous servirait de rien.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il y a dans cette ville des milliers d’hommes dans votre cas et qu’on ne peut cependant pas les laisser sortir.
– Mais s’ils n’ont pas la peste eux-mêmes ?
– Ce n’est pas une raison suffisante. Cette histoire est stupide, je sais bien, mais elle nous concerne tous. Il faut la prendre comme elle est.
– Mais je ne suis pas d’ici !
– À partir de maintenant, hélas ! vous serez d’ici comme tout le monde.
L’autre s’animait :
– C’est une question d’humanité, je vous le jure. Peut-être ne vous rendez-vous pas compte de ce que signifie une séparation comme celle-ci pour deux personnes qui s’entendent bien.
Rieux ne répondit pas tout de suite. Puis il dit qu’il croyait qu’il s’en rendait compte. De toutes ses forces, il désirait que Rambert retrouvât sa femme et que tous ceux qui s’aimaient fussent réunis, mais il y avait des arrêtés et des lois, il y avait la peste, son rôle à lui était de faire ce qu’il fallait.
– Non, dit Rambert avec amertume, vous ne pouvez pas comprendre. Vous parlez le langage de la raison, vous êtes dans l’abstraction.
Le docteur leva les yeux sur la République et dit qu’il ne savait pas s’il parlait le langage de la raison, mais il parlait le langage de l’évidence et ce n’était pas forcément la même chose. Le journaliste rajustait sa cravate :
– Alors, cela signifie qu’il faut que je me débrouille autrement ? Mais, reprit-il avec une sorte de défi, je quitterai cette ville.
Le docteur dit qu’il le comprenait encore, mais que cela ne le regardait pas.
– Si, cela vous regarde, fit Rambert avec un éclat soudain. Je suis venu vers vous parce qu’on m’a dit que vous aviez eu une grande part dans les décisions prises. J’ai pensé alors que, pour un cas au moins, vous pourriez défaire ce que vous aviez contribué à faire. Mais cela vous est égal. Vous n’avez pensé à personne. Vous n’avez pas tenu compte de ceux qui étaient séparés.
Rieux reconnut que, dans un sens, cela était vrai, il n’avait pas voulu en tenir compte.
– Ah ! je vois, fit Rambert, vous allez parler de service public. Mais le bien public est fait du bonheur de chacun.
– Allons, dit le docteur qui semblait sortir d’une distraction, il y a cela et il y a autre chose. Il ne faut pas juger. Mais vous avez tort de vous fâcher. Si vous pouvez vous tirer de cette affaire, j’en serai profondément heureux. Simplement, il y a des choses que ma fonction m’interdit.
L’autre secoua la tête avec impatience.
– Oui, j’ai tort de me fâcher. Et je vous ai pris assez de temps comme cela.
Rieux lui demanda de le tenir au courant de ses démarches et de ne pas lui garder rancune. Il y avait sûrement un plan sur lequel ils pouvaient se rencontrer. Rambert parut soudain perplexe :
– Je le crois, dit-il, après un silence, oui, je le crois malgré moi et malgré tout ce que vous m’avez dit.
Il hésita :
– Mais je ne puis pas vous approuver.
Il baissa son feutre sur le front et partit d’un pas rapide. Rieux le vit entrer dans l’hôtel où habitait Jean Tarrou.
Après un moment, le docteur secoua la tête. Le journaliste avait raison dans son impatience de bonheur. Mais avait-il raison quand il l’accusait ? « Vous vivez dans l’abstraction. » Était-ce vraiment l’abstraction que ces journées passées dans son hôpital où la peste mettait les bouchées doubles, portant à cinq cents le nombre moyen des victimes par semaine ? Oui, il y avait dans le malheur une part d’abstraction et d’irréalité. Mais quand l’abstraction se met à vous tuer, il faut bien s’occuper de l’abstraction. Et Rieux savait seulement que ce n’était pas le plus facile. Ce n’était pas facile, par exemple, de diriger cet hôpital auxiliaire (il y en avait maintenant trois) dont il était chargé. Il avait fait aménager dans une pièce, donnant sur la salle de consultations, une chambre de réception. Le sol creusé formait un lac d’eau crésylée au centre duquel se trouvait un îlot de briques. Le malade était transporté sur son île, déshabillé rapidement et ses vêtements tombaient dans l’eau. Lavé, séché, recouvert de la chemise rugueuse de l’hôpital, il passait aux mains de Rieux, puis on le transportait dans l’une des salles. On avait été obligé d’utiliser les préaux d’une école qui contenait maintenant, et en tout, cinq cents lits dont la presque totalité était occupée. Après la réception du matin qu’il dirigeait lui-même, les malades vaccinés, les bubons incisés, Rieux vérifiait encore les statistiques, et retournait à ses consultations de l’après-midi. Dans la soirée enfin, il faisait ses visites et rentrait tard dans la nuit. La nuit précédente, sa mère avait remarqué, en lui tendant un télégramme de Mme Rieux jeune, que les mains du docteur tremblaient.
– Oui, disait-il, mais en persévérant, je serai moins nerveux.
Il était vigoureux et résistant. En fait, il n’était pas encore fatigué. Mais ses visites, par exemple, lui devenaient insupportables. Diagnostiquer la fièvre épidémique revenait à faire enlever rapidement le malade. Alors commençaient l’abstraction et la difficulté en effet, car la famille du malade savait qu’elle ne verrait plus ce dernier que guéri ou mort « Pitié, docteur ! » disait Mme Loret, la mère de la femme de chambre qui travaillait à l’hôtel de Tarrou. Que signifiait cela ? Bien entendu, il avait pitié. Mais cela ne faisait avancer personne. Il fallait téléphoner. Bientôt le timbre de l’ambulance résonnait. Les voisins, au début, ouvraient leurs fenêtres et regardaient. Plus tard, ils les fermaient avec précipitation. Alors commençaient les luttes, les larmes, la persuasion, l’abstraction en somme. Dans ces appartements surchauffés par la fièvre et l’angoisse, des scènes de folie se déroulaient. Mais le malade était emmené. Rieux pouvait partir.
Les premières fois, il s’était borné à téléphoner et à courir vers d’autres malades, sans attendre l’ambulance. Mais les parents avaient alors fermé leur porte, préférant le tête-à-tête avec la peste à une séparation dont ils connaissaient maintenant l’issue. Cris, injonctions, interventions de la police, et, plus tard, de la force armée, le malade était pris d’assaut. Pendant les premières semaines, Rieux avait été obligé de rester jusqu’à l’arrivée de l’ambulance. Ensuite, quand chaque médecin fut accompagné dans ses tournées par un inspecteur volontaire, Rieux put courir d’un malade à l’autre. Mais dans les commencements, tous les soirs furent comme ce soir où, entré chez Mme Loret, dans un petit appartement décoré d’éventails et de fleurs artificielles, il fut reçu par la mère qui lui dit avec un sourire mal dessiné :
– J’espère bien que ce n’est pas la fièvre dont tout le monde parle.
Et lui, relevant drap et chemise, contemplait en silence les taches rouges sur le ventre et les cuisses, l’enflure des ganglions. La mère regardait entre les jambes de sa fille et criait, sans pouvoir se dominer. Tous les soirs des mères hurlaient ainsi, avec un air abstrait, devant des ventres offerts avec tous leurs signes mortels, tous les soirs des bras s’agrippaient à ceux de Rieux, des paroles inutiles, des promesses et des pleurs se précipitaient, tous les soirs des timbres d’ambulance déclenchaient des crises aussi vaines que toute douleur. Et au bout de cette longue suite de soirs toujours semblables, Rieux ne pouvait espérer rien d’autre qu’une longue suite de scènes pareilles, indéfiniment renouvelées. Oui, la peste, comme l’abstraction, était monotone. Une seule chose peut-être changeait et c’était Rieux lui-même. Il le sentait ce soir-là, au pied du monument à la République, conscient seulement de la difficile indifférence qui commençait à l’emplir, regardant toujours la porte d’hôtel où Rambert avait disparu.
Au bout de ces semaines harassantes, après tous ces crépuscules où la ville se déversait dans les rues pour y tourner en rond, Rieux comprenait qu’il n’avait plus à se défendre contre la pitié. On se fatigue de la pitié quand la pitié est inutile. Et dans la sensation de ce cœur fermé lentement sur lui-même, le docteur trouvait le seul soulagement de ces journées écrasantes. Il savait que sa tâche en serait facilitée. C’est pourquoi il s’en réjouissait. Lorsque sa mère, le recevant à deux heures du matin, s’affligeait du regard vide qu’il posait sur elle, elle déplorait précisément le seul adoucissement que Rieux pût alors recevoir. Pour lutter contre l’abstraction, il faut un peu lui ressembler. Mais comment cela pouvait-il être sensible à Rambert ? L’abstraction pour Rambert était tout ce qui s’opposait à son bonheur. Et à la vérité, Rieux savait que le journaliste avait raison, dans un certain sens. Mais il savait aussi qu’il arrive que l’abstraction se montre plus forte que le bonheur et qu’il faut alors, et seulement, en tenir compte. C’est ce qui devait arriver à Rambert et le docteur put l’apprendre dans le détail par des confidences que Rambert lui fit ultérieurement. Il put ainsi suivre, et sur un nouveau plan, cette espèce de lutte morne entre le bonheur de chaque homme et les abstractions de la peste, qui constitua toute la vie de notre cité pendant cette longue période.