Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bête sans y prendre garde et descendit l’escalier. Mais, arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat n’était pas à sa place et il retourna sur ses pas pour avertir le concierge. Devant la réaction du vieux M. Michel, il sentit mieux ce que sa découverte avait d’insolite. La présence de ce rat mort lui avait paru seulement bizarre tandis que, pour le concierge, elle constituait un scandale. La position de ce dernier était d’ailleurs catégorique : il n’y avait pas de rats dans la maison. Le docteur eut beau l’assurer qu’il y en avait un sur le palier du premier étage, et probablement mort, la conviction de M. Michel restait entière. Il n’y avait pas de rats dans la maison, il fallait donc qu’on eût apporté celui-ci du dehors. Bref, il s’agissait d’une farce.
Le soir même, Bernard Rieux, debout dans le couloir de l’immeuble, cherchait ses clefs avant de monter chez lui, lorsqu’il vit surgir, du fond obscur du corridor, un gros rat à la démarche incertaine et au pelage mouillé. La bête s’arrêta, sembla chercher un équilibre, prit sa course vers le docteur, s’arrêta encore, tourna sur elle-même avec un petit cri et tomba enfin en rejetant du sang par les babines entrouvertes. Le docteur la contempla un moment et remonta chez lui.
Ce n’était pas au rat qu’il pensait. Ce sang rejeté le ramenait à sa préoccupation. Sa femme, malade depuis un an, devait partir le lendemain pour une station de montagne. Il la trouva couchée dans leur chambre, comme il lui avait demandé de le faire. Ainsi se préparait-elle à la fatigue du déplacement. Elle souriait.
– Je me sens très bien, disait-elle.
Le docteur regardait le visage tourné vers lui dans la lumière de la lampe de chevet. Pour Rieux, à trente ans et malgré les marques de la maladie, ce visage était toujours celui de la jeunesse, à cause peut-être de ce sourire qui emportait tout le reste.
– Dors si tu peux, dit-il. La garde viendra à onze heures et je vous mènerai au train de midi.
Il embrassa un front légèrement moite. Le sourire l’accompagna jusqu’à la porte.
Le lendemain 17 avril, à huit heures, le concierge arrêta le docteur au passage et accusa des mauvais plaisants d’avoir déposé trois rats morts au milieu du couloir. On avait dû les prendre avec de gros pièges, car ils étaient pleins de sang. Le concierge était resté quelque temps sur le pas de la porte, tenant les rats par les pattes, et attendant que les coupables voulussent bien se trahir par quelque sarcasme. Mais rien n’était venu.
– Ah ! ceux-là, disait M. Michel, je finirai par les avoir.
Intrigué, Rieux décida de commencer sa tournée par les quartiers extérieurs où habitaient les plus pauvres de ses clients. La collecte des ordures s’y faisait beaucoup plus tard et l’auto qui roulait le long des voies droites et poussiéreuses de ce quartier frôlait les boîtes de détritus, laissées au bord du trottoir. Dans une rue qu’il longeait ainsi, le docteur compta une douzaine de rats jetés sur les débris de légumes et les chiffons sales.
Il trouva son premier malade au lit, dans une pièce donnant sur la rue et qui servait à la fois de chambre à coucher et de salle à manger. C’était un vieil Espagnol au visage dur et raviné. Il avait devant lui, sur la couverture, deux marmites remplies de pois. Au moment où le docteur entrait, le malade, à demi dressé dans son lit, se renversait en arrière pour tenter de retrouver son souffle caillouteux de vieil asthmatique. Sa femme apporta une cuvette.
– Hein, docteur, dit-il pendant la piqûre, ils sortent, vous avez vu ?
– Oui, dit la femme, le voisin en a ramassé trois.
Le vieux se frottait les mains.
– Ils sortent, on en voit dans toutes les poubelles, c’est la faim !
Rieux n’eut pas de peine à constater ensuite que tout le quartier parlait des rats. Ses visites terminées, il revint chez lui.
– Il y a un télégramme pour vous là-haut, dit M. Michel.
Le docteur lui demanda s’il avait vu de nouveaux rats.
– Ah ! non, dit le concierge, je fais le guet, vous comprenez. Et ces cochons-là n’osent pas.
Le télégramme avertissait Rieux de l’arrivée de sa mère pour le lendemain. Elle venait s’occuper de la maison de son fils, en l’absence de la malade. Quand le docteur entra chez lui, la garde était déjà là. Rieux vit sa femme debout, en tailleur, avec les couleurs du fard. Il lui sourit :
– C’est bien, dit-il, très bien.
Un moment après, à la gare, il l’installait dans le wagon-lit. Elle regardait le compartiment.
– C’est trop cher pour nous, n’est-ce pas ?
– Il le faut, dit Rieux.
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire de rats ?
– Je ne sais pas. C’est bizarre, mais cela passera.
Puis il lui dit très vite qu’il lui demandait pardon, il aurait dû veiller sur elle et il l’avait beaucoup négligée. Elle secouait la tête, comme pour lui signifier de se taire. Mais il ajouta :
– Tout ira mieux quand tu reviendras. Nous recommencerons.
– Oui, dit-elle, les yeux brillants, nous recommencerons.
Un moment après, elle lui tournait le dos et regardait à travers la vitre. Sur le quai, les gens se pressaient et se heurtaient. Le chuintement de la locomotive arrivait jusqu’à eux. Il appela sa femme par son prénom et, quand elle se retourna, il vit que son visage était couvert de larmes.
– Non, dit-il doucement.
Sous les larmes, le sourire revint, un peu crispé. Elle respira profondément :
– Va-t’en, tout ira bien.
Il la serra contre lui, et sur le quai maintenant, de l’autre côté de la vitre, il ne voyait plus que son sourire.
– Je t’en prie, dit-il, veille sur toi.
Mais elle ne pouvait pas l’entendre.
Près de la sortie, sur le quai de la gare, Rieux heurta M. Othon, le juge d’instruction, qui tenait son petit garçon par la main. Le docteur lui demanda s’il partait en voyage. M. Othon, long et noir, et qui ressemblait moitié à ce qu’on appelait autrefois un homme du monde, moitié à un croque-mort, répondit d’une voix aimable, mais brève :
– J’attends Mme Othon qui est allée présenter ses respects à ma famille.
La locomotive siffla.
– Les rats…, dit le juge.
Rieux eut un mouvement dans la direction du train, mais se retourna vers la sortie.
– Oui, dit-il, ce n’est rien.
Tout ce qu’il retint de ce moment fut le passage d’un homme d’équipe qui portait sous le bras une caisse pleine de rats morts.
L’après-midi du même jour, au début de sa consultation, Rieux reçut un jeune homme dont on lui dit qu’il était journaliste et qu’il était déjà venu le matin. Il s’appelait Raymond Rambert. Court de taille, les épaules épaisses, le visage décidé, les yeux clairs et intelligents, Rambert portait des habits de coupe sportive et semblait à l’aise dans la vie. Il alla droit au but. Il enquêtait pour un grand journal de Paris sur les conditions de vie des Arabes et voulait des renseignements sur leur état sanitaire. Rieux lui dit que cet état n’était pas bon. Mais il voulait savoir, avant d’aller plus loin, si le journaliste pouvait dire la vérité.
– Certes, dit l’autre.
– Je veux dire : pouvez-vous porter condamnation totale ?
– Totale, non, il faut bien le dire. Mais je suppose que cette condamnation serait sans fondement.
Doucement, Rieux dit qu’en effet une pareille condamnation serait sans fondement, mais qu’en posant cette question, il cherchait seulement à savoir si le témoignage de Rambert pouvait ou non être sans réserves.
– Je n’admets que les témoignages sans réserves. Je ne soutiendrai donc pas le vôtre de mes renseignements.
– C’est le langage de Saint-Just, dit le journaliste en souriant.
Rieux dit sans élever le ton qu’il n’en savait rien, mais que c’était le langage d’un homme lassé du monde où il vivait, ayant pourtant le goût de ses semblables et décidé à refuser, pour sa part, l’injustice et les concessions. Rambert, le cou dans les épaules, regardait le docteur.
– Je crois que je vous comprends, dit-il enfin en se levant.
Le docteur l’accompagnait vers la porte :
– Je vous remercie de prendre les choses ainsi.
Rambert parut impatienté :
– Oui, dit-il, je comprends, pardonnez-moi ce dérangement.
Le docteur lui serra la main et lui dit qu’il y aurait un curieux reportage à faire sur la quantité de rats morts qu’on trouvait dans la ville en ce moment.
– Ah ! s’exclama Rambert, cela m’intéresse.
À dix-sept heures, comme il sortait pour de nouvelles visites, le docteur croisa dans l’escalier un homme encore jeune, à la silhouette lourde, au visage massif et creusé, barré d’épais sourcils. Il l’avait rencontré, quelquefois, chez les danseurs espagnols qui habitaient le dernier étage de son immeuble. Jean Tarrou fumait une cigarette avec application en contemplant les dernières convulsions d’un rat qui crevait sur une marche, à ses pieds. Il leva sur le docteur le regard calme et un peu appuyé de ses yeux gris, lui dit bonjour et ajouta que cette apparition des rats était une curieuse chose.
– Oui, dit Rieux, mais qui finit par être agaçante.
– Dans un sens, docteur, dans un sens seulement. Nous n’avons jamais rien vu de semblable, voilà tout. Mais je trouve cela intéressant, oui, positivement intéressant.
Tarrou passa la main sur ses cheveux pour les rejeter en arrière, regarda de nouveau le rat, maintenant immobile, puis sourit à Rieux :
– Mais, en somme, docteur, c’est surtout l’affaire du concierge.
Justement, le docteur trouva le concierge devant la maison, adossé au mur près de l’entrée, une expression de lassitude sur son visage d’ordinaire congestionné.
– Oui, je sais, dit le vieux Michel à Rieux qui lui signalait la nouvelle découverte. C’est par deux ou trois qu’on les trouve maintenant. Mais c’est la même chose dans les autres maisons.
Il paraissait abattu et soucieux. Il se frottait le cou d’un geste machinal. Rieux lui demanda comment il se portait. Le concierge ne pouvait pas dire, bien entendu, que ça n’allait pas. Seulement, il ne se sentait pas dans son assiette. À son avis, c’était le moral qui travaillait. Ces rats lui avaient donné un coup et tout irait beaucoup mieux quand ils auraient disparu.
Mais le lendemain matin, 18 avril, le docteur qui ramenait sa mère de la gare trouva M. Michel avec une mine encore plus creusée : de la cave au grenier, une dizaine de rats jonchaient les escaliers. Les poubelles des maisons voisines en étaient pleines. La mère du docteur apprit la nouvelle sans s’étonner.
– Ce sont des choses qui arrivent.
C’était une petite femme aux cheveux argentés, aux yeux noirs et doux.
– Je suis heureuse de te revoir, Bernard, disait-elle. Les rats ne peuvent rien contre ça.
Lui approuvait ; c’était vrai qu’avec elle tout paraissait toujours facile.
Rieux téléphona cependant au service communal de dératisation, dont il connaissait le directeur. Celui-ci avait-il entendu parler de ces rats qui venaient en grand nombre mourir à l’air libre ? Mercier, le directeur, en avait entendu parler et, dans son service même, installé non loin des quais, on en avait découvert une cinquantaine. Il se demandait cependant si c’était sérieux. Rieux ne pouvait pas en décider, mais il pensait que le service de dératisation devait intervenir.
– Oui, dit Mercier, avec un ordre. Si tu crois que ça vaut vraiment la peine, je peux essayer d’obtenir un ordre.
– Ça en vaut toujours la peine, dit Rieux.
Sa femme de ménage venait de lui apprendre qu’on avait collecté plusieurs centaines de rats morts dans la grande usine où travaillait son mari.
C’est à peu près à cette époque en tout cas que nos concitoyens commencèrent à s’inquiéter. Car, à partir du 18, les usines et les entrepôts dégorgèrent, en effet, des centaines de cadavres de rats. Dans quelques cas, on fut obligé d’achever les bêtes, dont l’agonie était trop longue. Mais, depuis les quartiers extérieurs jusqu’au centre de la ville, partout où le docteur Rieux venait à passer, partout où nos concitoyens se rassemblaient, les rats attendaient en tas, dans les poubelles, ou en longues files, dans les ruisseaux. La presse du soir s’empara de l’affaire, dès ce jour-là, et demanda si la municipalité, oui ou non, se proposait d’agir et quelles mesures d’urgence elle avait envisagées pour garantir ses administrés de cette invasion répugnante. La municipalité ne s’était rien proposé et n’avait rien envisagé du tout mais commença par se réunir en conseil pour délibérer. L’ordre fut donné au service de dératisation de collecter les rats morts, tous les matins, à l’aube. La collecte finie, deux voitures du service devaient porter les bêtes à l’usine d’incinération des ordures, afin de les brûler.
Mais dans les jours qui suivirent, la situation s’aggrava. Le nombre des rongeurs ramassés allait croissant et la récolte était tous les matins plus abondante. Dès le quatrième jour, les rats commencèrent à sortir pour mourir en groupes. Des réduits, des sous-sols, des caves, des égouts, ils montaient en longues files titubantes pour venir vaciller à la lumière, tourner sur eux-mêmes et mourir près des humains. La nuit, dans les couloirs ou les ruelles, on entendait distinctement leurs petits cris d’agonie. Le matin, dans les faubourgs, on les trouvait étalés à même le ruisseau, une petite fleur de sang sur le museau pointu, les uns gonflés et putrides, les autres raidis et les moustaches encore dressées. Dans la ville même, on les rencontrait par petits tas, sur les paliers ou dans les cours. Ils venaient aussi mourir isolément dans les halls administratifs, dans les préaux d’école, à la terrasse des cafés, quelquefois. Nos concitoyens stupéfaits les découvraient aux endroits les plus fréquentés de la ville. La place d’Armes, les boulevards, la promenade du Front-de-Mer, de loin en loin, étaient souillés. Nettoyée à l’aube de ses bêtes mortes, la ville les retrouvait peu à peu, de plus en plus nombreuses, pendant la journée. Sur les trottoirs, il arrivait aussi à plus d’un promeneur nocturne de sentir sous son pied la masse élastique d’un cadavre encore frais. On eût dit que la terre même où étaient plantées nos maisons se purgeait de son chargement d’humeurs, qu’elle laissait monter à la surface des furoncles et des sanies qui, jusqu’ici, la travaillaient intérieurement. Qu’on envisage seulement la stupéfaction de notre petite ville, si tranquille jusque-là, et bouleversée en quelques jours, comme un homme bien portant dont le sang épais se mettrait tout d’un coup en révolution !
Les choses allèrent si loin que l’agence Ransdoc (renseignements, documentation, tous les renseignements sur n’importe quel sujet) annonça, dans son émission radiophonique d’informations gratuites, six mille deux cent trente et un rats collectés et brûlés dans la seule journée du 25. Ce chiffre, qui donnait un sens clair au spectacle quotidien que la ville avait sous les yeux, accrut le désarroi. Jusqu’alors, on s’était seulement plaint d’un accident un peu répugnant. On s’apercevait maintenant que ce phénomène dont on ne pouvait encore ni préciser l’ampleur ni déceler l’origine avait quelque chose de menaçant. Seul le vieil Espagnol asthmatique continuait de se frotter les mains et répétait : « Ils sortent, ils sortent », avec une joie sénile.
Le 28 avril, cependant, Ransdoc annonçait une collecte de huit mille rats environ et l’anxiété était à son comble dans la ville. On demandait des mesures radicales, on accusait les autorités, et certains qui avaient des maisons au bord de la mer parlaient déjà de s’y retirer. Mais, le lendemain, l’agence annonça que le phénomène avait cessé brutalement et que le service de dératisation n’avait collecté qu’une quantité négligeable de rats morts. La ville respira.
C’est pourtant le même jour, à midi, que le docteur Rieux, arrêtant sa voiture devant son immeuble, aperçut au bout de la rue le concierge qui avançait péniblement, la tête penchée, bras et jambes écartés, dans une attitude de pantin. Le vieil homme tenait le bras d’un prêtre que le docteur reconnut. C’était le père Paneloux, un jésuite érudit et militant qu’il avait rencontré quelquefois et qui était très estimé dans notre ville, même parmi ceux qui sont indifférents en matière de religion. Il les attendit. Le vieux Michel avait les yeux brillants et la respiration sifflante. Il ne s’était pas senti très bien et avait voulu prendre l’air. Mais des douleurs vives au cou, aux aisselles et aux aines l’avaient forcé à revenir et à demander l’aide du père Paneloux.
– Ce sont des grosseurs, dit-il. J’ai dû faire un effort.
Le bras hors de la portière, le docteur promena son doigt à la base du cou que Michel lui tendait ; une sorte de nœud de bois s’y était formé.
– Couchez-vous, prenez votre température, je viendrai vous voir cet après-midi.
Le concierge parti, Rieux demanda au père Paneloux ce qu’il pensait de cette histoire de rats :
– Oh ! dit le père, ce doit être une épidémie, et ses yeux sourirent derrière les lunettes rondes.
Après le déjeuner, Rieux relisait le télégramme de la maison de santé qui lui annonçait l’arrivée de sa femme, quand le téléphone se fit entendre. C’était un de ses anciens clients, employé de mairie, qui l’appelait. Il avait longtemps souffert d’un rétrécissement de l’aorte, et, comme il était pauvre, Rieux l’avait soigné gratuitement.
– Oui, disait-il, vous vous souvenez de moi. Mais il s’agit d’un autre. Venez vite, il est arrivé quelque chose chez mon voisin.
Sa voix s’essoufflait. Rieux pensa au concierge et décida qu’il le verrait ensuite. Quelques minutes plus tard, il franchissait la porte d’une maison basse de la rue Faidherbe, dans un quartier extérieur. Au milieu de l’escalier frais et puant, il rencontra Joseph Grand, l’employé, qui descendait à sa rencontre. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, à la moustache jaune, long et voûté, les épaules étroites et les membres maigres.
– Cela va mieux, dit-il en arrivant vers Rieux, mais j’ai cru qu’il y passait.
Il se mouchait. Au deuxième et dernier étage, sur la porte de gauche, Rieux lut, tracé à la craie rouge : « Entrez, je suis pendu. »
Ils entrèrent. La corde pendait de la suspension au-dessus d’une chaise renversée, la table poussée dans un coin. Mais elle pendait dans le vide.
– Je l’ai décroché à temps, disait Grand qui semblait toujours chercher ses mots, bien qu’il parlât le langage le plus simple. Je sortais, justement, et j’ai entendu du bruit. Quand j’ai vu l’inscription, comment vous expliquer, j’ai cru à une farce. Mais il a poussé un gémissement drôle, et même sinistre, on peut le dire.
Il se grattait la tête :
– À mon avis, l’opération doit être douloureuse. Naturellement, je suis entré.
Ils avaient poussé une porte et se trouvaient sur le seuil d’une chambre claire, mais meublée pauvrement. Un petit homme rond était couché sur le lit de cuivre. Il respirait fortement et les regardait avec des yeux congestionnés. Le docteur s’arrêta. Dans les intervalles de la respiration, il lui semblait entendre des petits cris de rats. Mais rien ne bougeait dans les coins. Rieux alla vers le lit. L’homme n’était pas tombé d’assez haut, ni trop brusquement, les vertèbres avaient tenu. Bien entendu, un peu d’asphyxie. Il faudrait avoir une radiographie. Le docteur fit une piqûre d’huile camphrée et dit que tout s’arrangerait en quelques jours.
– Merci, docteur, dit l’homme d’une voix étouffée.
Rieux demanda à Grand s’il avait prévenu le commissariat et l’employé prit un air déconfit :
– Non, dit-il, oh ! non. J’ai pensé que le plus pressé…
– Bien sûr, coupa Rieux, je le ferai donc.
Mais, à ce moment, le malade s’agita et se dressa dans le lit en protestant qu’il allait bien et que ce n’était pas la peine.
– Calmez-vous, dit Rieux. Ce n’est pas une affaire, croyez-moi, et il faut que je fasse ma déclaration.
– Oh ! fit l’autre.
Et il se rejeta en arrière pour pleurer à petits coups. Grand, qui tripotait sa moustache depuis un moment, s’approcha de lui.
– Allons, monsieur Cottard, dit-il. Essayez de comprendre. On peut dire que le docteur est responsable. Si, par exemple, il vous prenait l’envie de recommencer…
Mais Cottard dit, au milieu de ses larmes, qu’il ne recommencerait pas, que c’était seulement un moment d’affolement et qu’il désirait seulement qu’on lui laissât la paix. Rieux rédigeait une ordonnance.
– C’est entendu, dit-il. Laissons cela, je reviendrai dans deux ou trois jours. Mais ne faites pas de bêtises.
Sur le palier, il dit à Grand qu’il était obligé de faire sa déclaration, mais qu’il demanderait au commissaire de ne faire son enquête que deux jours après.
– Il faut le surveiller cette nuit. A-t-il de la famille ?
– Je ne la connais pas. Mais je peux veiller moi-même.
Il hochait la tête.
– Lui non plus, remarquez-le, je ne peux pas dire que je le connaisse. Mais il faut bien s’entraider.
Dans les couloirs de la maison, Rieux regarda machinalement vers les recoins et demanda à Grand si les rats avaient totalement disparu de son quartier. L’employé n’en savait rien. On lui avait parlé en effet de cette histoire, mais il ne prêtait pas beaucoup d’attention aux bruits du quartier.
– J’ai d’autres soucis, dit-il.
Rieux lui serrait déjà la main. Il était pressé de voir le concierge avant d’écrire à sa femme.
Les crieurs des journaux du soir annonçaient que l’invasion des rats était stoppée. Mais Rieux trouva son malade à demi versé hors du lit, une main sur le ventre et l’autre autour du cou, vomissant avec de grands arrachements une bile rosâtre dans un bidon d’ordures. Après de longs efforts, hors d’haleine, le concierge se recoucha. La température était à trente-neuf cinq, les ganglions du cou et les membres avaient gonflé, deux taches noirâtres s’élargissaient à son flanc. Il se plaignait maintenant d’une douleur intérieure.
– Ça brûle, disait-il, ce cochon-là me brûle.
Sa bouche fuligineuse lui faisait mâcher les mots et il tournait vers le docteur des yeux globuleux où le mal de tête mettait des larmes. Sa femme regardait avec anxiété Rieux qui demeurait muet.
– Docteur, disait-elle, qu’est-ce que c’est ?
– Ça peut être n’importe quoi. Mais il n’y a encore rien de sûr. Jusqu’à ce soir, diète et dépuratif. Qu’il boive beaucoup.
Justement, le concierge était dévoré par la soif.
Rentré chez lui, Rieux téléphonait à son confrère Richard, un des médecins les plus importants de la ville.
– Non, disait Richard, je n’ai rien vu d’extraordinaire.
– Pas de fièvre avec inflammations locales ?
– Ah ! si, pourtant, deux cas avec des ganglions très enflammés.
– Anormalement ?
– Heu, dit Richard, le normal, vous savez…
Le soir, dans tous les cas, le concierge délirait et, à quarante degrés, se plaignait des rats. Rieux tenta un abcès de fixation. Sous la brûlure de la térébenthine, le concierge hurla : « Ah ! les cochons ! »
Les ganglions avaient encore grossi, durs et ligneux au toucher. La femme du concierge s’affolait :
– Veillez, lui dit le docteur, et appelez-moi s’il y a lieu.
Le lendemain, 30 avril, une brise déjà tiède soufflait dans un ciel bleu et humide. Elle apportait une odeur de fleurs qui venait des banlieues les plus lointaines. Les bruits du matin dans les rues semblaient plus vifs, plus joyeux qu’à l’ordinaire. Dans toute notre petite ville, débarrassée de la sourde appréhension où elle avait vécu pendant la semaine, ce jour-là était celui du renouveau. Rieux lui-même, rassuré par une lettre de sa femme, descendit chez le concierge avec légèreté. Et en effet, au matin, la fièvre était tombée à trente-huit degrés. Affaibli, le malade souriait dans son lit.
– Cela va mieux, n’est-ce pas, docteur ? dit sa femme.
– Attendons encore.
Mais à midi, la fièvre était montée d’un seul coup à quarante degrés, le malade délirait sans arrêt et les vomissements avaient repris. Les ganglions du cou étaient douloureux au toucher et le concierge semblait vouloir tenir sa tête le plus possible éloignée du corps. Sa femme était assise au pied du lit, les mains sur la couverture, tenant doucement les pieds du malade. Elle regardait Rieux.
– Écoutez, dit celui-ci, il faut l’isoler et tenter un traitement d’exception. Je téléphone à l’hôpital et nous le transporterons en ambulance.
Deux heures après, dans l’ambulance, le docteur et la femme se penchaient sur le malade. De sa bouche tapissée de fongosités, des bribes de mots sortaient : « Les rats ! » disait-il. Verdâtre, les lèvres cireuses, les paupières plombées, le souffle saccadé et court, écartelé par les ganglions, tassé au fond de sa couchette comme s’il eût voulu la refermer sur lui ou comme si quelque chose, venu du fond de la terre, l’appelait sans répit, le concierge étouffait sous une pesée invisible. La femme pleurait.
– N’y a-t-il donc plus d’espoir, docteur ?
– Il est mort, dit Rieux.