La Toussaint de cette année-là ne fut pas ce qu’elle était d’ordinaire. Certes, le temps était de circonstance. Il avait brusquement changé et les chaleurs tardives avaient tout d’un coup fait place aux fraîcheurs. Comme les autres années, un vent froid soufflait maintenant de façon continue. De gros nuages couraient d’un horizon à l’autre, couvraient d’ombre les maisons sur lesquelles retombait, après leur passage, la lumière froide et dorée du ciel de novembre. Les premiers imperméables avaient fait leur apparition. Mais on remarquait un nombre surprenant d’étoffes caoutchoutées et brillantes. Les journaux en effet avaient rapporté que, deux cents ans auparavant, pendant les grandes pestes du Midi, les médecins revêtaient des étoffes huilées pour leur propre préservation. Les magasins en avaient profité pour écouler un stock de vêtements démodés grâce auxquels chacun espérait une immunité.
Mais tous ces signes de saison ne pouvaient faire oublier que les cimetières étaient désertés. Les autres années, les tramways étaient pleins de l’odeur fade des chrysanthèmes et des théories de femmes se rendaient aux lieux où leurs proches se trouvaient enterrés, afin de fleurir leurs tombes. C’était le jour où l’on essayait de compenser auprès du défunt l’isolement et l’oubli où il avait été tenu pendant de longs mois. Mais cette année-là, personne ne voulait plus penser aux morts. On y pensait déjà trop, précisément. Et il ne s’agissait plus de revenir à eux avec un peu de regret et beaucoup de mélancolie. Ils n’étaient plus les délaissés auprès desquels on vient se justifier un jour par an. Ils étaient les intrus qu’on veut oublier. Voilà pourquoi la Fête des Morts, cette année-là, fut en quelque sorte escamotée. Selon Cottard, à qui Tarrou reconnaissait un langage de plus en plus ironique, c’était tous les jours la Fête des Morts.
Et réellement, les feux de joie de la peste brûlaient avec une allégresse toujours plus grande dans le four crématoire. D’un jour à l’autre, le nombre de morts, il est vrai, n’augmentait pas. Mais il semblait que la peste se fût confortablement installée dans son paroxysme et qu’elle apportât à ses meurtres quotidiens la précision et la régularité d’un bon fonctionnaire. En principe, et de l’avis des personnalités compétentes, c’était un bon signe. Le graphique des progrès de la peste, avec sa montée incessante, puis le long plateau qui lui succédait, paraissait tout à fait réconfortant au docteur Richard, par exemple. « C’est un bon, c’est un excellent graphique », disait-il. Il estimait que la maladie avait atteint ce qu’il appelait un palier. Désormais, elle ne pourrait que décroître. Il en attribuait le mérite au nouveau sérum de Castel qui venait de connaître, en effet, quelques succès inattendus. Le vieux Castel n’y contredisait pas, mais estimait qu’en fait, on ne pouvait rien prévoir, l’histoire des épidémies comportant des rebondissements imprévus. La préfecture qui, depuis longtemps, désirait apporter un apaisement à l’esprit public, et à qui la peste n’en donnait pas les moyens, se proposait de réunir les médecins pour leur demander un rapport à ce sujet, lorsque le docteur Richard fut enlevé par la peste, lui aussi, et précisément sur le palier de la maladie.
L’administration, devant cet exemple, impressionnant sans doute, mais qui, après tout, ne prouvait rien, retourna au pessimisme avec autant d’inconséquence qu’elle avait d’abord accueilli l’optimisme. Castel, lui, se bornait à préparer son sérum aussi soigneusement qu’il le pouvait. Il n’y avait plus, en tout cas, un seul lieu public qui ne fût transformé en hôpital ou en lazaret, et si l’on respectait encore la préfecture, c’est qu’il fallait bien garder un endroit où se réunir. Mais, en général, et du fait de la stabilité relative de la peste à cette époque, l’organisation prévue par Rieux ne fut nullement dépassée. Les médecins et les aides, qui fournissaient un effort épuisant, n’étaient pas obligés d’imaginer des efforts plus grands encore. Ils devaient seulement continuer avec régularité, si l’on peut dire, ce travail surhumain. Les formes pulmonaires de l’infection qui s’étaient déjà manifestées se multipliaient maintenant aux quatre coins de la ville, comme si le vent allumait et activait des incendies dans les poitrines. Au milieu de vomissements de sang, les malades étaient enlevés beaucoup plus rapidement. La contagiosité risquait maintenant d’être plus grande, avec cette nouvelle forme de l’épidémie. Au vrai, les avis des spécialistes avaient toujours été contradictoires sur ce point. Pour plus de sûreté cependant, le personnel sanitaire continuait de respirer sous des masques de gaze désinfectée. À première vue, en tout cas, la maladie aurait dû s’étendre. Mais, comme les cas de peste bubonique diminuaient, la balance était en équilibre.
On pouvait cependant avoir d’autres sujets d’inquiétude par suite des difficultés du ravitaillement qui croissaient avec le temps. La spéculation s’en était mêlée et on offrait à des prix fabuleux des denrées de première nécessité qui manquaient sur le marché ordinaire. Les familles pauvres se trouvaient ainsi dans une situation très pénible, tandis que les familles riches ne manquaient à peu près de rien. Alors que la peste, par l’impartialité efficace qu’elle apportait dans son ministère, aurait dû renforcer l’égalité chez nos concitoyens, par le jeu normal des égoïsmes, au contraire, elle rendait plus aigu dans le cœur des hommes le sentiment de l’injustice. Il restait, bien entendu, l’égalité irréprochable de la mort, mais de celle-là, personne ne voulait. Les pauvres qui souffraient ainsi de la faim pensaient, avec plus de nostalgie encore, aux villes et aux campagnes voisines, où la vie était libre et où le pain n’était pas cher. Puisqu’on ne pouvait les nourrir suffisamment, ils avaient le sentiment, d’ailleurs peu raisonnable, qu’on aurait dû leur permettre de partir. Si bien qu’un mot d’ordre avait fini par courir qu’on lisait, parfois, sur les murs, ou qui était crié, d’autres fois, sur le passage du préfet : « Du pain ou de l’air. » Cette formule ironique donnait le signal de certaines manifestations vite réprimées, mais dont le caractère de gravité n’échappait à personne.
Les journaux, naturellement, obéissaient à la consigne d’optimisme à tout prix qu’ils avaient reçue. À les lire, ce qui caractérisait la situation, c’était « l’exemple émouvant de calme et de sang-froid » que donnait la population. Mais dans une ville refermée sur elle-même, où rien ne pouvait demeurer secret, personne ne se trompait sur « l’exemple » donné par la communauté. Et pour avoir une juste idée du calme et du sang-froid dont il était question, il suffisait d’entrer dans un lieu de quarantaine ou dans un des camps d’isolement qui avaient été organisés par l’administration. Il se trouve que le narrateur, appelé ailleurs, ne les a pas connus. Et c’est pourquoi il ne peut citer ici que le témoignage de Tarrou.
Tarrou rapporte, en effet, dans ses carnets, le récit d’une visite qu’il fit avec Rambert au camp installé sur le stade municipal. Le stade est situé presque aux portes de la ville, et donne d’un côté sur la rue où passent les tramways, de l’autre sur des terrains vagues qui s’étendent jusqu’au bord du plateau où la ville est construite. Il est entouré ordinairement de hauts murs de ciment et il avait suffi de placer des sentinelles aux quatre portes d’entrée pour rendre l’évasion difficile. De même, les murs empêchaient les gens de l’extérieur d’importuner de leur curiosité les malheureux qui étaient placés en quarantaine. En revanche, ceux-ci, à longueur de journée, entendaient, sans les voir, les tramways qui passaient, et devinaient, à la rumeur plus grande que ces derniers traînaient avec eux, les heures de rentrée et de sortie des bureaux. Ils savaient ainsi que la vie dont ils étaient exclus continuait à quelques mètres d’eux, et que les murs de ciment séparaient deux univers plus étrangers l’un à l’autre que s’ils avaient été dans des planètes différentes.
C’est un dimanche après-midi que Tarrou et Rambert choisirent pour se diriger vers le stade. Ils étaient accompagnés de Gonzalès, le joueur de football, que Rambert avait retrouvé et qui avait fini par accepter de diriger par roulement la surveillance du stade. Rambert devait le présenter à l’administrateur du camp. Gonzalès avait dit aux deux hommes, au moment où ils s’étaient retrouvés, que c’était l’heure où, avant la peste, il se mettait en tenue pour commencer son match. Maintenant que les stades étaient réquisitionnés ce n’était plus possible et Gonzalès se sentait, et avait l’air, tout à fait désœuvré. C’était une des raisons pour lesquelles il avait accepté cette surveillance, à condition qu’il n’eût à l’exercer que pendant les fins de semaine. Le ciel était à moitié couvert et Gonzalès, le nez levé, remarqua avec regret que ce temps, ni pluvieux ni chaud, était le plus favorable à une bonne partie. Il évoquait comme il pouvait l’odeur d’embrocation dans les vestiaires, les tribunes croulantes, les maillots de couleur vive sur le terrain fauve, les citrons de la mi-temps ou la limonade qui pique les gorges desséchées de mille aiguilles rafraîchissantes. Tarrou note d’ailleurs que, pendant tout le trajet, à travers les rues défoncées du faubourg, le joueur ne cessait de donner des coups de pied dans les cailloux qu’il rencontrait. Il essayait de les envoyer droit dans les bouches d’égout, et quand il réussissait, « un à zéro », disait-il. Quand il avait fini sa cigarette, il crachait son mégot devant lui et tentait, à la volée, de le rattraper du pied. Près du stade, des enfants qui jouaient envoyèrent une balle vers le groupe qui passait et Gonzalès se dérangea pour la leur retourner avec précision.
Ils entrèrent enfin dans le stade. Les tribunes étaient pleines de monde. Mais le terrain était couvert par plusieurs centaines de tentes rouges, à l’intérieur desquelles on apercevait, de loin, des literies et des ballots. On avait gardé les tribunes pour que les internés pussent s’abriter par les temps de chaleur ou de pluie. Simplement, ils devaient réintégrer les tentes au coucher du soleil. Sous les tribunes, se trouvaient les douches qu’on avait aménagées et les anciens vestiaires de joueurs qu’on avait transformés en bureaux et en infirmeries. La plupart des internés garnissaient les tribunes. D’autres erraient sur les touches. Quelques-uns étaient accroupis à l’entrée de leur tente et promenaient sur toutes choses un regard vague. Dans les tribunes, beaucoup étaient affalés et semblaient attendre.
– Que font-ils dans la journée ? demanda Tarrou à Rambert.
– Rien.
Presque tous, en effet, avaient les bras ballants et les mains vides. Cette immense assemblée d’hommes était curieusement silencieuse.
– Les premiers jours, on ne s’entendait pas, ici, dit Rambert. Mais à mesure que les jours passaient, ils ont parlé de moins en moins.
Si l’on en croit ses notes, Tarrou les comprenait, et il les voyait au début, entassés dans leurs tentes, occupés à écouter les mouches ou à se gratter, hurlant leur colère ou leur peur quand ils trouvaient une oreille complaisante. Mais à partir du moment où le camp avait été surpeuplé, il y avait eu de moins en moins d’oreilles complaisantes. Il ne restait donc plus qu’à se taire et à se méfier. Il y avait en effet une sorte de méfiance qui tombait du ciel gris, et pourtant lumineux, sur le camp rouge.
Oui, ils avaient tous l’air de la méfiance. Puisqu’on les avait séparés des autres, ce n’était pas sans raison, et ils montraient le visage de ceux qui cherchent leurs raisons, et qui craignent. Chacun de ceux que Tarrou regardait avait l’œil inoccupé, tous avaient l’air de souffrir d’une séparation très générale d’avec ce qui faisait leur vie. Et comme ils ne pouvaient pas toujours penser à la mort, ils ne pensaient à rien. Ils étaient en vacances. « Mais le pire, écrivait Tarrou, est qu’ils soient des oubliés et qu’ils le sachent. Ceux qui les connaissaient les ont oubliés parce qu’ils pensent à autre chose et c’est bien compréhensible. Quant à ceux qui les aiment, ils les ont oubliés aussi parce qu’ils doivent s’épuiser en démarches et en projets pour les faire sortir. À force de penser à cette sortie, ils ne pensent plus à ceux qu’il s’agit de faire sortir. Cela aussi est normal.
Et à la fin de tout, on s’aperçoit que personne n’est capable réellement de penser à personne, fût-ce dans le pire des malheurs. Car penser réellement à quelqu’un, c’est y penser minute après minute, sans être distrait par rien, ni les soins du ménage, ni la mouche qui vole, ni les repas, ni une démangeaison. Mais il y a toujours des mouches et des démangeaisons. C’est pourquoi la vie est difficile à vivre. Et ceux-ci le savent bien. »
L’administrateur, qui revenait vers eux, leur dit qu’un M. Othon demandait à les voir. Il conduisit Gonzalès dans son bureau, puis les mena vers un coin des tribunes d’où M. Othon, qui s’était assis à l’écart, se leva pour les recevoir. Il était toujours habillé de la même façon et portait le même col dur. Tarrou remarqua seulement que ses touffes, sur les tempes, étaient beaucoup plus hérissées et qu’un de ses lacets était dénoué. Le juge avait l’air fatigué, et, pas une seule fois, il ne regarda ses interlocuteurs en face. Il dit qu’il était heureux de les voir et qu’il les chargeait de remercier le docteur Rieux pour ce qu’il avait fait.
Les autres se turent.
– J’espère, dit le juge après un certain temps, que Philippe n’aura pas trop souffert.
C’était la première fois que Tarrou lui entendait prononcer le nom de son fils et il comprit que quelque chose était changé. Le soleil baissait à l’horizon et, entre deux nuages, ses rayons entraient latéralement dans les tribunes, dorant leurs trois visages.
– Non, dit Tarrou, non, il n’a vraiment pas souffert.
Quand ils se retirèrent, le juge continuait de regarder du côté d’où venait le soleil.
Ils allèrent dire au revoir à Gonzalès, qui étudiait un tableau de surveillance par roulement. Le joueur rit en leur serrant les mains.
– J’ai retrouvé au moins les vestiaires, disait-il, c’est toujours ça.
Peu après, l’administrateur reconduisait Tarrou et Rambert, quand un énorme grésillement se fit entendre dans les tribunes. Puis les haut-parleurs qui, dans des temps meilleurs, servaient à annoncer le résultat des matches ou à présenter les équipes, déclarèrent en nasillant que les internés devaient regagner leurs tentes pour que le repas du soir pût être distribué. Lentement, les hommes quittèrent les tribunes et se rendirent dans les tentes en traînant le pas. Quand ils furent tous installés, deux petites voitures électriques, comme on en voit dans les gares, passèrent entre les tentes, transportant de grosses marmites. Les hommes tendaient leurs bras, deux louches plongeaient dans deux marmites et en sortaient pour atterrir dans deux gamelles. La voiture se remettait en marche. On recommençait à la tente suivante.
– C’est scientifique, dit Tarrou à l’administrateur.
– Oui, dit celui-ci avec satisfaction, en leur serrant la main, c’est scientifique.
Le crépuscule était là, et le ciel s’était découvert. Une lumière douce et fraîche baignait le camp. Dans la paix du soir, des bruits de cuillers et d’assiettes montèrent de toutes parts. Des chauves-souris voletèrent au-dessus des tentes et disparurent subitement. Un tramway criait sur un aiguillage, de l’autre côté des murs.
– Pauvre juge, murmura Tarrou en franchissant les portes. Il faudrait faire quelque chose pour lui. Mais comment aider un juge ?