DEUXIÈME PARTIE Le point d’Eddie le Fou

13. Regardez autour de vous

Elle fut la première à découvrir les étrangers.

Elle était en train d’explorer la masse informe d’un astéroïde rocailleux qui s’était révélé être surtout une coquille vide. Quelque culture ancienne y avait creusé des salles, des renfoncements, des cuves et des soutes, puis avait fondu les restes dans d’autres chambres et trous et ce jusqu’à ce que la masse rocheuse soit une ruche de pierre. C’était arrivé de nombreuses années auparavant, mais cela ne l’intéressait pas.

Plus tard des météores avaient percé des douzaines de trous dans la construction. On avait lentement aminci les épais murs pour en extraire chimiquement de l’air. Mais il ne restait plus d’air. Et il n’y avait pas de métal. Des momies desséchées et de la pierre, de la pierre pas grand-chose d’autre et en tout cas rien qui soit utile à un ingénieur.

Elle quitta l’astéroïde par un cratère météoritique car tous les sas étanches avaient été coincés par le vide. Longtemps après quelqu’un en avait retiré les mécanismes métalliques.

Après être sortie, elle les vit, très très loin, un minuscule éclat de lumière doré contre le Sac à Charbon. Ça valait le coup d’œil. Tout valait le coup d’œil.

Son télescope et son spectromètre ne lui furent d’abord d’aucune utilité. Il y avait deux de ces taches dorées, contenant chacune des formes, mais quelque chose l’empêchait de distinguer ce qu’étaient ces masses. Patiemment, l’ouvrière se mit au travail sur ses instruments ; remodelant, recalibrant, reconstruisant, ses mains travaillant à une vitesse folle, guidées par un millier de cycles d’instincts.

Il fallait pénétrer des champs de force. Enfin elle eut entre les mains une machine qui le lui permettait. Pas très bien, mais elle pourrait déceler les objets les plus gros.

Elle regarda de nouveau.

Du métal. Beaucoup, beaucoup de métal.

Elle décolla immédiatement. L’appel du trésor ne devait pas être ignoré. Les ouvriers avaient peu de volonté personnelle.


À travers un brouillard rouge, Blaine regarda l’activité reprendre autour de lui tout en luttant pour retrouver le contrôle de son corps, après le retour en espace normal. Le Lénine envoya un « R.A.S. » et Rod respira plus librement. Rien ne les menaçait. Il pouvait admirer le paysage.

Ce fut l’Œil qu’il vit d’abord. L’Œil de Murcheson était un énorme rubis, plus brillant que cent Lunes, isolé sur le velours sombre du Sac à Charbon.

De l’autre côté du ciel, le Grain était l’astre le plus éclatant d’un océan d’étoiles. Tous les systèmes stellaires avaient cet aspect après un saut en hyper-espace : beaucoup d’étoiles et un lointain soleil. À tribord se trouvait un trait de lumière : le Lénine, son champ Langston rayonnant la surcharge d’énergie reçue au sein de l’Œil.

L’amiral Kutuzov procéda à une ultime vérification et appela Blaine. Tant que rien ne menaçait, les scientifiques à bord du Mac-Arthur commandaient. Rod demanda du café et attendit d’en savoir plus.

Au début, il n’apprit que très peu de faits qu’il ne sût déjà. Le Grain n’était qu’à trente-cinq années-lumière de la Néo-Écosse et on avait mené nombre d’observations, certaines du temps de Jasper Murcheson lui-même. C’était une étoile G 2, moins puissante que Sol, plus froide, plus petite et un peu moins lourde. On n’y avait décelé presque pas de taches solaires et les astrophysiciens trouvaient que c’était un astre « ennuyeux ».

Rod avait déjà entendu parler de la géante gazeuse. Les premiers astronomes en avaient déduit l’existence d’après des perturbations dans l’orbite du Grain autour de l’Œil. Ils connaissaient la masse de cette planète gazeuse et le Mac-Arthur la trouva presque exactement à l’endroit où il la cherchait : soixante-dix degrés par rapport au Grain. Elle était plus lourde que Jupiter, mais plus petite, bien plus dense, avec un noyau de résidus de fusion. Tandis que les scientifiques travaillaient, les militaires calculaient des routes vers la planète, au cas où un des vaisseaux aurait à se ravitailler en propergol. C’était une rude épreuve pour les astronefs et les équipages que d’aller écoper de l’hydrogène, en fonçant à travers l’atmosphère d’une géante gazeuse sur une trajectoire hyperbolique, mais cela valait toujours mieux que de rester coincé dans un système stellaire lointain et étranger.

« En ce moment, nous cherchons les points troyens, commandant », dit Buckman à Rod, deux heures après la percée.

« Avez-vous repéré la planète habitée ?

— Pas encore. » Buckman raccrocha.

Pourquoi Buckman s’inquiétait-il des points troyens ? Soixante degrés avant et après la planète géante se trouveraient deux points d’équilibre, appelés troyens en souvenir des astéroïdes qui occupent des emplacements analogues sur l’orbite de Jupiter. Après des millions d’années, ils auraient ramassé des nuages de poussière et des agrégats de rocher. Mais pourquoi Buckman s’en souciait-il ?

L’astrophysicien appela après avoir fait aboutir sa recherche. « Ils sont pleins à craquer ! dit Buckman, qui exultait. Soit ce système est plein d’astéroïdes d’un bout à l’autre, soit il règne ici une nouvelle mécanique céleste. Il y a plus de saletés aux troyens de béta du Grain qu’on en a jamais signalé dans aucun autre système. C’est un mystère qu’elles ne se soient pas agglomérées pour former deux lunes…

— Avez-vous trouvé la planète habitable ?

— Pas encore », dit Buckman en disparaissant de l’écran. Cela se passait trois heures après la percée.

Il rappela une demi-heure plus tard. « Les astéroïdes des points troyens ont une très haute albédo, commandant. Ils doivent être englués de poussière. Ça expliquerait peut-être pourquoi tant de gros corps célestes y sont restés. Les nuages de poussière les ralentissent, puis les polissent…

— Docteur Buckman ! Il y a un monde habité dans ce système et il est vital que nous le trouvions ! Ce sont les premiers extraterrestres intelligents…

— Bon sang, commandant, on cherche ! On cherche ! »

Buckman jeta un coup d’œil sur le côté et se retira.

L’écran resta blanc pendant un instant, ne montrant qu’une vue mal mise au point d’un technicien assis en arrière-plan.

Blaine se retrouva face au ministre de la Science, Horvath, qui dit : « Excusez mon intrusion, commandant. Dois-je comprendre que vous n’êtes pas satisfait de nos méthodes de travail ?

— Docteur Horvath, je ne veux pas empiéter sur votre domaine. Mais vous avez pris le contrôle de tous mes instruments et on ne me parle que d’astéroïdes. Je me demande si nous cherchons la même chose ? »

La réponse d’Horvath fut calme. « Nous ne sommes pas au milieu d’un combat spatial, commandant. » Il marqua une pause. « Lors d’une opération de guerre, vous connaîtriez votre cible. Vous posséderiez probablement les éphémérides des planètes de tout système vous intéressant…

— Mince, les équipes géologiques trouvent bien les planètes qu’elles cherchent.

— Avez-vous jamais fait partie de l’une d’elles ?

— Non.

— Eh bien, imaginez le problème que nous affrontons. Jusqu’à ce que nous ayons localisé la géante gazeuse et ses points troyens, nous n’étions pas sûrs du plan de l’écliptique du système. D’après les instruments de la sonde, nous avons déduit la température que les Granéens trouvent confortable. À partir de cela nous avons déduit quelle distance devait séparer leur planète de leur soleil… mais il nous reste tout de même un toroïde de cent vingt millions de kilomètres de rayon à fouiller. Vous me suivez ? »

Blaine hocha de la tête.

« Nous allons devoir examiner toute cette région. Nous savons que la planète n’est pas cachée derrière le soleil parce que nous sommes au-dessus du plan équatorial du système. Mais, quand nous aurons fini de photographier tout cela, il nous restera à trouver un petit point de lumière au milieu de cet énorme champ d’étoiles.

— Peut-être étais-je trop impatient.

— Peut-être. Nous attendons tous aussi patiemment que nous le pouvons. » Il sourit – un spasme qui plissa son visage durant moins d’une seconde – et disparut.

Six heures après la percée, Horvath revint au rapport. Il n’y avait pas trace de Buckman. « Non, commandant, nous n’avons pas trouvé la planète habitée. Mais les observations du docteur Buckman, source de gaspillage de notre temps, ont permis d’identifier une civilisation granéenne. Aux points troyens.

— Ils sont peuplés ?

— Absolument. Ils sont tous deux remplis d’émissions de microondes. L’albédo des planétoïdes les plus gros aurait dû nous y faire penser. Les surfaces polies sont des produits naturels de la civilisation… J’ai peur que l’équipe du docteur Buckman ne travaille un peu trop dans l’optique d’un univers mort.

— Merci, docteur. Ces émissions nous sont-elles destinées ?

— Je ne le pense pas, commandant. Mais le troyen le plus proche est en dessous de nous, selon le plan du système… à environ trois millions de kilomètres. Je suggère que nous y allions. D’après la densité des communications qu’on trouve ici, il se peut que la planète habitée ne soit pas le lieu central de la civilisation granéenne. Peut-être comme la Terre. Ou pis que ça. »

Rod fut remué. Il avait trouvé la Terre elle-même fort choquante, et pas tant d’années en arrière que cela… On avait établi la Néo-Annapolis sur le monde d’origine pour que les officiers impériaux sachent bien combien le grand œuvre de l’Empire était vital.

Si les hommes n’avaient pas connu la propulsion Alderson avant les dernières batailles de la Terre et que l’étoile la plus proche ait été distante de trente-cinq années-lumière au lieu de quatre… « Quelle pensée abominable.

— Je suis bien d’accord. On ne peut que deviner, mais, quoi qu’il en soit, il y a une activité civilisée tout près et je pense que nous devrions y aller voir.

— Je… un instant. » Le chef de timonerie Lud Shattuck était dans le puits d’accès à la passerelle et faisait des signes désespérés vers l’écran numéro quatre de Rod.

« Nous avons mis en marche les systèmes de localisation d’émission radio, capitaine, cria Shattuck. Regardez. »

L’écran montrait un espace noir ponctué de points blancs correspondant aux étoiles, et d’une tache bleu-vert entourée d’un cercle lumineux. Rod vit la tache clignoter, deux fois.

« Nous avons trouvé la planète des Granéens », dit Rod avec satisfaction. Il ne put y résister : « Nous vous coiffons sur le poteau, docteur. »


Après cette longue attente, il semblait que tout arrivait en même temps.

La lumière d’abord. Il aurait pu se trouver derrière elle un monde semblable à la Terre et c’était sans doute le cas, car elle était située dans le tore qu’Horvath explorait. Mais elle cachait ce monde et il n’était pas surprenant que les gens du service des communications l’ait trouvée les premiers. C’était leur travail que de rechercher les émissions radio.

Cargill et Horvath œuvrèrent ensemble à répondre aux pulsations. La lumière envoya un, deux, trois, quatre, et Cargill, grâce aux batteries laser de proue répondit cinq, six, sept. Vingt minutes plus tard la lumière fit trois, un, huit, quatre, onze, puis le répéta et l’ordinateur de bord annonça : pi, en base douze. Cargill calcula e dans la même base et répondit.

Mais le vrai message était : Nous voulons dialoguer, et la réponse du Mac-Arthur : D’accord. Pour les échanges plus complexes, on attendrait un peu.

Et le deuxième coup de théâtre se produisit alors.

« Lumière créée par fusion », dit Renner. Il se pencha sur son écran. Ses doigts jouèrent une étrange et silencieuse musique sur son clavier de commandes. « Pas de champ Langston. Naturellement. Ils ne font qu’emprisonner de l’hydrogène avant d’en faire la fusion et de la rejeter. Une bouteille à plasma. Ce n’est pas aussi chaud que nos propulseurs, ce qui implique une efficacité moindre. Décalé vers le rouge, si je lis bien les spectres des impuretés… ça doit être dirigé dans la direction opposée à la nôtre.

— Vous pensez que c’est un astronef qui vient vers nous ?

— Oui, commandant. Un petit vaisseau. Laissez-moi quelques instants et je vous donnerai son accélération. En attendant nous l’estimons à un g… » Les doigts de Renner n’avaient pas cessé de taper. « … ce qui nous donne une masse de trente tonnes. Nous la réestimerons un peu plus tard.

— Trop lourd pour un missile, dit Blaine d’un air pensif. Devrions-nous aller à sa rencontre, Renner ? »

L’officier de navigation fronça les sourcils. « Il y a un problème. Il est lancé vers notre position actuelle. Nous ne savons pas de combien de carburant il dispose, ni s’il est intelligent.

— En tout cas, posons la question. Vidéo ! Appelez-moi l’amiral Kutuzov. »

Le Russe était sur sa passerelle. Derrière lui, on discernait une grande activité à bord du Lénine. « Je l’ai vu, commandant, dit Kutuzov. Que voulez-vous faire ?

— Je veux aller au-devant de cet astronef. S’il lui était impossible de changer de cap, ou si nous ne pouvions pas le rejoindre, il viendrait sur vous, amiral. Le Lénine pourrait l’attendre ici.

— Et ensuite, commandant ? Mes ordres sont clairs. Le Lénine ne doit avoir aucun contact avec les extra-terrestres.

— Mais vous pourriez larguer une chaloupe. Un petit vaisseau que nous embarquerions à notre bord.

— Combien de vedettes croyez-vous que j’aie, Blaine ? Laissez-moi vous rappeler les termes de ma mission. Le Lénine est là pour protéger le secret de la propulsion Alderson et du champ Langston. Pour accomplir cette tâche, non seulement nous ne communiquerons pas avec ces étrangers, mais avec vous non plus quand les messages risqueront d’être interceptés.

— Bien, amiral. » Blaine resta planté là à scruter le visage de l’homme bourru que lui montrait son écran. N’avait-il pas la moindre étincelle de curiosité ? Personne ne pouvait être aussi mécanique… Si ? « Nous allons partir vers l’astronef, amiral. De toute façon le docteur Horvath le veut.

— Très bien, commandant. Continuez.

— À vos ordres. » Rod coupa la communication avec soulagement et se tourna vers Renner. « Allons vivre le premier contact avec un extra-terrestre, Renner.

— Je crois que vous venez juste de le faire », répondit l’astrogateur. Il jeta un coup d’œil inquiet aux écrans pour s’assurer que l’amiral était bien parti.


Horace Bury quittait sa cabine – en partant du principe qu’ailleurs il s’ennuierait moins – quand la tête de Buckman apparut dans une des coursives.

Bury changea immédiatement d’avis. « Docteur Buckman ! Puis-je vous offrir un café ? »

Les yeux protubérants de l’autre se tournèrent, clignèrent, s’accommodèrent. « Comment ? Oh. Oui, merci monsieur Bury. Ça me réveillera peut-être. Nous avons eu tant à faire – je ne peux rester qu’un instant. »

Buckman se laissa tomber sur la chaise d’hôte de Bury, mou comme un squelette de démonstration pour étudiants en médecine. Ses yeux étaient rouges, ses paupières en berne, sa respiration trop bruyante. Le tissu musculaire noueux de ses bras nus s’avachissait. Bury se demanda ce que révélerait une autopsie si Buckman mourait sur l’instant : épuisement, malnutrition, ou les deux ? Il prit une décision grave : « Nabil, du café. Avec de la crème, du sucre et du cognac pour le docteur Buckman.

— Écoutez, Bury, pendant les heures de travail, je crains… Oh, et puis tant pis. Merci Nabil. » Buckman commença par boire à petites gorgées puis il en prit de plus grandes. « Ah ! C’est bon. Merci, Bury, ça devrait me réveiller.

— Vous sembliez en avoir besoin. En temps normal je ne dénaturerais pas un bon café avec des alcools. Docteur, est-ce que vous vous êtes nourri ?

— Je ne sais plus.

— Vous ne l’avez pas fait. Nabil, un repas pour notre hôte. Vite.

— Nous sommes tellement occupés, je n’ai vraiment pas eu le temps. Il y a tout un système solaire à explorer, sans parler du travail qu’exige la Flotte : dépister les émissions de neutrinos, suivre cette satanée lumière…

— Docteur, si vous deviez mourir, beaucoup de vos notes ne seraient jamais mises en écrit, n’est-ce pas ? »

Buckman sourit. « Vous êtes bien théâtral, Bury. Mais je peux bien rester quelques minutes. Toute notre activité consiste maintenant à attendre que la lumière qui nous appelle s’éteigne.

— Un message de la planète ?

— Oui, d’alpha du Grain ou du moins de l’endroit où elle doit se situer. Mais nous ne verrons pas leur monde avant qu’ils aient coupé leur laser et ils ne le font pas. Ils parlent, ils parlent, et pour quoi faire ? Que peuvent-ils nous dire si nous ne possédons pas de langage commun ?

— Mais voyons, docteur, comment peuvent-ils nous dire quoi que ce soit avant de nous avoir enseigné leur langue ? J’imagine que c’est ce qu’ils font en ce moment. Personne ne s’intéresse à cet aspect du problème ? »

Buckman grogna. « Tous les instruments d’Horvath envoient leurs informations à Hardy et à ses linguistes. On ne peut même plus observer correctement le Sac à Charbon, alors que personne ne s’en est jamais approché de si près ! » Son regard s’adoucit. « Mais on peut étudier les astéroïdes troyens. »

Les yeux de Buckman prirent cet aspect particulier qu’ils avaient parfois… un regard dirigé vers l’infini. « Ils sont trop nombreux et il n’y a pas assez de poussière. Je me trompais, Bury, il n’y a pas de quantité suffisante de poussière pour capturer autant de rochers, ou pour les éroder. Ce sont probablement les Granéens qui ont fait tout le polissage. Ça doit en être plein. L’émission de neutrinos est fantastique. Je me demande comment tant d’astéroïdes peuvent se trouver là ?

— Des neutrinos ? Cela implique une technologie de la fusion nucléaire. »

Buckman sourit. « Oui, et d’un haut niveau. Vous pensez à des possibilités de commerce ?

— Bien sûr. Sinon pourquoi serais-je ici ? » Je serais ici même si la Flotte n’avait pas dit clairement que c’était cela ou mon arrestation… mais Buckman ne pouvait pas le savoir. Seul Blaine le savait. « Plus développée sera leur civilisation, plus ils auront de choses à vendre. » Et plus il sera difficile de les berner… mais cela ne peut pas intéresser Buckman.

L’astrophysicien émit une plainte. « Nous pourrions aller bien plus vite si la Flotte n’utilisait pas nos télescopes. Horvath les laisse faire. Ah, très bien. » Nabil entrait en poussant une table roulante.

Buckman mangea comme un loup affamé. Entre deux bouchées il dit : « Non que tous leurs projets soient sans intérêt. Le vaisseau extra-terrestre…

— Comment ?

— Oui, il y a un astronef qui vient vers nous. Vous ne le saviez pas ?

— Non.

— Eh bien, il est parti d’un gros astéroïde rocailleux situé bien en dehors de l’archipel principal. L’intérêt de ce dernier est qu’il est très léger. Il doit être d’une forme très bizarre, à moins qu’il ne soit truffé de bulles de gaz, ce qui impliquerait… »

Bury partit d’un rire sonore. « Docteur, assurément l’astronef extra-terrestre est plus intéressant que cette météorite rocheuse ! »

Buckman resta interdit, « Pourquoi ? »


Les éclats étaient devenus rouges, puis noirs. Manifestement ils refroidissaient. Mais pour commencer, comment étaient-ils devenus chauds ?

L’ouvrière cessa de s’interroger quand un des deux objets vint vers elle. Il y avait des sources d’énergie au sein des masses métalliques.

Et elles étaient auto-propulsées. Qu’étaient-elles ? Des ouvriers, des maîtres ou des machines inintelligentes ? Un médiateur, accomplissant une mission incompréhensible ? Elle n’aimait pas les médiateurs qui, si souvent, interrompaient sans raison des travaux importants.

Peut-être les éclats étaient-ils des minigénies, mais ils devaient plutôt contenir un maître. L’ouvrière pensa un instant fuir, mais la masse qui l’approchait était trop puissante. Elle accélérait à 1,14 gravité, presque la limite de son propre astronef. L’ingénieur qu’elle était ne pouvait qu’aller à sa rencontre.

D’ailleurstout ce métal ! Sous forme usinée, semblait-il. Les archipels étaient pleins d’objets métalliques, mais faits d’alliages trop résistants pour qu’on les refonde.

Tout ce métal.

Mais c’était à l’éclat de venir vers elle, pas l’inverse. Elle n’avait ni le carburant ni l’accélération. Elle calcula des coordonnées de points de renversement. Par chance la solution était unique, en considérant l’accélération comme constante. Aucune communication ne serait utile.

Les ouvriers ne savaient pas très bien communiquer.

14. L’ouvrière

Le vaisseau extra-terrestre était une masse compacte, de forme irrégulière et de couleur grise. Il ressemblait à une boule de pâte à modeler pressée entre les mains. Des nodules en émergeaient, comme au hasard : une couronne de crochets autour de ce que Whitbread prit pour la poupe ; un anneau vivement argenté autour du milieu ; des bosses transparentes à l’avant et à l’arrière ; des antennes follement recourbées ; et tout à fait à l’arrière une sorte de dard, une épine plusieurs fois plus longue que la coque, très droite et effilée.

Whitbread manœuvra lentement vers l’astronef. Il pilotait une petite capsule de transbordement dont la cabine était une bulle de plastique polarisé et dont la courte coque était piquée de « grappes de propulseurs » : une infinité de fusées de correction d’assiette. C’est sur un de ces véhicules que Whitbread avait appris à piloter dans l’espace. Son champ de vision était énorme ; c’était enfantin à conduire ; c’était peu cher, sans armes et « consommable ».

Et l’extra-terrestre le voyait, à l’intérieur. Nous venons en paix, sans rien cacher… dans l’hypothèse où ses yeux de Granéen lui permettaient de voir à travers le plastique blindé.

« Ce rostre crée les champs de plasma utiles à la propulsion », disait la radio de bord. Il n’y avait pas d’écran, mais la voix était celle de Cargill. « Nous l’avons observé durant la décélération. Cette espèce de tuyau, sous l’épine, injecte sans doute l’hydrogène dans le plasma.

— J’ai intérêt à ne pas l’approcher, dit Whitbread.

— Exact. L’intensité du champ créé détraquerait probablement vos instruments de bord. Elle affecterait peut-être aussi votre système nerveux. »

Le vaisseau extra-terrestre était maintenant tout proche. Whitbread mit à feu quelques fusées pour ralentir. Elles éclataient en un bruit de pop-corn grillé.

« Voyez-vous un sas d’entrée ?

— Non, commandant.

— Alors ouvrez le vôtre. Peut-être cela lui donnera-t-il l’idée d’en faire autant.

— À vos ordres. » Whitbread apercevait son vis-à-vis dans la bosse transparente de proue. Il était immobile, l’observait et ressemblait étonnamment aux photographies que Whitbread avait vues du passager de la sonde. Une chose sans cou, à la tête inclinée, à la fourrure brune, un puissant bras gauche agrippant quelque chose et deux grêles bras droits bougeant à une vitesse fantastique, travaillant hors de la vue de l’aspirant.

Whitbread ouvrit son sas pneumatique et attendit.

Du moins le Granéen n’avait-il pas encore commencé à lui tirer dessus.


L’ouvrière était fascinée. Elle regardait à peine le petit engin tout proche. Elle n’y avait trouvé aucun nouveau principe. Mais le grand vaisseau !

Il était entouré d’un champ étrange, quelque chose qu’elle n’aurait pas cru possible. Il était enregistré par une demi-douzaine au moins des instruments de mesure et pour les autres cette enveloppe d’énergie était partiellement transparente. L’ingénieur en savait maintenant assez sur le vaisseau de guerre pour provoquer chez Blaine une peur panique, s’il l’avait su. Mais cela ne suffirait pas à satisfaire un ingénieur.

Tous ces équipements ! Et tout ce métal !

La porte arrondie du petit véhicule était maintenant en train de s’ouvrir et de se refermer. Il faisait clignoter des feux. Des schémas électromagnétiques émanaient des deux vaisseaux. Mais ces signaux ne signifiaient rien aux yeux d’un ingénieur.

C’était l’appareillage de l’astronef principal qui retenait son attention. Le champ lui-même, ses propriétés intrigantes et déroutantes, ses principes de fonctionnement, qu’elle ne pouvait que tenter de deviner. L’ouvrière était prête à passer le restant de sa vie à chercher. Elle aurait bien voulu mourir pour un seul coup d’œil au générateur. La force propulsive était différente de toutes les installations de fusion dont elle eût jamais entendu parler. Et ses mécanismes semblaient utiliser les propriétés de cette mystérieuse coquille énergétique.

Comment se rendre à bord ? Comment traverser cette enveloppe ?

L’intuition qui lui vint était chose rare chez un ouvrier. Le petit engin… tentait-il de lui parler ? Il était venu du gros astronef. Alors…

Il était un lien avec lui, avec le champ d’énergie et sa technologie et avec le mystère de son apparition soudaine.

Elle avait oublié le danger. Elle avait tout oublié dans son besoin insatiable d’en apprendre plus sur ce champ. L’ouvrière ouvrit la porte externe de son sas et attendit de voir ce qui allait arriver.


« Whitbread, votre petit copain essaie de sonder le Mac-Arthur, disait le capitaine Blaine. Le commandant Cargill me fait savoir qu’il bloque ses rayons explorateurs. Si cela rend l’extra-terrestre soupçonneux, nous n’y pouvons rien. A-t-il tenté la même chose sur vous ?

— Non, commandant. »

Rod fronça les sourcils et se frotta la base du nez. « Vous êtes sûr ?

— Je n’ai pas cessé d’observer mon tableau de bord.

— C’est drôle. Vous êtes plus petit mais vous êtes moins loin. On aurait pu penser qu’il…

— Le sas étanche ! cria Whitbread. Commandant, le Granéen a ouvert son vaisseau.

— Je le vois. Un trou qui s’est matérialisé sur la coque. C’est cela ?

— Oui, oui. Rien n’en sort. J’aperçois toute la cabine à travers cette ouverture. Le Granéen se trouve dans son compartiment de pilotage… m’autorisez-vous à y aller ?

— Hum. OK. Prenez garde. Restez en contact. Et bonne chance, Whitbread. »

Jonathan resta assis un moment, rassemblant son courage. Il avait un peu espéré que le capitaine lui interdirait de sortir, par crainte du danger. Mais, bien sûr, les enseignes eux aussi, sont « consommables »…

Whitbread saisit les rebords du boyau de sortie. Le vaisseau extraterrestre était tout près. Sous les yeux de tout le Mac-Arthur, il se lança dans l’espace.

Une partie de la paroi externe du vaisseau s’était étirée pour s’ouvrir en une sorte de cône. Étrange façon de construire un sas, pensa Whitbread. Il utilisa les mini-jets de gaz de sa combinaison pour ralentir et dériva droit dans l’entonnoir, droit vers le Granéen, qui l’attendait, debout devant lui.

Il portait seulement sa douce fourrure brune et quatre épaisses touffes de poil noir, une à chaque aisselle et une à l’aine. « Je ne vois pas ce qui retient l’air à l’intérieur mais il doit y en avoir là-dedans », dit Whitbread. Un instant plus tard, il avait compris. Il s’était englué dans une mélasse invisible.

La porte du sas se referma derrière lui.

Il faillit perdre son sang-froid. Pris comme une mouche dans du miel. Immobilisé. Il était dans une cellule haute de 130 cm, la taille de la créature. Elle se tenait, le visage vide, devant lui, de l’autre côté du mur invisible et l’inspectait de la tête aux pieds.

Le Granéen. Il était moins grand que l’autre, celui de la sonde. Sa couleur était différente : il n’y avait pas de taches blanches sur sa robe brune. Et il y avait une autre différence, plus subtile, plus fugitive… peut-être celle qui sépare les vivants des morts, peut-être autre chose.

Le Granéen n’était pas effrayant. Son poil ressemblait à celui des Doberman dont la mère de Whitbread faisait l’élevage, mais rien en lui ne semblait méchant ou puissant. L’aspirant aurait presque voulu caresser sa fourrure.

Le visage n’était qu’une esquisse, sans expression, à l’exception de la douce courbe ascendante de la bouche sans lèvres, arquée en un demi-sourire sardonique. Petits, les pieds plats, velu, presque sans traits… Il ressemble à un personnage de dessin animé, pensa Whitbread. Comment pourrait-on en avoir peur ?

Mais Jonathan était accroupi dans un espace bien trop restreint pour lui. Et l’extra-terrestre ne faisait rien pour y remédier.

La cabine était un fouillis d’instruments et de fentes sombres et, dans l’ombre de petits visages le regardaient. De la vermine ! Le vaisseau en était infesté. Des rats ? Des réserves de nourriture ? Le Granéen ne sembla pas surpris quand un de ces animaux sortit de son trou, puis un second, puis d’autres encore qui vinrent, bondissant de panneau en panneau, plus près pour mieux voir l’intrus.

Ils étaient gros. Bien plus gros que des rats, bien plus petits que des hommes. Ils l’observaient de derrière des coins de la cabine, curieux mais timides. L’un d’entre eux se pencha en avant et Whitbread le vit bien. Il eut un hoquet de surprise. C’était un petit Granéen !


C’était un moment difficile pour l’ouvrière. L’entrée de l’étranger aurait dû aider à répondre à certaines questions, mais ne faisait qu’en poser d’autres.

Qu’était-ce ? Grand, une grosse tête, symétrique comme un animal, mais équipé de son propre véhicule comme un ingénieur ou un maître. Une telle caste n’avait jamais existé. Obéirait-il ou commanderait-il ? Ses mains pouvaient-elles être aussi malhabiles qu’elles en avaient l’air ? Mutation, monstre, gibier ? À quoi cela servait-il ?

Sa bouche bougeait. Il devait être en train de parler dans un équipement de communication. Ça n’apportait rien. Même les messagers utilisent le langage.

Les ouvriers ne sont pas équipés pour répondre à de telles questions. Mais ils peuvent toujours attendre des données supplémentaires.


« Il y a de l’air », rapporta Whitbread. Il observa les indicateurs reflétés par un miroir juste au-dessus de ses yeux. « Vous l’ai-je dit ? Je n’aimerais pas essayer de le respirer. Pression normale, oxygène environ dix-huit pour cent, gaz carbonique à peu près deux pour cent, assez d’hélium pour qu’on le décèle et…

— De l’hélium ? C’est étrange. Combien au juste ? »

Whitbread enclencha une échelle de mesure plus fine et attendit que l’analyseur fasse son travail. « Environ un pour cent. Un tout petit peu moins.

— Autre chose ?

— Des poisons. Du gaz sulfurique, de l’oxyde de carbone, des oxydes nitreux, des cétones, des alcools et d’autres trucs que ma combinaison ne peut identifier. Le voyant jaune est allumé.

— Alors vous ne mourriez pas tout de suite. Vous pourriez respirer un moment et avoir suffisamment de temps devant vous pour qu’on sauve vos poumons.

— C’est bien ce que je pensais », dit Whitbread, mal à l’aise. Il commença à desserrer les cliquets qui retenaient la verrière de son casque.

« Qu’est-ce que ça veut dire, Whitbread ?

— Rien, commandant. » Jonathan était plié en deux depuis trop longtemps. Toutes ses articulations et tous ses muscles hurlaient qu’on les libère. Il n’avait plus rien à décrire dans la cabine. Et le Granéen trois fois maudit était toujours là, à le regarder, debout dans ses sandales, sourire aux lèvres, scrutant, scrutant…

« Whitbread ? »

Jonathan inspira profondément et retint sa respiration. Il releva sa verrière, regarda l’extra-terrestre droit dans les yeux et d’un seul souffle il hurla : « Voulez-vous, nom de Dieu, couper cette saloperie de champ de force ! » et referma vivement son casque.

La créature se tourna vers son tableau de bord et enclencha quelque chose. La barrière molle disparut de devant Whitbread.

Il fit deux pas en avant, se redressa centimètre par centimètre, douloureusement. Il était resté une heure et demie accroupi dans cet espace minuscule, examiné par une demi-douzaine de petits êtres bruns et par un extra-terrestre narquois. Il souffrait !

Il avait emprisonné de l’air dans sa combinaison. La puanteur le prenait à la gorge, aussi il s’arrêta de respirer. Puis, consciencieusement, il renifla, juste au cas où quelqu’un voudrait savoir ce que c’était.

Il sentit des odeurs d’animaux et de machines, d’ozone, d’essence, d’huile chaude, de fetor hepaticus, de vieille chaussette sale, de colle et de choses qu’il n’avait jamais rencontrées. C’était incroyablement riche et – Dieu merci – sa combinaison était en train de l’en débarrasser.

« Vous m’avez entendu crier ? demanda-t-il.

— Oui, ainsi que tout le monde à bord, dit la voix de Cargill. Je crois qu’il n’y a pas un seul homme ici qui ne vous suive, sauf Buckman peut-être. Quel résultat ?

— Il a coupé sa barrière énergétique. Tout de suite. Il attendait simplement que je le lui rappelle.

« Et je suis maintenant dans la cabine. Je vous ai parlé des réparations ? Tout est réparé ici, tout à la main, même les panneaux de commande. Mais c’est bien fait, rien ne gêne, en tout cas, rien qui gêne un Granéen. Moi, je suis trop gros. Je n’ose pas bouger.

« Les petites créatures ont disparu. Non, en voilà une qui m’observe. Le grand attend de voir ce que je vais faire. J’aimerais bien qu’il s’arrête.

— Tentez de le faire revenir avec vous.

— Je vais essayer. »

L’extra-terrestre l’avait compris une fois, ou en avait eu l’air, mais, cette fois-ci, il ne le comprit pas. Whitbread se creusa les méninges. Langage par signes ? Son regard se posa sur ce qui devait être une combinaison pressurisée granéenne.

Il la décrocha de sa patère, notant au passage sa légèreté : pas d’armement ni d’armure. Il la tendit à la grande créature et montra le Mac-Arthur du doigt.

Le Granéen commença sur-le-champ à s’habiller. En quelques secondes, il fut complètement équipé d’une combinaison qui, gonflée, semblait être faite de dix ballons de plage collés ensemble. Seuls les gants étaient autre chose que de simples sphères.

Il saisit une pochette en plastique et attrapa soudain une des créatures miniatures, qui se débattit quand il l’enfourna dans le sac. Puis il se tourna vers le Terrien et fonça vers lui à toute vitesse. Il avait envoyé ses deux bras droits derrière Whitbread et reculait déjà quand l’enseigne réagit en émettant un « Hé » violent et involontaire.

« Whitbread ? Que se passe-t-il ? Répondez ! » Une voix dit en bruit de fond : « Marines, parés à intervenir !

— Rien, rien. Tout va bien. Je veux dire qu’il ne m’a pas attaqué. Je crois que notre ami est prêt à partir… Ah, non. Il a placé deux parasites dans une sacoche en plastique et il est en train de la gonfler grâce à un embout. Une des petites bêtes était sur mon dos. Je ne l’ai pas sentie.

« Maintenant il est en train de fabriquer quelque chose. Je ne comprends pas ce qui le retient. Il sait que je veux retourner au Mac-Arthur… puisqu’il s’est préparé.

— Que fait-il ?

— Il a enlevé le couvercle d’un panneau de commandes. Il est en train de recâbler des choses. Il y a un instant, il a fait couler une sorte de dentifrice argenté en un ruban le long des circuits imprimés. Évidemment je ne peux vous décrire que ce que je vois. Hé !

— Whitbread ? »

L’enseigne fut pris dans une tornade. Bras et jambes écartés, il tenta d’agripper quelque chose, n’importe quoi de solide. Il fut traîné le long du sas et ne trouva rien à saisir. Puis la nuit et les étoiles tourbillonnèrent.

« Le Granéen a ouvert la porte de la cabine, dit-il. Sans prévenir. Je suis dehors, dans l’espace. » Il se stabilisa. « Je crois qu’il a laissé échapper tout l’air. Je suis entouré d’un brouillard de cristaux de glace et… Oh, mon Dieu, c’est le Granéen ! Non, il ne porte pas de combinaison pressurisée. En voilà un autre.

— Ce doit être les miniatures, dit Cargill.

— Oui, il a tué tous les parasites. Il doit sans doute y être obligé de temps en temps. Il ne sait pas combien de temps il va passer à bord du Mac-Arthur et ne veut pas qu’ils prolifèrent. Aussi il a évacué son vaisseau.

— Il aurait dû vous prévenir.

— Un peu, oui !… Excusez-moi.

— Tout va bien ? » Une nouvelle voix, celle du capitaine.

« Oui. Je retourne vers le vaisseau extra-terrestre. Ah, le voilà. Il saute vers la capsule de transbordement. » Whitbread s’immobilisa et se retourna pour regarder le Granéen. Celui-ci fendait l’espace comme une grappe de ballons, mais gracieusement, gracieusement. À l’intérieur d’une boule fixée à son torse deux petits sujets gesticulaient. Il n’y prêtait aucune attention.

« Un bond parfait », marmonna Whitbread. À moins que… ça va être juste. Jésus ! La créature volait toujours quand elle est passée à travers la porte de la capsule, exactement au centre, sans en toucher les bords. « Il doit être très sûr de son équilibre.

— Whitbread, est-ce que cet extra-terrestre se trouve dans votre véhicule ? Sans vous ? »

La morsure de la voix du capitaine fit tressaillir l’enseigne. « Je le suis sur-le-champ.

— Bonne idée, lieutenant. »

La créature se trouvait au poste de pilotage et étudiait les leviers. Soudain elle tendit les mains et commença à tourner des fixations rapides, sur le bord du panneau. Whitbread glapit et fonça pour lui agripper l’épaule. Elle l’ignora.

Whitbread appuya son casque contre celui de son passager. « Laissez ça tranquille !» cria-t-il. Puis il indiqua la selle du copilote. L’extra-terrestre se redressa lentement, pivota sur lui-même et alla s’asseoir. Mais il ne put s’installer convenablement. Whitbread, reconnaissant, prit les commandes de son engin et se dirigea vers le Mac-Arthur.

Il s’arrêta juste après avoir passé le trou que Sinclair avait ménagé dans le champ Langston. L’autre petit véhicule était caché par la masse du vaisseau de guerre. Le pont-hangar était juste en dessous de lui et l’enseigne aurait voulu ramener ce petit véhicule par ses propres moyens, pour montrer à la créature de quoi il était capable. Mais il ne le fit pas. Ils patientèrent.

Des astronautes en tenue quittèrent le Mac-Arthur en traînant des câbles derrière eux. Ils firent signe de la main. Whitbread fit de même et, quelques secondes plus tard, Sinclair mit en marche des treuils qui halèrent la capsule vers le hangar. Au passage de l’entrée de la soute, on amarra d’autres filins à la partie supérieure de l’engin de Whitbread ; ils se tendirent, et le ralentirent tandis que les immenses portes du pont-hangar commençaient à se fermer.

Le Granéen observait la manœuvre en faisant pivoter son corps d’un côté à l’autre, rappelant à Whitbread une chouette qu’il avait vue dans un zoo sur Sparta. C’était étonnant mais, dans le sac en plastique, les petites créatures étaient elles aussi attentives, elles singeaient leur grand frère. Ils s’arrêtèrent enfin et Whitbread indiqua la sortie. À travers l’épais pare-brise, il apercevait le canonnier Kelley et une douzaine de Marines en armes.


Devant Blaine vingt écrans étaient disposés en arc de cercle. En conséquence de quoi tous les scientifiques à bord du Mac-Arthur voulaient s’installer à ses côtés. Le seul moyen que Rod trouva de calmer les esprits fut d’ordonner la mise en condition de combat du vaisseau et l’évacuation de personnel civil qui se trouvait sur la passerelle. Maintenant, il regardait Whitbread grimper à bord de sa capsule de transbordement.

Grâce à la caméra montée sur le casque de l’enseigne, Blaine voyait l’extra-terrestre, assis dans le fauteuil du pilote, l’image sembla grossir quand Whitbread fonça vers lui. Blaine se tourna vers Renner. « Avez-vous vu ce qu’il a fait ?

— Oui. Il… Commandant, je jurerais qu’il essayait de démonter les commandes de l’appareil.

— Moi aussi. »

Ils piaffèrent d’impatience tandis que Whitbread conduisait la capsule vers le Mac-Arthur. Blaine ne pouvait pas en vouloir à son enseigne de ne pas tourner la tête vers son passager en même temps qu’il pilotait, mais… il valait mieux le laisser tranquille. Ils attendirent que les câbles fassent leur travail et que les portes du hangar se referment.

« Commandant ! » C’était Staley, l’enseigne de veille, mais Rod avait vu. Plusieurs caméras et quelques batteries laser étaient fixées sur la capsule mais le gros de l’armement et des écrans visaient le vaisseau extra-terrestre. Et ce dernier s’était mis en mouvement.

Un serpentin de lumière bleue brillait à la poupe de l’engin. De la couleur des radiations Cherenkov, il s’écoulait le long du rostre de queue. Soudain une ligne d’un blanc intense apparut à ses côtés.

« Il part, commandant, dit Sinclair.

— Mince ! » Ses propres écrans offraient le même spectacle et montraient ainsi que les batteries du Mac-Arthur suivaient le mouvement.

« Autorisation d’intercepter, commandant ? demanda l’officier de tir.

— Non ! » Mais que fait donc cet engin ? se demandait Rod. On aurait bien le temps de s’en occuper quand Whitbread serait à bord. Le vaisseau extra-terrestre ne pouvait s’échapper. Son étrange pilote non plus.

« Kelley !

— Commandant !

— Un peloton au sas d’entrée. Escortez Whitbread et cet être jusqu’à la salle de réception. Et poliment. En douceur, mais faites en sorte que notre invité n’aille nulle part ailleurs.

— À vos ordres, commandant.

— Cargill ? demanda Blaine.

— Oui, commandant.

— Vous contrôliez la caméra portative de Whitbread tout le temps qu’il est resté dans cet astronef ?

— Oui.

— Pourrait-il se trouver un autre extra-terrestre à bord ?

— Non, commandant. Il n’y avait pas la place. D’accord, Sandy ?

— Oui », répondit Sinclair. Blaine avait mis en marche un système de communication commune. « En tout cas, pas si cette bestiole devait aussi transporter du propergol. Et, de plus, il n’y avait pas de porte.

— Au début, il n’existait pas non plus de sas d’entrée mais il s’en est quand même ouvert un, rappela Rod. Y avait-il quoi que ce soit qui ait pu être une salle de bains ?

— Mais commandant, n’avons-nous pas vu le W.C. ? J’ai pensé que l’objet, à bâbord, près du sas, pouvait en être un, dit Sinclair.

— Ouais. Alors l’engin est sur pilotage automatique. Vous êtes tous les deux d’accord ? Mais nous ne l’avons pas vu, le programmeur.

— Commandant, il a pratiquement reconstruit les commandes sous nos yeux, dit Cargill. Grands Dieux, pensez-vous que ce soit ainsi qu’il…

— Ça semble très inefficace mais la bête n’a rien fait d’autre qui aurait pu correspondre au calibrage d’un autopilote, médita Sinclair. Et, de plus, elle a fait ça drôlement vite ! Commandant, pensez-vous qu’elle ait fabriqué un système de pilotage automatique ? »

Il y eut un éclair sur un des écrans de Rod. « Vous avez vu ça ? Une lueur bleue venant du sas du vaisseau extra-terrestre. À quoi cela a-t-il bien pu servir ?

— À tuer la vermine ? risqua Sinclair.

— Je ne pense pas. Le vide aurait suffi », répondit Cargill.

Whitbread arriva sur la passerelle et se mit au garde-à-vous devant Blaine.

« Whitbread au rapport, commandant.

— Bien joué, dit Rod. Hum – avez-vous une idée sur les deux miniatures que nous avons à bord. Par exemple pourquoi ils sont ici ?

— Non, commandant… par courtoisie ? Nous pourrions vouloir en disséquer un ?

— Possible. Si nous savions ce qu’ils sont. Regardez ça. » Blaine indiqua ses écrans.

Le vaisseau inconnu virait, la lumière blanche de son propulseur dessinant un arc sur le ciel. Il semblait retourner vers les troyens.

Et Jonathan Whitbread était le seul homme vivant qui soit jamais allé à l’intérieur. Tandis que Blaine signifiait à l’équipage la fin de la mise en alerte, l’enseigne roux pensait probablement que son calvaire venait de prendre fin.

15. Travail

La bouche aux coins relevés de l’ouvrière était large et sans lèvres. Elle portait ce qui ressemblait à un demi-sourire de doux bonheur, mais n’en était pas un. C’était un trait permanent de son visage de dessin animé.

Et pourtant l’ouvrière était heureuse.

Sa joie n’avait cessé de grandir. Traverser le champ Langston était une expérience nouvelle, comme si on pénétrait une bulle de temps retardé. Même sans instruments, cela lui indiquait quelque chose à propos du bouclier. Elle était plus que jamais impatiente de voir le générateur.

À l’intérieur, le vaisseau semblait inutilement brut, mais il était riche, riche ! Il y avait des pièces du pont-hangar qui semblaient n’être reliées à rien, des mécanismes si nombreux qu’on n’avait même pas à les utiliser ! Et beaucoup d’autres choses qu’elle ne pouvait pas saisir d’un simple coup d’œil.

Certaines d’entre elles devaient être des adaptations structurelles liées au champ, ou au mystérieux propulseur qui en découlait. D’autres devaient être des inventions réellement originales servant à des tâches familières, des circuits nouveaux, du moins pour une simple ouvrière minière. Elle reconnut des armes, sur le grand vaisseau, sur les chaloupes, à la hanche des créatures groupées de l’autre côté du sas.

Cela ne la surprit pas. Elle savait que les êtres de cette nouvelle caste étaient des donneurs d’ordres, non des exécutants. Il était naturel qu’ils aient des armes. C’était peut-être même des guerriers.

Le sas à deux portes était trop complexe, trop facile à bloquer, primitif et constituant un gaspillage en métaux et en matériaux. On aurait besoin d’elle ici, c’était clair. La nouvelle caste avait dû venir la chercher, car si elle utilisait des appareils tels que ceux-là, il ne pouvait pas y avoir d’ouvrier à bord. Elle commença à démonter le mécanisme mais l’étranger la tira par le bras et elle abandonna son travail. De toute façon, elle n’avait pas d’outils et ignorait ce qu’il serait légal d’utiliser pour en fabriquer. Elle aurait bien le temps d’y repenser…

Beaucoup d’autres, très semblables au premier, s’agglutinèrent autour d’elle. Ils portaient d’étranges survêtements, tous identiques et des armes. Mais ils ne donnaient pas d’ordres. L’étranger ne cessait d’essayer de lui parler.

Ne voyaient-ils pas qu’elle n’était pas un médiateur ? Pas très vifs, les gens de cette nouvelle caste primitive. Mais ils étaient des donneurs d’ordre. Le premier d’entre eux lui avait crié un ordre précis.

Et ils ne parlaient pas la Langue.

La situation réclamait remarquablement peu de prises de décision. L’ouvrière n’aurait qu’à aller où on l’emmènerait, à réparer et à reconcevoir quand l’occasion s’en présenterait et à attendre un médiateur. Ou un maître. Et il y avait tant à faire, tant à faire…


La salle de détente des sous-officiers avait été convertie en salle de réception pour visiteurs extra-terrestres. Les sous-off avaient dû occuper un des mess des Marines, reléguant ces derniers dans la deuxième de leurs salles à manger. Partout dans le vaisseau, on avait dû restructurer les compartiments pour accueillir la foule des civils et de leurs besoins.

En tant que laboratoire, le carré manquait de quelques installations mais on y trouvait l’eau courante, des prises murales, des plaques chauffantes et des distributeurs de rafraîchissements. Et il n’y avait rien qui ressemblât à une table de dissection.

Après discussion, on avait décidé de ne pas construire de mobilier qui convienne aux extra-terrestres. Tout ce qu’on aurait pu fabriquer n’aurait pu être conçu qu’en fonction du passager de la sonde et, ça, c’était ridicule.

Il y avait de nombreuses caméras vidéo, si bien que, même si seules quelques personnes importantes avaient accès à la salle, presque tout le monde à bord pouvait observer ce qui s’y passait. Sally Fowler attendait avec les scientifiques et était décidée à gagner la confiance de la Granéenne. Peu lui importait qui assisterait à ses efforts.

Il apparut que cette tâche était aisée. La Granéenne était confiante comme un enfant. Son premier mouvement après sa sortie du sas fut de déchirer le sac en plastique contenant les miniatures et de les donner au premier venu. Elle ne s’en inquiéta plus jamais.

Elle alla où on la mena, marchant entre les Marines jusqu’à ce que Sally la prenne par la main, à la porte de la salle d’accueil. Partout où elle passait, elle inspectait les lieux, son corps pivotant comme la tête d’une chouette. Quand Sally la lâcha, l’extra-terrestre resta sur place et attendit la suite, regardant tout le monde avec le même sourire doux.

Elle ne semblait pas comprendre les gestes. Sally, Horvath et d’autres tentèrent de lui parler, mais en vain.

Le docteur Hardy, l’aumônier linguiste dessinèrent des graphiques mathématiques mais rien ne se passa. La Granéenne ne comprenait pas et n’était pas intéressée.

Pourtant les outils la fascinaient. Dès qu’elle fut à l’intérieur, elle prit l’arme de poing de Kelley. Sur l’ordre du docteur Horvath, le Marine déchargea, à contrecœur, son pistolet et laissa la Granéenne examiner une des cartouches avant de lui abandonner l’arme elle-même. L’ingénieur la démonta complètement, au grand dam de Kelley et à l’amusement de tous les autres présents, puis elle la remonta, correctement, à l’étonnement du Marine. Elle examina les mains de ce dernier, en pliant ses doigts en arrière, en faisant travailler les articulations, en utilisant ses propres mains pour sonder les muscles et les os compliqués du poignet. Elle prit alors la main de Sally Fowler pour établir une comparaison.

Elle tira des outils de sa ceinture et commença à travailler sur la poignée du pistolet, en l’étoffant grâce à une matière tirée d’un tube.

« Les miniatures sont des femelles », annonça l’un des biologistes. « Tout comme la grande.

— Une femelle mineure d’astéroïde », dit Sally. Son regard sembla se porter au loin. « S’ils utilisent des femmes pour un travail aussi périlleux que celui-ci, ils doivent posséder une culture très différente de celle de l’Empire. » Elle considéra la Granéenne d’un air songeur. La créature lui rendit son sourire.

« Nous ferions mieux d’apprendre ce qu’elle mange, dit Horvath. Elle n’a pas apporté de nourriture et le capitaine Blaine m’informe que son astronef est parti vers une destination inconnue. » Il jeta un regard aux miniatures qui trottaient sur la grande table destinée à l’origine aux jeux de ping-pong. « À moins que celles-ci ne soient des réserves de vivres.

— Nous n’avons peut-être pas intérêt à essayer de les faire cuire tout de suite, annonça Renner qui se trouvait près de la porte. Elles pourraient n’être que des enfants. Des Granéens immatures. »

Sally se retourna d’un bloc et réprima un hoquet de surprise avant de retrouver son détachement scientifique… mais elle-même, bien sûr, ne ferait rien cuire avant de savoir ce que c’était.

Horvath prit la parole : « Monsieur Renner, pourquoi l’officier de navigation du Mac-Arthur se mêle-t-il de notre examen de l’anatomie extra-terrestre ?

— Le vaisseau est à l’arrêt, le capitaine est assuré de ne pas avoir à sonner le branle-bas de combat et je ne suis pas de quart », dit Renner. Il oublia, fort à propos, de parler des ordres permanents établis par Blaine, interdisant à l’équipage d’importuner les scientifiques. « Vous me jetez dehors ? »

Horvath envisagea cette solution. Après tout, c’est ce que faisait Blaine sur sa passerelle. Mais, bien sûr, il n’aimait pas le ministre de la Science. Horvath secoua la tête. « Non. Mais je trouve que votre suggestion à propos des petits Granéens était frivole.

— Pas du tout. Ils perdent peut-être leur deuxième bras gauche de la même façon que nous perdons nos dents de lait. » Un des biologistes acquiesça. « Quelles autres différences décelez-vous ? La taille ?

— L’ontogénèse retrace la phylogénèse, dit une voix.

— Tais-toi donc », dit une autre voix.

L’extra-terrestre rendit son arme à Kelley et regarda à la ronde. Renner était le seul officier présent et la Granéenne alla vers lui et tendit la main vers son pistolet. Renner le déchargea, le lui donna et se soumit à l’examen méticuleux de sa main. Cette fois-ci, l’extraterrestre travailla beaucoup plus rapidement, ses doigts bougeant presque trop vite pour qu’on les suive.

« Moi, je pense que ce sont des singes, dit Renner. Des ancêtres des Granéens intelligents. Ce qui vous donnerait raison. On trouve des gens qui mangent de la viande de singe sur des douzaines de planètes. Mais on ne peut pas encore prendre ce risque. »

La Granéenne posa l’arme de Renner sur la table. Renner s’en saisit. Il fronça les sourcils car la crosse plate avait été reconstruite en des masses courbes qui étaient maintenant aussi dures que le matériau d’origine. Même la détente était différente. Renner manipula l’objet et soudain découvrit qu’il se plaçait parfaitement dans sa main comme s’il en faisait partie et qu’il semblait viser sans qu’on y pense, sans effort.

Durant un moment, il savoura cette impression et nota qu’après lui avoir jeté un regard intrigué Kelley avait déjà rechargé et rengainé sa propre arme. Son pistolet était parfait et Renner aurait du mal à s’en défaire. Pas étonnant que le Marine n’ait rien dit. L’astrogateur donna son arme à Horvath. Le vieux ministre de la Science la prit. « Notre invitée semble bien connaître les outils, dit-il. J’ignore tout de ces engins, bien sûr, mais ce pistolet a l’air d’être bien adapté à la main humaine. »

Renner reprit son bien. Quelque chose dans le commentaire d’Horvath le chagrinait. Il manquait d’enthousiasme. Se pouvait-il que l’arme soit mieux adaptée à sa propre main qu’à celle d’Horvath ?

La Granéenne, pivotant du torse, scrutait chacun des scientifiques, observait l’équipement, regardait et patientait.

Une des miniatures était assise, les jambes croisées, devant Renner et copiait son aînée. Elle ne semblait absolument pas craintive. Renner lui gratta l’arrière de l’oreille. Tout comme la grande Granéenne, elle n’avait pas d’oreille gauche. Les muscles de l’épaule étaient implantés sur le sommet de la tête. Mais elle prenait plaisir à se laisser caresser. Renner évitait soigneusement le pavillon lui-même, qui était grand et fragile.

Sally observa la scène, en se demandant quoi faire et aussi en cherchant ce qui pouvait bien la désorienter dans l’action de Renner. Non pas l’incongruité du geste – un officier en train de chatouiller ce qui ressemblait à un singe extra-terrestre – mais autre chose, une chose qui se rapportait à l’oreille elle-même…

16. Savant idiot

Le docteur Buckman était de garde dans la salle d’observation quand le signal laser aveuglant qui émanait de l’intérieur du système s’éteignit.

Il y avait bien une planète : à peu près de la taille de la Terre, entourée d’une couronne de distorsion due à une atmosphère. Il opina du chef. C’était un détail difficile à voir de cette distance. La Flotte possédait un bon équipement et s’en servait bien. Certains des sous-officiers auraient fait des astronomes-adjoints valables, dommage qu’on les gâche en les employant ici…

Ce qui restait de son service d’astronomie se mit au travail sur l’analyse des données recueillies lors de l’observation de la planète et Buckman appela le capitaine Blaine.

« J’aimerais que vous me renvoyiez mes hommes, dit le docteur. Ils sont tous dans le carré à regarder la Granéenne. »

Blaine haussa les épaules. Il ne pouvait pas donner d’ordres aux scientifiques. C’était l’affaire de Buckman que de diriger son propre service. « Faites ce que vous pouvez, docteur. Tout le monde est curieux de voir l’extra-terrestre. Même mon officier de navigation qui n’a rien à faire là-bas. Qu’avez-vous découvert jusqu’à présent ? Est-ce une planète de type terrestre ?

— Si l’on veut. Légèrement plus petite que la Terre, avec une atmosphère d’eau et d’oxygène. Mais il y a des raies de son spectre qui m’intriguent. Celle de l’hélium est très large. Bien trop large. Je mets en doute la valeur des données.

— Une raie importante dans l’hélium ? Un pour cent environ ?

— Si le relevé était exact, cela se situerait autour de cette valeur, mais franchement… Au fait, pourquoi un pour cent ?

— Parce que l’air du vaisseau contenait la même proportion d’hélium, ainsi que d’autres composés assez étranges. Je crois que votre observation est juste.

— Mais, commandant, une planète de ce type ne peut en aucun cas retenir autant de ce gaz ! Il doit y avoir une erreur. Pour certaines des autres raies, c’est encore pire.

— Des cétones ? Des complexes hydrocarbonés ?

— Oui !

— Docteur Buckman, je crois que vous feriez bien de jeter un coup d’œil au rapport de Whitbread sur l’atmosphère de l’astronef granéen. Vous le trouverez dans l’ordinateur. Faites également un relevé de la densité en neutrinos, je vous prie.

— Cela ne sera pas pratique, commandant.

— Faites-le néanmoins, dit Rod au visage têtu et osseux qu’il voyait sur son écran. Nous voulons connaître l’état de leur industrie.

— Comptez-vous leur faire la guerre ? cracha Buckman.

— Pas encore, répondit Blaine sans autre précision. Et tant que les instruments sont calibrés, faites la même chose pour l’astéroïde d’où est venue la Granéenne. Il se trouve en dehors du groupe des troyens, ce qui vous évitera les problèmes d’émissions parasites.

— Commandant, cela va retarder mes travaux !

— Je vais vous envoyer un officier pour vous aider, dit Rod en réfléchissant rapidement. Potter ! Je vous donnerai Potter comme assistant. » L’enseigne apprécierait. « Ce relevé est nécessaire, docteur. Plus nous en savons à leur sujet, mieux nous pourrons dialoguer avec eux. Et plus tôt nous pourrons leur parler, plus tôt nous réussirons à interpréter leurs propres observations astronomiques. » Voilà qui devrait le convaincre !

Buckman fronça les sourcils. « Mais, c’est exact. Je n’y avais pas songé.

— Très bien, docteur. » Rod coupa l’écran avant que l’astronome puisse en dire plus, puis se tourna vers Whitbread qui se tenait près du boyau d’accès. « Entrez et asseyez-vous, lieutenant.

— Merci. » Il s’assit. Les sièges de la cabine de veille du capitaine étaient faits d’un treillis métallique tendu sur une armature, mais ils étaient confortables. Whitbread se posa sur l’extrême bord de l’un d’entre eux. Cargill lui tendit une tasse de café qu’il prit à deux mains. Il semblait douloureusement anxieux.

Cargill dit : « Détendez-vous, mon garçon. »

Rod reprit : « Whitbread, laissez-moi vous dire une ou deux choses. Tout le monde à bord désire vous interroger, non pas plus tard, mais tout de suite. C’est moi qui commence parce que je suis le capitaine. Quand nous en aurons fini, je vous livrerai à Horvath et à ses gens. Quand ils en sauront assez, si du moins c’est possible, vous serez libre. Votre chambrée voudra que vous racontiez votre histoire. Vos camarades arriveront à intervalles irréguliers, aussi devrez-vous répéter le tout une demi-douzaine de fois. Vous saisissez ? »

Whitbread était épouvanté – ce qui était naturel.

« Bien. Alors posez votre café dans cette niche. Bon. Reculez-vous jusqu’à ce que votre colonne vertébrale touche le dossier de votre fauteuil. Et détendez-vous, bon sang ! Fermez les yeux. »

Étrangement, c’est ce que fit Whitbread. Un instant plus tard, il souriait béatement.

« J’ai coupé le magnéto », lui dit Blaine – ce qui n’était pas vrai. « Vous nous ferez votre rapport officiel plus tard. Ce que je veux maintenant, ce sont les faits, vos impressions, tout ce que vous voudrez dire. Mon problème immédiat est de savoir s’il faut arrêter cet astronef granéen.

— On peut encore le faire ? »

Blaine lança un regard à Cargill qui acquiesça. « Il n’est qu’à une demi-heure. Nous pourrions l’intercepter n’importe quand durant les deux jours à venir. Il n’a pas de champ de protection, vous vous en souvenez ? Et votre caméra de casque nous a montré que la coque devait être bien fragile. Deux minutes de tir de nos batteries laser frontales suffiraient à vaporiser le tout. Pas de panique, dit Cargill.

— Ou alors, dit Blaine, nous pourrions le rattraper, démolir son propulseur et le prendre en remorque. L’ingénieur-chef donnerait un an de sa solde pour pouvoir démonter ce système de fusion électromagnétique. L’Association Impériale des Marchands de même. Cet engin est parfait pour l’exploitation minière des astéroïdes.

— Je voterais contre ça, dit Whitbread les yeux fermés, si nous étions en démocratie, commandant.

— Nous n’y sommes pas et l’amiral aurait tendance à vouloir se saisir de ce vaisseau. Certains des scientifiques aussi, mais Horvath est contre. Vous aussi, je vois. Pourquoi ?

— Ce serait la première action hostile. J’éviterais de la mener jusqu’à ce que les Granéens tentent de détruire le Mac-Arthur. »

Il ouvrit les yeux. « Et même alors, le bouclier ne suffirait-il pas à les effrayer ? Nous sommes dans leur système stellaire d’origine, commandant. Après tout, nous sommes venus voir si nous pouvions nous entendre avec eux… du moins je pense que c’est ce que nous sommes venus faire, commandant. »

Cargill gloussa. « On croirait entendre le docteur Horvath.

— De plus, commandant, que fait le vaisseau granéen qui pourrait nous gêner ?

— Il rentre tout seul à son port, probablement avec un message.

— Je ne le pense pas. Il n’a rien fait qui aurait pu ressembler à la rédaction d’un rapport et il n’a pas parlé du tout.

— Elle, lui dit Blaine. Les biologistes disent que c’est une femelle. Les deux petites en sont également et l’une d’elles est enceinte.

— Vraiment ? Aurais-je dû m’en apercevoir ? »

Blaine sourit. « Comment l’auriez-vous su ? Vous n’avez même pas remarqué que les miniatures avaient quatre bras.

— Quatre… ?

— Peu importe. Vous n’avez pas vu de message, mais vous ne saviez pas non plus que la Granéenne programmait – ou construisait – un pilote automatique, jusqu’à ce que son astronef nous quitte. Un vaisseau vide est un message en soi. Sommes-nous parés à recevoir de la visite, Jack ? »

Cargill hocha de la tête. « Oui, et si nous ne l’étions pas, vous pourriez parier que le Lénine le serait.

— Ne comptez pas trop sur le Lénine. Kutuzov pense qu’il pourrait être intéressant de voir comment le Mac-Arthur se comporterait si nous devions affronter des Granéens. Il ne fera peut-être que regarder avant de fuir vers son astroport d’attache.

— Est-ce… ça ne ressemblerait pas à l’amiral, commandant, protesta Cargill.

— Si vous aviez entendu la dispute qui l’a opposé au docteur Horvath, vous ne seriez pas de cet avis. Notre ministre de la Science demande sans cesse à l’amiral de rester à l’écart et Kutuzov est sur le point de le prendre au pied de la lettre. » Blaine se tourna vers son enseigne. « Ce n’est pas la peine de raconter cela à tout le monde, Whitbread.

— Non, commandant.

— Bon, puisque nous avons le temps, voyons ce dont vous pouvez vous souvenir de cet astronef. » Blaine enfonça une touche et plusieurs vues du vaisseau extra-terrestre apparurent sur les écrans muraux. « Voilà ce que l’ordinateur sait jusqu’à présent », expliqua Rod. « Nous avons déjà établi le plan d’une partie de l’intérieur. Il n’y avait rien qui pût nous empêcher de sonder, rien à cacher, mais ça n’en est pas plus facile à comprendre. »

Blaine prit une flèche lumineuse. « Ces zones-là contenaient de l’hydrogène liquide. Et il y avait de l’équipement lourd ici. L’avez-vous vu ?

— Non, commandant, mais ce panneau à l’arrière avait l’air de pouvoir s’enrouler vers le haut.

— Bien. » Blaine hocha la tête et Cargill inscrivit ce détail sur l’écran grâce à une pointe électronique.

« Comme cela ? demanda le commandant. Très bien. » Il pressa le bouton d’enregistrement. « Nous savons qu’il y avait une assez grande quantité de carburant cachée à bord. De l’hydrogène. Le propulseur l’ionise, le chauffe et l’enrichit en vapeurs de carbone. Il faut un gros équipement pour réaliser ces opérations. Où se trouvait-il ?

— L’ingénieur-chef ne devrait-il pas être ici ? demanda l’enseigne.

— Si, Whitbread. Malheureusement, il se passe à peu près dix choses différentes en même temps à bord de notre vaisseau et le commandant Sinclair est occupé ailleurs. Vous passerez bien assez tôt entre ses mains… Jack, n’oublions pas la philosophie de conception des Granéens. Nous avons tendance à chercher des mécanismes individuels, voués à des tâches séparées. Mais, sur la sonde, chaque composant assurait quatre ou cinq fonctions qui se chevauchaient. Il se pourrait que nous cherchions un trop grand nombre de machines.

— Oui… mais, commandant, peu importe comment on s’y prend, le vaisseau avait un nombre minimum de rôles à remplir. Obligatoirement. Or nous ne trouvons pas la moitié de l’équipement nécessaire.

— En tout cas, pas avec notre technologie », dit Blaine d’un air pensif. Il sourit alors d’un sourire large et impertinent. « Il se peut que nous tombions sur une combinaison de four à micro-ondes, d’ionisateur de carburant et de sauna… Bon, maintenant l’extraterrestre elle-même. Vos impressions, Whitbread. Est-elle aussi intelligente que cela ?

— Elle ne comprenait rien de ce que je disais. Sauf quand j’ai hurlé : “Coupez le champ de force !” Là, elle a tout de suite compris. Sinon, rien !

— Votre anecdote commence à manquer un peu d’originalité, maintenant, dit Cargill. Mais peu importe. Qu’en pensez-vous ? Est-ce qu’elle comprend l’anglique ? Est-ce qu’elle simule ?

— Je l’ignore. Elle n’a même pas répondu à mes gestes, sauf à un seul. Quand je lui ai tendu sa combinaison spatiale… Or c’était là une indication très claire.

— Peut-être est-elle idiote, dit Rod.

— C’est un mineur d’astéroïde, capitaine, dit lentement Cargill. C’est assez bien établi. Ou du moins son vaisseau est-il celui d’un professionnel de la prospection. Les crochets et les pinces de la poupe doivent être conçus pour stocker une cargaison faite de minerai ou de rochers contenant de l’air.

— Et alors ? demanda Blaine.

— J’ai connu des mineurs spatiaux. Ils ont tendance à être têtus, indépendants, à compter sur eux-mêmes jusqu’à en paraître excentriques, et à être muets. Ils ont totalement confiance les uns dans les autres pour ce qui est de leur survie, mais pas en ce qui concerne leurs femmes ou leurs biens. Et, dans leur isolement, ils oublient ce que parler veut dire… Ou du moins, c’est ce qui semble. »

Ils regardèrent tous deux Whitbread avec espoir. L’enseigne dit : « Je ne sais pas. Je ne sais tout simplement pas. Elle n’est pas idiote. J’aurais voulu que vous voyiez ses mains fouiller dans les entrailles du panneau d’instruments, reformant les circuits, en créant de nouveaux, recalibrant une demi-douzaine de choses à la fois. Peut-être… peut-être notre langage gestuel ne marche-t-il pas. Je ne sais pas pourquoi. »

Rod porta un doigt le long de la bosse de son nez. « Il serait surprenant qu’il pût marcher, dit-il d’un air pensif. Nous voici en présence d’une race complètement étrangère. Si nous étions des extra-terrestres et que nous ayons trouvé un mineur d’astéroïde, quelles conclusions pourrions-nous tirer au sujet de l’Empire ? » Blaine remplit sa tasse de café, puis celle de Whitbread. « L’équipe d’Horvath a plus de chance que nous de trouver quelque chose. Elle peut travailler sur la Granéenne. »


Sally Fowler observait la créature avec un profond sentiment de frustration. « Je ne parviens pas à décider si elle est stupide ou si c’est moi. Avez-vous vu ce qui s’est passé quand je lui ai dessiné un graphique du théorème de Pythagore ?

— Ah ! Ah ! » Le rire de Renner n’était d’aucun soutien. « Elle a démonté votre ordinateur de poche puis l’a remonté. Elle n’a rien dessiné », dit-il. Puis, plus sérieux, il reprit : « Pourtant, d’une certaine façon, elle est idiote. Sans vouloir insulter nos personnes éminemment dignes de confiance, elle n’est pas assez sur ses gardes. Peut-être son instinct de conservation est-il faible. »

Sally acquiesça et regarda travailler la Granéenne.

« Quand il s’agit de construire, elle est géniale, dit Renner. Mais elle ne comprend ni le langage parlé, ni les gestes, ni les images. Se pourrait-il qu’elle soit un génie et une débile à la fois ?

— Un savant idiot, murmura Sally. Cela arrive chez les humains mais c’est très rare. Des enfants imbéciles capables d’extraire de tête des racines cubiques ou de calculer des logarithmes. Des mathématiciens extraordinaires qui ne savent même pas nouer leurs lacets de chaussures.

— C’est dû à une différence de perception, dit Horvath qui avait été plongé dans l’étude plus approfondie des petites Granéennes. On apprend qu’une image en est une. Vos dessins… Grands Dieux, que fait-elle ? »

Dans le couloir, quelqu’un cria.

Cargill livrait ostensiblement Whitbread aux scientifiques. En fait, l’enseigne aurait sans aucun doute su trouver le chemin de la salle du carré, où l’on avait amené les Granéennes tandis que les mécaniciens du bord construisaient une cage pour les miniatures, dans la salle à manger des sous-officiers. Mais Jack Cargill était curieux.

Arrivé au milieu du couloir, il eut son premier aperçu de l’extraterrestre. Celle-ci était en train de mettre en pièces un percolateur – un acte de malice rendu encore plus diabolique par l’innocence de son sourire.

Au cri de Cargill, elle s’éloigna timidement – et le lieutenant constata qu’il était trop tard. De minuscules vis et des pièces détachées étaient éparpillées sur la table. Elle avait cassé le tube du percolateur, probablement pour analyser la technique de soudure. On voyait des morceaux du mécanisme de programmation horaire dispersés avec soin. La Granéenne avait éventré la coquille cylindrique le long de sa jointure soudée bord à bord.

Cargill découvrit que le ministre de la Science le retenait par le bras. « Vous effrayez la créature, dit Horvath à voix basse. Allez-vous-en, s’il vous plaît.

— Docteur, ayez la bonté de me dire…

— Ailleurs. » Horvath le propulsa à l’autre extrémité de la pièce. Cargill jeta un regard aux extra-terrestres miniatures accroupies sur la table de jeu, entourées par les membres du groupe des sciences de la vie et par des échantillons venus de la cambuse : des céréales, du pain, des carottes, du céleri, de la viande décongelée, crue ou cuite. « Bien, dit Horvath, qu’entendiez-vous faire en débarquant…

— Ce monstre a détruit la machine à café du carré !

— Nous avons de la chance, dit l’enseigne Whitbread avec irrévérence. Elle essayait de démonter le sas d’entrée numéro quatre quand je l’ai surprise.

— Elle n’est intéressée que par les outils. » Horvath ignorait à dessein l’agitation de Cargill. « Pour une fois, je suis d’accord avec l’amiral Kutuzov. On ne doit pas autoriser l’extra-terrestre à voir le propulseur Alderson et le générateur de champ. Elle semble capable de déduire la fonction ou le mécanisme des choses sans presque y toucher.

— Je me fiche de cela ! dit Cargill. Ne pouviez-vous pas lui donner un autre jouet ? Ce percolateur était déjà à demi cassé. Personne n’en comprend le mécanisme depuis que Sandy Sinclair est passé par là. Or la Granéenne en a brisé certaines des pièces !

— Si elles étaient si fragiles, elles seront probablement faciles à réparer, dit Horvath. Écoutez, nous pourrons vous donner un des erlen-meyer du laboratoire ou demander à un de nos techniciens… Ah ! Mademoiselle Fowler. L’extra-terrestre s’est-elle calmée ? Monsieur… Whitbread je crois ? Nous sommes heureux de vous voir. Nous vous attendions. En tant que seul homme ayant effectivement communiqué avec notre créature… commandant Cargill, restez éloigné de la Granéenne… »

Mais Cargill avait déjà traversé la pièce. L’extra-terrestre eut un léger mouvement de recul, mais le militaire resta hors de sa portée. Il lui lança un regard furibond en considérant sa machine à café. Elle était réparée.

La Granéenne échappa à Sally Fowler. Elle trouva un récipient conique en plastique, le remplit d’eau à l’un des robinets et s’en servit pour remplir le percolateur. Un des stewards du carré ricana tout bas.

La créature versa deux fois de l’eau, installa le panier à marc et attendit.

Le steward regarda Cargill, qui inclina la tête, et il alla chercher la boîte de café moulu, en tira deux cuillerées et brancha la machine. L’extra-terrestre ne perdit pas un geste. L’une des miniatures fit de même, bien qu’étant distraite par un des biologistes qui lui secouait une carotte devant les yeux. « Elle a déjà fait ça, elle m’a regardé préparer du café, dit le serveur. J’ai pensé qu’elle en voudrait, mais les scientifiques ne lui en ont pas donné.

— Ernie, il se peut que nous ayons un sacré bon Dieu de fouillis ici d’une minute à l’autre. Prépare-toi à éponger. »

Cargill fit face à Sally. « Ce monstre sait-il réassembler ce qu’il démonte ?

— Assez bien, oui, lui dit Sally. Elle a réparé mon ordinateur de poche. »

Le percolateur bouillonna et l’eau du témoin vira au marron. Cargill versa une tasse d’une main hésitante et goûta. « Mais, c’est bon », dit-il. Il tendit son café à la Granéenne.

Elle trempa les lèvres dans le breuvage épais et amer, poussa un cri rauque et lança la tasse contre le mur.


Sally conduisit Whitbread à l’office. « Vous vous êtes fait comprendre par la Granéenne. Comment ?

— Ça n’est arrivé qu’une seule fois, dit Whitbread. Je me suis demandé depuis si j’avais fait une erreur. Elle aurait fort bien pu décider de me libérer à peu près au moment où j’ai ouvert mon casque… »

Sally grimaça. « Elle reste là à ne rien faire ! Elle ne semble même pas savoir que nous essayons de lui parler. Et elle ne tente jamais de répondre… » Elle baissa la voix et murmura – surtout à sa propre intention : « C’est une caractéristique de base de toutes les espèces intelligentes que d’essayer de communiquer. Whitbread, quel est votre prénom ? »

L’enseigne fut ébahi. « Jonathan, madame.

— Bien, Jonathan, je m’appelle Sally. De vous à moi… est-ce que je m’y prends mal ? Pourquoi ne veut-elle pas me parler ?

— Eh bien, Sally », risqua Whitbread. Il aimait le goût de ce prénom sur ses lèvres. Et elle n’avait que deux ans de plus que lui… « Sally, je pourrais trouver une bonne demi-douzaine de raisons. Peut-être est-elle télépathe ?

— Quel rapport cela aurait-il avec…

— Elle ne saurait pas ce qu’est une langue. Ce que vous voulez lui apprendre n’aurait aucun sens. Peut-être ne peut-elle lire dans nos esprits que lorsque nous hurlons de rage, comme je l’ai fait.

— Ou ainsi que l’a fait le commandant Cargill…, dit Sally d’un air pensif. Elle s’est bien éloignée du percolateur. Mais pas pour longtemps. Non, je ne crois pas.

— Moi non plus. Je crois qu’elle ment.

— Comment ?

— Elle joue les imbéciles. Elle ne sait que nous raconter, alors elle ne dit rien. Elle gagne du temps. Nos machines l’intéressent. Ça lui donne le loisir d’en savoir plus. »

Sally hocha lentement la tête. « Un des biologistes avait la même idée. Il pensait qu’elle attendait des ordres et qu’elle apprenait tout ce qu’elle pouvait à notre sujet en attendant qu’ils arrivent… Jonathan, comment pourrions-nous la confondre ?

— Impossible, dit Whitbread. Comment prouveriez-vous qu’une souris intelligente joue les idiotes, si vous n’aviez jamais vu de souris auparavant ?

— Mince. Bon, eh bien, nous ne pouvons que continuer ainsi. » Elle fronça les sourcils en pensant à l’action de la Granéenne sur la cafetière, puis regarda longuement Whitbread. « Vous êtes exténué. Allez dormir. Il n’y a rien que vous deviez nous dire sur-le-champ ?

— Non. » Whitbread bâilla. Il y eut un bruit de fuite derrière lui et il se retourna vivement mais ne vit rien. « On parlait de souris… dit-il.

— Comment survivent-elles à bord d’un vaisseau en acier ? » demanda Sally.

Whitbread haussa les épaules. « Elles embarquent avec les vivres, ou même dans les effets personnels. De temps en temps, nous évacuons une partie de l’astronef et nous l’ouvrons à l’espace, pour en maîtriser la reproduction. Mais nous ne les tuons jamais toutes. Au cours du présent voyage, avec tout ce personnel supplémentaire à bord, nous n’avons même pas pu le faire.

— Intéressant, dit Sally. Les souris sont capables de vivre pratiquement partout où les humains le peuvent… saviez-vous qu’il y en a probablement autant dans la galaxie qu’il y a d’hommes ? Nous les avons importées sur presque toutes les planètes. Jonathan, les miniatures sont-elles des souris ? »

Whitbread haussa les épaules. « En tout cas, la Granéenne n’en avait que faire. Elle les a toutes tuées sauf deux… je me demande pourquoi elle a emporté ces deux-là. Après les avoir choisies au hasard… »

Sally opina de la tête. « Nous l’avons regardée les attraper. » Soudain elle rit. « Et Renner qui se demandait si elles étaient des bébés granéens ! Allez vous coucher, Jonathan. Nous vous reverrons dans une dizaine d’heures. »

17. L’expulsion de Crawford

L’enseigne Jonathan Whitbread atteignit son hamac bien plus tôt qu’il ne l’espérait. Il s’installa béatement dans sa couchette, ferma les yeux… et en ouvrit un en sentant un regard posé sur lui.

« Oui, Potter, soupira-t-il.

— Monsieur Whitbread, je vous serais obligé de bien vouloir parler à M. Staley. »

Ce n’était pas ce à quoi il s’attendait. Whitbread ouvrit son deuxième œil. « Quoi ?

— Quelque chose l’a blessé. Vous le connaissez, il ne se plaindra pas, il préférerait mourir. Mais il marche comme un robot et ne parle à personne, sauf par politesse. Il mange tout seul… Vous le connaissez depuis plus longtemps que moi, j’ai pensé que vous pourriez découvrir ce qui ne va pas. »

— D’accord, Potter. J’essaierai. Quand je me réveillerai. » Il referma les yeux. « Dans huit heures. Ça ne peut pas être aussi urgent que cela. »


Dans une autre partie du Mac-Arthur, l’officier de navigation Renner se retournait dans une cabine à peine plus large que sa couchette. C’était celle du troisième lieutenant mais deux scientifiques avaient pris celle de Renner et le « Numéro Trois » avait déménagé.

Soudain, Renner s’assit dans l’obscurité, son esprit cherchant ce qui aurait pu n’être qu’un rêve. Puis il alluma la lumière et tripota le panneau de communication qui lui était peu familier. Le matelot qui répondit fit preuve d’un remarquable contrôle de soi : il ne hurla pas qu’on le réveillait. « Passez-moi mademoiselle Sally Fowler », dit Renner.

L’autre le fit, sans commentaire. Ça doit être un robot, pensa Renner. Il savait à quoi il ressemblait.

Sally ne dormait pas. Avec le docteur Horvath, elle venait juste de finir d’installer la Granéenne dans la cabine des officiers de tir. Son visage et sa voix, quand elle dit « Oui, monsieur Renner », apprirent à celui-ci qu’il devait avoir l’air en cet instant de résulter du croisement d’un homme et d’une taupe… un remarquable exemple de communication sans paroles.

Renner n’y prêta pas attention. « Je me suis souvenu de quelque chose. Avez-vous votre ordinateur de poche ?

— Certainement. » Elle le lui montra.

« Ayez la gentillesse de le tester. »

Intriguée, Sally écrivit sur la petite boîte, effaça, griffonna un problème simple, puis un plus complexe qui demanderait l’intervention de l’ordinateur de bord du Mac-Arthur. Puis elle fit afficher un dossier personnel, tiré au hasard de la banque de données du vaisseau. « Il marche bien. »

La voix de Renner était embrumée de sommeil. « Suis-je fou ou ai-je vu la Granéenne le démonter complètement et le réassembler ?

— Non, c’est exact. Elle a fait la même chose avec votre pistolet.

— Mais… un ordinateur de poche ? commença Renner. Vous savez bien que c’est impossible, non ? »

Elle crut que c’était une blague. « Non, je l’ignorais.

— Eh bien, ça l’est. Demandez donc au docteur Horvath. » Renner raccrocha et se rendormit.

Sally rattrapa Horvath au moment où il entrait dans sa cabine. Elle lui raconta l’incident.

« Mais ces machines sont des gros circuits intégrés monolithiques.

On n’essaie même pas de les réparer… » Horvath se marmonna d’autres choses.

Tandis que Renner continuait de dormir, Sally et Horvath réveillèrent le personnel du service des sciences physiques. Aucun d’entre eux ne dormit beaucoup cette nuit-là.


Le « matin », sur un astronef de guerre, est une chose toute relative. Le premier quart va de quatre à huit heures, heure à laquelle normalement l’espèce humaine dormirait ; mais l’espace ignore tout de cela. La passerelle et la salle des machines exigent la présence d’une équipe complète, quelle que soit l’heure. En tant qu’officier prenant part à la veille, Whitbread montait une garde sur trois. Mais le planning des tours de garde du Mac-Arthur, d’habitude fort bien réglé, était embrouillé au-delà de tout espoir.

Jonathan se retrouvait sans garde du matin, ni d’avant midi, soit huit merveilleuses heures de sommeil. Pourtant il était éveillé et assis dans le mess des sous-officiers à neuf heures.

« Mais tout va bien, voyons, protesta Horst Staley. Je ne sais pas où vous êtes allé chercher cette idée. N’y pensez plus.

— D’accord », dit Whitbread d’un air détaché. Il choisit un jus de fruit et des céréales et les posa sur son plateau. Il était juste derrière Staley dans la queue de la cafétéria. Ce qui était assez naturel, puisqu’il l’y avait suivi.

« Mais j’apprécie votre sollicitude », lui dit Staley. Sa voix était vide de toute émotion.

Whitbread acquiesça d’un signe de la tête. Il ramassa son plateau et suivit le dos trop raide de Staley. Comme prévu, celui-ci choisit une table vide. Whitbread se joignit à lui.

L’Empire comprenait de nombreux mondes sur lesquels la race dominante était du type blanc caucasien. Sur de telles planètes, les personnages des affiches d’enrôlement de la Flotte ressemblaient toujours à Horst Staley. Son menton carré, ses yeux bleus comme la glace. Son visage était tout en plans et en angles, doté d’une parfaite symétrie bilatérale et sans expression. Son dos était droit, ses épaules larges, son ventre plat, dur et tendu de muscles. Il contrastait vivement avec Whitbread qui aurait toute sa vie un problème de poids à combattre et qui était, pour le moins, légèrement rondouillard un peu partout.

Ils mangèrent, en silence, un long petit déjeuner. Finalement, comme si c’était utile, Staley demanda d’un air détaché : « Comment s’est déroulée votre mission ? »

Whitbread était prêt. « Rudement. Pendant la pire heure et demie, la Granéenne s’est contentée de m’observer. Voyez. » Il se leva. Il tourna la tête vers le côté, laissa ployer ses genoux et ses épaules s’affaisser, comme pour entrer dans un cercueil invisible de 130 cm de haut. « Comme cela pendant quatre-vingt-dix minutes. »

Il se rassit. « De la torture, je vous dis. Je n’arrêtais pas de regretter qu’ils ne vous aient pas envoyé à ma place. »

Staley rougit. « J’étais volontaire. »

En plein dans le mille. « C’était mon tour. C’est vous qui avez accepté la reddition du Défiant, là-bas sur Néo-Chicago.

— Et qui ai laissé ce fou me voler ma bombe ! »

Whitbread posa sa fourchette. « Ah ?

— Vous l’ignoriez ?

— Bien sûr. Vous pensez que Blaine l’aurait dit à tout le vaisseau ? C’est vrai que vous êtes revenu un peu secoué de cette mission. Nous nous demandions pourquoi.

— Maintenant, vous savez. Un quelconque crétin a essayé de revenir sur sa parole. Le capitaine du Défiant n’a pas voulu le laisser faire, mais il aurait tout aussi bien pu ne pas réagir. » Staley se frotta les mains, douloureusement fort. « Il m’a pris la bombe des mains et, moi, je l’ai laissé faire ! J’aurais donné n’importe quoi pour avoir l’occasion de… » Staley se leva brutalement, mais Whitbread fut assez rapide pour le rattraper par le bras.

« Asseyez-vous, dit-il. Je peux vous dire pourquoi on ne vous a pas choisi.

— J’imagine que vous lisez dans le cerveau du capitaine ? » Ils parlaient à voix basse, par une sorte d’accord tacite. Les cloisons du Mac-Arthur étaient de toute façon d’excellents absorbants soniques et leurs paroles, bien qu’étant atténuées, étaient très claires.

« Ce genre de devinette constitue un très bon entraînement pour les enseignes, dit Whitbread.

— Alors pourquoi ? Est-ce à cause de la bombe ?

— Indirectement. Vous auriez été tenté de prouver votre valeur. Mais, même sans cela, vous êtes trop le type du héros, Horst. Forme physique parfaite, bons poumons – vous avez déjà vu un amiral sans voix ? –, dévouement total, et pas de sens de l’humour.

— Mais si, j’ai le sens de l’humour !

— Non, vous ne l’avez pas.

— Ah, non ?

— Pas la moindre trace. La situation excluait les héros, Horst. Elle nécessitait quelqu’un à qui il importerait peu de paraître ridicule pour la bonne cause.

— Vous plaisantez. Voyons, je ne sais jamais quand vous êtes sérieux.

— Le moment serait mal choisi pour s’amuser. Je ne me moque pas de vous, Horst. Écoutez, je ne devrais pas avoir à vous l’expliquer… vous avez tout vu sur les écrans vidéo ? Sally m’a dit que j’étais partout en couleurs et en trois dimensions.

— Exact. » Staley eut un sourire fugitif. « Nous aurions voulu voir votre visage. Surtout quand vous vous êtes mis à jurer. Nous n’étions pas prévenus. L’image a un peu sauté, puis vous avez hurlé et tout le monde s’est effondré.

— Qu’auriez-vous fait à ma place ?

— Pas cela. Je ne sais pas. J’aurais suivi les ordres, j’imagine. » Les yeux de glace se rétrécirent. « En tout cas, je n’aurais pas essayé de tirer pour me sortir de là, si c’est à cela que vous pensez.

— Peut-être juste une seconde de laser de découpe dans le panneau de commande ? Pour annihiler le champ de force ?

— Pas sans ordres.

— Et le langage gestuel ? J’ai passé un bon moment à faire des gestes dans l’espoir que l’extra-terrestre me comprenne, mais en vain.

— Nous ne la voyions pas, mais quel est le rapport ?

— Je vous l’ai dit, reprit Whitbread. Pour cette mission il fallait un homme volontaire pour se rendre ridicule. Pensez au nombre de fois où vous avez entendu les gens rire de moi, pendant que je ramenais la Granéenne. »

Staley hocha de la tête.

« Bon, et maintenant songez à cette créature. À son sens de l’humour. Aimeriez-vous qu’une Granéenne se fiche de vous, Horst ? Vous ne seriez jamais sûr du moment où elle le ferait.

— Vous voulez rire.

— Tout ce qu’on savait, c’était que la situation imposait que quelqu’un aille voir si les extra-terrestres voulaient bien dialoguer avec nous. On n’avait pas besoin de défendre l’honneur de l’Empire. Nous en aurons bien le temps une fois que nous saurons ce que nous affrontons. Alors, les héros auront leur place, Horst. Ils la trouvent toujours.

— C’est rassurant », dit Staley. Il avait terminé son petit déjeuner. Il se leva et quitta rapidement la pièce, le dos très droit, laissant Whitbread songeur.

Bon, pensa l’enseigne, du moins ai-je essayé. Et peut-être, peut-être…


Le « luxe », à bord d’un astronef de guerre, est relatif.

La cabine de l’officier de tir Crawford était de la taille de son lit. Quand celui-ci était relevé, il restait la place de changer de vêtements et un petit évier où se brosser les dents. Pour rabattre la couchette avant de dormir, Crawford devait d’abord sortir dans le couloir et, étant de grande taille pour un astronaute de la Flotte, il avait appris à dormir en chien de fusil.

Un lit et une porte avec un verrou, au lieu d’un hamac, ou d’une couchette parmi d’autres : le luxe. Il se serait battu pour le conserver. Mais il avait perdu la partie. Maintenant il couchait dans l’aviso spatial du Mac-Arthur tandis qu’un monstre extra-terrestre occupait ses quartiers.

« Elle ne mesure qu’un peu plus d’un mètre, bien sûr qu’elle y tiendra, dit judicieusement Sally Fowler. Enfin, c’est tout de même une pièce minuscule. Croyez-vous qu’elle le supportera ? Dans le cas contraire, nous devrons la garder dans la salle de détente.

— J’ai vu la cabine de son astronef. Elle n’était pas plus grande. Elle s’y fera », dit Whitbread. Il était trop tard pour essayer de dormir dans le poste des enseignes et Jonathan était censé dire aux scientifiques tout ce qu’il savait : ça devrait suffire si Cargill lui demandait pourquoi il importunait Sally. « J’imagine que vous avez quelqu’un qui la surveille en permanence par le réseau T.V. ? »

Elle acquiesça. Whitbread la suivit dans la salle de repos des civils. Une partie de la pièce était isolée par un grillage et les deux miniatures s’y trouvaient. L’une d’elles grignotait un chou en utilisant ses quatre bras pour le retenir contre sa poitrine. L’autre, l’abdomen gonflé par sa grossesse, s’amusait avec une torche électrique.

Tout comme un singe, pensa Whitbread. C’était la première occasion qu’il ait eu de voir les petites Granéennes. Leur fourrure, plus épaisse que celle de la grande, était mouchetée de brun et de jaune alors que celle de leur homologue supérieur était d’un marron doux et uniforme. Les quatre bras étaient presque identiques – cinq doigts sur les mains gauches, six sur les droites – tout aussi minces et articulés de la même façon. Pourtant les muscles supérieurs de l’épaule gauche étaient ancrés au sommet du crâne. Pourquoi, sinon pour augmenter la force et le bras de levier ?

Whitbread fut ravi quand Sally le guida vers une petite table isolée de l’endroit où les bioscientifiques se grattaient la tête et discutaient vivement.

Il alla chercher deux cafés et interrogea la jeune femme sur l’étrange musculature des minigénies. Ce n’était pas vraiment ce dont il aurait aimé parler avec elle, mais c’était un début…

« Je crois qu’ils sont vestigiels, dit-elle. Ils n’en ont visiblement pas besoin. Les bras gauches ne sont de toute façon pas de taille à effectuer des travaux de force.

— Alors ce ne sont pas des singes. Ce sont des dérivées de la grande.

— Ou bien les deux espèces sont elles-mêmes des branches subalternes d’autre chose. Jonathan, nous avons déjà plus de deux classifications. Regardez. » Elle se tourna vers les écrans de l’intercom et une vue de la chambre de la Granéenne apparut.

« Elle paraît heureuse », dit Whitbread. Il sourit de ce que la créature fabriquait. « Crawford ne va pas apprécier ce qu’elle a fait de sa couchette.

— Le docteur Horvath ne voulait pas l’en empêcher. On l’autorise à tripoter tout ce qu’elle veut du moment que ce n’est pas le système vidéo. »

Le lit de Crawford avait été raccourci et reformé. Les contours en étaient extrêmement étranges, non seulement à cause des articulations compliquées du dos de la Granéenne, mais aussi parce qu’apparemment elle dormait sur le côté. Elle avait coupé et cousu le matelas et tordu le sommier en fer. Il y avait maintenant deux gouttières pour les bras droits, une cuvette pour l’os de la hanche et une haute corniche en guise d’oreiller…

« Pourquoi ne dormirait-elle que sur son côté droit ? demanda Whitbread.

— Peut-être préférerait-elle se défendre avec le bras gauche si elle était attaquée durant son sommeil. Il est bien plus fort.

— Ça se peut. Pauvre Crawford. Peut-être s’attend-elle à ce qu’il essaie de lui couper la gorge. » Il regarda la Granéenne travailler sur les lampes de chevet. « Elle a vraiment des idées fixes, non ? Nous pourrions en retirer un bénéfice. Elle pourrait bien améliorer certaines choses.

— Peut-être. Jonathan, avez-vous étudié les dessins montrant la créature disséquée ? »

Elle parlait comme une maîtresse d’école. D’ailleurs, elle était assez âgée pour en être une. Mais bien trop mignonne, pensa Whitbread. Il dit : « Oui mam’selle.

— Percevez-vous des différences ?

— Oui. La fourrure n’est pas de la même couleur. Mais ce n’est rien. L’autre sortait de siècles d’animation suspendue.

— Autre chose ?

— L’autre était plus grande, je crois. Je ne le jurerais pas.

— Regardez sa tête. »

Whitbread fronça les sourcils. « Je ne vois pas. »

Sally prit son ordinateur de poche. Celui-ci bourdonna, légèrement, indiquant ainsi qu’il était en communication avec le cerveau électronique de l’astronef. Quelque part à l’intérieur du Mac-Arthur, un laser suivit des lignes holographiques. La mémoire centrale contenait tout ce que l’humanité savait des Granéens… ce qui était peu. Elle trouva l’information que Sally avait demandée et l’envoya vers l’ordinateur de poche. Un schéma apparut sur une des faces de la petite boîte plate.

Whitbread l’étudia puis regarda la Granéenne sur les écrans. « Son front… il est incliné !

— C’est ce que nous pensions, le docteur Horvath et moi.

— Ce n’est pas si facile à voir. Sa tête est de toute façon si tordue !

— Je sais, mais c’est quand même perceptible. Nous pensons qu’il y a aussi une différence dans les mains, mais très faible. » Sally grimaça et trois rides apparurent entre ses yeux marron. Elle avait coupé ses cheveux assez court, pour l’apesanteur, ce qui, ajouté à son froncement de sourcils, lui donnait un air d’efficacité. Whitbread n’aimait pas cela. « Ce qui nous fait trois types de Granéen, dit Sally. Pour quatre spécimens seulement. Vous admettrez que c’est un taux de mutation très élevé, non ?

— Je… ne serais pas surpris. » Whitbread se souvint des cours d’histoire que l’aumônier Hardy avait tenus pour les enseignes, au cours du voyage. « Ils sont pris au piège de leur système. S’ils avaient subi une guerre atomique, ils auraient dû rester sur place par la suite, n’est-ce pas ? » Il songea à la Terre et eut un frisson.

« Nous n’avons pas trouvé trace de tels conflits.

— À part le taux de mutation. »

Sally éclata de rire. « Votre raisonnement se mord la queue. De toute façon, il ne tient pas. Aucun de ces trois types d’individu n’est invalide, Jonathan. Ils sont tous très bien adaptés, en bonne santé… Sauf la morte évidemment, mais elle ne compte pas. Ils n’auraient pas choisi un handicapé physique pour piloter la sonde.

— Non. Alors quelle est la réponse ?

— C’est vous qui les avez vues le premier, Jonathan. Appelons celle de la sonde : type A. Quelles étaient les relations entre les types B et C ?

— Je ne sais pas.

— Mais vous les avez vues ensemble.

— Leur comportement était incohérent. Au début, les petites restaient à l’écart de la grande et elle les laissait tranquilles. Puis, je lui ai fait signe de venir avec moi au Mac-Arthur. Elle a sur-le-champ ramassé les deux premières miniatures qui lui sont tombées sous la main, s’est assurée de leur captivité et a tué le reste sans prévenir ! »

Whitbread reprit son souffle, songeant à la tornade qui l’avait éjecté du sas du vaisseau granéen. « Que sont ces minis ? Des animaux domestiques ? Des enfants ? Elle les a tués… De la vermine ? Alors pourquoi en garder deux ? Du bétail ? Avez-vous essayé de ce côté-là ? »

Sally grimaça. C’était presque un rictus de félin, choquant sur son joli visage. Une expression qu’elle n’aurait jamais prise lors d’une occasion mondaine. « Avons-nous essayé ? Par exemple de fricasser une des petites bestioles et de l’offrir à la grande ? Soyons raisonnables. »

Dans la cabine de Crawford, l’extra-terrestre se versa une poignée… d’une sorte de graine… et la mangea. « Du pop-corn, dit Sally. Nous en avons donné aux petites. C’était peut-être à cela qu’elles servaient : à goûter la nourriture.

— Peut-être.

— Elle mange aussi du chou. Au moins ne jeûnera-t-elle pas. Mais elle mourra peut-être de carence en vitamines. Nous ne pouvons que regarder et attendre… Je suppose que nous irons d’ici peu sur la planète habitée. En attendant, Jonathan, vous êtes la seule personne à avoir visité le vaisseau granéen. Le siège du pilote était-il profilé ? Je n’en ai eu qu’un aperçu à travers la caméra de votre casque.

— Oui, il était creusé. Il lui allait comme un gant. J’ai remarqué autre chose. Le tableau de commandes courait sur la droite du siège. Pour ses mains droites seulement… »

Il apparut que ses souvenirs de l’astronef étaient très étendus, ce qui le maintint en l’agréable compagnie de Dame Sally jusqu’à ce qu’il dût partir prendre son quart. Mais rien de ce qu’il avait remarqué ne serait particulièrement utile.


Whitbread n’était pas plus tôt arrivé à son poste, sur la passerelle, que le docteur Buckman appela le capitaine.

« Un astronef, Blaine, dit l’astronome. Qui vient du monde habité, d’alpha du Grain. Nous ne l’avions pas remarqué parce qu’il était caché par cette fichue émission laser. »

Blaine hocha la tête. Ses propres écrans lui avaient montré le vaisseau granéen neuf minutes auparavant. Le chef Shattuck n’était pas prêt de laisser les civils travailler mieux que lui.

« Il nous atteindra dans quatre-vingt-une heures, dit Buckman. Son accélération est de zéro virgule quatre-vingt-sept g, ce qui, par une coïncidence bizarre, correspond à l’atmosphère qui règne sur la planète granéenne. Il crache des neutrinos. D’une façon générale, il se comporte comme le premier astronef mais il est beaucoup plus massif. Je vous tiendrai au courant si nous découvrons d’autres éléments.

— Très bien. Surveillez-le bien, docteur. » Blaine fit un signe à Whitbread qui coupa le circuit. Le capitaine se tourna vers son second. « Comparons nos informations et celles de Buckman.

— Oui, commandant », dit Cargill. Il pianota sur le clavier du périphérique d’ordinateur durant quelques minutes. « Commandant ?

— Oui ?

— Regardez l’heure de départ. Ce vaisseau extra-terrestre n’a pas décollé plus d’une heure après notre retour en espace normal.

— En êtes-vous sûr ? Ça donne dix minutes pour nous détecter, dix autres pour que nous ayons pu les apercevoir, et quarante minutes de préparatifs et lancement. Jack, quelle sorte d’astronef est capable de prendre l’air en quarante minutes ? »

Cargill grimaça. « Aucun de ceux que je connais. La Flotte pourrait y arriver, en maintenant une unité avec son équipage au complet en alerte permanente…

— Précisément. Je pense que c’est un vaisseau de guerre qui vient vers nous. Vous feriez bien de prévenir l’amiral, puis Horvath. Whitbread, appelez-moi Buckman.

— Oui ? » L’astrophysicien avait l’air exténué.

« Docteur, je veux tout ce que votre équipe pourra savoir sur cet engin granéen. Tout de suite. De plus essayez d’analyser cette accélération bizarre. »

Buckman examina les chiffres que Blaine envoya sur son écran. « Ça semble assez évident. Ils ont quitté alpha du Grain, ou un satellite en orbite basse, quarante minutes après notre percée. Où est le problème ?

— S’ils ont pu partir aussi rapidement, ils sont très certainement à bord d’une unité de guerre. Nous souhaiterions qu’il en soit autrement. »

Buckman était ennuyé. « Croyez ce qu’il vous plaît mais les maths sont là. Ou bien Ils ont pris l’espace en quarante minutes, ou… eh bien, on pourrait dire que leur point de départ se situe un peu au-delà de deux millions de kilomètres plus près de nous. Ça leur aurait laissé plus de temps… Mais je n’y crois pas.

— Pas plus que moi. Soyez-en sûr, docteur. Que pouvons-nous penser qui ait pu leur donner un délai plus grand pour décoller ?

— Voyons… Je n’ai pas l’habitude de penser en termes de fusées vous savez. Les “accélérations gravitationnelles”, si je puis dire, sont davantage dans mon domaine. Humm. » Les yeux de Buckman devinrent curieusement vides. Durant un instant il ressembla à un débile. « On devrait compter avec une période de vol en chute libre. Et une accélération bien plus grande au départ. Bien plus élevée.

— Combien de temps avant de couper les propulseurs initiaux ?

— Plusieurs heures pour chaque heure que vous voudrez leur donner pour qu’ils se décident à partir. Commandant, je ne comprends pas votre problème. Pourquoi n’ont-ils pas pu mettre en route une expédition scientifique en quarante minutes ? Pourquoi penser que c’est un vaisseau de guerre ? Après tout, le Mac-Arthur assure les deux fonctions. Et il nous a fallu un temps peu raisonnable pour nous en aller. J’étais prêt des jours auparavant. »

Blaine le fit disparaître de son écran. Je vais lui briser le cou, se dit-il. Je passerai en cour martiale, mais je plaiderai homicide justifiable. Je ferai témoigner tous ceux qui le connaissent. Je suis sûr qu’on me relâcherait. Il enfonça des touches. « Jack, où en êtes-vous ?

— Ils ont bien lancé ce vaisseau en quarante minutes.

— Ce qui en fait une unité de guerre.

— C’est ce que pense l’amiral. Le docteur Horvath n’est pas convaincu.

— Moi non plus, mais nous allons devoir nous préparer à une telle éventualité. Nous allons aussi avoir besoin d’en savoir plus sur les Granéens que les gens d’Horvath n’en apprennent de notre passagère. Je veux que vous preniez la vedette et que vous alliez voir l’astéroïde d’où venait la Granéenne. On n’y a pas décelé d’activité, donc cela devrait être sans danger. Je veux savoir exactement ce que notre petite amie y faisait. Ça nous donnera peut-être des indices. »

18. La Ruche de pierre

Horace Bury regardait les Granéennes hautes de 30 cm jouer derrière le grillage. « Mordent-elles ? demanda-t-il.

— Pas jusqu’à présent, répondit Horvath. Pas même quand les biotechniciens ont prélevé des échantillons sanguins. » Bury l’intriguait. Le ministre de la Science pensait savoir bien juger les gens – après avoir quitté les sciences et être entré dans la politique, il avait dû apprendre vite –, mais il n’arrivait pas à sonder les mécanismes de pensée de Bury. Le sourire délié du Marchand n’était qu’un masque derrière lequel, lointain et froid, il observait les Granéennes comme Dieu jugeant une création douteuse.

Bury pensait : « Mais qu’elles sont laides ! Quel dommage ! Elles ne seraient d’aucun intérêt comme animaux de compagnie, à moins que… » Il se ressaisit et tendit la main à travers une des mailles du grillage, assez large pour qu’on passe le bras mais trop serrée pour que les Granéennes s’échappent.

« Derrière l’oreille, suggéra Horvath.

— Merci. » Bury se demanda si une des créatures viendrait examiner sa main. La plus mince des deux vint et Bury la chatouilla derrière l’oreille. Avec délicatesse car l’organe semblait fragile. Elle eut l’air d’aimer cela.

Elles feraient des compagnons abominables, pensa Bury, mais se vendraient pour de petites fortunes. Pendant un temps. Avant que le charme de la nouveauté ne s’use. Il vaudrait mieux en envoyer simultanément sur toutes les planètes. Si elles se multiplient en captivité, si nous réussissons à les nourrir et si j’épuise mes stocks avant que les gens n’arrêtent d’acheter… « Allah soit… ! Elle a pris ma montre !

— Elles adorent les machines. Vous avez peut-être remarqué la torche dont je leur ai fait cadeau.

— Peu importe cela, Horvath. Comment est-ce que je récupère ma montre ? Au nom de… Comment ont-elles défait l’attache ?

— Envoyez la main et reprenez-la. Ou laissez-moi faire. » Horvath essaya. L’enclos était trop vaste et la Granéenne ne voulait pas rendre son butin. Horvath ne savait plus que faire. « Je ne veux pas trop les déranger.

— Horvath, cette montre vaut huit cents couronnes ! Elle ne donne pas seulement l’heure et la date, mais… » Bury reprit son souffle. « Et d’ailleurs, elle est antichoc. Notre publicité annonce que le choc qui arrêterait une Chronos tuerait celui qui la porterait. Elle ne peut probablement pas y faire de mal. »

La Granéenne considérait la montre-bracelet d’une manière sobre et studieuse. Bury se demanda si le public trouverait cela amusant. Aucun autre animal ne se comportait ainsi. Pas même les chats.

« Vos caméras enregistrent la scène ?

— Bien sûr, dit Horvath.

— Ma société pourrait bien vouloir vous acheter cette séquence. À des fins publicitaires. » Voilà une bonne chose, pensa Bury. Et maintenant il y avait un vaisseau granéen qui venait et Cargill qui emmenait l’aviso quelque part. On ne tirerait rien de Cargill, mais Buckman allait l’accompagner. Peut-être le café que buvait l’astro-physicien allait-il fournir des dividendes…

Cette pensée attristait un peu Bury.


L’aviso était le plus grand des véhicules du hangar. C’était une unité de levage avec une surface supérieure plate qui s’appliquait contre l’une des parois du pont. Sa zone de parking étant souvent sous vide, il possédait ses propres écoutilles, qui joignaient ses sas étanches aux régions habitables du Mac-Arthur.

Il n’y avait à bord ni champ Langston ni propulsion Alderson mais son moteur était efficace et puissant et sa charge en propergol considérable, même sans réservoirs éjectables. Le bouclier thermique qui en couvrait l’extrémité lui permettait une rentrée en atmosphère de type terrestre à 20 km/s ou plusieurs à plus basse vitesse. Il recevait un équipage de six hommes, mais pouvait en transporter plus. Il pouvait voyager d’une planète à l’autre mais non entre les étoiles. L’Histoire avait été, à de nombreuses reprises, écrite par des vaisseaux spatiaux plus petits que l’aviso du Mac-Arthur.

Une demi-douzaine d’hommes logeaient dans ses cabines. L’un d’eux avait été évincé pour faire de la place à Crawford quand celui-ci avait été expulsé de ses propres quartiers par un extra-terrestre à trois bras.

Quand il s’en aperçut, Cargill sourit. « J’emmène Crawford, décida-t-il. Ce serait dommage de le déménager à nouveau. Lafferty comme pilote. Trois Marines… » Il se pencha sur sa liste. « Staley comme enseigne. » Celui-ci serait ravi d’avoir l’occasion de faire ses preuves et il était assez obéissant.

L’intérieur de l’astronef était propre et brillant, mais on voyait la trace des réparations de Sinclair le long de la cloison bâbord, là où les lasers du Défiant avaient entamé le bouclier thermique. Les avaries avaient été sérieuses, même à la distance relativement grande de laquelle l’aviso engageait le combat.

Cargill étala ses affaires dans la seule cabine qui fût un espace fermé et passa en revue ses options de plan de vol. Sur ce parcours, ils pourraient filer trois g tout du long. En pratique, ce serait peut-être un g aller et cinq retour. Ce n’était pas parce que l’astéroïde ne possédait pas d’usine de fusion qu’il était inhabité.

Jack Cargill se souvint de la vitesse à laquelle la Granéenne avait reconstruit son grand percolateur. Sans même connaître le goût que le café était censé présenter ! Pouvaient-ils en être à une ère perfusion ? Il abandonna ses effets personnels et enfila une combinaison pressurisée : un vêtement tissé, collant à la peau, juste assez poreux pour permettre le passage de la sueur. Cette porosité équivalait à un système de thermo-régulation autonome. Avec ce tissu très serré pour le protéger, il pourrait affronter l’espace. Le casque était fixé à un joint sur le col. En condition de combat, on ajoutait une armure par-dessus tout l’équipement, mais, pour une simple inspection, elle serait inutile.

De l’extérieur, on ne voyait ni les avaries ni les réparations. Une partie du bouclier pendait au-dessous du nez de l’aviso comme une grande lame de bulldozer, exposant ainsi la bulle de plastique du poste de pilotage et le mufle de l’armement principal de l’astronef : un canon laser.

Lors d’une bataille, la tâche principale de ce vaisseau était la reconnaissance. Parfois, on tentait de lui faire lancer une torpille sur un ennemi aveugle. Contre les astronefs granéens qui n’avaient pas de champ protecteur, ce canon suffirait amplement.

Cargill inspecta les armes de l’aviso avec une attention inhabituelle. Déjà, il craignait les Granéens. Il était bien le seul. Mais cela ne durerait pas longtemps.


Le deuxième astronef extra-terrestre était plus important que le premier. Mais l’estimation de sa masse comportait un risque important d’erreur, car elle dépendait de l’accélération (connue), de la consommation en carburant (déduite de la température du propulseur), de la température d’opération (déduite du spectre radio dont le pic se situait dans la région des rayons X mous) et de l’efficacité (pure conjecture). Quand on ajoutait tous ces facteurs, le poids semblait bien trop faible ; juste suffisant pour un astronef avec trois personnes à bord.

« Mais ils ne sont pas humains, fit remarquer Renner. Quatre Granéens pèsent autant que deux hommes mais ne sont pas aussi encombrants. Nous ne savons pas ce qu’ils transportent comme équipement, ou armement, ou bouclier. Ils ne semblent pas avoir peur des cloisons fines, ce qui leur permet de construire des cabines plus vastes…

— D’accord, coupa Rod. Si vous n’en savez rien, dites-le.

— Je n’en sais rien.

— Merci, dit patiemment Rod. Êtes-vous sûr de quoi que ce soit ?

— C’est étrange, mais : oui, commandant. L’accélération. Elle est restée constante à trois décimales près depuis que nous les avons repérés. Ce qui est bizarre, dit Renner. Normalement, on joue sur le propulseur pour conserver un rendement optimal et on corrige les erreurs mineures en cours de route. Si vous n’y touchez pas, il y a quand même des variations dans son régime. Pour conserver une poussée aussi constante, ils doivent le tripoter sans cesse. »

Rod se frotta le nez. « C’est un message. Ils nous informent de l’endroit exact où ils vont.

— Oui. Ici même. Ils nous disent de les attendre. » Renner arborait cet odieux sourire un peu féroce. « Et nous savons autre chose, commandant. L’aire du profil transversal du vaisseau a diminué depuis que nous l’avons repéré. Ils ont probablement largué des réservoirs de carburant.

— Comment avez-vous trouvé cela ? Ne faut-il pas, pour effectuer cette mesure, que la cible soit dans le soleil ?

— D’habitude oui, mais ici, elle est sur un fond de Sac à Charbon qui réfléchit assez de lumière pour nous donner une bonne idée du diamètre de l’astronef. N’avez-vous pas remarqué les couleurs de la nébuleuse noire, commandant ?

— Non. » Blaine se frotta à nouveau le nez. « Évidemment, ses réservoirs supplémentaires ne le font pas ressembler à un croiseur. Mais ce n’est pas une preuve. Nous pouvons seulement en déduire qu’ils sont pressés. »


Staley et Buckman occupaient les sièges arrière de la cabine de pilotage triangulaire de l’aviso. Tandis qu’ils s’éloignaient, sous un g de pesanteur, Staley regardait le champ du Mac-Arthur se fermer derrière eux. Contre la noirceur de l’espace, le croiseur sembla devenir invisible. Il n’y eut plus rien à voir que le ciel.

Le Sac à Charbon occupait la moitié de l’horizon qui était ainsi vide d’étoiles, à part un petit point rose à soixante-dix degrés à partir du bord. C’était comme si l’univers s’arrêtait là. Comme un mur, pensait Horst.

« Regardez ça, dit Buckman qui fit sursauter Staley. Il y a des gens sur la Néo-Écosse qui l’appellent le Visage de Dieu. Imbéciles superstitieux !

— Oui, dit Horst. Les superstitions sont idiotes.

— D’ici, ça ne ressemble pas du tout à un homme et c’est dix fois plus magnifique ! J’aimerais que le mari de ma sœur soit là. Il fait partie de l’Église de Lui. »

Horst opina du chef, dans la demi-obscurité.

Vu de tous les mondes humains connus, le Sac à Charbon était un trou sombre dans le ciel. On s’attendait à ce qu’il en soit de même vu d’ici. Mais, maintenant que les yeux de Horst s’habituaient à la pénombre, il voyait des traces de rouge luisant dans la masse nébulaire. La matière constitutive du Sac s’assemblait en couches successives de rideaux diaphanes, ou comme du sang se mélangeant à de l’eau. Plus il l’observait longtemps, plus il voyait loin à l’intérieur de la nébuleuse. Les volutes, les remous et les courants de poussière et de gaz s’enfonçaient sur des années-lumière.

« Imaginez cela : moi, avec un beau-frère illiste sur les bras ! J’ai bien tenté de raisonner cet idiot, dit Buckman avec énergie, mais il refuse d’écouter.

— Je crois n’avoir jamais vu un aussi beau ciel. Docteur, toute cette lumière vient de l’Œil de Murcheson ?

— Ça paraît impossible, n’est-ce pas ? Nous avons cherché d’autres sources : la fluorescence, des étoiles à U.V. enfouies dans la poussière, ce genre de choses. S’il y avait eu des masses là-dedans, nous les aurions trouvées grâce à nos gravimètres. Ainsi ce n’est pas impossible. L’Œil n’est pas si loin que cela du Sac à Charbon.

— À deux années-lumière.

— Et alors ? La lumière voyage plus loin que cela, si on lui dégage le chemin ! » Les dents de Buckman luisaient à la lumière multicolore du tableau de bord. « Murcheson a manqué une occasion en or en n’étudiant pas cette nébuleuse quand il le pouvait. Bien sûr il se trouvait du mauvais côté de l’Œil et il ne s’est probablement pas aventuré très loin du point Alderson… ce qui est notre grande chance, Staley ! Jamais pareille situation ne s’est produite. Une épaisse masse interstellaire et, sur le bord, la lumière d’une supergéante rouge pour l’illuminer ! Regardez, regardez, suivez mon doigt, Staley, vers l’endroit où les courants spatiaux convergent vers ce remous. C’est comme un maelström, non ? Si votre capitaine consentait à cesser de se tourner les pouces et à me donner accès à l’ordinateur du Mac-Arthur, je pourrais prouver que ce vortex est une proto-étoile en train de se condenser ! Ou que ça n’en est pas une. »

Buckman était d’un grade temporaire plus élevé que celui de Staley, mais il était civil. De toute façon, il n’aurait pas dû parler ainsi du capitaine. « Vous savez, docteur, nous utilisons tout de même l’ordinateur à d’autres fins. »

Buckman lâcha le bras de Staley. « Oui, à beaucoup trop d’autres. » Ses yeux étaient dans le vague, son âme perdue dans cet énorme voile d’obscurité zébrée de rouge. « Mais peut-être n’en aurons-nous pas besoin. Les Granéens doivent observer le Sac à Charbon depuis le début de leur histoire : des centaines d’années, peut-être même des milliers. Surtout s’ils ont développé une pseudoscience du genre de l’astrologie. Si nous réussissons à leur parler… » Sa voix se perdit dans le silence.

« Nous nous demandions pourquoi vous étiez si impatient de venir, dit Staley.

— Comment ? Vous voulez dire de partir en excursion avec vous pour voir ce rocher ? Staley, peu m’importe de découvrir ce qu’en faisait la Granéenne. Je veux savoir pourquoi les points troyens sont si peuplés.

— Vous comptez trouver des indices ?

— Peut-être. Dans la composition du rocher. On peut l’espérer.

— Je pourrai vous aider, je pense, dit lentement Staley. Sauron – ma planète natale – possède une ceinture d’astéroïdes et des industries minières. Mes oncles m’ont enseigné quelques notions sur ces mines. J’ai même pensé être mineur moi-même, à une certaine époque. » Soudain, il se tut, s’attendant à ce que Buckman abordât ce sujet déplaisant.

L’astronome dit : « Je suis curieux de savoir ce que le capitaine espère trouver là.

— Il me l’a dit. Nous ne savons qu’une seule chose à propos de ce rocher, dit Staley. C’est qu’il intéressait une Granéenne. Quand nous saurons pourquoi, nous aurons appris quelque chose sur ces extra-terrestres.

— Pas grand-chose », grogna Buckman.

Staley se détendit. Soit Buckman ignorait pourquoi Sauron était taxée d’infamie, soit… non. Du tact ? Buckman ? Impensable.


Le bébé granéen naquit cinq heures après le départ de l’aviso. Sa naissance ressemblait étonnamment à celle d’un chiot, si on oubliait que sa mère n’était que très peu semblable à un chien. De plus, il n’y eut qu’un seul rejeton, à peu près de la taille d’un rat.

La salle de détente fut très prisée ce jour-là. L’équipage, les officiers, les scientifiques et même l’aumônier trouvèrent une excuse pour y passer.

« Regardez comme le bras inférieur gauche est petit, dit Sally. Nous avions raison, Jonathan. Les petits Granéens sont dérivés des grands. »

On eut l’idée de conduire la « grande » extra-terrestre au carré. Elle ne sembla pas le moins du monde intéressée par le nouveau-né. Mais elle s’adressa aux deux autres. L’une d’elles tira la montre de Horace Bury de sous un coussin et la lui donna.

Dès qu’il le pouvait, Rod regardait l’activité qui se déroulait autour du petit nouveau, qui avait l’air hautement développé pour un enfant d’un jour. Quelques heures après sa naissance, il grignotait des choux et apparemment savait marcher, bien que la mère le portât généralement grâce à deux de ses bras. Elle se mouvait lestement et n’était pas gênée par sa présence.

Pendant ce temps-là, le vaisseau granéen se rapprochait et, si son accélération changea, ce fut trop imperceptiblement pour que le Mac-Arthur puisse le détecter.

« Ils seront ici dans soixante-dix heures, dit Rod à Cargill grâce à un message laser. Je vous veux ici dans soixante. Ne laissez pas Buckman commencer quoi que ce soit qu’il ne puisse achever avant la limite d’heure. Si vous entrez en contact avec des extra-terrestres, dites-le-moi vite… et n’essayez pas de leur parler sauf en cas de force majeure.

— À vos ordres, commandant.

— Ce ne sont pas les miens, Jack, mais ceux de Kutuzov. Il voit votre mission d’un mauvais œil. Contentez-vous d’examiner l’astéroïde, puis revenez ici. »

Le rocher était distant d’à peu près trente millions de kilomètres du Mac-Arthur, soit un voyage d’environ trente-cinq heures dans chaque sens à un g. À quatre g, ce serait deux fois plus rapide. Mais pas suffisamment, pensa Staley, pour qu’il fût intéressant de supporter cette pesanteur.

« Nous pourrions y aller à un g et demi, commandant, suggéra-t-il à Cargill. Non seulement nous irions plus vite, mais nous nous fatiguerions aussi en moins de temps. On ne bougerait pas autant et l’aviso aurait l’air moins surpeuplé.

— Magnifique, dit Cargill avec chaleur, c’est une suggestion brillante, Staley.

— Alors nous l’adoptons ?

— Non.

— Mais… Pourquoi pas, commandant.

— Parce que je n’aime pas les hautes atmosphères. Parce qu’elles consomment du propergol et que, si nous en utilisons trop, le Mac-Arthur devra peut-être plonger dans la géante gazeuse pour nous ramener chez nous. Ne gaspillez jamais de propergol, Staley. Vous pourriez en avoir besoin. Et, de toute façon, c’est une idée digne d’un crétin.

— Oui, commandant.

— Les idées de ce genre sont réservées aux cas d’urgence. On s’en sert quand il n’y a plus rien à essayer. Si elles réussissent, elles vont dans le manuel d’instruction. Sinon on suit le règlement qui est en grande partie composé d’idées idiotes qui ont marché. » Le sourire intrigué de Staley amusa Cargill. « Laissez-moi vous raconter celle que, moi, j’ai fait inscrire dans le manuel… »

Pour un enseigne, les études ne sont jamais achevées. Staley porterait des grades plus élevés que celui-ci, s’il en était capable et s’il survivait.

Cargill termina son histoire et regarda l’heure. « Dormez, Staley. Vous aurez la barre après notre retournement. »


De loin, l’astéroïde était apparemment noir, rugueux et poreux. Sa rotation sur lui-même durait trente et une heures, ce qui, d’après Buckman, était étonnamment lent. Il n’y avait pas trace d’activité : pas de mouvement. Horst Staley rechercha des différences de température mais n’en trouva pas.

« Je crois que ça confirme que l’endroit est vide. Toute forme de vie originaire d’alpha du Grain aurait besoin de chaleur, n’est-ce pas ?

— Oui. »

L’aviso approcha. Les pointillés qui donnaient son aspect poreux au rocher devinrent des pustules, puis des trous béants de toutes tailles. Des météores, visiblement. Mais tant que cela ?

« Je vous avais dit que les points troyens étaient encombrés, fit Buckman d’une voix gaie. L’astéroïde passe probablement à travers le gros amas de façon régulière… mais, montrez-moi une vue rapprochée de ce grand cratère, là, Cargill. »

Deux grossissements supplémentaires et l’écran fut à demi rempli par un gouffre noir. D’autres trous, plus petits, l’entouraient.

« Pas le moindre signe de soulèvement volcanique, dit Cargill.

— Vous avez remarqué, vous aussi. Cet astéroïde est creux. C’est pour cela que la densité est si faible. Il n’est pas habité mais a dû l’être. Ses occupants se sont même donné la peine de lui imprimer un temps de rotation agréable. » Buckman se tourna. « Cargill, il va falloir l’explorer.

— Oui, mais pas vous. C’est une équipe militaire qui y atterrira.

— Mais c’est de mon domaine, bon sang !

— Votre sécurité est du mien, docteur. Lafferty, emmenez-nous de l’autre côté de l’astéroïde. »

L’arrière du rocher était un énorme renfoncement en forme de bol.

« Piqué de petits trous… non, pas de trous. De cratères, dit Cargill. Qu’en pensez-vous, docteur ?

— Je ne vois pas. En tout cas, pas si c’est un relief naturel…

— On l’a apporté ici ! dit Staley.

— C’est étrange, mais justement j’y songeais, dit Cargill. On l’a fait bouger grâce à des engins thermonucléaires, en mettant à feu les bombes successivement dans le même cratère pour canaliser les explosions. Lieutenant, faites un relevé des radiations.

— À vos ordres. » Il partit et revint un instant plus tard. « Rien, commandant. C’est froid.

— Vraiment ? » Cargill alla vérifier lui-même. Quand il eut terminé, il regarda ses instruments de mesure et grimaça. « Froid comme la mort. S’ils se sont servis de bombes, elles étaient très propres. D’ailleurs, ça ne devrait pas me surprendre. »

L’aviso refit le tour de la montagne volante.

« Ça, ce doit être un sas d’entrée. Là. » Staley montra du doigt un mamelon de pierre entouré de cercles concentriques formant une cible d’une couleur orange passée.

« Exact, mais je doute que nous réussissions à l’ouvrir. Nous allons passer par un des trous d’impact météorique. Lafferty, posez-nous. »


Dans leur rapport, ils appelèrent l’astéroïde la « Ruche ». Il était composé de chambres polyédriques, sans plancher, reliées entre elles par des passages, trop bas pour que des hommes les aient percés, et engorgés de momies dissymétriques. Quels qu’aient été les miracles accomplis par les constructeurs, l’atmosphère artificielle n’en faisait pas partie. Les couloirs rayonnaient dans toutes les directions. Les salles les plus vastes et les entrepôts étaient parsemés de poignées servant à se tracter, de points d’ancrage pour des câbles et de niches de stockage.

Les momies flottaient partout, grêles et desséchées, la bouche ouverte. Leur taille variait d’un mètre à un mètre cinquante. Staley en choisit plusieurs et les fit rapporter par l’aviso.

Il y avait aussi des machines, toutes incompréhensibles pour Staley et ses hommes ; toutes immobilisées par collage sous vide. L’enseigne en fit arracher une du mur. Il la choisit pour son étrangeté et non pour son utilité potentielle, car aucune des machines n’était complète. « Pas de métal, rapporta Staley. Des volants d’inertie en pierre, des choses dont on a l’impression que ce sont des circuits intégrés… de la céramique avec des impuretés. Mais très peu de métal, commandant. »

Ils se dirigèrent au hasard et atteignirent une chambre centrale. Elle était gigantesque. L’épave de la machine qui la dominait l’était aussi. Les câbles qui en sortaient, et qui auraient pu être des supraconducteurs électriques donnaient à penser que, là, se trouvait la centrale énergétique de l’astéroïde. Mais la salle n’était pas radioactive.

La patrouille se fraya un chemin entre des blocs de pierre et découvrit une grande boîte métallique.

« Tranchez là-dedans », ordonna Staley.

Lafferty utilisa son laser de découpe. Ils se groupèrent autour de l’étroit rayon vert qui n’entamait nullement l’enveloppe argentée. Staley se demanda où passait l’énergie. Étaient-ils en train d’en stocker dans le cube qu’ils essayaient d’attaquer ? C’est une sensation de chaleur sur son visage qui lui indiqua la réponse.

Il fit un relevé thermométrique. La matière était chauffée juste au-dessous du rouge, et sur toute sa surface. Quand Lafferty éteignit son outil, le métal refroidit rapidement, mais en conservant une température identique en tous ses points.

Un supraconducteur de chaleur. Staley siffla de surprise dans le micro de sa combinaison et envisagea d’emporter un échantillon. Il tira donc des pinces coupantes de sa combinaison et plia le métal comme si c’était du fer-blanc. Il en décolla une bande. Ses hommes purent alors arracher des feuilles entières de cette étrange matière, à mains nues.

Il était impossible de relever le plan de la « Ruche » car ses corridors étaient trop complexes. L’équipe connaissait à peine sa position, mais laissait des marques sur son chemin et put mesurer l’épaisseur des murs grâce à des sondes à protons.

À l’intérieur de l’astéroïde, les cloisons des couloirs étaient toutes minces comme des coquilles d’œuf. À l’extérieur elles n’étaient pas beaucoup plus épaisses. La « Ruche » n’avait pas dû être un endroit très sûr où vivre.

Le mur situé sous le cratère, par contre, était d’une épaisseur de plusieurs mètres. À cause des radiations, pensa Staley. Il devait y avoir une radio-activité résiduelle. Sinon les habitants auraient gratté cette paroi comme ils l’avaient fait pour les autres, pour se créer plus de place.

Il avait dû se produire une terrible explosion de natalité.

Puis quelque chose les avait tous tués.

Or il ne restait plus de radiations. Combien de temps auparavant cela s’était-il produit ? Le rocher était couvert de petits impacts météoriques et on voyait des myriades de trous dans les murs. Combien de temps ?

Staley regarda d’un air méditatif la petite et lourde machine que Lafferty et Sohl transportaient. Elle était collée par le vide. Avec l’expérience des particules élémentaires dispersées sur l’interface du métal argenté, l’équipe civile du Mac-Arthur serait peut-être en mesure de déterminer quand la « Ruche » avait été abandonnée. Mais Staley savait déjà une chose : l’astéroïde était vieux.

19. La popularité de la deuxième chaîne

L’aumônier David Hardy n’observait les miniatures qu’à travers le réseau vidéo car cela lui évitait de se perdre en conjectures sur ce qu’étaient les Granéens. Pour Horvath et ses gens, ils présentaient un intérêt scientifique mais, pour Hardy, il y avait en jeu plus qu’une simple curiosité intellectuelle. Il devait déterminer si ces extra-terrestres étaient humains. Les scientifiques d’Horvath se demandaient seulement s’ils étaient intelligents.

Bien sûr, ces questions se chevauchaient. Il était improbable que Dieu ait créé des êtres possédant une âme mais pas d’intelligence. Mais il était tout à fait possible qu’il ait créé une espèce intelligente sans âme, ou dont le salut passait par des voies complètement différentes de celles de l’humanité. Ils étaient peut-être des sortes d’anges, mais évidemment il aurait été difficile de trouver des créatures qui aient l’air moins angéliques. Cette pensée fit sourire Hardy qui se remit à l’étude des « minis ». La grande Granéenne dormait.

D’ailleurs, à ce moment-là, les miniatures ne faisaient, elles non plus, rien de particulier. Il n’était pas nécessaire que Hardy les observât sans arrêt. De toute façon, tout était holographié et, en sa qualité de linguiste du Mac-Arthur, Hardy serait informé de tout événement. Il était déjà sûr que les petites Granéennes n’étaient ni intelligentes ni humaines.

Il soupira profondément. Qu’est donc l’homme, que tu t’en inquiètes, ô Seigneur ? Et pourquoi dois-je décider quelle place les Granéens occupent dans tes projets ? Cette dernière question, au moins, était claire. Deviner la volonté de Dieu est un très très vieux jeu. Et, sur le papier, Hardy était tout désigné pour s’y essayer. C’était certainement lui qui le ferait le mieux de tous les prêtres du secteur trans-Sac à Charbon.

Hardy avait quinze ans de pratique, dont douze comme aumônier de la Flotte, mais commençait tout juste à envisager son sacerdoce comme une profession. À l’âge de trente-cinq ans, il était professeur agrégé à l’université impériale de Sparta, expert en langues anciennes et modernes et en l’art ésotérique nommé archéologie linguistique. Le docteur David Hardy était à l’époque pleinement satisfait de rechercher les origines des colonies perdues pendant des siècles puis retrouvées par l’Empire. Par l’étude de leurs langues et des noms dont les habitants de ces planètes désignaient les objets usuels, il était capable de dire de quelle partie de l’univers les premiers colons étaient venus. En général, il mettait le doigt sur la planète ou même la ville d’origine.

Tout, dans l’université, lui plaisait, sauf les étudiants. Il n’avait pas été particulièrement religieux jusqu’au jour où sa femme s’était tuée dans un accident d’avion. Il ne savait pas encore aujourd’hui comment cela s’était passé, mais c’était alors que l’évêque était venu le trouver. Hardy avait jeté un long et profond regard sur sa vie et était entré au séminaire. Après son ordination, sa première mission avait consisté en une tournée désastreuse en tant qu’aumônier universitaire. Cela n’avait pas réussi et il avait compris qu’il n’était pas taillé pour être prêtre dans une paroisse. La Flotte avait besoin d’aumôniers et pourrait toujours utiliser un linguiste…

Maintenant, à l’âge de cinquante-deux ans, il était installé devant un écran d’intercom à regarder des monstres à quatre bras jouer avec des choux. À sa gauche, sur le bureau, il avait déposé une feuille de mots croisés en latin et remplissait de temps en temps les cases. Domine nonsum.

« Dignis, bien sûr. » Hardy gloussa. C’était précisément ce qu’il avait dit quand le cardinal lui avait ordonné de suivre l’expédition du Grain. « Monseigneur, je ne suis pas digne…

— Aucun de nous ne l’est, Hardy, avait répondu Randolph. Mais nous sommes également indignes d’être les prêtres de Dieu. Or cette mission-là est tout de même plus présomptueuse que d’aller faire la chasse à l’extra-terrestre.

— Oui, monseigneur. »

Hardy regarda de nouveau les mots croisés. Pour l’instant, ils étaient plus intéressants que les Granéens.


Rod n’aurait pas été de cet avis, mais, évidemment, le capitaine avait moins souvent l’occasion de voir les gaies petites créatures que l’aumônier. Il y avait du travail à terminer, mais pour l’instant, on pouvait le négliger. Le vibreur de son intercom sonnait avec insistance et les miniatures disparurent pour céder l’écran au visage lisse et rond du secrétaire de Rod. « Le docteur Horvath tient à vous parler.

— Passez-le-moi », dit Rod.

Comme toujours, les manières d’Horvath constituaient un chef-d’œuvre de cordialité formelle. Il devait être en train de s’habituer à parler à des gens qu’il ne pouvait pas se permettre de ne pas apprécier. « Bonjour, commandant. Nous avons les premières photos du vaisseau extra-terrestre. J’ai pensé que vous aimeriez les voir.

— Merci docteur. Quel est leur numéro de classement ?

— Elles ne sont pas encore enregistrées. Je les ai ici. »

L’image se divisa : le visage d’Horvath d’un côté et une ombre floue de l’autre. L’appareil était long et mince, plus large à une extrémité qu’à l’autre et paraissait translucide.

« Nous avons pris celle-ci à l’instant où l’astronef effectuait sa manœuvre de retournement, à mi-chemin. Malgré l’agrandissement et les filtres, nous n’avons obtenu que ce résultat et nous n’en aurons pas de meilleur avant l’abordage. » Naturellement, pensa Rod, le propulseur du vaisseau extra-terrestre devait maintenant être dirigé vers le Mac-Arthur.

« Cette pointe est probablement le système de propulsion granéen. » Une flèche lumineuse vint montrer l’objet désigné. « Et ces structures, à l’avant… Attendez que je vous montre le diagramme des densités. »

Le graphique révélait une ombre pointue entourée d’une pile de toroïdes beaucoup plus larges et presque invisibles. « Vous voyez ? C’est une tige interne, rigide, servant au lancement du vaisseau. On peut estimer qu’elle contient le moteur à fusion, ainsi que les chambres de recyclage d’air et d’eau pour l’équipage. Nous avons conclu que cette portion a été lancée par un accélérateur linéaire à haute poussée.

— Et les anneaux ?

— Nous pensons que ce sont des citernes souples pour le carburant. On voit que certaines d’entre elles sont vides. Ils les conservent peut-être pour créer un espace habitable. Par contre, d’autres ont été, sans doute possible, larguées.

— Ah. » Rod étudia la silhouette sous le regard d’Horvath et dit enfin : « Docteur, ces réservoirs ne pouvaient pas être arrimés à l’astronef quand il a décollé.

— Non. Il se peut qu’on les ait envoyés rejoindre la section centrale de la nef. Sans passagers, ils ont pu recevoir une bien plus grande poussée.

— Dans un accélérateur linéaire ? Ils n’ont pourtant pas une apparence métallique.

— Hem… non. C’est exact.

— Or le carburant est obligatoirement de l’hydrogène, non ? Alors comment les a-t-on propulsés ?

— Nous… Nous l’ignorons. » Horvath hésita de nouveau. « Peut-être entouraient-ils une tige métallique. Larguée, elle aussi.

— Hum… Bien. Je vous remercie. »

Après un moment de réflexion, Rod stocka les photographies dans le réseau vidéo. Presque tout entrait dans l’intercom qui servait de bibliothèque, de centre d’amusements ou assurait les communications internes du Mac-Arthur. Entre les alertes ou même au cœur d’un combat, l’un des canaux du système de visualisation pouvait bien montrer… n’importe quoi. Des divertissements enregistrés. Des tournois d’échecs. Des matches de ping-pong entre les champions des équipes de veille. Une pièce de théâtre, même, si l’équipage avait vraiment le temps… ce qui arrivait, lors des blocus.

Le principal sujet de conversation du carré des officiers était évidemment le vaisseau extra-terrestre.

« Il y a des ombres dans ces tores, affirma Sinclair. Et elles bougent.

— Des passagers. Ou du mobilier, dit Renner. Ce qui implique que ces quatre premières sections au moins servent aux passagers. Il pourrait bien y avoir beaucoup de Granéens à bord.

— Surtout, dit Rod en entrant, s’ils ont aussi peu de place par personne qu’à bord de l’astronef minier. Repos, messieurs. Asseyez-vous. » Il demanda un café au steward.

« Il y a peut-être un Granéen pour chaque homme à bord du Mac-Arthur, dit Renner. C’est une chance que nous ayons toute cette place en trop ici, non ? »

Blaine tiqua. L’expression de Sinclair donnait à penser que le prochain événement paraissant sur l’écran allait déclencher un match en quinze rounds entre l’ingénieur-chef et l’officier de navigation…

« Sandy, que pensez-vous de l’idée d’Horvath ? demanda Renner. Je ne trouve pas sa théorie du lancement des ballons de carburant sur une tige métallique très convaincante. Est-ce que des coques en métal n’auraient pas mieux fait l’affaire ? Elles auraient offert plus de rigidité structurale. Sauf si…

— Oui », l’encouragea Sinclair.

Renner ne répondit pas.

« Qu’est-ce que c’est, Renner ? demanda Blaine.

— Rien du tout, commandant. C’était une pensée un peu folle. Je devrais apprendre à discipliner mon esprit.

— Allez-y, Renner ! »

L’astrogateur n’était pas dans la Flotte depuis très longtemps, mais il avait appris à reconnaître le ton de voix. « Oui, commandant. Il m’est venu à l’idée que, à la bonne température et à la bonne pression, l’hydrogène est métallique. Si ces réservoirs étaient pressurisés, leur carburant serait conducteur… Mais cela demanderait le genre de pression que l’on trouve dans le noyau des planètes gazeuses géantes.

— Renner, vous ne pensez pas vraiment…

— Non, commandant. C’était juste une idée. »


L’étrange théorie de Renner tracassa Sinclair durant une bonne partie du quart suivant. Normalement, les officiers mécaniciens ne prennent pas de veille, mais le personnel de Sinclair venait tout juste d’achever la remise en état des systèmes de survie de la passerelle et le Néo-Écossais voulait les essayer. Plutôt que d’obliger un autre officier de quart à rester en armure tandis que la passerelle était sous vide, Sandy assurait lui-même la veille.

Ses réparations fonctionnaient comme toujours à merveille. Et maintenant, après avoir quitté sa combinaison de combat, Sinclair, assis dans le siège de commandement, se détendait en regardant les Granéennes. Les émissions sur ces créatures étaient extrêmement populaires à bord, chacun choisissant entre la grande extra-terrestre de la cabine de Crawford et les miniatures. La grande Granéenne avait tout juste achevé de reconstruire la lampe de sa chambre qui émettait maintenant une lumière plus rouge et plus diffuse. Elle était en train de découper une partie de la couchette de Crawford pour se ménager un mètre carré d’espace de travail supplémentaire. Sinclair admirait son travail. Elle était habile et plus sûre d’elle-même que quiconque. Que les scientifiques discutent, pensa Sandy, cette bête est intelligente.

Sur le deuxième canal, les miniatures jouaient. Les gens les regardaient encore plus souvent que la grande Granéenne et Bury qui voyait cela avait un intense sourire intérieur.

La deuxième chaîne d’intercom accrocha l’œil de Sinclair qui soudain se redressa vivement. Les miniature étaient en pleine relation sexuelle.

« Enlevez ça du réseau ! » ordonna Sinclair. Le matelot de service eut une expression douloureuse mais enfonça une touche, si bien que le canal deux n’émit plus. Quelques instants plus tard, Renner vint à la passerelle.

« Que se passe-t-il sur le réseau vidéo, Sandy ? demanda-t-il.

— Il ne se passe rien du tout, dit Sinclair d’un ton rigide.

— Mais si, la deuxième chaîne ne marche plus.

— Exact, Renner. C’est moi qui l’ai ordonné. » L’ingénieur avait l’air gêné.

Renner sourit, narquois. « Et qui pensiez-vous qui émettrait une objection contre le… l’émission ? demanda-t-il.

— Nous n’allons sûrement pas passer des films cochons. Avec un aumônier à bord ! Sans parler de la dame ! »

La dame en question regardait aussi le canal deux et, quand il s’éteignit, Sally Fowler posa sa fourchette et quitta la salle à manger. Puis elle se mit pratiquement à courir, ignorant les regards des personnes qu’elle croisait. Elle était essoufflée quand elle atteignit la salle récréationnelle… où les Granéennes miniatures étaient encore en flagrante delicto. Elle s’approcha de la cage et les observa pendant presque une minute. Puis, ne s’adressant à personne en particulier, elle dit : « La dernière fois qu’on y est allé voir, c’étaient toutes les deux des femelles. »

Personne ne répondit.

« Ils changent de sexe ! s’exclama-t-elle. Je parierais que c’est la grossesse qui déclenche le processus. Docteur Horvath, qu’en pensez-vous ?

— Cela semble assez probable, dit lentement le ministre. D’ailleurs… Je suis pratiquement sûr que celui qui se trouve dessus était la mère du nouveau-né. » Il semblait s’empêcher de bégayer. Et il rougissait.

« Oh, bonté divine », dit Sally.

Elle venait tout juste de se rendre compte de l’impression qu’elle donnait, à filer du carré à l’instant même où la scène avait disparu de l’intercom et à arriver hors d’haleine. Au-delà du Sac à Charbon, les sociétés étaient toutes engluées d’une pruderie intense…

Et elle, une dame de la Cour, se dépêchait de venir voir des extraterrestres faire l’amour, pour ainsi dire.

Elle avait envie de crier, d’expliquer. C’est important ! Cet hermaphrodisme, il doit être général chez les Granéens. Il doit influencer leur mode de vie, leur personnalité, leur histoire. Il démontre que les jeunes deviennent indépendants en très bas âge… Est-ce que le bébé était sevré ou bien la « mère », maintenant mâle, secrétait-elle du lait même après le changement de sexe ? Ça doit avoir un effet sur tout ce qui concerne les Granéens. Tout. C’est capital. C’est pour cela que je me suis pressée…

Mais elle n’en fit rien. Elle partit. Vite.

20. Veille de nuit

Par miracle, le poste des enseignes était silencieux. Avec trois jeunes lieutenants entassés parmi six enseignes, c’était généralement le chaos. Potter soupira d’aise en constatant que tout le monde dormait, sauf Jonathan Whitbread. Malgré son ironie, c’était un des amis de Potter.

« Comment va l’astronomie ? demanda tout bas Whitbread qui était allongé dans son hamac. Envoyez-moi donc une ampoule de bière, Gavin. »

Potter en prit une lui-même. « C’est une maison de fous, là-bas, Jonathan. Je pensais que cela s’arrangerait quand ils auraient trouvé alpha du Grain, mais ce n’est pas le cas.

— Hum. Pourtant l’établissement de la carte générale d’une planète n’est pour nous qu’une opération de routine, répondit l’autre.

— Peut-être pour les F.S.E., mais, pour moi, c’est le premier voyage en espace profond. Ils me font faire tout le travail, tandis qu’ils discutent de nouvelles théories auxquelles je ne comprends rien. J’imagine que vous diriez que c’est une bonne école…

— C’est exact.

— Merci. » Potter avala une gorgée de bière.

« Mais évidemment cela n’apporte pas beaucoup d’entrain à la mission. Qu’avez-vous trouvé jusqu’à présent ?

— Pas mal de choses. Il y a un satellite naturel, vous savez. Aussi il a été évident de déterminer la masse. La gravité est d’environ 870 cm, par seconde au carré.

— Zéro virgule quatre-vingt-sept gravité standard. Exactement l’accélération du vaisseau granéen. Pas de surprise de ce côté-là.

— Non. Mais l’atmosphère en réserve, dit Potter avec passion. Et nous avons repéré les centres industriels. Des neutrinos, des colonnes d’air pollué au-dessus des usines de fusion, des émissions électromagnétiques… il y en a partout, sur tous les continents et même dans les océans. Cette planète est complètement surpeuplée. » Potter semblait épouvanté. Il était habitué à l’isolement de la Néo-Écosse. « Nous avons également établi une carte. Ils finissaient de fabriquer le globe quand je les ai quittés. Voulez-vous le voir ?

— Sûr. » Whitbread sauta de son hamac. Les deux hommes descendirent de deux ponts vers la zone des scientifiques. La plupart des civils travaillaient dans les zones de relativement haute pesanteur, près de la surface externe du Mac-Arthur, mais couchaient plus près du cœur du vaisseau.

Le globe, d’un mètre vingt de diamètre, était installé dans une petite salle réservée à la section astronomie. En cas de branle-bas de combat, ce compartiment serait utilisé par les services d’évaluation des avaries. Mais, en ce moment, il était vide. Un carillon annonça la mi-temps du dernier quart.

La planète était entièrement représentée à l’exception du pôle Sud et le globe indiquait son inclinaison sur son axe de rotation. Les télescopes à amplification lumineuse du Mac-Arthur avaient donné une image très semblable à celle de toute planète de type terrestre : des bleus profonds et variés, tachés de givre clair, de déserts rouges et des cimes blanches des montagnes. On avait pris des photos à des instants et sur des longueurs d’ondes différents et, ainsi, la couverture nuageuse ne cachait pas grand-chose de la surface de la planète. Les centres industriels, marqués en or, tapissaient le globe.

Whitbread l’étudia attentivement tandis que Potter versait du café de la bouteille thermos de Buckman. Pour une raison inconnue, le docteur avait toujours le meilleur café de l’astronef… ou en tout cas celui auquel les enseignes avaient accès.

« Potter, expliquez-moi pourquoi il me semble que cette planète ressemble à Mars ?

— Je ne sais pas. Qu’est-ce que Mars ?

— La quatrième planète du système de Sol. N’êtes-vous jamais allé en Néo-Annapolis ?

— Souvenez-vous que je suis né derrière le Sac à Charbon. »

Whitbread acquiesça. « Vous irez bien un jour. J’imagine qu’on doit passer sur une partie de l’enseignement pour les recrues coloniales. Dommage. Peut-être le capitaine pourra-t-il vous arranger cela. La chose la plus amusante est la dernière mission d’entraînement. Ils vous font calculer un atterrissage en catastrophe sur Mars avec charge minimale en propergol. Et ensuite, ils vous le font faire avec des réservoirs scellés. Vous êtes obligé de vous laisser freiner par l’atmosphère et, étant donné qu’elle est bien ténue, vous êtes pratiquement obligé de raser le sol pour vous arrêter.

— Ça a l’air assez drôle, en effet. Dommage que justement j’ai un rendez-vous chez le dentiste, ce jour-là… »

Tout en buvant son café à petites gorgées, Whitbread avait continué à observer attentivement le globe. « Gavin, ça m’intrigue. Vraiment. Allons demander à quelqu’un.

— Le commandant Cargill est encore sur la “Ruche”, » Étant premier lieutenant du capitaine, Cargill était chargé officiellement de l’instruction des enseignes. Il était patient avec les jeunes gens alors que beaucoup d’autres officiers ne l’étaient pas.

« Peut-être quelqu’un sera-t-il encore éveillé », suggéra Whitbread. Ils prirent le chemin de la passerelle et, en cours de route, ils rencontrèrent Renner, le menton plein de mousse à raser. Ils ne l’entendirent pas jurer contre le fait d’avoir maintenant à partager son rasoir avec neuf autres officiers.

Whitbread expliqua son problème. « Et ça ressemble à Mars. Mais j’ignore pourquoi.

— Trop fort pour moi, dit Renner. Je ne suis jamais allé très près de Sol. » Bien qu’en qualité de système d’origine de l’humanité, Sol fût un point central de transfert vers d’autres lieux plus intéressants, rien n’obligeait les vaisseaux marchands à s’en approcher en deçà de l’orbite de Neptune. « Et je n’ai jamais rien entendu de bon sur Mars. Pourquoi est-ce important ?

— Je ne sais pas. Ça ne l’est probablement pas.

— Mais vous donnez l’impression de penser que ça l’est. »

Whitbread ne répondit pas.

« Mais vous avez raison, il y a quelque chose d’étrange dans cette planète. Elle ressemble à n’importe quel autre monde de l’Empire, mais… Peut-être est-ce parce que je sais que sa surface est couverte de monstres extra-terrestres ? Écoutez, je dois aller prendre un verre avec le capitaine d’ici cinq minutes. Laissez-moi enfiler ma veste et je vous emmène. Nous lui poserons la question. »

Renner fonça dans sa chambre avant que Whitbread et Potter puissent protester. Gavin regarda son compagnon d’un air accusateur. Dans quel pétrin les avait-il fourrés ?

Renner les guida le long des échelles, vers le bas et la tourelle à haute gravité où se trouvait la cabine de veille du capitaine. Un Marine qui s’ennuyait à un bureau, devant la porte, les introduisit dans les quartiers de Blaine. Whitbread reconnut le soldat. L’alambic du sergent Maloney, caché quelque part à l’avant de la salle des torpilles, avait la réputation de produire le meilleur « Irish Mist » de toute la Flotte. Maloney recherchait la qualité, non la quantité.

« Bien sûr, faites entrer les enseignes, dit Blaine. Il n’y a pas grand-chose à faire avant que l’aviso ne revienne. Entrez, messieurs. Du vin, du café ou quelque chose de plus fort ? »

Whitbread et Potter prirent un Xérès, bien que Potter eût préféré un scotch. Il en buvait depuis l’âge de onze ans. Ils s’assirent dans de petites chaises pliantes qui s’imbriquaient dans des logements tout autour du plancher de la cabine. Les hublots étaient ouverts et le champ Langston éteint, aussi voyaient-ils la masse du Mac-Arthur qui les surplombait. Blaine nota les coups d’œil nerveux des enseignes et sourit. La tourelle impressionnait toujours.

« Quel est votre problème ? » demanda Rod. Whitbread expliqua.

« Je vois. Potter, voulez-vous faire filmer ce globe et envoyer l’image sur mon écran ? Merci. » Rod étudia la sphère. « Hum. C’est un monde banal. Les couleurs semblent passées. Les nuages ont l’air… sales. Pas étonnant. Il y a toutes sortes d’impuretés, dans l’atmosphère. Vous devez en savoir quelque chose, Whitbread.

— Oui, commandant. » Jonathan grimaça. « Quelle horreur !

— Bon, mais c’est l’hélium qui rend Buckman fou. Je me demande s’il a trouvé la solution. Il a eu plusieurs jours pour y travailler… Écoutez, Whitbread, vous avez raison : on dirait bien Mars. Mais pourquoi ? »

L’enseigne haussa les épaules. Il regrettait depuis longtemps d’avoir abordé le sujet.

« Il est difficile de voir les contours. Ça l’est toujours. »

Rod apporta, sans y faire attention, son café et son « Irish Mist » près de l’écran. Officiellement, il ignorait d’où venait ce breuvage alcoolisé. Mais Kelley et les Marines faisaient toujours en sorte que le capitaine en ait autant qu’il voulait. Cziller, lui, appréciait la vodka, ce qui avait mis l’ingéniosité de Maloney à rude épreuve.

Blaine traça du doigt le pourtour d’une petite étendue marine. « On ne distingue pas l’eau de la terre, mais les nuages ont l’air d’être des formations permanentes… »

Il passa à nouveau la main sur l’écran. « Cette mer est presque circulaire.

— Oui, ainsi que là. » Renner indiqua un anneau d’îles un peu flou, beaucoup plus large que la mer que Blaine avait étudiée. « Et là… on ne voit qu’une portion d’arc. » C’était sur un continent, un arrondi de collines basses.

« Il n’y a que des cercles, fit Blaine. Tout comme sur Mars. C’est cela. Mars tourne autour de la ceinture d’astéroïdes de Sol depuis quatre milliards d’années. Mais il n’y a pas autant de météorites dans le système du Grain. Ils sont tous aux points troyens.

— Commandant, est-ce que la plupart des cercles ne sont pas un peu petits pour provenir d’impacts météoritiques ? demanda Potter.

— Exact, Potter. Exact.

— Alors, qu’est-ce que ça veut dire ? » dit Whitbread. Il posait surtout la question à sa propre personne.

« Un autre mystère pour Buckman, dit Blaine. Il va adorer ça. Mais maintenant, utilisons notre temps de manière plus constructive. Je suis content que vous ayez amené ces jeunes gens, Renner. Vous jouez peut-être au bridge, messieurs ? »

Il se trouva que c’était le cas, mais Whitbread fut très malchanceux. Il perdit presque un jour entier de solde.


Le jeu se termina avant le retour de l’aviso. Cargill vint immédiatement raconter l’expédition au commandant. Il apportait des informations, deux incompréhensibles mécanismes granéens que l’on était en train de transborder dans le pont-hangar et un feuillet de matière métallique dorée qu’il portait lui-même grâce à des gants épais.

Blaine remercia Renner et les enseignes pour la partie de cartes. Ils comprirent l’allusion à peine cachée et, si bien que Whitbread eût envie de rester, ils se retirèrent.

« Je vais me coucher, annonça Potter. Sauf si…

— Oui ? l’encouragea Whitbread.

— Ne serait-ce pas drôle si Crawford voyait l’état dans lequel se trouve maintenant sa cabine ? » demanda malicieusement Potter.

Un sourire éclaira lentement les traits un peu grassouillets de Whitbread. « En effet, Potter. En effet. Dépêchons-nous ! »

Cela valait le déplacement. Les enseignes n’étaient pas seuls dans les salles de rapport proches du pont-hangar quand Whitbread fit signe au matelot responsable de la vidéo de brancher les écrans sur le canal un.

Crawford ne les déçut pas. S’il n’avait pas été retenu par ses amis, il aurait commis un xénocide, le premier crime du genre dans toute l’histoire humaine. Il s’emporta tant que le commandant en entendit parler. Il en résulta que Crawford alla directement de sa mission de patrouille au siège où il prit la veille suivante.

Buckman mit la main sur Potter et, certain que le jeune homme n’avait rien fait de bon au labo d’astronomie, il l’y entraîna. Il fut agréablement surpris de voir la quantité de travail accomplie. Il fut aussi très content du café qui l’attendait. Cette bouteille isotherme était toujours pleine et Buckman se prenait à trouver cela normal. Il savait que c’était dû à l’intervention de Bury.

Moins d’une demi-heure après l’arrivée de Cargill, Bury connaissait l’existence de la feuille de métal doré. Voilà quelque chose d’étrange, pensa-t-il, et de potentiellement très intéressant. Les machines granéennes à l’air si ancien le seraient peut-être aussi… Si seulement il avait pu avoir accès à l’ordinateur de bord de l’aviso ! Malheureusement, les dons de Nabil n’allaient pas aussi loin.

Il pourrait toujours parler à Buckman autour d’une tasse de café, mais cela pouvait attendre. Demain, le vaisseau granéen arriverait. Pas de problème, cette expédition allait être très rentable. Et la Flotte croyait qu’elle le punissait en l’éloignant de ses affaires ! Effectivement, sa société ne progresserait pas sans Bury pour la diriger et pour pousser ses subalternes, mais elle n’en souffrirait pas beaucoup. D’ailleurs, avec ce qu’il allait apprendre ici, la Compagnie Impériale d’Autonétique deviendrait peut-être la plus puissante firme de l’Association Impériale des Marchands. Et si la Flotte de l’empereur trouvait que l’A.I.M. lui créait déjà assez de tracas, elle allait voir la différence quand Horace Bury en serait à la tête ! Il eut un petit sourire intérieur. Nabil, voyant son maître grimacer, enfonça craintivement la tête dans les épaules et essaya de se faire tout petit.

Sur le pont-hangar, on mit Whitbread au travail, ainsi que tous ceux qui s’y étaient aventurés.

Cargill avait rapporté bon nombre d’objets de la « Ruche de pierre » et il fallait les sortir de leurs caisses. Jonathan eut l’astuce de se porter volontaire pour aider Sally avant que Cargill ne lui donne une autre directive.

Ils déchargèrent des squelettes et des momies destinés au labo d’anthropologie. Il y en avait de miniatures, de la taille de poupées, très fragiles, qui ressemblaient aux Granéennes vivantes du carré des sous-officiers. D’autres plus grands, dont Staley affirma qu’ils étaient très nombreux dans l’astéroïde, correspondaient au mineur granéen de la cabine de Crawford.

« Oh ! » cria Sally alors qu’ils déballaient une de leurs découvertes.

« Oui ? fit Whitbread.

— Celle-ci, Jonathan. Elle est comme celle de la sonde granéenne… ou du moins, non. La pente du front n’est pas identique… mais, bien sûr, ils ont dû choisir la personne la plus intelligente qui soit pour l’envoyer comme émissaire en Néo-Calédonie. Cela devait être, pour eux aussi, le premier contact avec une race étrangère. »

Il y avait une petite momie, un mètre de long seulement, à la tête de faible taille, qui avait de grandes mains fragiles. Les longs doigts des trois mains étaient brisés. Il y avait aussi une main, que Cargill avait trouvée flottant dans l’espace, qui était différente de toutes les autres : les os étaient forts, droits et épais, les articulations massives. « Arthrite ? » se demanda Sally. Ils empaquetèrent ce spécimen très soigneusement et ouvrirent la boîte suivante pour y trouver les restes d’un pied qui lui aussi flottait librement quand Staley l’avait ramassé. Il avait un ergot court et tranchant derrière le talon et l’avant était aussi dur qu’un sabot de cheval, assez pointu et coupant, à l’inverse de la structure habituelle des pieds des Granéens.

« Une mutation ? » dit Sally. Elle se tourna vers l’enseigne Staley qui lui aussi avait été réquisitionné pour le tri du chargement de l’aviso. « Vous dites qu’il n’y avait pas du tout de radiations ?

— L’astéroïde était froid… Sally, dit Staley. Mais, à un moment donné, il a dû y régner une énorme radio-activité. »

Sally frissonna. « Je me demande quelle est la durée de l’époque dont nous parlons. Des milliers d’années ? Cela dépendrait de la “propreté” des bombes utilisées pour propulser la “Ruche”.

— Il n’existe aucun moyen de le savoir, répondit Staley. Mais ce lieu donnait l’impression d’être vieux, Sally. Très, très vieux. La chose la plus ancienne à laquelle je puisse le comparer est la grande pyramide, sur Terre. Et l’astéroïde avait l’air encore plus vieux.

— Ah, dit Sally. Mais il n’y a pas de preuve, Horst.

— Non. Mais cet endroit est ancien. Je le sais. »


L’analyse des échantillons allait devoir attendre. Leur simple stockage occupa une bonne partie du premier quart et tout le monde était fatigué. Il était 1 h 30, quand Sally retourna à sa couchette et Staley à son hamac. Ils laissèrent Whitbread seul.

Dans la cabine du capitaine, il avait bu trop de café et n’avait pas sommeil. Il pourrait dormir plus tard. D’ailleurs, il le devrait car le vaisseau granéen allait aborder le Mac-Arthur lors de la veille d’avant midi. Mais cela se passerait neuf heures plus tard et Whitbread était jeune.

Les coursives du Mac étaient éclairées par la moitié des lampes allumées durant le « jour ». Elles étaient presque vides et les portes des cabines toutes fermées. Les omniprésentes voix humaines qui emplissaient les couloirs pendant les journées de travail en se mélangeant jusqu’à ce qu’on n’en entende plus qu’une, ces voix avaient cédé la place… au silence.

Pourtant, la tension générale existait toujours. Tant qu’il se trouverait dans un système stellaire inconnu, le Mac-Arthur ne serait jamais au repos. Et, là-dehors, la grande masse cylindrique du Lénine veillait, bouclier en action et veille doublée. Whitbread songea aux énormes canons laser de l’astronef : nombre d’entre eux devaient être pointés sur le Vieux Mac à ce moment précis.

Whitbread adorait les veilles de nuit. Il y avait de l’espace pour respirer et pour être seul. Il y avait aussi de la compagnie : les membres de l’équipe de veille, des scientifiques travaillant tard. Mais, cette fois-ci, tout le monde semblait dormir. Tant pis, il pourrait regarder les « minis » sur l’écran de l’intercom, boire un dernier verre, lire un peu puis aller se coucher. L’intérêt du premier quart était qu’il y avait de nombreux labos inoccupés où s’installer.

Quand il enfonça la touche du canal deux, l’intercom resta muet, Whitbread eut un instant de colère… puis il sourit et prit le chemin de la salle récréationnelle des sous-officiers. Il faut bien l’admettre ; Whitbread s’attendait à trouver les deux petits êtres en plein festival sexuel. Après tout, les enseignes se divertissent comme ils le peuvent.

Il ouvrit la porte et quelque chose lui fila entre les jambes. Un éclair jaune et brun. La famille de Jonathan possédait des chiens. Cela lui donnait quelques réflexes. Il recula rapidement, claqua la porte pour empêcher toute fuite supplémentaire, puis inspecta la coursive.

Il les vit clairement à l’instant même où ils tournèrent vers la zone de la cuisine de l’équipage. Un des Granéens miniatures et la forme, sur ses épaules, qui devait être le nouveau-né.

L’autre adulte devait encore se trouver bloqué dans le carré des sous-off. Durant une longue minute, Whitbread hésita. Il avait déjà rattrapé les chiens en les poursuivant tout de suite après leur fuite. L’extra-terrestre était dans la cambuse… mais il ne connaissait pas Jonathan, n’était pas entraîné à répondre à sa voix et… n’était pas un chien. Whitbread enragea. Ça n’allait pas être amusant. Il se dirigea vers un interphone et appela l’officier de quart.

« Bon sang, dit Crawford. Bon, vous dites qu’une de ces satanées bestioles est toujours là-dedans ? En êtes-vous sûr ?

— Non. Je n’ai pas regardé, mais je n’en ai vu qu’une.

— N’ouvrez pas cette porte, ordonna Crawford. Restez à côté et ne laissez entrer personne. Je vais devoir appeler le capitaine. » Crawford prit un air maussade. Blaine, qui dormait, allait peut-être lui arracher les yeux, mais les consignes permanentes précisaient que toute activité des Granéens devait lui être signalée.

Rod était une de ces personnes pleines de chance qui peuvent se réveiller instantanément et sans transition. Il écouta le rapport de Crawford.

« Bon, postez deux Marines pour relever Whitbread et dites à l’enseigne de rester dans le coin. Je veux entendre sa version des faits. Envoyez aussi un peloton de commandos et réveillez les cuisiniers. Faites-leur fouiller la cambuse. » Il ferma les yeux pour réfléchir. « N’ouvrez pas la salle de détente avant l’arrivée du docteur Horvath. » Il coupa l’interphone. Il faut que j’appelle le ministre de la Science, pensa Rod.

Et l’amiral. Mieux valait remettre ça au moment où il saurait exactement ce qui s’était passé. Mais cela n’attendrait pas longtemps. Il enfila sa veste avant de réveiller Horvath.

« Ils se sont échappés ? Comment ? » demanda le docteur. Il n’était pas de cette race bénie qui émerge rapidement du sommeil. Ses yeux étaient comme deux blessures. Ses cheveux fins étaient complètement emmêlés. Il fit travailler sa mâchoire et ne fut visiblement pas satisfait de la sensation qu’il en éprouva.

« Nous l’ignorons, expliqua patiemment Rod. La caméra était coupée. Un de mes officiers est allé enquêter. » C’est tout ce que dirait Rod aux scientifiques. Je ne vais sûrement pas laisser une bande de civils passer ce gamin sur le grill. S’il faut le punir, c’est moi qui le ferai, pensa Blaine. « Docteur, nous gagnerions du temps si vous vouliez bien descendre immédiatement au carré des sous-officiers. »

La coursive qui menait à cette pièce était pleine de monde. Horvath, dans une robe de chambre froissée en soie rouge, quatre Marines, Leyton, l’officier de garde adjoint, Whitbread, Sally Fowler, vêtue d’une épaisse veste d’intérieur mais le visage bien frais et un foulard sur les cheveux. Deux cuisiniers et un sous-officier grommelaient en soulevant des casseroles dans la cambuse pour y chercher les Granéens, sous l’œil impuissant d’un détachement de Marines.

Whitbread expliquait : « J’ai fermé la porte à la volée et j’ai regardé dans le couloir. Le deuxième Granéen aurait pu s’enfuir aussi…

— Mais vous pensez le contraire.

— Oui, commandant.

— Bon, essayons d’entrer là-dedans sans le laisser sortir.

— Hum… est-ce que ça mord, commandant ? demanda un caporal du corps des Marines. Nous pourrions distribuer des gants.

— Cela ne sera pas nécessaire, lui assura Horvath. Ils n’ont jamais mordu qui que ce soit.

— Très bien », dit le caporal. Un des hommes marmonna : « C’est ce qu’ils disaient aussi à propos des rats sociables de Makassar… » Mais personne n’y fit attention. Six hommes et une femme formèrent un cercle autour d’Horvath qui se prépara à ouvrir la porte. Ils étaient tendus, sérieux et les Marines, armés, étaient prêts à tout. Pour la première fois, Rod eut une énorme envie de rire. Il s’abstint mais pensa tout de même à cette pauvre petite bête sans défense…

Horvath entra rapidement. Rien ne sortit.

Ils attendirent.

« Ça va, dit le ministre de la Science. Je le vois. Entrez, mais un à la fois. Il est sous la table. »

Le « mini » les regarda se faufiler dans la pièce, un par un et l’encercler. S’il cherchait une ouverture, il n’en trouva pas. Quand on eut refermé l’huis et que huit personnes eurent entouré son refuge, il se rendit. Sally le prit dans ses bras.

« Pauvre petite chose », dit-elle à mi-voix. Le Granéen roulait des yeux, visiblement apeuré.

Whitbread examina ce qui restait de la caméra. Elle avait été court-circuitée. Le faux contact avait duré suffisamment longtemps pour que le métal et le plastique fondent et coulent, laissant une puanteur que le conditionnement d’air du Mac-Arthur n’avait pas encore évacuée. Le grillage métallique situé derrière la caméra était lui aussi entré en fusion et un gros trou y béait. Blaine alla constater les dommages.

« Sally, demanda-t-il. Se pourrait-il qu’ils aient été assez intelligents pour provoquer ceci ?

— Non ! dirent d’une seule et forte voix Sally et Horvath. Leur cerveau est trop petit, ajouta le docteur.

— Ah ! » se dit Whitbread. Pourtant il n’oublia pas que la caméra se trouvait à l’intérieur de l’enceinte grillagée.

On appela deux membres du service des communications pour réparer les dégâts. Ils soudèrent un treillis neuf sur le trou et Sally remit le Granéen dans sa cage. Puis les techniciens apportèrent un nouvel appareil vidéo qu’ils montèrent à l’extérieur du grillage. Personne ne fit de commentaire.

La chasse continua tout au long du quart. Personne ne trouva la femelle et le bébé. On tenta de se faire assister par la grande Granéenne mais, manifestement, elle ne comprenait pas ou cela ne l’intéressait pas. Finalement Blaine retourna à sa cabine pour dormir deux heures. Quand il se réveilla, les « minis » couraient toujours.

« Nous pourrions lancer les furets à leurs trousses », suggéra Cargill au cours du petit déjeuner. Un des préposés aux torpilles possédait deux de ces carnivores, gros comme des chats, dont il se servait pour garder le compartiment de proue exempt de souris et autres rongeurs.

« Ils mangeraient les Granéens, protesta Sally. Ils ne sont pas dangereux. En tout cas, pas plus que des rats. Nous ne pouvons pas les tuer !

— Si nous ne les trouvons pas, très vite, c’est moi que l’amiral va occire », grogna Rod avant d’accepter l’argument de Sally. Les recherches reprirent et Blaine remonta sur la passerelle.

« Appelez-moi l’amiral, dit-il à Staley.

— À vos ordres, commandant. » L’enseigne se mit à parler dans le circuit radio.

Quelques instants plus tard, le visage mal rasé de Kutuzov apparut sur l’écran. Le Russe était à son poste, buvant un verre de thé. Maintenant que Rod y pensait, il n’avait jamais parlé à l’amiral à un moment où celui-ci n’était pas sur sa passerelle. Quand dormait-il ? Blaine exposa la situation.

« Vous n’avez toujours pas d’idée sur l’endroit où sont ces créatures, capitaine ? demanda Kutuzov.

— Non, amiral. Il y a plusieurs théories. La plus populaire veut qu’ils soient aux Granéens ce que les simiens sont aux hommes.

— Cela n’est pas sans intérêt, capitaine. Je suppose que ces théories expliquent pourquoi il y a des singes dans un astronef minier ? Ou pourquoi le mineur d’astéroïde en a apporté deux exemplaires à bord de votre bâtiment de guerre ? Je n’avais pas remarqué que nous en transportions nous-mêmes, capitaine Blaine.

— Non, amiral.

— Le vaisseau granéen arrive dans trois heures, grommela Kutuzov. Et les minis se sont échappées la nuit dernière. Ce minutage est intéressant, capitaine. Je pense que ces miniatures sont des espions.

— Des espions, amiral ?

— Oui, capitaine. On vous dit qu’ils ne sont pas intelligents. Peut-être est-ce vrai, mais peuvent-ils mémoriser ? Cela ne semble pas impossible. Vous m’avez décrit l’habileté du grand extraterrestre en ce qui concerne la mécanique. Or il a ordonné aux petits de rendre la montre de Bury. Capitaine, les Granéens adultes ne doivent en aucun cas être autorisés à entrer en contact avec les miniatures évadées. Est-ce bien compris ?

— Oui, amiral…

— Vous voulez une raison ? demanda Kutuzov. S’il y a la moindre chance que ces bêtes puissent apprendre le secret du champ et du propulseur, capitaine…

— Oui, amiral. Je veillerai au bon respect de vos consignes.

— C’est cela, capitaine. »

Durant un moment, Rod resta assis à regarder l’écran vide puis leva les yeux vers Cargill. « Jack, vous avez servi sous les ordres de l’amiral, non ? À quoi ressemble-t-il réellement sous toute cette carapace ? »

Cargill s’assit près du fauteuil de commandement de Blaine. « Je n’étais qu’enseigne alors qu’il était capitaine. Ce qui n’était pas fait pour nous rapprocher. Il y a une chose pourtant : nous le respections tous. C’est l’officier le plus dur de la Flotte et il n’admet aucune faiblesse. Surtout de sa propre part. Mais s’il faut partir se battre, c’est sous les ordres du Tsar que l’on a le plus de chance d’en sortir vivant.

— C’est ce que j’ai entendu dire. Il a gagné plus de batailles que tout autre officier en activité. Mais bon sang, qu’il est coriace !

— Oui. » Cargill étudia attentivement son capitaine. Peu de temps auparavant, ils avaient été lieutenants ensemble et il était plus facile de parler à Blaine qu’avec un chef de corps plus âgé. « Vous n’êtes jamais allé sur Sainte-Ekaterina ?

— Non.

— Mais nous avons à bord plusieurs membres de l’équipage qui y sont nés. Le Lénine en a plus que nous. Il y a un pourcentage très élevé d’Ekateriniens dans la Flotte. Vous savez pourquoi ?

— Vaguement.

— Ils y ont été implantés par les éléments russes de la Flotte du Condominium, dit Cargill. Quand celle-ci a quitté le système de Sol, les Ruskoffs ont mis leurs femmes et leurs enfants sur Sainte-Ekaterina. Lors des guerres de formation, ils furent frappés très durement. Puis les guerres de Sécession ont débuté et Sauron les a attaqués sans prévenir. La planète est restée loyaliste, mais…

— Comme la Néo-Écosse », dit Rod.

Cargill acquiesça. « Oui. Ce sont des fanatiques de l’empereur. Et vu leur histoire, ils ont de bonnes raisons de l’être. Les seuls moments de paix qu’ils aient jamais connus ont correspondu aux époques où l’Empire était fort. »

Rod hocha la tête en signe de compréhension et retourna à ses écrans. Il y avait bien un moyen de contenter l’amiral. « Staley, jeta Blaine. Dites à Kelley de donner l’ordre à tous les Marines de chercher les Granéens évadés. Qu’ils tirent à vue. Pour ne faire si possible que blesser, mais qu’ils tirent. Et faites lâcher les furets dans la zone de la cuisine. »

21. Les ambassadeurs

Tandis que le vaisseau granéen effectuait sa manœuvre d’approche finale, tous les détails de sa construction restaient cachés par l’éclat de son propulseur. Le Mac-Arthur, bouclier en marche, l’observait. Cent kilomètres plus loin, le Lénine faisait de même.

« Postes de combat, Staley », ordonna doucement Blaine.

Staley agrippa le grand manche rouge qui se trouvait sur « Condition Deux » et le tourna dans le sens des aiguilles d’une montre jusqu’à ce qu’il se bloque. Des sonneries d’alerte déchirèrent l’air et un clairon, enregistré sur bande magnétique, se mit à jouer Aux Armes !, ses notes rapides résonnant loin à travers les coursives d’acier.

« ATTENTION S’IL VOUS PLAÎT. AUX POSTES DE COMBAT, AUX POSTES DE COMBAT. CONDITION ROUGE UN. »

Les officiers et l’équipage se ruèrent à leur poste – les canonniers, les signaleurs, les torpilleurs, les Marines. Les armuriers, les cuisiniers et les magasiniers devinrent préposés aux réparations rapides. Les infirmiers se portèrent vers des salles de soins d’urgence un peu partout dans l’astronef. Tout se passait vite et en silence. Rod sentit monter en lui une bouffée de fierté. Cziller lui avait donné un vaisseau entraîné et, bon sang, il l’était resté.

« SALLE RADIO EN CONDITION ROUGE UN », annonça le signaleur de la passerelle. L’adjoint au maître de timonerie disait des mots que quelqu’un d’autre avait soufflé et, dans l’astronef, les hommes fonçaient pour lui obéir. Mais il ne donnait pas d’ordres de son propre chef. Il répétait comme un perroquet des phrases qui auraient pu faire bondir le Mac-Arthur à travers l’espace, tirer les canons laser ou lancer les torpilles, attaquer ou battre en retraite, et il en rapportait les résultats à Blaine qui les avait le plus souvent déjà appris de ses écrans et de ses instruments. Il ne prenait aucune initiative et n’avait pas à le faire, mais à travers lui le vaisseau était commandé. Il était un robot omnipotent et sans âme.

« CANONS EN CONDITION ROUGE UN. »

« MARINES EN CONDITION ROUGE UN. »

« Staley, dites aux Marines qui ne sont pas postés en sentinelle de continuer à chercher les extra-terrestres qui se sont évadés.

« À vos ordres, capitaine.

« CONTRÔLE D’AVARIE EN CONDITION ROUGE UN. »

Le vaisseau granéen continuait sa décélération vers le Mac-Arthur. La fournaise de son propulseur était d’un éclat aveuglant sur les boucliers du croiseur de bataille. Rod le constata et appela : « Sandy, quelle quantité de chaleur pourrions-nous encaisser ?

— Ce n’est pas très chaud, commandant, dit Sinclair grâce à l’interphone. Le champ Langston pourrait supporter toute la puissance pendant vingt minutes au moins. Et elle n’est pas focalisée. Il n’y aura pas de zone de surchauffe. »

Blaine acquiesça. Il était arrivé à la même conclusion mais, quand cela était possible, il était plus sage de vérifier. Il regarda la lumière grossir régulièrement.

« Semble bien inoffensif, dit Rod à Renner. Même si c’est un astronef de combat.

— Je ne suis pas certain que c’en soit un, commandant. » Renner était apparemment très à son aise. Si les Granéens devaient attaquer, il serait plutôt spectateur qu’acteur. « Au moins a-t-il dirigé la flamme de son moteur à l’écart de nous. La courtoisie est importante.

— Vous voulez rire. Cette flamme s’étale. Une partie de sa chaleur est en train de déborder sur notre champ Langston et ils voient très bien ce que ça nous fait.

— Je n’y avais pas pensé. »

« LES MARINES SIGNALENT DES CIVILS DANS LES COURSIVES. PONT B. CLOISON VINGT. »

« Nom de Dieu ! cria Blaine. C’est le labo d’astronomie. Dégagez-moi ces couloirs !

— Ce doit être Buckman, dit Renner avec un sourire narquois. Ils vont avoir du mal à le faire retourner à sa chambre…

— Ah oui ? Staley ! Dites aux Marines qu’ils ramènent Buckman à sa cabine même s’ils doivent se mettre à quatre pour le porter ! »

Whitbread sourit intérieurement. Le Mac-Arthur était en apesanteur et non sous rotation. Comment, dans ces conditions, les Marines allaient-ils transporter l’astrophysicien ?

« SALLE DES TORPILLES EN CONDITION ROUGE UN. TORPILLES ARMÉES ET PARÉES À LANCER. »

« Un des chefs cuisiniers pense avoir vu un mini-Granéen, dit Staley. Les Marines sont partis à sa recherche. »

Le vaisseau extra-terrestre se rapprocha. Son propulseur crachait un éclat blanc et régulier. « Il a calculé sa course très vite », pensa Blaine. La décélération n’avait pas varié du tout. Manifestement ils faisaient confiance à tout : leur propulsion, leurs ordinateurs, leurs instruments de mesure…

« SALLE DES MACHINES EN CONDITION ROUGE UN. BOUCLIER À PUISSANCE MAXI. »

« Les Marines ont bouclé le docteur Buckman dans sa cabine, dit Staley. Le docteur Horvath est en ligne. Il veut se plaindre.

— Écoutez ce qu’il a à dire, Staley. Mais pas trop longtemps. »

« P.C. DE TIR ANNONCE CANONS BLOQUÉS SUR VAISSEAU EXTRA-TERRESTRE. SYSTÈME DE POURSUITE EN ACTION. »

Le Mac-Arthur était tout à fait prêt. Dans tout l’astronef, l’équipage attendait. Tous les équipements non essentiels, situés près de la coque du vaisseau, avaient été remisés quelques ponts plus haut.

La protubérance contenant la cabine de veille de Blaine saillait du flanc du croiseur de bataille. Tant que ce dernier se trouvait en rotation et donc possédait une pesanteur artificielle, cette tourelle était située assez loin du grand axe du vaisseau pour être pratique. Mais en cas de combat, ce serait la première chose qui sauterait. Le bureau de Blaine était donc maintenant une coquille vide, le mobilier ayant depuis longtemps été relevé vers une des zones de récréation agravitationnelle.

Tous les compartiments du cœur du Mac-Arthur étaient remplis, tandis que les ponts extérieurs étaient vides, libérés pour faire de la place aux équipes de réparation.

Et le vaisseau granéen arrivait. Rapidement. Il n’était encore qu’une lumière qui grossissait, un jet de fusion s’écartant en éventail pour éclabousser le champ Langston du Mac-Arthur.

« P.C. DE TIR SIGNALE DÉCÉLÉRATION DU VAISSEAU EXTRA-TERRESTRE : ZÉRO VIRGULE HUIT SEPT ZÉRO GRAVITÉ. »

« Pas surprenant », dit Renner sotto voce.

La lumière grandit pour remplir l’écran, puis s’atténua. Un instant plus tard, l’astronef granéen glissait avec précision le long du croiseur de bataille. Son propulseur était déjà éteint.

Il semblait que le vaisseau soit entré dans un dock invisible dont l’emplacement aurait été prédéterminé six jours plus tôt. L’engin était à l’arrêt par rapport au Mac-Arthur. Rod vit des ombres se mouvoir à l’intérieur des anneaux de proue.

Renner grogna, ce qui fit un vilain bruit. Son visage se crispa.

« Quels m’as-tu-vu !

— Renner, restez calme.

— Désolé, commandant, mais c’est le plus incroyable tour d’astrogation que j’aie jamais vu. Si on me l’avait raconté, je ne l’aurais pas cru. Pour qui se prennent-ils ? » Renner était réellement en colère. « Le premier élève-astrogateur qui essaierait un coup pareil se ferait jeter dehors à coups de pied dans le train s’il n’était pas mort dans la collision. »

Blaine acquiesça. Le pilote granéen ne s’était donné aucune marge d’erreur. « J’avais tort. Ça ne peut pas être un astronef de guerre. Regardez-le.

— Oui. Il est fragile comme un papillon. Je pourrais l’écraser d’une seule main. »

Rod médita quelques instants puis donna des ordres. « Je voudrais un volontaire. Pour aller contacter les extra-terrestres seul dans une capsule sans armes. Maintenez la condition rouge un. »


Il y eut bon nombre de volontaires parmi lesquels, naturellement, Whitbread, qui avait déjà de l’expérience en la matière.

Et, maintenant, il attendait dans son véhicule de transbordement. À travers le hublot en plastique polarisé de son casque, il regarda les portes du pont-hangar se déplier.

Il avait déjà vécu tout cela. Après tout, le mineur granéen ne l’avait pas tué. L’obscurité frémit. Tout à coup, il vit des étoiles à travers un espace ménagé dans le champ Langston.

« C’est assez ouvert, dit la voix de Cargill à son oreille droite. Vous pouvez décoller, Whitbread. Allez-y… et bon voyage. »

Whitbread mit ses fusées à feu. La capsule se souleva et flotta à travers l’ouverture vers l’éther étoilé et l’éclat lointain de l’Œil de Murcheson. Derrière lui, le bouclier se referma. Whitbread était prisonnier de l’espace.

Le Mac-Arthur formait une région d’obscurité surnaturelle aux limites vivement tranchées. Whitbread en fit lentement le tour. Le Grain apparut derrière le bord de la noirceur, suivi par le vaisseau extra-terrestre.

Whitbread prit son temps. L’astronef grossit progressivement. Son axe central était effilé comme un javelot. Sur les côtés, on voyait les dessins plats et dissymétriques de baies, d’antennes, de sabords. Un unique aileron carré et noir jaillissait de la portion médiane : peut-être une surface de refroidissement.

À l’intérieur des larges tores translucides qui entouraient l’extrémité avant, il apercevait des silhouettes en mouvement. Elles étaient assez nettes pour provoquer l’horreur : des ombres vaguement humaines, tordues au-delà du possible.

Quatre toroïdes et des passagers dans chacun. Whitbread communiqua : « Ils se servent de tous leurs réservoirs de carburant comme espace vital. Ils ne peuvent espérer rentrer chez eux sans notre aide. »

La voix du capitaine : « Vous êtes sûr ?

— Oui, commandant. Il pourrait y avoir une citerne interne, mais elle ne pourrait pas être bien grosse. »

Il avait atteint le vaisseau extra-terrestre. Whitbread ralentit et s’arrêta souplement juste à côté des anneaux à hydrogène et ouvrit son sas étanche.

Immédiatement, une porte apparut près de l’extrémité avant du javelot. Un Granéen se présenta dans l’encadrement ovale. Il était complètement enveloppé d’une sorte de combinaison transparente. Il attendit.

Whitbread dit : « Je demande l’autorisation de quitter le…

— Accordée. Envoyez votre position chaque fois que nécessaire. Sinon utilisez votre propre jugement. Les Marines sont prêts, Whitbread, aussi n’appelez pas à l’aide à moins d’en avoir réellement besoin. Ils interviendront vite. Bonne chance. »

La voix de Cargill s’évanouit et celle du capitaine la remplaça : « Ne prenez pas de risques sérieux, Whitbread. Souvenez-vous que nous aurons besoin de votre rapport de mission.

— À vos ordres, commandant. »

Quand Whitbread approcha du sas, le Granéen s’écarta de son chemin avec grâce et resta comiquement suspendu dans le vide, sa grosse main gauche agrippant un anneau qui saillait de la coque. « Il y a des trucs qui sortent un peu partout du vaisseau, dit Whitbread dans son micro. Ils n’ont pas pu le lancer de l’intérieur d’une atmosphère. »

Il s’arrêta dans l’ouverture ovale et fit un signe de la tête à l’extraterrestre qui souriait doucement. Il ne fut qu’à demi ironique quand il demanda : « Autorisation de monter à bord ? »

Le Granéen s’inclina à partir de la taille. Peut-être était-ce un hochement de tête exagéré. Son articulation dorsale se trouvait juste en dessous des épaules. De ses deux bras droits, il indiqua l’astronef.

La chambre d’accès était à la taille des Granéens, c’est-à-dire trop petite. Whitbread trouva trois boutons, carénés dans un entrelacs de serpentins argentés. Des circuits. Le Granéen observa l’hésitation de l’enseigne puis envoya la main derrière lui pour enfoncer une première touche puis une autre.

L’huis se ferma derrière lui.


La médiatrice flottait dans le vide, attendant que le sas permute. Elle était attentive à la structure de l’étranger, à la symétrie et aux bizarres articulations de son squelette. Manifestement cet être n’avait de rapport avec aucune forme de vie connue. Or son vaisseau-mère était apparu à l’endroit que la médiatrice dénommait le point d’Eddie le Fou.

Elle était bien plus intriguée encore par son échec à analyser sans aide les câbles du sas.

Il doit être ici en tant que médiateur. Il devrait donc être intelligent. Non ? Ou bien enverraient-ils d’abord un animal ? Non, certainement pas. Ils ne pouvaient pas être aussi sauvages. Ce serait une insulte mortelle envers n’importe quelle civilisation.

La cloison intérieure s’ouvrit. Elle entra et relança la permutation. L’intrus attendait dans la coursive qu’il bloquait comme un bouchon dans le col d’une bouteille. La médiatrice prit le temps de quitter son vêtement pressurisé et fut bientôt nue. Tout étrange qu’il fût, l’être pourrait facilement penser qu’elle était une guerrière. Elle devait convaincre la créature du fait qu’elle ne portait pas d’armes.

Elle avança vers la section plus vaste des réservoirs gonflables. Le grand étranger malhabile avait du mal à se mouvoir. Il ne s’adaptait pas bien à l’apesanteur. Il s’arrêtait pour regarder, à travers des panneaux vitrés, les compartiments du vaisseau et examinait les machines que les bruns avaient installées dans la coursive… Pourquoi un être intelligent ferait-il cela ?

La médiatrice aurait aimé prendre l’intrus en remorque, mais il aurait pu penser que c’était une attaque. Elle devait à tout prix éviter cela.

Pour l’instant, elle le traiterait comme un maître.


Il y avait une chambre d’accélération : vingt-six couchettes tordues, empilées en trois colonnes, toutes similaires en apparence au lit transformé de Crawford et pourtant pas exactement identiques. La Granéenne avançait devant lui, gracieuse comme un dauphin. Sa fourrure aux poils courts formait un dessin irrégulier de rayures brunes et blanches arrondies, ponctuées par quatre taches de blanc à l’aine et aux aisselles. Whitbread la trouvait splendide. Et maintenant, elle s’était arrêtée pour l’attendre avec ce qui ressemblait à une certaine impatience.

Il essaya d’oublier combien il était efficacement pris au piège. Le couloir n’était pas éclairé et si étroit qu’il en donnait un sentiment de claustrophobie. Jonathan regarda une ligne de réservoirs reliés à des pompes. Peut-être un système de refroidissement pour l’hydrogène qui servait de carburant. Ils devaient être en communication avec l’aileron dorsal du vaisseau.

Un jet lumineux éclaira la Granéenne.

Une ouverture apparut. Elle était assez grande, même pour Whitbread. Au-delà de celle-ci, on découvrait une lumière atténuée, comme le soleil par temps d’orage. Whitbread suivit l’extraterrestre jusque dans ce qui devait être l’un des toroïdes. Il fut immédiatement entouré par des Granéens.

Ils étaient tous identiques. L’arrangement de rayures brunes et blanches qui avait semblé réparti au hasard se retrouvait sur chacun des pelages. Une douzaine au moins de figures souriantes et asymétriques l’entouraient à distance respectueuse. Ils parlaient entre eux d’une voix rapide et haut perchée.

Soudain, la discussion prit fin. Un des Granéens s’approcha de Whitbread et lui dit plusieurs courtes phrases qui auraient pu correspondre à des langues différentes, mais qui n’avaient aucun sens pour Whitbread.

Il haussa les épaules, les paumes des mains tournées vers l’avant, en un geste théâtral.

Le (la) Granéen (ne) répéta son mouvement avec une incroyable précision. Whitbread craqua. Il se laissa aller, sans défense, dans le compartiment agravitationnel, se plia en deux en se tenant les côtes et éclata de rire.

Blaine lui parla dans l’oreille, la voix sobre et métallique. « Ça va, Whitbread, tout le monde a ri en même temps que vous. Mais la question…

— Oh non ! commandant, suis-je encore en liaison vidéo ?

— La question est de savoir ce que les Granéens pensent que vous êtes en train de faire.

— Oui, commandant, c’est à cause du troisième bras. C’était irrésistible ! » Whitbread s’était calmé. « C’est l’heure de mon strip-tease, commandant. Veuillez, s’il vous plaît, couper la liaison T.V… »

Le témoin lumineux, devant son menton, était jaune, bien sûr. Poison lent. Mais, cette fois-ci, il n’allait pas en renifler. Il inspira à fond, défit les fixations de son casque et l’ôta. Retenant toujours sa respiration, il tira un équipement respiratoire d’une des poches extérieures de sa combinaison et mit l’embout entre ses dents. Il ouvrit le robinet d’air.

Il commença à se déshabiller lentement. D’abord vint le surtout informe qui contenait l’électronique et les systèmes de survie. Puis il défit les boutons pressions de la bande qui protégeait les fermetures à glissière et ouvrit la combinaison pressurisée elle-même. Sans ces accessoires, qui couraient le long des membres et devant la poitrine, il aurait fallu des heures pour endosser ou quitter la tenue spatiale qui collait comme une deuxième peau à celui qui l’occupait. Les fibres élastiques prenaient la forme de chaque courbe de la musculature. C’était nécessaire pour l’empêcher d’exploser sous l’action du vide. Grâce à leur support, la peau de Whitbread était sa tenue pressurisée et ses glandes sudoripares son système thermorégulateur.

Tandis qu’il s’extirpait de sa combinaison, les réservoirs gonflables continuaient leur mouvement de chute libre. Les Granéens bougeaient lentement et l’un d’entre eux – un brun sans rayures, identique au mineur qui se trouvait dans le Mac-Arthur – vint l’aider.

Grâce à la gaffe à usages multiples de sa trousse à outils, Whitbread tenta d’accrocher son casque au mur de plastique translucide. À sa grande surprise, cela ne tint pas. Le Granéen brun comprit instantanément sa difficulté. Il (ou elle) présenta un tube de quelque chose, en étala le contenu sur le casque de Whitbread qu’il colla sur la paroi. Jonathan orienta la caméra vers lui et disposa le reste de son équipement à côté.

Les humains devant définir la verticale avant de pouvoir parler confortablement, ils se seraient tous placés avec la tête dans le même sens. Les Granéens, eux, flottaient dans tous les sens. Il était clair que, pour eux, l’horizon était une notion inutile. Ils souriaient et attendaient.

Whitbread se tortilla pour finir de quitter sa combinaison et se retrouva bientôt nu.

Les Granéens avancèrent pour l’examiner.

Le brun détonnait au milieu des bruns-et-blancs. Il était plus petit que les autres, avec des mains légèrement plus grosses et une tête à l’aspect étrange. Pour autant que Whitbread puisse en juger, il était identique au mineur. Les autres ressemblaient au passager mort de la sonde à voile solaire.

Le brun était en train d’examiner l’équipement de Whitbread et semblait faire des choses avec ses outils. Les bruns-et-blancs touchaient l’enseigne, éprouvaient ses muscles et ses articulations, cherchaient les endroits où un coup léger provoquait un tressautement ou un sursaut réflexe.

Deux Granéens inspectaient les dents de Jonathan, qui les serrait. D’autres suivaient du doigt ses os : ses côtes, sa colonne vertébrale, la forme de sa tête, son pelvis, les os de ses pieds. Ils palpaient ses mains et lui tordaient les doigts dans tous les sens. Et bien que tout cela fût fait doucement, c’était extrêmement désagréable.

Le babillage allait crescendo. Certains des sons étaient si aigus qu’ils en devenaient presque inaudibles. D’autres étaient plutôt vers le milieu de la gamme. Une phrase semblait revenir sans arrêt en ténor alto. Tout à coup ils furent tous derrière Whitbread à regarder ses vertèbres. Celles-ci les excitaient énormément. Un Granéen lui demanda de bouger d’avant en arrière en lui mimant le geste. Ses articulations se gonflaient sous sa peau comme si son dos avait été brisé en deux endroits.

Cela écœura un peu Whitbread, mais il saisit le message. Il se mit en position fœtale puis se redressa et se courba de nouveau. Une douzaine de petites mains extra-terrestres lui palpèrent le dos.

Enfin, tout le monde recula. Un (une) Granéen (ne) approcha et sembla inviter Whitbread à explorer son anatomie. Whitbread secoua la tête de droite à gauche et regarda délibérément ailleurs. C’était le travail des scientifiques.

Il prit son casque et parla dans le micro. « Commandant, enseigne Whitbread au rapport. Je ne sais pas trop quoi faire maintenant. Dois-je essayer d’en convaincre quelques-uns de revenir au Mac-Arthur avec moi ? »

La voix de Blaine était tendue. « Certainement pas. Pourriez-vous quitter leur vaisseau ?

— Oui, s’il le fallait.

— Nous préférerions que vous le fassiez. Venez nous parler sur une ligne protégée, Whitbread.

— À vos ordres, commandant. » Jonathan montra son casque du doigt puis le sas. Le (la) Granéen (ne) qui lui avait servi jusqu’alors de guide hocha la tête. Whitbread remit sa combinaison avec l’aide du brun, boucla les attaches et verrouilla son casque. Un brun-et-blanc l’accompagna à la porte de sortie.

Dehors, il n’y avait pas d’endroit pratique où ancrer le câble de sécurité mais le Granéen qui escortait l’enseigne colla un crochet sur la surface du vaisseau. Cela n’avait pas l’air très solide et Jonathan s’en inquiéta brièvement. Puis il fronça les sourcils. Où donc était passé l’anneau auquel le Granéen qui l’avait accueilli s’était tenu ? Il avait disparu. Pourquoi ?

Tant pis. Le Mac-Arthur était tout près. Si le câble se détachait, on viendrait le récupérer. Il repoussa délicatement le vaisseau granéen et se trouva suspendu dans le vide. Grâce à son collimateur de casque, il s’aligna exactement sur l’antenne qui pointait de la surface totalement noire du Mac-Arthur. Puis il toucha le bouton PROTECTION du bout de la langue.

Un fin rayon de lumière cohérente jaillit de son casque. Un autre vint du Mac, suivant le parcours du premier pour atteindre un minuscule récepteur, serti dans la visière, autour duquel une couronne persista dans l’obscurité. S’il devait se produire un déplacement de rayon, les systèmes de poursuite d’objectif de l’astronef le corrigeraient. Et, si le faisceau lumineux touchait un deuxième anneau autour de l’antenne réceptrice de Whitbread, la communication serait instantanément coupée.

« C’est bon, commandant », dit l’enseigne. Il laissa une note d’irritation et d’expectative flotter dans le ton de sa voix. Après tout, pensa-t-il, j’ai bien le droit d’exprimer un peu une opinion. Non ?

Blaine répondit immédiatement. « Whitbread, le but de cette protection n’est pas seulement de vous placer dans une position inconfortable. Les Granéens ne comprennent pas encore notre langue mais pourraient fort bien l’enregistrer. Et, plus tard, ils parleront l’anglique. Vous saisissez ?

— Mais… bien entendu, commandant. » Bon sang, le « vieux » voyait vraiment loin dans le futur !

« Bien. Nous ne pouvons pas permettre aux Granéens de venir à bord du Mac-Arthur jusqu’à ce que nous ayons résolu le problème des miniatures. C’est bien compris ?

— Oui, commandant.

— Excellent. Je vous envoie une cargaison de scientifiques… maintenant que vous avez, pour ainsi dire, brisé la glace. Au fait, bravo. Avant que je ne fasse quoi que ce soit, avez-vous d’autres commentaires ?

— Euh. Oui, commandant. D’abord il y a deux jeunes à bord. Je les ai vus s’accrocher sur le dos des adultes. Ils sont plus gros que les minis et colorés comme leurs aînés.

— Une preuve de plus de leurs intentions pacifiques, dit Blaine. Quoi d’autre ?

— Eh bien, je n’ai pas pu les compter, mais il y a apparemment à bord vingt-trois bruns-et-blancs et deux bruns du type mineur d’astéroïde. Les deux jeunes se trouvaient avec les bruns. Je ne sais pas pourquoi.

— Nous serons bientôt en mesure de le leur demander. Bien, Whitbread, je lâche les scientifiques. Ils seront dans l’aviso. Renner, vous êtes là ?

— Oui, commandant.

— Établissez un plan de vol. Je veux éloigner le Mac-Arthur de cinquante kilomètres du vaisseau extra-terrestre. Je ne sais pas ce que les Granéens feront quand nous bougerons, mais de toute façon, l’aviso sera déjà sur place.

— On vide les lieux, commandant ? » demanda Renner, incrédule. Whitbread eut envie de l’applaudir, mais se retint.

« Oui. »

Durant un long moment, personne ne parla.

« Bon, capitula Blaine. Je vais vous expliquer. L’amiral est très ennuyé par l’affaire des minis. Il pense qu’ils sont capables de parler du Mac-Arthur. Il nous ordonne de faire en sorte qu’ils n’aient aucun moyen de communiquer avec les Granéens adultes. Un kilomètre, c’est un peu trop près. »

Il y eut un nouveau silence.

« C’est tout, messieurs. Merci, Whitbread, dit Rod. Staley, dites à l’aumônier qu’il pourra embarquer sur l’aviso dès qu’il le voudra. »


« Eh bien, nous y voilà », se dit le révérend Hardy. C’était un homme rond, avec des yeux rêveurs et des cheveux roux qui commençaient à grisonner. Il était résolument resté dans sa cabine durant la majeure partie de l’expédition, ne sortant délibérément que pour le culte du dimanche.

David Hardy n’était pas inamical. N’importe qui pouvait venir le trouver pour prendre un café ou un pot, ou pour jouer aux échecs, ou pour parler longuement et beaucoup le faisaient. Mais tout simplement il n’aimait pas voir les gens dans la foule car, lorsqu’ils étaient trop nombreux, il n’arrivait pas à connaître vraiment les individus.

Il avait aussi conservé une déformation professionnelle qui lui interdisait de discuter de son travail avec des profanes et d’en publier les résultats avant d’avoir assez de preuves. Ce qui, se disait-il, allait maintenant être impossible. D’ailleurs, qu’étaient au juste ces extra-terrestres ? Ils étaient, bien entendu, intelligents. Et, bien entendu, ils avaient leur place dans l’univers du Créateur divin. Mais où ?

Des matelots embarquèrent l’équipement d’Hardy dans l’aviso. Une magnétothèque, plusieurs cartons de livres d’enfants, des ouvrages de référence (peu nombreux car l’ordinateur de bord pouvait se renseigner dans la bibliothèque du Mac-Arthur. Mais quelques-uns car, pour peu pratiques qu’ils fussent, David aimait les livres). Il avait d’autres bagages : deux écrans dotés de transducteurs sonores, des diapasons de référence, des filtres électroniques permettant de déformer les sons, de hausser ou de baisser les tons de voix, d’en changer le timbre et le vibrato. Hardy avait commencé à empaqueter ses affaires lui-même mais le commandant Cargill l’en avait dissuadé. Les Marines étaient experts en la matière. Si Hardy craignait la casse, les commandos la redoutaient bien plus que lui car elle les aurait amenés immédiatement à affronter les foudres de Kelley.

Dans le sas d’accès, David rencontra Sally. Elle non plus ne voyageait pas léger. Si on l’avait laissé faire, elle aurait tout emporté, même les os des momies de la « Ruche ». Mais le capitaine ne l’autorisa à prendre que des hologrammes qui resteraient cachés jusqu’à ce qu’elle puisse connaître l’attitude des Granéens envers les profanateurs de tombes. D’après la description de Cargill, les Granéens n’avaient pas établi de coutumes funéraires, mais cela semblait absurde. Tout le monde a des rituels de sépulture, même les humains les plus primitifs.

Sally n’eut pas le droit d’emmener la Granéenne adulte ou la mini qui était redevenue femelle. Les furets et les Marines cherchaient l’autre mini et son enfant. (On ignorait d’ailleurs pourquoi celui-ci ne s’était pas enfui avec sa vraie mère.) Sally se demandait si les protestations qu’elle avait élevées, à propos des ordres que Rod avait donnés aux Marines, étaient pour quelque chose dans la facilité qu’elle avait eue à obtenir une place à bord de l’aviso. Elle se savait injuste envers Rod. Il tenait ses ordres de l’amiral. Mais ce n’était pas normal ! Les minis ne feraient de mal à personne. Il fallait être paranoïaque pour les craindre.

Elle suivit le révérend Hardy jusque dans le foyer de l’aviso. Le docteur Horvath y était déjà. Ils seraient donc les trois premiers scientifiques à monter à bord du vaisseau extra-terrestre. Sally ne tenait plus en place. Il y avait tant à apprendre !

Une anthropologue – elle se sentait maintenant pleinement qualifiée et nul n’allait contester ce point –, un linguiste et Horvath qui, avant d’entrer dans le service, avait été un physicien très compétent. Il était le seul du groupe qui fût inutile, mais son titre l’autorisait à partir s’il l’exigeait. Et bien que la moitié des scientifiques du Mac-Arthur affirmât que cette description s’appliquait également à Sally, elle ne le pensait pas.

Trois savants, un pilote, deux robustes astronautes et Jonathan Whitbread. Pas de Marines et pas d’armes à bord. L’excitation du moment suffisait, presque, à repousser la peur qui montait de ses entrailles. Évidemment, il fallait qu’ils soient désarmés mais elle se serait sentie mieux, si Rod Blaine avait été à bord. Or, c’était impossible.

Plus tard, d’autres personnes viendraient à l’aviso : Buckman et ses mille questions, dès que Hardy aurait résolu le problème du langage. Les biologistes arriveraient en grand nombre. Un officier, probablement Crawford, pour étudier l’armement granéen. Un officier mécanicien. Tout le monde, sauf le capitaine. Quelque amicaux que les Granéens se révèlent, Kutuzov n’autoriserait probablement pas Rod Blaine à quitter son vaisseau.

Soudain Sally eut le mal du pays. Sur Sparta, elle avait un foyer, le clos Charing, à quelques minutes de la Capitale. Sparta était le centre de la civilisation – mais, au lieu d’y habiter, elle semblait vouée à résider dans des astronefs de taille de plus en plus faible et, pour varier un peu, dans quelque camp d’internement. Quand elle était sortie de l’université, elle avait pris une décision : elle serait une personne à part entière et non pas l’ornement de la carrière d’un homme quelconque. Mais aujourd’hui, pourtant, il y aurait bien des choses à dire sur la qualité de faire-valoir. En particulier avec un homme bien choisi. Mais… non. Elle devait vivre sa propre vie.

À l’une des extrémités du compartiment, il y avait une couchette de sécurité et un panneau d’instruments. C’était le pont de contrôle de tir… drôle de foyer ! Il y avait aussi des sièges et des tables pour manger et discuter.

« Avez-vous visité l’astronef ? lui demanda Horvath.

— Pardon ? répondit Sally.

— Je disais : avez-vous visité les lieux ? Il y a des emplacements de canons un peu partout. Ils ont retiré les mécanismes mais ont laissé assez de matériel pour que l’on voie qu’il y avait des armes auparavant. Même chose pour les torpilles. Elles ont disparu mais les volets de lancement sont toujours là. Sur quelle sorte de vaisseau ambassadeur sommes-nous ? »

Hardy émergea de sa rêverie : « À la place du capitaine, qu’auriez-vous fait ?

— J’aurais utilisé un astronef sans armes.

— Il n’y en a pas, répondit doucement Hardy. En tout cas aucun sur lesquels vous pourriez vivre. Ainsi que vous le sauriez si vous étiez passé par le pont-hangar. » Les célébrations religieuses se tenaient justement sur ce pont et Horvath n’y avait pas assisté. C’était ses affaires mais cela ne ferait pas de mal de le lui rappeler.

« Mais il est évident que l’aviso est un vaisseau de guerre désarmé ! »

Hardy hocha la tête. « Les Granéens auraient de toute façon, un jour ou l’autre, découvert notre terrible secret. Nous sommes une espèce belliqueuse, Antoine. Cela fait partie de notre nature. Et pourtant, nous arrivons dans un astronef de combat dont on a ôté les systèmes offensifs. Ne pensez-vous pas que c’est un message significatif que nous adressons ainsi aux Granéens ?

— Mais tout cela est tellement vital ! »

David Hardy acquiesça de nouveau. Bien que l’aumônier soupçonnât que ce fût pour de mauvaises raisons, le ministre de la Science n’avait pas tort.

Il se produisit une légère embardée et l’aviso décolla. Rod l’observait sur ses écrans de la passerelle et ne pouvait éviter de se sentir frustré. À partir de l’instant précis où le petit engin serait côte à côte avec le vaisseau granéen, une des batteries de canons laser de Crawford se bloquerait sur lui… et Sally Fowler se trouverait à bord du frêle et inoffensif astronef.

À l’origine, on avait prévu de laisser les Granéens monter à bord du Mac-Arthur. Mais, jusqu’à ce que l’on ait retrouvé les minis, ce plan était inapplicable. Rod était content que son unité n’eût pas à accueillir les extra-terrestres. J’apprends à penser comme un parano, se disait-il. Comme l’amiral.

Mais, pendant ce temps-là, il n’y avait pas trace des minis, Sally ne lui adressait pas la parole et tout le monde était sur le qui-vive.

« Paré à prendre les commandes, commandant, dit Renner. Je prends la relève.

— Merci, allez-y. »

Les sonneries d’accélération tintèrent et le Mac-Arthur s’éloigna lentement du vaisseau extra-terrestre… et de l’aviso… et de Sally.

22. Jeux de mots

La douche : un sac en plastique rempli d’eau savonneuse attaché autour du cou du jeune homme qui se trouvait à l’intérieur. Grâce à une brosse à long manche, Whitbread se gratta aux endroits où cela le démangeait, c’est-à-dire partout. Il prenait un certain plaisir à étirer ses muscles. Le vaisseau granéen était si petit ! Il en émanait un tel sentiment de claustrophobie !

Dès qu’il fut propre, il rejoignit les autres dans le foyer.

L’aumônier, Horvath et Sally Fowler, tous portant des bottes magnétiques, tous assis la tête vers le « haut ». Auparavant, Whitbread n’aurait jamais remarqué une chose pareille. Il dit : « Monsieur le ministre, je dois me placer sous vos ordres.

— Très bien, monsieur… Whitbread. » Horvath laissa traîner sa phrase. Il avait l’air soucieux et préoccupé. Ils avaient tous cet air-là.

Au prix d’un effort, l’aumônier parla : « Écoutez, nous ne savons que faire maintenant. Aucun d’entre nous n’a jamais rencontré d’extra-terrestre.

— Ils sont gentils. Ils voudraient parler, dit Whitbread.

— Très bien. Faites-nous part de vos impressions. »

Whitbread essaya de leur raconter. Tout était exigu… jusqu’à ce que l’on arrive aux toroïdes… fragile… il était inutile de tenter de distinguer les Granéens les uns des autres, à part les bruns qui étaient d’une certaine façon différents des bruns-et-blancs… « Ils ne sont pas armés, leur dit-il. J’ai passé trois heures à explorer leur appareil. Il n’y a pas d’endroit à bord où ils pourraient dissimuler de l’armement lourd.

— Avez-vous eu le sentiment que l’on vous tenait éloigné de certaines choses ?

— Non… non.

— Vous ne semblez pas très convaincu, dit sèchement Horvath.

— Oh, ce n’est pas ça, monsieur. Je pensais seulement à la salle d’outillage. Nous sommes arrivés à un compartiment où il n’y avait que des outils : aux murs, par terre, au plafond. Deux des cloisons portaient des choses assez simples : des vilebrequins, des scies à refendre avec des manches étranges, des vis et des tournevis. Des choses que je reconnaissais. J’ai vu des clous et ce que je pense être un marteau avec une grosse tête plate. On aurait dit un atelier de bricolage. Mais il y avait aussi des instruments très complexes. Des choses dont il m’était impossible de saisir la fonction. »

Le vaisseau granéen flottait juste devant la verrière de proue. Des silhouettes inhumaines s’y mouvaient. Sally… elle aussi… les regardait… Horvath reprit : « Vous disiez qu’ils ne vous forçaient pas à les suivre.

— Je ne pense pas qu’ils m’aient tenu à l’écart de quoi que ce soit. Je suis sûr qu’ils m’ont amené à dessein à cette salle de mécanique. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai le sentiment que c’était un test. Si c’était le cas, j’ai échoué. »

Hardy fit : « Le seul Granéen que nous ayons questionné jusqu’à présent ne comprenait pas même les mouvements les plus simples. Et maintenant vous me dites que ses pareils vous ont soumis à des tests d’intelligence…

— Et qu’ils interprètent les gestes. Avec une rapidité incroyable d’ailleurs. C’est vrai. Ils sont différents. Vous avez vu les photos. »

Hardy enroula une mèche de ses cheveux roux autour d’un de ses doigts et tira doucement dessus. « Celles de votre caméra de casque ? Oui, Jonathan. Je pense que nous avons affaire à deux genres de Granéens. Le premier est un savant idiot et ne parle pas. L’autre… parle », termina-t-il faiblement. Il se rendit compte de son tic capillaire et remit sa mèche en place. « J’espère pouvoir apprendre à leur répondre. »

Ils ont tous peur, se dit Whitbread. Surtout Sally. Et même le révérend Hardy que rien ne contrarie jamais. Ils redoutent tous ce premier pas vers la communication.

« D’autres impressions ? dit Horvath.

— Je ne peux m’empêcher de penser que ce vaisseau a été conçu pour la chute libre. Il y a des bandes collantes partout. Du mobilier gonflable aussi. Et il y a de courts passages entre les toroïdes, aussi larges que ceux-ci. En cas d’accélération ils deviendraient comme des trappes infranchissables.

— C’est étrange, médita Horvath. Il n’y a pas quatre heures l’astronef était en pleine décélération.

— C’est bien cela. Les couloirs doivent être installés depuis peu… mais oui !

— Ce qui nous en apprend encore plus, dit tranquillement Hardy. Vous dites aussi que les meubles sont orientés n’importe comment ? Nous avons tous vu que les Granéens ne faisaient pas attention à la façon dont ils se plaçaient devant vous pour vous parler. Comme s’ils étaient particulièrement bien adaptés à l’absence de pesanteur. Comme si leur évolution s’y était déroulée…

— Mais c’est impossible, protesta Sally. Impossible… mais vous avez raison, docteur Hardy ! Les humains cherchent toujours à s’orienter. Même les vieux Marines qui ont passé toute leur vie dans l’espace ! Pourtant personne ne pourrait évoluer en état de chute libre.

— Si. Une race assez ancienne le pourrait, dit Hardy. Il y a aussi ces bras asymétriques. Seraient-ils une particularité de leur stade évolutionnaire avancé ? Nous ferions bien de garder cette théorie à l’esprit quand nous leur parlerons. » Si nous réussissons à le faire, ajouta-t-il mentalement.

« Ma colonne vertébrale les a passionnés, dit Whitbread. Comme s’ils n’en avaient jamais vu. » Il se tut un instant. « Je ne sais pas si on vous l’a dit. Je me suis déshabillé devant eux. Il semblait normal qu’ils sachent… ce à quoi ils avaient affaire. » Il ne pouvait regarder Sally en face.

« Je ne ris pas, dit celle-ci. Je vais devoir faire la même chose. »

Whitbread releva violemment la tête. « Quoi ? »

Sally choisit ses mots avec attention. N’oublions pas la pudeur provinciale, se dit-elle. Elle ne leva pas les yeux. « Quoi que le capitaine Blaine et l’amiral Kutuzov aient choisi de cacher aux Granéens, l’existence de deux sexes chez les humains n’en fait pas partie. Ils ont bien le droit de savoir comment nous sommes faits et je suis la seule femme à bord du Mac-Arthur.

— Mais vous êtes la nièce du sénateur Fowler ! »

Cela la fit sourire. « Nous ne le leur dirons pas. » Elle se leva sur-le-champ. « Lafferty, nous y allons. » Elle se retourna, très « dame impériale », même dans sa manière de se tenir qui ne concédait rien au manque de pesanteur.

« Jonathan, je vous remercie de votre sollicitude. Révérend, vous pourrez me rejoindre dès que je vous appellerai. » Elle sortit.

Et Horvath, regardant droit devant, dit : « C’est elle qui a insisté. »


Quand elle arriva, Sally appela l’aviso. Le même Granéen qui avait accueilli Whitbread, ou un autre identique, s’inclina devant elle en l’invitant courtoisement à bord. Une des caméras de la capsule de transbordement l’enregistra et fit bondir l’aumônier. « Cette demi-révérence vous ressemble énormément, Whitbread. C’est une excellente copie. »

Sally rappela quelques minutes plus tard, sans liaison visuelle. Elle se trouvait dans un des toroïdes. « Je suis entourée de Granéens. Nombre d’entre eux portent des instruments. Jonathan, est-ce que…

— La plupart d’entre eux n’avaient rien dans les mains. À quoi ressemblent ces appareils ?

— Eh bien, j’estime que l’un d’eux pourrait être une caméra à moitié démontée et l’autre, un écran, comme celui d’un oscilloscope. » Pause. « Bon, eh bien, on y va. » Clic.

Vingt minutes durant, ils ignorèrent tout de Sally Fowler. Les trois hommes s’agitèrent nerveusement, les yeux rivés à l’écran vide du système de liaison radio.

Quand Sally appela enfin, sa voix était alerte, « Très bien, vous pouvez venir, maintenant, messieurs.

— J’arrive. » Hardy déboucla son harnais et flotta vers le sas de sortie. Lui aussi parlait d’une voix soulagée. L’attente avait été longue.


Autour de Rod, l’activité habituelle de la passerelle se déroulait. Les scientifiques regardaient les écrans principaux, les navigateurs s’assuraient que le petit voyage de cinquante kilomètres se passait bien. Pour s’occuper, Rod faisait répéter à l’enseigne Staley une simulation de l’assaut du vaisseau granéen. Purement théorique, bien sûr, mais cela empêchait Rod de ruminer sur ce qui était en cours à bord de l’astronef extra-terrestre. L’appel d’Horvath fut une distraction bienvenue et Blaine fut bouillant de cordialité quand il répondit : « Bonjour, docteur ! Tout va bien ? »

Horvath lui aussi souriait. « Très bien, merci, commandant. Le docteur Hardy est parti rejoindre Dame Sally. J’ai aussi envoyé votre Whitbread.

— Bon. » Rod sentit la tension qu’il éprouvait dans le cou se dissiper et faire place à une courbature. Ainsi Sally s’en était sortie…

« Commandant, monsieur Whitbread a fait mention d’une salle d’outillage dans le vaisseau granéen. Il pense qu’on a testé son habileté à reconnaître la fonction des outils. J’en viens à penser que les extra-terrestres pourraient bien nous juger tous sur ce critère.

— C’est possible. La fabrication et l’utilisation de l’outil sont une fonction fondamentale…

— Oui, oui, commandant. Mais nul d’entre nous ne sait en fabriquer ! Nous avons ici un linguiste, une anthropologue, un administrateur – moi-même – et des guerriers de votre Flotte. Nous sommes pris à notre propre piège. Nous avons passé trop de temps à chercher à connaître les Granéens. Pas assez à leur faire sentir notre intelligence. »

Blaine réfléchit quelques instants. « Il y a bien nos astronefs… mais vous avez raison, docteur. Je vais vous envoyer quelqu’un. Nous avons sûrement un homme à bord qui réussira ce genre de test. »

Dès que Horvath eut disparu de l’écran, Rod enfonça une touche de l’interphone. « Kelley, vous pouvez renvoyer la moitié des Marines en détente.

— À vos ordres, commandant. » Le visage du canonnier ne montrait aucune émotion, mais Rod savait combien le port de l’armure de combat était désagréable. Toute la troupe des Marines du Mac-Arthur était dans cette tenue, en alerte, sur le pont-hangar.

Puis Blaine, pensivement, appela Sinclair. « Nous avons un problème peu habituel, Sandy. Nous avons besoin de quelqu’un qui sache se servir d’outils et qui veuille bien aller à bord du vaisseau granéen. Si vous voulez bien me désigner des hommes, je demanderai des volontaires.

— Pas la peine, cap’taine. J’irai moi-même. »

Blaine fut choqué. « Vous, Sandy ?

— Oui, pourquoi pas, cap’taine ? Ne suis-je pas qualifié ? Ne puis-je pas réparer n’importe quoi qui ait été un jour en état de marche ? Mes petits gars peuvent s’occuper tous seuls de quoi que ce soit qui n’irait pas à bord du Mac-Arthur. Je les ai bien éduqués. Je ne vous manquerai pas…

— Une seconde, Sandy.

— Oui, cap’taine.

— O.K. De toute façon quiconque serait apte à réussir ce test connaîtrait le propulseur et le champ Langston. Mais je ne sais pas si l’amiral vous laissera partir.

— Il n’y a personne d’autre à bord qui pourra découvrir tout sur le vaisseau de ces bestioles, cap’taine.

— Ouais. Bon. Passez chez le médecin pour qu’il vous signe son accord. Et donnez-moi des noms. Qui dois-je envoyer si vous ne pouvez pas y aller ?

— Jacks. Ou bien Leigh Battson ou n’importe lequel de mes gars sauf Thumbs Menchikov.

— Menchikov. N’est-ce pas lui qui a sauvé six hommes dans la chambre des torpilles lors de la bataille contre le Défiant ?

— Si, cap’taine. C’est aussi lui qui s’est occupé de votre douche deux semaines avant ce combat.

— Oh ! Eh bien, merci, Sandy. » Il coupa la communication et jeta un regard circulaire sur la passerelle. Il avait très peu de choses à faire. Les écrans montraient le vaisseau granéen cloué au centre du collimateur de tir de la batterie principale du Mac-Arthur. Son astronef était en sécurité face à tout ce que l’autre pourrait tenter et Hardy et Whitbread avaient rejoint Sally… Blaine se tourna vers Staley. « Bon, cette dernière manœuvre n’était pas mauvaise. Maintenant partez du principe que la moitié seulement des Marines sont en alerte de combat et trouvez-moi un plan de sauvetage de notre personnel. »


Sally entendit le remue-ménage de l’arrivée à bord de l’aumônier et de l’enseigne, mais ne remarqua presque pas leur entrée. Elle avait pris le temps de se rhabiller, bien que cela l’eût agacée et, dans la lumière tamisée et filtrée du soleil, elle passait ses mains sur le corps d’un (une) brun-et-blanc, lui tordait les coudes et les épaules et en repérait les muscles tout en dictant un rapport dans son micro jugulaire.

« Je conclus qu’ils forment une sous-espèce, mais très proche des bruns, peut-être assez pour effectuer des croisements raciaux. Cela devra être déterminé par l’analyse du code génétique lorsque nous rapporterons des échantillons en Néo-Écosse où il y a l’équipement nécessaire. Peut-être les Granéens connaissaient-ils la réponse, mais nous devrons faire attention à nos questions avant de déterminer quels tabous existent au sein de cette population.

« Il n’y a manifestement pas de discrimination sexuelle telle qu’elle existe dans l’Empire. On peut même dire que la prédominance des femelles est remarquable. Un des bruns est un mâle et s’occupe des deux enfants. Ceux-ci sont sevrés. Du moins n’y a-t-il pas trace d’une nourrice femelle – ou mâle – à bord.

« Mon hypothèse serait que, à l’inverse de l’humanité du temps des guerres de Sécession, il n’y a pas ici carence en mères ou en porteuses d’enfants et qu’ainsi il n’existe aucun mécanisme de surprotection tel qu’on en trouve encore au sein de l’Empire. Je ne sais pas pourquoi il n’y a pas d’enfants parmi les bruns-et-blancs, bien que les Granéens en bas âge qu’il m’est donné d’observer fassent peut-être partie de la descendance des blancs-et-bruns et que les bruns purs servent peut-être de nurses. Il existe une tendance évidente à donner tous les travaux techniques aux bruns.

« La différence entre les deux types, si elle n’est pas totale, est néanmoins frappante. Chez les bruns, les mains sont plus grosses et mieux développées, le front fuit beaucoup plus vite et la taille de l’individu est plus faible. Question : lequel des deux a subi une évolution plus propice au maniement des outils ? Les bruns-et-blancs ont une capacité crânienne légèrement plus grande, les bruns purs ont de meilleures mains. Jusqu’à présent tous les blancs-et-bruns que j’ai vus étaient des femelles et il y a un être brun de chaque sexe. Est-ce un accident, une indication sur leur culture, ou quelque chose de biologique ? Fin de la transcription. Bienvenue à bord, messieurs. »

Whitbread dit : « Des difficultés ? »

La tête de Sally était dans une cagoule en plastique, scellée autour de son cou comme la douche de l’aviso. Elle n’était visiblement pas habituée aux respirateurs nasaux. Le sac lui déformait légèrement la voix. « Pas du tout. J’en ai sûrement appris autant qu’eux grâce à notre… à notre orgie. Que faisons-nous maintenant ? »

Des leçons de langues.

Il y avait un mot : fyunch (clic). Quand l’aumônier se désigna du doit et dit : « David », la Granéenne qu’il regardait tordit son bras inférieur droit pour l’amener dans la même position et dit : « Fyunch (clic) », en faisant le clic avec la langue.

Bon. Mais Sally dit : « Ma Granéenne portait, je crois, le même nom.

— Entendez-vous par là que je m’adresse au même extraterrestre ?

— Non, je ne le pense pas. Je sais que Fyunch (clic) – elle s’appliqua à prononcer le mot, mais gâcha tous ses effets en riant – n’est pas le mot qui désigne les Granéens. Je l’ai essayé. »

L’aumônier grimaça. « Peut-être que tous les noms propres nous semblent identiques. Ou peut-être savons-nous maintenant dire “bras” », dit-il d’un ton très sérieux. Il y avait à ce propos une histoire très connue, si vieille qu’elle datait peut-être de l’ère pré-atomique. Il se tourna vers une autre Granéenne, se montra du doigt et dit : « Fyunch (clic) ? » Son accent était presque parfait et il ne rit pas.

La Granéenne dit : « Non.

— Ça, au moins, ils l’ont vite appris », fit Sally.

Whitbread essaya. Il nagea parmi les Granéens en disant « Fyunch (clic) ? » Il obtint quatre « Non » parfaitement articulés avant qu’une Granéenne lui tapote la rotule et dise : « Fyunch (clic) ? Oui. »

Donc : il y avait trois Granéens qui voulaient bien dire : Fyunch (clic) à un humain mais chacun à un homme différent et pas aux autres. Alors ?

« Cela pourrait vouloir dire “je vous suis attaché”, suggéra Whitbread.

— C’est certainement une hypothèse », dit Hardy. Même une assez bonne, mais les données étaient insuffisantes… Le jeune homme avait-il trouvé par hasard l’explication ?

Les Granéens flottaient autour d’eux. Certains des instruments qu’ils portaient auraient pu être des caméras ou des magnétophones. D’autres émettaient des bruits, quand les humains parlaient, ou crachaient des rubans de papier ou traçaient des lignes courbes orange sur des écrans. Les Granéens s’occupèrent avec grand soin de l’équipement de Hardy – surtout le muet brun qui démonta son oscilloscope et le remonta sous les yeux de l’aumônier. Ensuite, l’image semblait plus vive et le circuit de persistance du tracé marchait bien mieux qu’avant. Seuls les bruns faisaient ce genre de choses.

Les leçons linguistiques devenues un effort de groupe, c’était un jeu que d’apprendre l’anglique aux Granéens. Il suffisait de désigner une chose et d’en dire le nom et ils le retenaient. David Hardy remerciait Le Seigneur.

Les Granéennes n’arrêtaient pas de tripoter l’intérieur de leurs instruments. Elles les calibraient ou parfois les donnaient aux bruns dans une averse de sifflements d’oiseaux. La portée de leur voix était incroyable. Quand elles parlaient granéen, elles passaient du grave à l’aigu presque sans transition. Cela fait sans doute partie de la syntaxe, se dit Hardy.

Il était conscient de la fuite du temps. Son estomac n’était qu’un vide sans fond dont il ignorait les rappels à l’ordre avec dédain. Des écorchures apparurent autour de son nez, aux endroits où l’inhalateur était fixé. Ses yeux se mirent à cuire sous l’action de l’atmosphère granéenne qui filtrait sous ses lunettes de protection. Il regretta de ne pas avoir opté pour un casque ou pour un sac en plastique comme celui de Sally. Le Grain était un point brillant et diffus qui parcourait lentement le mur courbe et translucide. L’air sec que Hardy respirait le déshydratait lentement.

Il ressentait ces maux comme on sent le temps passer et les ignorait. Il était empli d’une sorte de joie. David Hardy était en train de remplir la mission pour laquelle il était né.

Malgré le caractère unique de la situation, il décida de s’en tenir à la linguistique traditionnelle. Il rencontra des problèmes sans précédent avec les mots : main, visage, oreilles, doigts. Il apparut que les douze doigts des mains droites portaient un nom collectif tandis que ceux de la main gauche en avaient un autre. Oreille se disait d’une certaine façon quand elle était à plat et d’une autre quand elle était dressée. Le mot visage n’avait pas d’équivalent mais les Granéens l’assimilèrent immédiatement en anglique et eurent l’air de penser que c’était une innovation intéressante.

Hardy avait cru que ses muscles s’étaient adaptés à l’apesanteur, mais maintenant ils le tracassaient. Il ne le mit pas au compte de la fatigue. Il ne savait pas où Sally avait disparu et cela ne l’ennuyait pas. Cela révélait combien il acceptait Sally et les Granéens comme des collègues de travail, mais aussi combien il était las. Hardy ne se considérait pas comme un affranchi, mais ce que Sally aurait appelé la « surprotection des femmes » était ancrée profondément dans la culture de l’Empire – et en particulier, dans la monastique Flotte Impériale.

Ce fut seulement quand sa réserve d’air fut épuisée que les autres réussirent à le persuader de retourner à l’aviso.


Leur dîner fut simple et ils se dépêchèrent de l’avaler pour comparer leurs observations. Ils eurent pitié de Hardy et le laissèrent terminer. Horvath fut le premier à faire taire tout le monde, alors qu’il était le plus curieux de tous. Bien que les couverts eussent été conçus pour des conditions d’apesanteur, aucune des trois personnes qui faisaient face à Hardy n’avait l’habitude de rester en apesanteur pendant de longues périodes et le fait de se nourrir impliquait que l’on prenne de nouvelles habitudes, acquises seulement en se concentrant. Enfin, Hardy laissa un des membres de l’équipage retirer le plateau de ses genoux et leva les yeux. Trois visages attentifs lui lancèrent télépathiquement un million de questions.

« Ils apprennent assez bien l’anglique, dit David. J’aimerais pouvoir en dire autant de mes propres progrès.

— Ils le travaillent, dit Whitbread. Quand vous leur donnez un mot, ils le répètent, sans cesse, ils l’essaient dans des phrases, ils l’appliquent à tout ce que vous leur avez montré… je n’ai jamais rien vu de tel.

— C’est parce que vous n’avez pas assez observé le docteur Hardy, dit Sally. On nous a appris cette technique à l’école, mais je ne la pratique pas très bien.

— C’est assez général chez les jeunes gens. » Hardy s’étira pour se détendre. La journée avait été bien remplie. Mais c’était gênant : les Granéens étaient plus efficaces que lui dans son propre travail. « Les jeunes n’ont généralement pas la patience que requiert la linguistique. Pourtant, dans le cas présent, votre impatience nous aide puisque les Granéens dirigent nos efforts de manière très professionnelle. Au fait, Jonathan, où étiez-vous passé ?

— J’ai emmené mon Fyunch (clic) dehors et lui ai montré la capsule de transbordement. Nous sommes venus à court des choses à désigner aux Granéens dans leur propre appareil et je ne voulais pas les amener ici. Est-ce que j’aurais dû le faire ?

— Certainement, dit Horvath en souriant. J’ai parlé au capitaine Blaine qui laisse cela à notre appréciation. Ainsi qu’il le dit, l’aviso n’a rien de secret. Néanmoins, j’aimerais qu’en cette occasion se déroule quelque chose d’un peu spécial… une sorte de cérémonie. Qu’en pensez-vous ? Après tout, à part le mineur d’astéroïde, les Granéens n’ont jamais visité d’astronef humain. »

Hardy haussa les épaules. « Ils ont fait assez peu de cas de notre venue à bord du leur. Pourtant, il faut se rappeler qu’à moins que toute leur race soit fantastiquement douée pour les langues – une hypothèse que je rejette – ils ont eu droit à leur cérémonie spéciale avant de quitter leur planète. Ils ont placé à bord des spécialistes en linguistique. Je ne serais pas surpris de découvrir que nos Fyunch (clic) sont l’équivalent granéen de nos professeurs agrégés. »

Whitbread secoua la tête. Les autres le regardèrent et enfin il parla. Il était assez fier d’avoir imaginé une technique permettant à un officier subalterne d’interrompre ses supérieurs. « Ce vaisseau n’a quitté sa planète que quelques heures – peut-être moins d’une heure – après que le Mac-Arthur eut émergé dans le système. Comment auraient-ils eu le temps de rassembler des spécialistes ?

— J’ignorais ce détail, dit Hardy d’une voix lente. Mais ces êtres doivent être des sommités. À quoi un don si extraordinaire pour la linguistique servirait-il au sein de la population moyenne d’alpha du Grain ? Et le mot extraordinaire est encore trop faible. Nous avons tout de même réussi à les intriguer un peu. Vous en êtes-vous rendu compte ?

— Pour la salle d’outillage ? demanda Sally. J’imagine que l’on pourrait lui donner ce nom. Mais je ne crois pas que je l’aurais découverte toute seule si Jonathan ne m’avait pas auparavant donné des indications. Ils m’y ont amenée juste après que je vous eus quitté, docteur Hardy. Ils ne m’ont pas semblé intrigués par mon attitude. Mais évidemment, vous y êtes resté plus longtemps que moi.

— Qu’avez-vous fait dans cette salle ? demanda David.

— Mais, rien du tout. J’ai regardé tous leurs accessoires. Les murs étaient entièrement couverts de leur fourbi – à ce propos, les crochets muraux n’étaient pas assez résistants pour avoir pu supporter une accélération continue. Les Granéens doivent avoir construit ce local après leur arrivée ici. Mais, bref, étant donné qu’il n’y avait là rien que je puisse comprendre, je n’y ai pas prêté une attention particulière. »

Hardy croisa les mains en une attitude de prière, puis eut un regard gêné. Il avait pris cette habitude longtemps avant son ordination et n’avait jamais pu la rompre. Mais son attitude indiquait de la concentration et non de la piété. « Vous n’avez rien fait et cela ne les a pas rendus curieux. » Durant un long moment, il réfléchit profondément. « Et pourtant, moi, j’ai demandé le nom des instruments et mon Fyunch (clic) en a été très surpris. Peut-être mon interprétation de son émotion est-elle erronée, mais je crois vraiment que l’intérêt que j’ai manifesté pour leurs outils les a dérangés.

— Avez-vous essayé d’utiliser certains équipements ? demanda Whitbread.

— Non. Et vous ?

— Eh bien, j’ai manipulé certaines choses…

— Oui. Se sont-ils montrés curieux de ce fait ? »

Jonathan haussa les épaules. « Ils m’observaient tous, tout le temps. Je n’ai pas remarqué de différence dans leur attitude.

— Oui. » Hardy recroisa les doigts, mais, cette fois-ci, ne s’en aperçut pas. « Je trouve qu’il y a quelque chose d’étrange dans cette pièce et dans l’intérêt que notre curiosité pour son contenu a éveillé. Mais je doute que nous n’obtenions l’explication avant que le capitaine Blaine ne nous envoie son expert. Savez-vous qui il a choisi ? »

Horvath inclina la tête. « Il a délégué l’ingénieur-chef Sinclair.

— Humm », fit involontairement Whitbread que les autres regardèrent alors. Jonathan eut un large sourire et dit : « Si vous avez intrigué les Granéens, docteur, songez à ce qu’ils vont penser quand ils entendront le commandant Sinclair parler… »


Sur un vaisseau de guerre des F.S.E., les hommes ne peuvent pas conserver leur poids moyen habituel. Pendant les longues périodes d’attente, ceux qui aiment manger se divertissent en le faisant. Ils grossissent. Mais les gens qui ont la force de vouer leur vie à un idéal – y compris un bon pourcentage de ceux qui restent dans la Flotte – ont tendance à oublier de se nourrir. La nourriture ne peut retenir leur attention.

Assis sur le bord de la table d’examen médical, Sandy Sinclair avait les yeux fixés droit devant lui. Quand il était nu, il ne pouvait pas regarder les gens en face. Il était grand et mince, et ses muscles noueux étaient bien plus puissants qu’ils n’en avaient l’air. Il ressemblait à un homme moyen doté d’un squelette trois fois trop grand.

Un bon tiers de la surface de sa peau était constitué de tissu cicatriciel. C’était une explosion qui avait laissé cette crête rose qui courait le long de ses côtes. Le reste avait été brûlé par des bouffées de flamme ou par des gouttelettes de métal en fusion. Si l’on en réchappait parfois, les combats spatiaux laissaient toujours des brûlures.

Le médecin avait vingt-trois ans et était enjoué. « Vingt-quatre années de service ? Vous avez déjà assisté à une bataille ? »

Sinclair jeta d’un ton sec : « Ne vous inquiétez pas, si vous restez dans la Flotte assez longtemps, vous aurez votre part de cicatrices.

— Je ne sais pas pourquoi, mais je vous crois. Eh bien, commandant, vous êtes dans une forme admirable pour un homme dans la quarantaine. Vous supporteriez un mois complet d’apesanteur, je pense, mais nous jouerons la sécurité et vous reviendrez au Mac-Arthur deux fois par semaine. Je ne pense pas devoir vous rappeler de pratiquer régulièrement les exercices physiques d’apesanteur. »


Le jour suivant, Rod appela plusieurs fois l’aviso, mais ce ne fut que dans la soirée qu’il réussit à joindre quelqu’un d’autre que le pilote.

Le révérend Hardy était exténué et gai, la bouche fendue en un large sourire et des cercles sombres sous les yeux. « Commandant, je prends une leçon d’humilité. Ils sont bien meilleurs que moi dans ma branche – dans son aspect linguistique, bien sûr. J’ai décidé que le moyen le plus rapide d’apprendre leur langue était de leur enseigner l’anglique. Les cordes vocales humaines ne parleront jamais leur langage sans assistance informatique.

— D’accord. Il faudrait un orchestre au grand complet. J’ai entendu certaines de vos bandes magnétiques. D’ailleurs, je n’avais pas autre chose à faire. »

Hardy sourit. « Désolé. Nous essaierons d’arranger des rapports plus fréquents. À propos, le docteur Horvath est en ce moment même en train de faire visiter l’aviso à un groupe de Granéens. La propulsion paraît les intéresser particulièrement. Le brun essaye de démonter des appareils, mais le pilote ne le laisse pas faire. Vous avez bien dit qu’il n’y avait rien de secret à bord ?

— C’est exact, mais il est peut-être un peu prématuré de les laisser tripoter votre source énergétique. Qu’en dit Sinclair ?

— Je l’ignore, commandant. » Hardy eut l’air intrigué. « Ils le gardent dans la salle d’outillage depuis ce matin. Il s’y trouve encore. »

Blaine caressa la bosse de son nez. Il était en train d’obtenir l’information qu’il attendait, mais Hardy n’était pas exactement la personne à qui il aurait voulu parler. « Combien de Granéens y a-t-il à bord de votre unité ?

— Quatre. Un pour chacun de nous : moi-même, le docteur Horvath, Dame Sally et Whitbread. Nous pensons qu’ils nous sont attachés en tant que guides personnels.

— Quatre d’entre eux. » Rod essayait d’intégrer cette idée à son raisonnement. L’aviso était un vaisseau détaché, mais il restait un des astronefs de guerre de Sa Majesté. Y faire pénétrer un lot d’étrangers était… était fou. Horvath connaissait les risques qu’il prenait. « Seulement quatre ? Sinclair n’en a-t-il pas un ?

— C’est curieux, mais non. Il y en a un certain nombre qui l’observent, dans le compartiment à outils, mais aucun ne lui est spécialement attribué.

— Ni au pilote ou aux hommes de l’aviso ?

— Non, dit Hardy qui réfléchit un instant avant de reprendre. C’est effectivement bizarre, non ? Comme s’ils classaient le commandant Sinclair avec les membres d’équipage sans importance.

— Peut-être n’aiment-ils pas les F.S.E. »

David Hardy haussa les épaules. Puis, avec beaucoup de précaution, il dit : « Commandant, tôt ou tard nous devrons les inviter à bord du Mac-Arthur.

— J’ai peur que ce ne soit hors de question. »

Hardy soupira. « Oui, c’est pour cela que j’aborde le sujet maintenant. Pour que nous puissions en finir. Ils ont montré qu’ils nous font confiance, commandant. Il n’y a pas un centimètre cube de leur ambassade que nous n’ayons visité ou inspecté à distance. Whitbread témoignera du fait qu’il n’y a aucun armement à bord.

Un jour ou l’autre, ils vont se demander quel secret coupable nous cachons à bord du Mac-Arthur.

— Je vais vous le dire. Y a-t-il des Granéens à portée de voix ?

— Non. Et, de toute façon, ils n’ont pas encore appris l’anglique aussi bien que ça.

— N’oubliez pas qu’ils finiront par le comprendre et n’oubliez pas les magnétophones. Bien, révérend, vous avez un problème à résoudre : celui des Granéens et de la Création divine. L’Empire en a un autre. On a longtemps parlé de l’arrivée des sorciers galactiques et du fait de savoir s’ils admettraient ou non les humains en leur sein, d’accord ? Mais c’est l’inverse qui est en train de se dérouler. C’est nous qui devons décider si nous allons accueillir les Granéens dans notre système et, jusqu’à ce que cette question ait été tranchée, nous ne voulons pas qu’ils voient les générateurs de champ Langston, la propulsion Alderson, nos armes… ou même combien de l’espace intérieur du Mac-Arthur est occupé, révérend. Cela donnerait trop d’indications sur nos capacités. Nous avons beaucoup à cacher et c’est ce que nous allons faire.

— Vous les traitez en ennemis, dit doucement David Hardy.

— Ce qui n’est ni de votre ressort, ni du mien, docteur. D’ailleurs, avant de dire que les Granéens sont des amis sûrs, il y a des questions auxquelles je veux que l’on réponde. » Rod laissa son regard vagabonder au-delà de l’aumônier et s’accommoder sur l’infini. Je suis bien content que la décision ne m’appartienne pas, songea-t-il. Mais on finira par me demander ce que je pense. En ma qualité de futur marquis de Crucis, au moins.

Il s’était attendu à ce que le sujet vienne sur le tapis et savait que ce ne serait pas la dernière fois. Il était prêt. « D’abord : pourquoi ont-ils envoyé un vaisseau d’alpha du Grain ? Pourquoi pas de l’archipel troyen ? C’est bien plus près.

— Je le leur demanderai dès que je pourrai.

— Ensuite : pourquoi quatre Granéens ? Cela n’est peut-être pas important, mais j’aimerais savoir pourquoi ils en ont assigné un à chacun de vous, les scientifiques et aucun à l’équipage.

— Mais ils ne se sont pas trompés : ils ont donné des guides à tous ceux que cela intéressait de les instruire…

— Précisément. Comment le savaient-ils ? Par exemple : comment ont-ils pu savoir que le docteur Horvath serait à bord ?

— D’accord, commandant. » Hardy avait un air maussade mais pas coléreux. Il serait plus difficile à écarter qu’Horvath… et cela, en particulier, parce qu’il était le confesseur de Rod. D’ailleurs le débat n’était pas clos. Rod en était certain.

23. Le faible contre le fort

Au cours des semaines suivantes le Mac-Arthur fut le siège d’une activité intense. Tous les scientifiques travaillèrent tard, après chaque transmission de données venant de l’aviso et tous voulurent l’assistance immédiate des moyens de la Flotte. Il y avait aussi le problème des minis évadés, mais cela était devenu un jeu, auquel le Mac-Arthur était en train de perdre. Au carré, on racontait qu’ils étaient morts, mais on n’avait pas retrouvé les corps. Cela inquiétait Rod Blaine qui n’y pouvait cependant rien.

Il permit aux Marines de monter leurs factions en uniforme normal. L’aviso n’était pas menacé et il aurait été ridicule de faire rester douze hommes dans l’inconfort de l’armure de combat. Il préféra doubler la garde autour du Mac-Arthur, mais personne ni rien ne tenta d’approcher, ni de s’évader, ni d’envoyer des messages. Pendant ce temps, les biologistes devenaient fous à propos des indices recueillis sur la psychologie et la physiologie granéennes, la section astronomie continuait d’établir la cartographie d’alpha du Grain, Buckman s’affolait chaque fois qu’un autre que lui utilisait l’équipement astronomique et Blaine essayait de faire marcher sans heurts son vaisseau surpeuplé. Chaque fois qu’il devait servir de médiateur à une dispute entre scientifiques, son estime envers Horvath croissait.

L’aviso était encore plus agité. Le commandant Sinclair était arrivé et avait immédiatement été conduit à bord de l’astronef granéen. Trois jours s’écoulèrent avant qu’un brun-et-blanc ne se mette à suivre Sandy, et encore était-ce un Granéen particulièrement silencieux. À l’inverse des autres de son espèce qui étaient affectés à un humain, celui-ci semblait s’intéresser aux machines de l’aviso. Sinclair et son Fyunch (clic) passèrent de longues heures à bord du vaisseau extra-terrestre à fureter dans les coins et à tout examiner.

« Le gamin avait raison à propos de la salle d’outillage, dit Sinclair à Blaine lors d’un de ses rapports quotidiens. C’est comme les tests d’intelligence non-verbaux que le bureau du personnel a conçus pour les nouvelles recrues. On vous présente des choses qui ne sont pas logiques et vous devez les arranger.

— Comment cela : “pas logique” ? »

Le souvenir de ses travaux fit sourire Sinclair. Il eut quelque difficulté à expliquer la finesse de l’humour en jeu à Rod. Le marteau à la grosse tête plate ne pourrait servir qu’à frapper le pouce de l’utilisateur. Il fallait le rectifier. Le laser surchauffait… et cela avait été délicat. Il émettait sur une mauvaise longueur d’onde. Sinclair l’avait réparé en doublant la fréquence. Il avait aussi appris davantage sur les lasers compacts que jamais auparavant. Il y avait d’autres tests similaires. « Ils sont brillants, cap’taine. Il a fallu de l’ingéniosité pour produire certains des gadgets sans trop révéler ce qui les caractérisait. Mais ils ne peuvent pas m’empêcher d’en apprendre sur leur vaisseau… J’en sais déjà assez pour reconstruire les chaloupes du Mac afin qu’elles soient plus efficaces. Ou pour me faire des millions de couronnes à produire des astronefs miniers.

— Vous partez à la retraite à notre retour, Sandy ? » demanda Rod en souriant largement pour montrer qu’il plaisantait.

Lors de la deuxième semaine, Rod Blaine acquit lui aussi un Fyunch (clic).

Il fut à la fois consterné et flatté. Sa Granéenne ressemblait aux autres : rayures brunes et blanches, sourire doux sur un visage bancal situé juste assez haut au-dessus du plancher pour que Rod ait pu lui caresser l’oreille, s’il l’avait jamais rencontrée réellement, ce qui n’aurait pas lieu.

Chaque fois qu’il appelait l’aviso, elle était là, toujours impatiente de voir Blaine et de lui parler. Et chaque fois, son anglique était meilleur. Ils échangeaient quelques mots et c’était tout. Il n’avait pas le temps de posséder un Fyunch (clic), ni le besoin. Il n’était pas chargé d’apprendre la langue granéenne – d’ailleurs, d’après les progrès constatés en la matière, personne n’en était chargé – et il ne voyait son interlocutrice que par liaison vidéo. À quoi pourrait servir un guide qu’il ne rencontrerait jamais ?

« Ils donnent l’impression de penser que vous êtes important », fut la réponse impénétrable de Hardy.

Cela lui donna quelque chose à considérer tandis qu’il présidait aux destinées de son asile de fou de vaisseau spatial. Et l’extraterrestre ne se plaignit pas du tout.


La frénésie de travail qui caractérisa ce mois-là n’atteignit pas Horace Bury. Il ne recevait pas de nouvelles de l’aviso et n’avait rien qui pût contribuer à la tâche des scientifiques du Mac-Arthur. Attentif aux rumeurs, ce qui servait toujours, il attendait que les informations arrivent à ses oreilles – ce qu’elles faisaient rarement. Les communications de l’aviso paraissaient s’arrêter à la passerelle et, à part Buckman, il n’avait pas de vrais amis parmi les savants. Blaine avait renoncé à tout faire passer sur l’intercom. Pour la première fois, depuis qu’il avait quitté Néo-Chicago, Bury se sentait emprisonné.

Cela le tracassait plus que la normale, mais il se connaissait suffisamment pour en connaître la raison. Toute sa vie, il avait tenté de maîtriser autant que possible son environnement : sur une planète, à travers des parsecs d’espace et des décennies de temps ou… au sein d’un croiseur de bataille impérial. L’équipage le traitait en invité, mais non en maître et, partout où il ne dominait pas, il était prisonnier.

De plus, il perdait de l’argent. Quelque part dans les zones interdites du Mac-Arthur, là où seuls les plus haut placés des scientifiques avaient accès, des physiciens étudiaient la matière dorée retirée de la « Ruche ». Il fallut deux semaines d’effort pour entendre dire que c’était un supraconducteur de chaleur.

Cela n’aurait pas de prix et il savait qu’il lui fallait en obtenir un échantillon. Il savait même comment y parvenir mais se forçait à rester inactif. Pas encore ! Le moment de voler son spécimen se situerait juste avant que le Mac-Arthur ne rentre en Néo-Écosse. Quel qu’en soit le coût, des vaisseaux l’attendraient à cet endroit. Et non seulement un astronef avouant ouvertement lui appartenir, mais au moins un autre. En attendant : écouter, découvrir, savoir quelles autres choses il faudrait emporter en quittant le Mac-Arthur.

Il contre-examina plusieurs rapports concernant la « Ruche de pierre ». Il essaya même d’obtenir des informations de Buckman, mais le résultat fut plus amusant qu’utile.

« Oh, ne pensez plus à cet astéroïde ! s’était exclamé Buckman. On l’a mis où il se trouve. Il n’est d’aucun intérêt. La “Ruche” n’a rien à voir avec la formation des archipels des points troyens et les Granéens ont gâché la structure interne de ces espaces au point que l’on ne peut plus rien dire au sujet des rochers d’origine… »

Bon. Ainsi les Granéens savaient produire des supraconducteurs de chaleur et le faisaient. Il y avait aussi les minis. Les recherches l’amusaient. Naturellement, la majeure partie du personnel militaire encourageait silencieusement les opprimés, la mini et son enfant, le faible contre le fort. Or la Granéenne était en train d’avoir le dessus. De la nourriture disparaissait d’un tas de lieux bizarres : les cabines, les carrés, partout sauf dans la cambuse. Les furets ne trouvaient pas la moindre trace. Les minis en avaient-elles obtenu une trêve ? Bury se le demandait. Évidemment les extra-terrestres étaient… étrangers, mais, la première nuit, les furets n’avaient eu aucun mal à les flairer.

La chasse amusait Bury, mais surtout… il en retirait un enseignement : les minis étaient plus difficiles à attraper qu’à garder. S’il devait en vendre beaucoup comme animaux domestiques, il aurait intérêt à les isoler dans des cages efficaces. Et il avait aussi l’idée d’acquérir un couple qui puisse se reproduire. Plus longtemps les minis restaient en liberté, plus les chances qu’avait Bury de convaincre la Flotte de leur inocuité faiblissaient.

Mais il était drôle de voir les F.S.E. se ridiculiser. Bury encourageait les deux parties et patientait. Et les semaines se suivaient.


Alors que six Fyunch (clic) couchaient dans l’aviso, le reste des Granéens travaillait. L’intérieur de leur vaisseau changeait comme dans un rêve. Chaque fois que quelqu’un y montait, il était différent. Sinclair et Whitbread s’appliquaient à l’inspecter périodiquement pour voir si l’on y construisait des armes. Peut-être s’en seraient-ils rendu compte, mais peut-être pas.

Un jour, entre deux séances dans le gymnase du Mac-Arthur, Hardy et Horvath firent un saut chez le capitaine, dans sa tourelle de veille.

« Les Granéens font venir un réservoir de carburant, dit Horvath à Rod. Ils l’ont lancé à peu près en même temps que leur astronef, par accélérateur linéaire, mais sur une orbite économique. Il devrait arriver dans deux semaines.

— Alors voilà l’explication. » Blaine et ses officiers étaient inquiets de savoir ce qu’était cet objet silencieux venant vers eux.

« Vous en connaissiez l’existence ? Vous auriez pu nous la signaler. Ils vont devoir le récupérer, dit Blaine. Hum. Je me demande si l’une de mes chaloupes ne pourrait pas les y aider. Nous laisseraient-ils agir ?

— Pourquoi pas ? Nous leur poserons la question, dit David Hardy. Une dernière chose, commandant. »

Rod comprit que cela annonçait une proposition délicate. Horvath se servait de Hardy pour demander tout ce que Rod aurait pu refuser.

« Les Granéens veulent construire un pont étanche entre leur vaisseau et le nôtre, dit enfin Hardy.

— Ce ne serait qu’une structure temporaire mais nous en avons besoin. » Horvath se tut quelques instants. « Ce n’est qu’une hypothèse, commandant, mais nous pensons maintenant que, pour eux, tout est temporaire. Pour décoller, ils devaient posséder des couchettes anti-g. Or elles ne sont plus là. Ils sont arrivés sans carburant pour rentrer chez eux. Il est presque certain qu’ils ont reconstruit tout leur système de sécurité-sauvetage, en fonction de l’apesanteur, au cours des trois heures qui ont suivi leur arrivée.

— Et cela non plus ne sera pas éternel, ajouta Hardy. Mais ça ne semble pas les embêter. Ils donnent l’impression d’aimer ça.

— C’est une différence fondamentale par rapport à la psychologie humaine, dit Horvath d’un ton convaincu. Peut-être ne tentent-ils jamais de construire quoi que ce soit de permanent. Ils ne doivent pas avoir de sphinx, de pyramides, de cathédrales ou de mausolée de Lénine.

— Docteur, l’idée de joindre les deux astronefs ne me plaît pas.

— Mais commandant, cela nous est nécessaire. On va et on vient sans arrêt d’un bord à l’autre, et toujours par la capsule de transbordement. D’ailleurs… les Granéens ont commencé les travaux…

— Permettez-moi de vous faire remarquer que, s’ils les achèvent, vous et tous les autres serez à partir de ce moment-là otages du bon vouloir des Granéens ! »

Horvath fut touché. « Je suis sûr que l’on peut leur faire confiance. Nous faisons de gros progrès ensemble.

— Et d’ailleurs, ajouta l’aumônier, nous sommes déjà des otages. Il n’y avait pas d’autre solution. Si nous avions besoin de protection, le Mac-Arthur et le Lénine seraient là. Si deux vaisseaux de guerre ne suffisent pas à les impressionner… nous dirons que nous connaissions la situation avant d’aller à bord de l’aviso. »

Blaine serra les dents. Si on pouvait admettre de perdre le vaisseau, son personnel, lui, ne devait pas disparaître. Sinclair, Sally Fowler, le docteur Horvath, l’aumônier… les personnes les plus importantes du Mac-Arthur se trouvaient dans l’aviso. Et pourtant, bien sûr, Hardy avait raison. Si le Mac-Arthur n’avait pas suffi à assurer la dissuasion, on aurait pu à tout moment les exterminer.

« Bien. Dites-leur de continuer », dit Rod. Le pont étanche n’augmenterait pas les risques.


Les travaux commencèrent dès que Rod en eut donné la permission. Le tuyau flexible de métal fin qui partait du vaisseau granéen et serpentait vers eux avait l’air d’une créature vivante, autour de laquelle les Granéens, revêtus de scaphandres à l’aspect fragile, se pressaient. Vues des hublots de l’aviso, ces créatures auraient presque pu passer pour des hommes… presque.

Les yeux de Sally s’embuaient lentement. L’éclairage était étrange : la faible clarté du Grain, les ombres noires comme le vide et les éclats occasionnels de lumière artificielle se reflétaient sur la surface brillante et courbe du métal. La perspective était inhabituelle et lui donnait des céphalées.

« Je me demande bien d’où ils tirent leurs métaux », dit Whitbread. Ainsi qu’il le faisait en général quand ils étaient tous deux inactifs, il était assis à côté de Sally. « Il n’y avait pas de matière inemployée à bord de leur vaisseau, la première fois que je l’ai inspecté et il n’y en a toujours pas. Ils doivent être en train de le mettre en pièces.

— Ce serait logique », dit Horvath.

Une fois le dîner terminé, ils s’étaient rassemblés, des ballons de thé ou de café à la main, devant la verrière principale. Les Granéens étaient devenus friands de thé et de chocolat, mais ne digéraient pas la caféine. Un humain, une Granéenne, un humain, une Granéenne, ils entouraient la fenêtre, assis sur le banc de chute libre en forme de fer à cheval. Les Fyunch (clic) avaient acquis le tic humain de s’aligner tous avec la tête dans la même direction.

« Regardez comme elles travaillent vite, dit Sally. Le pont grandit à vue d’œil. » À nouveau, ses yeux clignèrent. C’était comme si un bon nombre des Granéens travaillaient à l’arrière, bien au-delà des autres. « Celle qui est marquée de rayures orange doit être un brun. On dirait qu’elle commande, ne trouvez-vous pas ?

— C’est aussi celle qui en fait le plus, dit Sinclair.

— C’est relativement logique, dit Hardy. Si elle en sait assez pour donner des ordres, elle doit aussi être capable de mieux travailler que les autres. Qu’en pensez-vous ? » Il se frotta les yeux. « Suis-je en train de perdre la raison ou bien certaines de ces Granéennes sont-elles plus petites que les autres.

— C’est ce que l’on dirait », fit Sally.

Whitbread regarda les ouvrières. Plusieurs semblaient travailler loin derrière le vaisseau-ambassade. Mais soudain trois d’entre elles passèrent devant l’astronef. Jonathan dit : « A-t-on essayé de les observer au télescope ? Lafferty, voulez-vous nous le brancher, s’il vous plaît. »

Sur l’écran, tout devenait clair. Certains des travailleurs granéens étaient minuscules, assez petits pour s’introduire dans les trous les plus réduits. Et ils avaient quatre bras chacun.

« Utilisez-vous souvent ces créatures pour les travaux simples ? demanda Sally à sa Fyunch (clic).

— Oui. Nous les trouvons très utiles. N’avez-vous pas des êtres… équivalents… à bord de vos vaisseaux ? » L’extra-terrestre semblait surprise. De toutes les Granéennes, c’était celle de Sally qui donnait le plus souvent l’impression d’être étonnée par les humains. « Pensez-vous que Rod va s’en inquiéter ?

— Mais que sont-elles ? demanda Sally en ignorant la question que la Granéenne venait de poser.

— Ce sont des… des ouvrières, répondit la Granéenne. De très utiles… animaux. Vous êtes surprise parce qu’ils sont petits ? Les vôtres sont donc plus grands ?

— Euh, oui », répondit Sally sans y penser. Elle dévisagea les autres humains. « J’aimerais bien voir ces… animaux… de près. Quelqu’un veut-il m’accompagner ? » Ainsi que les autres, Whitbread enfilait déjà sa combinaison spatiale.


« Fyunch (clic), dit l’extra-terrestre.

— Dieu tout puissant ! explosa Blaine. Est-ce qu’ils vous font répondre à l’intercom, maintenant ? »

La Granéenne parlait lentement, en travaillant sa prononciation. Sa grammaire était imparfaite, mais son sens de l’idiome et de l’intonation étonnait toujours. « Pourquoi pas ? Je parle assez bien. Je suis capable de retenir les messages. Je sais utiliser l’enregistreur. Et j’ai bien peu de choses à faire quand vous n’êtes pas libre.

— Cela, je n’y peux rien.

— Je sais. » Avec un soupçon de fierté, l’extra-terrestre ajouta : « J’ai fait peur à un matelot.

— Bon sang, moi aussi, vous m’avez effrayé. Qui y a-t-il à bord ?

— Le pilote, Lafferty. Tous les autres humains sont absents. Ils sont allés voir le… tunnel. Dès qu’il sera monté, les matelots n’auront plus à les accompagner chaque fois qu’ils voudront aller sur l’autre astronef. Voulez-vous laisser un message ?

— Non, merci. Je rappellerai.

— Sally devrait revenir bientôt, dit la Granéenne de Blaine, Comment allez-vous ? Comment va votre unité ?

— Pas mal.

— Vous êtes toujours très prudent quand vous parlez de votre vaisseau. Suis-je en train de m’immiscer dans les secrets de la Flotte ? Ce n’est pas l’astronef qui m’intéress-sse Rod. Je suis votre Fyunch (clic) à vous. Cela implique nettement plus que d’être un guide. » La Granéenne fit un geste bizarre. Rod l’avait déjà vue faire ça, quand elle était contrariée ou émue.

« Alors que veut dire au juste Fyunch (clic) ?

— Je vous suis attachée. Vous êtes un projet, un travail capital. Je dois tout apprendre de vous. Je dois devenir une experte en votre matière, Sire Roderick Blaine. Et vous devez devenir pour moi un champ d’étude. Ce n’est pas votre gigantess-sque vaisseau mal conçu qui m’intéress-sse, c’est votre attitude envers lui et les humains qu’il transporte. Votre maîtrise sur eux, votre intérêt pour leur bien-être, et cætera. »

Comment Kutuzov se démêlerait-il d’une situation pareille ? En raccrochant ? Mince. « Personne n’aime qu’on l’étudie. Tout le monde se sentirait mal à l’aise à être scruté comme cela.

— Nous avions pensé que vous le prendriez de cette manière. Mais, Rod, vous êtes ici pour nous étudier, non ? Il me semble que nous avons bien le droit d’en faire autant.

— Évidemment. » La voix de Rod était rigide, malgré lui. « Mais si quelqu’un se montre gêné quand vous lui parlez, c’est probablement pour cette raison.

— Mais, grand Dieu, dit la Granéenne de Blaine, vous êtes les premiers êtres intelligents que nous ayons jamais rencontrés, qui ne soient pas des parents à nous. Comment pourriez-vous vous attendre à être à l’aise devant nous ? » Elle frotta le centre de son visage plat avec son index supérieur droit, puis laissa retomber sa main comme si elle éprouvait une grande confusion. C’était le même geste qu’elle avait fait un moment plus tôt.

Hors écran, il y eut des bruits. La Granéenne de Blaine dit : « Attendez – Bon, c’est Sally et Whitbread. » Elle parla plus fort. « Sally ? Le capitaine est en ligne. » Elle descendit du fauteuil. Sally Fowler s’y assit. Son sourire fut un peu forcé quand elle dit : « Bonjour, commandant. Quoi de neuf ?

— Pas grand-chose. Et de votre côté ?

— Rod, vous avez l’air bouleversé. C’est une étrange expérience, non ? Ne vous inquiétez pas, elle ne nous entend pas.

— Bon. Je ne suis pas sûr d’apprécier qu’une extra-terrestre lise ainsi dans mes pensées. J’espère d’ailleurs qu’elle ne le fait pas réellement.

— Elles disent que non. Et parfois elles se trompent dans leur jugement. » Sally passa la main dans ses cheveux, qui étaient ébouriffés car elle venait juste de quitter le casque de sa combinaison pressurisée. « Elles se fourvoient même complètement. Au début la Fyunch (clic du commandant Sinclair ne voulait pas lui parler. Elle pensait qu’il était un brun. Vous savez : le type menuisier idiot. Comment avance l’affaire des minis ? »

C’était un sujet qu’ils avaient tous deux appris à éviter. Rod se demanda pourquoi elle en parlait. « Les évadées courent toujours. On n’en a pas la moindre trace. Peut-être même sont-elles mortes à un endroit où nous ne les retrouverons pas. Nous avons toujours celle qui nous restait. La prochaine fois que vous viendrez, j’aimerais que vous y jetiez un coup d’œil. Elle a l’air malade. »

Sally acquiesça. « Je viendrai demain. Rod, avez-vous observé l’équipe de travail des extra-terrestres ?

— Pas particulièrement. Le pont étanche semble déjà terminé.

— Oui… Rod, ils utilisent des minis pour accomplir une partie des travaux. »

Rod la regarda, interdit.

Les yeux de Sally se mirent à vagabonder. « Des minis entraînés. En tenue pressurisée. Nous ignorions qu’il y en eût à bord. Je suppose qu’ils doivent être timides. Ils doivent se cacher quand il y a des humains dans les parages. Mais finalement ce ne sont que des animaux. Nous avons posé la question.

— Des animaux. » Oh bon Dieu ! Que va dire Kutuzov ? « Sally, c’est capital. Pourriez-vous venir ici ce soir, pour tout m’expliquer ? Vous et quiconque à part vous qui sache quoi que ce soit à ce sujet.

— D’accord. Le commandant Sinclair est en train de les observer. Rod, ces petites bêtes sont fantastiquement bien entraînées. Elles s’introduisent dans des endroits où il faudrait des outils articulés et des endoscopes pour travailler.

— Je vois. Sally, dites-moi la vérité. Y a-t-il la moindre chance pour que ces minis soient intelligents ?

— Non. Ils sont seulement éduqués.

— Éduqués… » Et s’il y en avait à bord du Mac-Arthur, ils auraient exploré le vaisseau de la poupe à la proue. « Sally, un extra-terrestre pourrait-il m’entendre en ce moment ?

— Non. J’utilise les écouteurs et il n’a pas été permis aux Granéens de bricoler notre équipement.

— Pour autant que vous le sachiez, du moins. Bien, écoutez-moi attentivement, ensuite je voudrais parler en personne à tout le monde. Quelqu’un a-t-il dit quoi que ce soit – mais vraiment la plus petite chose – à propos des minis qui sont libres à bord du Mac-Arthur ?

— Euh… non. Vous nous avez demandé de ne pas le faire. Rod, qu’y a-t-il ? »

Qu’y a-t-il ? « Pour l’amour de Dieu ne dites rien à ce sujet. Je le dirai aux autres au fur et à mesure que vous me les passerez. Et je veux tous vous voir ce soir, à part l’équipage de l’aviso. Il est temps que nous mettions en commun nos connaissances sur les Granéens, parce que je vais devoir faire un rapport à l’amiral demain matin. » Il était presque pâle. « Je pense pouvoir attendre encore une nuit avant de le faire.

— Mais bien sûr », dit Sally. Elle afficha un sourire enchanteur, qui ne prit pas très bien. Elle pensait ne jamais avoir vu Rod dans un tel état d’anxiété et cela l’ennuyait. « Nous arriverons dans une heure. Je vous passe Whitbread. S’il vous plaît, Rod, cessez de vous inquiéter. »

24. Les minigénies

La salle à manger d’apparat du Mac-Arthur était pleine. Tous les sièges de la table principale étaient occupés par des officiers et des scientifiques, tandis que d’autres les entouraient. Sur l’une des cloisons, le service radio avait installé un grand écran. Les stewards distribuaient du café. Tout le monde discutait, avec insouciance, sauf Sally. Elle se rappelait le visage crispé de Rod Blaine et ne pouvait pas se mêler à la joyeuse réunion.

Quand Rod entra, les officiers et les matelots se levèrent. Certains des civils en firent autant. D’autres préférèrent ne pas voir le capitaine et quelques-uns le regardèrent, puis détournèrent les yeux, profitant ainsi de leur statut de civils. En prenant place à la tête de la table, Rod marmonna : « Repos », puis s’assit lentement. Sally pensa qu’il avait l’air encore plus préoccupé qu’auparavant.

« Kelley.

— Commandant !

— Cette pièce est-elle sûre ?

— Autant que faire se peut, commandant. Quatre hommes à la porte. J’ai inspecté la tuyauterie.

— Qu’y a-t-il ? demanda Horvath. De quoi croyez-vous nous protéger ?

— De tout – et de tous ceux – qui ne sont pas ici, docteur. » Rod regardait le ministre de la Science avec des yeux qui étaient à la fois fermes et implorants. « Je dois vous prévenir du fait que tout ce qui sera dit ici sera classé Top Secret. Est-ce que tout le monde connaît la loi qui punit ceux qui révèlent ce genre d’information ? »

Il y eut un murmure d’acquiescement. L’humeur enjouée de l’assemblée s’évanouit tout à coup.

« Personne ne l’ignore ? Enregistrez cela sur le compte rendu. Docteur Horvath, on m’a fait savoir qu’il y a trois heures vous avez découvert que les minis sont des animaux hautement entraînés, capables d’effectuer des travaux techniques. Est-ce exact ?

— Oui. Certainement. Ce fut une surprise, je puis vous le dire ! Les implications sont énormes – si nous pouvions apprendre à les diriger, ce serait une addition fabuleuse à nos capacités. »

Rod hocha pensivement la tête. « Existe-t-il la moindre chance que nous ayons pu apprendre cela plus tôt ? Quelqu’un le savait-il ? N’importe qui ? »

Il y eut un brouhaha, mais personne ne répondit. Lentement et clairement, Rod dit : « Enregistrez que personne ne le savait.

— Mais de quel compte rendu parlez-vous ? demanda Horvath. Et en quoi cela vous regarde-t-il ?

— Docteur Horvath, ce débat est enregistré devant témoins, car il pourrait fort bien servir comme preuve au cours d’un procès en Cour martiale. Très probablement le mien. Est-ce assez clair ?

— Quoi… Bonté divine ! hoqueta Sally. En Cour martiale ? Vous ? pourquoi ?

— Pour haute trahison, dit Rod. Je vois que la plupart des officiers ne sont pas surpris. Madame, messieurs, nous avons l’ordre strict, du vice-roi lui-même, de ne rien faire qui puisse mettre en danger la technologie militaire de l’Empire et plus particulièrement de protéger le champ Langston et la propulsion Alderson de toute tentative granéenne de les examiner. Au cours des dernières semaines, des animaux capables de comprendre ces techniques, et très probablement de les divulguer aux autres Granéens, ont rôdé sans encombre dans mon vaisseau. Est-ce que, maintenant, vous saisissez ?

— Je vois. » Horvath ne parut pas alarmé, mais son visage se fit pensif. « Et vous avez isolé cette pièce… pensez-vous que les minis puissent comprendre ce que nous disons ? »

Rod haussa les épaules. « Je crois qu’ils peuvent peut-être mémoriser les conversations et les répéter. Les minis sont-elles encore vivantes ? Kelley ?

— Commandant, on n’en a pas vu la moindre trace depuis des semaines. Il n’y a pas eu de raid dans les réserves de vivres. Les furets n’ont trouvé qu’un sacré tas de souris. Je pense que les bestioles sont mortes, commandant. »

Rod se frotta le nez, puis en éloigna rapidement la main. « Kelley, vous a-t-on signalé la présence de minigénies à bord du Mac-Arthur ? »

Le visage de Kelley ne parut pas surpris. D’ailleurs aucune émotion ne s’y inscrivit. « Des minigénies, commandant ?

— Rod, êtes-vous devenu fou ? » cria Sally. Tout le monde la regarda. Certaines personnes, pas très amicalement. Oh ! la la ! pensa-t-elle, j’ai mis les pieds dans le plat. Certains d’entre eux savent de quoi Rod parle. Oh ! la la !

« J’ai dit des minigénies, canonnier Kelley. En avez-vous entendu parler ?

— Eh bien, pas officiellement, cap’taine. Je dirais plutôt que, ces temps-ci, quelques astronautes semblent croire en ces créatures. Je n’y voyais pas de mal, cap’taine. » Mais Kelley avait l’air confus. Il avait eu connaissance de tout cela et ne l’avait pas rapporté. Et maintenant le commandant, son commandant, allait peut-être avoir des ennuis…

« Quelqu’un d’autre ? demanda Rod.

— Euh… commandant ? »

Rod eut du mal à voir qui l’interpellait. L’enseigne Potter se trouvait près du mur le plus éloigné, caché par deux biologistes.

« Oui, Potter.

— Certains des hommes de ma section de veille, cap’taine – ils disent que si on laisse de la nourriture – des céréales, des restes, n’importe quoi – dans les coursives ou sous les couchettes, à côté de machines qui ont besoin de réparations… quelqu’un les répare. » Potter avait l’air très mal à l’aise. « Un des hommes a parlé de “minigénies”. J’ai cru que c’était une plaisanterie. »

Après Potter, il y eut une douzaine d’autres témoins. Même certains des scientifiques. Ils évoquèrent des microscopes permettant des mises au point bien meilleures que tout ce que Leica eut jamais produit. Une lampe faite à la main, dans la section biologie. Des bottes et des chaussures façonnées à la taille exacte des pieds du propriétaire. Rod releva cette dernière indication.

« Kelley. Combien de vos soldats ont-ils des armes de poing individualisées comme la vôtre ou celle de Renner ?

— Euh… Je ne sais pas, commandant.

— J’en vois un. Vous, là-bas, Polizamsky, comment cette arme vous est-elle tombée du ciel ? »

Le Marine bégaya. Il n’avait pas l’habitude de s’adresser à des officiers, en tout cas pas au capitaine, et encore moins quand celui-ci était de mauvaise humeur. « Hum… Eh bien, commandant, voilà : j’ai laissé mon pistolet et un sac de pop-corns près de ma couchette et, le lendemain matin, c’était fait, commandant. Comme les autres me l’avaient dit, commandant.

— Et vous n’avez pas trouvé cela assez bizarre pour le dire à Kelley ?

— Euh… commandant… euh… on pensait que, eh bien… le médecin nous a parlé des hallucinations de l’espace, commandant, et euh…

— Oui, et si vous en aviez parlé, j’y aurais peut-être mis un terme », dit Rod. Oh bon Dieu ! Comment allait-il expliquer cette affaire ? Occupé, trop occupé à arbitrer des querelles entre scientifiques… Mais il n’en restait pas moins qu’il avait négligé ses devoirs militaires. Et qu’était-il arrivé ?…

« Ne prenez-vous pas tout ceci trop au sérieux ? demanda Horvath. Après tout, commandant, les ordres du vice-roi datent d’une époque où nous ne savions pas grand-chose des Granéens. Aujourd’hui, pourtant, il est évident qu’ils ne sont pas dangereux. Et certainement pas hostiles.

— Docteur, suggérez-vous que nous nous opposions à une directive impériale ? »

Cela eut l’air d’amuser Horvath. Un large sourire s’étala lentement sur son visage. « Oh non, dit-il. Je ne le sous-entendais même pas. Je ne faisais qu’avancer l’idée que, quand cette politique sera revue – si elle l’est un jour, ce qui est inévitable –, tout cela paraîtra un brin idiot, capitaine Blaine. Je dirais même infantile.

— Allez au diable ! explosa Sinclair de son accent lourdement écossais. On ne parle pas ainsi à un capitaine !

— Doucement, Sandy, fit le commandant Cargill. Docteur Horvath, je crois comprendre que vous n’avez jamais eu affaire aux services de la sécurité militaire ? Non, bien sûr. Mais, voyez-vous, quand on parle de secrets, on ne doit pas raisonner en termes d’intention mais de capacité. Si un ennemi potentiel peut vous faire quelque chose, il faut vous y préparer sans considérer ce que vous croyez qu’il veut faire.

— Exactement », dit Rod. Ces interruptions lui avaient plu. À l’autre bout de la table, Sinclair fulminait toujours et il en faudrait peu pour qu’il s’emporte à nouveau. « Donc, nous devons d’abord établir quel est le potentiel des minis. D’après ce que j’ai vu de la construction du pont étanche, plus ce que nous pouvons imaginer à propos des “minigénies”, il est assez élevé.

— Mais ce ne sont que des animaux », insista Sally. Elle regarda Sinclair qui enrageait, Horvath et son sourire sardonique et le visage inquiet de Rod. « Vous ne comprenez pas ? À propos d’outils : eh bien, oui, ils savent très bien s’en servir. Mais ce n’est pas de l’intelligence. Leurs crânes sont trop petits. Plus ils utilisent de tissu cérébral pour cet instinct manuel et moins il leur reste d’esprit. Ils n’ont pratiquement pas d’odorat ou de goût. Ils sont très myopes. Ils possèdent moins le sens du langage que les chimpanzés. Leur perception de l’espace est bonne et on peut les éduquer, mais ils ne fabriquent rien, ils ne font que réparer ou transformer. Vous parlez d’intelligence ! explosa-t-elle. Quel être intelligent aurait adapté le manche de la brosse à dents de monsieur Battson à sa main ?

« Quant au fait qu’ils nous espionnent, comment le pourraient-ils ? Personne ne les y a entraînés. Au départ, ils ont été choisis au hasard. » Elle les dévisagea l’un après l’autre, cherchant à estimer si elle se faisait comprendre.

« Êtes-vous vraiment sûrs que les minis évadées sont vivantes ? » La voix était cordiale et teintée d’accent néo-écossais. Rod se tourna vers le docteur Blevins, un vétérinaire colonial enrôlé pour l’expédition du Grain. « Ma propre mini est en train de mourir, commandant. Rien à y faire. Empoisonnement interne, détérioration glandulaire… les symptômes sont ceux de la sénescence. »

Blaine secoua la tête. « J’aimerais pouvoir le penser, doc, mais trop d’histoires de minigénies courent dans le vaisseau. Avant cette réunion j’ai discuté avec d’autres responsables. Sur les ponts inférieurs, la situation est la même. Personne ne voulait être le premier à en parler car nous l’aurions pris pour un fou. De plus les minigénies étaient trop utiles pour qu’on se risque à les perdre. Mais, malgré tous les contes de mythologie irlandaise de Kelley, il n’y a jamais eu d’elfes à bord ; ce sont des minis. »

Il y eut un long silence. « Quel mal font-ils ? demanda Horvath. Je trouve qu’ils constituent plutôt un avantage, commandant.

— Ah. » Rod estimait que cela ne demandait pas de réponse. « Qu’ils fassent du mal ou du bien, immédiatement après cette réunion, nous stériliserons le vaisseau. Sinclair, avez-vous arrangé l’évacuation du pont-hangar ?

— Oui, commandant.

— Bon, alors allez-y. Ouvrez-le sur l’espace et arrangez-vous pour que tous les compartiments qui s’y trouvent soient en communication avec l’extérieur. Je veux que ce pont soit vide. Commandant Cargill, faites en sorte que l’essentiel de l’équipe de quart soit revêtue de l’armure de combat. Et seule à l’intérieur de celle-ci. Quant aux autres, essayez de voir très vite quels sont les équipements qui ne supporteront pas le vide poussé. Quand nous en aurons fini avec le hangar, les Marines de Kelley vous aideront à les y transporter. Ensuite nous dépressuriserons le reste du vaisseau. Nous allons en finir une fois pour toute avec les minis.

— Mais » – « Hé, mais c’est idiot ! » – « Mes cultures vont mourir » – « Salopards de militaires rigides » – « Est-ce qu’il a le droit ? » – « À vos ordres, commandant » – « Mais qu’est-ce qu’il… »

« Silence ! » Le rugissement de Kelley mit fin aux babillages.

« Commandant, est-il vraiment nécessaire de se montrer si brutal ? » demanda Sally.

Il haussa les épaules. « Moi aussi, je les trouve mignonnes. Et alors ? Si je ne donne pas l’ordre de le faire, c’est l’amiral qui les détruira… Bien… Sommes-nous d’accord sur le fait que les minis ne sont pas des espions ?

— Pas délibérément, du moins, dit Renner. Mais connaissez-vous, commandant, l’incident de l’ordinateur de poche ?

— Non.

— La grande Granéenne a démonté la calculatrice de mademoiselle Fowler. Puis elle l’a remontée. Et elle marche.

— Quoi ? » Le visage de Rod était amer. « Mais c’était la grande Granéenne.

— Qui sait parler aux minis. Elle leur a fait rendre la montre de monsieur Bury, dit Renner.

— J’ai alerté l’équipe », dit Cargill. Il se trouvait devant l’écran de la salle à manger. « Je n’ai rien expliqué. Ils croient que c’est un exercice.

— Bonne idée, Jack. Je vous demande à tous, sérieusement, pourquoi ne détruirait-on pas cette vermine ? La grande l’a bien fait. D’autre part si, comme vous l’affirmez, ce sont vraiment des animaux, il en existe bien d’autres ailleurs. Cela ne dérangera absolument pas les Granéens.

— Eh bien… non, dit Sally. Mais… »

Rod secoua la tête d’un air résolu. « Il y a un tas de raisons de les détruire. Mais je n’en ai entendu aucune qui justifie qu’on les épargne. Donc nous pouvons considérer que le sujet est clos. »

Horvath n’était pas d’accord. « Mais, commandant, c’est une mesure bien rigoureuse. Que croyez-vous protéger ainsi ?

— Directement, la propulsion Alderson. Indirectement, tout l’Empire, mais surtout les propulseurs, dit Cargill d’un ton sérieux. Et ne me demandez pas pourquoi je crois que l’Empire a besoin qu’on le préserve des Granéens. Je ne sais pas pourquoi… mais j’en suis sûr.

— Mais vous ne leur cacherez pas les principes d’Alderson. Ils en ont déjà compris l’existence », annonça Renner. Tandis que tout le monde se retournait vers lui, il afficha un sourire un peu tordu.

« Quoi ? ! demanda Rod. Comment ?

— Qui est le traître ? cria Sinclair. Son nom ! ?

— Hé ! Attendez ! Pas si vite ! fit Renner. Ils connaissaient déjà le propulseur, commandant. Je l’ai appris il y a moins d’une heure. C’est enregistré, je vais vous le montrer. » Il se leva et alla vers le grand écran. Des images le traversèrent rapidement jusqu’à ce que Renner trouve ce qu’il cherchait. Il se retourna vers l’assemblée attentive.

« C’est agréable d’être le centre de l’intérêt général… », commença Renner, qui se tut en voyant le regard furibond de Rod. « Voici une conversation entre… ma Granéenne et moi-même. Je vais couper l’écran en deux pour vous montrer les deux interlocuteurs. » Il enfonça une touche et les images apparurent. Renner sur la passerelle du Mac-Arthur et sa Fyunch (clic) dans le vaisseau-ambassade des Granéens. L’astrogateur fit défiler le film à haute vitesse jusqu’à ce qu’il arrive précisément à ce qui l’intéressait.

« Vous auriez pu venir de n’importe où, disait la Granéenne de Renner. Mais il semble plus probable que vous soyez sortis d’une étoile voisine… Je peux vous la désigner. » Des images astrales apparurent sur l’écran qui se trouvait derrière la Granéenne. Elle leva son bras supérieur droit. L’étoile était proche de la Néo-Calédonie. « D’après l’endroit où vous êtes apparus, nous savons que vous possédez une propulsion instantanée. »

L’image de Renner se pencha en avant. « Où nous sommes apparus ?

— Oui. Vous avez émergé précisément dans le… » La Granéenne sembla chercher un mot. Visiblement, elle abandonna. « Renner, il faut que je vous parle d’une créature légendaire.

— Allez-y. » L’image de Renner demanda un café. Les histoires et le café allaient toujours ensemble.

« Si vous voulez, nous l’appellerons Eddie le Fou. C’est un… il est comme moi, parfois, ou alors c’est un brun : un quincaillier, savant, idiot. Il fait toujours ce qu’il ne faut pas, mais pour de bonnes raisons. Il fait ce genre de choses sans cesse et elles provoquent toujours un désastre, mais il n’apprend jamais. »

Il y eut des murmures dans la salle à manger du Mac-Arthur. L’image de Renner dit : « Par exemple ? »

La Granéenne de Renner réfléchit un instant et dit : « Quand une cité a tellement grandi et qu’elle est si énorme et si surpeuplée qu’elle se trouve en danger immédiat de s’écrouler… Quand la nourriture et l’eau arrivent dans la ville à un rythme juste suffisant pour nourrir toutes les bouches et que tout le monde doit s’employer à maintenir ce statu quo… Quand tous les moyens de transport sont impliqués dans la livraison de denrées vitales et qu’il n’en reste plus pour porter les gens au cas où cela serait nécessaire… C’est alors qu’Eddie le Fou entraîne les éboueurs dans une grève pour revendiquer de meilleures conditions de travail. »

On rit énormément dans la salle à manger. L’image de Renner sourit largement et dit : « Je pense connaître ce monsieur. Continuez.

— Il existe une propulsion d’Eddie le Fou. Elle fait disparaître les astronefs.

— Ah, très bien.

— Théoriquement, ce devrait être un moyen de transport instantané, la clé de l’univers. En pratique, cela fait s’évanouir à jamais les vaisseaux. Cette propulsion a été découverte, mise en œuvre et éprouvée nombre de fois. Et, chaque fois, l’astronef a disparu pour toujours, avec tous ses passagers. Pour que cela marche, il faut se trouver exactement au bon endroit, ce qui est difficile à déterminer et la machine doit faire précisément ce que les théoriciens ont prévu. »

Les deux Renner riaient. « Je vois. Et nous sommes apparus à cet endroit-là, au point d’Eddie le Fou. D’où vous déduisez que nous avons découvert le secret de la propulsion d’Eddie le Fou.

— Oui.

— Et cela nous place où ? »

L’extra-terrestre ouvrit ses lèvres en un sourire qui ressemblait un peu trop à celui d’un requin, un peu trop humain… Renner laissa tout le monde jeter un bon coup d’œil à l’écran, puis éteignit.

Il y eut un long silence avant que Sinclair ne parle. « Bon, c’est assez clair, non ? Ils connaissent la propulsion Alderson mais pas le champ Langston.

— Pourquoi dites-vous cela, commandant Sinclair ? » demanda Horvath. Tout le monde essaya de le lui expliquer en même temps mais la voix rauque de l’ingénieur surmonta facilement le brouhaha.

« Les vaisseaux de vos bestioles disparaissent, mais uniquement au bon endroit, d’accord ? Donc, ils connaissent la propulsion. Mais ils ne reviennent jamais parce qu’ils émergent en espace normal dans une étoile rouge. C’est clair comme deux et deux font quatre.

— Oh. » Le docteur hocha tristement la tête. « Sans rien pour les protéger. Et au milieu d’une étoile, encore ! »

Sally frissonna. « Et votre Granéenne a dit qu’ils avaient souvent essayé. » Elle trembla de nouveau. « Mais, monsieur Renner… aucune des autres Granéennes ne parle jamais d’astrogation ou de choses comme cela. La mienne m’a entretenue d’Eddie le Fou comme s’il n’avait existé qu’au cours des temps anciens… comme une légende perdue.

— Et la mienne m’a dit de lui que c’était un ingénieur qui utilisait toujours le capital de demain pour résoudre les problèmes d’aujourd’hui, jeta Sinclair.

— À qui le tour ? dit Rod.

— Eh bien… » L’aumônier David Hardy avait l’air gêné. « Ma Granéenne dit que Eddie le Fou fonde des religions, étranges, très logiques et singulièrement inappropriées.

— Assez, protesta Rod. Il semble que je sois le seul à qui son Fyunch (clic) n’ait jamais parlé d’Eddie le Fou. » Il prit un air pensif. « Nous sommes tous d’accord pour dire que les Granéens ont la propulsion mais pas le bouclier Langston ? »

Ils acquiescèrent tous. Horvath se gratta l’oreille quelques instants, puis dit : « Maintenant que je me rappelle l’histoire de la découverte de Langston, je ne suis plus surpris d’apprendre que les Granéens ne connaissent pas le champ. Je suis déjà fort surpris qu’ils possèdent la propulsion, bien que ses principes puissent être déduits de la recherche en astrophysique. Mais le champ, lui, a été inventé purement par accident.

— Si l’on part du principe qu’ils en connaissent l’existence, que peut-il se passer ? demanda Rod.

— Je ne sais pas », dit Horvath.

Un silence complet s’installa dans la pièce. Puis la bulle creva. Sally éclata de rire.

« Vous avez tous un air si profondément sérieux, expliqua-t-elle. Imaginez qu’ils aient à la fois le champ et le réacteur. Il n’y a qu’une seule planète pleine de Granéens. Ils ne sont pas hostiles mais, s’ils l’étaient, croyez-vous réellement qu’ils représenteraient une menace pour l’Empire ? Capitaine, que pourrait faire le Lénine, dès maintenant et tout seul, à la planète granéenne si l’amiral Kutuzov en donnait l’ordre ? »

La tension chuta. Tout le monde sourit. Elle avait raison, bien sûr. Les Granéens n’avaient même pas de vaisseaux de guerre. Ils ne connaissaient pas le champ et, même s’ils l’inventaient, comment apprendraient-ils les tactiques de guerre spatiale ? Pauvres Granéens pacifiques, quel défi pouvaient-ils opposer à l’Empire de l’Homme ?

Tout le monde rit sauf Cargill. Il ne desserra les dents que pour dire : « Je l’ignore, mademoiselle. Mais j’aimerais vraiment le savoir. »


Bien que Horace Bury fût au courant de la réunion, il n’y avait pas été invité. Et maintenant, tandis qu’elle se déroulait encore, un Marine venait à sa cabine et poliment, mais très fermement le priait d’en sortir. Il ne voulait pas dire où il emmenait Bury et il devint vite évident qu’il l’ignorait lui-même.

« Le canonnier m’a dit de rester avec vous et de me tenir prêt à vous amener là où sont les autres, monsieur Bury. »

Le Marchand pesa l’homme du regard. Que pourrait-on lui faire faire pour cent mille couronnes ? Mais, évidemment, ce n’était pas nécessaire. Pas pour le moment. Blaine n’allait quand même pas le faire fusiller. L’espace d’un clin d’œil, Bury eut peur. Avaient-ils réussi à faire parler Stone, sur Néo-Chicago ?

Par Allah, on ne pouvait se fier à personne… Absurde. Même si Stone avouait tout, il ne pouvait y avoir de message en provenance de l’Empire. Ils étaient aussi efficacement isolés que les Granéens.

« Vous devez rester avec moi. Votre officier a-t-il précisé où je devais me rendre ?

— Pas encore, monsieur Bury.

— Alors emmenez-moi au laboratoire du docteur Buckman. Pourquoi pas ? Ce sera plus confortable pour tous les deux. »

Le soldat réfléchit. « O.K., venez. »

Bury trouva son ami de méchante humeur. « Empaquetez tout ce qui ne supporte pas le vide absolu ! marmottait Buckman. Préparez tout ce qui y résiste à y être exposé. Pas de raison à donner. Faites-le, c’est tout. » Il remua des appareils. Il en avait déjà mis un bon nombre dans des boîtes ou de grands sacs en plastique.

La tension interne de Bury se voyait peut-être. Des ordres insensés, un garde derrière la porte… Il se sentait de nouveau prisonnier. Il lui fallut un bon moment pour calmer Buckman, Enfin, l’astrophysicien se laissa tomber sur une chaise et prit une tasse de café.

« On ne vous voit plus, dit-il. Vous avez été occupé ?

— Il y a, en fait, bien peu de choses que je puisse faire, à bord. Et on ne me dit rien », dit Bury d’un ton égal qui lui demanda de gros efforts. « Pourquoi devez-vous vous préparer, ici, à affronter un vide poussé ?

— Ah ! Mais je ne sais pas ! J’obéis. Vous essayez d’appeler le capitaine : il est en réunion. Vous essayez de vous plaindre auprès d’Horvath et, lui aussi, il est en réunion. S’ils ne sont pas disponibles quand on a besoin d’eux, on se demande bien à quoi ils servent ! »

Des bruits emplissaient les coursives : on transportait du matériel lourd. À quoi cela pouvait-il servir ? Parfois on dépressurisait les astronefs pour se débarrasser des rats…

Voilà ! Ils allaient tuer les minis ! Allah soit loué, il avait agi à temps. Bury eut un large sourire de soulagement. Il avait une meilleure idée de la valeur des minis depuis la nuit où il avait laissé une boîte de bhaklavah à côté de la visière ouverte de sa combinaison spatiale personnelle. Il avait presque tout perdu.

Il dit à Buckman : « Comment cela s’est-il passé dans les astéroïdes des points troyens ? »

Buckman resta interdit. Puis il rit. « Bury, cela fait un mois que je n’ai pas repensé à ce problème. Nous avons étudié le Sac à Charbon.

— Ah.

— Oui. Nous y avons découvert une masse… probablement une proto-étoile. Et une source d’infrarouge. Les réseaux de flux de cette nébuleuse sont fabuleux. Comme si le gaz et la poussière étaient visqueux… Bien sûr, ce sont les champs magnétiques qui provoquent ces phénomènes. Nous apprenons des choses merveilleuses sur la dynamique des nuages de poussière. Quand je pense au temps perdu sur ces rochers troyens… alors que la question était si banale !

— Oui, continuez Buckman. Ne me laissez pas mourir idiot.

— Oui. Je vais vous montrer. » Buckman alla à l’interphone et lut à haute voix une série de numéros.

Rien ne se passa.

« C’est drôle. Un imbécile a dû le classer CONFIDENTIEL. » Buckman ferma les yeux, récita une autre litanie et des photographies apparurent sur l’écran. « Ah ! Voilà. »

Des astéroïdes. Les images étaient floues et sautaient. Certains rochers étaient informes, d’autres sphériques, beaucoup étaient marqués de cratères.

« Désolé pour la qualité. Les troyens les plus proches sont assez éloignés… mais il ne nous a fallu que du temps et les télescopes du Mac-Arthur. Voyez-vous ce que nous avons découvert ?

— Non. À moins que… » Tous les astéroïdes avaient au moins un cratère. Trois longs et étroits astéroïdes en succession… et chacun avait un trou. Un rocher tordu comme une noix de cajou et, sur le hile, un cratère. Chaque corps céleste de la file portait une grosse excavation et toujours une ligne, en son milieu qui serait passé par le centre de gravité de la masse de pierre.

Bury sentit la peur et le rire l’envahir, « Oui. Je vois. Vous avez constaté que tous ces astres ont été placés là artificiellement. Et donc ils ont perdu tout intérêt.

— Naturellement. Quand je pense que je m’attendais à découvrir quelque nouveau principe cosmique… » Buckman haussa les épaules et avala une gorgée de café.

« J’imagine que vous n’en avez parlé à personne.

— Si, au docteur Horvath. Pourquoi ? Pensez-vous que c’est lui qui a classé ça CONFIDENTIEL ?

— Peut-être. Buckman, quelle puissance pensez-vous qu’il faudrait pour déplacer une telle masse de rocher ?

— Mais… je ne sais pas. Une bonne quantité, je pense. D’ailleurs… » Les yeux de l’astronome se mirent à briller. « C’est un problème intéressant. Je vous le dirai dès que toutes ces idioties seront terminées. » Il retourna à ses appareils.

Bury resta assis, les yeux vagues et bientôt il commença à frissonner.

25. La Granéenne du capitaine

« Je comprends bien, amiral, votre souci de la sécurité de l’Empire », dit Horvath. Il hocha la tête d’une manière doctorale devant la figure furieuse que l’écran de la passerelle du Mac-Arthur montrait. « Je le comprends très bien. Mais il n’en reste pas moins que soit nous acceptons l’invitation granéenne, soit nous ferions aussi bien de rentrer chez nous. Ici, il n’y a plus rien à apprendre.

— Vous, Blaine. Vous êtes du même avis ? » L’expression de l’amiral Kutuzov n’avait pas varié.

Rod haussa les épaules. « Amiral, je suis obligé de demander conseil aux scientifiques. D’après eux, nous avons appris à peu près tout ce qu’il est possible d’obtenir de cette distance.

— Alors vous voulez emmener le Mac-Arthur en orbite autour de la planète granéenne ? C’est ce que vous proposez ? Pour mes archives ?

— Oui, amiral. Ça, ou alors que nous repartions. Or je ne pense pas que nous en sachions assez sur cette civilisation pour nous en aller. »

Kutuzov prit une longue et lente inspiration. Il pinça les lèvres.

« Amiral, vous avez votre rôle ; j’ai le mien, dit Horvath. C’est très bien de défendre l’Empire contre la menace improbable que les Granéens représentent, mais je dois exploiter ce que nous pouvons apprendre de leur science et de leur technologie. Ce qui, je vous assure, n’est pas rien. Dans certains domaines, ils sont tellement en avance que… que je n’ai pas de mots pour vous le décrire. Voilà.

— Précisément », dit Kutuzov en accentuant ses mots et tapant du poing sur les bras de son fauteuil de commandement. « Ils possèdent des technologies qui vont au-delà des nôtres. Ils parlent notre langue, alors que vous dites que nous ne parlerons jamais la leur. Ils connaissent l’effet Alderson et maintenant ils savent que les champs Langston existent. Peut-être, docteur Horvath, devrions-nous rentrer chez nous. Tout de suite.

— Mais…, commença Horvath.

— Et pourtant, continua Kutuzov, je n’aimerais pas faire la guerre à ces Granéens sans en savoir plus à leur sujet. Quelles sont leurs défenses planétaires ? Qui les gouverne ? Je remarque que, malgré tous vos travaux, vous ne pouvez pas répondre à cette question. Vous ignorez même qui commande leur astronef.

— Exact, dit Horvath en hochant vigoureusement la tête. C’est une situation très étrange. Parfois, je pense sincèrement qu’ils n’ont pas de chef, mais, d’un autre côté, il leur arrive de rejoindre leur astronef pour en recevoir des instructions… et puis il y a cette affaire du sexe.

— Vous vous amusez, docteur ?

— Non, non, dit Horvath d’un ton irrité. C’est très simple. Tous les bruns-et-blancs sont des femelles depuis leur arrivée. De plus, la femelle brune est tombée enceinte, a donné le jour à un enfant brun-et-blanc et maintenant c’est un mâle.

— J’ai entendu parler de leurs changements de sexe. Peut-être un des bruns-et-blancs était-il mâle peu de temps avant l’arrivée du vaisseau-ambassade ?

— Nous y avons réfléchi. Mais il est plus probable que les bruns-et-blancs ne se multiplient pas, à cause de la “pression démographique”. Ils restent tous femelles – ce sont peut-être même des hybrides puisque le brun en a mis un au monde. Il résulterait d’un croisement entre un brun et autre chose. Cela indiquerait peut-être qu’il y a quelqu’un d’autre à bord de leur astronef.

— Oui, ils ont un amiral dans leur vaisseau, affirma Kutuzov. Tout comme nous. Je le savais. Que leur dites-vous quand ils posent des questions à mon sujet ? »

Rod entendit un ronflement derrière lui et devina que Kevin Renner était en train de s’étrangler. « Aussi peu que possible, amiral, dit Rod. Seulement que nous sommes sous les ordres du Lénine. Je pense qu’ils ignorent votre nom ou s’il y a un homme ou un conseil à bord.

— Très bien. » L’amiral sourit presque. « Juste ce que vous savez sur leur propre commandant, niet ? Vous verrez, ils ont un amiral à bord de ce vaisseau et il veut que vous vous rapprochiez de sa planète. Mon problème est de savoir si j’en apprends plus, en vous laissant y aller, que lui en vous y attirant. »

Horvath se détourna de l’écran et adressa un regard implorant au Paradis, à ses Mystères et à tous les Saints. Un regard qui demandait comment traiter avec un homme pareil.

« Avez-vous trouvé les petits Granéens ? demanda Kutuzov. Y a-t-il toujours des minigénies à bord du croiseur de bataille de sa Majesté Impériale, le Mac-Arthur ? »

Le lourd sarcasme fit frémir Rod. « Non, amiral. Nous avons évacué le pont-hangar avant de l’ouvrir à l’espace extérieur. Ensuite, j’ai mis tous les passagers et l’équipage du Mac-Arthur dans le hangar et j’ai dépressurisé le vaisseau. Nous avons enfumé la salle des machines avec un gaz de combat, nous avons injecté de l’oxyde de carbone dans tous les conduits de ventilation, nous avons réouvert le vaisseau et, après être sortis du pont-hangar, nous lui avons fait subir le même traitement. Les minis sont morts, amiral. Nous avons leurs cadavres. Vingt-quatre d’entre eux, pour être précis et bien que, jusqu’à hier, nous n’ayons pas pu en trouver un seul. Après trois semaines, cela commençait à suffire.

— Et il n’y a pas de minigénies ? Ou de souris ?

— Non, amiral. Les rats, les souris, les Granéens – tous morts. L’autre mini – celui que nous tenions en captivité – a lui aussi péri. Le véto pense qu’il est mort de vieillesse. »

Kutuzov hocha la tête. « Ainsi le problème est résolu. Et l’extra-terrestre adulte ?

— Elle est malade, dit Blaine. Mêmes symptômes que la mini.

— Oui. À propos, amiral, dit à la hâte Horvath. J’aimerais demander aux Granéens ce qu’il faut en faire, mais Blaine refuse de me laisser agir sans votre autorisation. »

L’amiral envoya la main hors du champ de la caméra et ramena un verre de thé sur lequel il souffla bruyamment. « Les autres savent que vous avez le mineur d’astéroïde à bord ?

— Oui », dit Horvath. Comme Kutuzov lui adressait un regard menaçant, le ministre de la Science continua : « Ils paraissent l’avoir toujours su. Nous ne le leur avons pas dit, ça j’en suis sûr.

— Bon. Ont-ils réclamé le mineur ? Ou ont-ils demandé à le voir ?

— Non. » Horvath grimaçait à nouveau profondément. Sa voix était incrédule. « Non. D’ailleurs, ils n’ont pas montré le moindre intérêt à son sujet. Pas plus qu’ils n’en auraient manifesté à propos des minis. Vous avez dû voir le film de l’évacuation de leur astronef, amiral. Eux aussi sont obligés de tuer ces bestioles. Elles doivent se multiplier comme des lapins. » Horvath se tut, ses sourcils encore plus froncés. Puis, abruptement, il dit : « Bref, je veux leur demander que faire pour notre mineur malade. Nous ne pouvons pas la laisser mourir comme cela.

— Cela arrangerait peut-être tout le monde, médita Kutuzov. Bon, très bien, docteur. Posez-leur la question. Ce ne serait tout de même pas leur apprendre grand-chose d’important au sujet de l’Empire que de leur révéler notre ignorance de leur régime alimentaire. Mais, s’ils demandent à voir leur congénère, Blaine, vous refuserez. Si nécessaire, le mineur mourra – tragiquement et tout à coup, par accident, mais il mourra. Est-ce bien compris ? Il ne parlera pas à d’autres Granéens, ni aujourd’hui, ni jamais.

— À vos ordres, amiral. »

Rod resta impassible, assis dans son fauteuil de commandement. Est-ce que je suis d’accord ? pensa-t-il. Ça devrait me choquer, mais…

« Docteur, souhaitez-vous toujours poser la question ?

— Oui. Je n’en attendais pas moins de vous. » Les lèvres d’Horvath étaient serrées fermement contre ses dents. « Il nous reste le problème principal : les Granéens nous ont invités à nous placer en orbite autour de leur planète. Leur raison de le faire reste à déterminer. Je pense que c’est parce qu’ils désirent authentiquement développer des relations commerciales et diplomatiques avec nous et que c’est une façon logique de les débuter. Il n’y a pas d’indication qui aille à rencontre de cette idée. Vous, bien sûr, vous avez vos propres théories… »

Kutozov éclata de rire. Un rire profond et enjoué. « En fait, docteur, je pense peut-être comme vous. Mais qu’est-ce que cela a à voir ? Mon devoir est de préserver la sécurité de l’Empire. » L’amiral lança un regard froid à l’écran. « Très bien, capitaine. Je vous donne carte blanche. Néanmoins, auparavant vous armerez le système d’autodestruction de votre vaisseau. Vous comprenez, je pense, que l’on ne peut pas laisser le Mac-Arthur tomber entre les mains des Granéens.

— Oui, amiral.

— Très bien. Vous pouvez y aller, capitaine. Le Lénine vous suivra. Toutes les heures vous nous transmettrez toutes les informations que vous recueillerez. Vous êtes conscient du fait que je ne tenterai pas de vous venir en aide s’il y a la moindre éventualité d’un danger pour le Lénine ? Que mon premier devoir est de rentrer avec des informations y compris, si c’est le cas, la façon dont vous êtes mort ? » L’amiral se tourna de telle façon qu’il faisait directement face à Horvath. « Eh bien, docteur, souhaitez-vous toujours aller à alpha du Grain ?

Bien sûr. »

Kutuzov haussa les épaules. « Allez-y, capitaine Blaine. Allez-y. »


Les remorqueurs du Mac-Arthur avaient récupéré un cylindre de la moitié de la taille du vaisseau-ambassade granéen. Il était très simple : une coque rigide et épaisse faite d’un matériau expansé, chargée d’hydrogène liquide, tournant lentement sur elle-même et dotée d’une vanne de vidange. Maintenant, le réservoir était fixé sur l’astronef en arrière des espaces habitables toroïdaux. La mince épine servant de guide au flux de plasma de la propulsion, elle aussi, avait été modifiée, tordue vers le côté pour diriger l’éjection des gaz vers le nouveau centre de gravité. Le vaisseau-ambassade était penché en arrière sur son jet de propulsion, comme une femme très petite mais très enceinte essayant de marcher.

Des Granéens – des bruns-et-blancs, dirigés par un des bruns – étaient en train de démonter le pont-sas, de le fondre et de reformer le matériau en des plates-formes de support annulaires destinées aux tores fragiles. D’autres travaillaient à l’intérieur du vaisseau et trois petites formes brunes-et-blanches jouaient parmi eux. L’espace interne de l’astronef changeait de nouveau comme par enchantement. On restructurait le mobilier d’apesanteur. On basculait les planchers pour les rendre horizontaux par rapport à la nouvelle ligne de poussée.

Il ne restait plus de Granéens à bord de l’aviso, car ils travaillaient tous, mais on maintenait le contact. Certains des enseignes se relayaient pour effectuer des travaux de force à bord du vaisseau-ambassade.

Whitbread et Potter œuvraient dans la chambre d’accélération, à déplacer des couchettes, pour laisser de la place à trois nouveaux lits plus petits. C’était un simple travail de soudage mais qui demandait du muscle. La sueur perlait à l’intérieur de leurs casques de filtration et trempait leurs aisselles.

Potter dit : « Je me demande quelle odeur les hommes peuvent avoir pour les Granéens. Vous n’êtes pas obligée de me répondre si vous trouvez la question offensante.

— C’est difficile à dire », répondit la Granéenne de Potter, avec un fort accent écossais. « Il est de mon devoir de tout comprendre de mon Fyunch (clic). Peut-être y suis-je trop impliquée. L’odeur de la sueur fraîche ne me répugnerait pas, même si vous ne travailliez pas dans notre propre intérêt. Qu’est-ce qui vous fait sourire, monsieur Whitbread ?

— Désolé. C’est l’accent.

— De quel accent, voulez-vous parler ? » dit Potter.

Whitbread et sa Granéenne éclatèrent de rire. « C’est drôle, dit la Granéenne de Jonathan. À un moment, vous aviez du mal à nous distinguer.

— Maintenant, c’est l’inverse, dit Whitbread. Je suis obligé de compter sans cesse leurs mains pour ne pas confondre Renner et sa Granéenne. Aidez-moi, s’il vous plaît, Gavin… Et la Granéenne du capitaine Blaine. Je n’arrête pas de me mettre au garde-à-vous. Elle donne des ordres comme si elle commandait l’aviso. Nous, nous obéissons. Puis elle dit “un instant, lieutenant” et nous dit d’oublier ça. C’est quand même troublant !

— Et pourtant je me demande si nous vous avons bien analysés. Ce n’est pas parce que je veux vous imiter que je vous connais…

— C’est notre technique de base, vieille comme le monde, vieille comme les montagnes. Elle marche. Que pouvons-nous faire d’autre, Fyunch (clic) de Jonathan Whitbread ?

— Non, je me demandais, c’est tout. Ces gens ont des talents si variés. Whitbread, nous ne pouvons pas copier toutes vos capacités. Il vous est aussi facile de commander que d’obéir. Comment pouvez-vous faire les deux ? Vous savez vous servir d’outils…

— Vous aussi, dit Jonathan sachant que c’était un euphémisme.

— Mais nous nous fatiguons rapidement. Vous êtes prêts à continuer de travailler, n’est-ce pas ? Nous, non.

— Ah.

— Et nous ne savons pas nous battre… Enfin, bref. Nous mimons votre vie afin de mieux vous comprendre. Mais vous semblez jouer des milliers de rôles. Cela rend les choses difficiles pour d’honnêtes et travailleurs monstres aux yeux bridés.

— Qui vous a parlé de ça ? s’exclama Whitbread.

— Monsieur Renner, qui d’autre ? J’ai pris cela comme un compliment… qu’il me prête le sens de l’humour.

— Le docteur Horvath le tuerait s’il savait. Nous sommes censés marcher sur la pointe des pieds quant à nos relations avec vous. Ne pas enfreindre les tabous, tout ça…

— Le docteur Horvath, dit Potter. Je me souviens qu’il voulait que nous vous demandions quelque chose. Vous savez que nous avons un brun à bord du Mac-Arthur.

— Bien sûr. Une Granéenne mineur. Son vaisseau est venu vers vous et est revenu vide. Il était assez évident qu’elle était restée avec vous.

— Elle est malade, dit Potter, et ça empire. Le docteur Blevins dit qu’elle présente les symptômes d’une maladie nutritionnelle, mais il n’a rien pu y faire. Avez-vous une idée de ce qui peut lui manquer ? »

Whitbread pensait savoir pourquoi Horvath n’avait pas interrogé sa propre Granéenne. Si elle demandait à voir le brun, sur l’ordre de l’amiral lui-même, on l’interdirait. Le docteur Horvath trouvait cela stupide et n’aurait jamais été capable de défendre le point de vue de Kutuzov. Whitbread et Potter, eux, n’auraient pas à le faire. Pour eux, les ordres étaient les ordres.

Les Granéennes ne répondant pas tout de suite, Jonathan demanda : « Les biologistes ont essayé beaucoup de choses. Des régimes alimentaires nouveaux, l’analyse des fluides digestifs de la malade, les rayons X pour chercher une tumeur. Ils ont même changé l’atmosphère de sa cabine pour qu’elle corresponde à celle d’alpha du Grain. Rien n’y fait. Elle est malheureuse, elle gémit, elle ne bouge presque pas. Elle s’amaigrit. Ses poils tombent. »

D’une voix étonnamment plate, la Granéenne de Whitbread dit : « Vous n’avez aucune idée de ce qu’elle a ?

— Non », dit Whitbread.

La façon dont les Granéennes les regardaient était étrange et dérangeante. Elles étaient redevenues identiques, flottant à demi accroupies, ancrées à des poignées : poses identiques, rayures semblables, même demi-sourire. Leurs identités individuelles avaient disparu. Peut-être n’étaient-elles que des poses…

« Nous vous fournirons de la nourriture, dit soudain la Granéenne de Potter. Peut-être avez-vous bien deviné, peut-être est-ce son régime ? »

Les Granéennes partirent toutes deux. Bientôt celle de Whitbread revint avec un sac pressurisé contenant des graines, des fruits gros comme des prunes et un morceau de viande rouge. « Faites bouillir la viande, faites macérer les céréales et donnez-lui les fruits crus, dit-elle. Et vérifiez l’ionisation de l’air de sa cabine. » Elle les fit sortir.

Les jeunes gens enfourchèrent un scooter sans cabine pour rejoindre l’aviso. Tout à coup Potter dit : « Elles se sont conduites de façon étrange. Je ne peux m’empêcher de penser que nous venons de vivre quelque chose d’important.

— Ouais.

— Mais qu’était-ce ?

— Sans doute pensent-elles que nous maltraitons la brune. Peut-être se demandent-elles pourquoi nous ne la leur amenons pas. Peut-être est-ce l’inverse et sont-elles choquées que nous nous inquiétions d’une simple brune.

— Et il se peut que nous soyons fatigués et que nous l’ayons rêvé. » Potter alluma les rétro-fusées.

« Gavin. Regardez derrière nous.

— Pas tout de suite, je dois assurer la sécurité de mon unité. » Potter prit le temps de stopper le scooter, puis il se retourna.

Il y avait eu plus d’une douzaine de Granéennes affairées à l’extérieur de l’astronef. Le renforcement des toroïdes n’était manifestement pas achevé… mais les Granéennes rentraient toutes dans le sas étanche de leur vaisseau.


Les médiatrices entrèrent rapidement dans le tore, rebondissant doucement contre les murs dans leur hâte de ne pas gêner les autres. La plupart d’entre elles affichaient d’une façon ou d’une autre qu’elles étaient les Fyunch (clic) des étrangers. Elles avaient tendance à ne pas utiliser leur bras inférieur droit. Elles essayaient de s’aligner avec leurs têtes toutes dans la même direction.

Le maître était blanc. Les touffes de ses aisselles et de son pubis étaient d’un poil long et soyeux comme la fourrure d’un chat angora. Quand elles furent toutes là, le maître (maîtresse ?) se tourna vers la Granéenne de Whitbread et dit : « Parlez. »

L’interpellée raconta l’incident qui venait d’avoir lieu. « Je suis sûre qu’ils étaient convaincus de ce qu’ils disaient », conclut-elle.

À la Granéenne de Potter, la maîtresse dit : « Vous êtes d’accord ?

— Oui, absolument. »

Il y eut des murmures de panique, certains en langue granéenne, d’autres en anglique. Mais ils se turent quand la maîtresse fit : « Que leur avez-vous dit ?

— Que la maladie pouvait être une carence alimentaire… »

Il y eut des rires choqués et humains parmi les médiatrices. Mais aucun parmi les quelques-unes qui n’avaient pas été affectées comme Fyunch (clic).

« … et nous leur avons donné de la nourriture pour l’ouvrière. Elle ne servira à rien, bien sûr.

— Sont-ils dupes ?

— Difficile à dire. Nous ne savons pas très bien manier le mensonge direct. Ce n’est pas notre spécialité », dit la Granéenne de Potter.

Un brouhaha de paroles s’éleva du toroïde. La maîtresse lui permit de régner quelques instants. Bientôt elle dit : « Qu’est-ce que cela peut cacher ? Parlez-m’en. »

Une des Granéennes répondit : « Ils ne peuvent pas être si différents de nous. Ils font la guerre. J’ai entendu parler de planètes entières rendues inhabitables. »

Une autre l’interrompit. Il y avait quelque chose de gracieux, d’humain, de féminin dans sa façon de se mouvoir. Cela semblait grotesque à la maîtresse. « Nous pensons savoir ce qui pousse les humains à se battre. La plupart des animaux de notre monde et des leurs possèdent un réflexe de reddition qui empêche les membres d’une même espèce de s’entretuer. Les humains utilisent les armes instinctivement. Cela rend le réflexe trop lent.

— Mais il fut un temps où nous étions dans le même cas, dit une troisième. L’évolution des hybrides médiateurs y a mis un terme, Voulez-vous dire que les humains n’ont pas de médiateurs ? »

La Granéenne de Sally Fowler dit : « Ils n’ont rien qui soit élevé pour la tâche de communiquer et de négocier avec des ennemis potentiels. Ce sont des amateurs dans tous les domaines. Ils ne sont que les deuxièmes meilleurs dans tout ce qu’ils font. Ce sont des amateurs qui conduisent leurs négociations. Quand celles-ci échouent, ils se battent.

— Ils jouent aussi les maîtres comme des néophytes », dit une Granéenne. Elle frotta nerveusement le milieu de son visage. « Ils prennent des tours pour jouer les maîtres. À bord de leurs vaisseaux, ils positionnent des Marines entre les sections de proue et de poupe, au cas où l’une d’elles voudrait prendre possession de l’astronef. Et pourtant quand le Lénine parle, le capitaine Blaine obéit comme un brun. Il est difficile, dit-elle, d’être le Fyunch (clic) d’un maître à temps partiel.

— Exact, dit la Granéenne de Whitbread. Le mien n’en est pas un, mais le sera un jour. »

Une autre dit : « Notre ouvrière a découvert de nombreuses améliorations à apporter à leur équipement. Il n’y a pas de classe dans laquelle on puisse situer le docteur Hardy…

— Assez », dit la maîtresse. La discussion s’arrêta. « Nos tâches sont plus spécifiques. Qu’avez-vous appris de leurs habitudes d’accouplement ?

— Ils ne nous parlent pas de cela. Il sera difficile de le savoir. Il semble n’y avoir qu’une seule femelle à bord.

— UNE SEULE ?

— Pour autant que l’on puisse le savoir.

— Les autres sont-ils tous des neutres ou certains seulement ?

— On dirait qu’ils ne le sont pas. Et pourtant la femelle n’est pas enceinte et ne l’a été à aucun moment depuis notre arrivée.

— Nous devons en apprendre plus, dit la maîtresse. Mais vous devez le cacher. Posez des questions banales. Et de la façon la plus prudente, afin de révéler le moins possible. Si ce que nous soupçonnons est vrai… Est-ce réellement possible ? »

Une Granéenne dit : « L’évolution s’y oppose. Les individus doivent se multiplier pour transmettre les gènes aux autres générations. Comment, alors… ?

— Ce sont des étrangers. Souvenez-vous-en, dit la Granéenne de Whitbread.

— Nous devons trouver. Choisissez l’une d’entre vous et formulez votre question. Et sélectionnez l’humain à qui vous la poserez. Le reste d’entre vous devra éviter le sujet sauf si les humains en parlent les premiers.

— Je crois que nous ne devons rien cacher, dit une Granéenne en se frottant le visage pour se rassurer. Ce sont des étrangers. Mais ils sont peut-être la meilleure chance que nous ayons jamais eue. Grâce à leur aide, nous pourrons peut-être briser l’antique schéma des Cycles. »

La maîtresse montra sa surprise. « Vous dissimulerez la différence cruciale qui nous sépare de l’homme. Ils ne l’apprendront pas !

— Et moi, je dis que nous ne devons pas le faire ! cria l’autre. Écoutez-moi ! Ils ont leurs propres voies… ils résolvent leurs problèmestoujours… » Les autres Granéennes fondirent sur elle. « Non, écoutez ! Vous devez m’écouter !

— Eddie la Folle, dit pensivement la maîtresse. Enfermez-la confortablement. Son savoir nous sera nécessaire. Personne ne doit être affecté à son Fyunch (clic) puisque l’épreuve l’a rendue folle. »


Blaine laisse l’aviso guider le Mac-Arthur vers alpha du Grain à 0,780 g. Il était vivement conscient du fait que le Mac était un vaisseau de guerre étranger, capable de dévaster la moitié de la planète Grana et il n’aimait pas l’idée que des armes puissent être braquées sur lui par des Granéens effrayés. Il voulait que l’astronef-ambassade arrive le premier… non que cela soit réellement utile, mais on ne savait jamais.

L’aviso était maintenant presque vide. Le personnel scientifique vivait et travaillait à bord du Mac-Arthur et faisait sans cesse enregistrer des informations aux banques de données de l’ordinateur, contre-vérifiait, codifiait et rapportait ses découvertes au capitaine afin qu’il les transmette au Lénine. Bien sûr, on aurait pu appeler Kutuzov directement, mais le grade confère de nombreux privilèges… Les dîners et les bridges du Mac-Arthur tendaient à devenir des réunions de discussion.

Tout le monde s’inquiétait pour la Granéenne brune. Son état empirait régulièrement, elle mangeait aussi peu de la nourriture fournie par les Granéennes que de celle des humains. C’était exaspérant et le docteur Blevins menait sans fin des examens, mais en vain. Durant leur évasion à bord du Mac-Arthur, les minis étaient devenues grasses et fécondes. Blevins se demandait si elles n’avaient pas mangé quelque chose d’inattendu, tel que du propergol pour missile ou de l’isolant de câble électrique. Il offrit à la Granéenne brune toute une variété de substances bizarres, mais sans autre effet que de voir son pelage tomber par plaques, sa vue baisser et ses hurlements devenir plus fréquents. Un jour, elle cessa de se nourrir. Le lendemain, elle était morte.

Horvath était hors de lui.

Blaine pensa seyant d’appeler le vaisseau-ambassade. La Granéenne brune-et-blanche qui répondit, souriant gentiment, ne pouvait être que celle d’Horvath. Mais Blaine aurait eu du mal à dire comment il l’avait deviné. « Ma Fyunch (clic) est-elle disponible ? » demanda Rod. La Granéenne d’Horvath le rendait nerveux.

« Je crains le contraire, cap’taine.

— D’accord. Je vous appelle pour vous faire part du décès de la brune que nous avions à bord. Je ne sais pas ce que cela représente à vos yeux, mais nous avons fait de notre mieux. Tout le personnel scientifique du Mac-Arthur a tenté de la guérir.

— J’en suis persuadée, cap’taine. C’est sans importance. Pourrions-nous avoir le corps ? »

Rod réfléchit un instant. « Je crains de devoir vous dire non. » Il ne pouvait pas savoir ce que les Granéens pourraient apprendre du cadavre d’un extra-terrestre qui, de son vivant, avait toujours refusé de communiquer. Et peut-être Kutuzov déteignait-il sur lui. Pouvait-il y avoir des micro-tatouages sous la fourrure… Pourquoi le brun intéressait-il les Granéens ? C’était une chose qu’il ne pouvait pas demander. Il était déjà suffisant qu’ils ne soient pas en colère. « Transmettez mes amitiés à ma Fyunch (clic).

— J’ai, moi aussi, de mauvaises nouvelles, dit la Granéenne d’Horvath. Vous n’avez plus de Fyunch (clic), cap’taine. Elle est devenue folle.

— Quoi ? » Rod était plus secoué qu’il ne l’aurait cru possible. « Folle ? Pourquoi ? Comment ?

— Cap’taine, je ne pense pas que vous puissiez saisir quelle tension elle a subie. Il y a des Granéens qui donnent des ordres et d’autres qui fabriquent et réparent des outils. Nous ne faisons ni l’un, ni l’autre : nous communiquons. Nous pouvons sans difficulté nous identifier à un donneur d’ordres. Mais à un commandant extra-granéen… Elle… comment dire ? Mutinerie. Votre mot est mutinerie. Nous, nous n’en avons pas de tel. Elle se porte bien. Elle est en réclusion. Et il vaut mieux pour elle qu’elle ne parle plus jamais à des extra-granéens.

— Je vous remercie », dit Rod. Il regarda l’image à demi souriante s’évanouir lentement et ne bougea pas de cinq bonnes minutes. Enfin, il soupira et commença à dicter des rapports destinés au Lénine. Il travailla seul et ce fut comme s’il avait perdu une partie de lui-même et attendait son retour.

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