QUATRIÈME PARTIE La réponse d’Eddie le Fou

39. Départ

« Les chaloupes n’ont pas trouvé nos enseignes, amiral. » Le ton du capitaine Mikhailov était à la fois celui de l’excuse et de la défense. Peu d’officiers aimaient annoncer un échec à Kutuzov. Le solide amiral resta impassible, assis dans son fauteuil de commandement, sur la passerelle du Lénine. Il souleva son verre de thé et en but une gorgée ; ne répondant à Mikhailov que par un grognement.

Kutuzov se tourna vers les autres personnes groupées autour de lui aux postes de l’état-major. Rod Blaine occupait toujours le siège du premier lieutenant de l’amiral. Il portait un grade supérieur à celui de Borman et Kutuzov était pointilleux sur ces choses-là.

« Huit savants, dit Kutuzov. Huit scientifiques, cinq officiers, quatorze matelots et Marines. Tous tués par des Granéens.

— Des Granéens ! » Le docteur Horvath fit pivoter son siège vers Kutuzov. « Amiral, presque tous ces hommes étaient à bord du Mac-Arthur quand vous l’avez détruit. Certains vivaient peut-être encore. Quant aux enseignes, s’ils ont été assez idiots pour tenter de se poser en canot de sauvetage… » Le regard sombre de Rod l’interrompit. « Désolé, capitaine. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Vraiment, je suis désolé. Moi aussi, j’aimais bien ces garçons. Mais vous ne pouvez pas reprocher aux Granéens ce qui est arrivé ! Ils ont tenté de nous aider. Ils ont tant à nous offrir. Amiral, quand pourrons-nous retourner au vaisseau-ambassade ? »

Le son explosif qu’émit Kutuzov aurait pu être un rire. « Ha ! Docteur, nous rentrerons chez nous dès que les chaloupes seront revenues. Je pensais l’avoir dit clairement. »

Le ministre de la Science pinça les lèvres. « J’espérais que vous étiez redevenu sain d’esprit. » Sa voix n’était qu’un froid et sauvage grondement. « Amiral, vous êtes en train de détruire le plus grand espoir que l’humanité ait jamais eu. La technologie que nous pourrions acheter – qu’ils nous donneraient ! – est plus avancée que ce que nous pourrions développer en des siècles de recherche. Les Granéens ont fait d’énormes dépenses pour nous recevoir. Si vous ne nous aviez pas interdit de leur parler des minis en fuite, je suis sûr qu’ils nous auraient aidés. Mais il a fallu que vous protégiez vos saletés de secrets – et à cause de votre xénophobie stupide, nous avons perdu l’astronef et la plupart de nos instruments.

Maintenant, vous les narguez en rentrant chez vous, alors qu’ils prévoyaient d’autres conférences. Bon sang, si, effectivement, ils étaient belliqueux, rien ne pourrait les provoquer mieux que vous !

— Est-ce tout ? demanda dédaigneusement Kutuzov.

— Pour le moment. Mais quand nous serons arrivés, ce ne sera pas tout. »

Kutuzov enfonça un bouton sur l’accoudoir de son siège. « Capitaine Mikhailov, veuillez vous préparer à rallier le point de saut Alderson. Une gravité et demie, capitaine.

— À vos ordres, amiral.

— Alors, vous êtes déterminé à vous conduire comme un imbécile, protesta Horvath. Blaine, ne pouvez-vous pas le raisonner ?

— Je suis déterminé à exécuter mes ordres, docteur », dit Kutuzov d’un ton lourd. Si les menaces d’Horvath l’impressionnaient, il ne le montrait pas. L’amiral se tourna vers Rod. « Capitaine, vos conseils seraient les bienvenus. Mais je ne ferai rien qui compromette la sécurité de l’astronef et je ne pourrai pas autoriser de contact avec les Granéens. Avez-vous des suggestions, capitaine Sire Blaine ? »

Rod avait écouté la conversation sans y trouver le moindre intérêt. Ses pensées étaient confuses. Qu’aurais-je pu faire ? se demandait-il sans cesse. Rien d’autre n’aurait pu l’intéresser. L’amiral lui demandait peut-être son avis mais ce n’était que pure courtoisie. Rod n’avait ni commandement, ni mission. Son vaisseau était perdu et sa carrière terminée. Pourtant, pleurnicher sur soi-même ne servait à rien. « Je crois, amiral, que nous devrions essayer de conserver l’amitié des Granéens. Nous ne devrions pas nous substituer au gouvernement…

— Sous-entendez-vous que c’est ce que je fais ? demanda Kutuzov.

— Non, amiral. Mais il est probable que l’Empire veuille traiter avec les Granéens. Ainsi que le dit le docteur Horvath, ils n’ont rien fait d’hostile.

— Et vos enseignes ? »

Rod soupira douloureusement. « Je sais, amiral. Peut-être Potter et Whitbread n’ont-ils pas pu maîtriser leurs capsules et Staley a-t-il tenté de les aider. Cela lui ressemblerait… »

Kutuzov se renfrogna. « Trois canots de sauvetage, capitaine. Tous trois tentent une rentrée, et tous trois brûlent. » Il examina les écrans qui l’entouraient. On halait une chaloupe vers le pont-hangar du Lénine, où des Marines la satureraient de gaz empoisonné. Aucun extra-terrestre n’allait se balader en liberté sur son vaisseau-amiral ! « Que souhaiteriez-vous dire aux Granéens, docteur ?

— Je ne leur raconterais pas ce que j’aimerais leur dire, amiral, dit Horvath. Je m’en tiendrais à votre histoire de peste. C’est presque vrai, non ? Les minis sont une peste. Mais, amiral, nous devons laisser la porte ouverte à la possibilité d’une nouvelle expédition.

— Ils sauront que vous leur mentez, dit crûment Kutuzov. Blaine, que dites-vous de cela ? Vaut-il mieux que les Granéens entendent des explications qu’ils ne croiront pas ? »

Bon sang, ne sait-il donc pas que je ne veux pas penser aux Granéens ? Ni à rien d’autre ? À quoi serviraient mes conseils ? Les bons conseils d’un homme qui a perdu son vaisseau… « Amiral je ne vois pas quel mal cela pourrait faire de laisser le ministre Horvath parler aux Granéens. » Non seulement Horvath était membre du Conseil, mais il avait de puissants liens avec la Ligue humanitaire et de l’influence auprès de l’Association Impériale des Marchands. Cette combinaison représentait presque autant de puissance que les F.S.E. « Il faudrait que quelqu’un leur parle. Peu importe qui, car personne à bord ne pourrait mentir à sa Fyunch (clic).

— Très bien. Da. Capitaine Mikhailov, veuillez faire appeler le vaisseau-ambassade granéen. Le docteur Horvath va lui parler. »

Les écrans révélèrent un visage brun-et-blanc, à demi souriant. Rod grimaça, puis vérifia d’un rapide coup d’œil que sa propre caméra ne fonctionnait pas.

La Granéenne regarda Horvath. « Fyunch (clic).

— Ah ! C’est à vous que j’espérais parler. Nous partons. Il le faut. »

L’expression de la Granéenne ne varia pas. « Cela semblait évident, mais nous sommes très peinés, Antoine. Il nous reste beaucoup à discuter : les accords commerciaux, la location de bases dans votre Empire…

— Oui, oui, mais nous n’avons pas l’autorité nécessaire pour signer des traités ou des protocoles de commerce, protesta Horvath. Écoutez, nous avons accompli de grandes choses, mais maintenant nous devons partir. Il y avait une épidémie à bord du Mac-Arthur, quelque chose d’inconnu de nos médecins. Nous ne savons pas quel en est le vecteur ou le foyer. Et comme notre vaisseau est notre seul moyen de rentrer chez nous, l’amir… nos dirigeants pensent qu’il vaut mieux partir tant qu’il nous reste encore une équipe d’astrogation au complet. Nous reviendrons !

— Reviendrez-vous vous-même ? demanda la Granéenne.

— Si la moindre possibilité s’offre à moi, j’en serai ravi. » Il n’eut aucun mal à paraître sincère à ce propos.

« Vous serez le bienvenu. Tous les humains seront les bienvenus. Nous plaçons de grands espoirs dans les échanges entre nos races, Antoine. Nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres. Nous avons des cadeaux pour vous – ne pouvez-vous pas les prendre à bord de votre vaisseau ?

— Oh, merci – je… » Horvath se tourna vers Kutuzov. L’amiral était sur le point d’exploser. Il secoua violemment la tête.

« Ce ne serait pas sage, dit tristement Horvath, tant que nous ignorons la cause de notre épidémie, il vaut mieux n’embarquer que des objets que nous avons déjà rencontrés sur votre planète. Je suis désolé.

— Moi aussi, Antoine. Nous avons remarqué que vos ingénieurs ne sont… comment dire cela sans vous froisser ? dans bien des domaines, ne sont pas aussi avancés que les nôtres. Sous-spécialisés, peut-être ? Nous avions pensé y remédier partiellement par nos présents.

— Je… Veuillez m’excuser quelques instants », dit Horvath, qui se tourna vers Kutuzov après avoir coupé son micro. « Amiral, nous ne pouvons pas rater une telle occasion ! Ce sera peut-être l’événement le plus important de toute l’histoire de l’Empire ! »

L’amiral hocha lentement la tête. Ses yeux sombres se plissèrent. « Il est tout aussi vrai qu’une fois en possession du champ Langston et de la propulsion Alderson, les Granéens seront peut-être la menace la plus importante de toute l’histoire de la race humaine, monsieur le ministre.

— J’en suis conscient », lança Horvath. Il rebrancha son micro. « Je crains fort… »

La Granéenne l’interrompit. « Antoine, ne pourriez-vous pas examiner nos cadeaux ? Vous pourriez en prendre des photographies, apprendre à les connaître assez bien pour, plus tard, les reproduire. Cela ne pourrait présenter aucun danger pour des gens qui sont allés sur notre planète elle-même. »

Horvath réfléchit. Il lui fallait ces offrandes ! Le micro coupé, Horvath sourit à l’amiral. « Elle a raison, vous savez. Ne pourrions-nous pas les placer dans l’aviso ? »

Kutuzov fit une grimace amère. Puis il hocha la tête. Horvath, soulagé, refit face à la Granéenne. « Merci. Si vous voulez bien placer ces cadeaux dans l’aviso, nous les étudierons en chemin et vous pourrez les récupérer, avec l’aviso qui sera notre présent, au point d’Eddie le Fou, dans deux semaines et demie.

— Excellent, dit la Granéenne d’un ton chaud. Mais vous n’aurez pas besoin de l’aviso. L’un de nos cadeaux prend la forme d’un vaisseau spatial doté de commandes adaptées aux mains et à l’esprit humain. Les autres présents seront à son bord. »

Kutuzov fut surpris mais hocha rapidement la tête. Horvath en sourit intérieurement. « C’est merveilleux. Nous apporterons des cadeaux pour vous lors de notre prochain voyage. Nous comptons beaucoup vous remercier de votre hospitalité… »

L’amiral Kutuzov se mit à parler. Horvath se pencha sur le côté pour l’écouter. « Demandez des renseignements sur les enseignes », ordonna l’amiral.

La gorge d’Horvath se serra. « A-t-on des nouvelles de nos enseignes ? »

La Granéenne affecta une voix peinée. « Comment serait-ce possible, Antoine ? Ils ont péri en tentant une rentrée atmosphérique. Leurs engins se sont entièrement consumés. Nous vous avons envoyé des photos, ne les avez-vous pas reçues ?

— Je… je ne les ai pas vues », répondit Horvath. Ce qui était vrai, mais n’en était pas moins difficile à dire. Ce salaud d’amiral ne croyait jamais rien ! Que pensait-il ? Que les garçons étaient captifs et soumis à la torture ? « Excusez-moi, mais on m’avait prié de vous le redemander.

— Nous comprenons. Les humains sont très attachés à leurs jeunes donneurs d’ordres. Les Granéens aussi. Nos races ont vraiment beaucoup de points communs. J’ai apprécié de pouvoir parler de nouveau avec vous, Antoine. Nous espérons vous revoir bientôt. »

Un voyant d’alerte s’alluma sur une des consoles de la passerelle. L’amiral Kutuzov fronça les sourcils et écouta attentivement un appel que Horvath n’entendit pas. Simultanément, un signaleur transmit le rapport du maître de timonerie. « Chaloupes arrimées, amiral. Paré à appareiller. »

Manifestement, la Granéenne l’entendit, car elle dit : « L’astronef que nous vous offrons est tout à fait capable de vous rattraper, à condition que votre accélération ne dépasse pas… » Il y eut un temps mort pendant lequel la Granéenne écouta une de ses consœurs « … trois de vos gravités. »

Horvath lança un regard d’interrogation à l’amiral. L’officier ruminait une idée, faillit parler mais il se contenta de hocher la tête. « Nous filerons 1,5 g pour ce voyage », dit Horvath à la Granéenne.

« Nos cadeaux vous atteindront dans cinq heures », répondit-elle.

Un éclat traversa les écrans et la caméra braquée sur Horvath s’éteignit. La voix de l’amiral Kutuzov grinça à l’oreille du ministre. « On m’informe du départ d’un astronef, depuis alpha du Grain, se dirigeant vers le point Alderson sous une virgule soixante-quatorze de nos gravités. Deux Granéens. Demandez-leur, s’il vous plaît, d’expliquer ce que fait ce vaisseau. » La voix de l’amiral était assez calme, mais son ton était impérieux.

Horvath déglutit et se retourna vers la Granéenne. Son écran se ralluma. Il posa sa question en hésitant, en craignant de les offenser. « Le savez-vous ? termina-t-il.

— Certainement, répondit calmement la Granéenne. Je viens juste de l’apprendre, d’ailleurs. Les maîtres ont envoyé à votre rencontre nos ambassadeurs auprès de l’Empire. Ils sont trois. Il nous serait agréable que vous les emmeniez à votre Capitale impériale où ils représenteront notre race. Ils ont toute latitude de négocier pour notre compte. »

Kutuzov inspira profondément. Il avait l’air d’être sur le point de hurler. Son visage était cramoisi, mais il se contenta de dire, très bas pour que la Granéenne ne l’entendît pas : « Dites-leur que nous devons en discuter. Capitaine Mikhailov, accélérez dès que possible.

— À vos ordres, amiral.

— Nous partons, dit Horvath à la Granéenne. Je… nous… devons débattre de la question des ambassadeurs. Nous sommes surpris… J’aurais espéré que vous viendriez en personne. Y aura-t-il certains de nos Fyunch (clic)s parmi les ambassadeurs ? » Il parlait rapidement tandis que les sirènes se déclenchaient dans son dos.

« Vous aurez tout le temps de réfléchir, lui assura la Granéenne. Et… non, aucun de nos envoyés ne pourrait s’identifier à un humain en particulier. Ils doivent tous représenter notre race. Vous le comprendrez, bien sûr. On les a choisis tous trois pour qu’ils présentent tous les points de vues et par leur action unanime, ils pourront lier tous les Granéens à quelque accord que ce soit. Étant donné les risques de contagion, ils s’attendront à rester en quarantaine jusqu’à ce que vous soyez sûrs qu’il n’existe aucune menace pour votre santé… » Un sonore coup de klaxon retentit à travers le Lénine. « Au revoir, Antoine. Au revoir à vous tous. Et revenez bientôt. »

Les dernières sirènes de mise en route hurlèrent et le Lénine bondit en avant. Tandis que, derrière lui, éclataient des discussions pleines d’étonnement, Horvath resta les yeux rivés sur l’écran blanc.

40. Adieu

L’astronef de guerre de classe « Président » de Sa Majesté impériale, le Lénine, était bourré de monde au-delà de sa capacité, avec l’équipage du Mac-Arthur et les scientifiques qui en étaient venus. Les matelots se partageaient les hamacs, en rotation par rapport à leurs tours de garde. Les Marines couchaient dans les coursives, les officiers étaient entassés à trois, ou plus, dans des cabines prévues pour un seul passager. Trois des machines et produits granéens récupérés sur le Mac-Arthur dormaient dans le pont-hangar, que Kutuzov s’obstinait à dépressuriser en le gardant sous constante surveillance armée et l’inspectant de façon régulière. Les passagers n’auraient pu s’assembler nulle part.

Et, si un endroit où une réunion eût été pensable avait existé, on ne l’aurait pas utilisé. Le Lénine resterait en alerte jusqu’à sa sortie du système du Grain, et même durant les services funéraires où officiaient Hardy et l’aumônier du Lénine, Georges Alexis. Cette situation n’était d’ailleurs inhabituelle pour aucun des deux hommes. Bien qu’il fût de tradition que l’équipage au complet se réunisse quand cela était possible, les funérailles avaient souvent lieu en état d’alerte permanente. En endossant son étole noire et en se tournant vers le missel que lui présentait un matelot, David Hardy songeait qu’il avait probablement dirigé plus d’offices de Requiem de cette façon-là que devant une assemblée.

Un son de trompette fit vibrer le Lénine. « Compagnie, repos », ordonna doucement le maître d’équipage.

« Donnez-leur le repos éternel, Ô Seigneur », entonna Hardy. « Et que la Lumière Divine les éclaire à jamais », répondit Alexis. Tous les versets et leurs réponses étaient familiers à quiconque était resté dans les F.S.E. assez longtemps pour faire partie de l’équipage du Lénine.

« Je suis la Résurrection et la Vie, dit le Seigneur. Celui qui croit en moi, pourra mourir, mais il vivra toujours. Et celui qui vit et croit en moi, ne mourra pas. »

Le service continua, les matelots répondant de leurs postes de combat, en un murmure emplissant l’astronef.

« J’ai ouï la voix des cieux me dire : Écris. À partir de ce jour, bénis sont les morts qui meurent dans la grâce de Dieu : ainsi que le dit l’Esprit ; car ils seront en paix après leurs labeurs. »

La paix, pensa Rod. Les petits gars ont au moins ça : la paix. Il frissonna. J’ai vu bon nombre de vaisseaux mourir et nombre d’hommes que je commandais y passer à cent parsecs de leur foyer. Pourquoi suis-je secoué, cette fois-ci ? Il prit une profonde inspiration, mais la douleur qui étreignait sa poitrine ne le lâcha pas.

Dans tout le Lénine les lumières faiblirent et les voix enregistrées de la chorale des F.S.E. entonnèrent un hymne auquel les hommes de l’équipage se joignirent.

« Ce sera le jour de la colère. Le jour qui réduira le monde en cendres, David et la Sibylle nous l’affirment. »

Sibylle ? pensa Rod. Que ce chant devait être ancien. L’hymne se termina en un chœur sonore de voix mâles.

Est-ce que je crois en tout ça ? se demanda Rod. Hardy, oui. Il n’y a qu’à voir son visage. Et Kelley, prêt à lancer ses camarades par les tubes lance-torpilles. Pourquoi ne puis-je partager leur foi ? Mais je la partage, non ? Depuis toujours. J’ai toujours cru qu’il y avait une fin à tout notre univers. Et Bury ? Ce n’est même pas sa religion et pourtant il est ému. Je me demande ce qu’il pense ?

Horace Bury avait les yeux rivés aux tubes lance-torpilles. Quatre cadavres et une tête ! Celle d’un Marine dont les lutins s’étaient servis comme d’un cheval de Troie. Bury ne l’avait vue qu’une fois. Tournoyant à travers le vide dans un nuage de brume, de verre brisé et de lutins gesticulant, se démenant, mourant. Il se rappelait la mâchoire carrée, la bouche large et molle, les yeux morts et luisants. Allah ait pitié d’eux et puissent Ses légions s’abattre sur le Grain !…

Sally le prend mieux que moi, pensa Rod, et pourtant, c’est une civile. Nous aimions tous deux ces gamins… Pourquoi ne puis-je penser qu’à eux ? Cinq Marines sont morts, eux aussi, en évacuant les civils. Ce serait moins pénible si les enseignes avaient péri au cours d’un combat. Pourtant je m’attendais à des pertes quand j’ai envoyé le groupe de sauvetage et l’aviso vers le Mac. Je n’étais pas sûr que les gosses s’en sortiraient. Mais ils s’en étaient sortis ! Ils ne risquaient plus rien !

« À Dieu Tout-Puissant, nous recommandons les âmes de nos frères et confions leurs corps aux profondeurs de l’espace, dans l’espoir de la Résurrection en la Vie Éternelle, par notre Seigneur Jésus-Christ. À ceux qui viendront dans leur glorieuse majesté pour juger le monde, les mers rendront leurs morts et les profondeurs présenteront leur charge… »

Kelley enfonça les touches et il y eut un léger bruit de souffle, un autre… trois, quatre, cinq. Quatre corps et une tête retrouvés, pour vingt-sept morts ou disparus.

« Compagnie, garde à vous ! »

« Feu ! »

Qu’allaient dire les Granéens ? se demanda Rod. Trois bordées, tirées dans l’espace, dans le néant – sauf la troisième qui vaporiserait les corps lancés un instant avant. L’amiral avait insisté, et personne n’avait discuté.

Les notes des clairons du Lénine et du Mac-Arthur moururent lentement. Le vaisseau resta un instant immobile.

« Équipage, rompez les rangs ! »

Les officiers quittèrent en silence la salle des torpilles. Les lumières s’avivèrent dans les coursives et les hommes se pressèrent de regagner leurs postes de combat ou leurs zones de repos surpeuplées. La routine de la Flotte continue, pensa Rod. Les offices funéraires, eux aussi, font partie du « Manuel ». Il y a un règlement pour tout : les naissances à bord des vaisseaux spatiaux, leur enregistrement, les funérailles – avec ou sans corps et même pour les capitaines qui perdent leur unité. Pour ceux-là, la Bible demande une cour martiale.

« Rod. Attendez, Rod. S’il vous plaît. »

Il s’arrêta à l’appel de Sally. Ils restèrent au milieu de la coursive tandis que les autres officiers les contournaient. Rod aurait aimé se joindre à ces hommes, retourner à la solitude de sa cabine où personne ne lui demanderait ce qui s’était passé à bord du Mac-Arthur. Et, pourtant, Sally était là et quelque chose au plus profond de Rod voulait lui parler, ou simplement être près d’elle.

« Rod, le docteur Horvath m’a dit que les Granéens avaient envoyé des ambassadeurs nous rejoindre au point d’Eddie le Fou, mais que l’amiral Kutuzov refusait de les prendre à bord ! C’est la vérité ? »

Bon sang ! pensa-t-il. Les Granéens, encore les Granéens… « Oui. » Il se détourna de Sally.


La porte de la cabine de Blaine était fermée mais l’indicateur montrait qu’elle n’était pas verrouillée. Kevin Renner hésita, puis frappa à l’huis. Pas de réponse. Il attendit un instant puis refrappa.

« Entrez. »

Renner ouvrit la porte. Il était étrange d’entrer directement dans la cabine de Blaine : pas de sentinelle, rien de cette mystérieuse aura de pouvoir qui entoure un capitaine. « ’Jour cap’taine. Je peux venir vous ennuyer ?

— Oui. Vous prenez quelque chose ? » Manifestement la réponse de Renner n’aurait fait ni chaud ni froid à Rod. Il ne le regardait pas. Kevin se demanda ce qui se passerait s’il prenait l’offre polie au pied de la lettre. Il aurait pu demander un verre…

Non. Pas le moment d’abuser. Pas encore. Renner s’assit et regarda autour de lui.

La cabine de Blaine était grande. Si le Lénine avait été doté d’une tourelle, la pièce en aurait eu la taille. Seuls quatre hommes et une femme avaient droit à des chambres privées. Mais Rod ne profitait pas de la sienne. Il avait l’air d’être resté assis des heures durant dans le fauteuil qu’il occupait, probablement depuis la cérémonie funéraire. En tout cas, il ne s’était pas changé. Il avait dû emprunter un des uniformes d’apparat de Mikhailov, mais celui-ci n’était pas à sa taille.

Ils restèrent silencieux quelques minutes, Blaine tourné vers quelque espace-temps intérieur qui excluait son visiteur.

« J’ai parcouru les travaux de Buckman », dit Renner, au hasard. Il lui fallait bien commencer quelque part… et probablement pas par les Granéens…

« Ah ? Que disent-ils ? demanda poliment Blaine.

— Ils me passent bien au-dessus de la tête. Il affirme pouvoir prouver qu’une proto-étoile est en formation dans le Sac à Charbon. Dans mille ans, la nébuleuse brillera de sa propre lumière. Mais évidemment il ne peut pas le prouver parce que je ne possède pas les maths nécessaires.

— Oui.

— Et vous ? » Renner ne montra aucune intention de s’en aller « Vous appréciez vos vacances ? »

Blaine finit par lever un regard empli de fantômes. « Kevin, pourquoi les gamins ont-ils tenté une rentrée atmosphérique ?

— Bon sang, capitaine, c’est idiot. Ils n’auraient jamais rien essayé de ce genre. » Grand Dieu, se dit Kevin, il a la tête à l’envers. Ça va être plus difficile que je croyais.

« Alors, dites-moi ce qui s’est passé. »

Renner eut l’air surpris, mais manifestement Blaine était sérieux.

« Capitaine, l’astronef était plein de lutins – partout où personne n’allait jamais. Ils ont dû atteindre très tôt les entrepôts du matériel de sauvetage. Si vous étiez un Granéen, comment reconstruiriez-vous une capsule ?

— Superbement. » Blaine sourit. « Même un mort ne raterait pas la perche que vous me tendez.

— Je me demande, dit Renner. Non, ce que je veux dire serait qu’ils repenseraient les canots pour tous les cas de manœuvre. En espace profond, la capsule décélérerait et appellerait au secours. Près d’une géante gazeuse, elle se mettrait en orbite. Mais, toujours de façon automatique, car les passagers pourraient être blessés ou inconscients. Et, près d’un monde habitable, elle atterrirait.

— Hein ? » Blaine grimaça et une étincelle de vie apparut dans ses yeux. Renner retint sa respiration.

« Oui, mais Kevin, qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? Si les lutins avaient touché les capsules, ils les auraient reconstruites de façon parfaite. Et, de plus, ils y auraient mis des instruments de pilotage, on ne serait pas forcé de plonger dans l’atmosphère. »

Renner haussa les épaules. « Seriez-vous capable de comprendre les appareils granéens en un coup d’œil ? Moi non, et je doute que les enseignes l’aient pu. Mais les lutins se seraient attendus au contraire. Capitaine, peut-être la construction des “canots de sauvetage” n’était-elle pas terminée, ou peut-être avaient-ils été endommagés lors d’un combat.

— Peut-être…

— Tout est possible. Peut-être étaient-ils conçus pour recevoir des lutins. Les gosses auraient alors dû s’y entasser, en retirer une demi-douzaine de couchettes anti-g de 15 cm de long. Je ne sais pas. Il restait peu de temps, les torpilles devaient sauter trois minutes plus tard.

— Ces saletés de torpilles ! Si on les avait inspectées, on aurait probablement découvert qu’elles étaient pleines de lutins ou qu’elles servaient de niche à rats ! »

Renner hocha la tête. « Oui, mais qui aurait pu avoir l’idée d’aller y regarder ?

— Moi.

— Pourquoi vous ? » Renner était sérieux. « Patron, il n’y a pas…

— Je ne suis pas votre patron. »

Ah, pensa Renner. « Oui, capitaine. Mais je maintiens que pas un seul membre de la Flotte n’aurait songé à les examiner. Pas un seul. Moi-même, je n’y ai pas pensé. Le Tsar était satisfait de votre procédure de décontamination, non ? Tout le monde l’était. Bon sang, à quoi sert-il de vous accuser vous-même d’une faute que nous avons tous commise ? »

Blaine, étonné, leva les yeux sur Renner. Le visage de l’officier de navigation était légèrement rouge. Pourquoi donc était-il si excité ? « Il y a autre chose, dit Rod, Supposons que les capsules aient été bien conçues. Imaginons que les gamins aient effectué une rentrée parfaite et que les Granéens nous aient menti.

— J’y ai songé, dit Renner. Vous y croyez ?

— Non. Mais j’aimerais en être sûr.

— Si vous connaissiez les Granéens aussi bien que moi, vous le seriez. Travaillez à vous forger une certitude. Étudiez les données. Il y en a autant que vous voulez à bord et vous avez le temps. Vous devez en apprendre plus sur les Granéens. Vous êtes, dans les F.S.E., l’expert en la matière qui a le plus de poids !

— Moi ? » Rod éclata de rire. « Kevin, je ne suis expert en rien. La première chose que j’aurai à faire à notre retour sera de convaincre une cour martiale…

— Au diable, la cour martiale, dit Renner avec impatience. Capitaine, vous faites-vous vraiment tout ce mauvais sang à propos de cette formalité ? Mais, bon sang !

— Au sujet de quoi suggérez-vous que je rumine, lieutenant Renner ? »

Kevin sourit. Il valait mieux que Blaine soit en colère que prostré. « Oh, disons sur la raison pour laquelle Sally est si maussade cet après-midi… Je crois qu’elle est blessée par la colère que vous nourrissez contre elle. Ou bien vous pourriez envisager ce que vous allez dire quand Kutuzov et Horvath vont régler le sort des ambassadeurs granéens. Ou bien réfléchir aux rébellions et aux sécessions des colonies extérieures, ou au prix de l’iridium, ou bien à l’inflation de la couronne…

— Renner, taisez-vous !

— … Ou à la façon de me vider de votre cabine. Écoutez, capitaine. Imaginez que la cour martiale vous juge coupable de négligence. Ça n’ira pas plus loin : vous ne vous êtes pas rendu à l’ennemi. Imaginez qu’ils veuillent vraiment votre peau et qu’ils vous accusent de cela. Ils pourront aux maximum vous interdire de reprendre l’espace. Ils ne vous ficheraient pas à la porte. Alors, admettons qu’ils fassent de vous un rampant. Vous démissionnez… et vous êtes toujours marquis de Crucis, douzième du nom.

— Oui. Et alors ?

— Et alors ? » Renner s’énerva tout à coup. Il fronça les sourcils et serra le poing. « Et alors ? Écoutez, capitaine, je ne suis qu’un commandant de vaisseau marchand. C’est tout ce que ceux de ma famille ont jamais été et c’est tout ce que nous voulons jamais être. J’ai fait un tour dans les F.S.E. parce que nous le faisons tous… Peut-être dans mon bled n’est-on pas aussi sensible à l’impérialisme qu’on l’est dans la Capitale, mais c’est en partie parce que nous vous faisons confiance, à vous les aristocrates, pour gouverner le monde.

Nous remplissons nos tondions et nous attendons de vous autres, qui avez tous les privilèges, que vous remplissiez les vôtres !

— Eh bien… » Blaine avait l’air un peu gêné par la soudaine sortie de Renner. « Et d’après vous, quel est donc mon rôle ?

— Qu’est-ce que vous croyez ? Vous êtes le seul aristo de l’Empire à savoir la moindre bon Dieu de chose sur les Granéens et vous me demandez quoi faire ? Capitaine, je veux que vous vous remuiez les fesses, voilà ce que je veux… Capitaine ! L’Empire va devoir mettre au point une politique intelligente à propos des Granéens et l’influence de la Flotte est énorme… Vous ne pouvez pas laisser les F.S.E. tirer leur point de vue de l’opinion de Kutuzov ! Vous pouvez commencer à réfléchir sur les ambassadeurs granéens que l’amiral entend laisser en plan ici.

— Eh bien, dites donc. Ce sujet vous travaille. »

Renner sourit. « Peut-être un peu, oui. Écoutez, vous avez du temps. Parlez des Granéens à Sally. Travaillez sur les rapports que nous vous avons envoyés d’alpha du Grain. Soyez en mesure de répondre intelligemment à l’amiral quand il vous demandera votre avis sur la chose. Il faut que nous ramenions ces ambassadeurs avec nous… »

Rod grimaça. Des Granéens à bord d’un second vaisseau ! Grand dieu…

« Et cessez d’y penser de ce point de vue, dit Renner. Ils ne s’échapperont pas, ni ne se multiplieront à bord du Lénine. D’ailleurs, ils n’en auraient pas le temps. Faites travailler vos méninges, capitaine. L’amiral vous écoutera. Il a Horvath dans le nez. Tout ce que dira le docteur, le Tsar le refusera. Mais, vous, il vous écoutera… »

Rod secoua la tête d’un air impatient. « Vous raisonnez comme si mon jugement valait quelque chose. Mais les faits vous contredisent.

— Bon sang, vous êtes vraiment au plus bas, n’est-ce pas ? Savez-vous ce que vos hommes et vos officiers pensent de vous ? Bon Dieu, capitaine, c’est à cause de types comme vous que l’aristocratie m’est supportable… ! » Kevin se tut, gêné d’en avoir dit plus long qu’il ne l’avait prévu. « Écoutez, le Tsar est obligé de demander votre avis. Il n’a pas à s’y tenir, ni à celui d’Horvath, mais il est forcé de vous poser à tous deux la question. C’est écrit dans l’ordre de mission de l’expédition…

— Comment diable savez-vous cela ?

— Capitaine, mon groupe avait pour mission de récupérer les journaux de bord et les ordres de mission du Mac-Arthur. Le mot SECRET n’y était pas indiqué.

— J’en serais étonné !

— Bon, peut-être la lumière était-elle faible et peut-être n’ai-je pas vu les cachets. De toute façon, il fallait bien que je sois sûr d’emporter les bons documents, non ? Bref, le docteur Horvath connaissant tout de leur contenu, il va insister pour qu’ait lieu un conseil de guerre, avant que Kutuzov n’arrête une position définitive sur la question des ambassadeurs granéens.

— Je vois. » Rod se massa l’arête du nez. « Kevin, qui au juste vous a convaincu de venir me trouver ? Horvath ?

— Bien évidemment pas. J’y ai pensé tout seul. » Renner hésita. « Pourtant, quelque chose m’y a encouragé. » Il attendit que Blaine réponde, mais ne reçut qu’un regard intrigué. Renner renifla de mépris. « Je me demande parfois comment l’aristocratie ne s’est pas encore éteinte. Vous êtes tous si souvent bêtes. Pourquoi n’appelleriez-vous pas Sally ? Elle est assise dans sa cabine, avec un air dépité sur le visage et sur les genoux une pile de notes et de livres auxquels elle n’arrive pas à s’intéresser… » Renner se leva. « Un peu de gaieté ne lui ferait pas de mal.

— Sally ? Elle s’inquiète pour… »

« Bon sang », grommela Renner. Il se tourna et partit.

41. Paquet cadeau

Le Lénine se dirigeait vers le point d’Eddie le Fou à 1,5 g. Le vaisseau qu’offrait les Granéens en faisait autant.

Cet astronef était un cylindre lisse, au nez renflé et ceinturé de hublots, comme un minaret chevauchant une flamme d’hydrogène en fusion. Sally Fowler et le père Hardy riaient beaucoup. Personne d’autre n’avait remarqué le symbole phallique un peu maladroit… ou n’aurait avoué l’avoir compris.

Kutuzov vouait une haine féroce à ce présent volant. Il pouvait régler la question des ambassadeurs en s’en tenant à son ordre de mission, mais, quant au cadeau, c’était une autre affaire. Il avait rattrapé le Lénine, s’était placé à trois kilomètres de distance et avait lancé un message très enjoué tandis que les canonniers du Lénine, impuissants, braquaient leurs armes sur lui. Kutuzov s’était dit que la taille de l’astronef granéen lui interdisait de transporter une arme assez puissante pour pénétrer le champ Langston du Lénine.

Mais il existait une bien meilleure raison de haïr ce vaisseau : il offrait à Kutuzov la tentation de transgresser les ordres qu’il avait reçus. Les membres de l’équipage du Mac-Arthur qui s’étaient portés volontaires pour aller l’examiner étaient fous de tout ce qu’ils y avaient découvert. Les commandes de vol ressemblaient à celles d’un aviso, mais le propulseur était celui qui équipait les astronefs granéens : une longue et mince colonne guidant un flux de plasma avec une efficacité totale. Il y avait d’autres détails, tous très intéressants.

L’amiral Lavrenti Kutuzov aurait aimé emporter ce vaisseau spatial.

Et il avait peur de le laisser approcher de l’unité qu’il commandait.


Après que les officiers du Mac l’eurent testé, les civils durent aller à bord. Ce va-et-vient de personnel rendait l’excuse de l’épidémie un peu suspecte et Kutuzov en avait pleinement conscience. Mais au moins n’aurait-il pas à l’expliquer aux Granéens. Il n’avait pas l’intention de communiquer avec eux. Que Horvath lui lise l’ordre de mission de l’expédition et exige son conseil de guerre. Tant que Kutuzov vivrait, nul extra-terrestre ne mettrait les pieds à bord du Lénine. Mais quant à ce vaisseau donné en guise de cadeau…

L’amiral le regardait flotter sur ses écrans alors que l’on y transportait les scientifiques. Ces derniers étaient revenus au Lénine pour la cérémonie funéraire et maintenant se pressaient de retourner étudier leur nouveau jouet.

Tous les comptes rendus expliquaient qu’il était bourré de merveilles, d’un intérêt prodigieux pour l’empire. Mais comment Kutuzov oserait-il le prendre à son bord ? Demander conseil à autrui n’aurait servi à rien. Le capitaine Blaine aurait pu être de quelque secours, mais… non : c’était un homme brisé, condamné à sombrer encore plus profondément dans ses propres erreurs, inutile alors même que l’on avait besoin de son avis. Horvath avait une confiance aveugle dans les bonnes intentions de tout ce qui était granéen. Il restait Bury dont la haine était tout aussi aveugle que la confiance d’Horvath et ce malgré toutes les indications qui prouvaient l’amitié et l’innocuité des Granéens.

« Ils le sont probablement », dit Kutuzov à voix haute. Horace Bury leva les yeux, l’air surpris. Il était en train de boire du thé sur la passerelle de l’amiral, en regardant le vaisseau offert par les Granéens. Le Marchand adressa un regard interrogateur à l’amiral.

« Les Granéens sont probablement amicaux. Inoffensifs, dit Kutuzov.

— Je ne puis y croire ! » protesta Bury.

Kutuzov haussa les épaules. « Ainsi que je l’ai dit aux autres, ce que je crois n’a pas d’importance. Mon devoir est de rapporter au gouvernement un maximum d’informations. Étant donné qu’il ne me reste qu’un seul astronef, toute possibilité de perte de cette unité implique la perte de toute information. Pourtant ce vaisseau granéen serait très précieux, n’est-ce pas, Votre Excellence ? Que seriez-vous prêt à payer aux F.S.E. pour avoir la licence de production de son propulseur ?

— Je donnerais bien plus cher pour que l’on mette définitivement fin à la menace que représentent les Granéens, dit en toute franchise Bury.

— Hum. » L’amiral aurait eu tendance à être d’accord. Le secteur trans-Sac à Charbon avait bien assez de problèmes comme cela. Dieu seul savait combien de colonies étaient entrées en rébellion ou combien de révoltés s’étaient unis contre l’Empire. Les extra-terrestres auraient été une complication dont la Flotte n’avait pas besoin. « Et pourtant… la technologie. Les possibilités de commerce. J’aurais cru que cela vous intéressait.

— Nous ne pouvons pas leur faire confiance », dit Bury. Il s’appliquait à parler calmement. Les êtres incapables de maîtriser leurs émotions n’impressionnaient pas l’amiral. Bury le comprenait très bien… Son propre père lui ressemblait.

« Amiral, ils ont tué nos enseignes. Vous ne croyez tout de même pas la fable qu’ils ont brodée à propos de leur rentrée atmosphérique. De plus, ils ont lâché ces monstres dans le Mac-Arthur et ont presque réussi à les introduire dans le Lénine. » Le Marchand frissonna imperceptiblement. De petits yeux luisants. Le coup n’était pas passé loin… « Je suis sûr que vous interdirez à ces étranges créatures d’entrer dans l’Empire. Vous ne les laisserez pas venir à bord de votre vaisseau. » Des monstres qui lisaient les pensées. Télépathes ou non, ils lisaient dans les esprits. Bury lutta contre son intense désespoir : si l’amiral Kutuzov lui-même commençait à croire les mensonges de ces étrangers, que resterait-il de l’Empire ? Les promesses de nouvelles technologies séduiraient à tout coup l’Association Impériale des Marchands et seule la Flotte aurait assez d’influence pour surpasser les demandes d’échanges commerciaux qu’exigerait l’A.I.M. Par la barbe du Prophète, il fallait réagir ! « Je me demande si le docteur Horvath ne commence pas à vous influencer exagérément… », fit Bury d’un ton très poli.

L’amiral gronda et Horace Bury sourit intérieurement. Voilà ce qu’il fallait faire : opposer Horvath et l’amiral. Il fallait bien que quelqu’un s’en charge…


Antoine Horvath se sentait très heureux et à l’aise malgré les 1,5 g d’accélération. L’astronef granéen était spacieux, doté de petites touches de luxe très étudiées parmi des merveilles innombrables. Il y avait la douche, avec une douzaine de pose-tête ajustés selon divers angles et un filtre moléculaire destiné à récupérer l’eau. Il y avait des stocks de nourriture granéenne précongelée qui, grâce au four à micro-ondes, permettait de composer toute une variété de repas. Et même les échecs culinaires étaient… intéressants. Il y avait aussi du café – synthétique mais bon – et une cave à vin fort bien fournie.

Pour ajouter à ces plaisirs, le Lénine et Kutuzov se trouvaient à distance respectueuse. À bord du vaisseau de guerre, on était serrés comme des sardines en boîte, entassés dans les cabines ou couchés dans les coursives, alors qu’ici Horvath flânait à son aise. Il tira le micro à lui et reprit sa dictée après un dernier soupir de bien-être. Tout était pour le mieux…

« Nombre des objets que fabriquent les Granéens possèdent plusieurs fonctions, dit-il à son ordinateur de poche. Qu’il ait été conçu à cette fin ou pas, cet astronef est un test d’intelligence perse. Les Granéens en apprendront énormément sur nos capacités simplement en regardant le temps qu’il faudra à nos hommes pour maîtriser efficacement la propulsion. Je soupçonne que leurs propres ouvriers bruns y réussiraient à la perfection en moins d’une heure, mais, pour être juste, il faut avouer que les bruns n’éprouveraient aucune difficulté à rester concentrés des jours durant sur les témoins du tableau de bord. Les humains assez intelligents pour effectuer de telles tâches les trouvent abominablement ennuyeuses. Or, il est de coutume chez nous de faire monter la garde par nos matelots tandis que leurs officiers restent prêts à résoudre les problèmes qui pourraient surgir. Ainsi, nous répondons plus lentement, et nous avons besoin de plus de personnel, pour mener à bien des tâches que les Granéens trouvent extrêmement simples.

« Les Granéens nous ont aussi beaucoup appris sur eux-mêmes. Par exemple, si nous employons des humains pour surveiller nos systèmes automatiques, nous évitons souvent l’automatisation pour fournir un emploi constant à des humains nécessaires en cas d’urgence, mais sinon superflus. Les Granéens semblent manquer de technologie informatique et automatisent rarement quoi que ce soit. Ils préfèrent se servir des membres d’une sous-espèce au moins, comme d’ordinateurs biologiques, et semblent en avoir une réserve suffisante. Ceci est une option assez inaccessible aux humains. » Il se donna le temps de réfléchir et de regarder autour de lui.

« Oui. Et il faut parler des statuettes. » Horvath sourit et ramassa une des figurines qu’il avait disposées sur son bureau comme des soldats de plomb : une douzaine de petites statues granéennes faites d’un plastique transparent qui laissait voir des organes internes vivement colorés. Il les observa de nouveau d’un air satisfait, puis grimaça légèrement. Il lui fallait les emporter avec lui.

En fait, il se l’avouait, c’était un caprice. La matière plastique n’avait rien de particulier. On avait photographié les statuettes sous toutes les coutures. Une machine à mouler de bonne qualité aurait pu en produire des milliers d’exemplaires à l’heure, de la même façon, d’ailleurs, qu’on les avait probablement fabriquées. Mais elles étaient étranges. C’était un cadeau. Et Horvath les voulait pour son bureau ou pour le muséum de la Néo-Écosse. Que pour une fois ce soit Sparta qui hérite des copies !

Il pouvait identifier presque chaque forme d’un coup d’œil : ouvrier, médiateur, maître ; l’énorme porteur ; un brun surdimensionné doté de mains aux doigts courts et de grands et larges pieds – probablement un agriculteur. Un minuscule lutin (maudits minis ! Que l’amiral soit maudit deux fois pour avoir refusé de laisser les Granéens les exterminer). Il y avait le médecin aux longs doigts et au petit crâne. À côté de celui-ci, on trouvait l’agent de liaison, filiforme, tout en jambes… Horvath se remit à dicter.

« La tête de l’agent de liaison est de petite taille mais son front est bombé. Je pense que cette sous-espèce n’est pas intelligente mais capable de mémoriser et de répéter des messages. Elle peut probablement aussi exécuter des ordres simples. On l’a fait parvenir à son stade d’évolution avant que le téléphone n’existe et on la garde aujourd’hui pour des fonctions plutôt traditionnelles qu’utilitaires. D’après la structure de son cerveau, il est assez évident que le mini, ou lutin, n’aurait jamais pu enregistrer et répéter le moindre message. Le lobe pariétal est tout à fait sous-développé. » Voilà pour Kutuzov.

« Ces statuettes sont très détaillées. On peut les démonter pour mieux examiner les organes internes. Bien que nous ignorions encore la fonction de la plupart de ces derniers, nous pouvons être sûrs qu’ils se répartissent différemment de ceux de l’homme. Il est possible que la philosophie de conception industrielle des Granéens – qui fait remplir au même objet plusieurs fonctions – trouve son reflet dans l’anatomie générale de leur race. Nous avons identifié le cœur et les poumons, ces derniers consistant en deux lobes de taille inégale. »

L’aumônier Hardy agrippa le dormant de la porte quand l’accélération du vaisseau chuta puis reprit. Après que les ouvriers eurent stabilisé la vitesse, il entra dans la cabine et s’assit sans dire un mot. Horvath le salua et poursuivit son travail.

« La seule zone des statuettes qui soit vague et non différenciée est celle des organes de la reproduction. » Horvath sourit et fit un clin d’œil à l’aumônier. Il était vraiment tout à fait satisfait. « Les Granéens se sont toujours montrés réticents à parler du sexe. Ces statuettes sont peut-être des jouets éducatifs destinés aux enfants (en tout cas, elles ont été produites industriellement). Si tel était le cas – il faudra absolument que nous le demandions aux Granéens – cela impliquerait que la culture granéenne partage quelques points avec celle des hommes. » Horvath fronça les sourcils. L’éducation sexuelle des jeunes était une mode qui réapparaissait périodiquement dans l’Empire. Parfois elle était explicite et très répandue et, à d’autres périodes de l’histoire, elle était inexistante. Dans les zones civilisées de l’Empire le sujet était actuellement traité par des livres. Mais, sur de nombreux mondes nouvellement découverts, on laissait les jeunes adolescents en ignorer absolument tout.

« Bien sûr, il s’agit peut-être simplement d’une question d’efficacité, continua Horvath. Évidemment, des statuettes faites pour différencier les organes sexuels seraient trois fois plus nombreuses : un lot de mâles, un autre de femelles et un dernier pour les individus en phase de reproduction. Je note que toutes les formes granéennes possèdent une glande mammaire unique et développée. Il me semble avoir entendu que tous les Granéens sont capables d’allaiter. » Il s’arrêta de dicter et tapa un code d’identification sur son ordinateur. Des phrases s’inscrivirent sur l’écran. « Ah oui, et le téton fonctionnel est situé du côté droit, ou du moins du côté opposé à celui qui porte le bras le plus fort. Ainsi les nourrissons sont tenus de ce bras-là, tandis que les deux autres peuvent servir à le cajoler et à le nettoyer. Ceci est très logique, étant donné l’ultra-sensibilité et la densité des terminaisons nerveuses de la main droite. » Il toussota et montra du doigt son ballon de cognac, en faisant signe à Hardy de se servir.

« La présence d’un téton unique chez les formes supérieures tend à prouver que les cas de gémellité sont extrêmement rares parmi les Granéens des castes supérieures. Néanmoins, cela doit être commun chez les “minis”, tout au moins quand un individu a déjà porté plusieurs enfants. Il est certain que les mamelons rudimentaires que l’on trouve sur la droite du torse des minis deviennent fonctionnels à un moment ou un autre de leur développement. Sinon le nombre de ces créatures n’aurait pas pu augmenter aussi rapidement à bord du Mac-Arthur. » Il posa son mini-ordinateur. « Comment va, David ?

— Pas trop mal. Le jouet granéen me fascine. C’est un jeu de logique, pas de doute, et il est même très bien conçu. L’un des joueurs sélectionne une règle qui permet de classer les divers objets en catégories et les autres joueurs doivent tenter de comprendre cette règle et de prouver la justesse de leurs déductions. Très intéressant.

— Ah. Peut-être monsieur Bury voudra-t-il la commercialiser ? »

Hardy haussa les épaules. « L’Église en achèterait peut-être quelques exemplaires – pour éduquer des élèves en théologie. Je doute qu’il trouve une place sur le marché populaire. Trop compliqué. » Il regarda les statuettes et fronça les sourcils. « Il semble qu’une au moins des sous-espèces manque à l’appel. L’aviez-vous remarqué ? »

Horvath hocha la tête. « La bête non intelligente que nous avons vue dans le zoo. Tout le temps que nous y sommes restés, les Granéens ont refusé d’en parler.

— Ou même par la suite, ajouta Hardy. « J’ai bien demandé à ma Fyunch (clic), mais chaque fois elle changeait de sujet.

— Un mystère supplémentaire à percer, dit Horvath. Pourtant nous ferions peut-être aussi bien de ne pas en parler en présence des Granéens. Par exemple, il ne faudrait pas poser de questions à leurs ambassadeurs. » Horvath se tut, invitant ainsi Hardy à reprendre la parole.

David Hardy eut un petit sourire et déclina l’invitation. « Et, dit Horvath, vous savez, il n’y a que peu de choses dont les Granéens ne voulaient pas parler. Je me demande pourquoi ils se montraient si réservés sur cette caste-là. Je suis à peu près sûr que cet être n’était pas l’ancêtre des autres formes granéennes – comme le singe pour l’homme. »

Hardy buvait son cognac à petites gorgées. Il était très bon et David se demandait où les Granéens avaient obtenu le modèle sur lequel ils l’avaient copié. Car c’était sans doute possible un composé synthétique. Hardy pensait pouvoir sentir la différence, mais à condition de se concentrer. « Très aimable à eux d’avoir mis ça à bord. » Il reprit une gorgée.

« C’est dommage que nous devions abandonner tout cela, dit Horvath. Mais les enregistrements avancent : nous prenons des mesures : hologrammes, rayons X, densités, émissions de tadons… Tout ce qui se démonte, nous le démontons et nous en photographions l’intérieur. Le commandant Sinclair se montre très utile – la Flotte peut se rendre intéressante… parfois. J’aimerais qu’il en soit toujours ainsi. »

Hardy haussa les épaules. « Avez-vous envisagé le problème du point de vue de la Flotte impériale ? Si vous vous trompez : vous avez perdu de l’information. Si elle se trompe : elle met la race en danger.

— Bof. Contre une seule planète granéenne ? Peu importe leur avance technique, il n’y a tout simplement pas assez de Granéens pour menacer l’Empire. Vous le savez bien, David.

— Peut-être, Antoine. Moi non plus, je ne pense pas que les Granéens présentent un danger pour nous. Cependant, je n’arrive pas à croire qu’ils sont aussi simples et ouverts que vous semblez le penser. Mais, bien sûr, j’ai eu plus de temps de penser à eux que vous…

— Quoi ? » demanda Horvath. Il aimait le père Hardy. L’ecclésiastique avait toujours des idées et des anecdotes intéressantes. Bien sûr, sa profession l’obligeait à être d’un abord facile, mais ce n’était pas le prêtre typique… ou le militaire obtus typique.

Hardy sourit. « Vous savez, je ne peux pas me livrer à mes activités normales. L’archéologie linguistique : je ne réussirai jamais à assimiler la langue granéenne. Quant à la mission que m’a confiée l’Église : je doute fort qu’il existe des faits permettant de conclure quoi que ce soit. Être l’aumônier du vaisseau ne me prend pas beaucoup de temps… alors que reste-t-il, sinon réfléchir aux Granéens ? » Il sourit de nouveau. « Et de rester bouche bée devant les difficultés que rencontreront les missionnaires lors de la prochaine expédition…

— Vous pensez que l’Église enverra une mission ?

— Pourquoi pas ? Il n’y aurait pas d’objection d’ordre théologique. Mais ce sera probablement peine perdue… »

Hardy gloussa. « Je me souviens de l’histoire des missionnaires au Paradis. Ils discutaient de leurs travaux terrestres et l’un d’eux parlait des millions d’hommes qu’il avait convertis. Un autre se vantait d’avoir ramené à la foi une planète entière d’êtres égarés. Finalement, ils se tournent vers un petit gars au bout de la table et lui demandent à combien d’âmes il a apporté le salut. Il répond : « Une ». Cette histoire est censée illustrer un principe moral, mais je ne peux m’empêcher de penser que les missions d’alpha du Grain vont la reproduire, hum, réellement…

— David », dit Horvath, dont la voix se fit pressante. « L’Église : va posséder une influence importante sur la politique granéenne de l’Empire. Et je suis sûr que vous n’ignorez pas que vos opinions pèseront lourd aux yeux du cardinal, quand il fera son rapport à la Néo-Rome. Vous rendez-vous compte du fait que vos conclusions, concernant les Granéens, auront autant d’influence… Que dis-je, même plus d’influence, que le rapport des scientifiques ou même que celui des F.S.E.

— J’en suis conscient. » Hardy était grave. « C’est une responsabilité que je n’ai pas sollicitée, Antoine. Mais je comprends bien la situation.

— Bon. » Horvath, lui aussi, savait ne pas trop pousser. Ou du moins essayait-il de ne pas le faire, malgré son emportement occasionnel. Pourtant, depuis qu’il était entré dans l’administration scientifique, il avait dû apprendre à se battre pour son budget. Il soupira profondément et changea de tactique. « J’aimerais que vous m’aidiez à ramener ces statuettes avec moi.

— Pourquoi pas le vaisseau tout entier ? demanda Hardy. Moi, j’aimerais bien. » Il se racla la gorge et prit une gorgée de cognac. Il lui était plus facile de parler des Granéens que de la politique impériale. « J’ai remarqué que vous accordiez une assez grande importance aux zones non représentées sur ces statues », dit-il malicieusement.

Horvath fronça les sourcils. « Ah oui ? Peut-être. Peut-être.

— Vous avez dû passer un temps considérable à réfléchir sur leur compte. N’avez-vous pas trouvé étrange que ce soit un autre motif de réticence pour les Granéens ?

— Pas réellement.

— Moi, si. Cela m’intrigue. »

Horvath haussa les épaules, puis se pencha pour se verser une nouvelle rasade d’alcool. Inutile de l’économiser pour ensuite l’abandonner sur place. « Les Granéens pensent sans doute que leur vie sexuelle ne nous regarde pas. Après tout, que leur avons-nous dit de la nôtre ?

— Bien des choses. J’ai vécu un long et heureux mariage, dit l’aumônier Hardy. Peut-être ne suis-je pas expert en ce qui fait une vie sentimentale heureuse, mais j’en connais assez pour apprendre aux Granéens tout ce qu’ils voudraient en savoir. Je n’ai rien caché et je pense que Sally Fowler a fait de même. Après tout, ce sont des extra-terrestres… nous ne leur avons pas inspiré un désir lascif. » Hardy sourit.

Horvath lui rendit son sourire. « Exact, docteur. » Il hocha la tête d’un air pensif. « Dites-moi, David… pourquoi l’amiral a-t-il voulu que l’on détruise les corps après l’enterrement ?

— Eh bien, j’aurais pensé que… Oui, et personne n’a protesté, n’est-ce pas… Peut-être ne voulions-nous pas que les Granéens dissèquent nos camarades ?

— Précisément. Nous n’avions rien à cacher. Nous étions seulement indisposés par le fait que des étrangers dissèquent des humains morts. Est-ce que, par hasard, les Granéens auraient pu nourrir le même sentiment à propos de leur propre reproduction ? »

Hardy réfléchit quelques instants, puis dit : « Pas impossible, comme vous le savez bien. Nombre de sociétés humaines ont la même attitude envers, disons, les photographies. Même de nos jours. » Il reprit du cognac. « Antoine, je n’y crois pas. Je n’ai rien de mieux à proposer, mais je ne pense pas que vous ayez mis le doigt sur quoi que ce soit. Nous aurions besoin d’une longue réunion avec une anthropologue.

— Et ce maudit amiral refuse de la laisser venir ici », bougonna Horvath. Sa colère le quitta très vite : « Je parie qu’elle est encore folle de rage. »

42. Cœur brisé

Sally ne bouillonnait plus de colère. Elle avait épuisé son vocabulaire d’invectives un peu plus tôt dans la journée. Tandis que Horvath, Hardy et les autres exploraient gaiement les cadeaux extra-terrestres, elle devait se contenter d’hologrammes et de rapports dictés.

Mais elle ne pouvait plus se concentrer. Elle se prit à lire le même paragraphe cinq fois de suite et jeta le rapport au loin. Maudit Rod Blaine ! Il n’avait pas le droit de lui faire un pareil affront. Et il n’avait pas le droit de la faire se morfondre à son sujet !

On frappa à la porte de sa cabine. Elle se hâta de l’ouvrir. « Oui… Oh ! Bonjour, monsieur Renner.

— Vous attendiez quelqu’un d’autre ? demanda Renner espiègle. Votre visage s’est allongé d’un bon mètre quand vous avez vu que c’était moi. Ce n’est pas très flatteur.

— Je suis désolée. Non, je n’attendais pas de visite. Vous disiez ?

— Rien.

— J’ai cru… Monsieur Renner, j’ai cru entendre que vous disiez “éteinte”.

— Vous travaillez ? » demanda Renner. Il jeta un coup d’œil à la ronde. Le bureau de Sally, d’habitude fort ordonné, était parsemé de vieux papiers, de diagrammes et de listings d’ordinateur. Un des rapports d’Horvath traînait sur le sol d’acier au pied d’une cloison. Renner grimaça un demi-sourire.

Sally suivit son regard et rougit. « Pas beaucoup », admit-elle, Renner lui avait dit qu’il allait voir Rod et elle attendait qu’il lui racontât sa visite. Elle attendait. Enfin, elle n’en put plus. « Bon. Je n’arrive pas à travailler, et lui ?

— Il a le cœur brisé.

— Oh. » Elle était interdite.

« Il a perdu son vaisseau. Bien sûr qu’il se sent mal. Écoutez, oubliez ceux qui disent que perdre son astronef, c’est comme perdre sa femme. C’est faux. C’est plutôt comme assister à la destruction de sa planète natale.

— Y a-t-il… Pensez-vous que je puisse faire quoi que ce soit ? »

Renner la considéra. « Éteinte, je vous dis. Évidemment, vous pouvez faire quelque chose. Bon Dieu, vous pouvez aller lui tenir la main. Ou simplement vous asseoir à ses côtés. S’il continue à observer sans relâche le mur de sa cabine alors que vous serez là, c’est qu’il a dû être touché lors d’une des escarmouches.

— Touché ? Il n’était pas blessé…

— Bien sûr que non. Je veux dire qu’il a dû… Oh, laissez tomber. Écoutez, allez frapper à sa porte, d’accord ? » Kevin la mena par les épaules vers la coursive et, sans trop savoir comment, elle se retrouva propulsée jusqu’au bout de celle-ci. Elle lança un regard perplexe à Renner qui lui désigna une porte. « Je vais boire un verre. »

Eh bien, pensa-t-elle. Voilà maintenant que les capitaines de la flotte marchande apprennent aux aristocrates comment se comporter poliment les uns envers les autres… Il ne servait à rien de rester plantée au milieu du couloir. Elle frappa à la porte.

« Entrez. »

Sally obéit promptement. « Salut », dit-elle. Oh la, la ! Il a l’air complètement à bout. Et cet uniforme qui lui va mal… Il faut faire quelque chose à propos de ça. « Je vous dérange ?

— Non. Je pensais simplement à ce que Renner a dit. Saviez-vous que le Kevin Renner profond croyait en l’Empire ? »

Sally chercha des yeux un fauteuil. Inutile d’attendre qu’il l’invite à s’asseoir. Elle s’installa sur un siège. « C’est un officier des F.S.E., non ?

— Oh oui, bien sûr il est pour l’Empire, sinon il ne se serait pas engagé – mais je veux dire qu’il croit vraiment que nous connaissons notre travail. Incroyable.

— Mais n’est-ce pas le cas ? demanda timidement Sally. Si nous faisions n’importe quoi, alors la race humaine courrait un grand risque.

— À une époque, je pensais savoir où j’allais », dit Rod. Il trouvait la situation légèrement ridicule. Il y avait une longue liste de sujets de discussion à aborder avec la seule fille à dix parsecs à la ronde, avant d’en arriver à celui de la théorie politique. « Vous êtes belle. Comment faites-vous ? Vous avez dû perdre toutes vos affaires.

— Non, j’avais mes vêtements de voyage. Ceux que j’ai emmenés vers le Grain, vous vous rappelez ? » Elle ne put s’empêcher d’éclater de rire. « Rod, savez-vous combien vous avez l’air bête dans l’uniforme du capitaine Mikhailov ? Vous n’avez pas la même taille dans quelque sens que ce soit. Hé ! Assez ! Vous n’allez pas recommencer à ruminer, Rod Blaine. » Elle fit une grimace.

Cela demanda un moment, mais elle avait réussi. Elle en fut sûre quand Rod regarda les immenses plis qu’il avait dû donner à sa tunique, afin de ne pas avoir tout à fait l’air de porter une tente sur le dos. Le sourire vint lentement aux lèvres de Rod. « Je ne figurerai sûrement pas sur la liste du Times des dix hommes les plus élégants de la Cour.

— Non. » Le silence s’installa tandis qu’elle cherchait quelque chose à ajouter. Bon sang, pourquoi est-il si difficile de parler à cet homme ? L’oncle Ben dit toujours que je parle trop et aujourd’hui je ne trouve rien à dire. « Que vous a raconté Renner ?

— Il m’a rappelé mes devoirs. J’avais oublié que j’en avais encore à remplir. Mais il a raison, la vie continue, même pour les capitaines qui perdent leur vaisseau… » Le silence retomba et l’atmosphère redevint lourde.

Et maintenant, que dois-je dire ? « Vous…, vous étiez sur le Mac-Arthur depuis un bon moment, non ?

— Trois ans. Deux comme second et un comme commandant. Et maintenant, il a disparu… Je ferais mieux de ne pas me lancer dans ce sujet-là. Qu’avez-vous fait ces temps-ci ?

— Vous me l’avez demandé, vous vous souvenez ? J’ai étudié les données recueillies sur alpha du Grain et les rapports concernant le vaisseau que l’on nous a offert… et j’ai réfléchi à ce que je pourrais dire à l’amiral pour le convaincre qu’il nous faut ramener les ambassadeurs granéens avec nous. Nous devons l’en convaincre, Rod. Il le faut. J’aimerais que nous puissions discuter d’autre chose. D’ailleurs, après notre départ du système granéen, nous en aurons bien le temps. » Et nous en passerons une bonne partie ensemble, maintenant que le Mac-Arthur n’est plus. Je me demande : est-ce qu’en toute franchise je ne suis pas plutôt contente de sa disparition ? Il vaut mieux ne jamais laisser à Rod l’occasion de songer que je puisse me soupçonner de penser une chose pareille. « Mais pour l’instant, Rod, nous n’avons que peu de temps et je n’ai pas d’idée du tout… »

Rod se gratta l’arête du nez. Il est temps que je cesse de jouer les affligés et que je commence à me comporter en futur marquis, douzième du nom, n’est-ce pas ? « Très bien, Sally. Voyons ce que nous pouvons faire. À condition que vous permettiez à Kelley de nous servir à dîner ici même. »

Sally fit un large sourire. « Sire Rod Blaine, topez là ! »

43. La complainte du Marchand

Horace Bury n’était pas un homme heureux.

Si l’équipage du Mac-Arthur avait été difficile à aborder, celui du Lénine était cent fois pire. Il se composait de Kateriniens, de fanatiques de l’Empire, triés sur le volet et placés sous les ordres d’un capitaine et d’un amiral originaires de leur monde natal. Même les confréries de Sparta auraient été plus faciles à influencer.

Bury savait tout cela depuis longtemps, mais il y avait ce maudit besoin de dominer et de contrôler son environnement en toutes circonstances. Et il n’avait presque rien par quoi commencer.

Son statut à bord était plus ambigu qu’auparavant. Le capitaine Mikhailov et l’amiral savaient qu’il devait demeurer sous la surveillance personnelle de Blaine. Il n’était accusé d’aucun crime, mais on ne lui accordait pas la moindre liberté. Mikhailov avait résolu le problème en attachant à Bury des Marines comme domestiques et en plaçant Kelley, l’homme de Blaine, à leur tête. Ainsi, chaque fois qu’il quittait sa cabine, on suivait Bury partout dans le vaisseau.

Il tenta de parler aux membres de l’équipage du Lénine. Peu consentirent à l’écouter. Peut-être avaient-ils ouï dire ce qu’il pouvait offrir et craignaient-ils que les Marines du Mac-Arthur ne les dénoncent. Peut-être le soupconnaient-ils d’être un traître et le haïssaient-ils.

La patience est nécessaire aux Marchands, et Bury en avait à revendre. Mais pourtant, il lui était difficile de se dominer lui-même, alors qu’il ne pouvait rien dominer d’autre ; alors qu’il n’avait rien à faire que de rester assis dans son coin, patiemment. Son humeur noire s’enflammait à la moindre provocation et le faisait briser des meubles et crier de rage, mais jamais en public. Hors de sa cabine, Bury était calme, détendu, discutait de façon experte et se montrait sympathique, même envers – et surtout envers – l’amiral Kutuzov.

Cela lui donnait accès près des officiers du Lénine. Mais ils restaient très distants et tout à coup très occupés quand il voulait leur parler. Bury comprit très vite qu’il n’existait que trois sujets sans danger : les jeux de cartes, les Granéens, et le thé… Si le Mac-Arthur carburait au café, le Lénine, lui, marchait au thé. Les buveurs de thé en savent plus à son sujet que les consommateurs de café ne connaissent leur boisson favorite. Les cargos de Bury transportaient bien du thé, comme toute autre chose qui pût trouver une clientèle, mais Horace n’en avait pas de réserve et n’en buvait pas.

Ainsi passait-il des heures sans fin à la table de bridge. À condition d’être par trois, les officiers du Lénine et du Mac-Arthur acceptaient de venir à sa cabine, où il y avait toujours moins de monde que dans le carré. Il apparaissait aussi aisé de parler des Granéens aux officiers russes… toujours en groupe, mais ils étaient curieux. Après dix mois passés dans le système du Grain, la plupart d’entre eux n’en avaient jamais vu les habitants. Chacun voulait entendre parler des extra-terrestres et Bury était tout à fait prêt à s’en charger.

Entre deux parties de cartes, Bury parlait d’un ton animé du monde de Grana, des médiateurs qui pouvaient lire les pensées tout en ne l’admettant pas, du zoo, du Château, des baronnies et de leur apparence de forteresse – Bury l’avait remarquée. Et la conversation repartait sur les dangers. Les Granéens n’avaient pas vendu d’armes ni n’en avaient montré, parce qu’ils préparaient une attaque dont ils voulaient garder la nature secrète. Ils avaient semé des minis dans le Mac-Arthur – c’était presque le premier geste du premier Granéen rencontré – et ces bestioles insidieusement aimables et serviables s’étaient emparées du vaisseau et s’étaient presque échappées avec tous les secrets militaires de l’Empire. Seule la vigilance de l’amiral Kutuzov avait empêché le désastre total.

Les Granéens se trouvaient plus intelligents que les humains. Ils considéraient les hommes comme des animaux à domestiquer, si possible en douceur, mais en tout cas à dompter, à convertir en une caste supplémentaire destinée à servir les « Maîtres » quasi invisibles.

Bury parlait des extra-terrestres et les haïssait. Des images défilaient dans sa tête, parfois à la simple pensée des Granéens, et toujours la nuit, quand son insomnie le torturait. Il faisait des cauchemars dans lesquels entraient un scaphandre et une armure de combat de Marine. La combinaison approchait dans son dos et trois petites paires d’yeux luisaient derrière la visière. Parfois le rêve se terminait sur un nuage de monstres extra-terrestres à six bras, moulinant, mourant dans le vide, dérivant autour d’une tête d’homme et alors Bury réussissait à dormir. Mais parfois, à la fin du cauchemar, Bury hurlait, impuissant, vers les hommes de garde du Lénine tandis que la combinaison spatiale entrait dans le vaisseau de guerre. Alors Bury se réveillait, nageant dans une sueur glacée. Il fallait prévenir les Kateriniens.

Ils écoutaient, mais n’y croyaient pas. Bury le sentait. Ils avaient entendu ses cris avant qu’il n’arrive à leur bord ; la nuit, ils entendaient ses hurlements et ils le croyaient fou.

Plus d’une fois, Bury remercia Allah de lui avoir donné Buckman. L’astrophysicien était un personnage étrange, mais au moins Bury pouvait-il lui parler. Au début, la « garde d’honneur » qui siégeait devant la porte de la cabine de Bury avait intrigué Buckman, mais avant longtemps il l’ignora, tout comme il ignorait la plupart des inexplicables activités de ses frères les hommes.

Buckman avait étudié les documents granéens concernant l’Œil de Murcheson et le Sac à Charbon. « Très bon travail ! Il y a certains faits que je veux vérifier personnellement, et je ne suis pas sûr de certaines de leurs hypothèses… mais ce satané Kutuzov me refuse l’usage des télescopes du Lénine.

— Buckman, se peut-il que les Granéens soient plus intelligents que nous ?

— Eh bien, ceux auxquels j’ai eu affaire sont plus brillants que la plupart des gens que je connais. Prenez mon beau-frère, par exemple… Mais, bien sûr, vous voulez dire en général ? » Buckman se gratta la mâchoire tout en réfléchissant. « Peut-être sont-ils plus intelligents que moi. Ils ont mené à bien un travail bigrement complet. Mais ils sont plus limités qu’ils ne le pensent. Durant tous leurs millions d’années, ils n’ont pu voir de près que deux étoiles. »

La définition de l’intelligence que Buckman donnait était étroite.

Bury renonça très tôt à prévenir Buckman de la menace granéenne. L’astrophysicien lui aussi pensait que Bury était fou. Mais évidemment, pour Buckman, tout le monde l’était.

Que Allah soit loué d’avoir laissé Buckman !

Les autres scientifiques civils étaient assez amicaux mais ils ne voulaient qu’une chose de Bury : une analyse des possibilités d’échanges avec les Granéens. Bury la résumait en huit mots : Les tuer avant qu’ils ne nous tuent ! Même Kutuzov trouvait ce jugement lapidaire.

L’amiral écoutait bien poliment et Bury pensait l’avoir convaincu que l’on devrait abandonner sur place les ambassadeurs de Grana ; que seul un idiot comme Horvath prendrait des ennemis à bord du seul vaisseau encore capable de prévenir l’Empire du péril extraterrestre ; et que le Lénine n’était même pas sûr d’y réussir.

Tout cela créait une splendide occasion pour Bury de s’entraîner à être patient. Et si sa patience craqua jamais, seul Nabil le sut et plus rien ne pouvait surprendre Nabil.

44. Conseil de guerre

Dans la salle à manger d’apparat du Lénine, se dressait une représentation de l’empereur. Le regard de Léonidas IX plongeait sur la longueur de la grande table d’acier. Des drapeaux impériaux et des pavillons de combat flanquaient l’image du souverain. Des tableaux de batailles spatiales tirées de l’histoire du Premier et du Second Empire étaient pendus sur toutes les cloisons et, dans un coin, un cierge brûlait devant une icône de Sainte-Catherine. Il y avait même un système spécial de ventilation pour que la mèche brûle toujours, même en apesanteur.

David Hardy ne pouvait s’empêcher de sourire de cette icône. La pensée qu’une telle image pût se trouver à bord d’un vaisseau portant le nom de Lénine l’amusait. Il supposait que soit Kutuzov ne savait rien de l’histoire du communisme – après tout, cela s’était passé longtemps auparavant –, soit ses sentiments nationalistes russes prenaient le dessus. La deuxième solution était la plus vraisemblable car, pour la plupart des sujets impériaux, Lénine était un héros du passé, un homme connu par sa légende mais non dans le détail. De tels personnages étaient nombreux : César, Ivan le Terrible, Napoléon, Churchill, Staline, Washington, Jefferson, Trotski, tous plus ou moins des contemporains les uns des autres (sauf aux yeux des vrais historiens). L’histoire pré-atomique a tendance à se comprimer quand on la considère d’une distance temporelle suffisante.

La salle commença à se remplir de scientifiques et d’officiers. Les Marines gardaient libres deux places : celle de la tête de la table et celle située immédiatement à sa droite – et ce malgré la tentative qu’avait faite Horvath de s’y asseoir. Le ministre de la Science avait haussé les épaules devant le flot de protestations russes des Marines et s’était dirigé vers l’autre extrémité de la table, où il avait déplacé un biologiste, puis chassé un autre scientifique de la chaise située à sa droite, sur laquelle il avait invité David Hardy à s’asseoir. Si l’amiral voulait jouer aux jeux du prestige, libre à lui ; Antoine Horvath connaissait lui aussi le sujet.

Il regarda les autres entrer dans la salle. Cargill, Sinclair et Renner arrivèrent ensemble. Puis Sally Fowler et le capitaine Blaine ; étrange, pensa Horvath, que Blaine puisse maintenant aborder une pièce remplie de monde sans aucun cérémonial. Un Marine indiqua des places à la tête de la table, mais Rod et Sally s’assirent au milieu de celle-ci. Il peut se le permettre, pensa Horvath, il est bien né. Mon fils lui aussi naîtra avec un titre. Le travail que j’ai fourni ici devrait suffire à me placer sur la prochaine liste d’anoblissement…

« Garde à vous ! »

Les officiers se levèrent, ainsi que la plupart des scientifiques. Horvath réfléchit un instant puis les imita. Il tourna les yeux vers la porte, s’attendant à y voir l’amiral, mais seul le capitaine Mikhailov s’y tenait. Nous allons donc devoir y passer deux fois, songea Horvath.

L’amiral le prit par surprise : il entra à l’instant où Mikhailov atteignait son siège et marmonna « Repos, messieurs » si vite que le canonnier Marine n’eut pas le temps de l’annoncer. Si quelqu’un avait voulu infliger un affront à Kutuzov, il allait devoir se trouver une autre occasion.

« Le commandant Borman va nous lire l’ordre de mission de l’expédition, dit froidement Kutuzov.

— Section douze : Conseil de guerre. Paragraphe premier. Le vice-amiral commandant l’expédition demandera les conseils du personnel scientifique et des officiers supérieurs du Mac-Arthur sauf quand, de l’avis de l’amiral et du sien seulement, une perte de temps mettrait en péril la sécurité du vaisseau de guerre le Lénine.

« Paragraphe second. Si le doyen de la mission scientifique s’opposait au vice-amiral commandant l’expédition, il pourrait demander la réunion d’un conseil de guerre officiel lui permettant de donner son avis à l’amiral. Le doyen de la mission scientifique pourra… »

— Merci, commandant Borman, cela suffira, dit Kutuzov. En accord avec ces ordres et sur demande formelle du ministre de la Science Horvath, le présent conseil de guerre est réuni pour donner son avis au sujet des extra-terrestres qui demandent à être introduits dans l’Empire. Les délibérations seront enregistrées. Monsieur le ministre, je vous cède la parole. »

Oh la la, pensa Sally. On se croirait dans le sanctuaire de Saint-Pierre durant la grand-messe à la Néo-Rome. L’étiquette devrait suffire à intimider quiconque ne sera pas d’accord avec Kutuzov.

« Merci, amiral, dit poliment Horvath. Cette réunion pouvant fort bien se terminer tard – après tout, amiral, nous allons discuter de ce qui pourrait bien être la plus importante décision que quiconque d’entre nous prendra jamais – je pense que des rafraîchissements seraient indiqués. Vos stewards pourraient-ils nous apporter du café, capitaine Mikhailov ? »

Kutuzov fronça les sourcils mais ne trouva aucune raison de refuser.

Cela fit fondre la glace. Avec les stewards s’affairant dans tous les coins et l’odeur du café et du thé dans l’air, une bonne partie de la froide formalité de la réunion s’évapora, exactement comme Horvath l’avait voulu.

« Je vous remercie. » Hovath rayonnait. « Maintenant, voici. Comme vous le savez, les Granéens ont demandé que nous ramenions trois ambassadeurs à l’Empire. L’ambassade, m’a-t-on dit, aura toute autorité pour représenter la civilisation granéenne, signer des traités d’amitié et de commerce, approuver les efforts de coopération scientifique – je n’ai pas besoin de continuer. Les avantages qu’il y aura à les présenter au vice-roi sont évidents. Sommes-nous d’accord ? »

Il y eut un murmure d’assentiment. Kutuzov se tenait dans une posture rigide, ses yeux plissés sous leurs sourcils touffus, son visage tel un masque de terre cuite.

« Oui, dit Horvath, je trouve assez évident qui, si nous en avions les moyens, nous devrions offir nos meilleures grâces aux ambassadeurs de Grana. Ne le pensez-vous pas, amiral Kutuzov ? »

Pris à son propre piège, pensa Sally. Tout est enregistré, il va devoir répondre clairement.

« Nous avons perdu le Mac-Arthur, dit Kutuzov. Il ne nous reste qu’un vaisseau spatial. Docteur Horvath, assistiez-vous à la réunion au cours de laquelle le vice-roi Merrill a préparé la présente expédition ?

— Oui…

— Moi non, mais on m’en a parlé. N’y affirma-t-on pas que nul extra-terrestre ne devait embarquer sur le Lénine ? Je parle des ordres directs du vice-roi lui-même.

— Eh bien… si, amiral. Mais le contexte faisait très bien comprendre ce qu’il entendait. On ne donnerait accès au Lénine à aucun extra-terrestre parce qu’il était possible qu’ils se révèlent hostiles. Ainsi quoi qu’ils fissent, le Lénine était en sécurité. Mais aujourd’hui, nous savons que les Granéens ne sont pas hostiles. Dans le document final régissant l’expédition, c’est à vous que Son Altesse laissait le droit de décider. Il n’existe donc aucune interdiction à cette preuve d’amitié.

— Mais le vice-roi me laissait bien le droit de prendre la décision finale, dit Kutuzov triomphant. Je ne vois pas en quoi cela diffère des ordres verbaux. Capitaine Blaine, vous étiez présent. L’impression que j’ai du fait que Son Altesse ait dit : “En aucune circonstance, les extra-terrestres ne viendront à bord du Lénine”, est-elle trompeuse ? »

Rod déglutit douloureusement : « Non. Amiral, mais…

— Le sujet est clos, dit l’amiral.

— Oh, mais non, dit calmement Horvath. Capitaine Blaine, vous alliez continuer. Faites, s’il vous plaît. »

La salle à manger d’apparat se figea. Allait-il parler ? se demanda Sally. Que peut lui faire le Tsar ? Il peut lui rendre la vie dure dans les F.S.E. mais…

« J’allais dire, amiral, que Son Altesse indiquait plus des grandes lignes qu’elle ne donnait des ordres. Je pense que si le vice-roi avait voulu que vous vous y teniez strictement, il ne vous aurait pas donné de pouvoir discrétionnaire, amiral. Il aurait inclus ses ordres dans le règlement de l’expédition. »

Bravo, approuva silencieusement Sally.

Les yeux de Kutuzov devinrent deux fentes encore plus minces. Il se fit verser une tasse de thé.

« Je pense que vous sous-estimez la confiance qu’a Son Altesse en votre jugement », dit Horvath. Cela ne paraissait pas sincère et Horvath le sentit bien. Il aurait aimé qu’un autre que lui – Hardy ou Blaine – enfonçât le clou. Mais il n’avait pas osé les préparer à la réunion. Tous deux étaient bien trop indépendants.

L’amiral sourit. « Merci. Peut-être a-t-il plus confiance en moi que vous-même, docteur. Bien. Ainsi, vous avez démontré que je peux agir contre les souhaits du vice-roi. Mais je ne le ferai pas à la légère et il vous reste à me convaincre de la nécessité d’agir ainsi. Une seconde expédition pourrait fort bien ramener des ambassadeurs.

— Les Granéens en enverront-ils, après une pareille insulte ? » lança Sally. Tout le monde la regarda. « Les Granéens n’ont pas demandé grand-chose, amiral. Et leur actuelle requête est très raisonnable.

— Vous pensez qu’un refus les offenserait ?

— Je… amiral, je ne sais pas. C’est possible, oui. Ils seraient très offensés. »

Kutuzov hocha la tête, comme s’il comprenait. « Peut-être serait-il moins risqué de les laisser ici, madame. Commandant Cargill, avez-vous l’étude que je vous ai demandé de réaliser ?

— Oui, amiral. » Jack Cargill était enthousiaste. « L’amiral m’a demandé de partir du principe que les Granéens possèdent la propulsion Alderson et le champ Langston, et d’estimer alors leur potentiel militaire. J’ai calculé leur puissance spatiale… » Il fit signe à un sous-officier et un graphique apparut sur l’écran vidéo mural de la salle à manger.

Toutes les têtes se tournèrent. Il y eut un instant de silence. Quelqu’un hoqueta : « Autant que ça ? » – « Grand Dieu ! » – « C’est bien au-dessus de la flotte du Secteur… »

Au début, les courbes grimpaient rapidement, montrant la conversion des vaisseaux marchands des Granéens en astronefs militaires. Puis elles s’aplatissaient et recommençaient à grimper.

« Vous voyez que la menace est réelle, dit calmement Cargill. En deux ans, les Granéens pourraient assembler une force qui représenterait un danger important, même pour la Flotte impériale au complet.

— C’est ridicule, protesta Horvath.

— Oh, mais non, monsieur, rétorqua Cargill. Mes estimations de leur capacité industrielle sont très modérées. Nous possédons des relevés de rayonnement en neutrinos et une bonne approximation de leur production énergétique : nombre de centrales thermonucléaires, production thermique… Je me suis fondé sur une efficacité égale à la nôtre, bien que je soupçonne qu’elle soit plus importante. Et Dieu sait que les Granéens ne manquent pas d’ouvriers hautement spécialisés.

— Et où prendraient-ils les métaux ? » demanda De Vandalia. Le géologue avait l’air perplexe. « Ils ont vidé toutes les mines de leur planète et, si l’on peut se fier à leurs affirmations, celles de leurs astéroïdes également.

— Ils convertiraient les matières premières déjà exploitées. Les articles de luxe. Les véhicules superflus. Chaque maître possède d’ores et déjà une flottille de voitures et de camions qui pourrait être réutilisée. Il leur faudrait se passer d’un certain nombre de choses, mais n’oubliez pas : les Granéens disposent de tous les métaux déjà extraits, d’un système planétaire entièrement exploité. » Cargill parlait avec aisance, comme s’il avait prévu toutes ces questions. « Une flotte de guerre demande beaucoup de métal, mais finalement assez peu par rapport aux ressources d’une civilisation industrielle entière.

— Bon, ça va ! jeta Horvath. J’admets la justesse de vos estimations de capacité. Mais comment diable les transformez-vous en estimations de danger ? Les Granéens ne sont pas une menace. »

Cargill eut l’air exaspéré. « C’est un terme technique : le mot “Danger”, dans les travaux intelligents, se réfère aux capacités…

— Et non aux intentions. Vous me l’avez déjà dit. Amiral, cela prouve que nous avons intérêt à nous montrer polis envers leurs ambassadeurs, afin qu’ils ne se lancent pas dans la production massive d’astronefs de guerre.

— Telle n’est pas mon interprétation », dit Kutuzov. Il était maintenant impératif ; soit qu’il voulût convaincre, soit qu’il ait plus confiance en lui-même. Ce n’était pas clair. « À mes yeux cela implique que nous prenions toutes les précautions possibles pour que les Granéens n’obtiennent pas le secret du bouclier Langston. »

Le silence s’installa à nouveau. La simplicité même des graphiques de Cargill était effrayante. La Flotte du Grain était potentiellement plus importante que celle de tous les rebelles et sécessionnistes du Secteur.

« Rod… dit-il vrai ? demanda Sally.

— Les chiffres sont justes, grommela Rod. Mais… Bien. J’y vais. » Il haussa le ton. « Amiral, je ne suis de toute façon pas sûr que nous puissions encore protéger le secret du champ. »

Kutuzov, silencieux, se tourna vers lui et attendit.

« Tout d’abord, amiral, dit Rod, les Granéens ont peut-être déjà obtenu ce secret. Des lutins. » Le visage de Rod se fit douloureux et il dut lutter pour ne pas porter le doigt à l’arête de son nez. « Je ne le pense pas, mais c’est toujours possible. Ensuite, ils l’ont peut-être arraché aux enseignes disparus. Whitbread et Staley en savaient tous deux assez pour leur donner un bon départ…

— Oui. Et Potter en savait encore plus, appuya Sinclair. C’était un petit gars très sérieux, amiral.

— Potter aussi, donc, dit Rod. Je ne pense pas que cela ait eu lieu, mais c’est possible.

— Ridicule » – « Aussi paranoïaque que le Tsar » – « Ils sont morts. » Plusieurs civils parlèrent en même temps. Sally se demanda où Rod voulait en venir, mais se tut.

« Enfin, les Granéens connaissent l’existence du champ. Nous avons tous vu ce qu’ils savent faire… des surfaces anti-frottement, des perméabilités différentielles, des réalignements de structures moléculaires. Voyez ce que les minis ont fait au générateur du Mac ! Amiral, franchement, étant donné qu’ils savent que le champ peut exister, ce n’est plus qu’une question de temps avant que leurs ouvriers en construisent un. Ainsi, bien que la protection de nos secrets technologiques soit importante, cela ne saurait être notre seule considération. »

Autour de la table montèrent des chuchotements, mais l’amiral ne les écoutait pas. Il semblait penser à ce qu’avait dit Rod.

Horvath fut sur le point de parler mais se maîtrisa. Blaine avait, le premier, impressionné l’amiral de façon évidente et Horvath était assez réaliste pour savoir que tout ce qu’il dirait serait automatiquement rejeté. Il poussa Hardy du coude. « David, ne pouvez-vous rien dire ? implora-t-il.

— Nous pourrions prendre toutes les précautions que vous souhaiteriez, fit Sally. Qu’ils y croient ou non, les Granéens acceptent la fable de l’épidémie. Ils nous disent que leurs ambassadeurs s’attendent à être placés en quarantaine – je suis convaincue qu’ils ne pourraient s’échapper face à vos services de sécurité, amiral. Et ils ne resteront pas longtemps, vous pourrez effectuer le saut Alderson dès qu’ils seront à bord.

— C’est exact, dit Hardy d’un ton pensif. Mais, bien sûr, nous pourrions irriter encore plus les Granéens, en acceptant leurs ambassadeurs et en ne les rendant jamais.

— Nous ne ferions pas une chose pareille ! protesta Horvath.

— Peut-être, Antoine. Soyez réaliste. Si Sa Majesté décide que les Granéens sont dangereux et si la Flotte pense qu’ils en savent trop, on ne leur permettra peut-être pas de rentrer chez eux.

— Donc, il n’y a pas le moindre risque, dit rapidement Sally. Aucune menace pour le Lénine ne pourrait venir de Granéens maintenus en quarantaine. Amiral, je suis convaincue du fait que le moindre risque serait de les prendre à bord. De cette façon, nous ne les offenserons pas avant que le prince Merrill – ou Sa Majesté – puisse décider de leur avenir.

— Hum. » Kutuzov but une gorgée de thé. L’intérêt se lisait dans ses yeux. « Vous êtes persuasive, madame. Ainsi que vous, capitaine Blaine. » Il hésita. « Monsieur Bury n’a pas été convié à la présente réunion. Je crois qu’il est temps d’écouter son point de vue. Quartier-maître, faites venir Son Excellence.

— Da, amiral ! »

On patienta. Une douzaine de conversations à voix basse s’engagèrent autour de la table.

« Rod, vous avez été brillant », dit Sally qui rayonnait de bonheur. Elle passa le bras sous la table et lui serra très fort la main. « Merci. »

Bury entra, suivi des inévitables Marines que Kutuzov renvoya d’un geste. Bury, clignant des yeux, attendit que Cargill lui cède sa place à la table.

Le Marchand écouta attentivement le résumé que fit le commandant Borman de la discussion. Si cela surprit Bury, il ne le montra pas et son expression resta polie et intéressée.

« J’aimerais avoir votre avis, Excellence, dit Kutuzov quand Borman eut fini. J’avoue ne pas vouloir de ces créatures à bord de mon vaisseau. Pas encore. Mais à moins qu’elles ne représentent une menace pour le Lénine, je ne crois pas pouvoir rejeter la requête du ministre Horvath.

— Ah », fit Bury en se caressant la barbe et en essayant de clarifier ses pensées. « Savez-vous que, d’après moi, les Granéens savent lire dans les esprits.

— Ridicule, lança Horvath.

— À peine, docteur », dit Bury . Sa voix était calme et apaisante. « Improbable, peut-être, mais pourtant, il existe des indices d’une telle faculté incertaine chez les humains. » Horvath commença à parler, mais Bury continua tranquillement. « Pas des preuves, bien sûr, mais des indices. Je ne songe pas forcément à la télépathie. Écoutez : l’aptitude des Granéens à comprendre les individus humains est telle qu’ils sont capables d’incarner littéralement leur sujet d’étude. De jouer son rôle si parfaitement que les amis de l’homme en question ne savent pas le discerner de son Granéen. Seul leur aspect les trahit. Combien de fois avez-vous vu des matelots et des Marines exécuter, automatiquement, des ordres émis par un Granéen imitant un officier ?

— Venez-en au fait », dit Horvath. Il pouvait difficilement discuter ce point. Ce que disait Bury était connu de tous.

« Ainsi : qu’ils le fassent par télépathie ou par une identification parfaite aux êtres humains, ils lisent les pensées. Donc ce sont les créatures les plus persuasives que quiconque rencontrera jamais. Ils savent précisément ce qui nous motive et précisément quels arguments avancer.

— Bon Dieu ! explosa Horvath. Croyez-vous donc qu’ils vont nous convaincre de leur donner le Lénine ?

— Pouvez-vous avoir la certitude qu’ils en sont incapables ? La certitude, docteur ? »

David Hardy s’éclaircit la gorge. Tous les regards se tournèrent vers lui et l’aumônier parut être gêné. Puis il sourit. « J’ai toujours su que l’étude des classiques avait une valeur pratique. Quelqu’un parmi vous connaît-il La République, de Platon ? Non, bien évidemment non. Eh bien, dès la première page, Socrate, censé être l’homme le plus persuasif ayant jamais vécu, se voit proposer par ses amis de passer la nuit avec eux, soit de son plein gré, soit sous leur contrainte. Socrate, raisonnable, demande s’il n’existe pas une alternative – ne peut-il pas les persuader de le laisser rentrer chez lui ? La réponse, bien sûr, est qu’il en sera incapable parce que ses amis ne l’écouteront pas. »

Il y eut un court silence.

« Oh, dit Sally. Bien sûr. Si les Granéens ne rencontrent jamais l’amiral Kutuzov, ou le capitaine Mikhailov – ou quiconque appartenant à l’équipage du Lénine – comment pourront-ils les convaincre de quoi que ce soit ? Monsieur Bury vous ne pensez tout de même pas qu’ils pourraient pousser l’équipage du Mac-Arthur à se mutiner ? »

Bury haussa les épaules. « Madame, avec tout le respect qui vous est dû, je me demande si vous avez pensé à ce que les Granéens ont à offrir ? Plus de richesse qu’il n’en existe dans l’Empire. On a déjà corrompu des hommes à moins cher… »

Vous l’avez fait vous-même, pensa Sally.

« S’ils sont aussi forts que cela, pourquoi ne l’ont-ils pas déjà fait ? » La voix de Kevin Renner était presque moqueuse, frisant l’insubordination. Avec le terme de son contrat militaire tout proche – en fait dès l’arrivée à la Néo-Écosse – Renner pouvait se permettre toute action qui ne lui attirerait pas une inculpation officielle.

« Il est possible qu’ils n’en aient pas encore eu besoin, dit Bury.

— Ou plus probablement, ils en sont incapables, rétorqua Renner. Et s’ils savent lire les pensées, ils ont déjà en poche tous nos secrets. Ils se sont frottés à Sinclair, qui sait réparer tout ce que la Flotte possède – ils avaient attaché une Fyunch (clic) à Messire Blaine, qui est forcé de connaître tous les secrets politiques.

— Ils n’ont jamais eu de contact direct avec le capitaine Blaine, lui rappela Bury.

— Non, mais ils ont eu mademoiselle Fowler entre les mains tout le temps voulu. » Renner rit d’une plaisanterie toute personnelle, « Elle doit en savoir plus sur la politique impériale que la plupart d’entre nous. Monsieur Bury, les Granéens sont forts. Mais pas si forts que cela, au jeu de la persuasion et de la télépathie.

— J’aurais tendance à être d’accord avec monsieur Renner, ajouta Hardy. Bien que les précautions suggérées par mademoiselle Fowler soient certainement à mettre en œuvre. C’est-à-dire de restreindre les contacts avec les extra-terrestres à quelques personnes seulement : moi-même, par exemple. Je doute qu’ils réussissent à me corrompre et, s’ils y arrivaient, je ne possède aucun titre de commandement. Ou monsieur Bury, s’il accepte. Et non pas, suggérerais-je, le docteur Horvath ou quelque scientifique qui ait accès à des équipements complexes, ni les matelots du corps des Marines sauf sous surveillance à la fois directe et par vidéo. Cela ne plaira peut-être pas aux Granéens, mais je pense que le Lénine courrait peu de risques.

— Hum. Eh bien, monsieur Bury ? demanda Kutuzov.

— Mais… je vous dis qu’ils sont dangereux. Leurs capacités technologiques sont incroyables. Par Allah le miséricordieux, qui sait ce qu’ils sauront construire à partir d’objets inoffensifs ? Des armes, de l’équipement de communication, du matériel pour s’évader ? » Les manières pondérées de Bury s’étaient envolées et il luttait pour retrouver son calme.

« Je retire la suggestion selon laquelle monsieur Bury se verrait confier le droit de voir les Granéens, dit doucement Hardy. Je doute qu’ils survivent à l’expérience. Toutes mes excuses, Votre Excellence. »

Bury marmonna en arabe et se souvint, mais un peu tard, que Hardy était un linguiste.

« Oh, sûrement pas, dit Hardy, avec un sourire. Je connais ma généalogie bien mieux que ça.

— Je vois, amiral, dit Bury, que je ne me suis pas montré assez persuasif. J’en suis désolé car, pour une fois, je n’ai d’autre motif que le bien de l’Empire. Si seul le profit m’intéressait… je comprends très bien quel potentiel commercial et quelles richesses on pourrait tirer des Granéens. Mais je les considère comme le plus grand péril que la race humaine ait jamais rencontré.

— Da, dit Kutuzov d’un air décidé. Ce sur quoi nous pouvons être d’accord si nous ajoutons un mot, Votre Excellence : péril potentiel. Nous envisageons ici le risque le plus faible. Et à moins que le Lénine soit en danger, je suis maintenant convaincu que le moindre risque serait de transporter ces ambassadeurs dans les conditions suggérées par le père Hardy. Docteur Horvath, vous êtes d’accord ?

— Si c’est là le seul moyen de les emmener avec nous, alors : oui. Je trouve qu’il est honteux de les traiter de la sorte…

— Bah. Capitaine Blaine. Êtes-vous d’accord ? »

Blaine se frotta l’arête du nez. « Oui, amiral. Les prendre à bord serait le moindre risque… si les Granéens représentent une menace, nous ne pouvons le prouver. Nous pourrons peut-être apprendre quelque chose de leurs ambassadeurs.

— Madame ?

— Je suis d’accord avec le docteur Horvath…

— Je vous remercie. » Kutuzov avait l’air de ressentir une vive émotion. Son visage se crispa douloureusement. « Capitaine Mikhailov. Vous allez préparer un lieu de confinement pour les Granéens. Vous leur direz qu’il y a une épidémie à bord, mais vous ferez en sorte qu’ils ne puissent s’évader. Vous informerez les Granéens que nous embarquons leurs ambassadeurs. Mais il est possible qu’ils ne veuillent plus venir quand ils connaîtront nos conditions. Pas d’outils. Pas d’armes. Des bagages qui seront inspectés et mis sous scellés et qui leur seront inaccessibles durant le voyage. Pas de minis ou de membres des castes inférieures, seulement des ambassadeurs. Donnez-leur les raisons qui vous plairont, mais ces conditions seront immuables. » Il se leva avec brusquerie.

« Et le vaisseau qu’ils nous ont offert, amiral ? demanda Horvath. Pouvons-nous prendre… » Il laissa sa voix s’éteindre… car il n’y avait plus personne à qui s’adresser. L’amiral avait disparu de la salle à manger d’apparat.

45. Le saut d’Eddie le Fou

Kutuzov l’appelait point Alderson. Les réfugiés du Mac-Arthur avaient tendance à dire : point d’Eddie le Fou et certains hommes du Lénine en prenaient eux aussi l’habitude. Il se situait au-dessus du plan de l’écliptique du système du Grain et aurait dû être difficile à trouver. Mais, cette fois-ci, cela ne poserait aucun problème.

« Contentez-vous de prolonger la route du vaisseau granéen jusqu’à ce qu’elle coupe la ligne droite qui relie le Grain de l’Œil de Murcheson, dit Renner au capitaine Mikhailov. Vous serez bien assez près, capitaine.

— L’astrogation granéenne est aussi efficace que cela ? demanda Mikhailov, incrédule.

— Oui. Ça va vous rendre fou, mais ils en sont capables. Partez du principe que leur accélération est constante.

— Il y a un autre vaisseau qui approche du même point », dit Kutuzov. Il passa la main derrière Mikhailov pour régler les écrans de contrôle de la passerelle, et des vecteurs apparurent devant ses yeux. « Il y arrivera bien après que nous en serons repartis.

— Vaisseau-citerne, affirma Renner. Je suis prêt à vous parier ce que vous voudrez que l’astronef-ambassade est léger, transparent et si manifestement inoffensif que personne ne pourrait le soupçonner de quoi que ce soit, amiral.

— Vous voulez dire, pas même moi », dit Kutuzov. Renner vit qu’aucun sourire n’accompagnait ces mots. « Je vous remercie, Renner. Continuez à assister le capitaine Mikhailov. »

Ils avaient laissé les points troyens derrière eux. Tous les scientifiques présents à bord avaient réclamé les télescopes du Lénine pour observer les astéroïdes et l’amiral n’avait pas fait d’objection. On ne savait pas si c’était parce qu’il craignait une attaque de dernière minute, partie de ces planétoïdes, ou s’il partageait avec les civils le vœu de tout savoir des Granéens, mais Buckman et les autres en profitèrent.

Buckman se désintéressa rapidement des astéroïdes qui étaient porteurs d’une dense population et dont on avait créé l’orbite. Ils ne valaient rien du tout. Ce point de vue n’était pas partagé par les autres civils. Ils observèrent la flamme des propulseurs granéens, mesurèrent les flux de neutrinos produits par les centrales énergétiques, découvrirent des émissions lumineuses qui présentaient un spectre sombre autour de la bande verte de la chlorophylle et s’interrogèrent. La seule conclusion possible, c’était qu’il existait là d’énormes cultures sous dôme. Sur chaque rocher assez gros pour qu’on l’aperçoive, on trouvait le cratère unique caractéristique, prouvant que l’astéroïde n’était pas venu là tout seul.

À une occasion, pourtant, Buckman retrouva son enthousiasme. Pour faire plaisir à Horvath, il examinait les orbites des planétoïdes. Soudain, il resta bouche bée. Puis il tapa fiévreusement sur les touches de l’ordinateur et attendit le résultat. « Incroyable, dit-il.

— Quoi donc ? demanda patiemment Horvath.

— La “Ruche de pierre” était froide.

— Oui. » Horvath avait l’habitude de lui tirer les vers du nez.

« Vous pouvez partir du principe que les autres astéroïdes le sont aussi. Je le crois. Ces orbites sont parfaites – vous pouvez les projeter en avant ou en arrière aussi loin que vous voudrez, il n’y aura jamais de collision. Ces choses sont là-haut depuis très longtemps. »

Horvath s’en alla, soliloquant. Mais quel âge avait donc cette civilisation astéroïdienne ? Buckman raisonnait sur des périodes longues comme la durée de vie d’une étoile ! Pas étonnant que la « Ruche » ait été froide : les Granéens n’effectuaient aucune correction d’orbite. Ils se contentaient de placer leurs planétoïdes là où ils voulaient qu’ils soient…

Bien, pensa-t-il, il est temps de retourner au vaisseau granéen. Nous devrons bientôt l’abandonner – je me demande si Blaine se montre persuasif.

À ce moment-là, Rod et Sally se trouvaient en réunion avec l’amiral. Ils étaient sur la passerelle : pour autant que Rod ait pu le savoir, seul l’amiral et son steward avaient déjà vu l’intérieur de la cabine de Kutuzov. Peut-être même l’amiral ne le connaissait-il pas, vu qu’il semblait se trouver sans cesse sur sa passerelle à surveiller les écrans et à attendre le premier signe de traîtrise des Granéens.

« C’est dommage, disait Kutuzov. Ce vaisseau nous serait très précieux. Mais nous ne pouvons pas risquer de le prendre à bord. Il est plein de mécanismes dont on ignore la fonction. Et nous allons avoir des Granéens ici pour s’en servir… » Kutuzov frissonna.

« Oui, amiral », fit affablement Rod. Il doutait que le vaisseau offert pas les Granéens fût dangereux, mais il contenait effectivement des appareils que même Sinclair ne comprenait pas. « Je pensais à certains des produits manufacturés. De petites choses. Les statuettes qui plaisent tant au père Hardy, par exemple. Nous pourrions tout sceller dans du plastique, puis tout enfermer dans des conteneurs d’acier que nous arrimerions sur la coque à l’intérieur du champ Langston. Si les Granéens ont quoi que ce soit qui puisse nous nuire malgré ces précautions, nous ferions peut-être bien de ne pas rentrer chez nous.

— Hum. » L’amiral se lissa la barbe. « Vous pensez que ces objets ont une valeur ?

— Oui, amiral. » Quand Kutuzov parlait de valeur, il entendait le mot différemment de Sally et Horvath. « Plus nous en saurons sur la technologie de Grana, meilleures seront les estimations que Cargill et moi pourrons établir de ce que nous affrontons.

— Da. Capitaine, j’aimerais avoir votre opinion profonde. Que pensez-vous des Granéens ? »

Sally dut faire un effort pour se contrôler. Elle se demanda ce qu’allait dire Rod. Il était en train de prouver qu’il était un véritable génie quand il s’agissait de manœuvrer l’amiral.

Rod haussa les épaules. « Je suis d’accord à la fois avec vous et avec le docteur Horvath, amiral. » Kutuzov écarquilla les yeux et Rod se hâta d’ajouter : « Les Granéens constituent peut-être le plus grand péril potentiel que nous ayons jamais rencontré, ou bien la plus belle occasion de progresser qui nous ait jamais été donnée. Ou les deux à la fois. De toute façon, plus nous en saurons sur eux, mieux cela vaudra – à condition que nous prenions nos précautions.

— Oui. Capitaine, j’attache un grand prix à votre opinion. Si je donne ma permission, voudrez-vous assumer la responsabilité personnelle de la neutralisation des produits granéens tirés du vaisseau ? Je veux plus que de l’obéissance. Je vous demande votre coopération et votre parole que vous ne prendrez aucun risque. »

Ça ne va pas me rendre très aimé d’Horvath, pensa Rod. Au début, le ministre de la Science sera content de pouvoir prendre n’importe quoi. Mais avant longtemps, il exigera une chose dont je ne pourrai être sûr. « Oui, amiral. Je vais me transporter sur place et m’en occuper personnellement. Euh… j’aurais besoin de mademoiselle Fowler. »

Kutuzov plissa les paupières. « Bah. Vous serez responsable de sa sécurité.

— Bien sûr.

— Très bien, allez-y. » Tandis que Rod et Sally quittaient la passerelle, le commandant Borman jeta un regard étonné à son amiral. Il se demanda s’il avait vu une esquisse de sourire. Non. Bien sûr que non. C’était tout simplement impossible.

Si un officier de grade plus élevé que Blaine s’était trouvé là, Kutuzov se serait peut-être expliqué. Mais il n’allait pas discuter d’un capitaine – et futur marquis – avec Borman. Pourtant il aurait pu dire : « Je veux bien risquer la vie de mademoiselle Fowler pour rendre Blaine plus actif. Quand il ne rumine pas, il est un bon officier. » Kutuzov ne quittait peut-être jamais sa passerelle, mais veiller au moral de ses officiers était un de ses devoirs. Et, comme tous ses devoirs, il le prenait très au sérieux.


Comme prévu les conflits d’opinion apparurent immédiatement. Horvath voulait tout et pensait que Rod avait simplement bluffé l’amiral. Quand il découvrit que Blaine entendait tenir sa promesse, leur lune de miel prit fin. Il était entre les pleurs et la rage quand les hommes de Blaine commencèrent à démonter le vaisseau offert par les Granéens, à éventrer des mécanismes délicats – coupant parfois au hasard pour le cas où les Granéens auraient prévu ce que feraient les hommes – et à emballer le tout dans des bacs en plastique.

Pour Rod, ce fut un retour à une période d’activité utile. Et cette fois-ci, il avait Sally auprès de lui. Quand ils ne travaillaient pas, ils pouvaient parler des heures durant. Ils buvaient du cognac et invitaient Hardy à se joindre à eux. En écoutant Sally et l’aumônier discuter des bienfaits théoriques du développement culturel, Rod commença à découvrir un peu l’anthropologie.

Au fur et à mesure qu’ils approchaient du point d’Eddie le Fou, Horvath paniquait de plus en plus. « Vous êtes pire que l’amiral, Blaine », lança-t-il en regardant un mécanicien attaquer au chalumeau la machine qui créait le champ complexe permettant de modifier les structures moléculaires, dans un percolateur « magique ». Nous avons déjà un de ces objets à bord du Lénine. Quel mal y aurait-il à en emmener un autre ?

— Celui que nous avons n’a pas été conçu par des Granéens qui savaient que nous rembarquerions dans un astronef de guerre, répondit Sally. Et celui-ci est différent…

— Tout ce que les Granéens fabriquent est différent, lança Horvath. Vous êtes la pire du lot. Plus prudente que Blaine, bon sang. Je vous croyais mieux avisée. »

Elle sourit d’un air grave et réservé, puis lança une pièce en l’air, « Vous devriez couper là, aussi, dit-elle au mécano.

— Oui, mademoiselle. » L’astronaute repositionna son chalumeau et se remit à son travail.

« Bah. » Horvath sortit à grandes enjambées pour chercher Hardy. L’aumônier avait heureusement joué le rôle de médiateur. Sans lui toute communication à bord de l’aviso eût cessé des heures auparavant.

Le mécanicien finit de découper l’appareil en tranches et le posa dans un conteneur, dans lequel il versa du plastique liquide et dont il scella le couvercle. « Il y a une caisse métallique dehors, capitaine. Je vais y mettre ce paquet et souder le tout.

— Très bien, allez-y. Je l’inspecterai plus tard », lui dit Blaine. Quand l’homme eut quitté la cabine, Rod se tourna vers Sally. « Vous savez, je ne m’en étais jamais rendu compte, mais Horvath a raison. Vous êtes plus prudente que moi. Pourquoi ? »

Elle haussa les épaules. « Ne vous inquiétez pas.

— Très bien.

— Voilà la proto-étoile de Buckman », dit-elle. Elle éteignit les lumières, prit la main de Rod et le mena à un hublot. « Je ne me lasse pas de l’admirer. »

Il fallut un moment avant que leurs yeux ne s’habituent à l’obscurité. Le Sac à Charbon devint alors plus qu’un champ de noirceur infinie. Puis les rouges commencèrent à apparaître et ils virent un petit maelström de pourpre sur du noir.

Ils étaient très près l’un de l’autre. Cela leur arrivait souvent ces temps derniers et Rod appréciait énormément. Il fit courir ses doigts le long du dos de Sally jusqu’à son cou, où il la caressa doucement sous l’oreille droite.

« Vous allez devoir parler aux ambassadeurs de Grana, très bientôt, dit Sally. Avez-vous pensé à ce que vous leur direz ?

— Plus ou moins. Il aurait peut-être mieux valu les prévenir mais… eh bien, la façon d’agir de l’amiral est, sans doute, la plus sûre.

— Je doute que cela fasse une différence. Ce sera agréable de retourner là où il y a des étoiles. Je me demande… Rod, d’après vous, à quoi ressembleront ces ambassadeurs granéens ?

— Aucune idée. Nous le saurons bien assez tôt. Vous parlez trop.

— C’est ce que me dit toujours l’oncle Ben. »

Ils restèrent un long moment silencieux.


« Attention. Ils embarquent.

« OUVREZ LES PORTES DU PONT-HANGAR. ENVOYEZ LES PORTEURS DE CÂBLES.

« PARÉS AUX TREUILS. »

Les mâchoires du Lénine aspirèrent la chaloupe. Un autre petit vaisseau attendait avec les bagages des Granéens. Tout, même les scaphandres presssurisés qu’avaient portés les Granéens à bord de la chaloupe, tout, donc, avait été transféré sur ce second vaisseau. L’embarcation spatiale portant les passagers atterrit sur le pont d’acier du Lénine avec un grand bruit sec.

« Équipage, GARDE À VOUS !

« Marines, PRÉSENTEZ ARMES ! »

Le sas pneumatique s’ouvrit et l’orchestre au complet envoya son air de cornemuse. Un visage brun-et-blanc apparut. Puis un autre. Quand les deux médiatrices furent sorties de la chaloupe, le troisième Granéen en émergea.

Il était d’un blanc pur, avec des touffes de poils soyeux sous les aisselles et du gris autour de la face et sur le torse.

« Un vieux maître », chuchota Rod à Sally. Elle hocha la tête. L’impact des rayons cosmiques avait le même effet sur les follicules capillaires des Granéens que sur ceux des hommes.

Horvath alla vers l’extrémité du rang de Marines. « Bienvenus à bord, dit-il. Je suis heureux de vous rencontrer… Ceci est un moment historique.

— Pour nos deux races, nous l’espérons, répondit la première médiatrice.

— Au nom des Forces Spatiales de l’Empire, je vous souhaite la bienvenue, dit Rod. Je dois vous prier de nous excuser des précautions de quarantaine que nous prenons, mais…

— Ne vous en inquiétez pas, dit la Granéenne. Je me nomme Jock et voici Charlie. » Elle indiqua l’autre médiatrice. « Ces noms sont simplement une commodité. Vous ne pourriez pas prononcer les nôtres. » Elle se tourna vers le maître blanc et gazouilla en terminant par : « Capitaine Roderick Blaine et monsieur le ministre Antoine Horvath », puis refit face aux humains. « Monsieur le ministre, permettez-moi de vous présenter l’ambassadeur. Il souhaite que vous l’appeliez Ivan. »

Rod s’inclina. Il ne s’était jamais trouvé face à face avec un Granéen et il ressentait une envie pressante de caresser la fourrure de l’ambassadeur. Un mâle blanc.

« La garde d’honneur va vous conduire à vos quartiers, dit Rod. J’espère qu’ils seront assez vastes. Ils se composent de deux cabines adjacentes. » Et quatre officiers jurant comme des charretiers avaient été expulsés. Par un effet de cascade qui avait parcouru la hiérarchie militaire, un jeune lieutenant se retrouvait dans l’armurerie avec des enseignes du Lénine.

« Une seule cabine devrait suffire, dit calmement Charlie. Nous n’avons aucun besoin d’intimité. Cela ne fait pas partie des impératifs de notre race. » Il y avait quelque chose de familier dans la voix de Charlie. Cela intriguait Rod.

Les Granéens s’inclinèrent à l’unisson, en une imitation parfaite des usages de Cour. Rod se demanda où ils avaient appris cela. Il leur rendit leur salut ainsi que Horvath et les autres humains présents, puis des Marines les précédèrent dans la coursive, tandis qu’un autre peloton se groupait pour les suivre. L’aumônier Hardy les attendrait dans leurs cabines.

« C’est un mâle, médita Sally.

— Intéressant. Les médiatrices l’ont appelé “l’ambassadeur”, alors que les Granéens avaient indiqué que tous trois auraient des pouvoirs identiques. On nous a dit qu’ils devaient agir ensemble pour signer les traités éventuels.

— Peut-être ces médiatrices sont-elles les siennes, dit Sally. Je poserai la question – je suis certaine d’en avoir l’occasion. Rod, êtes-vous sûr que je ne peux pas monter avec eux ? Tout de suite ? »

Il sourit. « Votre tour viendra. Pour l’instant, laissez Hardy prendre le sien. » Le pont-hangar se vidait rapidement. Pas un seul membre de l’équipage du Lénine n’y avait mis les pieds, ni là, ni dans les astronefs qui étaient allés au-devant du vaisseau granéen. On hala la chaloupe à bagages et on en scella les ouvertures.

« ATTENTION AUX POSTES DE SAUT, PARÉ AU PASSAGE EN PROPULSION ALDERSON. AUX POSTES DE SAUT. »

« Il ne perd pas de temps, dit Sally.

— Pas une seconde. Nous ferions mieux de nous dépêcher. » Il prit Sally par la main et la mena vers sa cabine, tandis que le Lénine commençait à ralentir sa rotation pour couper la pesanteur artificielle. « J’imagine que les Granéens n’avaient pas besoin de la rotation, dit Rod quand ils atteignirent sa porte. Mais c’est typique de l’amiral. Si l’on doit faire quelque chose, autant le faire bien… »

« PARÉ À LA PROPULSION ALDERSON. AUX POSTES DE SAUT. »

« Venez, la pressa Rod. Nous avons juste le temps de brancher la vidéo sur la cabine des Granéens. » Il régla l’écran.

Dans les quartiers granéens, Hardy était en train de dire : « Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous trouverez à tout moment des plantons devant votre porte. Ce bouton et cet interrupteur vous relieront directement à ma cabine. Je serai votre hôte officiel durant le voyage. »

Les sirènes de bord retentirent. Hardy fronça les sourcils. « Bien, je vais retourner à ma cabine – vous préférerez sans doute rester seuls au cours du transfert Alderson. D’ailleurs, je suggère que vous vous installiez sur vos couchettes et y restiez jusqu’à la fin du saut. » Il se tut avant d’en ajouter plus. Ses ordres étaient clairs : les Granéens n’apprendraient rien tant qu’ils seraient dans leur système natal.

« Cela sera-t-il long ? » demanda Jock.

Hardy eut un petit sourire. « Non. À tout à l’heure, donc.

— Auf Wiedersehen, dit Jock.

— Auf Wiedersehen. » David Hardy partit, tout étonné. Mais où donc avaient-ils appris cela ?


Les couchettes étaient mal proportionnées, trop dures et ne laissaient pas de place aux différences morphologiques entre individus granéens. Jock fit pivoter son torse et agita le bras inférieur droit d’une certaine manière, montrant ainsi son déplaisir devant la situation, mais aussi sa surprise de voir que les choses n’étaient pas pires. « Manifestement copié sur un modèle pour brun. » Sa voix indiquait un savoir déduit mais non observé directement. Elle reprit un ton de conversation. « J’aurais aimé pouvoir emmener notre propre ouvrier. »

Charlie : « Moi aussi. Mais on ne nous aurait pas fait confiance. Je le sais. » Elle partit sur une autre pensée, mais le maître parla.

Ivan : « Le maître humain se trouvait-il parmi ceux qui nous attendaient ? »

Jock : « Non. Malédiction ! J’ai essayé si longtemps de l’étudier et pourtant, je ne l’ai pas encore rencontré. Et je n’ai pas même entendu sa voix. Pour autant que je sache, il pourrait très bien être en fait un comité, ou un maître soumis aux règles des humains. Il doit être humain lui-même, j’en donnerais une bonne partie de mon anatomie à couper. »

Ivan parla : « Vous ne tenterez pas d’entrer en contact avec le maître du Lénine. Et si nous devions le rencontrer, vous ne deviendrez pas son Fyunch (clic). Nous savons ce qui arrive aux Fyunch (clic) des humains. »

Il n’était pas nécessaire de répondre verbalement. Le maître savait qu’on l’avait écouté et qu’ainsi on lui obéirait. Il alla vers sa couchette et la considéra d’un air dégoûté.

Des sonneries retentirent et des voix humaines sortirent des haut-parleurs.

« Paré pour propulsion d’Eddie le Fou. Dernier avertissement », traduisit une des médiatrices. Un son plus fort traversa le vaisseau.

Et alors quelque chose d’horrible se produisit.

46. Personnel et urgent

« Rod ! Rod, regardez les Granéens !

— Oui ? » Rod lutta pour maîtriser son traître de corps. Il était difficile d’être conscient et impossible de se concentrer. Il tourna les yeux vers Sally, puis suivit son regard vers l’écran vidéo.

Les Granéens étaient en train de se convulser. Ils étaient partis de leurs lits, en apesanteur. L’ambassadeur flottait de par la cabine d’une façon totalement désorientée. Il heurta une des cloisons et dériva vers l’autre côté du compartiment. Les deux médiatrices le regardaient, incapables de réagir. L’une d’elles envoya prudemment la main vers le maître, mais ne réussit pas à le maintenir. Tous trois flottaient, impuissants, dans la cabine à un mètre du sol.

Jock put, la première, s’amarrer à une poignée. Elle siffla et renifla. Charlie alla vers le maître. Elle agrippa sa fourrure de la main gauche et Jock accrochée de ses deux mains droites tendit la gauche jusqu’à ce que Charlie pût la saisir. Elles regagnèrent avec difficulté leurs couchettes et Jock sangla Ivan dans la sienne. Elles se couchèrent, tristes, sifflant et caquetant.

« Ne devrions-nous pas les aider ? » demanda Sally.

Rod étira ses membres et tenta d’extraire de tête une racine carrée. Puis il s’essaya sur deux intégrations et les résolut. Son esprit récupérait assez pour être attentif à Sally et aux Granéens. « Non. De toute façon, nous ne pourrions rien faire. On n’a jamais observé d’effet permanent, à part quelques individus qui sont devenus fous et qui n’ont jamais repris contact avec la réalité.

— Ce n’est pas ce qui est arrivé aux Granéens, affirma Sally. Ils ont agi de manière réfléchie mais pas très efficacement. Nous avons récupéré bien plus vite qu’eux.

— Ça fait plaisir de trouver un domaine où nous les battons. Hardy devrait bientôt se montrer. Cela lui prendra pourtant plus longtemps qu’à nous. Il est plus âgé. »

« ATTENTION À L’ACCÉLÉRATION. PARÉ POUR UNE GRAVITÉ – ATTENTION À L’ACCÉLÉRATION. » Une médiatrice gazouilla et le maître répondit.

Sally les observa quelques instants. « Vous devez avoir raison. Ils ont l’air de s’en sortir. Seul le maître est encore un peu agité. »

Une sirène hurla. Le Lénine fit une embardée et la pesanteur revint. Ils étaient de nouveau sous contrôle et en route pour leur monde. Rod et Sally se regardèrent et sourirent. Leur monde.

« De toute façon, que pourrions-nous faire pour le maître ? » demanda Rod.

Sally haussa les épaules d’un air impuissant. « Rien, j’imagine. Ils sont si différents. Et… Rod, que feriez-vous si vous étiez ambassadeur impérial auprès d’une race étrangère et qu’on vous enferme dans une petite cabine avec non pas une, mais deux caméras vidéo dans chaque compartiment ?

— Je m’attendais qu’ils les détruisent. Ils les ont vues, bien sûr. Nous n’avons pas essayé de les cacher. Mais s’ils en ont parlé à Hardy, nous avons dû le rater.

— Je doute qu’ils l’aient fait. Ils se conduisent comme si ces caméras leur étaient indifférentes. “L’intimité ne fait pas partie des impératifs de notre race”, a dit Charlie. » Sally frissonna. « Voilà qui est vraiment différent de nous. »

Un vibreur bourdonna et Rod se tourna machinalement vers la porte de sa cabine avant de comprendre que c’était sur son intercom qu’il l’avait entendu. Une des Granéennes traversa avec précaution la cabine et fit entrer Hardy.

« Tout va bien ? demanda celui-ci d’un air fatigué.

— Vous auriez pu nous prévenir », dit Jock. Sa voix ne reprochait rien, elle énonçait un fait. « Est-ce que la propulsion d’Eddie le Fou affecte les humains comme cela ?

— Comment ? demanda innocemment Hardy.

— Désorientation. Vertige. Impossibilité de se concentrer. Crispation musculaire incontrôlable. Nausée. Désir de mort. »

Hardy eut l’air surpris. Il l’était probablement, pensa Rod. L’aumônier n’aurait pas espionné les Granéens sans le leur dire, même si une demi-douzaine d’yeux restaient en permanence braqués sur les écrans à chaque quart. « Il existe bien un effet sur les humains, oui, dit Hardy. Pas aussi violent que ce que vous décrivez. La propulsion crée une désorientation et une incapacité à se concentrer, mais cet effet s’évanouit rapidement. Nous ne savions pas comment cela vous affecterait, mais, de toute notre histoire, nous n’avons eu que quelques cas de séquelles irréversibles, qui étaient tous… euh… psychologiques.

— Je vois, dit Charlie. Docteur Hardy, si vous voulez bien nous excuser, nous ne nous sentons pas encore capables de tenir une conversation. Dans quelques heures, peut-être. Et, la prochaine fois, nous suivrons vos conseils et serons sanglés dans nos couchettes et endormis, quand vous brancherez votre machine d’Eddie le Fou.

— Bien. Alors je vais vous quitter, dit Hardy. Pourrions-nous… Avez-vous besoin de quoi que ce soit ? L’ambassadeur se sent-il bien ?

— Il va bien. Nous vous remercions de votre sollicitude. »

Hardy partit et les Granéennes regagnèrent leurs couchettes.

Elles gazouillèrent et sifflèrent.

« Et voilà, dit Rod, qui termine la séance. J’ai en tête un tas de choses plus intéressantes à faire que de regarder des Granéens babiller dans une langue que je ne comprends pas. »

Et nous aurons bien le temps d’étudier les Granéens, pensa Sally. C’est extraordinaire, mais nous n’avons ni l’un ni l’autre de tâches urgentes – en revanche, nous avons l’intimité. « Moi aussi », dit-elle d’un air faussement réservé.


Malgré les kilomètres cubes de flammes jaunes qui l’entouraient, le Lénine était heureux. Kutuzov relâcha sa vigilance et permit à ses hommes de revenir au système normal des tours de veille, pour la première fois depuis la destruction du Mac-Arthur. Bien que le vaisseau fût enfoui dans un soleil, il avait du propergol et tous ses problèmes actuels étaient décrits dans le Manuel. La routine de la Flotte les résoudrait. Même les scientifiques oublièrent leur déception de quitter le système stellaire extra-terrestre sans avoir de réponse à toutes leurs questions : ils rentraient chez eux.

La seule femme à dix parsecs à la ronde aurait dû être un sujet de convoitise. Des bagarres auraient pu se déclencher à propos de deux questions : Quelles sont mes/vos/tes chances auprès d’elle ? et N’est-elle là qu’en pure perte ? Mais Sally avait clairement choisi son homme. Cela rendait la vie plus simple à ceux que de tels problèmes tracassent et à ceux dont le rôle est de mettre fin aux combats de boxe.

Le premier soir après le saut, Kutuzov donna un dîner. Il était officiel et la plupart des invités ne s’amusèrent pas beaucoup. À la table de l’amiral, on parla surtout boutique. Pourtant, Kutuzov partit tôt et alors une soirée beaucoup plus échevelée commença.

Rod et Sally restèrent trois heures. Tout le monde voulait parler des Granéens et Rod se surprit à en discuter avec seulement un soupçon de la douleur sourde qui naguère l’étreignait quand il pensait aux extra-terrestres. L’enthousiasme de Sally y suffisait à lui tout seul. Et d’ailleurs, elle avait l’air aussi préoccupée par lui que par les Granéens. Elle avait passé des heures à retailler l’uniforme de gala de Mikhailov qui allait maintenant presque bien à Rod.

Quand ils quittèrent la soirée, ils ne parlèrent ni des Granéens ni du Grain, durant les heures qu’ils passèrent ensemble avant de regagner leurs cabines respectives.

Le vaisseau sortait du soleil. Finalement la couleur jaune du bouclier Langston vira à l’orange, puis au rouge brique et les capteurs externes du Lénine indiquèrent que le champ était plus chaud que la photosphère qui l’entourait. Les scientifiques, comme l’équipage, observaient avec plaisir les écrans et, quand les étoiles apparurent sur fond de noir rougeâtre, tout le monde prit un verre pour célébrer l’événement. Même l’amiral se joignit à eux, le visage traversé d’un grand sourire.

Peu de temps après, l’officier des communications établit le contact avec un astronef-ravitailleur qui les attendait. Il y avait aussi un petit aviso rapide, monté par un jeune équipage en parfaite condition physique. Kutuzov dicta son rapport et l’envoya, avec deux de ses enseignes. L’aviso accéléra sous trois g, fonçant vers le point Alderson d’où il sauterait vers le système néo-calédonien et apporterait le récit de la première rencontre de l’humanité avec une civilisation extra-terrestre.

Le vaisseau-citerne portait du courrier et presque une année de nouvelles. D’autres rébellions avaient eu lieu dans le Secteur. Une ancienne colonie s’était alliée à un système rebelle bien armé et défiait l’Empire. Néo-Chicago était occupée par l’armée de terre et, bien que l’économie fût rétablie, une bonne partie de la population en voulait au paternalisme impérial. On maîtrisait l’inflation de la couronne. Sa Majesté Impériale avait donné le jour à un garçon, Alexandre. Ainsi le prince héritier Lysander n’était plus l’unique assurance de la continuation de l’actuelle dynastie. Cette nouvelle valait bien une autre célébration à bord du Lénine. Celle-ci prit une telle importance que Kutuzov dut emprunter des hommes du Mac-Arthur pour assurer le service de son vaisseau.

Le petit aviso revint porteur d’autres messages qui furent transmis par laser avant même que le vaisseau courrier n’eût rejoint le Lénine. La capitale du Secteur délirait d’enthousiasme et le vice-roi préparait aux ambassadeurs granéens une réception grandiose. Le ministre de la Guerre, Armstrong, envoyait un petit « bravo » et mille questions.

Il y avait aussi un message pour Blaine. Rod l’apprit quand le planton de l’amiral le convoqua à la cabine de Kutuzov.

« Et voilà, dit Rod à Sally. Mettez Blaine aux arrêts en attendant qu’il passe en cour martiale.

— Ne sois pas bête. » Elle lui fit un sourire d’encouragement. « Je serais ici quand tu reviendras.

— Si jamais ils me libèrent. » Il se tourna vers le Marine. « Allons-y, Ivanov. »

Quand on l’introduisit dans la cabine de l’amiral, Rod eut un choc. Il s’attendait à une pièce nue, fonctionnelle et froide. Mais il découvrit une incroyable variété de couleurs, de tapis orientaux, de tapisseries murales et l’inévitable icône ainsi que le portrait de l’empereur. Mais bien plus encore. Il y avait même des livres aux reliures de cuir, disposés sur une étagère au-dessus du bureau de l’amiral. Kutuzov indiqua un fauteuil en teck rose de Sparta. « Voulez-vous du thé ? demanda-t-il.

— Heu… Oui, merci, amiral.

— Deux verres de thé, Keemun. » Le steward versa le contenu d’une bouteille thermos en forme de samovar russe, dans deux tasses de cristal.

« Vous pouvez partir. Capitaine Blaine, j’ai reçu des ordres vous concernant.

— Oui, amiral », dit Rod. Il aurait quand même pu attendre que j’aie savouré mon thé.

« Vous allez quitter mon vaisseau. Dès que l’aviso arrivera, vous le prendrez pour retourner en Néo-Calédonie sous l’accélération maximale qu’autorisera le médecin de bord.

— Oui, amiral – sont-ils donc si pressés que cela de me traîner devant leur cour martiale ? »

Kutuzov eut l’air intrigué. « Cour martiale ? Je ne le pense pas, capitaine. Il doit y avoir une cour d’enquête officielle, sûrement. C’est le règlement. Mais je serais surpris que l’on vous trouve coupable de quoi que ce soit. »

Kutuzov se tourna vers son bureau aux sculptures compliquées. Sur le plateau de bois poli se trouvait une bande-message. « Ceci vous est destiné. C’est “personnel et urgent”. Vous en trouverez sans doute l’explication dans le texte. »

Rod prit la bande et l’examina d’un air curieux.

« C’est en code, bien sûr, dit l’amiral. Si vous le désirez, mon secrétaire vous aidera à le décrypter.

— Merci. »

L’amiral appela un lieutenant par l’interphone. Le jeune homme engagea des bandes de décodage dans la machine à coder. Celle-ci éjecta une mince bande de papier.

« Ce sera tout, amiral ? demanda le lieutenant.

— Oui. Capitaine, je vous laisse lire votre lettre. Bonne journée. » L’amiral et le lieutenant quittèrent la cabine tandis que la machine continuait à cliqueter. Le message sortit lentement de ses entrailles.

Rod l’arracha une fois terminé et, de plus en plus intrigué le lut.


Il le relut en retournant vers sa cabine. Quand il entra, Sally se dressa. « Rod je ne t’ai jamais vu cet air-là !

— J’ai une lettre, dit-il.

— Oh – des nouvelles de chez toi ?

— En quelque sorte. »

Elle sourit mais sa voix resta perplexe. « Comment vont les tiens ? Ton père est en bonne santé ? »

Rod avait l’air très nerveux et excité, mais il était trop enjoué pour avoir reçu de mauvaises nouvelles. Alors qu’est-ce qui le tracassait ? C’était comme s’il avait une tâche à accomplir : quelque chose qu’il voulait faire, mais qu’il avait peur d’entreprendre…

« Ma famille va bien. La tienne aussi – on t’en parlera bientôt. Le sénateur Fowler est en Néo-Écosse. »

Elle lui adressa un regard incrédule. « L’oncle Ben est dans le coin ? Mais pourquoi ?

— Il dit qu’il s’est fait du souci pour toi. Il n’a personne dont s’occuper, alors il a pensé… »

Sally lui tira la langue et tendit la main vers le message. Rod esquiva agilement malgré la gravité et demie qui régnait.

« D’accord », lui dit-il. Il rit, mais d’un rire forcé. « L’empereur l’a envoyé. Comme représentant personnel, pour présider une commission impériale qui négociera avec les Granéens. » Rod fit une pause. « Nous sommes tous deux désignés pour y siéger avec lui. »

Sally lui lança un regard ébahi. Lentement, ses yeux s’allumèrent. Voilà qui lui apportait la reconnaissance de sa valeur professionnelle, au-delà de tous ses espoirs.

« Félicitations, commissaire », dit Rod en riant. Il lui prit le poignet des deux mains et la tint à bout de bras. « Le Sire président de la commission extraordinaire de Sa Majesté demande également quand nous comptons nous marier. Je crois que c’est une assez bonne question.

— Mais… je… Rod… nous… » Elle reprit son souffle.

« Tiens ! Je te trouve à court de mots. Pour une fois, tu ne parles pas. » Il saisit l’occasion pour l’embrasser. Puis une seconde fois. Et cela dura longtemps.

« Je crois que j’ai intérêt à lire cette lettre, dit Sally quand ils se séparèrent. Si tu n’y vois pas d’inconvénient.

— Tu n’as pas encore répondu à la question de ton oncle et je ne te laisserai pas lire ce message tant que tu ne l’auras pas fait.

— Sa question ! » Ses yeux lancèrent des éclairs. « Rod Blaine, si jamais j’épouse quelqu’un – si jamais, attention – il va devoir me le demander lui-même !

— D’accord. Dame Sandra Liddell Léonovna Bright Fowler, voulez-vous m’épouser ? » Sa voix n’était plus railleuse et, bien qu’il tentât de garder le sourire, il l’avait perdu. On aurait dit un gosse de quatre ans qui va s’asseoir pour la première fois sur les genoux du père Noël. « Dès que nous arriverons en Néo-Écosse…

— Mais bien sûr que je veux t’épouser… La Néo-Écosse ? Rod, ton père voudra que nous nous mariions à la Cour. Tous nos amis sont à Sparta…

— Je crois que tu ferais peut-être mieux de lire ce message, mon cœur. Nous n’irons probablement pas à Sparta avant un moment. » Il lui tendit le ruban et se percha sur le bras du fauteuil dans lequel elle s’enfonça. « C’est là », dit-il en montrant un passage du doigt.

PREMIÈRE RÉACTION ICI INCERTAINE SUR LE FAIT DE FAIRE DE VOUS UN HÉROS OU UN MÉCRÉANT STOP PERTE DU MAC-ARTHUR PAS ACCUEILLIE AVEC JOIE À L’AMIRAUTÉ STOP CRANSTON A EXPLOSÉ STOP ARMSTRONG A DIT JE CITE COMMENT DIABLE PEUT-ON PERDRE UN CROISEUR DE BATAILLE FIN DE CITATION STOP

PARAGRAPHE

RAPPORT DE KUTUZOV EN VOTRE FAVEUR STOP KUTUZOV ENDOSSE TOUTE RESPONSABILITÉ POUR PERTE STOP KUTUZOV INDIQUE CASTES SUPÉRIEURES GRANÉENNES AURAIENT PU DÉBARRASSER MAC-ARTHUR DE SA VERMINE MAIS SA DÉCISION AURAIT EXPOSÉ TECHNOLOGIE IMPÉRIALE À TROP GRAND DANGER DIVULGATION STOP KUTUZOV INDÉCIS QUANT À ÉTENDUE MENACE DE GRANA MAIS SUGGÈRE AMIRAUTÉ RASSEMBLE GRANDE FLOTTE DE GUERRE STOP RAPPORT D’HORVATH AFFIRME GRANÉENS AMICAUX AUCUN BESOIN DE FLOTTE ET GRANÉENS SONT JE CITE LA PLUS GRANDE CHANCE DE NOTRE HISTOIRE FIN DE CITATION STOP PROBLÈME ENTRE MES MAINS STOP.

« Entre les nôtres, aussi, dit Rod. Continue. »

PARAGRAPHE

PAR ORDRE SOUVERAIN SUIS MAINTENANT SIRE PRÉSIDENT COMMISSION IMPÉRIALE EXTRAORDINAIRE DEVANT NÉGOCIER AVEC EXTRATERRESTRES STOP SUR AVIS PERSONNEL DE SA MAJESTÉ RODERICK SIRE BLAINE – ÇA C’EST VOUS MAIS VOUS AVEZ PRESQUE TOUT FOUTU EN L’AIR EN PERDANT VOTRE VAISSEAU STOP N’EN PRENEZ PAS L’HABITUDE – ET DAME BRIGHT NOMMÉS COMMISSAIRES STOP COMMISSION A TOUTE AUTORITÉ AGIR AU NOM DU SOUVERAIN STOP COMMISSAIRES RESTERONT NÉO-ÉCOSSE SAUF SI UTILE EMMENER REPRÉSENTANTS EXTRA-TERRESTRES SPARTA STOP

PARAGRAPHE

SI COMMISSION CONCLUT EXTRA-TERRESTRES REPRÉSENTENT PÉRIL OU PÉRIL POTENTIEL POUR EMPIRE COMMISSION AGIRA EN ACCORD VICE-ROI SECTEUR TRANS-SAC CHARBON POUR PRENDRE MESURES IMMÉDIATES JUGÉES UTILES STOP DES SUGGESTIONS ?

PARAGRAPHE

ROD SAUF SI CES EXTRA-TERRESTRES SONT GENTILS AGRICULTEURS ET CETTE SONDE M’ASSURE CONTRAIRE SALLY ET VOUS ALLEZ RESTER ICI LONGTEMPS STOP PRÉSUME AVEZ RECOUVRÉ VOS ESPRITS ET ÊTES DONC FIANCÉ SALLY STOP À QUAND LE MARIAGE ? VOTRE PÈRE ENVOIE BÉNÉDICTION STOP MOI AUSSI STOP MARQUIS S’ATTEND VOUS SEREZ MARIÉS PROCHAINE FOIS QU’IL VOUS VERRA STOP SI PENSEZ MARQUIS ET MOI AVONS ARRANGÉ CELA VOUS AVEZ ENCORE RIEN VU STOP SA MAJESTÉ APPROUVE MARIAGE IMMÉDIAT STOP VOTRE MÈRE ET L’IMPÉRATRICE ENVOIENT BÉNÉDICTION STOP

« Et si je dis non ? demanda Sally. C’est la chose la plus arrogante que j’aie jamais vue !

— Mais tu n’as pas dit non. Tu as dit oui. » Il se pencha pour l’embrasser très fort.

Elle se dégagea et il vit qu’elle était sincèrement en colère. « Bon sang. » Sa voix était très basse et très claire. « Bon sang ! Sa Majesté approuve. Nom d’une pipe ! Si je te laissais tomber maintenant, ce serait une haute trahison !

— Mais j’ai demandé avant, fit remarquer Rod. Et tu as répondu. Avant.

— Ça, c’était très astucieux. Oh, arrête de prendre cet air de petit garçon. Oui, je veux t’épouser. Je n’aime pas qu’on me commande de faire quelque chose que j’entendais faire de toute façon. »

Il la dévisagea. « Tu es restée sans supérieur très longtemps. Moi jamais.

— Quoi ?

— Les obligations qui vont avec les titres. D’abord, tu t’es mise en route pour étudier les cultures primitives – de ton propre choix. Je suis allé à l’Académie militaire pour ma Wanderjahr{Année sabbatique. En allemand dans le texte. (N.d.T.)}. Puis tu t’es retrouvée dans un camp d’emprisonnement, mais, même dans cet enfer, tu n’étais pas soumise à une autorité que tu puisses respecter. » Il choisissait ses mots avec grand soin. Sally était rouge de colère.

« Puis le Mac-Arthur. Comme invitée. Sous mon autorité, alors tu te souviens ? Et tu la respectais tant que…

— Oui, oui. Je me suis retirée quand tu as capturé la sonde d’Eddie le Fou. Tu sais pourquoi.

— Oui, plutôt. Puis la Néo-Écosse, où tu avais pratiquement le titre le plus élevé à la ronde. Ça t’a plu, non ? Les quelques personnes placées au-dessus de toi n’avaient rien de spécial à t’ordonner. Et de là, vers alpha du Grain, à faire exactement ce que tu attendais de la vie. Tu es restée longtemps sans supérieur. Maintenant, tu es de nouveau enfermée dans la réalité.

— Enfermée, c’est le mot. »

Rod donna une pichenette dans le papier mince qu’elle tenait. « Arrogant ? Oui. Moi aussi, cela m’a choqué. Mais pas de la même façon que toi. Moi, j’ai reçu des ordres toute ma vie.

— J’imagine que c’est la première fois qu’on t’ordonne d’épouser quelqu’un.

— Oui. Mais nous nous attendions tous deux à quelque chose de ce genre, non ? Politiquement, du point de vue de l’Empire, notre mariage est une trop belle alliance pour qu’on la néglige. Nous avons les privilèges, les propriétés, les titres et maintenant : voilà la note à payer. C’est une chance que nous nous aimions, parce que nous le devons à…

— À qui ? » demanda Sally.

Rod sourit d’un air impuissant. Son idée était irrésistiblement drôle. « À Kevin Renner. L’Empire existe dans le seul but de permettre plus facilement à Renner de jouer les touristes. Nous le devons à Kevin Renner, on nous paie bien pour ce privilège et c’est lui qui va ramasser les bénéfices. »

Sally était impressionnée. « Est-ce qu’il pense vraiment de cette façon-là ? Mon Dieu, mais oui ! Il m’a ordonné de venir à ta cabine !

— Quoi ? Qu’a-t-il fait ? »

Sally éclata de rire. « Fantastique ! Nous devrions lui demander, pour voir ce qu’il fera. Laisse-moi finir ma lecture. »

PARAGRAPHE

J’AI POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE NOMMER AUTRES MEMBRES COMMISSION STOP ATTENDRAI VOTRE AIDE STOP TOUT LE MONDE CINQUANTE PARSECS À LA RONDE VEUT PARTICIPER STOP VU POUVOIRS QUE SA MAJESTÉ NOUS DÉLÉGUER NE SUIS PAS SURPRIS STOP PREMIER TRAVAIL SERA M’AIDER COMPLÉTER COMMISSION STOP SECOND SERA METTRE AU POINT INFORMATIONS ET LISTE TÉMOINS STOP

PARAGRAPHE

AMIRAL KUTUZOV A ORDRE VOUS PLACER BORD AVISO LÉGER POUR RETOUR PLUS VITE POSSIBLE NÉO-ÉCOSSE STOP EMMENEZ SALLY SI PENSEZ C’EST MEILLEURE SOLUTION ET SI MÉDECIN D’ACCORD STOP AMIRAL PRENDRA RESPONSABILITÉ HORACE BURY STOP HÂTEZ-VOUS STOP EMBRASSEZ SALLY POUR MOI STOP // AMITIÉS BENJAMIN BRIGHT FOWLER, SÉNATEUR (SIRE PRÉSIDENT COMMISSION EXTRAORDINAIRE IMPÉRIALE AGISSANT AU NOM SA MAJESTÉ LÉONIDAS IX)/FIN MESSAGE XX

« Est-ce que je pars avec l’aviso ? demanda-t-elle.

— C’est à toi de voir. Tu es en condition. Tu en as envie ?

— Oui. J’ai beaucoup de choses à arranger avant l’arrivée des Granéens – Mon Dieu, nous devons tout régler pour les ambassadeurs, et il y a le mariage. Rod te rends-tu compte de l’événement que sera le mariage de Crucis et de l’héritière Fowler pour une capitale de province ? J’aurai besoin de trois secrétaires. L’oncle Ben ne sera d’aucune utilité. Et il nous faut organiser la réception des Granéens. Et … Bon, ça va. Où en étions-nous ? »

47. Sur le chemin du retour

Kutuzov et Mikhailov sortirent le grand jeu en préparant le dîner d’adieu de Sally et Rod. Les cuisiniers du Lénine travaillèrent toute la journée pour produire un banquet ekaterinien traditionnel : des douzaines de plats, des soupes, des pâtisseries, des rôtis, des feuilles de vigne farcies venant de la ferme hydroponique, des shich kebab, un flot infini de nourriture. Entre les plats, on buvait de la vodka. Durant le repas, il fut impossible de parler car, dès qu’un mets était englouti, les stewards du Mac-Arthur en apportaient un autre ou, pour faciliter la digestion, les Marines du Lénine présentaient des danses transportées des steppes russes aux collines de Sainte-Ekaterina et préservées neuf cents ans durant par des fanatiques tels que Kutuzov.

Enfin l’orchestre s’en alla et les stewards débarrassèrent les tables, laissant les invités avec du thé et de la vodka. Les jeunes enseignes du Lénine portèrent des toasts à l’empereur et le capitaine Mikhailov au tsarévitch Alexandre, au grand plaisir de l’amiral.

« Il est capable d’être expansif, quand il n’est pas paralysé par la peur, chuchota Renner à Cargill. Je n’aurais jamais cru pouvoir dire ça… c’est reparti. Le tsar lui-même va porter un toast. Qui reste-t-il à fêter ? »

L’amiral se leva et prit son verre. « Je réserverai mon toast dans quelques instants », dit-il d’un ton bourru. Il était possible que ses innombrables verres de vodka l’aient affecté, mais personne n’en était sûr. « Capitaine Blaine, à notre prochaine rencontre, nos rôles seront inversés. Car alors il vous faudra me dire comment traiter les Granéens. Je ne vous envie pas cette tâche.

— Qu’est-ce qui fait grimacer Horvath ? murmura Cargill. Il a l’air d’avoir trouvé une grenouille dans son lit.

— Oui. N’est-il pas possible qu’il veuille un siège à la commission ? demanda Sinclair.

— Je parie que c’est cela, intervint Renner. D’ailleurs, moi-même, je ne refuserais pas d’y être…

— Vous et tout le monde, dit Cargill. Chut, écoutez.

— Il y a une autre chose pour laquelle nous devons féliciter Messire Blaine, disait Kutuzov. Et c’est pourquoi je réserve le toast. Le père Hardy a une annonce à faire. »

David Hardy se leva, un large et gai sourire aux lèvres. « Dame Sandra m’a fait l’honneur de me demander d’annoncer officiellement ses fiançailles avec Sire Commissaire Blaine, dit Hardy. Je lui ai déjà présenté mes félicitations personnelles – je suis heureux de pouvoir le faire publiquement. »

Tout le monde se mit à parler en même temps, mais l’amiral coupa court aux discussions. « Et maintenant, mon toast, dit Kutuzov. À la future marquise de Crucis. »

Sally rougit, toujours assise alors que les autres convives se dressaient et levaient leurs verres. Bon, c’est officiel, ça y est, pensa-t-elle. Plus moyen de reculer, même si j’en avais envie – non pas que cela me tente, mais c’est devenu si… inévitable

« Et aussi à la Dame Commissaire », ajouta Kutuzov. On but de nouveau. « Et au Sire Commissaire. Longue vie et beaucoup d’enfants. Puissiez-vous protéger l’Empire lors des pourparlers avec les Granéens.

— Nous vous remercions, dit Rod. Nous ferons de notre mieux. Et, bien sûr, je suis l’homme le plus heureux qu’il soit.

— Peut-être Madame nous dira-t-elle quelques mots », invita Kutuzov.

Sally se leva, mais ne trouva rien à dire. « Merci à tous », laissa-t-elle échapper avant de se rasseoir.

« À nouveau en manque de parlote ? demanda malicieusement Rod. Et devant tout ce monde, encore ! J’ai laissé passer une occasion rare ! »

Après cela, toute formalité s’effaça. Tous les convives se pressèrent autour des fiancés.

« Tout le bonheur du monde », dit Cargill. Il serra longuement la main de Rod. « Tout le bonheur. L’Empire n’aurait pu choisir meilleurs commissaires.

— Vous ne serez pas mariés avant notre arrivée ? demanda Sinclair. Ce ne serait pas juste de se marier dans ma ville, sans que je ne sois là.

— Nous ne savons pas encore très bien, lui dit Sally. Mais ce ne sera certainement pas avant l’arrivée du Lénine. Vous êtes, bien sûr, tous invités. » Les Granéens aussi, ajouta-t-elle en son for intérieur. Je me demande ce qu’ils en diront…

Le dîner se dispersa en un kaléidoscope de petits groupes dont Sally et Rod étaient le centre. On abaissa la table de la salle à manger d’apparat dans le pont pour donner plus de place aux invités, tandis que les stewards circulaient avec du café et du thé.

« Vous me permettrez, bien sûr, de vous féliciter à mon tour, leur dit Bury d’un ton doucereux. Et j’espère que vous ne penserez pas que je tente de vous acheter quand je vous enverrai mon cadeau de mariage.

— Mais pourquoi irait-on penser cela ? fit Sally innocemment. Merci, monsieur Bury. » Si sa première remarque était ambiguë, son sourire était assez chaleureux pour démentir cette impression. La réputation de Bury déplaisait à Sally, mais il s’était toujours montré charmant. Si seulement il avait pu surmonter cette terreur idiote que lui inspiraient les Granéens !

Rod put enfin quitter le centre de l’attention. Il alla trouver Horvath. « Vous m’avez fui durant toute la soirée, dit-il affablement, j’aimerais en connaître la raison. »

Horvath essaya de sourire mais comprit qu’il n’y réussirait pas. Ses sourcils se contractèrent, puis se détendirent quand il se décida : « Inutile de tenter d’être malhonnête… Blaine, je ne voulais pas de vous pour cette expédition. Vous savez pourquoi. Bien. Votre Renner m’a persuadé que vous n’auriez pas pu agir autrement au sujet de la sonde. Nous avons connu des différends, mais, l’un dans l’autre, je suis forcé d’approuver la façon dont vous avez mené votre commandement. Avec vos titres et votre expérience, il était inévitable que l’on vous donne un siège à la commission.

— Je ne m’y attendais pas, répondit Rod. À posteriori et du point de vue de Sparta, j’imagine que vous avez raison. Est-ce pourquoi vous êtes fâché contre moi ?

— Non, dit Horvath en toute honnêteté. Comme je l’ai dit, c’était inévitable et je ne laisse jamais les lois de la nature me hérisser. Mais je m’attendais à siéger à cette commission, Blaine. Ici, j’étais le doyen des scientifiques. J’ai dû me battre pour chaque miette d’information que nous avons obtenue. Alors, bon sang, si l’on donne deux sièges à des membres de l’expédition, j’en ai mérité un.

— Tandis que Sally, non ? dit froidement Rod.

— Elle a été très utile, dit Horvath. Elle est brillante et charmante, et bien sûr, vous ne pouvez être objectif à son propos – mais honnêtement, Blaine, pensez-vous que sa compétence vaille la mienne ? »

La moue de Rod disparut. Un léger sourire la remplaça. La jalousie professionnelle d’Horvath n’était ni comique ni pathétique, mais simplement inévitable. Tout aussi inévitable était son sentiment que ce défaut de nomination mettait en cause sa compétence scientifique. « Rassurez-vous, docteur, commença Rod. Sally n’est pas commissaire à cause de sa valeur scientifique. Pas plus que moi. L’empereur ne recherche pas la compétence mais l’intérêt. » Il faillit dire la loyauté mais comprit à temps que le terme aurait été très mal choisi. « Dans un sens, le fait que l’on ne vous ait pas nommé immédiatement – Rod mit l’accent sur ce mot – est un compliment. »

Horvath écarquilla les yeux. « Comment ? »

« Vous êtes un scientifique, docteur. Toute votre éducation et en fait, toute votre philosophie de la vie seront fondées sur l’objectivité. Exact ?

— Plus ou moins, concéda Horvath. Quoique depuis que j’ai quitté mon laboratoire…

— Vous avez dû vous battre pour des subventions. Mais, même là, vous n’avez fait de la politique que pour aider vos collègues à entreprendre ce que vous auriez fait si vous aviez été libéré de vos devoirs administratifs.

— Mais… Oui. Merci. Peu de gens semblent le comprendre.

— Ainsi, votre attitude envers les Granéens serait la même : objective. Apolitique. Or cela ne serait peut-être pas la meilleure solution pour l’Empire. Non pas que vous manqueriez de loyauté, docteur. Mais Sa Majesté sait que Sally et moi plaçons l’Empire avant tout. On nous y a endoctrinés depuis le jour de notre naissance. Nous ne pourrions même pas prétendre être scientifiquement objectifs, alors que les intérêts de l’Empire seraient en jeu. » Et si ça ne suffit pas à le calmer, qu’il aille au diable, pensa Rod.

Pourtant, cela suffit. Horvath n’était toujours pas content et allait manifestement encore tenter d’obtenir un siège à la commission. Mais il sourit et souhaita à Rod et Sally un heureux mariage. Rod s’excusa et retourna vers Sally avec un sentiment de satisfaction.

« Mais ne pouvons-nous pas dire au revoir aux Granéens ? implorait Sally. Rod, ne peux-tu pas le convaincre ? »

Rod regarda l’amiral d’un air impuissant.

« Madame, dit péniblement Kutuzov, je ne voudrais pas vous décevoir. Quand les Granéens arriveront en Néo-Écosse ils seront de votre ressort, pas du mien, et alors c’est vous qui me direz que faire à leur sujet. Mais, jusque-là, je suis responsable d’eux et je n’ai pas l’intention de modifier la politique que nous avions mise au point avant leur arrivée. Le docteur Hardy pourra leur faire passer tous les messages que vous voudrez. »

Que feriez-vous si Rod et moi vous ordonnions de nous laisser les voir ? pensa Sally. En tant que commissaires. Non. Cela provoquerait une scène et Rod semble penser que l’amiral est un homme assez utile. Si nous faisions cela, ils ne pourraient plus jamais travailler ensemble. D’ailleurs, Rod refuserait peut-être. N’abusons pas.

« Ce n’est pas comme si ces Granéens étaient des amis exceptionnels, lui rappela Hardy. Ils ont eu si peu de contacts humains que je les connais à peine moi-même. Je suis sûr que cela changera quand nous atteindrons la Néo-Écosse. » Hardy sourit et changea de sujet. « J’imagine que vous tiendrez votre promesse et attendrez le Lénine avant de vous marier.

— Mais j’insiste pour que ce soit vous qui nous unissiez, dit rapidement Sally. Nous allons devoir vous attendre !

— Je vous remercie. » Hardy allait continuer, mais Kelley traversa la salle vers eux et salua.

« Cap’taine, j’ai envoyé vos affaires sur l’Hermès, ainsi que celles de Dame Sally. Le message disait bien “le plus vite possible”.

— Mon ange gardien, dit Rod en riant. Il a raison. Sally, nous ferions bien de nous préparer. » Il grogna. « Il va être difficile de supporter trois g après un pareil dîner.

— Je dois, moi aussi, vous quitter, dit Kutuzov. J’ai des messages à envoyer par l’Hermès. » Il leur adressa un curieux sourire. « Au revoir, madame. Au revoir, capitaine. Bon voyage. Vous avez été un bon officier.

— Oh ! Je vous remercie, amiral. » Rod jeta un regard à la ronde et repéra Bury. « Kelley, l’amiral prend maintenant la responsabilité de Son Excellence…

— Avec votre permission, je maintiendrai le canonnier Kelley à la tête des gardes Marines, dit Kutuzov.

— Certainement, amiral. Kelley, soyez sacrément prudent quand vous arriverez en Néo-Écosse. Il essaiera peut-être de s’évader. Je ne sais pas ce qui l’attend, là-bas, mais les instructions sont claires : nous devons le garder en détention. Il tentera peut-être de corrompre un de vos hommes… »

Kelley grogna. « Il n’a pas intérêt.

— Oui. Enfin, au revoir, Kelley. Ne laissez pas Nabil vous planter une dague entre les côtes. J’aurai besoin de vous en Néo-Écosse.

— À vos ordres, capitaine. Soyez prudent, vous aussi. S’il vous arrivait quelque chose, le marquis me tuerait. Il me l’a dit avant notre départ de Crucis. »

Kutuzov se racla bruyamment la gorge. « Nos hôtes doivent partir, annonça-t-il. Avec nos dernières félicitations. »

Rod et Sally quittèrent la salle, entourés de cris joyeux, certains un peu trop forts. La soirée semblait devoir durer très longtemps.


L’aviso Hermès était un tout petit vaisseau. Bien qu’extérieurement il fût plus grand que l’aviso du Mac-Arthur, leur espace habitable était de la même taille. À l’arrière des systèmes de sécurité-sauvetage de la cabine, il n’était que réservoirs de carburant, moteurs et trappes d’inspection à travers lesquelles on ne pouvait que ramper. À peine Rod et Sally furent-ils à bord, qu’ils partirent.

Il n’y avait guère à faire, dans le minuscule astronef et l’accélération rendait de toute façon tout travail impossible. Le médic examinait ses passagers à intervalles de huit heures, afin de s’assurer qu’ils supportaient les trois g d’accélération. Il donna son accord quand Rod proposa d’en finir le plus tôt possible et permit que l’on aille jusqu’à trois g et demi. Sous cette accélération, il valait mieux dormir le plus possible et réduire l’activité mentale à la conversation légère.

Quand ils atteignirent le point Alderson, l’Œil de Murcheson était énorme, derrière eux. Un instant plus tard, ce n’était plus qu’une brillante étoile rouge, tout contre le Sac à Charbon, avec, sur le bord, un petit grain jaune.

48. Civil

À l’instant où ils atteignirent leur orbite autour de la Néo-Écosse, on les précipita vers la capsule de rentrée atmosphérique. Sally eut tout juste le temps de dire au revoir à l’équipage de l’Hermès qu’elle était déjà sanglée dans son nouveau véhicule.

« DÉGAGEZ LA CHALOUPE D’ATTERRISSAGE. PASSAGERS PARÉS À RENTRER. »

Les sas étanches se refermèrent bruyamment. « Prêt, capitaine ? demanda le pilote.

— Oui… »

Les rétrofusées s’allumèrent. Ce ne fut pas du tout un voyage agréable car le pilote était trop pressé. Ils tombèrent très bas au-dessus des rochers déchiquetés et des geysers de la Néo-Écosse. Quand ils arrivèrent à la ville, leur vitesse était trop grande et ils durent tourner deux fois autour de l’astroport. Puis la navette approcha lentement, se mit en vol stationnaire et se posa sur l’aire d’atterrissage de l’immeuble de l’amirauté.

« Voilà l’oncle Ben ! » cria Sally. Elle courut vers les bras ouverts du sénateur.

Benjamin Bright Fowler était âgé de quatre-vingts années standard et paraissait son âge. Avant que n’existent les processus de régénération, les médecins lui auraient donné cinquante ans et auraient pensé qu’il était en pleine possession de ses facultés intellectuelles. Cette seconde supposition aurait été une vérité.

Il mesurait 1,74 m et pesait quatre-vingt-dix kilos : c’était un homme développé et trapu, presque chauve, avec une bande de cheveux grisonnants autour du dôme luisant de son crâne. Il ne portait jamais de chapeau, sauf par le temps le plus froid et même alors, il oubliait en général son couvre-chef.

Le sénateur Fowler était vêtu, à la mode provinciale, d’un pantalon lâche s’évasant sur des bottes de cuir ciré. Un manteau en poil de chameau très usé le couvrait jusqu’aux genoux. Ses vêtements étaient très coûteux et jamais bien entretenus. Ses yeux rêveurs qui tendaient à s’embuer et son aspect chiffonné ne faisaient pas de lui un personnage imposant. Ses ennemis politiques avaient, à plus d’une occasion, fait l’erreur de confondre ses tenues avec ses capacités. Parfois, quand la circonstance était assez importante, il laissait son valet choisir ses vêtements et l’habiller. Alors, pour quelques heures du moins, il avait l’air qu’il aurait dû avoir. C’était, après tout, l’un des hommes les plus puissants de l’Empire. Pourtant, en général, il revêtait le premier vêtement qui lui tombait sous la main et, étant donné qu’il interdisait à ses domestiques de jeter quoi que ce soit de sa garde-robe qu’il eût un jour apprécié, il portait souvent de vieux habits.

Il serra Sally contre lui et elle l’embrassa sur le front. Sally était plus grande que son oncle et elle était tentée de lui piquer un baiser sur le haut de la tête, mais en fait, le sénateur était assez ennuyé par sa propre calvitie. Et, bien sûr, il interdisait absolument aux capilliculteurs d’y toucher.

« Oncle Ben, je suis heureuse de vous voir ! » Sally se libéra avant qu’il ne lui écrasât les côtes. Puis, feignant la colère : « Vous avez encore voulu arranger ma vie ! Saviez-vous que ce radiogramme obligerait Rod à demander ma main ? »

Le sénateur Fowler prit un air intrigué. « Tu veux dire qu’il ne l’avait pas déjà fait ? » Il fit mine d’examiner Rod très attentivement. « Il a pourtant l’air normal. Ce doit être une lésion interne. Comment allez-vous, Rod ? Vous semblez en forme, mon garçon. » Il enfouit la main de Rod dans la sienne et la serra à lui en faire mal. De la main gauche, il tira son ordinateur de poche des plis incongrus de son épais manteau. « Désolé de vous presser, les enfants, mais nous sommes en retard. Venez, venez… » Il se tourna et fonça vers l’ascenseur, sans leur permettre de répondre.

Ils descendirent douze étages et Fowler les guida le long de couloirs sinueux. Des Marines gardaient la porte devant laquelle le sénateur s’arrêta pour dire à Rod : « Entrez, entrez. Vous ne pouvez pas faire attendre tous ces amiraux et tous ces capitaines. Allons, Rod ! »

Les Marines saluèrent et Rod répondit machinalement. Il entra, étonné, dans une grande salle, lambrissée de bois sombre et barrée par une immense table de marbre. Cinq capitaines et deux amiraux y siégeaient. L’officier juriste était assis derrière un petit bureau et on avait prévu de la place pour un greffier et ses assistants. Dès que Rod entra, quelqu’un entonna « La présente Cour d’Enquête entre en session. Avancez et prêtez serment. Déclinez votre identité.

— Euh ?

— Votre nom, capitaine », lança l’amiral qui se tenait au centre de la table. Rod ne le reconnut pas. Il ne connaissait que la moitié des officiers présents. « Vous savez votre nom, n’est-ce pas ?

— Oui… amiral. Mais on ne m’avait pas dit que je devais comparaître directement devant la commission d’enquête.

— Maintenant vous le savez. Déclinez votre identité.

— Roderick Harold, Sire Blaine, capitaine des Forces Spatiales de l’Empire ; ex-commandant du Mac-Arthur.

— Merci. »

Ils se mirent à lui poser des questions en rafale. « Capitaine, quand avez-vous appris que les extra-terrestres miniatures étaient capables d’employer des outils et d’effectuer des travaux utilitaires ? » « Capitaine, veuillez décrire les procédures de stérilisation que vous avez employées. » « Capitaine, selon vous, les extraterrestres restés hors du vaisseau ont-ils su, à un moment quelconque, que vous aviez des miniatures en liberté dans votre astronef ? »

Il répondit de son mieux. Parfois un officier posait une question pour s’entendre répondre par une autre : « C’est dans le rapport, bon sang ! N’avez-vous pas écouté les bandes ? »

L’enquête se déroula à une vitesse effarante. Tout à coup, elle prit fin. « Vous pouvez vous retirer quelques instants, capitaine », dit l’amiral-président.

Sally et le sénateur Fowler attendaient dans le couloir en compagnie d’une jeune femme en kilt, portant une serviette, à l’air très professionnel.

« Mademoiselle Mc Pherson. Ma nouvelle secrétaire particulière, dit Sally en la présentant.

— Très heureux de faire votre connaissance, messire. Madame, je ferais bien de…

— Certainement. Merci. » Mc Pherson partit en un cliquetis de talons sur le sol de marbre. Elle avait une démarche plaisante. « Rod, dit Sally, Rod, sais-tu à combien de soirées nous devons impérativement aller ?

— Des soirées ! Mais, bon sang, écoute, ils sont en train de décider de mon sort, là-dedans. Et toi tu…

— Billevesée, jeta le sénateur Fowler. Il y a des semaines que cette décision-là est prise. Depuis que Merrill, Cranston, Armstrong et moi avons écouté le rapport de Kutuzov. J’étais là, avec dans la poche l’ordonnance de Sa Majesté vous concernant et, vous, vous aviez perdu votre unité ! Heureusement que cet amiral est honnête, mon garçon. Heureusement. »

La porte s’ouvrit et un fonctionnaire appela Blaine.

Rod entra et se posta devant la table. L’amiral prit un papier et s’éclaircit la voix.

« Conclusions unanimes de la Cour spéciale d’instruction réunie pour examiner les circonstances de la perte du croiseur de bataille de classe Général de sa Majesté Impériale, le Mac-Arthur. Premièrement : le vaisseau a été perdu à cause d’un envahissement accidentel par des formes de vie extra-terrestres et a été détruit pour éviter la contamination d’autres astronefs. Deuxièmement : la Cour acquitte le capitaine Roderick Blaine, F.S.E., commandant le vaisseau, du délit de négligence. Troisièmement : la Cour ordonne que les officiers survivants du Mac-Arthur préparent un rapport de procédure détaillé grâce auquel de telles pertes puissent être évitées à l’avenir. Quatrièmement : la Cour note que la fouille et la stérilisation du Mac-Arthur ont été entravées par la présence à bord d’un grand nombre de civils et de leur équipement. La Cour note que le ministre Antoine Horvath, doyen des scientifiques, a protesté contre ces mesures et conseillé une interruption minimale des expériences civiles. Cinquièmement : la Cour note que le capitaine Blaine aurait été plus prompt à fouiller son vaisseau s’il n’avait pas affronté les difficultés décrites précédemment, et recommande que le capitaine du Mac-Arthur ne soit pas poursuivi. Ces conclusions étant unanimes, la Cour est dissoute. Capitaine, vous pouvez disposer.

— Je vous remercie, amiral.

— Oui. C’était une belle négligence, Blaine. Vous le savez, non ?

— Oui, amiral. » Combien de fois y ai-je pensé ?

« Mais je doute que quiconque dans la Flotte aurait pu mieux se débrouiller. Le vaisseau devait être un véritable asile de fou avec tous ces civils à bord. Bien. Sénateur, il est à vous. Ils sont prêts, en salle 675.

— Très bien. Merci, amiral. » Fowler poussa Blaine hors de la salle d’audience et lui fit dévaler le couloir vers l’ascenseur que retenait un sous-officier.

« Où allons-nous encore ? demanda Rod. Six cent soixante-quinze ? C’est le service des retraites !

— Bien sûr, dit l’amiral. Vous ne pensiez pas pouvoir appartenir à la Flotte et à la commission en même temps, tout de même ? C’est pour cela que nous avons dû bâcler l’enquête. Vous ne pouviez pas prendre votre retraite avant sa conclusion.

— Mais, sénateur…

— Ben. Appelez-moi Ben.

— Oui, sénateur. Ben, je ne veux pas quitter la Flotte ! C’est toute ma carrière…

— Plus maintenant. » L’ascenseur s’arrêta et Fowler en fit sortir Rod. « De toute façon, vous auriez dû en partir un jour ou l’autre. Votre famille est trop illustre. Nous ne pouvons pas laisser les Pairs négliger le gouvernement pour se balader toute leur vie dans des vaisseaux spatiaux. Vous saviez bien que vous auriez à partir à la retraite tôt.

— Oui. Après la mort de mes frères, la question ne se posait plus.

Mais pas encore ! Écoutez, ne peuvent-ils pas me mettre en congé provisoire ?

— Ne soyez pas bête. La question des Granéens va nous accompagner longtemps, Sparta est trop loin pour la traiter. Nous y voilà. » Fowler le précéda dans une salle.

Ses papiers de mise à la retraite étaient déjà remplis. Roderick Harold, Sire Blaine : promu au grade de contre-amiral et placé sur la liste du personnel de réserve, par ordre de Sa Majesté Impériale.

« Où devrons-nous envoyer votre retraite ?

— Plaît-il ?

— Vous avez droit à une pension. Où voulez-vous que nous l’envoyions, Messire ? » Aux yeux du sous-officier, Rod était déjà civil.

« Puis-je en faire donation au fond d’entraide de la Flotte ?

— Oui.

— Alors d’accord. »

Le fonctionnaire écrivit rapidement. Il y avait d’autres questions, toutes banales. Il compléta les documents, les tendit à Rod avec un stylo. « Veuillez signer là, Messire. »

Dans la main de Rod, le stylo était froid. Il aurait voulu ne pas y toucher.

« Allons, allons, nous avons une douzaine de rendez-vous, pressa le sénateur Fowler. Pour vous et Sally. Allons mon garçon, signez !

— Oui, sénateur. » Inutile de traîner. Il n’y avait rien à discuter. Si l’empereur m’a nommé à cette maudite commission – il griffonna son paraphe, puis appliqua l’empreinte digitale de son pouce sur les papiers.


Un taxi les conduisit rapidement à travers les étroites rues de la Néo-Écosse. La circulation était dense et la voiture ne portait pas les petits fanions officiels qui, sinon, leur auraient ouvert la route. Pour Rod, c’était une expérience inhabituelle que de voyager ainsi. En temps normal, il avait des glisseurs de la Flotte pour l’emmener de toit en toit et lors de son dernier passage à la Néo-Écosse, sa chaloupe personnelle l’attendait. Fini, fini tout ça.

« Je vais devoir acheter un glisseur et trouver un chauffeur, dit Rod. J’imagine que les commissaires ont droit à une licence de transport aérien ?

— Bien sûr. Vous avez tous les droits, dit le sénateur Fowler. D’ailleurs, la nomination au poste de commissaire implique l’élévation au titre de baron. Vous n’en avez pas besoin, mais c’est une autre raison pour laquelle nous sommes très populaires ces temps-ci.

— Combien de commissaires y aura-t-il au juste ?

— Je peux aussi décider de cela. Il n’en faudra pas trop. » Le taxi freina net devant un piéton qu’il avait failli renverser. Fowler saisit son ordinateur de poche. « Encore un retard. Nous avons des rendez-vous au palais. C’est là que vous allez résider, bien sûr. Les quartiers des domestiques sont exigus mais nous réussirons bien à y faire entrer les vôtres. Au fait, en avez-vous ? Voulez-vous que mon secrétaire arrange cela ?

— Kelley est à bord du Lénine. Je pense qu’il restera avec moi. » Un autre homme de valeur, perdu pour la Flotte.

« Kelley ! Comment va cette vieille fripouille ?

— Très bien.

— J’en suis heureux. Maintenant que j’y pense, votre père voulait que je lui donne de ses nouvelles. Savez-vous que ce Marine a mon âge ? Je me souviens de lui, en uniforme, alors que votre père était lieutenant et, croyez-moi, c’était il y a longtemps.

— Où est Sally ? » Quand Rod était sorti de la salle 675, elle était déjà partie. Rod n’en avait pas été mécontent car, avec ses poches déformées par ses papiers de mise à la retraite, il n’avait pas tellement le cœur à parler.

« Partie acheter des vêtements, bien sûr. Vous, vous n’aurez pas à le faire. Un de mes aides a tiré vos mesures des archives de la Flotte et vous a acheté deux costumes. Ils sont au palais.

— Ben… vous allez bien vite, Ben, dit Rod prudemment.

— Bien forcé. Nous devons trouver des réponses avant que le Lénine n’arrive en orbite. En attendant, il nous faut étudier la situation politique locale. Tout est emmêlé : l’A.I.M. veut commercer, au plus tôt. La ligue humanitaire exige des échanges culturels, dito. Armstrong veut sa flotte pour faire face aux rebelles, mais il a peur des Granéens. Il faut régler cela avant que Merrill ne puisse continuer la reconquête du secteur trans-Sac à Charbon. Les milieux boursiers d’ici à Sparta sont sur le qui-vive : quel sera l’impact de la technologie sur l’économie ? Quelles sociétés vont être ruinées ? Qui va devenir riche ? Et tous ces problèmes sont entre nos mains, mon garçon. C’est à nous de définir la politique d’action.

— Eh bien. » Rod commençait à comprendre. « Et Sally ? Et le reste de la commission ?

— Ne soyez pas idiot. Vous et moi sommes la commission. Sally fera ce qui sera nécessaire.

— Vous voulez dire : ce que vous voudrez qu’elle fasse. Je n’en serais pas si sûr… Elle a son caractère.

— Croyez-vous que, moi, je ne le sais pas ? J’ai vécu assez longtemps avec elle. Vous aussi, vous êtes indépendant. Je ne pense pas pouvoir vous dicter votre conduite. »

Vous ne vous êtes pas mal débrouillé jusqu’à présent, pensa Rod.

« Vous pouvez imaginer cette commission, non ? demanda Ben. Le parlement s’est inquiété des prérogatives impériales. Et s’il y en a une qui ne peut être contestée, c’est celle de décider de la défense à opposer aux extra-terrestres. Mais si ceux-ci sont pacifiques, et cœtera, le parlement voudra dire son mot sur les accords commerciaux. Or, l’empereur n’est pas prêt de remettre la question granéenne entre les mains du gouvernement, avant de savoir exactement ce que nous affrontons. Mais, de l’endroit où il se trouve, il ne peut pas l’apprendre. Il ne peut pas venir ici en personne. Cela provoquerait de drôles de problèmes à Sparta ! Le parlement ne pourrait pas l’empêcher de déléguer le prince héritier, Lysander. Mais il est trop jeune. D’où l’impasse. Mais si l’empereur est une chose, ses agents officiels possédant des pouvoirs impériaux en sont une autre. Même moi, je ne voudrais pas donner ce genre d’autorité à quiconque n’appartiendrait pas à la famille royale. Un homme, une famille, ne peuvent pas exercer, personnellement, un pouvoir trop étendu, quel que soit leur pouvoir théorique. Mais s’ils ont des délégués, c’est une tout autre affaire.

— Pourquoi pas Merrill ? C’est son secteur.

— Comment, Merrill ? Les mêmes restrictions s’appliquent à lui. Et bien d’autres encore. La tâche du vice-roi est définie assez précisément. Celle de traiter avec les extra-terrestres ne l’est pas. Merrill ne risquerait pas de se croire trop fort et d’essayer de mettre sur pied son propre empire, mais l’histoire prouve une chose : il faut être très attentif à ce genre de chose. Donc il fallait que ce soit une commission. Or, à son tour, le parlement n’est pas prêt de déléguer un tel pouvoir à un homme seul. Pas même à moi. Étant donné que j’ai les voix, on m’a nommé président. On y a mis ma nièce – mon frère était plus populaire que moi, nous avions besoin d’une femme et justement Sally rentre du Grain. Bien. Mais je ne pourrai pas rester ici trop longtemps, Rod. Et quelqu’un devra le faire à ma place. Vous, Rod.

— Je m’y attendais. Pourquoi moi ?

— Parce que c’est évident. On a eu besoin de l’appui de votre père pour faire approuver l’idée de la commission. Le marquis est assez aimé, en ce moment. Il a fait du bon travail en consolidant son secteur. Il a un bon dossier militaire. Et, de toute façon, vous faites presque partie de la famille royale. Vous êtes sur la liste des héritiers du trône…

— Oui, je suis à peu près le vingt-huitième. Le fils de ma sœur est mieux placé que moi.

— Peut-être, mais ce n’est pas distribuer la prérogative impériale à n’importe qui. Les Pairs vous font confiance. Les barons aiment bien le marquis, les communes aussi et personne n’ira penser que vous voudriez être roi ici, car alors vous perdriez Crucis. Donc il reste simplement à trouver deux hommes de paille nés dans le coin qui accepteront leur baronnie et vous suivront après mon départ. Vous devrez vous trouver un remplaçant avant de pouvoir rentrer chez vous, mais vous réussirez. J’y suis bien arrivé… » Fowler sourit béatement.

Devant eux, se dressait le palais. Des soldats en kilt de cérémonie y montaient la garde, mais l’officier qui vérifia l’identité de Fowler et Rod était un Marine.

« Il faut se dépêcher », dit le sénateur alors que leur véhicule contournait l’allée circulaire avant de s’arrêter devant les marches de pierre rouge et jaune. « Rod, si les Granéens représentaient une menace, pourriez-vous leur envoyer Kutuzov avec une flotte de combat ?

— Sénateur ?

— Vous avez entendu. Qu’est-ce qui vous fait sourire ?

— Sur le Grain, j’ai eu la même conversation avec l’un de mes officiers. Mais c’était moi qui jouais votre rôle. Oui, sénateur. Cela ne me dirait rien mais je pourrais envoyer l’amiral. Et si je peux vous répondre aussi vite, c’est parce que j’ai réfléchi à la question en venant ici. Si cela avait été non, j’aurais dû vous dire de garder votre commission. » Il fit une pause. « Sally, par contre, ne pourrait pas le faire.

— Pas étonnant. Mais elle ne s’y opposerait pas. Tout événement qui nous amènerait, vous ou moi, à prendre pareille décision, la ferait démissionner. Écoutez, j’ai lu et relu les rapports de l’expédition et je n’y ai rien trouvé de tellement mauvais. Sauf quelques petites choses. Par exemple, vos enseignes. J’ai du mal à avaler cette couleuvre-là.

— Moi aussi… »

La voiture s’arrêta devant le perron du palais et le chauffeur leur ouvrit les portières. Rod pécha des billets de banque dans sa poche et donna un trop gros pourboire car il n’avait pas l’habitude de prendre le taxi.


« Puis-je disposer, messire ? » demanda le domestique.

Rod jeta un coup d’œil à son ordinateur de poche. « Oui, je vous remercie. Sally, nous allons être en retard. » Il ne tenta même pas de se lever. « Angus – nous prendrons du café. Avec du cognac.

— Oui, messire.

— Rod, nous allons vraiment être en retard. » Sally non plus ne se leva pas. Ils se regardèrent et éclatèrent de rire. « Quand avons-nous déjeuné ensemble pour la dernière fois ? demanda Sally.

— Il y a une semaine ? Deux ? Je ne m’en souviens plus. Sally, je n’ai jamais été aussi occupé. À côté de cela, une grande manœuvre de la Flotte serait du gâteau. » Il grimaça. « Nous avons une autre soirée, aujourd’hui. Celle de Dame Riordan. Sommes-nous absolument obligés d’y aller ?

— L’oncle Ben dit que le baron Riordan a beaucoup d’influence en Néo-Irlande et que nous aurons besoin de son appui sur place.

— Bon, alors nous y sommes obligés. » Angus entra avec le café. Rod y goûta et poussa un soupir de satisfaction. « Angus, c’est le meilleur café et le meilleur cognac que j’aie jamais bus. En une semaine, la qualité de ce que vous nous donnez s’est améliorée.

— Oui, messire. Cela vous est réservé.

— À moi ? Sally, est-ce ton œuvre ?

— Non. » Elle eut l’air intriguée. « Où avez-vous trouvé tout cela, Angus ?

— Un capitaine de la marine marchande l’a apporté en personne au palais du gouvernement, madame. Il a dit que c’était pour Sire Blaine. Le chef y a goûté et a déclaré que c’était présentable.

— C’est bien vrai, acquiesça Rod avec enthousiasme. Qui était ce capitaine ?

— Je m’en enquerrai, messire.

— Sans doute quelqu’un qui brigue un poste, dit pensivement Rod après le départ du domestique. Pourtant, dans ce cas-là, il m’aurait fait savoir qu’il était venu… » Il regarda de nouveau l’heure. « Nous ne pouvons pas faire patienter le vice-roi tout l’après-midi.

— Pourquoi ? De toute façon, l’oncle Ben et toi, vous refusez ma suggestion et…

— Laissons cela jusqu’à la réunion, mon cœur. » Le vice-roi exigeait une décision immédiate de la commission sur ce qu’il fallait faire à propos des Granéens. Il n’était qu’une des nombreuses personnes qui en faisaient autant. Le ministre de la Guerre, Armstrong, voulait savoir quelle taille devrait avoir la flotte de guerre qui désarmerait les Granéens – juste au cas où, disait-il – afin que la division « Plans de bataille » de l’amiral Cranston puisse se mettre au travail.

L’Association Impériale des Marchands insistait pour que tout ce que Horace Bury savait des possibilités commerciales Grain-Empire fût mis à la disposition de tous ses membres. Le grand diacre de l’Église de Lui voulait des preuves que les Granéens étaient des anges. Une autre faction illiste soutenait qu’ils étaient des démons et que l’Empire bloquait cette information. Le cardinal Randolph, de l’Église impériale, voulait que l’on diffuse en trois dimensions des bandes montrant la vie des Granéens, pour en finir une fois pour toutes avec les Illistes.

Et tout le monde à deux cents parsecs à la ronde voulait siéger à la commission.

« Du moins serons-nous à la même réunion, dit Sally.

— Oui. » Au palais, leurs appartements étaient dans le même couloir mais, sauf au cours des soirées, ils se voyaient peu. Dans le tumulte des dernières semaines, Rod et Sally s’étaient rarement retrouvés aux mêmes tables de travail.

Angus revint et s’inclina. « C’est le capitaine Anderson, du Ragnarok, messire.

— Je vois. Merci, Angus. C’est un vaisseau de la Compagnie Impériale d’Autonétique, Sally.

— Alors, c’est Bury qui a envoyé le café et le cognac ! C’est très gentil de sa part…

— Oui. » Rod soupira. « Sally, il faut vraiment y aller. » Ils montèrent de la salle à manger des cadres au bureau de travail du vice-roi Merrill. Le sénateur Fowler, le ministre de la Guerre Armstrong et l’amiral Cranston, impatients, les attendaient.

« C’était notre premier déjeuner en tête à tête depuis deux semaines, expliqua Rod. Toutes mes excuses », dit-il d’une manière qui faisait penser que c’était pour la forme.

« La pression se relâchera quand le Lénine arrivera, dit le sénateur Fowler. Les scientifiques de Horvath pourront prendre en charge la plupart des apparitions publiques. Ils vont en baver.

— À condition que vous leur donniez la permission de se montrer, dit le prince Merrill d’un ton traînant. Vous n’avez pas laissé vos petits protégés dire grand-chose malgré tout ce qu’ils ont raconté.

— Excusez-moi, Sire, dit l’amiral Cranston. Je suis pressé. Que faisons-nous au sujet de l’arrivée du Lénine ? Il se mettra en orbite dans soixante heures. Je dois envoyer des directives à Kutuzov.

— Tout cela serait déjà traité si vous écoutiez mes suggestions, oncle Ben, dit Sally. Logez-les au palais, donnez-leur des domestiques et des gardes et laissez-les décider qui ils veulent voir.

— Elle n’a pas tort, Ben, fit observer Merrill. Après tout, ce sont bien les représentants d’une puissance souveraine. Difficile de justifier qu’on les enferme, non ? Cela ferait une mauvaise impression. Et à quelle fin ?

— L’amiral Kutuzov est convaincu que les Granéens représentent une menace pour nous, dit le ministre de la Guerre. Il les dit très persuasifs. Laissez-les parler à qui ils désirent et Dieu sait ce qui se passera. Ils pourraient nous créer des ennuis politiques, Sire. Or, nous n’en avons pas besoin.

— Mais vous êtes obligé d’admettre que les Granéens ne présentent aucun danger militaire », insista Sally.

Benjamin Fowler poussa un profond soupir. « Nous en avons déjà débattu. Ce n’est pas l’aspect militaire qui m’inquiète ! Si nous laissons les Granéens en liberté, nous pourrons être sûrs qu’ils passeront des accords. Le rapport de Bury me convainc parfaitement. Les Granéens pourront obtenir que divers groupes d’intérêt se forment pour les soutenir. Ils pourront négocier des accords commerciaux.

— La commission a le droit de veto sur toutes ces démarches, oncle Ben.

— Il est plus facile de tuer un marché dans l’œuf que de l’interdire une fois qu’il est conclu. Écoute, si les Granéens sont tout ce que Horvath croit : pacifiques, impatients de nous vendre ou de nous donner de nouvelles technologies, inintéressés par l’acquisition d’espace vital – et comment diable pourrions-nous en être sûrs ? –, s’ils ne créent pas de menace militaire, s’ils ne s’allient jamais aux rebelles… »

L’amiral Cranston émit un grognement.

« … si tout le reste est vrai, même s’ils sont tout cela et plus encore, ils posent encore des problèmes. Pour commencer, leur technologie va secouer tout l’Empire. Nous ne pouvons pas la vulgariser sans plan de réajustement industriel.

— Les syndicats s’en préoccupent, dit sèchement Merrill. Le président de la Confédération Impériale des Travailleurs était ici même, il y a moins d’une heure, exigeant que nous bloquions les Granéens jusqu’à ce que son état-major ait pu étudier les problèmes de chômage. Il n’est pas contre les nouvelles technologies, mais il veut que nous soyons prudents. Peux pas lui en vouloir.

— L’A.I.M. n’est plus très chaude, dit Rod. Hier soir, chez Dame Malcolm, deux Marchands m’ont dit qu’ils revenaient sur leur première impression, à propos des Granéens. » Rod tripota les revers de sa tunique tricotée aux couleurs vives. Les vêtements civils auraient dû mieux lui aller et être plus confortables que l’uniforme de la Flotte, mais Rod ne s’y sentait pas mieux. « Bon sang, je ne sais que dire ! J’ai été tellement occupé à faire des discours insensés et à aller à des réunions et à des soirées inutiles que je n’ai pas eu un instant pour réfléchir de façon constructive.

— Bien sûr, bien sûr, le calma Merrill. Et pourtant, messire, les ordres de Sa Majesté sont clairs. Il faut l’avis de votre commission et je l’attends toujours. Dame Sandra…

— Sally. S’il vous plaît. » Elle n’avait jamais aimé son prénom. Pour une raison qu’elle n’aurait pu dévoiler à personne.

« Dame Sally nous a au moins offert quelque chose. Sénateur, Blaine et vous allez devoir faire autre chose que de protester de votre manque de données !

— Et il y a le petit problème de ma flotte, ajouta Armstrong. Il me faut savoir si les vaisseaux de guerre de Cranston peuvent retourner faire la course aux rebelles, ou s’ils doivent rester en alerte dans ce coin-ci du secteur. Si nous ne nous montrons pas dans les provinces éloignées, nous allons avoir de nouvelles révoltes sur les bras !

— Toujours les mêmes exigences ? demanda Rod.

— Oui. Ils veulent des astronefs à eux. Certains parlent aussi de la politique impériale, mais ce sont surtout des vaisseaux qu’ils réclament. J’en deviens fou ! Ils sont maîtres de leur politique intérieure. Ils ne paient pas plus d’impôts que nous. Quand les rebelles se manifestent, ils nous appellent et nous venons. Mais tout cela n’est pas votre problème, messire. Si nous avons vraiment besoin d’unités pour défendre l’humanité contre des monstres extraterrestres, je vous les trouverai, même si je dois aller travailler moi-même dans les chantiers de Mc Pherson.

— Il serait presque plus intéressant que ces Granéens soient hostiles, dit pensivement Merrill. Une vraie menace contre l’Empire unifierait les provinces. Me demande si je pourrais faire gober cela aux barons ?

— Sire ! protesta Sally.

— Une idée, juste une idée.

— Éblouissez-les par d’habiles astuces », grogna Fowler. Ils se tournèrent tous vers lui, les yeux écarquillés. « C’est évident. Offrez une journée portes ouvertes à la presse. Quand le Lénine arrivera nous donnerons un spectacle tel que la Néo-Écosse n’en a jamais vu. Tous les honneurs, une grande réception pour les Granéens. Un tas de cérémonies, de parades, de revues, d’inspections. Des réunions avec les gens des Affaires étrangères. Personne ne pourra protester si les apparitions publiques des Granéens sont cérémonieuses et si le ministère des Affaires étrangères monopolise le reste de leurs journées. Pendant ce temps, nous nous mettrons au travail. Sire, nous vous présenterons nos conseils dès que possible, mais Léoni – Sa Majesté ne m’a pas envoyé ici pour noter des jugements éclair. Tant que je n’en saurai pas plus, il faudra bien se contenter de cela. »

49. Parades

Quand la navette se posa sur le toit du palais, le son suraigu de ses moteurs se mua en un bourdonnement, puis se tut. Dehors, un long roulement de tambour retentit. Le son martial des instruments filtrait jusque dans la cabine et éclata quand on ouvrit le sas.

David Hardy cligna des yeux devant la réflexion du soleil matinal sur les pierres multicolores du palais. Il renifla l’air frais, exempt de l’odeur de renfermé des vaisseaux spatiaux et sentit sur sa peau la chaleur de la Néo-Cal. De ses pieds, il éprouva la solidité de la pierre. Enfin chez soi !

« GARDE D’HONNEUR, À MON COMMANDEMENT, GARDE A VOUS ! »

Oh, Seigneur, pensa David, ils ont mis le paquet. Il bomba le torse et descendit le plan incliné sous les zooms des cameramen. D’autres officiers de la Flotte et des civils le suivirent. Le docteur Horvath sortit le dernier et, quand il apparut, David hocha la tête à l’intention de l’officier commandant le détachement militaire.

« PRÉSENTEZ ARMES ! » CLAC ! CLAC ! Cinquante paires de gants blancs firent un mouvement identique et claquèrent ensemble sur cinquante fusils. Cinquante manches violettes, lourdes de galons dorés, s’immobilisèrent avec une précision mécanique. Le roulement de tambour enfla et se fit plus rapide.

Les Granéens descendirent la passerelle. Le soleil les fit cligner des yeux. Les clairons sonnèrent, puis se turent en même temps que les tambours. Seuls les bruits de la circulation, à un demi-kilomètre de distance, vinrent troubler le silence qui s’installa. Même les journalistes se figèrent. Les Granéens pivotèrent rapidement du torse.

Ô, curiosité ! Un monde humain, enfin ! Et les hommes qui le dirigeaient. Pourtant, que faisaient-ils ? Sur le devant se trouvaient deux rangs de Marines rigides comme des statues, leurs armes tenues d’une façon qui ne pouvait leur être agréable, tous identiques et ne menaçant manifestement personne ; mais Ivan se retourna machinalement pour chercher ses guerriers.

À leur droite, se trouvaient d’autres Marines qui portaient des émetteurs de bruit et non des armes. Certains brandissaient des bannières aux couleurs abaissées en signe de respect ; trois autres portaient des armes et un quatrième tenait un plus grand étendard qui n’était pas baissé : c’était là, des symboles qu’ils avaient déjà vus. Couronne et astronef, aigle, marteau et faucille.

Droit devant, au-delà de la foule du personnel du Lénine et du Mac-Arthur, se tenaient d’autres humains dans les tenues les plus extravagantes. Ils attendaient manifestement de parler aux Granéens mais ne le firent pas.

« Le capitaine Blaine et mademoiselle Fowler », gazouilla Jock. « Leur attitude indique que la déférence est due aux deux hommes qui les précèdent. »

David Hardy fit avancer les Granéens. Les extra-terrestres plissaient du nez, et bavardaient entre eux d’un ton musical. « Si l’air vous est désagréable, dit David, nous pourrions fabriquer des filtres. Je n’avais pas remarqué que l’air du vaisseau vous importunait. » Il s’emplit les poumons de ce précieux fluide.

« Non, non, c’est seulement un peu fade et sans goût », dit une médiatrice. Il était impossible de différencier les deux. « Et puis, il y a un surplus d’oxygène. Je pense que nous en aurons besoin.

— À cause de la pesanteur ?

— C’est cela. » La Granéenne se tourna vers le soleil. « Nous aurons aussi besoin de lunettes teintées.

— Certainement. » Ils arrivèrent au bout des rangées de gardes d’honneur. Hardy s’inclina devant Merrill. Les médiatrices firent de même dans une parfaite imitation. Le blanc se tint droit un moment puis s’inclina mais moins bas que les autres.

Le docteur Horvath attendait. « Le prince Stephan Merrill, vice-roi de Sa Majesté Impériale pour le secteur trans-Sac à Charbon, annonça Horvath. Sire, l’Ambassadeur d’Alpha du Grain. Il est appelé Ivan. »

Merrill s’inclina sèchement, puis il présenta Benjamin Fowler. « Le sénateur Benjamin Bright Fowler, Sire Président de la Commission Impériale Extraordinaire. Le sénateur Fowler a les pleins pouvoirs pour parler au nom de l’Empereur et il a un message pour vous de la part de Sa Majesté. »

Les Granéens s’inclinèrent à nouveau.

Le sénateur Fowler avait autorisé son valet à l’habiller convenablement. Des milliards d’humains verraient tôt ou tard l’enregistrement de cette rencontre. Il arborait une tunique sombre sans aucune décoration sauf un soleil d’or, sur le côté gauche de sa poitrine. Sa ceinture était neuve, son pantalon tombait parfaitement et disparaissait dans le haut de ses souples bottes étincelantes. Il plaça sous son bras gauche une canne noire de Malacca au pommeau d’or gravé tandis que Rod Blaine lui tendait un parchemin. Fowler lut de sa voix « des discours officiels ». Lors des débats parlementaires, il était très vif, mais ses allocutions plus formelles étaient guindées. Celle-ci n’y faisait pas exception.

« Léonidas IX, par la grâce de Dieu Empereur de l’Humanité, salue les représentants de la civilisation granéenne et leur souhaite la bienvenue. Depuis des milliers d’années, l’homme a recherché ses frères dans l’univers. Nous en avons rêvé tout au long de notre Histoire… » Le message était long et cérémonieux, et les Granéens l’écoutaient en silence. À leur gauche, un groupe d’hommes se bousculait, chuchotait, et pointait des instruments que les Granéens reconnurent comme étant des caméras tri-di très mal conçues. Il y avait une forêt de tels appareils et beaucoup trop d’hommes. Pourquoi les humains devaient-ils être aussi nombreux pour faire un travail si simple ?

Fowler termina le message. Il suivit le regard fixe des Granéens sans tourner la tête. « Ces messieurs de la presse, murmura-t-il. Nous essayerons de les empêcher de vous importuner. » Puis il brandit le parchemin afin de montrer le sceau impérial et il le tendit aux Granéens.

« Ils attendent manifestement une réponse. C’est là un des événementssolennelsdont Hardy nous avait avisés. Je n’ai aucune idée de ce qu’il faut dire. Et vous ? »

Jock : « Non, mais il faut trouver quelque chose. »

Le maître parla. « Que nous ont-ils dit ? »

« Je pourrais vous le traduire mais cela n’aurait aucun intérêt. Ils nous ont souhaité la bienvenue au nom de leur empereur qui semble un sur-maître. Le petit gros est un médiateur de l’empereur.

— Ah. Nous avons enfin trouvé quelqu’un qui sache communiquer. Parlez-lui.

— Mais il n’a rien dit.

— Faites-en autant. »

« Nous sommes très reconnaissants du bon accueil de l’empereur.

Nous croyons que cette première rencontre entre races intelligentes sera un événement historique, peut-être le plus important de nos Histoires respectives. Nous sommes très désireux de commencer les échanges et l’enrichissement réciproque des Granéens et des Humains. »

« On dirait Horvath. »

« Bien sûr. C’était là ses mots. Il les employait souvent avant que les humains n’aient détruit le plus petit de leurs deux vaisseaux. Nous devons d’ailleurs apprendre pourquoi ils ont fait cela. »

« Vous ne le leur demanderez pas, tant que nous n’en saurons pas plus sur les humains. »

Les Granéens se tenaient raides dans un silence qui se prolongeait de manière embarrassante. Ils n’avaient manifestement rien à ajouter.

« Vous êtes sans doute très fatigués par votre voyage, dit Merrill. Vous désirez certainement vous reposer dans vos appartements avant que ne débute la parade. » Les Granéens ne répondant pas, Merrill fit un léger signe de la main. L’orchestre entama une marche et les Granéens furent conduits vers l’ascenseur.

« Nous vous débarrasserons de cette maudite presse, marmotta Fowler. On ne peut rien faire dans une maison de verre. » Il se tourna pour sourire aux caméras. Les autres en firent autant, et ils souriaient encore quand la porte de l’ascenseur se ferma au nez des journalistes qui s’étaient précipités en voyant que les Granéens partaient.


Il n’y avait apparemment aucune caméra de surveillance dans les pièces, et les portes avaient des verrous intérieurs. Les pièces étaient nombreuses et toutes hautes de plafond. Trois d’entre elles étaient équipées de ce que les humains pensaient être des lits pour les Granéens et dotées d’une pièce annexe prévue pour la toilette et l’évacuation des déchets. Dans une autre pièce, se trouvaient un réfrigérateur, des réchauds à flammes et à micro-ondes, d’importantes réserves de nourriture comprenant les provisions amenées par les Granéens, des couverts et des ustensiles qu’ils ne connaissaient pas. Une autre pièce encore, la plus vaste de toutes, était meublée d’une grande table de bois ciré et de sièges granéens et humains.

Ils errèrent à travers ces grandes pièces.

« Un récepteur tri-di », s’exclama Jock. Elle tourna les boutons, et une image apparut. Il s’agissait d’une bande les montrant alors qu’ils écoutaient le message de l’empereur. D’autres chaînes diffusaient la même image, ou bien celle d’hommes parlant de l’arrivée des Granéens ou bien

Un grand homme vêtu d’amples habits criait. Son ton et ses gestes indiquaient sa rage. « Les démons ! Ils doivent être détruits ! Les légions de Lui iront sus aux Légions de l’Enfer. »

L’homme coléreux disparut et fut remplacé par un autre, vêtu de la même manière, mais celui-là ne hurlait pas. Il parlait calmement. « Vous avez entendu l’homme qui prétend être la Voix de Lui. Ce n’est bien sûr pas la peine que je le précise, mais parlant au nom de l’Église je peux vous assurer que les Granéens ne sont ni anges ni démons : seulement des êtres intelligents comme nous. S’ils constituent une menace pour l’Humanité, celle-ci n’est pas spirituelle, et les serviteurs de Sa Majesté seront certainement mieux à même de s’occuper d’eux.

— Cardinal Randolph, l’Église a-t-elle déterminé le, euh, statut des Granéens ? C’est-à-dire leur place dans la théologie de…

— Bien sûr que non. Mais je peux dire qu’ils ne sont pas des êtres surnaturels. » Le cardinal Randolph rit, ainsi que le commentateur. Il n’y avait plus trace de l’homme qui hurlait sa rage.

« Venez, dit le maître. Vous aurez bien le temps pour cela plus tard. » Ils allèrent dans la grande pièce et s’attablèrent. Charlie apporta des graines de leur réserve de nourriture.

« Vous avez senti l’air, dit Jock. Pas de développement industriel. La planète doit être presque vide ! Assez de place pour des millions de maîtres et tous leurs subordonnés.

— Trop de cette lumière solaire nous rendra aveugle. La pesanteur raccourcira nos vies. » Charlie inspira profondément. « Mais il y a de l’espace, de la nourriture et du métal. Que la pesanteur et la lumière solaire soient maudites. Nous nous en emparerons !

— Je ne savais pas qu’on nous l’avait offerte. » Jock se montra amusée. « Je doute qu’à nous trois nous la prenions de force.

— Ces humains me poussent à penser comme Eddie le Fou ! Vous avez vu ? Vous avez entendu ? Le médiateur auprès de l’empereur déteste les cadreurs des caméras tri-di, il leur fait bonne figure et prétend qu’il n’a pas le pouvoir de les empêcher de nous importuner.

— Ils nous ont donné un écran tri-di, dit le Maître.

— Et c’est de toute évidence ce que regardent les humains. Il y avait les porte-parole de nombreux maîtres. Vous avez vu. » Jock fit un geste de satisfaction. « J’aurais maintes occasions de découvrir comment sont gouvernés les humains et comment ils vivent.

— Ils nous ont fourni une source d’informations qu’ils ne contrôlent pas, fit le maître. Qu’est-ce que cela signifie ? »

Les médiatrices restèrent silencieuses.

« Oui, dit Ivan. Si nous ne réussissons pas notre mission, nous ne serons pas autorisés à rentrer. » Il fit un geste d’indifférence. « Nous le savions avant de partir. Il est à présent plus primordial que jamais d’établir des échanges le plus rapidement possible, ou bien de déterminer si nos rapports avec les humains sont indésirables et alors de trouver le moyen pour les empêcher. Il vous faut agir vite. »

Elles le savaient. Les médiatrices qui avaient proposé la mission et les maîtres qui y avaient consenti avaient eu conscience des impératifs de temps avant leur départ d’alpha du Grain. Il y en avait deux : la durée de vie des médiatrices n’était pas longue, et le maître s’éteindrait presque en même temps. L’énorme déséquilibre hormonal qui l’avait rendu stérile et mâle à tout jamais l’achèverait. Mais on ne pouvait envoyer que des hybrides et un gardien stérile, car aucun maître n’aurait confié cette tâche à quiconque si ce n’était au gardien ; et seul un gardien pourrait survivre sans parturition.

Le second impératif temporel était moins évident, mais son existence n’en était pas moins sûre : sur alpha du Grain, la civilisation était de nouveau condamnée. Un autre Cycle allait commencer. Et, en dépit des inévitables Eddies les Fous, rien ne pourrait l’arrêter. Après l’effondrement, les humains verraient les Granéens retourner à l’état de barbarie. La race serait impuissante, ou presque, et que feraient alors les humains ?

Nul ne le savait, et nul maître n’aurait voulu prendre le risque de l’apprendre.

« Les humains ont promis de discuter des échanges. Je suppose que le médiateur sera leur instrument. Ou peut-être M. Bury ou l’un de ses semblables. » Jock quitta son siège et examina les lambris. Des boutons étaient dissimulés dans les moulures et il appuya sur l’un d’eux. Un panneau glissa et dévoila un autre écran tri-di, que Jock alluma.

« De quoi devons-nous parler ? demanda le maître. Nous avons besoin de nourriture et d’espace vital, ou nous devrons rester seuls face aux Cycles. Nous devons cacher l’urgence de nos besoins ainsi que leurs causes. Nous avons peu à offrir si ce n’est des idées : il n’y a aucune matière première dont nous puissions nous défaire. Si les humains veulent des biens durables, ils devront nous fournir les matières premières pour les fabriquer. »

Toute fuite de ressources d’alpha du Grain prolongerait la prochaine crise, et cela ne devait pas être.

« Les F.S.E. en font un grand mystère, mais je peux vous dire ceci : leur technologie est bien supérieure à celle que le Premier Empire ait jamais eue », dit le commentateur à l’écran. Il semblait impressionné.

« Les humains ne possèdent plus tout ce qu’ils ont pu avoir, fit Jock. À un moment, durant la période qu’ils appellent le Premier Empire, ils avaient un équipement d’une efficacité étonnante qui, avec seulement de l’énergie, permettait de convertir en nourriture, les matières organiques, déchets, mauvaises herbes et même des hommes et des animaux morts. Les poisons étaient retirés ou transformés.

— Vous en connaissez les principes ? Ou quelle en était l’importance ? Ou pourquoi ils ne le possèdent plus ? interrogea le maître.

— Non. L’humain ne voulait pas en parler.

— J’en ai entendu parler, intervint Charlie. C’était un matelot nommé Dubcek, et il essayait de dissimuler le fait évident que les Cycles existent chez les humains. Chez tous les humains.

— Nous sommes au courant de leurs Cycles, dit Ivan. Leurs Cycles singulièrement irréguliers.

— Nous savons ce que nous ont dit les enseignes durant leurs dernières heures. Nous savons encore ce qu’ont sous-entendu les autres : qu’ils sont impressionnés par la puissance du Premier Empire, mais qu’ils ont peu d’admiration pour leurs civilisations précédentes. Nous n’en savons guère plus. Peut-être pourrai-je en apprendre davantage sur l’écran tri-di :

— Cette machine à nourriture ; d’autres, en sauront-ils plus ?

— Oui. Si nous avions un brun, avec ce que connaissent les humains sur les principes, il est possible que…

— Voulez-vous me faire un immense plaisir ? dit Charlie. Cessez de dire que vous aimeriez avoir des bruns ici.

— Je n’y peux rien. Il me suffit de m’allonger sur leurs couchettes ou de m’asseoir sur leurs sièges et, je ne sais pourquoi, mes pensées se tournent…

— Un brun mourrait de façon révélatrice. Deux bruns se multiplieraient à l’infini ou, si on les en empêchait, mourraient de façon révélatrice. Oubliez les bruns.

— D’accord. Mais une seule machine à nourriture retarderait tout nouveau Cycle d’au moins la moitié de 144 ans.

— Vous apprendrez tout ce que vous pourrez de cette machine, ordonna Ivan. Et vous cesserez de parler des bruns. Ma couchette est aussi mal conçue que les vôtres. »


La tribune officielle se dressait devant le portail du palais et se remplissait d’humains. D’autres structures temporaires s’étiraient dans les deux directions le long de la rue aussi loin que les Granéens puissent voir de leur place au premier rang. Des humains grouillaient autour et dans les gradins.

Ivan, assis, était impassible. Il ne pouvait pas comprendre le but de tout cela, mais les humains tentaient d’observer les convenances. En quittant leurs appartements, ils avaient été suivis par des hommes en armes. Mais ceux-ci ne regardaient pas les Granéens, ils observaient sans cesse les foules qui les entouraient. Ces Marines n’étaient pas impressionnants et auraient été comme du bétail dans les mains des guerriers, mais au moins, les maîtres humains leur avaient-ils fourni une garde du corps. Ils essayaient de se montrer polis.

Les médiatrices babillaient comme elles le font toujours et Ivan leur prêtait une oreille attentive. On pouvait beaucoup apprendre des conversations des médiatrices.

Jock : « Ce sont là les sur-maîtres de la planète, de vingt planètes et plus. Pourtant, ils ont dit qu’ils étaient forcés à faire cette chose. Pourquoi ? »

Charlie : « J’ai une théorie. Remarquez l’arrangement des déférences quand ils approchent de leurs sièges. Le vice-roi Merrill aide Sally à monter les escaliers. Certains omettent les titres et d’autres les utilisent toujours. Et les haut-parleurs les donnent de façon complète et redondante. Les “messieurs de la pressesemblent n’avoir aucun statut du tout, pourtant ils arrêtent qui leur plaît et bien que les autres les empêchent d’aller partout où ils veulent, on ne les punit pas d’essayer de le faire. »

Jock : « Quel schéma global y voyez-vous ? Je n’en trouve aucun. »

Ivan : « Avez-vous des conclusions ?

— Seulement des questions intéressantes », répondit Charlie.

Ivan : « Alors laissez-moi faire mes propres observations. »

Jock se mit à parler en langue troyenne récente. « Quel schéma global y voyez-vous ? »

Charlie répondit dans le même idiome : « Je vois une trame complexe d’obligations, mais au sein de laquelle se trouve une pyramide de pouvoirs. Personne n’est réellement indépendant, mais en arrivant vers le sommet de la pyramide, le pouvoir croît énormément, Pourtant il est rarement exercé pleinement. Il y a des réseaux d’obligations dans tous les sens : vers le haut, vers le bas et vers les côtés, d’une manière complètement étrange. Alors qu’aucun maître ne travaille directement pour un autre, ces humains travaillent tous les uns pour les autres. Le vice-roi Merrill répond à des ordres de plus haut et à des obligations vis-à-vis de plus bas. Les bruns, les agriculteurs, les guerriers, les ouvriers exigent et reçoivent des comptes rendus périodiques des actions de leurs maîtres. »

Jock (étonnée) : « C’est trop complexe. Pourtant, il nous faut savoir, de peur d’ignorer comment prédire les actions des humains. » Charlie : « Ces schémas varient sous nos yeux. Il y a cette attitude qu’ils appellent : l’éthique… Choquant ! »

Jock : « Oui, j’ai vu. La petite femelle qui a traversé en courant devant une voiture. Regardez : les hommes du véhicule sont secoués, peut-être blessés. Ils se sont arrêtés précipitamment. De quelles prérogatives cette femelle pourrait-elle jouir ? »

Jock : « Si ce sont ses parents qui l’emmènent, alors elle est une proto-ouvrière. Pourtant c’est une femelle de petite taille et les humains ont peu d’ouvriers femelles. La voiture du maître s’est arrêtée au détriment du maître, pour éviter de la heurter. Maintenant je comprends pourquoi leurs Fyunch (clic) deviennent folles. »

La tribune était presque pleine et Hardy retourna à sa place, près des Granéens. Charlie demanda : « Pouvez-vous expliquer de nouveau ce qui doit se passer ici ? Nous n’avons pas compris et vous avez eu peu de temps pour en parler. »

Hardy réfléchit. Le moindre gamin savait ce qu’est une parade. Mais, évidemment, personne n’avait jamais à l’expliquer aux enfants ; il suffisait de les y emmener. Ils les aimaient bien parce que c’était d’étranges et merveilleuses choses à regarder. Les adultes… eh bien, les adultes avaient d’autres raisons.

Il dit : « Un grand nombre d’hommes vont défiler devant nous en groupes réguliers. Certains joueront d’un instrument de musique. Il y aura des véhicules portant des échantillons d’artisanat, d’agriculture et d’art. Il y aura des hommes, marchant au pas et certains d’entre eux porteront des vêtements identiques.

— Et l’intérêt ? »

Hardy éclata de rire. « De vous honorer, de s’honorer les uns les autres. De montrer leur métier, leur habileté. » Et peut-être leur puissance… « Nous faisons des parades depuis le début de notre histoire et rien n’indique que nous soyons près de les abandonner.

— Est-ce un de ces événements cérémonieux dont vous avez parlé ? »

Hardy jeta un coup d’œil en direction du bruissement, derrière lui. L’état-major de l’amirauté s’installait. Il reconnut Kutuzov et l’amiral de la flotte Cranston.

Les Granéens discutaient entre eux en gesticulant. Leurs voix montant et descendant la gamme…

« C’est lui ! C’est le maître du Lénine ! » Jock se leva et le fixa des yeux. Ses bras indiquèrent la surprise, la joie, l’étonnement…

Charlie étudia les attitudes des humains qui s’installaient aux places vides de la tribune. Qui s’inclinait devant qui ? De quelle manière ? Ceux qui étaient vêtus de façon uniforme réagissaient de façon prévisible et les ornements de leurs vêtements indiquaient leur statut exact. Blaine avait naguère porté de telles tenues.

Dès lors, il s’inscrivait à la place que la théorie lui aurait conférée. Maintenant qu’il n’en portait plus, tout le schéma était pour lui différent. Même Kutuzov s’était incliné devant lui. Et pourtant. Charlie observa les actions des autres, leurs expressions et dit : « Vous avez raison. Soyez prudente.

— En êtes-vous certaine ? demanda la blanche.

— Oui ! C’est lui que j’ai étudié si longtemps, de si loin, uniquement à partir du comportement de ceux qui recevaient ses ordres. Regardez : la large bande sur sa manche, le symbole planétaire avec un anneau sur sa poitrine, le respect des Marines du Lénine – Nul doute, c’est lui. J’avais raison depuis le début : un être unique. Et surtout un être humain.

— Cessez de l’étudier. Regardez droit devant vous.

— Non ! Il faut que nous connaissions ce genre d’humain ! C’est cette caste qu’ils choisissaient pour commander leurs vaisseaux de guerre !

— Retournez-vous.

— Vous êtes un maître mais non le mien.

— Obéissez. » dit Ivan. Ivan ne savait pas discuter.

Charlie, si. Alors que Jock tressautait et bégayait en un conflit intérieur, Charlie reprit une ancienne langue à demi oubliée. Moins par souci du secret que pour rappeler à Jock combien il y avait à cacher. « Si nous avions de nombreux médiateurs, alors le risque serait tolérable. Mais si vous deveniez folle maintenant, seuls, Ivan et moi déciderions de notre politique. Votre maître ne serait pas représenté.

— Mais les dangers qui menacent notre monde…

— Souvenez-vous de vos sœurs. La médiatrice de Sally Fowler s’amuse maintenant à raconter aux maîtres que le monde serait parfait s’ils voulaient bien restreindre leur prolifération. Le médiateur d’Horace Bury…

— Si nous pouvions apprendre…

— … est introuvable. Il envoie des lettres aux maîtres les plus puissants en demandant ce qu’ils lui offriraient s’il se mettait à leur service et en faisant remarquer l’importance des informations que lui seul possède. La médiatrice de Jonathan Whitbread a trahi son maître et tué son propre Fyunch (clic) ! » Charlie cligna des yeux à l’intention d’Ivan. Le maître écoutait mais ne pouvait comprendre.

Charlie revint à la langue la plus commune. « La médiatrice du capitaine Sire Roderick Blaine est devenue folle comme Eddie. Vous étiez présente. La médiatrice de Gavin Potter est un Eddie le Fou. La médiatrice de Sinclair est très utile à la société mais tout à fait folle.

— C’est vrai, dit la blanche. Nous l’avons mise à la tête d’un projet de développement d’un champ de force analogue à celui des humains. Elle travaille étonnamment bien avec les bruns et se sert elle-même d’outils. Mais, avec son maître et ses sœurs médiatrices, elle parle comme si son lobe pariétal était endommagé. »

Jock s’assit brutalement, le regard direct.

« Songez au passé, continua Charlie. Seule la médiatrice de Horst Staley a encore toute sa tête. Vous ne devez vous identifier à aucun humain. Cela ne devrait présenter aucune difficulté. Nous ne devons pas laisser se développer dans notre race l’instinct d’identification aux humains ! »

Jock revint à la langue troyenne récente. « Mais nous sommes seuls, ici. Alors, de qui devrais-je être Fyunch (clic), Ivan ?

— Nous n’autoriserons pas l’existence d’une Fyunch (clic) d’humain », affirma Ivan. Lui, n’avait entendu que le changement de langue. Charlie ne répondit pas.

Bien content qu’ils aient fini, pensa Hardy, quoi qu’ils aient bien pu faire. La conversation granéenne n’avait duré que trente secondes, mais nombre d’informations avaient dû y passer. David en était sûr, bien qu’il ne fût encore capable de reconnaître que quelques phrases de la langue granéenne. Ce n’était que récemment qu’il avait acquis la certitude que les Granéens utilisaient encore de nombreux idiomes différents.

« Voilà le vice-roi et les commissaires, dit Hardy. Les musiques commencent. Vous allez savoir ce qu’est une parade. »


Il semblait à Rod que la pierre même du palais tremblait sous le bruit. Cent tambours défilaient en un roulement de tonnerre et, derrière eux, les cuivres jouaient quelque ancienne marche datant du Condominium. Le tambour-major leva sa canne et les hommes contre-marchèrent devant la tribune, sous les applaudissements polis. Les majorettes firent tournoyer leurs baguettes.

« L’ambassadeur demande si ce sont des guerriers », cria Charlie.

Rod faillit rire mais réussit à maîtriser sa voix. « Non. C’est l’orchestre du lycée John Muir – un groupe de jeunes. Certains d’entre eux deviendront peut-être des guerriers quand ils seront plus vieux, mais d’autres seront agriculteurs, ouvriers…

— Merci. » Les Granéens gazouillèrent.

Non qu’il n’y ait pas eu de guerriers auparavant, pensa Rod. Sachant que cette cérémonie obtiendrait à coup sûr la plus grande audience de l’histoire de l’Empire, Merrill n’allait pas négliger l’occasion d’offrir un aperçu de la main de fer dans le gant de velours. Cela ferait peut-être réfléchir les rebelles en puissance. Évidemment, on n’avait pas fait défiler beaucoup d’équipements militaires. Il y avait eu plus de jeunes filles portant des fleurs que de Marines ou de soldats.

La procession était interminable. Tous les barons provinciaux voulaient se montrer. Toutes les guildes, toutes les corporations , toutes les villes, toutes les écoles – tout le monde voulait apparaître et Fowler avait dit : « Qu’ils viennent tous ! »

La musique du lycée John Muir était suivie d’un demi-bataillon de troupes des Highlanders de Covenant en kilt, accompagné de tambours et de cornemuses au son perçant. Cette musique sauvage faisait grincer les nerfs de Rod mais il s’appliquait à se contrôler. Bien que Covenant se soit trouvé de l’autre côté du Sac à Charbon, les Highlanders étaient évidemment très populaires en Néo-Écosse et les Néo-Écossais adoraient, ou affirmaient adorer, la cornemuse.

Ces soldats portaient des épées, des piques et des bonnets à poil en peau d’ours hauts de près d’un mètre. Des flots de plaids aux couleurs vives tombaient de leurs épaules. Rien de menaçant dans tout cela : la réputation de ces hommes de Covenant suffisait. Nulle armée des mondes connus n’aurait apprécié de les affronter, s’ils avaient laissé tomber leur raffinement cérémonial et endossé leur armure et leur tenue de combat. Et Covenant était loyaliste jusqu’à la moelle des os.

« Ceux-ci sont des guerriers ? demanda Charlie.

— Oui. Ils font partie de la garde d’honneur du vice-roi Merrill », cria Rod. Il se mit au garde-à-vous au passage des couleurs et dut lutter pour empêcher sa main de se lever en un salut. Il se contenta d’ôter son chapeau.

La parade continua : un char couvert de fleurs appartenant à quelque baron néo-irlandais ; les représentants des guildes d’artisans ; d’autres soldats, venus de Friedland cette fois, marchant plutôt gauchement parce que c’était des artilleurs et des tankistes, et qu’ils n’avaient pas leurs véhicules. Un autre rappel aux provinces de ce que Sa Majesté pouvait très exactement leur envoyer.

« Qu’en pensent les Granéens ? » demanda Merrill du bout des lèvres. Il salua les couleurs d’un char baronnial.

« Difficile à dire, répondit le sénateur Fowler.

— Il est plus intéressant de savoir ce que vont en dire les provinces, dit Armstrong. Cette manifestation vaudra bien le passage d’un croiseur de bataille pour nombre d’endroits. Et elle est moins chère.

— Pour le gouvernement, oui, dit Merrill. J’aurais peur de savoir combien tout cela a coûté. Heureusement, ce n’est pas moi qui ai eu à le payer.

— Rod, vous pouvez partir maintenant, dit le sénateur Fowler. Hardy vous excusera auprès des Granéens.

— Bien. Merci. » Rod s’esquiva. Il entendait derrière lui les bruits de la parade et la conversation assourdie de ses amis.

« Je n’avais jamais entendu autant de tambours, dit Sally.

— Penses-tu ! C’est la même chose à tous les anniversaires, lui rappela le sénateur.

— Oui, mais en ces occasions-là, je ne suis pas obligée de tout regarder.

— Anniversaire ? » demanda Jock.

Rod partit tandis que Sally tentait d’expliquer ce qu’étaient les fêtes patriotiques et qu’une centaine de joueurs de cornemuse passaient, enveloppés de leur splendeur gaélique.

50. L’art de la négociation

Le petit groupe avançait en un silence plein de colère. L’hostilité d’Horowitz était presque palpable. Il les amenait toujours plus profondément sous terre et pensait : Je suis le xénobiologiste le plus compétent du secteur trans-Sac à Charbon. Pour trouver mieux, il leur faudrait aller à Sparta. Et ce salopard de petit Sire et cette « Dame » à demi éduquée mettent en doute ma qualité professionnelle.

Et je suis obligé de le supporter.

Cela, en tout cas, n’était pas discutable, se disait Horowitz. Le président de l’université l’avait personnellement fait comprendre.

« Pour l’amour du ciel, Ziggy, faites ce qu’ils veulent. Cette commission est une grosse affaire. Tout notre budget, sans parler de votre service, sera affecté par leur rapport. Que se passera-t-il s’ils disent que nous ne coopérons pas et s’ils demandent une équipe à Sparta ? »

Et voilà. Du moins ces deux jeunes aristocrates savaient-ils que son temps était précieux. En allant vers les labos, il le leur avait répété une douzaine de fois.

Ils s’étaient profondément enfoncés sous l’Ancienne Université, marchant sur des sols de pierre usée, mis en place en des temps fort reculés. Avant que la terraformation de la Néo-Écosse ne soit achevée, Murcheson lui-même avait parcouru ces boyaux et la légende voulait que son fantôme hantât encore les couloirs aux murs de pierre : une silhouette encagoulée, avec un œil rouge et terne.

Et pourquoi, au juste, est-ce si important ? Par Balaam, pourquoi cette fille en fait-elle tout un plat ?

Le laboratoire n’était qu’une pièce de plus, creusée dans la roche vive. Horowitz fit un geste impérieux et les deux assistants ouvrirent le conteneur réfrigéré. Une longue table en sortit.

Le pilote de la sonde d’Eddie le Fou était là, démembré sur la surface lisse de plastique blanc. Ses organes étaient redisposés en un semblant des positions qu’ils occupaient avant la dissection. Des lignes noires tracées sur la peau écorchée les joignaient à des points d’attache sur le corps et le squelette éclatés. Les composants de la médiatrice granéenne avaient la couleur et la texture de ceux d’un homme tué par une grenade : du rouge clair ou plus sombre, du vert grisâtre, des formes impensables. Rod sentit son estomac se nouer et se souvint des combats d’infanterie qu’il avait connus.

Quand Sally se pencha impatiemment sur le cadavre pour mieux le voir, Rod eut la nausée. Le visage de Sally était fermé et sinistre – mais il en était déjà ainsi dans le bureau d’Horowitz.

« Alors ! » explosa triomphalement le savant. Son doigt osseux se pointa vers deux nodules verdâtres de la taille d’une cacahuète, à l’intérieur de l’abdomen. « Là. Et là. Voici ce qui devait être les testicules. Les autres races granéennes ont aussi des gonades internes.

— Oui…, acquiesça Sally.

— Aussi petites que cela ? demanda Horvath d’un ton méprisant.

— Nous l’ignorons. » La voix de Sally était très grave.

— Sur les statuettes, il n’y avait pas d’organes de reproduction et les seuls Granéens que l’expédition ait pu disséquer étaient un brun et des miniatures. Le brun était une femelle.

— J’ai vu les minis, dit Horowitz d’un air suffisant.

— Eh bien… Oui, admit Sally. Les testicules des minis mâles sont assez gros pour qu’on les voie…

— Proportionnellement, bien plus gros que ceux-là. Mais peu importe. Ces organes-ci n’auraient pas pu produire de sperme. Je l’ai prouvé. Ce pilote était stérile ! » Horowitz frappa le dos d’une de ses mains dans la paume de l’autre. « Stérile ! »

Sally étudia le Granéen éclaté. Elle est vraiment bouleversée, pensa Rod.

« Les Granéens sont d’abord mâles, puis deviennent femelles, marmonna Sally de façon presque inaudible. Celui-ci n’aurait-il pas pu être immature ?

— Un pilote ?

— Oui, bien sûr… » Elle soupira. « De toute façon, vous avez raison. Il a la taille d’un médiateur adulte. Pourrait-ce être un cas ?

— Ha ! Vous m’avez ri au nez quand j’ai suggéré que ce pourrait être une mutation ! Eh bien, ce n’en est pas une. Pendant que vous étiez partis pour votre petite excursion, ici, nous avons un peu travaillé. J’ai identifié les chromosomes et les systèmes de codage génétique responsables du développement sexuel. Cette créature était un hybride – stérile – de deux autres races qui, elles, sont fécondes. » Il triomphait.

« Ça cadre, dit Rod. Les Granéens ont dit à Renner que les médiateurs étaient des hybrides…

— Regardez », exigea Horowitz. Il alluma la vidéo et tapota sur un clavier. Des formes traversèrent l’écran. Les chromosomes granéens étaient des disques resserrés reliés par de minces lignes. Sur ces disques se trouvaient des bandes et des formes… et Sally et Horowitz parlaient un langage que Rod ne comprenait pas. Il les écouta d’une oreille, puis trouva une laborantine en train de préparer du café. La fille en offrit une tasse, l’autre assistant se joignit à eux et Rod se vit pressé de donner une foule d’informations sur les Granéens. À nouveau.

Une demi-heure plus tard, ils quittèrent l’université. Quoi que Horowitz ait dit, il avait convaincu Sally.

« Pourquoi es-tu si ennuyée, mon cœur ? demanda-t-il. Horowitz a raison. C’est logique que les médiatrices soient stériles. » Rod grimaça au souvenir d’Horowitz qui avait ajouté, fort à propos, qu’étant stériles les médiatrices ne seraient pas tentées par le népotisme.

« Mais ma Fyunch (clic) me l’aurait dit. J’en suis sûre. Nous avons bien parlé du sexe et de la reproduction et elle a dit…

— Quoi ?

— Je ne me souviens pas très bien. » Sally tira son ordinateur d’une poche et écrivit les symboles qui demandaient un rappel d’information. La machine bourdonna, puis changea de ton afin d’indiquer qu’elle utilisait le système radio de la voiture pour communiquer avec les banques de données du palais. « Je ne me souviens pas exactement quand elle l’a dit… » Elle griffonna autre chose. « J’aurais dû utiliser un meilleur système de références multiples quand j’ai classé la bande.

— Tu le retrouveras bien. Voilà le palais… Nous avons une réunion avec les Granéens, après le déjeuner. Pourquoi ne leur poserais-tu pas la question à ce moment-là ? »

Elle sourit.

« Tu rougis. »

Sally gloussa. « Tu te souviens quand les minis se sont accouplés ? C’était la première preuve que nous ayons eue d’un changement de sexe chez les Granéens adultes et j’ai couru vers le carré… Le docteur Horvath me prend toujours pour une sorte d’obsédée sexuelle !

— Tu veux que je le demande ?

— Oui, si je ne le fais pas. Mais, Rod, ma Fyunch (clic) ne m’aurait pas menti. Ce n’est pas possible. »


Ils déjeunèrent dans la salle à manger des cadres, et Rod commanda encore du cognac et du café. Il but et dit d’un air pensif : « Il y avait là un message…

— Ah ? As-tu parlé à M. Bury ?

— Seulement pour le remercier. Il est toujours l’hôte de la Flotte. Non, le message était le cadeau lui-même. Il me faisait savoir que Bury pouvait communiquer avec l’extérieur avant même que le Lénine soit entré en orbite. »

Elle parut choquée. « Tu as raison – pourquoi n’avons-nous pas…

— Trop occupés. Quand j’y ai enfin pensé, cela ne semblait pas assez important à signaler, alors je ne l’ai pas fait. Mais, Sally, la question est : quels autres messages a-t-il envoyés et pourquoi voulait-il que je l’en sache capable ? »

Elle secoua la tête. « Je préférerais tenter d’analyser les mobiles d’une race extra-terrestre plutôt que ceux de M. Bury. C’est un homme très étrange.

— Exact. Mais pas stupide. » Il se leva et aida Sally à quitter sa chaise. « C’est l’heure de la réunion. »

Celle-ci se déroulait dans les appartements des Granéens, au palais. Ce devait être une rencontre de travail et le sénateur Fowler occupait l’attention politique ailleurs afin que Rod et Sally puissent poser leurs questions.

« Je suis heureux que vous ayez coopté M. Renner en tant que conseiller, dit Sally à Rod alors qu’ils quittaient l’ascenseur. Il a un… eh bien, il porte un regard différent sur les Granéens.

— Différent. C’est bien le mot. » On avait aussi attaché d’autres membres de l’expédition auprès de Rod : l’aumônier Hardy, Sinclair et quelques scientifiques. Pourtant, avant que le sénateur Fowler ne se soit décidé sur la demande d’entrée à la commission du docteur Horvath, celui-ci ne leur était d’aucune utilité. Le ministre de la Science refuserait peut-être d’être subordonné aux commissaires.

À l’approche de Rod et Sally, les Marines gardant les quartiers granéens rectifièrent la position. « Tu vois. Tu t’inquiètes trop, dit Rod en répondant aux saluts. Les Granéens ne se sont pas plaints de la présence des gardes.

— Se plaindre ? Jock m’a dit que l’ambassadeur aimait en être entouré, dit Sally. J’imagine qu’il a un peu peur de nous. »

Rod haussa les épaules. « Ils regardent trop la télé. Dieu seul sait ce qu’ils pensent maintenant des humains. » Ils entrèrent au milieu d’une conversation animée.

« Évidemment, je n’attendais aucune preuve directe, insistait le père Hardy. Je ne m’attendais à rien, mais j’aurais été agréablement surpris de trouver du concret : un écrit, ou une religion analogue aux nôtres, quelque chose comme ça. Mais m’y attendre, non.

— Je me demande encore ce que vous pensez que vous auriez pu trouver, dit Charlie. Si j’avais pour mission de prouver que les humains ont une âme, je ne saurais pas par où commencer. »

Hardy haussa les épaules. « Moi non plus. Mais commençons par vos propres croyances : vous pensez avoir quelque chose ressemblant à une âme immortelle.

— Certains le pensent, d’autres non, dit Charlie. La plupart des maîtres le croient. De même qu’aux humains, il déplaît aux Granéens que leurs vies n’aient pas de finalité. Ou que celles-ci soient susceptibles de prendre fin un jour. Bonjour, Sally. Bonjour, Rod. Asseyez-vous, je vous prie.

— Merci. » Rod salua Jock et Ivan de la tête. Affalé sur le bord d’un divan, l’ambassadeur ressemblait à une interprétation surréaliste d’un chat angora. Le maître remua la main inférieure droite en un geste dont Rod avait appris qu’il signifiait à peu près : « Je vous vois. » Il existait manifestement d’autres gestes d’accueil, mais ils étaient réservés aux autres maîtres : des égaux, non des créatures avec lesquelles des médiatrices discutaient affaires.

Rod alluma son ordinateur de poche afin d’en obtenir l’ordre du jour. L’affichage était codifié pour lui rappeler à la fois les sujets officiels de discussion et les questions auxquelles le sénateur Fowler voulait que les Granéens répondent, sans savoir qu’on les leur avait posées. Des questions telles que : pourquoi les Granéens ne s’étaient-ils jamais enquis du destin de la sonde d’Eddie le Fou. Pour celle-là, nul besoin de code : Rod était aussi intrigué que le sénateur. Par ailleurs, il hésitait à éveiller l’intérêt des Granéens, puisqu’il aurait alors à expliquer ce qu’il avait fait à la sonde.

« Avant de commencer, dit Rod, les Affaires étrangères vous prient d’assister à une réception donnée ce soir en l’honneur des barons et de certains parlementaires. »

Les Granéennes gazouillèrent. Ivan leur répondit. « Nous en serons très flattés », dit Jock cérémonieusement. Sa voix était vide de toute émotion.

« Bien. Nous revoilà donc à nos éternels problèmes. Représentez-vous une menace pour l’Empire, et quel sera au juste l’impact de votre technologie sur notre économie ?

— Curieusement, dit Jock, nous nous posons les mêmes questions, mais à l’envers.

— Nous ne réglons apparemment jamais rien, protesta Sally.

— Comment le pourrions-nous ? demanda Hardy réaliste. En supposant que le problème de la menace soit négligeable, tant que nous ne saurons pas ce que nos amis ont à vendre, les économistes ne pourront prédire quels en seront les effets… et les Granéens sont confrontés à la même difficulté.

— Ils s’en préoccupent moins que nous, dit Renner d’un ton impatient. Je suis d’accord avec Sally. Mais nous n’avançons pas.

— Nous n’arriverons à rien si nous ne commençons pas. » Rod regarda son ordinateur. « Le premier sujet est celui des supraconducteurs. Les physiciens sont satisfaits, mais la section “économie” veut une meilleure fourchette de prix. Je suis censé demander… » Il enfonça une touche afin que les questions traversent le minuscule écran.

« Êtes-vous des hybrides stériles ? » jeta Sally, exaspérée.

Un ange passa. Hardy plissa légèrement les yeux, mais ce fut sa seule réaction. Renner haussa le sourcil gauche. Ils fixèrent d’abord Sally, puis les Granéens.

« Vous parlez des médiatrices ? fit prudemment Jock. Alors, oui. Bien sûr. »

Un autre ange passa. « Toutes ? demanda Renner.

— Assurément. Nous sommes des formes hybrides. Cette réponse semble tous vous gêner. Sally, qu’est-ce qui vous tracasse ? Les médiatrices résultent d’un stade évolutionnaire tardif. Or l’évolution s’exerce sur les groupes et les tribus autant que sur les individus. C’est aussi vrai pour les humains, n’est-ce pas ? »

Hardy hocha la tête. « Pas seulement pour nous, mais aussi pour la plupart des formes de vie extra-terrestres que nous avons rencontrées.

— Merci. Nous supposons que les tribus comprenant des médiatrices ont survécu mieux que les autres. Nous n’avons jamais vu de médiatrice féconde, mais s’il n’y en eut jamais une, elle a dû agir davantage dans l’intérêt de ses enfants que dans celui de la tribu. » La Granéenne haussa les épaules. « Tout cela n’est que spéculation, bien sûr. Notre histoire ne remonte pas aussi loin que cela. Quant à moi, j’aimerais avoir des enfants. Mais j’ai toujours su que je n’en aurais pas… » La Granéenne haussa à nouveau les épaules. « Tout de même, c’est dommage. L’acte sexuel est le summum du plaisir.

Nous le savons. Nous nous identifions trop bien aux maîtres pour l’ignorer. »

Il y eut un autre silence. Hardy s’éclaircit la voix mais ne dit rien.

« Sally, puisque nous en sommes aux problèmes granéens, il y a autre chose que vous devez savoir sur nous. »

On pourrait couper au couteau la morosité qui règne ici, pensa Rod. Qu’y a-t-il au juste de si déprimant que…

« Comparée à celle de votre espèce, notre vie est brève. On nous a choisis tous les trois pour notre expérience et notre intelligence, et non pas pour notre jeunesse. Il nous reste bien moins de dix ans à vivre.

— Mais… non ! » Sally était visiblement émue. « Vous tous ?

— Oui. Je n’aurais pas évoqué un sujet aussi douloureux, si nous n’avions pas tous les trois pensé qu’il était plus sage de vous en parler. Vos parades, ces réceptions, tout cela nous déconcerte de la manière la plus plaisante. Nous anticipons un grand bonheur à comprendre les raisons mystérieuses de ces usages. Mais nous devons aussi établir des échanges et des relations diplomatiques avec vous, et il existe une limite temporelle certaine…

— Oui, dit Sally. Oui, bien sûr. Même pas dix ans ! »

Jock haussa les épaules. « Les médiatrices vivent en moyenne vingt-cinq ans. Un peu plus, un peu moins. Vous avez, je suppose, vos propres problèmes. » La voix extra-terrestre prit un ton d’amusement sordide. « Comme les guerres que vous subissez faute d’un nombre suffisant de médiateurs ! »

La Granéenne parcourut des yeux toute la salle de réunion. Il y régnait encore plus de silence, et les regards étaient vides. « Je vous ai déprimés. J’en suis désolée, mais il fallait que ce fût dit… Nous reprendrons demain quand vous aurez eu le temps d’y penser. » Elle émit une note douce et haut perchée, Charlie et Ivan la suivirent dans leurs appartements privés. La porte se referma doucement derrière eux.


Sur le chemin de la chambre divan, Charlie gazouilla à l’intention du maître. Ils entrèrent et fermèrent la porte. Bien qu’ils fussent certains que la pièce n’était pas dotée de systèmes d’écoute et d’espionnage, ils parlaient en utilisant la haute grammaire, riche d’allusions poétiques. Les humains ne pourraient jamais la déchiffrer.

L’attitude de Jock exigeait une explication.

« Je n’ai pas eu le temps de vous consulter, s’écria-t-elle. J’ai dû parler sur-le-champ ; avant qu’ils n’accordent trop d’importance à la question.

— Vous leur avez dit oui, dit Ivan. Vous auriez pu leur dire non. Ou peut-êtreou bien : cela dépend des cas… »

Charlie dit : « Vous auriez pu leur dire que nous ne parlons pas de telles choses. Vous savez que les humains n’aiment pas discuter ouvertement des sujets sexuels.

— Oui, mais quand ils en ont envie, ils le font, protesta Jock. Leur prochaine demande aurait été que nous nous soumettions à l’examen de leurs xénologistes. Comment pourrions-nous refuser, alors que nous sommes déjà passés entre les mains de leurs médecins ? »

Ivan : « Leurs xénologistes ne trouveraient rien. Un mâle aurait un compte spermatique nul, mais vous êtes des femelles. »

Charlie mima l’expression rituelle de la gêne : les circonstances me forcent à être en désaccord avec vous, maître. « Leurs premiers examens médicaux étaient menés au hasard. Êtes-vous sûr qu’ils seraient, maintenant, moins précis ? Qu’ils ne découvriraient pas les déficits hormonaux dont nous souffrons tous trois ? » Les bras de Charlie se placèrent afin d’indiquer qu’elle était désolée de rappeler au maître qu’il était stérile ; puis bougèrent de nouveau pour indiquer l’importance de ses propos. « Les mêmes déficits qu’ils ont découverts chez le mineur brun et qui, n’existant pas lors de la découverte de l’ouvrière, se sont développés avant qu’elle ne meure à bord du Mac-Arthur. »

Les autres devinrent tout à coup silencieux. Charlie continua inexorablement. « Ils ne sont pas idiots. Ils ont très bien pu relier ces anomalies à l’abstinence sexuelle du brun. Qu’ont-ils découvert sur les minis ? Ils ont dû en examiner. L’ouvrière les aurait tout naturellement emmenés à bord.

— Malédiction ! » Ivan prit une attitude de réflexion. « Auraient-ils placé les minis dans des cages séparées ? »

Les médiatrices indiquèrent leur ignorance. « Jock a eu raison de répondre comme elle l’a fait, dit Charlie. Ils doivent posséder le corps qui se trouvait à bord de la sonde d’Eddie le Fou. Il devait y en avoir un et c’était forcément un médiateur. Jeune, afin de pouvoir négocier avec quiconque la sonde trouverait ici.

— Mais nos études montrent que le médiateur serait mort, dit Jock. Il devait l’être. J’enrage ! Si seulement les archives étaient complètes

— Si seulement les archives étaient complètes. Si seulement nous avions un brun. Si seulement les humains voulaient nous dire pourquoi ils ont détruit le Mac-Arthur. Cessez de prononcer ces phrases idiotes. Ce sont les humains qui vous les ont apprises, ordonna Ivan. Parlez de ce que les humains ont appris grâce au pilote de la sonde. »

Charlie : « Ils l’auront disséqué. Leurs sciences biologiques sont aussi avancées que les nôtres… Plus avancées que les nôtres. Ils parlent de techniques d’ingénierie génétique qui ne sont enregistrées dans aucun de nos musées et qui n’ont certainement pas été découvertes au cours du présent Cycle. Ainsi nous devons supposer que leurs xénobiologistes pourraient apprendre que le pilote était stérile.

La Fyunch (clic) de Renner lui a dit que les médiateurs sont des hybrides.

— Aussi folle qu’Eddie. Même alors, dit Ivan. Aujourd’hui, elle discute sans cesse avec son maître. » Il se tut, réfléchissant, ses bras demandant le silence. « Vous avez bien agi, dit-il à Jock. Ils auraient de toute façon découvert votre stérilité. Il est capital qu’ils n’apprennent jamais l’importance de ce fait. Est-ce que tout cela permet aux humains de savoir que leurs Fyunch (clic) peuvent leur mentir ?»

Silence. Jock parla : « Nous l’ignorons. La Fyunch (clic) de Sally lui a parlé de sexualité, mais la conversation s’est tenue à bord du vaisseau humain. Nous n’avons pas d’enregistrement. Seulement le rapport que l’on nous en a fait.

— Le rapport d’un Eddie le Fou », dit Ivan.

Jock dit : « J’ai tout fait pour les distraire.

— Mais avez-vous réussi ? »

Ivan ne pouvait pas déchiffrer les visages humains mais il comprenait le concept impliqué : il y avait des muscles autour de la bouche et des yeux humains qui servaient à signaler les émotions, tout comme les gestes granéens. Les médiateurs connaissaient comment les interpréter. « Continuez.

— Les références directes à la sexualité agissent en ralentissant leurs esprits. Puis il y a eu l’affaire de notre durée de vie, présentée comme l’on avouerait être frappé d’une maladie incurable. Ces créatures aux longues vies vont maintenant nous plaindre.

— Il y a de quoi, dit Charlie.

— Elles ressentiront de la pitié pour nos handicaps. Peut-être essaieront-elles même d’y apporter remède. »

Ivan se tourna rapidement vers Jock. « Pensez-vous qu’elles le puissent ?

— Non, maître ! Suis-je Eddie le Fou ? »

Ivan se détendit. « Réfléchissez attentivement. Discutez des faits tangibles que connaissent les humains et de ce qu’ils pourraient en déduire. N’y avait-il pas deux ouvriers, en plus de votre maître, à bord du vaisseau-ambassade qui est allé à la rencontre du Mac-Arthur ? »

Jock : « Affirmatif.

— Malédiction ! Et combien de bébés médiateurs quand vous êtes revenus ?

— J’avais quatre sœurs.

— Malédiction ! » Ivan aurait aimé en dire plus, mais d’énoncer l’évidence lui aurait aliéné à tout jamais la loyauté de Jock et aurait amené Charlie à se conduire anormalement. Malédiction ! Les médiateurs s’identifiaient aux maîtres et faisaient leur le sentiment habituel du maître pour les enfants.

Bien que stérile depuis son plus jeune âge, Ivan n’était pas insensible à ces émotions, mais il savait. On aurait dû jeter ces nouveaux-nés à l’espace.

51. Quand la fête est finie

« Inutile de rester ici, annonça Renner.

— Ouais. » Rod les précéda vers le bureau de la commission. Sally suivit en silence.

« Kelley, je crois que vous feriez bien d’apporter une tournée générale », dit Rod quand ils se furent installés à la table de conférence. « Un double, pour moi.

— À vos ordres, messire. » Kelley lança un regard intrigué à Rod. Dame Sally lui causait-elle déjà des ennuis ? Alors qu’ils n’étaient même pas encore mariés ?

« Vingt-cinq ans ! » explosa Sally. Sa voix était coléreuse et amère. Regardant cette fois Hardy, elle répéta : « Vingt-cinq ans ? »

Elle attendait qu’il lui explique cet univers où il existait tant d’injustice.

« Peut-être est-ce le prix qu’ils paient pour leur intelligence surhumaine, dit Renner. C’est un lourd tribut.

— Il y a tout de même des compensations, dit pensivement Hardy. Leur intelligence. Et leur amour de la vie. Ils parlent très vite, ils pensent peut-être tout aussi rapidement. J’imagine que les Granéens concentrent pas mal de choses dans leurs quelques années de vie. »

Le silence s’installa. Kelley revint, portant un plateau. Il mit les verres en place et partit, le visage pincé en une désapprobation perplexe.

Renner jeta un coup d’œil à Rod, qui avait pris l’attitude du « penseur » : coude sur l’accotoir, menton sur le poing serré, visage fermé. « Je lève mon verre à cette veillée mortuaire », dit Kevin.

Personne ne répondit. Rod ne toucha pas à son verre. On peut vivre une bonne et utile vie, en vingt-cinq ans, pensa-t-il. Les gens ne vivaient-ils pas à peu près jusqu’à cet âge aux temps pré-atomiques ? Non, ce ne pourrait être complet. J’ai moi-même vingt-cinq ans et je n’ai pas élevé d’enfants, ni vécu avec une femme que j’aime, ni même entamé ma carrière politique…

Il regarda Sally se lever et faire les cents pas. Que croit-elle pouvoir faire ? Va-t-elle résoudre leur problème ? Si eux n’y réussissent pas, comment le pourrions-nous ?

« Cela ne nous mène nulle part », dit Renner. Il leva de nouveau son verre. « Écoutez, si cela n’ennuie pas les médiateurs d’être des hybrides stériles à courte vie, pourquoi nous… » Il se tut. « Stériles ? Mais alors, les médiateurs nés sur le vaisseau-ambassade… devaient être les enfants des deux bruns et du blanc. »

Tout le monde le regarda. Sally s’arrêta de marcher et se rassit. « Quand nous sommes arrivés sur alpha du Grain, il y avait quatre jeunes, dit-elle, n’est-ce pas ?

— En effet », dit Hardy. Il agita son verre de cognac. « C’est un taux de natalité relativement élevé.

— Mais ils vivent si peu longtemps, protesta Sally.

— Une seule naissance aurait constitué un taux de natalité élevé. Sur ce vaisseau et lors de cette mission-là. » Renner semblait très affirmatif.

« Père, que pensez-vous de leur éthique ? Vous partez à la rencontre d’une race étrange et bien armée. Vous êtes dans un astronef qui n’est qu’un jouet fragile. Et vous vous amusez à y faire des enfants ?

— Je comprends, dit Hardy. Mais il va me falloir un temps de réflexion. Peut-être… »

Il fut interrompu par des poings qui s’abattaient sur la table. Deux poings. Ceux de Sally. « Bon sang ! » Elle saisit un stylet et griffonna des symboles sur son ordinateur de poche. Celui-ci bourdonna et clignota. « Nous attendions le vaisseau de transbordement. Je sais que je ne me suis pas trompée. C’est impossible. »

Hardy intrigué se tourna vers Sally. Renner posa un regard interrogatif sur Rod. Rod haussa les épaules et observa Sally. « Sa Granéenne ne lui a pas dit que les médiatrices étaient stériles », expliqua-t-il aux autres.

L’ordinateur bourdonna encore. Sally hocha la tête et tapota les touches. Un écran mural s’éclaira et montra Sally Fowler, plus jeune de huit mois, parlant à une extra-terrestre blanche-et-brune. Leurs voix étaient identiques.

Grana : Mais vous vous mariez pour élever des enfants. Qui se charge des enfants nés hors du mariage ?

Sally : Il y a des institutions.

Grana : J’imagine que vous n’avez jamais…

Sally : Non.

La Sally de chair et d’os rougit presque, mais son visage resta sinistre.

Grana : Comment ? Je ne veux pas dire pourquoi, mais comment ?

Sally : Eh bien, vous savez que pour faire des enfants, les hommes et les femmes doivent avoir des relations sexuelles – tout comme vous. Je vous ai examinés en détail…

« Peut-être pas assez en profondeur, commenta Hardy.

— Apparemment, dit Sally. Chut. »

Grana : Des pilules ? Comment agissent-elles ? Par des hormones ?

Sally : C’est exact.

Grana : Mais une femme convenable ne s’en sert pas ?

Sally : Non.

Grana : Quand vous marierez-vous ?

Sally : Quand j’aurai trouvé l’homme voulu. Je l’ai peut-être déjà découvert.

Quelqu’un émit un rire étouffé. Sally se retourna pour voir Rod l’air béatement dégagé. Hardy souriant gentiment et Renner riant. Elle adressa un regard menaçant à l’astrogateur, mais il refusa obstinément de disparaître dans un nuage de fumée noire.

Grana : Alors pourquoi ne vous unissez-vous pas à lui ?

Sally : Je ne veux pas agir trop vite. Je pourrais me marier quand je voudrais. Enfin, d’ici cinq ans, car après cela je ressemblerai un peu à une vieille fille.

Grana : C’est-à-dire ?

Sally : Les gens trouvaient cela bizarre. Et que se passe-t-il quand une Granéenne ne veut pas avoir d’enfants ?

Grana : Nous n’avons pas de relations sexuelles.

Il y eut divers bruits de fond et l’écran resta blanc.

« L’entière vérité, rêva-t-elle. “Nous n’avons pas de relations sexuelles”. Et c’est vrai : elles n’en ont pas ; mais pas de leur propre choix.

— Vraiment ? » David Hardy semblait intrigué. « Replacée dans son contexte cette affirmation est très trompeuse…

— Elle ne voulait pas en parler davantage, insista Sally. Pas étonnant. J’ai simplement mal compris, c’est tout.

— Je n’ai jamais compris ma Granéenne, dit Renner. Parfois, elle me comprenait trop bien…

— Bon. Laissons tomber.

— Le jour où nous avons atterri sur alpha du Grain, vous vous connaissiez depuis des mois, réfléchit Renner. Mon père, qu’en pensez-vous ?

— Si je vous suis bien : la même chose que vous.

— Qu’insinuez-vous au juste, monsieur Renner ? J’ai dit “laissons tomber” ». Sandra était exaspérée. Rod s’arma contre ce qui allait suivre : la glace ou l’explosion, ou les deux.

« Je n’insinue rien, Sally, dit Renner d’un ton soudain décidé. Je le dis. Votre Granéenne vous a menti. Délibérément et avec préméditation.

— Sottises. Elle était gênée… »

Hardy hocha légèrement la tête. C’était un tout petit geste, mais cela arrêta Sally. Elle regarda l’aumônier. « Je crois, dit David, que je me souviens d’une seule occasion où un Granéen ait paru gêné. C’était au Musée. Ils y ont tous agi de la même manière… mais pas du tout comme ce qu’a fait votre Fyunch (clic) à l’instant, Sally. Je crains que Kevin n’ait très probablement raison.

— Et pourquoi ? insista Sally. Pourquoi au juste ma… presque ma sœur… pourquoi me mentirait-elle ? Pourquoi à ce sujet ? »

Il y eut un silence. Sally hocha la tête, satisfaite. Elle ne pouvait être agressive envers le père Hardy ; non pas qu’elle ait eu tant de respect pour son état, mais plutôt pour lui. Renner, c’était autre chose. « Vous me le direz si vous trouvez une réponse à cette question, monsieur Renner.

— Bah. Bien sûr. » L’expression de Renner le faisait étrangement ressembler à Buckman : Bury l’aurait tout de suite vu. Il l’avait à peine écoutée.


Ils quittèrent la salle de bal scintillante dès qu’ils le purent. Derrière eux un orchestre costumé jouait des valses, tandis que les Granéens étaient présentés à une file de gens apparemment infinie. Il y avait les barons provinciaux, les leaders du parlement, des Marchands, des personnes avec des amis bien placés au bureau du protocole et les pique-assiettes habituels. Tout le monde voulait voir les Granéens.

Rod prit la main de Sally tandis qu’ils traversaient les couloirs désertés du palais vers leurs appartements. Une très ancienne valse s’évanouit lentement derrière eux.

« Ils ont si peu de temps à vivre, et ils le gâchent avec… tout ça, marmonna Sally. Rod, ce n’est pas juste !

— Cela fait partie de leur mission, chérie. À quoi leur servirait-il de s’entendre avec nous si nous ne sommes pas capables de tenir nos barons ? Même avec l’appui du trône, nous avons intérêt à jouer le jeu politique. Eux aussi.

— Peut-être. » Elle l’arrêta et s’appuya contre son épaule. L’Homme Encagoulé était complètement levé, noir sur fond d’étoiles, les regardant à travers les arcades de pierre. Une fontaine clapotait dans la cour, au-dessous d’eux. Ils restèrent ainsi, debout dans le couloir désert, pendant un long moment.

« Je t’aime vraiment, chuchota-t-elle. Comment peux-tu me supporter ?

— C’est très facile. » Il se pencha pour l’embrasser, mais y renonça quand il n’y eut pas de réponse.

« Rod, je suis si gênée… Comment pourrai-je jamais me faire pardonner par Kevin.

— Par Kevin ? Tu plaisantes. As-tu déjà vu Renner demander pardon à qui que ce soit ? Oublie tout ça. La prochaine fois que tu le verras, parle-lui comme si rien ne s’était passé.

— Mais il avait raison… Tu le savais, n’est-ce pas ? Tu le savais ! »

Il l’entraîna et ils marchèrent de nouveau. Leurs pas résonnèrent à travers les couloirs. Même avec les lumières tamisées, les murs de pierre étincelaient de couleurs iridescentes.

Bientôt un mur obstrua le regard lumineux de l’Homme Encagoulé. Ils avaient atteint les escaliers.

« Je le soupçonnais, alors. Simplement à partir des comptes rendus et des brefs rapports que j’avais eus avec ma Granéenne. Après ton départ, cet après-midi, j’ai procédé à quelques vérifications. Elles t’ont menti.

— Mais pourquoi, Rod ? Je ne comprends pas… » Ils montèrent une autre volée d’escaliers, en silence.

— Tu ne vas pas aimer la réponse », dit Rod alors qu’ils atteignaient leur étage. « Elle était une médiatrice. Les médiatrices représentent les maîtres. Elle avait reçu l’ordre de te mentir.

— Mais pourquoi ? Quelles sont les raisons possibles pour lesquelles elles auraient voulu cacher qu’elles étaient des hybrides stériles ?

— J’aimerais bien le savoir. » Ou ne pas le savoir, pensa-t-il. Mais il n’y avait aucun intérêt à le dire à Sally tant qu’il n’en serait pas certain. « Ne le prends pas si mal, chérie. Nous aussi, nous leur avons menti. »

Ils atteignirent sa porte et il posa la main sur la plaque d’identification. La porte s’ouvrit, dévoilant Kelley, la tunique dégrafée, affalé sur un fauteuil de relaxation. Le Marine se leva d’un bond.

« Bon Dieu, Kelley. Je vous avais dit de ne pas m’attendre. Allez vous reposer.

— Un message important, messire. Le sénateur Fowler viendra un peu plus tard. Il demande que vous l’attendiez. Je voulais être sûr que vous auriez le message, messire.

— Ouais. » La voix de Rod était amère. « Entendu. J’ai eu le message. Merci.

— Je resterai pour vous servir.

— Non, vous ne le ferez pas. Inutile que tout le monde y passe la nuit. Sortez d’ici. » Rod regarda le Marine disparaître dans le couloir. Quand il fut parti Sally gloussa fortement. « Je ne vois pas ce qu’il a de si drôle, jeta Rod.

— Il veillait sur ma réputation, dit Sally en riant. Et si tu n’avais pas su qu’oncle Ben devait venir, et qu’il ait fait irruption, et que nous…

— Ouais. Tu veux un verre ?

— Avec l’oncle Ben qui arrive dans quelques minutes ? Ça serait gâcher de la bonne liqueur. Je vais me coucher. » Elle sourit gentiment. « Ne veille pas trop.

— Garce. » Il la prit par les épaules et l’embrassa. Encore. « Je pourrais arranger la porte de sorte qu’il ne puisse pas entrer…

— Bonne nuit, Rod. »

Il la regarda jusqu’à ce qu’elle fût entrée dans son appartement, de l’autre côté du hall, puis il rentra et alla vers le bar. La soirée avait été longue et ennuyeuse avec comme seule bonne perspective celle de quitter le bal très tôt.

« Merde ! » dit-il à voix haute… Il avala un verre rempli à ras bord de Highland Cream de Néo-Aberdeen. « Qu’ils aillent tous au diable ! »


Le sénateur Fowler et un Kevin Renner préoccupé entrèrent après que Rod se fut versé un second verre. « Désolé de l’heure tardive, Rod, dit Fowler pour la forme. Kevin me dit qu’une chose intéressante a eu lieu aujourd’hui…

— Il vous a dit ça, hein ? Et il a suggéré cette rencontre, c’est ça ? » Lorsque Benjamin Fowler hocha la tête, Rod se tourna vers son ancien officier astrogateur. « Je vous le revaudrai, espèce de…

— Nous n’avons pas le temps de jouer, dit Fowler. Avez-vous encore de ce scotch ?

— Ouais. » Rod en versa aux deux hommes, avala son verre et s’en prépara un autre. « Asseyez-vous, Ben. Vous aussi, Renner. Je ne m’excuserai pas d’avoir laissé les domestiques se retirer…

— Oh, ça va », dit Renner. Il retourna à ses rêveries, quelles qu’elles fussent, s’enfonça dans le fauteuil et prit une mine étonnée. Il ne s’était jamais assis auparavant dans un fauteuil-masseur et, manifestement, il l’appréciait.

« Bon, dit le sénateur Fowler, dites-moi ce que vous pensez ; qu’est-il arrivé cet après-midi ?

— Je vais vous le montrer. » Rod actionna son ordinateur de poche et l’écran mural s’alluma. L’image n’était pas bonne : elle avait été enregistrée par une petite caméra dissimulée dans une décoration sur la tunique de Rod, et le champ visuel était restreint. Le son était excellent, pourtant.

Fowler regarda en silence. « Revoyons ça », dit-il. Rod, obligeamment, montra de nouveau la réunion. Tandis que Fowler et Renner regardaient, il alla au bar, se décida contre un autre scotch et se versa du café.

« Pourquoi au juste pensez-vous que c’était si extrêmement important ? » demanda Fowler.

Kevin Renner haussa les épaules. « C’est la première preuve que nous ayons qu’ils nous mentent. Quelles autres choses nous ont-ils cachées ?

— Que diable, ils ne nous ont pas dit grand-chose sur quoi que ce soit, dit Fowler. D’ailleurs, était-ce un mensonge ?

— Oui, dit Rod doucement. Par implication, en tout cas. Il ne s’agissait pas d’une erreur de compréhension. Je l’ai vérifié. Nous avons trop d’enregistrements de conversations lors desquelles les Granéennes insinuaient des choses fausses et, s’en rendant compte par l’observation de nos réactions, se reprenaient. Non. Cette Granéenne a délibérément poussé Sally à croire une chose qui n’était pas vraie.

— Mais, que diable nous importe-t-il de savoir que les médiatrices n’ont pas de gosses ? demanda Fowler.

— Cela nous indique que deux bruns et un blanc ont eu quatre enfants, dit Renner lentement. Sur un petit vaisseau, dans l’espace, dans des conditions dangereuses, sans parler de l’encombrement qui régnait à bord.

— Oui. » Ben Fowler se leva et ôta sa tunique d’apparat. Il portait en dessous une vieille chemise, très douce et soigneusement raccommodée en trois endroits. « Rod, que pensent au juste les Granéennes de leurs enfants ? interrogea Fowler. Peut-être estiment-elles qu’ils ne sont pas grand-chose tant qu’ils ne parlent pas. Qu’ils sont saccarifiables.

— C’est faux, dit Renner.

— La manière adroite, dit Rod doucement, la manière polie de contredire le sénateur serait de dire ; “Il s’avère que ce n’est pas le cas”. »

Le visage de Renner s’illumina. « Eh ! J’aime ça. Mais, de toute façon, le sénateur a tort. Les Granéens pensent le plus grand bien de leurs enfants. La seule religion dont ils m’aient jamais parlée, leur enseigne que leur âme se divise pour entrer dans le corps de leurs enfants. Ils idolâtrent pratiquement ces petits chéris.

— Hum. » Fowler tendit son verre pour le faire remplir. Il prit un air maussade et impatient. « Se pourrait-il qu’ils les aiment tant qu’ils en font chaque fois que possible ?

— Cela se peut, dit Rod. Et le danger implicite est évident. Mais…

— Mais justement, dit Fowler. Leur planète doit obligatoirement être surpeuplée. Ce qui est le cas. Ce qui veut dire que les Granéens connaissent des difficultés de pression démographique telles que nous n’en avons jamais eues…

— Probablement peuvent-ils les maîtriser, dit Rod avec précaution. Parce que, dans le cas contraire… Vu qu’ils sont enfermés dans leur système stellaire depuis très longtemps…

— Avec quel résultat ? demanda Fowler. Que savons-nous de l’histoire de Grana ?

— Pas grand-chose, dit Renner. Ils sont civilisés depuis des temps fort reculés. Vraiment anciens. Il y a dix mille ans déjà, ils déménageaient leurs astéroïdes par paquets de dix. L’antiquité de leur histoire me donne presque le vertige. » Kevin se trémoussa dans son fauteuil pour obtenir le plein effet du massage. « Donc, ils ont bénéficié de tout le temps nécessaire pour résoudre leurs problèmes de population. Entre le moment où ils ont lancé la sonde d’Eddie le Fou et aujourd’hui, ils auraient pu couvrir complètement leur planète. Cela n’a pas été le cas, donc ils contrôlent les naissances…

— Mais cela ne leur plaît pas, affirma Ben. Ce qui veut dire que s’ils entrent dans l’Empire, on peut se demander combien de temps se passera avant qu’ils ne soient plus nombreux que nous. » Le sénateur Fowler joua d’un air pensif avec un endroit usé de sa chemise. « Peut-être tentent-ils de dissimuler leur fort taux de natalité et leur absence de désir d’y remédier. » Il se leva soudain, décidé, abandonnant son air rêveur. « Rod, mettez votre équipe au travail là-dessus. Je veux tout savoir de ce que nous connaissons de l’histoire de Grana.

— D’accord, sénateur », dit Rod d’un air malheureux. Que va dire Sally ? pensa-t-il.

« Vous avez l’air d’un procureur à un procès pour meurtre, dit Renner. Grand Dieu, sénateur, ils ont une longue histoire derrière eux. Il est évident qu’ils ont résolu leurs problèmes de pression démographique.

— Fort bien. Mais comment ? jeta Fowler.

— Je ne sais pas. Demandez-leur, dit Renner.

— J’en ai l’intention. Mais, étant donné que nous savons qu’ils peuvent nous mentir et qu’ils le font effectivement… Au fait, comment se fait-il que le politicien que je suis en soit surpris ? » Ben s’étonna. « Bref. Maintenant que nous le savons, je veux avoir tous les éléments bien en ordre avant d’aller me confronter aux Granéens. »


« Les possibilités commerciales sont fantastiques », affirma Jock, dont les bras trahissaient la surexcitation. « Ces humains sont indescriptiblement inefficaces dans l’utilisation de leurs ressources. Ils n’ont aucun instinct favorable aux outils complexes.

— Aucun ? demanda Ivan.

— Pas que j’ai remarqué. » Jock indiqua la vidéo. « Ils sont obligés d’éduquer leurs jeunes dans tous les domaines. Nombre des émissions qui passent sur cet écran sont prévues à cet effet.

— Ils ont le temps d’apprendre, réfléchit Charlie. Ils vivent très longtemps. Plus que tous nos maîtres.

— Oui, mais quel gâchis ! Ils n’ont ni nos minis ni nos bruns… »

Ivan les interrompit. « Vous êtes sûres qu’ils n’ont pas l’équivalent de nos minis ?

— Oui. Je n’en ai pas vu trace à bord de leurs vaisseaux, ni sur les postes tri-di. Il n’y a pas non plus les productions habituelles des minis : pas d’objets individuels personnalisés…

— Si, j’en ai vu. Les gardes qui nous étaient attachés à bord du Lénine, en portaient.

— Ils étaient dus à nos propres minis…

— Précisément, dit Ivan. Nous savons maintenant pourquoi ils ont détruit le Mac-Arthur. Et pourquoi ils nous craignent. »

Les médiatrices se remirent à piailler, jusqu’à ce qu’Ivan les interrompe de nouveau. « Vous êtes d’accord ? » demanda-t-il du ton exigeant la confirmation d’une information.

« Oui ! » dirent-elles à l’unisson. Charlie parla rapidement, noyant les mots de Jock. « Le mineur brun qu’ils ont pris à bord aura emporté avec lui un couple de minis. Les humains ignoraient tout de ces êtres et les auront laissés s’échapper. Or, si on les laissait se disperser à bord du vaisseau et si on leur offrait une longue période de temps pour s’y adapter

— Pourtant on nous a dit qu’ils possédaient des minis », fit Ivan. Jock prit une pose indiquant qu’elle fouillait dans sa mémoire. Une seconde plus tard, elle reprit « Non. Sally nous a laissé supposer qu’ils en possédaient. Quand sa Fyunch (clic) a suggéré que les minis humains étaient de grande taille, Sally a acquiescé.

— De plus les enseignes ont paru ébahis quand nous leur en avons parlé en relation avec la reconstruction de leurs capsules de sauvetage, dit Charlie d’un ton sans réplique. Oui. Vous avez sûrement raison. »

Le silence s’installa. Ivan réfléchit. Puis il dit : « Ils savent que nous avons une sous-espèce très prolifique. Pensez !

— Ils ont peur que nous ayons causé volontairement la destruction du Mac-Arthur, dit Charlie. Malédiction ! Si seulement ils nous l’avaient dit. Nous aurions pu les prévenir des dangers et les humains n’auraient plus aucun sujet de crainte. Malédiction ! Pourquoi l’Univers a-t-il fait que le premier Granéen qu’ils aient rencontré ait été un brun ?

— Ils ont dit qu’une épidémie sévissait à bord du Mac-Arthur, médita Jock. Et bien que nous ne les ayons pas crus, c’était vrai. Une épidémie de minis. Et pourtant. S’ils croient réellement que nous avons détruit leur vaisseau de façon délibérée ou que nous en avons permis la destruction, pourquoi ne l’ont-ils pas dit ? Pourquoi ne nous ont-ils pas interrogés ?

— Ils dissimulent leurs points vulnérables, dit Charlie. Les humains ne souhaitaient pas que nous sachions qu’il y avait des minis à bord avant de les avoir tués. Et ensuite, ils voulaient éviter de nous laisser apprendre que les minis pouvaient détruire leurs vaisseaux.

— Les imbéciles ! cria Charlie. Si on leur donne le temps de s’adapter, les minis sont capables de venir à bout de n’importe quel astronef. Ils contribuent largement à nos effondrements. S’ils n’étaient pas si utiles, nous les ferions exterminer.

— Cela s’est déjà produit », rétorqua Jock. Elle fit le geste qui correspondait à un humour caustique. « Avec le résultat habituel : une maîtresse conserve les siens et…

— Silence, dit Ivan. Ils nous craignent Parlez de cela.

— Connaissez-vous ce que les humains appellent la “fictiondemanda Jock. Des histoires délibérément inventées. Celui qui les écoute et celui qui les raconte savent tous deux qu’elles sont fausses. »

Ivan et Jock indiquèrent que le concept leur était familier.

« Hier soir il y a eu une émission de tri-di. Ainsi que beaucoup d’autres, c’était de la fiction. Cela s’intitulait Istvan meurt. Quand le film a pris fin, le commentateur en a parlé comme si le corps de l’histoire était vrai.

— Je ne l’ai pas vu, dit Jock. Le vice-roi Merrill souhaitait me faire rencontrer des Marchands avant la réception donnée en l’honneur des barons. Malédiction ! Ces formalités sans fin grignotent notre temps et ne nous apprennent rien.

— Je ne vous ai pas raconté cette émission, dit Charlie. L’acteur principal interprétait un rôle manifestement conçu pour dépeindre l’amiral Kutuzov. »

Jock fit les gestes qui montraient qu’elle était surprise et regrettait d’avoir manqué une bonne occasion.

« Vous cherchez à prouver quelque chose demanda Ivan.

— Oui. L’histoire exposait des motivations contradictoires. L’amiral commandant la flotte ne souhaitait pas faire ce qu’il faisait. Il y avait une guerre entre humains : entre l’Empire et ces rebelles qu’ils craignent tant.

— Ne pourrions-nous pas nous entendre avec ces rebelles, demanda Jock.

— Comment ? dit Ivan. Les humains contrôlent tous les moyens de communiquer avec nous. S’ils venaient à soupçonner que nous tentions une telle manœuvre, ils feraient tout pour l’empêcher. Évitez de songer à de telles choses. Racontez-moi votre émission !

— Lors de cette guerre, il se produisait la rébellion d’une planète. D’autres mondes allaient bientôt se soulever. Ce qui n’était qu’un petit conflit pouvait se transformer en un très vaste affrontement, impliquant nombre de planètes. L’amiral découvrit un moyen d’éviter cela et décida que son devoir était de le mettre en œuvre. Grâce à cinq vaisseaux semblables au Lénine il a balayé toute vie d’une planète habitée par dix millions d’humains. »

Un long silence s’installa.

« Ils sont capables de tels actes ? l’interrogea Ivan.

— Je le crois, répondit Charlie. Je ne saurais avoir la belle certitude d’un brun, mais…

— Réfléchissez sur ce sujet. Souvenez-vous qu’ils ont peur de nous. Souvenez-vous qu’ils savent maintenant que nous avons une sous-espèce prolifique. Souvenez-vous aussi qu’à partir de l’étude de la sonde d’Eddie le Fou, ils ont placé cet amiral à la tête de l’expédition lancée vers notre système. Et craignez pour la vie de vos maîtres et de vos sœurs. »

Ivan retourna à sa chambre. Longtemps après, les médiatrices se mirent à parler très rapidement, mais à voix très basse.

52. Options

De lourds nuages traversaient le ciel de la Néo-Écosse. Ils se séparèrent pour laisser les vifs rayons de Néo-Cal réchauffer la salle de réunion lambrissée. Avant que les vitres ne se polarisent, des objets brillants reflétèrent un instant la lumière. Dehors de longues ombres animaient le parc du palais, mais le soleil était encore fort dans les rues étroites où les bureaux administratifs vomissaient leur personnel pour la nuit. Les foules de gens en kilt s’y pressaient : la bureaucratie du Secteur se dépêchait de retourner vers sa famille, son apéritif et sa tri-di.

Rod Blaine regardait par la fenêtre d’un air maussade. En bas, dans le parc, une jolie secrétaire sortait rapidement du palais, si pressée de rejoindre le plus proche trottoir roulant express qu’elle renversa presque un huissier. Un rendez-vous important, pensa Rod. L’huissier a sans doute une famille… tous ces gens qui sont sous ma responsabilité… et tant pis pour les Granéens.

Derrière lui, régnait une activité fébrile. « Avez-vous pris les arrangements nécessaires pour la nourriture des Granéens ? demanda Kelley.

— Oui, répondit un serveur. Le chef aimerait pourtant faire quelque chose pour ce qu’ils mangent… l’épicer, par exemple. Ça ne lui plaît pas de faire bêtement bouillir leur viande et leurs céréales.

— Il pourra jouer les artistes à un autre moment. Les commissaires ne veulent rien d’“original” pour ce soir. Qu’il se contente de pouvoir tous les nourrir, s’ils le demandent. » Kelley jeta un coup d’œil au percolateur magique afin de vérifier qu’il était plein et écarquilla les yeux en voyant un espace vide à côté de la machine. « Où est le chocolat, bon sang ? demanda-t-il.

— On s’en occupe, M. Kelley, dit le steward pour se défendre.

— Bon. Faites en sorte qu’il soit là avant l’arrivée des Granéens, dans une heure. » Kelley vérifia l’heure à la pendule murale. « Bien. On doit être prêt. Mais occupez-vous de ce chocolat. »

Depuis qu’ils l’avaient découvert, à bord du Lénine, le chocolat chaud était devenu une véritable drogue pour les Granéens. C’était un des rares breuvages humains qu’ils aimaient… mais de quelle façon ! Kelley frissonna. Du beurre, il l’aurait compris. À bord des vaisseaux à équipage en majorité anglaise, on mettait du beurre dans le chocolat. Mais pas une goutte d’huile de vidange dans chaque tasse !

« Tout est prêt, Kelley ? demanda Rod.

— Oui, messire », lui assura Kelley. Il prit position derrière le bar et enfonça un bouton pour signale ; que la réunion pouvait commencer. Quelque chose tourmente le patron, se dit-il. Et ce n’est pas sa fiancée. Je suis content de ne pas avoir ses problèmes.

Une porte s’ouvrit et les membres de la commission entrèrent, suivis de plusieurs des scientifiques d’Horvath. Ils occupèrent des sièges sur l’un des côtés de la table marquetée, posèrent leurs ordinateurs de poche devant eux et les firent bourdonner en essayant les liaisons avec l’ordinateur du palais.

Quand ils entrèrent, Horvath et le sénateur Fowler discutaient toujours.

« Docteur, ce genre de choses demande du temps…

— Pourquoi ? rétorqua Horvath. Je sais fort bien que vous n’avez pas à en référer à Sparta.

— D’accord. C’est à moi, qu’il faut du temps pour décider, alors, dit Fowler d’un ton irrité. Écoutez : je verrai ce que je peux faire d’ici au prochain anniversaire de Sa Majesté. J’en avais déjà parlé avant l’expédition du Grain. Mais, bon sang, docteur, je ne suis pas sûr que votre tempérament vous désigne pour un siège à la… » Il s’interrompit en remarquant que les têtes se tournaient vers lui. « Nous en reparlerons plus tard.

— D’accord. » Horvath jeta un regard à la ronde et alla se placer à la table, à l’extrémité opposée de celle où s’installait Ben. Il y eut un réarrangement rapide tandis que le ministre de la Science répartissait son personnel à son bout de la table.

D’autres personnes entrèrent… Kevin Renner et le père Hardy, tous deux en uniforme de la Flotte. Un secrétaire. Des stewards apparurent et il y eut davantage de confusion tandis que Kelley faisait circuler le café.

Rod s’assit en fronçant les sourcils et sourit quand Sally arriva à la hâte. « Désolée d’être en retard, fit-elle, essoufflée. Il y avait…

— Nous n’avons pas encore commencé », lui dit Rod en lui indiquant la place à côté de la sienne.

« De quoi s’agit-il ? » demanda-t-elle doucement. Il y avait quelque chose dans la manière de Rod qui l’inquiétait, et elle l’étudia attentivement. « Pourquoi oncle Ben est-il si intéressé par l’histoire de Grana ? Qu’est-il arrivé au juste hier soir ?

— Tu verras. Le sénateur est sur le point de commencer. » Et j’espère que tout ira bien, ma chérie, mais j’en doute. Qu’adviendra-t-il de nous après cela ? Rod se retourna sombrement vers la table. Je me demande ce que fait ma Fyunch (clic) en ce moment. Il aurait été agréable de se faire représenter ici et de…

« Allons-y, dit le sénateur Fowler avec brusquerie. Cette réunion des Seigneurs Commissaires Extraordinaires représentant Sa Majesté Impériale auprès du système de Grana est ouverte. Veuillez, je vous prie, inscrire vos noms et les organismes que vous représentez. » Il y eut une seconde de silence rompu par le léger bourdonnement des liaisons informatiques.

« Nous avons beaucoup à régler, poursuivit le sénateur, la nuit dernière, il nous est apparu évident que les Granéens nous avaient menti au sujet de certains domaines capitaux…

— Pas plus que nous », coupa Horvath. Bon sang ! Je dois me maîtriser mieux que cela. Ce point doit être établi, mais si cela irrite vraiment le sénateur…

« C’est ce sur quoi ils nous ont menti qui nous préoccupe, docteur », fit Fowler d’un ton apaisant. Il s’arrêta un instant, et il sembla qu’une grande puissance montait en lui. Le vieil homme replet, vêtu d’habits trop larges, disparut. Le Premier ministre parla :

« Écoutez, vous tous, j’aime la franchise. Si vous avez quelque chose à dire, dites-le. Mais laissez-moi d’abord terminer. » Il esquissa un sourire, parfaitement glacial. « Vous pouvez interrompre n’importe qui d’autre, si vous êtes de taille à le faire. À présent, docteur Horvath, je voudrais bien savoir ce que nous cachent les Granéens ? »

Antoine Horvath passa ses doigts minces dans ses rares cheveux. « J’ai besoin de plus de temps, sénateur. Jusqu’à ce matin, cela ne m’avait pas frappé que les Granéens nous cachaient quoi que ce fût » Il jeta un regard nerveux au père Hardy, mais celui-ci ne dit rien.

« Cela nous a tous pas mal surpris, dit Fowler. Mais nous avons la preuve que les Granéens se reproduisent à un taux effroyablement élevé. La question est : pourrions-nous les obliger à limiter leur nombre s’ils ne le veulent pas ? Rod, ces Granéens pourraient-ils nous avoir dissimulé des armes ? »

Rod haussa les épaules. « Dans tout un système ? Bien, ils ont pu cacher à peu près tout ce qu’ils voulaient.

— Mais ils ne semblent pas du tout belliqueux, protesta Horvath. Sénateur, je suis autant préoccupé de la sécurité de l’Empire que quiconque dans cette salle. Je prends mes devoirs de ministre de Secteur très au sérieux, je vous l’assure… »

Vous ne nous assurez rien, vous parlez pour que le greffier enregistre, pensa Kelley. Le capitaine Blaine le sait aussi. Qu’est-ce qui tracasse le patron ? Il a le même air que celui qu’il a avant une action.

« … aucune preuve d’activité guerrière chez les Granéens, termina Howath.

— Il apparaît que ce n’est pas le cas, fit Renner. Docteur, j’aime les Granéens autant que vous, mais quelque chose a produit l’apparition des médiatrices.

— Eh bien, oui, acquiesça Horvath avec aisance. Dans leur préhistoire, ils ont dû se battre comme des lions. L’analogie est plutôt précise, d’ailleurs. L’instinct territorial se voit toujours – dans leur architecture et leur organisation sociale, par exemple. Mais les combats remontent à très longtemps.

— À quand ? » demanda le Sénateur Fowler.

Horvath parut mal à l’aise. « Peut-être un million d’années. »

Il y eut un silence. Sally secoua la tête tristement. Cloîtrés dans un système minuscule pendant un million d’années – un million d’années civilisées ! La patience qu’ils ont dû apprendre !

« Aucune guerre depuis tout ce temps ? interrogea Fowler. Vraiment ?

— Si, bon Dieu, ils ont eu des guerres, répondit Horvath. Au moins deux du type de celles qu’a connues la Terre à la fin de la période du Condominium. Mais c’était il y a très longtemps ! » Il dut élever la voix pour couvrir le sursaut alarmé de Sally. Il y eut des murmures autour de la table.

« Une de ces guerres-là a suffi à rendre la Terre pratiquement inhabitable, dit Fowler doucement. Vous parlez d’il y a combien de temps ? D’un million d’années à nouveau ? »

Horvath dit : « De centaines de milliers d’années au moins.

— Des milliers probablement, fit l’aumônier Hardy prudemment. Ou peut-être moins. Sally, avez-vous revu vos estimations sur l’âge de cette civilisation primitive que vous aviez découverte ? »

Sally ne répondit pas non plus. Il y eut un silence désagréable.

« Pour notre rapport, père Hardy, demanda le sénateur Fowler, êtes-vous là en tant que membre de la commission ?

— Non, monsieur. Le Cardinal Randolph m’a prié de représenter l’Église auprès de la commission.

— Je vous remercie. »

Il y eut encore un silence.

« Ils n’avaient nulle part où aller », dit Antoine Horvath. Il haussa nerveusement les épaules. Quelqu’un gloussa, puis se tut quand Horvath reprit : « Il est évident que leurs premières guerres se sont déroulées il y a très longtemps, il y a environ un million d’années. Cela se voit dans leur évolution. Le docteur Horowitz a examiné les trouvailles de l’expédition biologique et… eh bien, dites-le-leur vous-même, Sigmund. »

Horowitz sourit triomphalement. « Lorsque j’ai examiné pour la première fois le pilote de la sonde, j’ai pensé qu’il pouvait s’agir d’une mutation. J’avais raison. Ce sont des mutations, seulement tout cela s’est passé il y a fort longtemps. Sur alpha du Grain, les formes de vie originelles sont bilatéralement symétriques comme sur la Terre et presque partout ailleurs. Le premier Granéen asymétrique a dû être un épouvantable mutant. Et, d’ailleurs, il n’a pas pu être aussi développé que les formes actuelles. Pourquoi ne s’est-il pas éteint ? Parce qu’on a fait des efforts délibérés pour obtenir la forme asymétrique, je crois, et parce que tous les autres animaux subissaient eux aussi des mutations. La lutte pour la vie était faible.

— Mais cela signifie qu’ils étaient civilisés quand les formes actuelles se sont développées, dit Sally, cela est-il possible ? »

Horowitz sourit à nouveau.

« Et l’Œil ? demanda Sally. Il a dû irradier le système granéen quand il est devenu une supergéante.

— Ce serait trop ancien, dit Horvath. Nous avons vérifié. Après tout nous avons l’équivalent de cinq cents ans d’observations de l’Œil enregistrées par nos vaisseaux explorateurs, et cela confirme les informations que les Granéens ont données à l’enseigne Potter. L’Œil est une supergéante depuis six millions d’années, ou plus, et les Granéens n’ont pas leur aspect actuel depuis aussi longtemps.

— Ah, dit Sally. Mais, alors, qu’est-ce qui a causé…

— Les guerres, annonça Horowitz. La croissance générale des niveaux de radiation, à l’échelle planétaire, accompagnée d’une sélection génétique délibérée. »

Sally hocha la tête, réticente. « D’accord… ils ont eu des guerres nucléaires. Nous aussi. Si le Condominium n’avait pas développé le propulseur Alderson, nous aurions été effacés de la Terre. » Elle n’aimait pas cette réponse. C’était dur à avaler. « N’a-t-il pas pu exister une autre espèce dominante qui se serait auto-détruite, les Granéens ne venant que plus tard ?

— Non, dit Horvath. Par vos propres travaux, Dame Sally, vous avez montré à quel point la forme granéenne est adaptée à l’utilisation d’outils. Le premier mutant a dû être pour commencer un manipulateur d’outils… ou bien il était dirigé par des manipulateurs d’outils, ou bien les deux cas coexistaient.

— Voilà pour une guerre, dit le sénateur Fowler. Celle qui a créé les Granéens tels que nous les voyons. Vous avez dit deux guerres. »

Horvath hocha tristement la tête. « Oui, sénateur. Les Granéens sous leur forme actuelle ont dû se battre avec des armes nucléaires. Plus tard, il y a eu une autre période de radiation qui a divisé l’espèce en toutes ces castes – les formes civilisées et les animaux, plus les intermédiaires tels que les minis. » Horvath regarda Blaine d’un air désolé, mais il n’y avait là aucun signe d’émotion.

Sigmund Horowitz se racla la gorge. Il prenait visiblement plaisir à tout cela. « Je crois que les bruns étaient la forme originelle. Quand les blancs ont pris le dessus, ils ont modelé les autres sous-espèces selon leurs propres besoins. Ils ont contrôlé de nouveau l’évolution, vous voyez. Mais certaines formes se sont développées d’elles-mêmes.

— Alors les animaux asymétriques ne sont pas les ancêtres des Granéens ? demanda le sénateur Fowler avec curiosité.

— Non. » Horowitz se frotta les mains et tâta son ordinateur de poche en prévision de ce qui allait suivre. « Ce sont des formes dégénérées… Je peux vous montrer les mécanismes génétiques.

— Cela ne sera pas nécessaire, enchaîna rapidement le sénateur Fowler. Ainsi, nous voilà en présence de deux guerres. Les médiatrices ont peut-être été créées lors de la seconde…

— Disons plutôt trois guerres, intervint Renner. Même si nous supposons qu’ils sont venus à manquer de matières fissiles lors de la seconde.

— Pourquoi ? demanda Sally.

— Vous avez vu la planète. Ensuite, il y a l’adaptation à l’espace », dit Renner. Il regarda Horvath et Horowitz d’un air expectatif.

Le sourire triomphateur d’Horowitz était à présent encore plus large. « Vos travaux de nouveau, madame : les Granéens sont si bien adaptés à l’espace que vous vous étiez demandée s’ils s’y étaient développés. C’est le cas. » Le xénobiologiste hocha énergiquement la tête. « Mais pas avant qu’ils n’aient subi une longue période évolutionnaire sur la planète elle-même. Voulez-vous que je reprenne le raisonnement ? Des mécanismes physiologiques qui s’adaptent à une faible pression et à l’absence de gravité, une astrogation intuitive…

— Je vous crois, dit Sally doucement.

— Mars ! » s’écria Rod Blaine. Tous le regardèrent. « Mars. Est-ce à cela que vous pensez, Kevin ? »

Renner hocha la tête. Il semblait en conflit avec lui-même : son esprit qui allait de l’avant et n’aimait pas ce qu’il y trouvait. « Bien sûr, dit-il. Ils ont livré au moins une bataille à coup d’astéroïdes. Observez simplement la surface d’alpha du Grain : toute criblée de cratères circulaires se chevauchant. Ce conflit a dû être bien près d’anéantir la planète. Cela a tant effrayé les survivants qu’ils ont envoyé tous les astéroïdes là où ceux-ci ne pourraient plus être utilisés de cette façon…

— Mais la guerre avait tué la plupart des êtres supérieurs de la planète, termina Horowitz. Très longtemps après, leur monde a été repeuplé par les Granéens qui s’étaient adaptés à l’espace.

— Mais il y a très longtemps de cela, protesta le docteur Horvath. Les cratères des astéroïdes sont froids et les orbites sont stables. Tout cela s’est passé voilà une éternité. »

Horvath ne semblait pas très heureux de ses conclusions, et Rod griffonna une note. Pas satisfaisant, pensa-t-il. Cependant… il doit y avoir une explication…

« Néanmoins ils pourraient toujours se battre avec des astéroïdes, poursuivit Horvath. S’ils le voulaient. Cela consommerait beaucoup d’énergie, mais tant qu’ils sont dans le système, ces astéroïdes peuvent être déplacés. Nous n’avons aucune preuve de guerres récentes, et de toute façon, en quoi cela nous concerne-t-il ? Ils se battaient, ils ont produit les médiatrices pour arrêter cela, et ça a marché. À présent ils ne se battent plus.

— Peut-être, grogna le sénateur Fowler. Peut-être pas.

— Ils ne nous combattent pas, insista Horvath.

— Le croiseur de bataille a été détruit, dit Fowler. D’accord, épargnez-moi les explications. Il y a les enseignes. Oui, j’ai entendu toutes les histoires sur leur compte. Le fait est, docteur Horvath, que si les Granéens se battent entre eux, vous savez fort bien qu’une faction se cherchera des alliés parmi les hors-la-loi et les rebelles. Que diable, peut-être même encourageront-ils des révoltes, et bon sang, on s’en passerait ! Une autre chose me tracasse : ont-ils un gouvernement planétaire ? »

Il y eut encore un silence.

« Eh bien, Sally ? interrogea le sénateur. C’est votre domaine.

— Ils… Eh bien, ils ont une sorte de gouvernement planétaire, une juridiction. Un maître ou un groupe de maîtres prend une décision juridictionnelle sur un point et les autres le suivent. »

Ben Fowler regarda sa nièce d’un air renfrogné. « Que diable, nous ne laissons même pas les humains se promener de par l’univers tant qu’ils n’ont pas de gouvernement planétaire. Donc, imaginez ce qui se passerait si une colonie de Grana décidait de venir en aide à une faction quelconque sur alpha du Grain… » Il jeta un regard circulaire autour de la table et se renfrogna de nouveau. « Bon sang ! Ne me regardez pas tous ainsi. On dirait que je veux tuer le Père Noël ! Je suis pour les échanges avec les Granéens, mais n’oublions pas la directive première de l’Empire.

— Nous avons besoin de davantage de temps, protesta Horvath. Vous ne pouvez rien décider tout de suite !

— Nous n’avons pas de temps, dit doucement Rod. Vous devez être conscient des pressions, docteur. Vous avez contribué à leur création. Tous les groupements d’intérêt du Secteur réclament une action immédiate. » Rod avait reçu des appels quotidiens de la Ligue humanitaire, et il était certain que le ministre Horvath alimentait ce groupe en informations.

« Ce qui vous ennuie, c’est le taux potentiel des naissances, dit Horvath. Je suis certain que vous comprenez qu’ils doivent être capables de contrôler leur population. Ils n’auraient pas survécu si longtemps s’ils ne le pouvaient pas.

— Mais ils ne le veulent peut-être pas, dit Fowler. Pouvons-nous les y obliger ? Rod, votre commandant Cargill a-t-il avancé son étude sur l’estimation du péril ?

— Il l’a seulement affinée, sénateur. Ses calculs originaux se tiennent plutôt bien.

— Donc, en l’état actuel des forces granéennes, il faudrait une grande opération spatiale pour les mater. Quelle sorte de problème allons-nous laisser à nos petits-enfants si nous aidons les Granéens à obtenir des colonies ?

— Vous ne pouvez plus les empêcher de sortir de leur système, protesta Horvath. L’analyse du capit… de messire Blaine l’a prouvé. Ils finiront par construire un générateur Langston et ils sortiront. Ils nous faut établir des relations amicales avec eux avant ce jour. Je crois qu’il nous faut commencer à traiter avec eux dès maintenant et résoudre les autres problèmes au fur et à mesure qu’ils se présenteront. Nous ne pouvons pas tout envisager en même temps.

— C’est ce que vous recommandez ? demanda Fowler.

— Oui, sénateur. Moi, la Ligue humanitaire, les Marchands Impériaux…

— Pas tous, le coupa Rod. Leur conseil local est divisé. Une minorité conséquente ne veut rien avoir à faire avec les Granéens.

— Ce qui veut dire que ces gens sont des industriels que la technologie granéenne va ruiner, dit Horvath en haussant les épaules. Nous nous en chargerons. Sénateur, les Granéens inventeront inévitablement quelque chose qui les fera sortir de leur système stellaire. Il nous faudrait les lier si intimement à l’Empire que nos intérêts soient confondus avant ce jour fatidique.

— Ou bien les accepter dans l’Empire et en finir, grommela Fowler. Ça, j’y ai pensé hier soir. S’ils sont incapables de contrôler leurs naissances, nous pourrons le faire à leur place…

— Mais nous savons qu’ils le peuvent, protesta Horvath, nous avons prouvé qu’ils étaient restés civilisés très longtemps dans un système unique. Ils ont appris… » Il s’arrêta un instant puis reprit d’un ton plus enjoué : « Vous est-il venu à l’idée qu’ils ont peut-être droit à un quota précis d’enfants ? Peut-être les Granéens du vaisseau-ambassade avaient-ils l’obligation de mettre leurs enfants au monde à une époque donnée ou pas du tout. Et ils ont été forcés de les avoir à bord de leur astronef.

— Hum », fit Fowler. Son sourire forcé disparut. « Peut-être tenez-vous là quelque chose. Nous – je demanderai aux Granéens quand ils arriveront. Docteur Hardy, vous êtes resté dans votre coin avec le visage d’un condamné à la pendaison en faible pesanteur. Qu’est-ce qui vous tracasse ?

— Les rats », dit doucement l’aumônier.

Horvath se tourna rapidement vers lui. Puis opina du chef. « Vous aussi, David, cela vous a frappé ?

— Bien sûr. Saurez-vous trouver l’archive, ou dois-je le faire ?

— Je l’ai », soupira Horvath. Il griffonna des chiffres sur son ordinateur de poche. Celui-ci bourdonna et les écrans muraux s’allumèrent…

… une ville granéenne en pleine débâcle. Des voitures renversées et rouillées parsèment des rues défoncées. Des avions se sont encastrés dans les ruines d’immeubles dévastés par le feu. L’herbe folle pousse entre les dalles du trottoir. Au milieu de l’image, un monceau de décombres et cent petites formes noires qui filtrent et grouillent à sa surface.

« Ce n’est pas ce dont cela a l’air. C’est l’un des étages du zoo de Grana », expliqua Horvath. Il tapota les touches de sa machine et l’image s’agrandit pour se mettre au point sur une forme noire, qui grossit jusqu’à ce que ses bords deviennent flous. C’était une face chafouine, aux dents cruelles. Mais ce n’était pas un rat.

Il avait une oreille membraneuse et unique et cinq membres dont l’antérieur droit n’était pas une cinquième patte. C’était un bras long et agile : terminé par des griffes semblables à des poignards crochus.

« Ah ! » s’exclama Horowitz. Il lança un regard accusateur à Horvath. « Celle-ci, vous ne me l’aviez pas montrée… encore des guerres ? Un de ces conflits qui a dû tuer tant de formes de vie que des niches écologiques entières se sont retrouvées vides. Et cette chose… En avez-vous capturé un spécimen ?

— Malheureusement pas.

— De quoi est-ce une forme dégénérée ? demanda pensivement Horowitz. Il y a loin du Granéen intelligent à… à ça. Y a-t-il une caste granéenne que vous ne m’avez pas montrée ? Analogue à ceci ?

— Non, évidemment pas, dit Sally.

— Personne ne choisirait d’élever sélectivement des créatures pareilles, réfléchit Horowitz. Ce doit être la sélection naturelle… » Il eut un sourire satisfait. « Une preuve de plus, s’il en fallait. Une de leurs guerres a presque dépeuplé leur planète. Et cette décadence-là a dû s’éterniser.

— Oui, dit très vite Renner. Ainsi, pendant que ces monstres s’emparaient d’alpha du Grain, les Granéens civilisés se trouvaient sur les astéroïdes. Ils ont dû s’y multiplier pendant des années. Des blancs, des bruns, des minis et peut-être d’autres races que nous n’avons pas vues parce que nous ne sommes pas allés sur les astéroïdes.

— Mais à nouveau pour une longue période, dit Horvath. Très longue… les travaux du docteur Buckman sur les planétoïdes… Peut-être les médiateurs sont-ils nés dans l’espace, avant la recolonisation de la planète. Vous voyez bien qu’on avait besoin d’eux.

— Ce qui rend les “blancs” aussi belliqueux aujourd’hui qu’alors, fit remarquer le sénateur Fowler.

— Mais maintenant, ils ont des médiateurs, oncle Ben, lui rappela Sally.

— Ouais. Et peut-être ont-ils résolu leur problème de pression démographique. Docteur, enlevez cette horreur des écrans ! Cela me donne le frisson. Mais bon Dieu, pourquoi irait-on mettre une ville en ruine dans un zoo ? »

L’image barbare disparut et tout le monde en parut soulagé. « Ils nous l’ont expliqué. » Horvath avait l’air de nouveau presque enjoué. « Certaines de leurs formes de vie ont évolué spécialement pour les villes. Un zoo sérieux doit donc en posséder.

— Des cités en ruine ?

— Peut-être pour leur rappeler ce qui arrive quand ils n’écoutent pas les médiateurs, dit doucement Sally. Un exemple horrible pour les maintenir dans la crainte de la guerre.

— D’ailleurs, le but serait atteint, dit Renner en frissonnant légèrement.

— Résumons-nous. Les Granéens doivent arriver dans quelques minutes, dit le sénateur Fowler. Premièrement : leur taux de reproduction potentiel est énorme et les Granéens sont prêts à faire des enfants dans des endroits où nous ne le ferions pas.

« Deuxièmement : les Granéens ont menti de façon à nous cacher leur taux de natalité.

« Troisièmement : les Granéens ont connu des guerres. Au moins trois conflits importants. Sinon plus.

« Quatrièmement : ils traînent sur leur planète depuis longtemps. Très longtemps. Ce qui donne à croire qu’ils contrôlent leur natalité. Nous ignorons comment, mais cela pourrait être relié au fait qu’ils font des enfants lors de missions dangereuses. Il nous faut le demander. D’accord jusque-là ? »

Il y eut un chœur de murmures d’assentiment. « Maintenant les options. D’abord, nous pourrions suivre l’avis du docteur Horvath et négocier des accords commerciaux. Les Granéens ont demandé des bases permanentes et le droit de rechercher et de coloniser des planètes vierges dans et au-delà de l’Empire. Ils ne veulent pas particulièrement être dans notre espace intérieur, mais ils aimeraient les choses que nous n’utilisons pas, telles que les astéroïdes et les planétoïdes terraformables. Ils offrent beaucoup en échange. »

Il attendait des commentaires, mais n’en reçut point. Tout le monde était heureux de laisser le sénateur résumer la situation pour le procès-verbal.

« Mais cette ligne d’action sous-entend que nous lâchions les fauves… les Granéens. Une fois qu’ils auront des bases dont nous ne contrôlerons pas l’accès, on peut être sûr que les rebelles et les hors-la-loi trafiqueront avec eux. Nous aurons à contre-marchander et il est possible que notre générosité soit alors payante. Une telle solution recueillerait l’accord immédiat du commissaire Sandra Bright Fowler. Tout le monde est-il d’accord ? »

Il y eut des hochements de tête et des « oui ». Certains scientifiques portèrent des regards curieux sur Sally. Le docteur Horvath lui adressa un sourire encourageant.

« Deuxième option : nous admettons les Granéens au sein de l’Empire. Nous installons un gouvernement général, sinon sur alpha du Grain du moins sur toutes les colonies granéennes. Cela coûterait cher et nous ne savons pas ce qui arriverait si les Granéens tentaient de résister. Leur potentiel militaire est sacrément élevé.

— Je pense que cela manquerait terriblement de sagesse, dit Antoine Horvath. Je n’arriverai jamais à croire que les Granéens se soumettraient facilement, et…

— Oui. J’essaie d’exposer les diverses possibilités, docteur. Maintenant que vous avez élevé votre objection, je ferais aussi bien de vous dire que ce plan a l’approbation provisoire du ministre de la Guerre et de la plupart des gens du Bureau colonial. Pas encore des commissaires, mais j’ai l’intention de le présenter aux Granéens comme une possibilité. Diable, après tout, ils voudront peut-être entrer dans l’Empire.

— Eh bien, s’ils le font volontairement, je soutiendrai cette action, dit Horvath.

— Moi aussi », ajouta Sally.

Ben Fowler se composa un masque contemplatif. « Moi, je ne pense pas que cela marcherait, dit-il. Nous gouvernons généralement par l’intermédiaire des indigènes. Quelle sorte de récompense pourrions-nous au juste offrir en échange d’une coopération avec nous, face à une conspiration menée par leur race entière ? Mais évidemment, nous le leur proposerons. »

Fowler se redressa. Le sourire amusé et pensif s’effaça. « Troisième possibilité : le remède radical contre la fièvre aphteuse. »

Il y eut des sursauts. Les lèvres d’Horvath s’étaient pincées et il prit une profonde inspiration. « Ai-je bien saisi, sénateur ?

— Oui. S’il n’y a pas de fièvre aphteuse, il n’y a besoin d’aucun remède. S’il n’existe pas de Granéens, il n’y aura aucun problème granéen. »

La voix de David Hardy était basse mais très ferme. « L’Église s’y opposerait avec véhémence, sénateur. Avec tous les moyens dont nous disposons.

— J’en suis conscient, mon père. Je connais aussi le sentiment de la Ligue humanitaire. D’ailleurs, le génocide préventif n’est pas une réelle alternative. Non que nous ne puissions le faire physiquement ; mais politiquement : non. À moins que les Granéens ne soient une menace directe et immédiate pour l’Empire.

— Ce qu’ils ne sont pas, affirma Horvath. Ils constituent une aubaine. J’aimerais vous le faire voir.

— Docteur, je vois peut-être les choses aussi bien que vous. Y avez-vous jamais songé ? Bien, ce sont là les possibilités. Sommes-nous prêts à voir les Granéens, ou quelqu’un a-t-il autre chose à évoquer ? »

Rod prit une profonde inspiration et regarda Sally. Elle ne va pas aimer cela… « Sénateur, n’avons-nous pas omis les fouilles de Sally ? Là où elle a trouvé une civilisation primitive datant d’il y a moins de mille ans. Comment les Granéens étaient-ils primitifs si récemment ? »

À nouveau le silence. « Ça devait être les guerres, n’est-ce pas ? demanda Rod.

— Non, dit Sally. J’y ai réfléchi… les Granéens ont des zoos, exact ? N’aurais-je pas pu découvrir… eh bien, une réserve pour ceux qui ne veulent pas faire partie d’une civilisation technologique…

— Après un millier d’années de civilisation ? demanda Renner. Dame Sally, y croyez-vous vraiment ? »

Elle haussa les épaules. « Ce sont des extra-terrestres.

— Je ne l’avais pas oublié, dit Ben Fowler. D’accord, parlons-en. Sally, ton idée est un peu bête. Tu sais ce qui est arrivé : ils ont déplacé les astéroïdes, il y a si longtemps que leurs cratères sont froids. Ensuite, vers l’époque du Condominium, ils se sont précipités dans un nouvel âge de pierre. Cela ne démontre pas tant que ça qu’ils ont appris à ne pas se battre, n’est-ce pas ?

— Nous avons fait la même chose, dit Sally. Ou nous l’aurions fait si nous avions été piégés dans un système stellaire unique.

— Oui, répondit Fowler. Et si j’étais commissaire pour un Empire granéen, je ne laisserais pas les humains se promener dans l’espace sans un gardien. Autre chose.

— Oui, sénateur, lui dit Rod. Sally, je n’aime pas ça, mais…

— Poursuivez, grommela Fowler.

— Oui, monsieur. » Suis-je en train de la perdre à cause des Granéens ? Mais je ne puis simplement laisser tomber. « Docteur Horvath, vous sembliez très mal à l’aise après que nous nous fûmes accordés sur le fait que les Granéens sont civilisés depuis plusieurs millénaires. Pourquoi ?

— Eh bien… pour rien, en réalité… sauf… eh bien, je dois procéder à davantage de vérifications, c’est tout.

— En tant que ministre de la Science, vous êtes responsable des prévisions technologiques, n’est-ce pas ? demanda Rod.

— Oui, admit Horvath tristement.

— Où nous situons-nous par rapport au Premier Empire ?

— Nous ne l’avons pas encore rattrapé. Nous y arriverons dans un siècle.

— Et où nous trouverions-nous si les guerres de Sécession n’avaient pas eu lieu ? Si le vieil Empire s’était poursuivi sans interruption ? »

Horvath haussa les épaules. « Vous avez sans doute raison, messire. Oui. Cela m’avait aussi tracassé. Sénateur, ce que le commissaire Blaine suggère est que les Granéens ne sont pas assez avancés pour être civilisés depuis un million d’années. Ni même dix mille ans. Peut-être pas même mille ans.

— Pourtant nous savons qu’ils ont déplacé ces astéroïdes, il y a au moins dix mille ans », s’écria Renner. Sa voix laissait paraître son excitation et sa perplexité. « Ils ont dû recoloniser alpha du Grain à peu près au moment où la propulsion Alderson était développée sur Terre ! Les Granéens ne sont pas tellement plus anciens que nous !

— Il y a une autre explication, fit remarquer Hardy. Ils ont recolonisé bien plus tôt… et ils subissent une nouvelle série de guerres à chaque millénaire.

— Ou peut-être même plus souvent, ajouta doucement le sénateur Fowler. Et si c’est le cas, nous savons comment ils contrôlent leur nombre, n’est-ce pas ? Eh bien, docteur Horvath ? Quel est votre avis à présent ?

— Je… Je ne sais pas », balbutia le ministre de la Science, malheureux. Il se cura les ongles, se rendit compte de ce qu’il faisait et posa les mains sur la table où elles errèrent comme de petites bêtes blessées. « Je pense que nous devons en être sûrs.

— Moi aussi, lui dit le sénateur. Cependant cela ne ferait pas de mal de… Rod, demain vous travaillerez avec l’amirauté.

— Je vous rappelle, sénateur, que l’Église interdira à tous ses membres de participer à l’extermination des Granéens, dit Hardy prudemment.

— Cela frise la trahison, mon père.

— Peut-être. Mais c’est ainsi.

— De toute façon, ce n’était pas ce que j’avais en tête. Peut-être aurons-nous à ramener les Granéens dans l’Empire, que ça leur plaise ou non. Peut-être les Granéens nous céderont-ils sans bagarre, si nous y allons avec une flotte assez importante.

— Et s’ils ne le font pas ? » demanda Hardy.

Le sénateur Fowler ne répondit pas.

Le regard de Rod se porta sur Sally, puis autour de la table et enfin vers les murs lambrissés.

C’est une pièce tellement ordinaire, pensa-t-il. Les gens qui s’y trouvent n’ont rien de spécial non plus. Et c’est ici même, dans cette stupide petite salle de réunion, sur une planète tout juste habitable, que nous devons décider du destin d’une race qui pourrait avoir un million d’années de plus que nous.

Les Granéens ne vont pas capituler. S’ils sont ce que nous pensons, ils ne se laisseront pas vaincre non plus. Mais il n’y a qu’une planète et quelques astéroïdes. S’ils disparaissent…

« Kelley, vous pouvez maintenant faire entrer les Granéens », dit le sénateur Fowler.

Le dernier rayon de Néo-Cal filtrait dans la pièce. Dans l’ombre, les parcs du palais viraient au violet.

53. Le mauvais génie

Ils suivaient leur escorte à travers les couloirs du palais. Tandis qu’ils marchaient, Jock parla à l’ambassadeur.

« Quelque chose a changé. Le Marine qui est venu nous chercher nous a regardés autrement, comme le ferait un guerrier devant un autre. »

Ils entrèrent dans la salle de réunion. Un océan de visages humains… « Oui, dit Jock. Il y a beaucoup de changements. Nous devons être sur nos gardes.

— Que pourraient-ils savoir ? » demanda Ivan.

Jock indiqua qu’elle l’ignorait. « Quelques-uns nous craignent. D’autres nous plaignent. Ils essayent tous de dissimuler leur état émotionnel. »

Le Marine les conduisit à des divans, mal conçus, à une extrémité d’une large table de réunion. « Les humains sont abonnés à ces tables, gazouilla Charlie. Parfois, leur forme est très importante, pour des raisons que je n’ai pu connaître. »

Il y eut les salutations sans signification que les humains appelaient des « formalités » ; des questions hypocrites sur l’état de santé, des bénédictions et des vœux nébuleux relatifs au bien-être passé. Tous des compensations pour l’absence de médiateurs humains. Charlie s’occupa de cela tandis que Jock continuait à parler au maître.

« L’humain à l’autre bout de la table est un subordonné. Du côté de nos deux mains, au centre, se trouve le pouvoir. Le médiateur de l’empereur a pris une certaine décision. Sire Blaine y adhère avec réticence. Sally n’est pas d’accord, du tout, mais elle est incapable de discuter. Elle souhaiterait trouver des raisons d’y objecter. Nous aurons peut-être besoin de les cerner pour elle. En face du médiateur de l’empereur, se trouvent les scientifiques, et ils partagent les émotions de Sally. Ils ne se sentent pas aussi concernés qu’elle par la décision. Les autres ne sont d’aucune importance, sauf le prêtre. Je suis encore incapable de déterminer son poids ici, mais il a augmenté depuis la dernière fois que nous l’avons vu. Il pourrait nous être plus redoutable que tout le reste…

— Peut-il comprendre notre langage ? demanda Ivan.

— Pas si nous parlons vite et avec une grammaire rigoureuse. Il détecte le contenu émotionnel élémentaire, et il est conscient que nous échangeons beaucoup d’informations en très peu de temps.

— Trouvez ce qui tracasse les humains. » Ivan se roula sur son canapé et examina la pièce avec répugnance. Les gardiens parlaient parfois directement avec des médiateurs appartenant à de nombreux maîtres, mais ce n’était jamais une expérience agréable. Toute négociation avec les humains était douloureusement lente. Leurs pensées rampaient comme de l’hélium liquide, et souvent ils n’avaient aucune conception de leurs propres intérêts.

Mais il ne pouvait simplement donner des instructions aux médiatrices. Elles étaient instables, et cela de plus en plus. Elles devaient être directement contrôlées. La Race devait être préservée

« Cette réunion sera peut-être plus agréable que les autres », dit Charlie.

Le sénateur Fowler parut étonné. « Pourquoi dites-vous cela ?

— D’après votre expression, vous êtes résolus à aboutir à une décision à cette session, répondit Charlie. Vous nous avez dit que cette rencontre serait longue, se prolongeant même au-delà du dîner. Votre tri-di nous dit que l’on vous soumet à une pression importante, afin que vous arriviez à un accord avec nous. Nous apprenons peu à peu vos manières et en venons à les apprécier. Mais notre éducation, notre seule raison d’être, est d’aboutir à des arrangements. Jusqu’ici vous avez pris soin de les éviter.

— Au moins, c’est clair », grommela Fowler. Et censé nous mettre un peu mal à l’aise, n’est-ce pas, mes amis ? Vous êtes malins. « Nous avons d’abord besoin d’informations. Sur votre histoire.

— Ah. » Charlie n’hésita qu’une seconde, mais elle vit les signaux de Jock et les mouvements digitaux du maître. « Vous vous inquiétez de nos guerres ?

— C’est exact, admit le sénateur Fowler. Vous nous avez caché pratiquement toute votre histoire. Et vous avez menti à propos de ce que vous nous avez révélé. »

Il y eut des murmures désapprobateurs. Le docteur Horvath adressa à Fowler un regard dégoûté. Ne savait-il donc rien de la façon de négocier ? Si, bien sûr, ce qui rendait son impolitesse encore plus étonnante…

Charlie eut un haussement d’épaules très humain. « Ainsi que vous l’avez fait pour nous, sénateur. Notre histoire ? Très bien. Comme vous les humains, nous avons connu des périodes de guerre. Souvent à cause des religions. Notre dernier grand conflit a eu lieu voilà plusieurs siècles… depuis cette époque, nous avons réussi à nous maîtriser. Mais nous affrontons des rébellions de temps à autre. De la part de maîtres qui, comme vos hors-la-loi, placent leur indépendance avant le bien de la race. Il est alors nécessaire de les combattre…

— Pourquoi n’avez-vous pas tout simplement admis cela dès le début ? » demanda Rod.

La Granéenne haussa de nouveau les épaules. « Que savions-nous de vous ? Jusqu’à ce que vous nous donniez un poste tri-di et que vous nous laissiez voir ce que vous êtes, comment pouvions-nous vous connaître ? Nous avons autant honte de nos guerres que nombre d’entre vous sont honteux à cause des vôtres. Vous devez le comprendre : presque tous les médiateurs servent des maîtres qui n’ont rien à voir avec la guerre. On nous a ordonné de vous assurer du pacifisme de nos intentions envers votre race. Nos conflits internes ne semblaient pas vous concerner.

— Ainsi, vous avez caché vos armes ? » dit Rod.

Charlie regarda Jock, qui répondit. « Celles que nous possédons. Nous habitons un système stellaire unique, messire. Nous n’avons aucun ennemi de race et peu de ressources à consacrer à des astronefs de guerre… nos forces militaires, telles qu’elles sont, ressemblent plus à votre police qu’à vos Marines et à votre Flotte spatiale. » Le sourire doux de la Granéenne n’en disait pas plus, mais réussissait tout de même à inspirer une autre pensée : les Granéens seraient idiots de laisser les humains découvrir la quantité, grande ou petite, d’armes qu’ils possédaient.

Sally eut un sourire heureux. « Je vous l’avais dit, oncle Ben… »

Le sénateur Fowler hocha la tête. « Une autre question, Charlie. Quel est le rythme de reproduction de vos castes génitrices ? »

Ce fut Jock qui répondit. Quand Charlie hésita, Hardy l’observa avec intérêt… Pratiquait-elle la communication par gestes ? « Elles se reproduisent quand on leur en donne le droit, dit doucement l’extra-terrestre. N’est-ce pas ainsi pour les vôtres ?

— Quoi ?

— Vous contrôlez vos populations grâce à des encouragements économiques et grâce à l’émigration forcée. Ni l’une, ni l’autre de ces solutions ne nous est offerte, mais ce qui nous pousse à nous reproduire est moins fort que ce qui vous pousse à le faire. Nos maîtres ont des enfants quand ils le peuvent.

— Vous voulez dire que vous possédez des mécanismes légaux de limitation des naissances ? demanda Horvath.

— Essentiellement, oui.

— Pourquoi ne nous l’avoir pas dit plus tôt ? reprit le sénateur Fowler.

— Vous ne l’avez pas demandé. »

Le docteur Horvath s’était mis à sourire. Sally de même. Tous les présents semblaient soulagés. Sauf…

« Vous avez délibérément trompé Dame Sally, dit Hardy avec circonspection. Dites-moi pourquoi, s’il vous plaît.

— Cette médiatrice-là servait le maître de Jock, répondit Charlie. C’est cette dernière qui devrait vous en parler. Mais veuillez nous excuser, je dois raconter à l’ambassadeur ce que nous avons dit. » Charlie gazouilla.

« Jock, vous devez être très prudente. Nous avons acquis leur confiance. Ils n’attendent que les raisons de nous croire. Quand ils sont de l’humeur nécessaire, ces humains possèdent presque autant d’empathie que les médiateurs, mais ils peuvent changer instantanément.

— J’ai écouté, dit Ivan. Faites ce que pouvez pour rassurer ces humains. Si nous sommes jamais une seule fois hors de leur contrôle, nous leur serons très utiles à tous et nous deviendrons une nécessité économique pour de puissants groupes d’humains. »

« Elle pensait que la vérité vous bouleverserait, répondit Jock. Je ne suis pas sûre de ce qu’elle a dit. On n’en a pas parlé devant moi. Nous discutons rarement de sexualité et de reproduction au sein de nos groupes familiaux, et pratiquement jamais en dehors de ceux-ci. Vous devez comprendre combien un médiateur s’identifie à son Fyunch (clic). Dame Sally ne parle pas facilement des choses du sexe, ni ne se complaît à le faire. Sa médiatrice ressentait les mêmes émotions et savait que la stérilité des médiateurs aurait rendu Sally malheureuse, si elle l’avait appris… ce qui s’est d’ailleurs produit quand vous en avez eu connaissance. Bref, j’en parle, mais je ne suis sûre de rien : nous n’avons jamais pensé que cela fût important.

— Toutes ces réticences, dit Sally. Simplement pour m’épargner. Je suis heureuse que tout soit clair. »

La Granéenne haussa les épaules. « Malgré nos dons, il est inévitable que se produisent des malentendus entre deux espèces étrangères l’une à l’autre. Vous souvenez-vous de la porte des toilettes ?

— Oui. » Sally savait quelle serait la prochaine question de Ben Fowler. Elle parla rapidement afin qu’il ne pût reprendre. « Maintenant que tout cela est tiré au clair, que font donc vos maîtres quand ils ne désirent pas d’enfants à un moment donné ? » Elle sentit le sang lui monter à la tête et pensa que ses joues devaient s’empourprer. Le docteur Horvath lui jeta un regard curieux. Vieux lubrique, pensa-t-elle. Évidemment, je suis un peu injuste…

Durant un moment, les Granéens gazouillèrent. « L’abstinence est de rigueur, dit Jock. Nous avons aussi des méthodes chimiques et hormonales comme les vôtres. Souhaitez-vous que nous en discutions ici les mécanismes ?

— Je suis bien plus intéressé par vos méthodes incitatives, dit le sénateur Fowler d’un ton insistant. Qu’arrive-t-il aux maîtres, aux bruns ou à je ne sais qui, s’ils s’amusent à avoir des enfants tous les six mois ?

— Ne définiriez-vous pas cela comme une action plaçant l’indépendance au-dessus des intérêts de la race ? demanda Jock.

— Si.

— Nous aussi.

— Et c’est ainsi que débutent vos guerres, conclut Horvath. Sénateur, je pense que nous avons reçu les réponses à nos questions. Les Granéens contrôlent leur nombre. Quand un individu ne les suit pas, il se produit un conflit. Parfois cela mène à la guerre. En quoi est-ce différent des réalités humaines ? »

Benjamin Fowler éclata de rire. « Docteur, vous me demandez sans cesse de saisir votre point de vue, qui est fondé sur la morale. Vous ne voyez jamais le mien, qui ne l’est pas. Je n’ai jamais dit que la race humaine était supérieure aux Granéens… ni par la morale, ni par l’intelligence, ni de quelque autre manière. Je proclame seulement que c’est ma race et que je suis chargé de protéger ses intérêts. » Il se retourna vers les Granéens. « Maintenant que vous nous avez vus agir, continua Fowler, que pensez-vous de notre Empire ? »

Jock gloussa. « Sénateur, que voulez-vous que je réponde ? Nous sommes en votre pouvoir – nous trois et tout notre peuple. Vos vaisseaux de guerre ont le contrôle du point d’Eddie le Fou qui mène à notre système. Il est possible que vous puissiez nous exterminer et j’ai entendu sur votre tri-di des discours demandant très exactement cela…

— Personne d’important ne l’a dit, protesta Antoine Horvath, seulement des dingues et des fanatiques.

— Exact. Mais on en a parlé. Ainsi, quelle que soit ma réponse à la question du sénateur, ce sera ce que je crois qu’il veut entendre. Comment pourrait-il en être autrement ? »

« Bien dit, gazouilla Ivan. Les humains semblent respecter que l’on admette un fait contraire à ses propres intérêts. Dans le cas présent, ils le connaissaient inévitablement. Mais soyez prudentes.

— Faites confiance à mes dons, maître. Notez que la plupart d’entre eux se sont détendus. Seuls l’homme d’Église et l’officier nommé Renner sont insatisfaits. Le médiateur de l’empereur est maintenant indécis, alors que, quand nous sommes entrés ici, il était contre nous. »

Charlie : « J’ai peur. Ne vaudrait-il pas mieux tout leur dire, maintenant qu’ils en savent tant ? Combien de temps pourrons-nous dissimuler nos Cycles et nos schémas de reproduction ? Et comment ? Mon maître souhaite tout leur avouer…

— Restez coite et laissez Jock parler aux humains. Remettez à plus tard les questions qui vous opposent.

— Oui, maître. On m’a ordonné de vous obéir. Mais je crois encore que mon maître avait raison.

— Et s’il avait mal jugé les humains ? demanda Jock. Et si à leurs yeux nous représentions une menace pour leurs descendants ? Ne nous annihileraient-ils pas tout de suite ? Tant qu’ils en sont capables ?

— Silence. Parlez aux humains. »

« L’ambassadeur fait remarquer que l’Empire étant à la fois la plus puissante association d’humains et le groupe le plus proche de notre système, il est de notre intérêt d’être vos alliés, quelles que soient nos opinions.

— Et c’est bien vrai, acquiesça Sally. Oncle Ben, combien de temps cela va-t-il durer ? Nous avons ici les projets d’accord mis au point par nos économistes. Ne pourrions-nous pas travailler sur les détails ? »

Fowler n’était pas satisfait. Il le montrait par le serrement de ses mâchoires et la tension de ses épaules. Sans les Granéens, l’Empire était déjà turbulent. Mettez la technologie granéenne entre les mains des rebelles et des hors-la-loi et tout pourra arriver, pensait-il.

« Il existe bien un avant-projet, dit le sénateur. Avant de vous le soumettre, j’ai une autre proposition. Cela vous intéresserait-il d’entrer dans l’Empire ? Par exemple comme système membre, de classe Un ? Vous auriez l’autonomie gouvernementale, une représentation à Sparta et l’accès à la plupart des marchés impériaux.

— Nous y avons songé. Il faudrait du temps pour régler les détails…

— Non, affirma Fowler. C’est une des choses qui ne seraient pas nécessaires. Pardonnez-moi, mais nous n’avons pas l’intention de laisser vos ingénieurs inventer le champ Langston et construire une flotte de guerre. La première condition serait l’admission immédiate d’observateurs impériaux dans chaque endroit de votre système.

— Le désarmement sur la foi en vos bonnes intentions, dit Jock. Vous soumettriez-vous à de telles conditions ?

— On ne me l’a pas demandé, dit Ben. À vous, si. »

« J’avais bien dit qu’ils feraient cette proposition, gazouilla Charlie.

— Nous ne pouvons l’accepter, répondit Ivan. Nous serions à leur merci. Supposons que les humains soient sincères, supposons que l’Empire ne nous détruise pas après que notre vraie nature se sera révélée. Pouvons-nous penser que, dans quelques générations, l’Empire restera bienveillant ? C’est un risque inacceptable. Nous devons assurer la survie de la Race.

— Nous n’avons pas d’assurance !

— Nous devons sortir de notre système stellaire et nous répandre dans l’univers. Quand nous serons fermement établis dans nombre de systèmes, les humains n’oseront pas nous attaquer », dit Jock. Ses gestes trahissaient son impatience.

« Avez-vous la conviction que cette proposition n’est pas acceptable ? » demanda Charlie.

Jock : « Nous en avons déjà discuté. Les humains iront jusqu’au bout. Ils voudront désarmer les guerriers. Avant que cela ne se passe, les maîtres se battront. Il se produira une guerre exactement au moment où les humains l’attendront. Ils ne sont pas idiots et leurs officiers ont peur de nous. Une force énorme soutiendrait leurs observateurs. Si nous feignons d’accepter, ils se sentiront le droit de nous détruire. Souvenez-vous du destin des planètes humaines rebelles. Cette proposition ne nous fera même pas gagner de temps.

— Alors donnez-leur la réponse prévue », commanda Ivan.

« L’ambassadeur regrette que la signature d’un tel accord aille au-delà de ses pouvoirs. Nous pouvons parler pour tous les Granéens, mais seulement dans certaines limites. Placer notre race entière à votre merci serait outrepasser nos droits.

— Vous ne pouvez pas leur en vouloir, dit Horvath. Soyez raisonnable, sénateur.

— J’essaie de l’être et je ne leur en veux pas. Je leur ai fait une offre, c’est tout. » Il se retourna vers les extra-terrestres. « L’Empire a déjà annexé des planètes de force. Celles-ci n’ont eu droit à rien de semblable aux privilèges que je vous ai proposés… »

Jock haussa les épaules. « Je ne sais pas ce que feraient nos maîtres si vous tentiez de conquérir notre système. J’imagine qu’ils se battraient.

— Vous perdriez, affirma le sénateur Fowler.

— Cela nous déplairait vivement.

— Et, en perdant, vous nous prendriez tant de notre force que nous perdrions la plus grosse partie du secteur. Cela ferait peut-être reculer l’unification d’un siècle. Les conquêtes sont chères. » Le sénateur n’ajouta pas que la stérilisation des planètes ne l’était pas, mais cette pensée non formulée flottait lourdement dans la pièce brillamment éclairée.

« Pourrions-nous faire une contre-proposition ? dit Jock. Permettez-nous d’implanter des centres de production sur des planètes inhabitables. Nous les terraformerons : pour chaque monde que vous nous donnerez, nous vous en terraformerons un autre pour vous. Quant aux perturbations économiques, nous pourrions former des sociétés qui tiendraient le monopole du commerce avec nous. Une partie des actions serait cédée au public. Les bénéfices pourraient servir de compensation aux firmes et aux travailleurs victimes de notre concurrence. Je pense que vous constateriez que cela minimiserait les désavantages de notre nouvelle technologie, tout en vous offrant tous les avantages.

— Brillant, s’exclama Horvath. Exactement ce sur quoi travaille mon personnel en ce moment. Vous seriez d’accord ? Pour un commerce réservé à des compagnies spéciales et au gouvernement impérial ?

— Certainement. Nous rémunérerions aussi l’Empire pour une protection militaire de nos mondes colonisés… nous n’avons aucune envie de maintenir des flottes dans votre partie de l’espace. Vous pourriez inspecter les chantiers navals des colonies pour vous en assurer.

— Et le monde d’origine ? demanda Fowler.

— Le contact entre alpha du Grain et l’Empire serait minimal, je suppose. Vos représentants seront les bienvenus mais nous ne désirons pas voir vos vaisseaux de guerre à proximité de chez nous… autant vous dire que nous étions très inquiets à propos du vaisseau de combat qui s’est placé en orbite autour de notre planète. Il était évident qu’il transportait des armes qui auraient pu rendre alpha du Grain quasi inhabitable. Nous nous sommes soumis et vous avons même invités à venir plus près, précisément dans le but de vous montrer que nous avons peu à cacher. Nous ne représentons aucune menace pour votre Empire, messires. Vous êtes une menace pour nous, vous le savez bien. Pourtant, je pense que nous pouvons nous accorder sur nos avantages mutuels – et sur notre sécurité réciproque – sans trop forcer la confiance de l’une des races en la bienveillance de l’autre.

— Vous terraformeriez une planète pour nous chaque fois que vous prendriez possession d’une autre ? » demanda Horvath. Il songea aux avantages : incalculables. Peu de systèmes stellaires avaient plus d’un monde habitable. Les échanges interstellaires étaient affreusement coûteux, comparés au voyage interplanétaire, mais les opérations de terraformation étaient encore plus coûteuses.

« N’est-ce pas assez ? interrogea Jock. Vous devez certainement comprendre notre position. D’un côté nous n’avons à présent qu’une seule planète, quelques astéroïdes, et une géante gazeuse qui dépasse même notre capacité de terraformation. Doubler ce qui nous est disponible justifierait amplement un investissement énorme de ressources. Je le dis car c’est évident, bien que l’on m’ait raconté que vos procédures d’échange veulent que l’on n’admette pas ces désavantages. D’un autre côté… » La Granéenne fit pivoter son torse. Les humains la regardèrent et l’on rit. Quel était l’autre côté pour une Granéenne ? « Vos planètes inhabitables sur des orbites convenables ne doivent pas vous êtres très précieuses, sinon vous les auriez vous-même terraformées. Ainsi vous obtenez quelque chose en échange de rien, là où nous obtenons beaucoup en échange d’un immense effort. C’est un marché honnête, non ?

— Excellent pour les F.S.E., dit Rod. Pratiquement une nouvelle flotte payée par les Granéens…

— Une minute, fit le sénateur Fowler. Nous chicanons sur le prix, alors que nous n’avons pas encore décidé où nous en sommes. »

Jock haussa les épaules. « Je vous ai fait une offre, c’est tout. » Son imitation de la voix et des manières du sénateur fit rire. Ben Fowler fronça les sourcils un instant, puis il rit avec les autres.

« Eh bien, dit Fowler. Je ne sais pas si tout est réglé, mais je sais que je commence à avoir faim. Kelley, apportez un peu de ce chocolat pour nos invités et sonnez pour le dîner. Autant être à l’aise pendant que nous terminons ce débat. »

54. Hors de la bouteille

« Ça y est presque, rapporta Jock. Le sénateur est sur le point d’être d’accord. Sally l’est déjà.

— Et Blaine ? demanda Ivan.

— Il fera ce que veut le sénateur, bien qu’il eût préféré se rallier à Sally. Il nous aime bien, et il y voit un intérêt pour la Flotte. Il est dommage que sa Fyunch (clic) soit devenue folle. Elle nous aurait été d’une grande utilité ici.

— Cela peut-il marcher ? demanda Charlie. Jock, comment cela peut-il marcher ? Avant que les nouvelles colonies ne soient installées, les Impériaux nous verront tels que nous sommes. Ils visiteront notre système et ils sauront. Et ensuite ?

— Ils ne sauront jamais, dit Jock. Leur propre Flotte les en empêchera. Il y aura des visites effectuées par des vaisseaux sans armes, mais ils n’y risqueront plus leurs vaisseaux militaires. Ne pouvons-nous pas tromper quelques équipages humains ? Ils ne pourront jamais parler notre langue. Nous aurons le temps de nous préparer. Nous ne les laisserons jamais voir de guerriers. Comment apprendront-ils leur existence ? Pendant ce temps, on établira les colonies. Les humains ne peuvent avoir aucune idée de la rapidité avec laquelle nous sommes capables d’installer des colonies, ni de la vitesse à laquelle elles seront capables de construire nos vaisseaux. Nous serons alors dans une bien meilleure position pour marchander, en contact avec beaucoup d’humainset nous pourrons leur offrir tout ce qu’ils voudront. Nous aurons des alliés, et nous serons suffisamment éparpillés pour que même l’Empire ne puisse plus nous exterminer. S’ils n’ont pas la certitude d’y réussir, ils ne le tenteront pas. C’est ainsi que raisonnent les humains. »

Le Marine leur apporta la boisson humaine appelée chocolat, et ils prirent plaisir à la boire. Les humains étaient omnivores comme les Granéens, mais les parfums que préféraient les hommes étaient généralement insipides. Cependant, le chocolat : c’était excellent, et avec des hydrocarbones en plus pour simuler les eaux de la planète mère, c’est incomparable.

« Quel choix avons-nous ? demanda Jock. Que feraient-ils si nous leur disions tout ? N’expédieraient-ils pas leur Flotte pour nous détruire tous et préserver leurs descendants de notre menace ?

— J’approuve cet accord, dit Ivan. Votre maître le fera aussi.

— Peut-être », dit Charlie. Elle réfléchit, prenant une pose qui excluait son environnement. Elle était le Maître… « Je peux y adhérer, fit-elle. C’est mieux que je ne l’aurais espéré. Mais quel danger !

— Le danger existe depuis que les humains sont arrivés pour la première fois dans le système du Grain, dit Jock. Il est maintenant moins intense qu’avant. »

Ivan l’observa soigneusement. Les médiatrices étaient excitées. La tension avait été très forte, et malgré leur contrôle apparent, elles étaient prêtes à craquer. Il n’était pas dans sa nature de vouloir ce qui ne pouvait être, mais il espérait que les efforts consentis en vue de créer un médiateur plus stable aboutiraient. Il était difficile de travailler avec des créatures qui pouvaient soudain apercevoir un univers irréel et formuler des jugements à partir de là. Le schéma était toujours le même : d’abord elles voulaient l’impossible. Ensuite, elles y travaillaient sachant toujours que c’était impossible. Enfin, elles se comportaient comme si l’impossible pouvait être atteint, et elles laissaient cet irréalisme influencer tous leurs actes. C’était plus courant chez les médiatrices que chez n’importe quelle autre classe, mais cela arrivait aussi aux maîtres.

Ces médiatrices étaient au bout du rouleau, mais elles dureraient. La Race serait préservée. Il devait en être ainsi.


« Mille couronnes pour ta pensée », dit Sally, les yeux luisants de bonheur… et de soulagement.

Rod se retourna de la fenêtre pour lui sourire. La pièce était grande, et tous les autres s’étaient rassemblés à côté du bar, sauf Hardy. Celui-ci était assis près des Granéens, écoutant leurs bavardages en espérant comprendre un mot ou deux. Rod et Sally étaient seuls. « Tu es très généreuse, dit-il.

— Je peux me le permettre. Je te paierai après le mariage…

— Avec les revenus du domaine de Crucis. Je ne les perçois pas encore. Ne sois pas si impatiente d’éliminer papa. Nous vivrons peut-être de sa largesse pendant des années.

— À quoi penses-tu ? Tu as l’air si sérieux.

— À comment je voterai pour tout cela si le sénateur n’est pas d’accord. »

Elle hocha la tête sobrement. « C’est ce que je me disais.

— Je pourrai te perdre à cause de cela, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas, Rod. Je suppose que cela dépendrait de pourquoi tu aurais rejeté leur offre, et de ce par quoi tu aurais souhaité la remplacer. Mais tu ne la refuseras pas, n’est-ce pas ? En quoi te déplairait-elle ? »

Rod regarda fixement son verre. C’était une sorte de mixture non alcoolisée que Kelley avait apportée. La réunion était trop importante pour boire du scotch. « Peut-être en rien. Mais c’est l’incertain qui me gêne, Sally. Regarde là-bas. » Il indiqua les rues de la Néo-Écosse.

Il y avait peu de gens à cette heure : ceux qui allaient au théâtre ou sortaient dîner, des touristes venus voir le palais, de nuit, des matelots avec leurs filles, des gardes originaires de Covenant avec leur kilt et leur bonnet à poil, debout, rigides dans leurs guérites à côté de l’entrée des véhicules. « Si nous nous trompons, leurs gosses sont morts.

— Si nous avons tort, la Flotte le prend en plein dans les dents, dit Sally doucement, Rod, qu’arrivera-t-il si les Granéens sortent et si, dans vingt ans, ils ont colonisé une douzaine de planètes, construit des vaisseaux et s’ils menacent alors l’Empire ? La Flotte peut encore les mater… toi, tu n’auras pas à t’en occuper, mais cela reste possible.

— En es-tu sûre ? Moi pas. Je ne suis pas certain que nous pourrions encore les vaincre à l’heure qu’il est. Les exterminer, oui, mais les battre ? Et dans vingt ans ? Quel sera le prix à payer ? La Néo-Écosse, pour sûr. Elle se trouve près d’eux. Quels autres mondes perdrions-nous ?

— Avons-nous le choix ? demanda Sally. Je… Rod, je m’inquiète aussi pour nos enfants. Mais que pouvons-nous faire ? On ne peut pas faire la guerre aux Granéens parce qu’ils pourraient un jour être une menace !

— Non, bien sûr que non. Voilà le dîner. Je suis désolé d’avoir gâché ta bonne humeur. »

Avant la fin du repas, tout le monde riait. Les Granéens montèrent un spectacle : des imitations des personnalités les plus connues de la tri-di néo-écossaise. En quelques minutes, ils firent rire à en perdre haleine toute la table.

« Comment faites-vous ? demanda David Hardy entre deux accès de rires.

— Nous avons étudié votre humour, répondit Charlie. Nous exagérons subtilement certains traits caractéristiques. L’effet cumulatif doit être amusant si notre théorie est exacte. C’était apparemment le cas. »

Horvath dit : « Vous pourriez faire fortune dans les variétés.

— Cela, au moins, n’aurait que peu d’effet sur votre économie. Nous aurons besoin de votre aide pour programmer la vulgarisation de notre technologie. »

Horvath hocha gravement la tête. « Je suis content que vous soyez conscients de ce problème. Si nous déversons brutalement sur le marché tout ce que vous avez, cela mettra l’économie complètement dans le chaos…

— Croyez-moi, docteur, nous n’avons aucune envie de vous créer des problèmes. Si vous nous considérez comme une aubaine, pensez à la façon dont nous vous considérons ! Être sortis du système de Grana après tous ces siècles ! Hors de notre bouteille ! Notre gratitude est illimitée.

— De quand date au juste votre civilisation ? » demanda Hardy.

La Granéenne haussa les épaules. « Nous avons des fragments d’archives indiquant des époques vieilles de cent mille ans, docteur Hardy. Les astéroïdes étaient déjà en place. D’autres archives pourraient être plus anciennes, mais nous ne pouvons les lire. Notre véritable histoire commence il y a dix mille ans.

— Vos civilisations ont-elles connu des moments de décadence depuis lors ? demanda Hardy.

— Certainement. Enfermés dans ce système comme nous l’étions, comment pourrait-il en être autrement ?

— Avez-vous des archives sur la guerre des astéroïdes ? » interrogea Renner.

Jock fronça les sourcils. Son visage ne s’y prêtait pas, mais le geste suggérait le dégoût. « Que des légendes. Nous avons… Elles ressemblent beaucoup à vos chansons ou à vos poèmes épiques. Des instruments linguistiques pour faciliter la mémorisation. Je ne pense pas qu’elles soient traduisibles, mais… » La Granéenne s’arrêta un instant. C’était comme si elle s’était figée dans la même position qu’elle occupait quand elle avait décidé de réfléchir. Puis :

Il fait froid ; il n’y a plus rien à manger.

Les démons ravagent les terres

Nos sœurs meurent et les eaux bouillonnent

Car les démons font tomber les cieux.

L’extra-terrestre fit une pause, lugubre. « Je crains que ce ne soit pas très bon, mais c’est tout ce que je peux faire.

— C’est assez bien pour que je saisisse, dit Hardy. Nous avons ce genre de poésie aussi : des histoires de civilisations perdues, des désastres de notre préhistoire. Nous pouvons suivre leur trace jusqu’à une explosion volcanique, il y a quatre mille cinq cents ans. D’ailleurs, c’est, semble-t-il, alors que les hommes pensèrent que Dieu pourrait intervenir dans leurs affaires. Et cela directement, par opposition à la création de cycles et de saisons, et ainsi de suite.

— Une théorie intéressante… mais cela ne bouleverse-t-il pas vos croyances religieuses ?

— Non, pourquoi ? Dieu ne peut-il pas arranger un fait naturel afin qu’il produise un effet désirable aussi aisément qu’il peut déranger les lois de la nature ? En fait, qu’est-ce qui est le plus miraculeux : un raz de marée quand il le faut ou un événement surnaturel et unique ? Mais je ne pense pas que vous ayez le temps de discuter théologie avec moi. Le sénateur Fowler semble avoir terminé son repas. Si vous voulez bien m’excuser, je m’absenterai quelques minutes, et je crois que nous reprendrons… »


Ben Fowler emmena Rod et Sally à un petit bureau derrière la salle de réunion. « Eh bien ? demanda-t-il.

— Mon avis est sur le procès-verbal, dit Sally.

— Mmm… oui. Rod ?

— Il nous faut faire quelque chose, sénateur. La pression devient impossible à contrôler…

— Oui, dit Ben. Bon sang, j’ai besoin de boire un verre. Rod ?

— Merci, je passe.

— Eh bien, si je n’ai pas l’esprit clair avec une bonne dose de scotch, c’est que l’Empire s’est déjà écroulé. » Il fouilla le bureau jusqu’à ce qu’il trouve une bouteille, regarda la marque en ricanant, et se versa une bonne rasade dans une tasse à café déjà utilisée. « Une chose m’intrigue. Pourquoi l’A.I.M. ne crée-t-elle pas plus d’ennuis ? Je m’attendais qu’ils exercent un maximum de pression, et ils se taisent. Remercions Dieu pour les faveurs qu’il nous accorde. » Il avala la moitié de la tasse et soupira.

— Quel mal cela ferait-il d’accepter maintenant ? demanda Sally. Nous pouvons changer d’avis si nous découvrons du nouveau…

— Tu parles, mon petit chat, dit Ben. Une fois que quelque chose de spécifique sera mis en œuvre, les commerciaux penseront au moyen d’en tirer profit, et lorsqu’ils y auront investi de l’argent… je croyais que tu avais appris un peu plus de politique élémentaire. Qu’enseigne-t-on dans les universités de nos jours ? Rod, j’attends toujours une réponse. »

Rod tâta son nez tordu. « Bon, nous ne pouvons pas traîner davantage. Les Granéens doivent le savoir… Ils pourraient même retirer leur offre quand ils verront sous quelle pression nous sommes. À mon avis, il faut céder.

— Ah oui, hein ? Vous rendrez votre femme heureuse en tout cas.

— Il ne le fait pas pour moi ! intervint Sally. Cessez de le tourmenter.

— Oui. » Le sénateur se massa son crâne chauve un instant. Puis il but sa tasse et la posa. « Il faut vérifier une ou deux choses. Ça ne posera probablement pas de problème. S’ils sont… Bon, j’imagine que les Granéens ont enlevé l’affaire ! Allons-y. »

Jock gesticula son ravissement et son excitation. « Ils sont prêts à consentir ! Nous sommes sauvés ! »

Ivan considéra froidement la médiatrice. « Vous allez vous maîtriser. Il y a encore beaucoup à faire.

— Je le sais. Mais nous sommes sauvés. Charlie, n’est-ce pas vrai ? »

Charlie étudia les humains. Les visages, les attitudes… « Oui. Mais le sénateur n’est toujours pas convaincu, et Blaine a peur, et… Jock, observez Renner.

— Vous êtes si froide ! Ne pouvez-vous pas vous réjouir avec moi ? Nous sommes sauvés !

— Observez Renner.

— Oui… Je connais ce regard. C’est celui qu’il a en jouant au poker, lorsque la carte qu’il va poser est inattendue. Cela ne nous aide pas. Mais il n’a aucun pouvoir, Charlie ! C’est un aventurier sans aucun sens des responsabilités !

— Peut-être. Nous jonglons avec des œufs sans prix dans une pesanteur variable. J’ai peur. Je ressentirai de la crainte jusqu’à ma mort. »

55. L’atout de Renner

Le sénateur s’assit lourdement et regarda autour de la table. Ce regard suffit à faire taire les chuchotements et à capter l’attention générale. « Je suppose que nous savons tous ce que nous recherchons, dit-il. Il faut à présent discuter du prix. Posons les principes directeurs, d’accord ? Premièrement et avant tout : vous consentez à ne pas armer vos colonies, et à nous les laisser inspecter pour nous en assurer.

— Oui », affirma Jock. Elle gazouilla avec le maître. « L’ambassadeur est d’accord. À condition que, moyennant rémunération, l’Empire protège nos colonies contre vos ennemis.

— Nous le ferons certainement. Ensuite : vous consentez à l’encadrement de votre commerce par des sociétés accréditées par l’Empire ?

— Oui.

— Eh bien, c’était là les points essentiels, annonça Fowler. Allons-y pour les points annexes. Qui commence ?

— Puis-je demander quels genres de colonies vont être établies dit Renner.

— Comment ? Bien sûr !

— Merci. Emmènerez-vous des représentants de toutes vos classes ?

— Oui… » Jock hésita. « Tous ceux qui répondront aux conditions, monsieur Renner. Nous n’installerons tout de même pas des agriculteurs sur un astéroïde non terraformé tant que les ouvriers n’y auront pas construit un dôme.

— Oui. Eh bien, je me le demandais, à cause de ça. » Il tripota son ordinateur de poche et les écrans s’allumèrent. Ils montraient Néo-Cal curieusement déformé, un éclair brillant, puis le noir. « Holà. Ce n’est pas le bon endroit. Ça, c’était au moment où la sonde a tiré sur le vaisseau du capitaine Blaine.

— Ah ? » dit Jock. Elle gazouilla avec les autres. Ceux-ci répondirent. « Nous nous étions demandé ce qu’était devenue la sonde. Franchement, nous croyions que vous l’aviez détruite, et nous n’avions donc pas voulu demander…

— Vous brûlez », dit Renner. D’autres images jaillirent sur l’écran. La voile solaire ondulait. « C’était juste avant qu’elle ne tire sur nous.

— Mais la sonde n’aurait jamais fait feu sur vous, protesta Jock.

— Elle l’a fait. Elle croyait que nous étions un météore, je suppose, répliqua Rod. De toute façon… »

Des silhouettes noires traversèrent l’écran. La voile se rida, s’éclaira violemment, et les ombres disparurent. Renner revint en arrière jusqu’à ce que les silhouettes soient nettes sur le fond lumineux, puis il arrêta le film.

« Je dois vous prévenir, dit Jock. Nous savons peu de choses sur la sonde. Ce n’est pas notre spécialité, et nous n’avons pas eu l’occasion d’étudier les archives avant de quitter alpha du Grain. »

Le sénateur Fowler fronça les sourcils. « Où voulez-vous au juste en venir, monsieur Renner ?

— Eh bien, monsieur, je m’interrogeais sur ces images. » Renner prit une flèche lumineuse dans un tiroir de la table. « Il y a là des membres de diverses classes granéennes, n’est-ce pas ? »

Jock parut hésitante. « C’est ce qu’il semble.

— Bien sûr que oui. Ça, c’est un brun, exact ? Et un médecin.

— Oui. » L’indicateur lumineux se déplaça. « Un agent de liaison, dit Jock. Et un maître…

— Là, il y a un mini », cracha presque Rod. Il ne pouvait cacher son dégoût. « Le suivant ressemble à un agriculteur. Il est difficile de le distinguer d’un brun mais… » Sa voix prit soudain un ton de malaise. « Renner, je ne reconnais pas l’autre. »

Il y eut un silence. L’indicateur plana sur une ombre difforme, plus longue et plus mince qu’un brun, avec ce qui ressemblait à des épines aux genoux, aux talons et aux coudes.

« Nous les avons déjà vus une fois », dit Renner. Il parlait presque machinalement, à présent. Comme un homme traversant un cimetière à la suite d’un pari. Ou comme un éclaireur franchissant une colline pour pénétrer en territoire ennemi. Sans émotion, déterminé, sévèrement sous contrôle. Cela ne ressemblait pas du tout à Renner.

L’écran se divisa et une autre image apparut : la sculpture de la machine à voyager dans le temps, au Musée de la cité du Château. Ce qui ressemblait à un mobile fait de composants électroniques était entouré d’êtres armés.

Quand il avait vu Ivan pour la première fois, Rod avait eu une forte et gênante envie de caresser la fourrure soyeuse de l’ambassadeur. Son impulsion était à présent tout aussi intense : il aurait voulu se trouver dans une position de karaté. Les détails de ces êtres sculptés étaient bien trop précis. Ils étaient hérissés de poignards partout, ils paraissaient durs comme fer, tendus comme des ressorts, et chacun aurait donné à un instructeur de combat du corps des Marines l’apparence d’être passé dans une faucheuse. Et qu’y avait-il sous ce bras gauche vigoureux, ressemblant à un coutelas à demi dissimulé ?

« Ah, dit Jock. Un démon. Je suppose que ce devait être là des figurines représentant notre espèce. Comme les statuettes qui permettent aux médiatrices de parler de nous plus facilement.

— Tout ce que nous avons vu ? » La voix de Rod n’était que perplexité. « Un chargement entier de maquettes grandeur nature ?

— Nous ignorons si elles étaient grandeur nature, n’est-ce pas ? rétorqua Jock.

— Bon. Supposons qu’il s’agisse de maquette » dit Renner. Il continua implacablement. « C’était quand même des représentations de classes granéennes existantes. Sauf celui-ci : que ferait-il dans le groupe ? Pourquoi mettre un démon avec les autres ? »

Il n’y eut pas de réponse.

« Merci, Kevin », dit Rod lentement. Il n’osait pas regarder Sally. « Jock, est-ce là, oui ou non la représentation d’une caste de Grana ?

— Il y a autre chose, messire, dit Renner. Maintenant que nous savons quoi chercher, observez de très près l’agriculteur. »

L’image n’était pas très nette : guère plus qu’une silhouette floue. Mais, de profil, le renflement était évident.

« Elle est enceinte, s’exclama Sally. Pourquoi n’y ai-je pas pensé ! Une statuette enceinte ? Mais… Jock, qu’est-ce que ça veut dire ?

— Oui, demanda Rod froidement, qu’est-ce que ça veut dire ? »

Il était impossible d’obtenir l’attention de Jock.

« Arrêtez ! N’en dites pas plus ! ordonna Ivan.

— Que pourrais-je dire ? se lamenta Jock. Ces idiots ont mis un guerrier ! Nous sommes finis, finis, alors qu’il y a un instant nous avions l’univers dans le creux de notre main ! » La puissante main gauche de la Granéenne se referma violemment sur du vide.

« Silence. Contrôlez-vous. À présent, Charlie, dites-moi ce que vous savez de la sonde. Comment a-t-elle été construite ? »

Charlie fit un geste de mépris, interrompu par un autre de respect.

« Cela devrait être évident. Les constructeurs de la sonde savaient qu’une espèce étrangère habitait cette étoile, et rien de plus. Ainsi, ils ont dû supposer que cette espèce ressemblait à la nôtre, sinon par l’apparence, du moins quant à l’essentiel.

— Des Cycles. Ils ont dû supposer des Cycles, médita Ivan. Il nous fallait encore apprendre que toutes les races n’étaient pas condamnées à subir des Cycles.

— Précisément, dit Charlie. L’espèce hypothétique avait survécu. Elle était intelligente. Ses membres ne contrôleraient pas plus leur reproduction que nous, puisqu’un tel contrôle n’est pas nécessaire à la survie. Ainsi la sonde fut lancée dans la perspective que le peuple de cette étoile serait dans une phase d’effondrement quand elle y arriverait.

— Oui. » Ivan réfléchit un instant. « Ces Eddie le Fou ont placé des femelles enceintes de chaque caste à bord de la sonde. Les idiots !

— Reconnaissez-leur ce mérite : ils ont fait de leur mieux, dit Charlie. La sonde a dû être réglée pour éjecter les passagers dans le soleil à l’instant même où elle serait interpellée par les membres d’une civilisation pratiquant le voyage spatial. Si les étrangers hypothétiques étaient si avancés, ils y verraient non pas une tentative de s’emparer de leur planète, avec comme arme la voile solaire, mais ils y trouveraient une médiatrice chargée d’une mission pacifique. » Charlie s’arrêta pour réfléchir. « Une médiatrice morte accidentellement. La sonde aurait été programmée pour la tuer. Ainsi les étrangers n’en apprendraient que le moins possible. Vous êtes un maître : n’est-ce pas là ce que vous auriez fait ?

— Suis-je aussi Eddie le Fou, pour lancer la sonde ? La stratégie n’a pas marché. Maintenant il faut dire quelque chose à ces humains.

— Je suis d’avis de tout dire, dit Charlie. Que pouvons-nous faire d’autre ? Nous sommes pris à nos propres mensonges.

— Attendez », ordonna Ivan. Quelques secondes s’étaient écoulées, mais Jock avait recouvré ses esprits. Les humains les regardaient fixement et avec curiosité. « Nous devons dire quelque chose d’important. Hardy sait que nous sommes alarmés. Vrai ?

— Oui, gesticula Charlie.

— Quelle découverte aurait pu nous exciter ainsi ?

— Faites-moi confiance, dit Jock rapidement. Nous pouvons encore être sauvés. Ce sont des adorateurs des démons ! Nous vous avons dit que nous n’avions pas d’ennemis raciaux, et c’est vrai. Mais il y a une faction religieuse, secrète, qui fait des “démons du temps”, des dieux. Ses membres sont méchants et très dangereux. Ils ont dû s’emparer de la sonde avant que celle-ci ne quitte la ceinture des astéroïdes. En secret, peut-être…

— Alors les passagers et l’équipage étaient vivants ? » interrogea Rod.

Charlie haussa les épaules. « Je le crois. Ils ont dû se suicider. Qui sait pourquoi ? Peut-être ont-il cru que nous avions mis au point une propulsion supra-luminique et que nous les attendions. Qu’avez-vous fait quand vous les avez approchés ?

— Nous avons envoyé des messages dans la plupart des langues humaines, répondit Rod. Êtes-vous sûrs qu’ils étaient vivants ?

— Comment le saurions-nous ? demanda Jock. Ne vous préoccupez pas d’eux. » La voix était pleine de dédain. « Ils ne représentaient en rien notre race. Leurs rites comprennent le sacrifice de membres des castes pensantes.

— Quel est au juste le nombre de ces Adorateurs de démons ? demanda Hardy. Je n’en ai jamais entendu parler.

— Nous ne sommes pas fiers de leur existence, répondit Jock. Nous avez-vous parlé des rebelles ? Des excès commis dans le système Sauron. Êtes-vous contents que nous sachions les hommes capables de telles choses ? »

Il y eut des murmures embarrassés.

« Diable, dit Rod doucement. Ils étaient donc vivants après toute… toute cette distance. » La pensée était amère.

« Vous êtes affligés ? dit Jock. Nous sommes heureux que vous ne leur ayez pas parlé avant de nous rencontrer. La nature de votre expédition aurait été bien différente si vous aviez… »

Elle s’arrêta, regardant avec curiosité le docteur Sigmund Horowitz qui avait quitté son siège et était penché sur l’écran, examinant l’image de la machine à voyager dans le temps. Il effleura un des boutons de contrôle pour agrandir l’une des statuettes démoniaques. La silhouette éjectée par la sonde se fondit, laissant la moitié de l’écran vide, puis une autre image apparut… grandit… grandit et devint une créature à face de rat, aux crocs acérés, accroupie sur un tas de décombres.

« Ah, Ah ! cria Horowitz triomphant. Je me demandais ce que pouvaient être les ancêtres des rats. Une forme dégénérée de cette chose… » Il se tourna vers les Granéens. Son attitude n’indiquait que la curiosité, comme s’il n’avait prêté aucune attention à la conversation qui avait précédé. « À quoi sert cette caste ? demanda-t-il. Des soldats, n’est-ce pas ? Bien sûr ! Pourraient-ils être bons à autre chose ?

— Non, ce sont seulement des mythes.

— Sottises. Des démons armés ? Père Hardy, pouvez-vous imaginer des démons armés de fulgurants ? » Horowitz manipula de nouveau les boutons et la silhouette réapparut. « Par la barbe d’Abraham ! Ce n’est pas une statue. Allons ! C’est une sous-espèce de Grana. Pourquoi ne l’admettez-vous pas ? Fascinant… je n’ai jamais rien vu d’aussi bien adapté à… » La voix d’Horowitz s’éteignit.

« Une caste de guerriers, dit lentement Ben Fowler. Je ne suis pas surpris que vous nous l’ayez dissimulée. Docteur Horowitz, pensez-vous que cette… créature… est aussi prolifique que les autres Granéens peuvent, à notre connaissance, l’être ?

— Pourquoi pas ?

— Mais je vous dis que les démons ne sont qu’une légende, insista Jock. Le poème, docteur Hardy, vous rappelez-vous le poème ? Ce sont là les créatures qui faisaient tomber les cieux…

— Je le crois, dit Hardy. Mais je ne suis pas sûr de croire qu’ils se soient éteints. Vous gardez leurs descendants sauvages dans des zoos. Antoine, laissez-moi vous exposer un problème : si les Granéens ont une caste très prolifique vouée à la guerre – leurs maîtres tirent autant de fierté de leur indépendance que les lions terriens – s’ils ont subi plusieurs guerres catastrophiques et s’ils sont piégés, impuissants, dans un unique système planétaire : quelle est alors la projection la plus raisonnable de leur histoire ? »

Horvath frissonna. Les autres firent de même. « Comme… le Mac-Arthur, répondit-il tristement. La coopération entre maîtres doit cesser quand la pression démographique devient suffisamment sérieuse… Si c’est vraiment là une caste existante, David.

— Mais je vous le répète, ce sont des démons légendaires, protesta Jock.

— Je crains que nous ne croyions pas tout ce que vous nous dites », rétorqua Hardy. Il y avait dans sa voix une profonde tristesse. « Non pas que j’aie toujours admis tout ce que vous disiez. Les prêtres entendent beaucoup de mensonges. Mais je me suis toujours demandé ce que vous cachiez. Il aurait mieux valu que vous nous montriez une sorte de force militaire ou de police. Mais vous ne le pouviez pas, n’est-ce pas ? Car voici… » – il indiqua l’écran – « … vos soldats.

— Rod, dit le sénateur Fowler. Vous avez l’air plutôt sinistre.

— Oui, Ben. Je me demandais à quoi ressemblerait la guerre contre une race ayant élevé des guerriers depuis dix mille ans. Ces créatures-là doivent également être adaptées à la guerre spatiale. Donnez aux Granéens la technologie du champ Langston, et… Ben, je ne pense pas que nous pourrions les battre ! Cela équivaudrait à combattre des millions de cyborgs de Sauron ! Or, les quelque deux mille qui existaient ont suffi à alimenter la guerre pendant des années ! »

Sally écoutait, impuissante. « Et si Jock disait la vérité ? Ne pourrait-elle pas avoir raison ? S’il y avait eu une caste de guerriers, à présent éteinte, et que les Granéens rebelles voulaient ressusciter.

— Facile à vérifier, murmura Fowler. Le plus vite, le mieux : avant que les Granéens n’aient construit une flotte susceptible de nous arrêter.

— Si ce n’est déjà fait, marmotta Rod. Ils travaillent si vite. Ils ont reconstruit le vaisseau-ambassade tandis que celui-ci se dirigeait vers le Mac-Arthur. Une révision complète, par deux bruns et quelques minis. Je pense que l’estimation du péril, faite par le commandant Cargill, est peut-être un peu modeste, sénateur.

— Même si elle ne l’est pas, dit Renner, nous devons quand même imaginer que chaque vaisseau est commandé et équipé par un amiral Kutuzov.

— Exact. Bien, Jock. Vous comprenez notre situation, dit le sénateur.

— Pas très bien. » La Granéenne s’était ramassée en avant et avait l’air très extra-terrestre.

« Je l’explique : nous n’avons pas les moyens de combattre un million de créatures créées pour la guerre. Peut-être gagnerions-nous, peut-être pas. Si vous gardez ces êtres en vie, c’est que vous en avez besoin. Votre système est trop peuplé pour conserver inutilement des bouches à nourrir. Donc, si vous les gardez, c’est que vous livrez des batailles.

— Je vois, dit Jock prudemment.

— Non, vous ne voyez pas, grogna le sénateur Fowler. Vous en savez un peu sur le système Sauron, mais pas assez. Jock, si vous, les Granéens, produisez des castes guerrières, notre peuple vous identifiera aux Saurons, et je ne pense pas que vous comprenez à quel point l’Empire les haïssait, eux et leurs idées de surhommes.

— Qu’allez-vous faire ? demanda Jock.

— Nous allons jeter un coup d’œil sur votre système. Un vrai coup d’œil.

— Et si vous y trouviez des guerriers ?

— Nous n’avons même pas à les chercher, n’est-ce pas ? demanda le sénateur Fowler. Vous savez que nous les trouverons. » Il soupira lourdement. Son temps de réflexion fut très court… pas plus d’une seconde. Puis il se leva et alla vers l’écran de vision d’un pas lent et écrasant…

« Qu’allons-nous faire ? Ne pouvons-nous pas l’arrêter ? » se lamenta Jock.

Ivan resta calme. « Cela ne changerait rien et vous ne pourriez le faire. Ce Marine là-bas n’est pas un de nos guerriers, mais il est armé et sa main est posée sur son arme. Il nous craint.

— Mais…

— Écoutez. »

« Convocation de conférence, dit Fowler à l’opératrice du palais. Je veux le prince Merrill et Armstrong, le ministre de la Guerre, en personne, peu m’importe où ils se trouvent. Je les veux tout de suite.

— Oui, sénateur. » La fille était jeune et effrayée par le ton du sénateur. Elle tapota sur son clavier. Tout le monde retint sa respiration.

Le ministre Armstrong se trouvait dans son bureau, sans tunique et la chemise ouverte. Des papiers encombraient sa table. Il regarda d’un air irrité qui l’appelait et marmonna. « Oui ?

— Un instant, dit Fowler avec brusquerie. J’attends d’avoir le vice-roi sur un des circuits de conférence. » Il y eut une autre longue attente.

Son Altesse apparut. L’écran ne montrait que son visage. Il paraissait essoufflé. « Oui, sénateur ?

— Sire, vous avez vu mon ordre de mission signé par l’Empereur ?

— Oui.

— Acceptez-vous mon autorité en toute matière relative aux extra-terrestres ?

— Bien sûr.

— En tant que représentant de Sa Majesté Impériale, je vous ordonne de rassembler la flotte de combat du Secteur dans les plus brefs délais. Vous placerez l’amiral Kutuzov à sa tête et le ferez attendre mes instructions. »

Les écrans restèrent silencieux. Des murmures irritants envahirent la salle de réunion. Ben fit un geste d’impatience pour obtenir le silence, et cela cessa.

« Pour la forme, sénateur, dit Merrill prudemment, j’aurais besoin d’une confirmation de cet ordre par un autre membre de la commission.

— Oui. Rod. »

Et voilà, pensa Rod. Il n’osait pas regarder Sally. Une race de guerriers ? Des maîtres indépendants ? Nous ne pouvons pas leur laisser l’accès à l’espace humain : nous ne durerions pas un siècle.

Les Granéens sont absolument figés. Ils savent ce que nous trouverons : une reproduction illimitée et les démons. Tous les cauchemars que tous les enfants ont toujours eus… mais j’aime bien les Granéens. Non, j’aime les médiatrices. Je n’ai rien connu d’autre. Les médiatrices ne contrôlent pas la civilisation de Grana. Il regarda prudemment Sally. Elle était immobile, comme les Granéens. Rod prit une profonde inspiration.

« Votre Altesse, j’approuve. »

56. Dernier espoir

Leurs appartements semblaient petits à présent, malgré les hauts plafonds. Rien n’avait changé. Il y avait dans leur cuisine tous les mets fins que l’Empire avait pu trouver. Une seule pression sur un bouton faisait venir une douzaine, une centaine de domestiques. Les Marines, dehors dans le couloir, étaient polis et respectueux.

Les Granéens étaient piégés. Quelque part, aux frontières du système néo-calédonien, sur une base appelée Dagda, les vaisseaux de guerre de l’Empire étaient convoqués ; et quand ils seraient arrivés

« Ils ne les tueront pas tous, bégaya Charlie.

— Mais si. » La voix de Jock était une plainte, elle tremblait.

« Les guerriers se battront. La Flotte perdra des vaisseaux. Et Kutuzov sera au commandement. Risquera-t-il ses vaisseaux pour épargner quiconque d’entre nous ? Ou réduira-t-il notre planète en un tas de cendres iridescentes ?

— Les astéroïdes aussi ? gémit Charlie. Oui. Il n’y a jamais eu de Cycle dans lequel les deux aient disparu. Maître, nous devons faire quelque chose ! Nous ne pouvons pas permettre cela ! Si nous avions été francs envers eux…

— Leur flotte serait déjà en route au lieu d’être seulement en train de se rassembler, dit Jock avec mépris. C’était si près ! Je les avais ! » Trois doigts de la taille de saucisses de Francfort se refermèrent, vides. « Ils étaient prêts à consentir, et puiset puis… » Elle gémit, au bord de la folie, mais elle se ressaisit. « Il y a sûrement quelque chose à faire.

— Tout leur dire, dit Charlie. En quoi cela pourrait-il nuire ? Maintenant, ils voient en nous le mal Nous pouvons au moins leur expliquer pourquoi nous leur avons menti.

— Réfléchissez à ce que nous pouvons leur offrir, ordonna Ivan. Étudiez leurs intérêts et pensez à des moyens de les protéger sans détruire la Race.

— Les aider ? demanda Jock.

— Bien sûr. Les aider à se protéger contre nous.

— Ce sont les guerriers qu’ils craignent. Les maîtres consentiraient-ils à tuer tous les guerriers ? Pourrions-nous alors être admis dans l’Empire ?

— Eddie le Fou ! hurla Charlie. Combien de maîtres garderaient alors en réserve des élevages secrets de guerriers ?

— On a déjà tenté cela auparavant, dit Ivan. Pensez à autre chose.

— Pouvons-nous leur faire croire qu’il nous est impossible de construire les champs Langston ? demanda Charlie.

— À quelle fin ? Ils nous démasqueraient. Non. Ils ne repénétreront pas dans notre système tant que leur flotte ne sera pas prête et alors ils emmèneront leurs forces au complet. Une douzaine de vaisseaux de guerre. Si cette flotte entre dans notre système, les guerriers se battront et la race mourra. Ils ne doivent pas l’envoyer, ILS NE LE DOIVENT PAS ! »

Jock utilisa une langue à demi oubliée, inconnue des maîtres. « Il est presque fou.

— Comme nous. » Charlie se trémoussa en un rire granéen amer et silencieux. « Je plains le maître. Il a les mêmes craintes que nous, plus celle que nous devenions folles. Sans nous, il serait muet, regarderait la flotte se rassembler, incapable d’émettre la moindre protestation.

— Réfléchissez ! ordonna Ivan. Ils envoient Kutuzov. Il a détruit une planète humaine… quel pitié aura-t-il pour des extra-terrestres ? Réfléchissez ! Réfléchissez sinon notre race est perdue ! »


Alors que Sally entrait dans le bureau de Rod, elle l’entendit parler au téléphone. Il ne l’avait pas vue. Elle hésita un instant, puis elle resta immobile et écouta.

« Je suis d’accord, Lavrenti. La civilisation des astéroïdes doit être anéantie au premier passage. Il pourrait même s’agir de leur base militaire principale.

— Je n’aime pas diviser la Flotte, dit la voix au téléphone, avec un lourd accent. Vous me confiez deux missions, Sire Blaine. Elles ne sont pas compatibles. Tomber sur les Granéens et les mettre hors de combat sans avertissement… oui, c’est possible. Inciter leur attaque avant de réagir… cela nous coûtera des vies et des vaisseaux que nous ne pouvons nous permettre de perdre.

— Vous établirez néanmoins vos plans de cette manière.

— Bien, messire, mes officiers vous apporteront des plans préliminaires demain matin. Ils vous apporteront aussi des estimations de pertes. Quel officier suggérez-vous que je mette au commandement du vaisseau-piège, messire ? Un de vos camarades de promotion ? Un étranger ? J’attends vos suggestions.

— Allez au diable !

— Je vous prie d’excuser mon impertinence, messire. Vos ordres seront exécutés. »

L’écran devint noir. Rod s’assit, regardant fixement la surface vide jusqu’à ce que Sally entre et s’asseye en face de lui. Les statuettes des guerriers dansaient dans les yeux de Rod.

« Tu as entendu ?

— Des bribes… Cela va donc vraiment si mal ? »

Rod haussa les épaules. « Cela dépend de ce que nous affronterons. Tirer, forcer notre passage et saturer la planète et les astéroïdes avec des bombes thermonucléaires, c’est une chose. Mais y envoyer la flotte, prévenir les Granéens de ce que nous faisons et attendre qu’ils nous attaquent ? Le premier signe d’hostilité pourrait venir du canon laser qui avait lancé la sonde d’Eddie le Fou ! »

Elle le regarda, misérable. « Pourquoi devons-nous faire tout cela. Pourquoi ne pas les laisser tranquilles ?

— Pour qu’un jour, ils viennent jusqu’ici mettre nos petits-enfants en bouillie ?

— Pourquoi nous ?

— C’est ainsi. Dis-moi, Sally, y a-t-il l’ombre d’un doute ? Sur ce que sont vraiment les Granéens ?

— Ce ne sont pas des monstres !

— Non. Seulement nos ennemis. »

Elle secoua tristement la tête. « Alors que va-t-il se passer ?

— La flotte y va. Nous demandons aux Granéens de se rendre à l’Empire. Peut-être accepteront-ils, peut-être pas. S’ils le font, des équipes suicides iront contrôler le désarmement. S’ils veulent se battre, la flotte attaque.

— Qui… qui va aller atterrir sur alpha du Grain ? Qui sera à la tête de… Non ! Je ne peux pas te laisser faire ça !

— Qui d’autre ? Moi, Cargill, Sandy Sinclair… l’ancien équipage du Mac-Arthur va y atterrir. Peut-être se rendront-ils ? Quelqu’un doit leur laisser cette chance.

— Rod, je…

— Pouvons-nous nous marier vite ? Nos familles n’ont pas d’héritier. »

« Inutile, dit Charlie. Goûtez cette ironie. Pendant des millions d’années, nous avons été enfermés dans une bouteille. Sa forme a modelé nos espèces à notre détriment. Maintenant que nous avons trouvé l’ouverture, la Flotte humaine passe à travers pour mettre nos mondes à feu et à sang. »

Jock ricana. « Comme vos métaphores sont animées et poétiques !

— Quelle chance nous avons de bénéficier de votre avis constructif ! Espèce de… » Charlie s’arrêta soudain. La démarche de Jock était devenueétrange. Elle avançait avec les mains tordues inconfortablement derrière le dos, la tête penchée en avant, les pieds rapprochés, afin de rendre sa posture aussi précaire que celle des humains.

Charlie y reconnut Kutuzov. Elle fit un geste péremptoire pour empêcher Ivan de parler.

« Il me faut un mot humain dit Jock. Nous ne l’avons jamais entendu, mais il doit exister. Appelez un domestique », lança-t-elle de la voix de Kutuzov, et Charlie bondit pour obéir.


Le sénateur Fowler était assis à une petite table dans le bureau contigu à la salle de réunion. La table était nue, mis à part une grande bouteille de Highland Cream de la Néo-Écosse. La porte s’ouvrit et le docteur Horvath entra. Il s’immobilisa et attendit.

« Un verre ? demanda Fowler.

— Non, merci.

— Vous voulez en parler tout de suite, hein ? Bon. Votre candidature pour être membre de la commission est rejetée. »

Horvath se tenait raide. « Je vois.

— J’en doute. Asseyez-vous. » Fowler tira un verre d’un tiroir du bureau et le remplit. « Voilà, tenez-le au moins. Faites comme si vous trinquiez avec moi. Tony, je vous rends un service.

— Je ne le vois pas ainsi.

— Ah non ? Écoutez, la commission va exterminer les Granéens. En quoi cela peut-il vous être utile ? Vous voulez participer à cette décision ?

— Les exterminer ? Mais je croyais que les ordres étaient de les faire entrer dans l’Empire.

— Bien sûr. Nous ne pouvons rien faire d’autre. La pression politique est trop forte pour que nous nous contentions d’y aller carrément et sans prévenir. Alors il faut que je laisse les Granéens faire couler un peu de sang. Y compris celui du père du seul héritier que j’aurais jamais. » Les lèvres de Fowler étaient exsangues. « Ils se battront, docteur. J’espère seulement qu’ils n’offriront pas d’abord une offre de reddition bidon. Pour que Rod ait une chance de s’en tirer. Vous voulez vraiment y prendre part ?

— Je vois…, balbutia Horvath. Je vois, vraiment. Merci.

— Je vous en prie. » Fowler fouilla dans sa tunique et en sortit une petite boîte. Il l’ouvrit pour en examiner le contenu, la referma et la fit glisser sur la table en direction d’Horvath. « Tenez. C’est à vous. »

Le docteur Horvath l’ouvrit et y vit une bague surmontée d’une grande pierre verte.

« Vous pourrez y faire graver des armoiries de baron au prochain anniversaire, dit Fowler. Ne pensez pas que l’on essaie d’acheter votre silence, bien sûr… Satisfait ?

— Oui, très. Merci, sénateur.

— Pas besoin de merci. On vous apprécie, Tony. Bien, allons voir ce que veulent les Granéens. »

La salle de réunion était presque remplie. Les commissaires, le personnel scientifique d’Horvath, Hardy, Renner… et l’amiral Kutuzov.

Le sénateur Fowler prit sa place. « Les seigneurs commissaires représentant Sa Majesté Impériale sont à présent réunis. Inscrivez vos noms et les organisations dont vous êtes les délégués. » Il s’arrêta brièvement pendant que l’on griffonnait sur les ordinateurs, « Les Granéens ont sollicité cette réunion. Ils n’ont pas dit pourquoi. Quelqu’un a-t-il quelque chose à dire avant qu’ils n’arrivent ? Non ? Bon. Kelley, faites-les entrer. »

Les Granéens prirent leur place au bout de la table, en silence. Ils avaient un air très extra-terrestre. L’imitation des humains avait disparu. Les sourires permanents étaient encore dessinés, et la fourrure était lustrée.

« À vous de jouer, dit le sénateur. Autant vous dire que nous sommes peu enclins à croire tout ce que vous direz.

— Il n’y aura plus de mensonges », dit Charlie. Même la voix avait changé : ce n’était pas comme un mélange de celles que les Granéens avaient déjà entendues. Sa voix avait un ton distinct…

Rod n’arrivait pas à le situer. Ce n’était pas un accent. C’était presque la perfection, l’anglique idéal.

« Le temps des mensonges est révolu. Mon maître le pense depuis le début mais celui de Jock a reçu le pouvoir de mener les pourparlers avec les humains. De même que vous l’avez reçu de votre empereur.

— Une querelle entre factions, peut-être ? dit Fowler. Dommage que nous n’ayons pas rencontré votre patron. Un peu tard maintenant, n’est-ce pas ?

— Peut-être. Mais, à présent, je vais le représenter. Vous pouvez l’appeler : le « roi Pierre » si vous voulez ; c’est ce que faisaient les enseignes.

— Comment ? » Rod se dressa et renversa sa chaise. « Quand ça ?

— Juste avant d’être tués par les guerriers, dit Charlie. M’attaquer ne vous avancera à rien, messire. Ce ne sont pas les guerriers de mon maître qui les ont tués. Ceux qui l’ont fait avaient reçu l’ordre de les prendre vivants, mais les enseignes ne voulaient pas se rendre. »

Rod redressa prudemment sa chaise et s’assit. « Non. Horst ne l’aurait pas fait.

— Ni Whitbread. Ni Potter. Vous pouvez en être aussi fiers que vous le souhaitez, messire Blaine. Leurs derniers instants ont été dans la plus pure des traditions de l’Armée impériale. » La voix de l’extra-terrestre n’était empreinte d’aucune ironie.

« Pourquoi avez-vous assassiné ces garçons ? demanda Sally. Rod, je suis désolée. Je… je suis désolée, c’est tout.

— Tu n’y es pour rien. La Dame vous a posé une question, Charlie.

— Ils avaient appris la vérité sur notre compte. Leurs capsules de sauvetage les avaient amenés à un musée. Pas un de ces lieux d’amusement que nous vous avons permis de visiter. Celui-ci avait un but plus sérieux. » Charlie continua, la voix basse. Elle décrivit le musée et la bataille qui y avait eu lieu, le vol à travers alpha du Grain, le début de la guerre entre factions granéennes et l’atterrissage dans la rue devant le Château. Elle raconta le combat final.

« Mes propres guerriers l’ont perdu, termina-t-elle. S’ils l’avaient gagné, le roi Pierre vous aurait renvoyé les enseignes. Mais une fois ceux-ci morts… il nous a semblé préférable de tenter de vous tromper.

— Mon Dieu, chuchota Rod, ainsi voilà votre secret. Et nous avions tous les indices, mais… »

Quelqu’un murmurait de l’autre côté de la pièce. C’était l’aumônier Hardy. Requiem aeternam donum est, Domine, et lux perpetuae

« Comment diable croyez-vous que ça vous aidera de nous avouer tout cela ? » demanda le sénateur Fowler.

Charlie haussa les épaules. « Si vous devez nous exterminer, autant que vous sachiez pourquoi. J’essaie de vous expliquer que les maîtres ne capituleront pas. Le roi Pierre le fera peut-être, mais il ne contrôle pas alpha du Grain et encore moins les civilisations des astéroïdes. Certaines se battront.

— Comme je l’avais prévu, messeigneurs, dit Kutuzov lourdement. Les hommes et les vaisseaux qui seront envoyés pour recevoir la capitulation seront perdus. La Flotte aussi, peut-être. Si nous pénétrons le système du Grain, ce doit être pour une attaque à fond.

— Bon sang, marmotta le sénateur Fowler. Oui. Je vois quel est votre plan. Vous pensez que nous ne pouvons pas ordonner une attaque sans provocation, et que nous n’enverrons peut-être pas un commando suicide en éclaireur. Eh bien, vous nous comprenez mal, Charlie. Je vais peut-être y laisser ma carrière, mais ce dont vous m’avez convaincu est de laisser faire l’amiral. Désolé, mon père, mais c’est ainsi que je vois les choses. »

La voix du sénateur crépita : « Amiral Kutuzov, tenez votre flotte prête. Elle ne recevra de communication d’aucune source sans mon autorisation préalable. Je dis bien aucune source. Compris ?

— À vos ordres, sénateur. » Kutuzov approcha un émetteur de ses lèvres. « Mikhailov ? Da. » Il prononça des syllabes coulantes. « C’est fait, sénateur.

— Je n’ai pas terminé, dit Charlie. Il vous reste une alternative.

— Laquelle ? demanda Fowler.

— Le blocus. »

57. Les atouts du traître

Ils restèrent un long moment debout sur le balcon de l’appartement de Rod. Les faibles bruits de la ville endormie leur parvenaient. L’Homme à la Cagoule montait haut dans le ciel, son œil rouge et sinistre les regardait avec indifférence : eux, ces deux humains amoureux qui voulaient envoyer des escadres de vaisseaux vers l’Œil lui-même, et les y maintenir jusqu’à ce qu’ils disparaissent eux aussi…

« Ça n’a pas l’air très grand », murmura Sally. Elle posa la tête sur l’épaule de Rod et sentit ses bras la serrer. « Juste un grain de poussière jaune dans l’Œil de Murcheson. Rod, est-ce que ça marchera ?

— Le blocus ? Bien sûr. Nous avons étudié le plan au Centre des opérations de la Flotte. Jack Cargill l’a élaboré : une escadre dans l’Œil lui-même afin de profiter de la surprise du saut Alderson. Les Granéens ne le connaissent pas et leurs vaisseaux seront sans ordres durant au moins quelques minutes. S’ils essayent de les y envoyer en pilotage automatique, cela ne sera que pire. »

Elle frissonna tout contre lui. « Ce n’est pas vraiment ce que je demandais : le plan tout entier… réussira-t-il ?

— Quel choix avons-nous ?

— Aucun. Et je suis contente que tu sois d’accord. Je ne pourrais vivre avec toi si… je ne pourrais pas, c’est tout.

— Oui. » C’est pourquoi je suis reconnaissant envers les Granéens d’avoir imaginé ce plan, car nous ne pouvons laisser s’échapper leurs semblables. Un fléau galactique… et il n’y a que deux remèdes pour ce genre de fléau : la quarantaine et l’extermination. Là au moins, nous avons le choix.

« Ils sont… » Elle s’arrêta et leva les yeux vers lui. « J’ai peur de t’en parler. Rod, je ne pourrais même pas vivre avec moi-même si nous devions… Si le blocus ne réussissait pas. »

Il ne dit rien. Ils entendirent des rires stridents provenant d’au-delà les jardins du palais. On aurait dit des enfants.

« Ils passeront malgré l’escadre envoyée dans l’étoile », dit Sally. Elle contrôlait fermement l’intonation de sa voix.

« Bien sûr. Et aussi à travers les mines que prépare Sandy Sinclair. Mais où peuvent-ils aller, Sally ? Il n’y a qu’une issue au système de l’Œil : ils ne savent pas où elle se trouve, et un groupe de combat les y attendra quand ils la découvriront. Pendant ce temps, ils auront été à l’intérieur d’une étoile, sans aucun endroit où dissiper leur énergie, et ils seront probablement endommagés. Nous avons tout envisagé. Ce blocus est serré. Sinon je ne pourrais l’approuver. »

Elle se détendit et s’appuya contre la poitrine de Rod. Il l’entoura de ses bras. Ils contemplèrent l’Homme à la Cagoule et son Œil imparfait.

« Ils ne sortiront pas, dit Rod.

— Et ils sont encore piégés. Après un million d’années… à quoi ressemblerons-nous dans un million d’années ? se demanda Sally. À eux-mêmes ? Il y a quelque chose de fondamental que nous ne comprenons pas à propos des Granéens. Une pointe de fatalisme que je ne peux même pas saisir. Après quelques échecs, ils… peut-être abandonneront-ils, tout simplement… »

Rod haussa les épaules. « De toute façon, nous maintiendrons le blocus. Puis, dans une cinquantaine d’années, nous irons là-bas voir comment se passent les choses. Si leur déclin est aussi avancé que le prévoit Charlie, l’Empire pourra les annexer.

— Et après ?

— Je ne sais pas. Il faudra trouver quelque chose.

— Oui. » Elle s’écarta de lui, puis se retourna, fiévreuse.

« Je sais ! Rod, nous devons vraiment étudier le problème. Pour les Granéens. Nous pouvons les aider. »

Il la regarda, perplexe. « Je crois que les plus brillants cerveaux de l’Empire sont en train de s’y employer.

— Oui, mais pour l’Empire. Pas pour les Granéens. Il nous faut… un… Institut. Quelque chose qui serait contrôlé par des gens qui connaissent les Granéens. Quelque chose en dehors de la politique. Et nous pouvons le fonder. Nous sommes assez riches…

— Hein ?

— Cela ne pourra pas nous coûter la moitié de ce que nous possédons à nous deux. » Elle se précipita dans l’appartement de Rod, le traversa, puis elle s’élança dans le couloir vers le sien. Il la suivit et la vit fouiller dans la pile de cadeaux de mariage qui encombrait la grande table en bois de teck rose se trouvant dans son vestibule. Elle soupira de satisfaction lorsqu’elle trouva son ordinateur de poche.

Dois-je en être irrité ? pensa Rod. Je crois que j’ai intérêt à apprendre à être heureux quand elle est ainsi. J’aurais beaucoup de temps pour cela. « Les Granéens étudient leur problème depuis un bon moment », lui rappela-t-il.

Elle leva les yeux vers lui, avec un soupçon d’impatience. « Bah. Ils ne voient pas les choses comme nous. Le fatalisme, tu t’en souviens ? Personne ne les a obligés à adopter les solutions qu’ils ont pu imaginer. » Elle se remit à griffonner des notes. « Nous aurons besoin d’Horowitz, bien sûr. Il dit qu’il y a un homme valable sur Sparta : nous devons le faire venir. Et le docteur Hardy… nous aurons besoin de lui aussi. »

Il la considéra d’un air impressionné et perplexe. « Quand tu t’y mets, tu y vas. » Et j’ai intérêt à te suivre si je dois t’avoir à mes côtés toute ma vie. Je me demande à quoi cela ressemble de vivre avec une tornade. « Tu auras le père Hardy si tu le veux. Le cardinal l’a affecté aux problèmes de Grana… et je crois que Son Éminence a en réserve quelque chose de plus important. Hardy aurait pu être évêque il y a longtemps, mais il n’en a pas tellement envie. Je crois qu’il n’a guère le choix à présent. Il est le premier délégué apostolique auprès d’une race extra-terrestre, ou quelque chose comme ça.

— Alors le conseil d’administration comprendra, avec toi et moi, le docteur Horvath, le père Hardy… et Ivan.

— Ivan ? » Mais pourquoi pas ? Puisque nous y sommes, autant bien faire les choses. Il nous faudra un bon administrateur. Sally en est incapable, et je n’en aurai pas le temps. Horvath, peut-être. « Sally, sais-tu au juste à quoi nous allons nous heurter ? Le problème biologique : comment transformer une femelle en mâle sans grossesse ni stérilité permanente. Et même si tu trouves quelque chose, comment ferons-nous pour que les Granéens s’en servent ? »

Elle n’écoutait plus. « Nous trouverons un moyen. Nous sommes plutôt doués pour gouverner…

— Nous savons à peine gouverner un empire d’humains !

— Mais nous y arrivons, n’est-ce pas ? D’une façon, ou d’une autre. » Elle écarta une pile de paquets aux emballages bigarrés afin de faire de la place. Une grande boîte faillit tomber et Rod dut la rattraper. Sally continuait à gribouiller des notes dans la mémoire de l’ordinateur de poche. « Rappelle-moi le code pour “les Scientifiques de l’Empire”, demanda-t-elle. Il y a un homme sur Meiji qui a fait du très bon travail sur l’ingénierie génétique, mais je n’arrive pas à me souvenir de son nom… »

Rod soupira lourdement. « Je le rechercherai. Mais il y a une condition.

— Laquelle ? » Elle le regarda avec curiosité.

« Que tu en aies fini d’ici à la semaine prochaine, car Sally, si tu emmènes cet ordinateur de poche lors de notre lune de miel, je jetterai ce fichu truc dans le convertisseur de masse ! »

Elle rit, mais Rod ne se sentit pas du tout rassuré. Tant pis. Les ordinateurs n’étaient pas chers. Il pourrait lui en acheter un autre à leur retour. En fait, il vaudrait mieux qu’il conclut un marché avec Bury ; il lui faudrait peut-être des cargaisons entières de ces ordinateurs s’il voulait finir par avoir une famille.


Horace Bury suivit les Marines à travers le palais, ignorant sciemment ceux qui s’étaient placés derrière lui. Son visage était calme et seule une étude approfondie de ses yeux aurait révélé le désespoir qui le rongeait.

C’est la volonté d’Allah, soupira-t-il. Il se demanda pourquoi cette pensée ne lui était pas plus amère. Peut-être trouverait-il un réconfort dans la résignation… nulle autre consolation ne s’offrait à lui. Les Marines avaient emmené son domestique et tous ses bagages sur la navette et l’avaient ensuite séparé de Nabil sur le toit du palais. Avant cela, Nabil lui avait murmuré un message : les aveux de Jonas Stone parvenaient en ce moment même au palais.

Stone était encore sur Néo-Chicago, mais ce qu’il avait raconté aux Services de Renseignements de la Flotte était suffisamment important pour justifier qu’on le transmette par aviso rapide. L’informateur de Nabil ne savait pas ce que le chef rebelle avait dit, mais Bury le savait de manière aussi sûre que s’il avait lu les bandes codées. Le message serait bref et entraînerait la pendaison d’Horace Bury.

Ainsi, c’est là que tout s’achève. L’Empire réagit avec rapidité contre la trahison : dans quelques jours, quelques semaines. Pas plus. Il n’y a aucune chance de s’échapper. Les Marines sont polis, mais toujours sur le qui-vive. Ils ont été prévenus et ils sont nombreux, trop nombreux. L’un d’eux pourrait se laisser soudoyer, mais pas devant ses camarades.

Si Allah le veut… Mais c’est dommage. Si je ne m’étais pas autant occupé des extra-terrestres, si je n’avais pas travaillé pour l’Empire auprès des Marchands, j’aurais filé depuis longtemps. Levant est vaste. Mais j’aurais dû quitter la Néo-Écosse, et c’est là que toutes les décisions seront prises… à quoi bon s’échapper alors que les extra-terrestres nous anéantiront peut-être tous ?

Le sergent des Marines le conduisit à une salle de réunion très décorée et tint la porte ouverte jusqu’à ce que Bury y entre. Puis, étrangement, les gardes se retirèrent. Il n’y avait que deux hommes dans la pièce avec Bury.

« Bonjour, messire », dit Bury à Rod Blaine. Son ton était égal et coulant, mais il avait la bouche sèche et un arrière-goût prononcé au fond de la gorge. Il s’inclina devant l’autre homme. « Je n’ai jamais été présenté au sénateur Fowler, mais tout le monde dans l’Empire connaît son visage, bien sûr. Bonjour, sénateur. »

Fowler hocha la tête sans quitter le fauteuil qu’il occupait à la table de réunion. « Bonjour, Excellence. Aimable à vous d’être venu. Voulez-vous vous asseoir ? » Il montra de la main le siège situé en face du sien.

« Merci. » Bury prit la place indiquée. L’étonnement fut plus grand lorsque Blaine apporta du café que Bury renifla consciencieusement. Il reconnut le mélange qu’il avait envoyé au cuisinier du palais pour l’usage personnel de Blaine.

Par Allah ! Ils jouent avec moi, mais à quelle fin ? Il ressentit une rage mêlée de crainte, mais aucun espoir. Et un rire fou et pétillant lui vint à la gorge.

« C’est juste pour savoir où nous en sommes, Excellence », dit Fowler. Il fit signe et Blaine alluma l’écran mural. Les traits épais de Jonas Stone apparurent dans la pièce aux boiseries ornées. La sueur perlait sur le front et les pommettes de l’homme, et son ton était tantôt grondant, tantôt implorant.

Bury écouta, impassible, la bouche déformée de mépris pour la faiblesse de Stone. Il n’y avait aucun doute : la Flotte avait plus que les preuves nécessaires pour l’envoyer à la potence pour trahison. Pourtant, le sourire ne s’effaça pas des lèvres de Bury. Il ne leur donnerait aucune satisfaction. Il n’implorerait pas.

Enfin la bande se termina. Fowler agita de nouveau la main et l’image du chef rebelle disparut. « Personne n’a vu ceci en dehors de nous trois, Excellence », dit Fowler gravement.

Mais… Que veulent-ils ? Y a-t-il de l’espoir, après tout ?

« Je ne sais pas s’il est nécessaire d’en discuter, poursuivit le sénateur. Moi, je préfère parler des Granéens.

« Ah », fit Bury. Ce petit son resta presque coincé dans sa gorge. Et voulez-vous marchander ou m’accabler de cette ultime horreur ? Il avala un peu de café pour s’humecter la langue avant de parler. « Je suis certain que le sénateur Fowler connaît mon opinion. Je considère les Granéens comme le plus grand péril auquel les humains aient jamais eu à faire face. » Il regarda les deux hommes assis devant lui, mais ne put rien lire sur leurs visages.

« Nous sommes d’accord », dit Blaine.

Très vite, alors que Bury commençait à entrevoir un espoir de salut, Fowler ajouta : « Il n’y a plus beaucoup de doute là-dessus. Ils sont enfermés dans un état permanent d’explosion démographique suivi d’une guerre totale. Si jamais ils sortent de leur système… Bury, ils ont une sous-espèce guerrière auprès de laquelle les Saurons auraient honte. D’ailleurs, vous les avez vus. »

Blaine tripota son ordinateur de poche et une autre image apparut : la sculpture de la machine à voyager dans le temps.

« Ceux-là ? Mais mon Granéen m’a dit qu’ils… » Bury s’arrêta, comprenant lentement. Puis il rit du rire d’un homme qui n’a plus rien à perdre. « Mon Granéen…

— Précisément. » Le sénateur esquissa un léger sourire. « Nous n’avons pas tellement confiance en votre Granéen. Bury, même si seules les miniatures s’échappaient, nous pourrions perdre des mondes entiers. Ils se multiplient comme des bactéries. Rien qui soit visible à l’œil nu ne se reproduit ainsi. Mais vous le savez déjà, bien sûr.

— Oui. » Bury se ressaisit avec difficulté. Son visage devint lisse, mais derrière son regard scintillait une myriade d’yeux minuscules. Par la Splendeur d’Allah ! J’ai failli exporter les miniatures moi-même ! Que le Miséricordieux soit loué et glorifié…

« Bon sang, arrêtez de trembler, ordonna Fowler.

— Excusez-moi. Vous avez sans doute entendu parler de ma rencontre avec les miniatures. » Il jeta un regard sur Blaine et lui envia son calme apparent. Les miniatures ne pouvaient que déplaire encore plus au commandant du Mac-Arthur. « Je suis heureux d’entendre que l’Empire reconnaît les dangers.

— Oui. Nous allons faire le blocus des Granéens. Les embouteiller dans leur propre système.

— Ne vaudrait-il pas mieux les exterminer tandis que nous le pouvons encore ? » demanda Bury doucement. Sa voix était calme, mais ses yeux sombres étincelaient.

« Comment ? »

Bury hocha la tête. « Il y aurait des remous politiques, bien sûr, mais je pourrais trouver des hommes pour conduire une expédition sur alpha du Grain, et avec les ordres appropriés… »

Fowler lui fit signe d’arrêter. « J’ai mes propres agents provocateurs.

— Les miens seraient bien moins précieux. » Bury regarda intensément Blaine.

« Oui. » Fowler ne dit rien de plus durant un instant, et Blaine se raidit sensiblement. Puis le sénateur reprit : « Bref, nous avons opté pour le blocus. Le gouvernement est déjà assez instable sans qu’on ne l’accuse de génocide. D’ailleurs, je ne sais pas si l’idée d’attaquer des êtres intelligents sans provocation me séduirait. Le blocus suffira.

— Mais quel danger ! » Bury se pencha en avant, sans souci de la lueur fanatique qui emplissait ses yeux. Il se savait proche de la folie, mais ne s’en préoccupait plus. « Croyez-vous avoir enfermé le djinn sous prétexte qu’on a remis le bouchon à la bouteille ? Que se passera-t-il si une génération future ne voit pas les Granéens comme nous ? S’ils libèrent le djinn de nouveau ? Par la gloire d’Allah ! Imaginez des multitudes de leurs vaisseaux, se déversant dans l’Empire, chacun commandé par des êtres ressemblant à cela et raisonnant comme l’amiral Kutuzov ! Des guerriers pires que les têtes de mort de Sauron ! Et vous voulez les laisser vivre ? Je vous dis qu’ils doivent être exterminés… »

Non ! Ce n’est jamais quand il leur faut croire quelque chose que les hommes en sont persuadés. Ils n’écoutent pas quand… Il se détendait visiblement. « Je vois que vous avez décidé. En quoi puis-je vous aider ? » Voulez-vous réellement quelque chose de moi ? Est-ce un jeu ?

« Je crois que vous l’avez déjà fait », dit Blaine. Il prit sa tasse de café et but. « Et je vous remercie du cadeau.

— Le blocus est à peu près l’opération spatiale la plus onéreuse qui existe, médita Fowler. Jamais très populaire non plus.

— Ah. » Bury sentait la tension s’évanouir en lui. Ils tenaient sa vie, mais ils avaient besoin de lui… peut-être pourrait-il préserver bien plus que son existence. « Vous êtes préoccupés par l’Association Impériale des Marchands.

— Exactement. » L’expression de Fowler était insondable.

Quel soulagement ! Pour cela, j’édifierai une mosquée. Cela rendrait mon père fou de joie, et qui sait ? Peut-être Allah existe-t-il après tout. Ce rire un peu fou était encore là, dans sa gorge, mais il savait que, s’il commençait, il ne s’arrêterait jamais. « J’ai déjà attiré l’attention de mes collègues sur les désavantages qu’apporteraient des échanges sans restriction avec les Granéens. J’ai eu ma part de succès, bien que trop de Marchands ne soient comme le voisin qui suivit Aladin dans la caverne du magicien. La richesse incalculable brille plus que le danger.

— Oui. Mais pouvez-vous les tenir ? Trouver ceux qui veulent saboter notre action et écraser leurs projets ? »

Bury haussa les épaules. « Avec de l’aide. Cela sera très coûteux. Je suppose que j’aurais des fonds secrets… »

Fowler eut un mauvais sourire. « Rod, que nous a aussi dit Stone ? Quelque chose à propos de…

— Il ne sera pas nécessaire d’évoquer les divagations de cet homme, protesta Bury. Je crois que j’ai une fortune suffisante. » Il frissonna. Que lui resterait-il quand tout serait joué ? Fowler se ficherait de saigner Bury à blanc. « S’il y a quelque chose qui nécessite davantage de ressources que les miennes…

— Nous en discuterons alors, dit Fowler. Cela sera d’ailleurs le cas. Par exemple : ce blocus va absorber la plus grande part des fonds dont Merrill pensait disposer pour l’unification du secteur trans-Sac à Charbon. Cependant il me semble qu’un Marchand rusé pourrait avoir quelques contacts chez les rebelles. Il pourrait peut-être même les persuader de se rallier à nous. J’ignore bien sûr comment cela serait possible, mais…

— Je vois. »

Fowler hocha la tête, « C’est bien ce que je pensais. Rod, prenez cette bande et veillez à ce qu’elle soit mise bien en sécurité, voulez-vous ? Je doute que nous en ayons de nouveau besoin.

— Oui, sénateur. » Rod tapota son ordinateur de poche. La machine bourdonna : un petit bruissement qui signalait le début d’une nouvelle vie pour Horace Bury.

Il n’y aura pas d’échappatoires, pensa Bury. Fowler n’admettra que des résultats, pas d’excuses ; et ma vie sera l’enjeu. Il ne sera pas aisé d’être l’agent politique de cet homme. Pourtant, ai-je le choix ? Sur Levant, je n’aurais pu qu’attendre dans la peur. Au moins, comme ça, je saurais comment ils s’occupent des Granéens… et peut-être aussi pourrai-je modifier leur ligne de conduite.

« Une dernière chose », dit le sénateur. Il fit un geste et Rod Blaine alla vers la porte du bureau. Kevin Renner entra.

C’était la première fois qu’ils voyaient l’officier d’astrogation en tenue civile. Renner avait choisi un pantalon écossais de couleur vive et une tunique encore plus vive. Sa ceinture était coupée dans un tissu ressemblant à la soie et qui paraissait naturel, mais était probablement synthétique. Il portait des bottes souples, des bijoux. En bref, il avait l’allure qu’ont la plupart des capitaines prospères au service de Bury. Le Marchand et le capitaine marchand échangèrent des regards intrigués.

« Oui, monsieur ? demanda Renner.

— Un peu en avance, n’est-ce pas, Kevin ? demanda Rod. Votre démobilisation ne sera effective que cet après-midi. »

Renner sourit. « Je pensais que la prévôté n’y verrait pas de mal. Et Dieu que c’est agréable. Bonjour, Excellence.

— Vous connaissez donc le Marchand Bury, dit Fowler. C’est très bien puisque vous allez avoir l’occasion de pas mal le voir.

— Hein ? » Le visage de Renner prit un air méfiant.

« Le sénateur veut dire, expliqua Rod, qu’il voudrait vous demander un service, Kevin. Vous rappelez-vous des termes de votre engagement ?

— Bien sûr.

— Quatre ans, ou la durée d’une urgence impériale de Première Classe ou la durée d’une guerre déclarée, dit Rod. Ah, au fait, le sénateur a déclaré la situation granéenne comme étant une urgence de Première Classe.

— Une minute ! s’écria Renner. Vous ne pouvez pas me faire ça !

— Oh si », dit Fowler.

Renner sombra dans un fauteuil. « Mon Dieu ! Bon, c’est vous l’expert…

— Je ne l’ai pas encore rendu officiel, dit le sénateur Fowler. Je ne voudrais pas provoquer de panique. Mais vous venez d’en être officiellement avisé. » Fowler attendit que cette pensée fasse son chemin dans l’esprit de Renner. « Bien sûr, nous avons peut-être une alternative en votre faveur.

— Soyez-en bénis.

— Vous êtes amer, n’est-ce pas ? » dit Rod. Il était gai. Renner le détestait.

« Vous nous avez fait du bon travail, Renner, dit Fowler. L’Empire vous en est reconnaissant. Je vous en suis reconnaissant. Vous savez, j’ai les poches pleines de lettres patentes… Vous plairait-il de devenir baron au prochain anniversaire de Sa Majesté ?

— Ah, non ! Pas moi ! J’ai fait mon temps !

— Mais vous en trouveriez sûrement les privilèges agréables, dit Rod.

— Bon Dieu ! Ainsi j’aurais dû attendre le matin pour amener le sénateur à votre chambre. Je savais que j’aurais dû attendre. Non, monsieur, vous ne ferez pas de Kevin Renner un aristocrate ! J’ai trop de choses à explorer dans l’univers ! Je n’ai pas le temps de faire tout le travail d’un…

— Cela gâcherait votre vie insouciante, dit le sénateur Fowler. De toute façon, cela ne serait pas si simple à arranger : à cause de la jalousie et ainsi de suite. Mais vous êtes trop utile, monsieur Renner, et il y a tout de même une urgence de Première Classe en cours.

— Mais… mais…

— Un capitaine marchand, dit Fowler. Anobli et comprenant bien le problème granéen. Ouais, vous êtes exactement l’homme qu’il nous faut.

— Je ne suis pas anobli.

— Vous le serez. Cela, vous ne pouvez le décliner. Monsieur Bury insistera pour que son pilote personnel appartienne au moins à l’ordre de Saint-Michel et de Saint-Georgess. N’est-ce pas, Excellence ? »

Bury eut une grimace douloureuse. L’Empire allait inévitablement attacher des hommes à sa surveillance et voudrait sûrement un homme qui sache parler aux capitaines marchands. Mais ce… cet arlequin ? Par la Barbe du Prophète, il serait insupportable ! Horace soupira, se résignant déjà. C’était au moins un arlequin intelligent. Peut-être même serait-il utile. « Je crois que Messire Kevin commandera admirablement mon vaisseau personnel », dit Bury d’un ton coulant. Il n’y avait qu’un soupçon de répugnance dans sa voix. « Bienvenu dans la Compagnie Impériale d’Autonétique, Messire Kevin.

— Mais… » Renner chercha de l’aide dans la pièce, mais il n’y en avait point. Rod Blaine tenait un papier… Qu’était-ce ? La lettre de congé officiel de Renner ! Sous les yeux de Kevin, Blaine déchira la feuille en mille morceaux.

« D’accord, Bon Dieu ! » Renner ne s’attendait à aucune pitié de la part de ces gens-Ià. « Mais alors en tant que civil !

— Oh, bien sûr, acquiesça Fowler. Toutefois, vous serez mandaté par les Services de Renseignements de la Flotte, mais cela ne se remarquera pas.

— Par le Nombril de Dieu ! » L’expression fit sursauter Bury. Renner sourit. « Qu’y a-t-il, Excellence ? Dieu n’a pas de nombril ?

— Je prévois des moments intéressants, dit Bury, lentement. Pour nous deux. »

58. Et le cheval chantera peut-être

La lumière solaire miroitait sur le toit du palais. Des nuages cotonneux, incroyablement blancs, filaient dans le ciel, mais il n’y avait qu’une légère brise sur la plate-forme d’atterrissage. Les rayons du soleil étaient chauds et agréables.

Un amiral et deux capitaines se tenaient à la coupée d’une chaloupe de débarquement. En face d’eux : un petit groupe de civils, trois extra-terrestres portant des lunettes noires et quatre Marines en armes. L’amiral ignora consciencieusement les Granéens et leur escorte quand il s’adressa aux civils. « Madame, messire, pardonnez-moi. Il semble qu’il ne me sera pas possible d’assister à votre mariage. Non pas que l’on regrette mon absence, mais je suis désolé d’emmener vos amis si tôt. » Il montra du doigt les deux capitaines et s’inclina de nouveau. « Je les laisse vous faire leurs adieux.

— Bonne chance, amiral, dit doucement Rod. Bon voyage.

— Merci, messire », dit Kutuzov. Il fit demi-tour et monta dans la chaloupe.

« Je ne comprendrai jamais cet homme, dit Sally.

— Vous avez raison. » Le ton de Jock était brusquement affirmatif.

Surprise, Sally regarda l’extra-terrestre avant de se tourner vers les autres officiers. Elle tendit la main : « Bonne chance, Jack. Ainsi qu’à vous, Sandy.

— À vous aussi, Sally. » Cargill jeta un coup d’œil aux galons qui ornaient sa manche. Les quatre ficelles de capitaine de vaisseau étaient brillantes et neuves. « Merci de m’avoir obtenu un commandement, Rod. Je croyais être coincé à jamais au Bureau des opérations.

— Remerciez l’amiral, répondit Rod, je vous ai recommandé mais c’est lui qui a décidé. Sandy est celui qui va en baver. Il va être sur le vaisseau-amiral. »

Sinclair haussa les épaules. « En tant qu’ingénieur de la Flotte, j’espère pouvoir passer quelques temps sur d’autres astronefs, dit-il. L’intérieur de l’Œil sera le meilleur endroit pour observer les nouveaux trucs des Granéens. Ainsi je serai avec cette espèce d’Anglais, et ce n’est pas une mauvaise chose. Il ne faudrait pas que son vaisseau tombe en ruine. »

Cargill l’ignora. « Désolé de rater le mariage, Sally. Pourtant j’ai l’intention de réclamer un privilège d’invité. » Il se pencha pour effleurer de ses lèvres la joue de Sally. « Si vous vous lassez de lui… il y a d’autres capitaines dans le Flotte.

— Oui, acquiesça Sinclair, et ma nomination a été signée deux minutes avant celle de Cargill. Il ne faudrait pas l’oublier, Jack.

— Comment le pourrais-je ? Mais vous, rappelez-vous que le Patton est mon astronef. Nous ferions mieux de partir, patron. Ce rendez-vous spatial va être délicat… Au revoir Jock, au revoir, Charlie. » Cargill hésita, puis salua gauchement.

« Adieu », répondit Charlie. Ivan gazouilla et Jock ajouta : « L’ambassadeur vous souhaite bonne route et bonne chance.

— J’aimerais être sûr que vous le pensez vraiment, dit Cargill.

— Bien sûr que nous le pensons, dit Charlie. Nous voulons que vous vous sentiez en sécurité. »

Cargill fit demi-tour, l’air pensif. Il grimpa dans la chaloupe. Sinclair le suivit et les matelots refermèrent les portes. Les moteurs gémirent. Les humains et les Granéens se mirent à l’abri. Silencieux, ils regardèrent la navette quitter le toit et disparaître dans les cieux lumineux.

« Ça marchera, dit Jock.

— Vous lisez bien dans les pensées, n’est-ce pas ? » demanda Rod. Il scruta le ciel mais il n’y vit que des nuages.

« Bien sûr que cela va marcher, dit Sally d’un ton emphatique.

— Je crois enfin vous comprendre, vous les humains, leur dit Charlie. N’avez-vous jamais lu votre histoire ancienne ? »

Rod et Sally regardèrent Jock : « Non.

— Le docteur Hardy nous a montré un passage clé », dit Charlie. Elle attendit que l’ascenseur arrive. Deux Marines y entrèrent, et après que les humains et les Granéens les eurent imités, d’autres les suivirent. Charlie continua l’histoire comme si les gardes armés n’existaient pas. « Un de vos plus anciens écrivains, un historien du nom d’Hérodote, raconte l’histoire d’un voleur qui allait être exécuté. Comme on l’emmenait, il fit un marché avec le roi : en une année, il apprendrait au cheval favori du roi à chanter des hymnes.

— Oui ? » souffla Sally. Elle paraissait intriguée et regardait Charlie avec anxiété. La Granéenne paraissait calme, mais le docteur Hardy avait dit qu’il craignait pour les extra-terrestres…

« Les autres prisonniers regardaient le voleur essayer d’apprendre au cheval à chanter et tous riaient. “Tu n’y arriveras pas, lui disaient-ils. Personne ne le peut.” Ce à quoi le voleur répliquait : « J’ai une année. Qui sait ce qui peut arriver pendant cette période ? Le roi pourrait mourir, le cheval pourrait mourir, je pourrais mourir. Et peut-être que le cheval apprendra à chanter. »

Il y eut des rires polis. « Je ne la raconte pas très bien, dit Charlie. De toute façon, je n’essayais pas de faire de l’humour. Cette histoire m’a enfin fait comprendre combien vous autres humains êtes étranges. »

Un silence gêné s’installa. À l’instant où l’ascenseur s’arrêtait, Jock demanda : « Comment va votre Institut ?

— Bien. Nous avons déjà fait appeler des chefs de département », dit Sally. Elle rit, gênée. « Je dois travailler rapidement car Rod ne veut pas me laisser m’occuper de l’institut après notre mariage. Vous y venez, n’est-ce pas ? »

Les médiatrices haussèrent les épaules dans un ensemble parfait et l’une d’elles regarda les Marines. « Nous en serions ravies si cela nous était permis, répondit Jock. Mais nous n’avons pas de cadeaux à vous offrir. Il n’y a pas de brun pour les fabriquer.

— Nous nous en passerons », dit Rod. La porte de l’ascenseur était restée ouverte, mais ils attendaient que deux des Marines inspectent le couloir.

« Je vous remercie de m’avoir permis de rencontrer l’amiral Kutuzov, dit Jock. J’attendais de lui parler depuis que notre vaisseau-ambassade a accosté le Mac-Arthur. »

Rod, éberlué, regarda les extra-terrestres. La conversation de Jock avec Kutuzov avait été brève et l’une des questions les plus importantes que la Granéenne avait posée était : « Aimez-vous le citron dans le thé ? »

Ils sont tellement civilisés, tellement dignes d’être aimés et pour cela, ils vont passer les quelques années qu’il leur reste en résidence surveillée pendant que le service des Informations les insultera, eux et leur race. Nous avons même demandé à un écrivain d’écrire une pièce sur les dernières heures de mes enseignes.

« C’était la moindre des choses, dit Rod. Nous…

— Oui, vous ne pouvez pas nous laisser rentrer chez nous. » Charlie prit la voix d’un jeune Néo-Écossais. « Nous en savons bien trop sur les hommes pour que l’on nous rende la liberté. » Elle fit un geste souple à l’adresse des Marines. Deux d’entre eux avancèrent dans le couloir, et les Granéens suivirent. Les autres gardes fermaient la marche et la procession défila jusqu’aux quartiers des Granéens. La porte de l’ascenseur se referma doucement.

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