TROISIÈME PARTIE Rencontre avec Eddie le Fou

26. Alpha du Grain

ALPHA DU GRAIN : Monde partiellement habitable du secteur situé au-delà du Sac à Charbon. Primaire : étoile jaune naine du type G2, située à environ dix parsecs de la Capitale trans-Sac à Charbon, Néo-Calédonie. Appelée généralement la « Poussière dans l’Œil de Murcheson » ou le « Grain ». Masse : 0,91 fois celle de Sol, Luminosité : 0,78 fois celle de Sol.

Alpha du Grain possède une atmosphère toxique, respirable à l’aide des filtres réglementaires des F.S.E. ou de ceux trouvés dans le commerce. Contre-indiquée pour les malades cardiaques ou souffrant d’emphysème. Oxygène : 16 pour 100. Azote : 79,4 pour 100. Gaz carbonique : 2,9 pour 100. Hélium : 1 pour 100. Hydrates de carbone complexes, comprenant des cétones : 0,7 pour 100.

Gravité : 0,780 atmosphère terrestre. Le rayon planétaire est de 0,84 et la masse de 0,57 géo-unités. Période : 0,937 année standard ou 8 750,005 heures. La planète est inclinée à 18 degrés. Moyenne aphélie/périphérie : 0,93 U.A. (137 millions de kilomètres). La température est basse, les pôles inhabitables et recouverts de glace. Les régions équatoriales et tropicales sont de tempérées à chaudes. Le jour local dure 27,33 heures.

Il y a un satellite, petit et voisin. Astéroïde à l’origine, il porte le cratère caractéristique des planétoïdes du système du Grain. Le générateur à fusion et la station d’émission d’énergie basés sur le satellite sont des points sensibles de la civilisation d’alpha du Grain.

Topographie : 50 pour 100 d’océans, hors calottes glaciaires. Le terrain est plat sur la majeure partie des terres émergées. Les chaînes montagneuses sont basses et très érodées. Il y a peu de forêts. Les terres arables sont intensément cultivées.

Les traits caractéristiques les plus marqués sont les formations circulaires omniprésentes. Les plus petites sont érodées à n’en plus être visibles, tandis que, d’un astronef en orbite, on distingue les plus grandes.

Bien que les particularités physiques d’alpha du Grain soient de quelque intérêt, surtout aux yeux des écologistes étudiant les effets de la planétographie sur la vie intelligente, l’intérêt majeur du Grain réside en ses habitants…


Les deux scooters convergèrent vers l’aviso, et des silhouettes en scaphandre y entrèrent. Quand les humains et les Granéens eurent terminé de vérifier le vaisseau, les matelots, qui l’avaient amené sur orbite, le rendirent aux enseignes avec quelque soulagement, et retournèrent au Mac-Arthur. Les enseignes prirent impatiemment leur place et examinèrent le relief de la planète.

« Nous sommes tenus de vous dire que tous les contacts transiteront par nous, dit Whitbread à sa Granéenne. Désolé, mais nous ne pouvons pas vous inviter à bord du Mac-Arthur. »

La Granéenne haussa les épaules, d’une façon très humaine, pour exprimer l’opinion qu’elle avait des ordres en général. Le fait d’obéir ne pesait ni sur elle ni sur son humain. « Que ferez-vous de l’aviso quand vous partirez ?

— C’est un cadeau, lui dit Whitbread. Vous pourrez peut-être l’exposer dans un musée. Il y a des choses que le capitaine voudrait que vous sachiez…

— Et d’autres qu’il préférerait cacher. C’est entendu. »

Vue de haute altitude, la planète était toute en cercles : les mers, les lacs, l’arc d’une chaîne montagneuse, la courbe d’une rivière, une baie… L’un de ces cercles était érodé et marqué par une forêt. S’il n’avait pas coupé une ligne de montagnes, comme le pied d’un homme écrase le dos d’un serpent, il aurait été indécelable. Plus loin, une étendue marine de la taille de la mer Noire entourait une île assez plate située en son centre.

« Le magma a jailli exactement à l’endroit où la météorite a déchiré la croûte planétaire, dit Whitbread. Imaginez le bruit que cela a dû émettre ! »

La Granéenne de Whitbread hocha la tête.

« Pas étonnant que vous ayez transporté tous les astéroïdes jusqu’aux points troyens. C’était là la raison, non ?

— Je l’ignore. Nos archives ne sont pas assez anciennes. J’imagine que les astéroïdes devaient être plus faciles à exploiter et plus aptes à accueillir une civilisation, une fois entassés comme cela. »

Whitbread se rappela que la « Ruche » était froide, sans trace de radio-activité. « Quand, au juste cela a-t-il eu lieu ?

— Oh, il y a au moins dix mille ans. Whitbread, de quand datent vos propres archives ?

— Je ne sais pas. Je pourrais me renseigner. » L’enseigne regarda la planète. Ils étaient en train de traverser le terminateur – qui était une série d’arcs. La face nocturne brillait d’une myriade de villes illuminées. Peut-être la Terre avait-elle eu le même aspect sous le Condominium. Mais les mondes de l’Empire n’étaient jamais aussi richement peuplés.

« Regardez là devant. » La Granéenne de Whitbread montra du doigt un petit éclat de lumière sur le bord de la planète. « C’est le vaisseau de transfert. Nous allons pouvoir vous montrer notre monde.

— Je crois que votre civilisation doit être bien plus vieille que la nôtre », dit Whitbread.


L’équipement et les effets personnels de Sally étaient empaquetés. Elles les avait déposés dans le foyer de l’aviso. Maintenant sa minuscule cabine était nue et vide. Elle se tenait devant le hublot et regardait le fer de lance argenté approcher du Mac-Arthur. Sa Granéenne n’avait pas d’autres préoccupations.

« J’ai… j’ai une question assez délicate à poser », dit la Fyunch (clic) de Sally.

La jeune femme se retourna. Dehors, le vaisseau granéen s’était arrêté et une petite chaloupe se dirigeait vers le Mac-Arthur. « Allez-y.

— Que faites-vous quand vous ne voulez pas encore avoir d’enfants ?

— Oh », dit Sally en riant. Elle était la seule femme parmi un millier d’hommes et, de plus, au sein d’une société phallocratique. Elle le savait avant de partir, mais les discussions de femmes lui manquaient. Le mariage, les bébés, le ménage et les scandales : ils jouaient tous un rôle dans la vie civilisée. Avant que n’éclate la révolte de Néo-Chicago, elle avait ignoré l’importance de ce rôle. Et aujourd’hui tout cela lui manquait encore plus. Parfois elle tentait de parler cuisine avec les cuistots du Mac-Arthur, mais c’était un maigre substitut et le seul esprit féminin à des années-lumière alentour était sa Fyunch (clic).

« Fyunch (clic), lui dit l’extra-terrestre, je n’en parlerais pas si je ne pensais pas avoir le droit de savoir. Avez-vous des enfants à bord du Mac-Arthur ?

— Moi ? Non ! dit Sally en riant de nouveau. Je ne suis même pas mariée.

— Mariée ? »

Sally expliqua ce qu’était le mariage. Elle essaya de ne rien oublier. Il était parfois difficile de ne pas oublier que la Granéenne n’était pas humaine. « Ça doit paraître un peu étrange, conclut-elle.

— Allons, je ne vous cacherai rien, comme dirait monsieur Renner. » La mimique était parfaite. Surtout les gestes. « Je trouve vos coutumes bizarres. Je doute que nous en adoptions beaucoup… étant donné les différences physiologiques.

— Oui, évidemment.

— Mais vous vous mariez pour élever des enfants. Qui se charge des enfants nés hors mariage ?

— Il y a des institutions », dit tristement Sally. Elle ne pouvait cacher son dégoût.

« J’imagine que vous n’avez jamais… » La Granéenne laissa délicatement sa phrase en suspens.

« Non.

— Comment ? Je ne veux pas dire pourquoi, mais comment ?

— Eh bien, vous savez que, pour faire des enfants, les hommes et les femmes doivent avoir des relations sexuelles – tout comme vous. Je vous ai examinés en détail…

— Ainsi, si vous n’êtes pas mariés, vous ne vous unissez pas ?

— C’est cela. Évidemment, il y a des pilules que les femmes peuvent prendre si elles aiment les hommes mais ne veulent pas en subir les conséquences.

— Des pilules ? Comment agissent-elles ? Par des hormones ? »

La Granéenne avait l’air intéressé malgré son air détaché.

« C’est exact. » Elles avaient déjà parlé de ces molécules. La physiologie granéenne connaissait, elle aussi, les effecteurs chimiques, mais les molécules étaient différentes.

« Mais une femme convenable ne s’en sert pas ? suggéra la Granéenne de Sally.

— Non.

— Quand vous marierez-vous ?

— Quand je trouverai l’homme voulu. » Elle réfléchit un instant, hésita et ajouta : « Je l’ai peut-être déjà découvert. » Et cet imbécile est peut-être déjà marié à son vaisseau spatial, pensa-t-elle.

« Alors pourquoi ne vous unissez-vous pas à lui ? »

Sally éclata de rire. « Je ne veux pas agir trop vite. Je pourrais me marier quand je voudrai. » Son objectivité naturelle l’obligea à ajouter : « Enfin, d’ici cinq ans, car, après cela, je ressemblerai un peu à une vieille fille.

— C’est-à-dire ?

— Les gens trouveraient ça bizarre », dit-elle. Puis, curieuse, elle demanda : « Et que se passe-t-il quand une Granéenne ne veut pas d’enfants ?

— Nous n’avons pas de relations sexuelles », dit la Fyunch (clic) de Sally d’un air collet monté.

Il y eut un « Clunc » presque inaudible quand le vaisseau transbordeur s’amarra à l’aviso.


La navette de débarquement était un triangle à pointe coupée, revêtu d’un matériau résistant. La cabine de pilotage était entourée d’une large verrière panoramique. Il n’y avait pas d’autre hublot. Quand Sally, accompagnée de sa Granéenne, arriva dans la coursive d’accès, elle fut surprise de voir Horace Bury devant elle.

« Vous allez sur la planète, Excellence ? demanda-t-elle.

— Oui, mademoiselle. » Bury avait l’air aussi étonné que Sally. Il entra dans le tube de transfert pour découvrir que les Granéens avaient employé un vieux truc de la Flotte : la tubulure était moins pressurisée à son extrémité réceptrice, ce qui aspirait les passagers. L’intérieur de la chaloupe était étonnamment vaste et tous y tenaient : Renner, Sally Fowler, l’aumônier Hardy – dont Bury se demanda s’il reviendrait au Mac-Arthur tous les dimanches –, le docteur Horvath, les enseignes Whitbread et Potter, deux matelots que Bury ne reconnut pas – et les homologues granéens de tous les humains sauf trois. Il nota l’installation des sièges avec un amusement qui n’atténua pas toutes ses craintes : quatre de face avec un fauteuil granéen à côté de chacun de ceux destinés aux hommes. Quand ils s’y sanglèrent, il s’amusa encore plus. Il manquait une place assise.

Mais le docteur Horvath s’installa à l’avant, à côté du pilote brun. Bury s’assit dans la première rangée, où les passagers n’étaient que deux de front… et un Granéen vint à ses côtés. Le peur lui serra la gorge. Allah, ayez pitié, je témoigne de la grandeur d’Allah… Non ! Il n’y avait rien à craindre et il n’avait rien fait de dangereux.

Et pourtant – il était là, l’extra-terrestre près de lui, tandis que, derrière eux, à bord du Mac-Arthur, n’importe quel incident pourrait amener les officiers du vaisseau à découvrir ce qu’il avait fait à sa combinaison pressurisée.

Ce survêtement étanche est l’équipement le plus personnel que puisse posséder un homme de l’espace : bien plus encore que sa pipe ou sa brosse à dents. Pourtant, certains avaient exposé les leurs aux travaux étranges des minigénies. Durant le long voyage vers alpha du Grain, le commandant Sinclair avait examiné les modifications que les minigénies avaient apportées.

Bury avait attendu. Bientôt Nabil lui avait appris que les minis avaient doublé l’efficacité des systèmes de recyclage. Sinclair avait rendu les combinaisons à leurs propriétaires – et avait commencé à remanier celles des officiers de la même façon.

L’une des bouteilles d’air comprimé de la combinaison de Bury était aujourd’hui un fac-similé. Elle contenait un demi-litre de gaz et deux minis en animation suspendue. Les risques étaient élevés. Les minis pouvaient mourir. Bury aurait peut-être un jour besoin de l’air manquant. Mais il avait toujours été prêt à courir des risques quand le bénéfice était suffisant.

Quand l’appel était arrivé, il avait été sûr qu’on l’avait confondu. Un matelot était apparu sur l’écran de sa cabine, avait dit : « Une communication pour vous, monsieur Bury », avait eu un sourire malin, puis avait disparu. Avant de pouvoir réagir, Bury s’était trouvé face à un extra-terrestre.

« Fyunch (clic) », avait dit le Granéen. Il avait penché la tête et ajouté : « Vous paraissez troublé. Vous devez pourtant connaître ce mot. »

Bury s’était vite ressaisi. « Bien sûr. Mais je ne savais pas qu’un Granéen m’étudiait. » Il n’aimait pas cela du tout.

« Non, monsieur Bury. Je viens juste d’être affecté. Envisagez-vous de venir sur alpha du Grain ?

— Non. Je ne pense pas que l’on me laisserait quitter l’astronef.

— Le capitaine Blaine a donné sa permission. Nous apprécierions énormément votre avis en ce qui concerne l’établissement de liens commerciaux entre le Grain et l’Empire. Il semble probable que tout le monde en tirerait avantage. »

Oui ! Par la barbe du Prophète, une occasion pareille ! Bury avait rapidement accepté. Nabil pourrait garder les minigénies.

Mais maintenant, assis dans la navette spatiale, il lui était difficile de maîtriser sa peur. Il regarda l’extra-terrestre assis à ses côtés.

« Je suis la Fyunch (clic) du docteur Horvath, dit la Granéenne. Vous devriez vous détendre. Ces astronefs sont bien conçus.

— Ah », dit Bury qui se calma. Les heures les plus noires étaient passées. Nabil devait avoir replacé la fausse bouteille, dans le sas étanche principal du Mac-Arthur, au milieu de centaines d’autres et elle devait être en sécurité. Le vaisseau extra-terrestre était indubitablement supérieur à ses homologues terriens, si ce n’était que parce que les Granéens souhaitaient éviter tout danger aux ambassadeurs humains. Mais ce n’était pas le petit voyage en perspective qui lui serrait la gorge.

Il y eut un léger à-coup. La descente commençait.


À la surprise de tous, elle fut ennuyeuse. Il y avait des variations de pesanteur mais pas de remous d’air.

Trois fois de suite, ils sentirent des bruits presque subliminaux, quand le train d’atterrissage sortit – puis il y eut une sensation de roulement. La navette s’était posée.

Ils quittèrent la cabine pressurisée. L’air était vif mais inodore et il n’y avait rien d’autre à voir que la grande structure gonflable qui les entourait. Ils se retournèrent pour regarder le vaisseau et écarquillèrent les yeux.

Il était maintenant construit comme un planeur, avec une voilure en aile de mouette. Des rebords du fer de lance avaient surgi une multitude d’ailes et de volets étranges.

« Ce fut un drôle de voyage », dit jovialement Horvath en se joignant à eux. « Tout le véhicule change de forme. Il n’y a pas de charnières et les plans porteurs sortent tout seuls, comme s’ils étaient vivants ! Les entrées de réacteur s’ouvrent et se ferment comme des lèvres ! Vous auriez dû voir ça. Si le commandant Sinclair vient à terre, il faudra lui donner le fauteuil avant. » Il ne remarqua pas les regards furieux.

À l’extrémité de la construction, un sas gonflable s’ouvrit et trois bruns-et-blancs entrèrent. Et comme deux d’entre eux se joignaient aux matelots et le troisième à lui-même, Bury sentit l’angoisse l’étreindre à nouveau.

« Fyunch (clic) », dit la Granéenne.

La bouche de Bury était très sèche.

« N’ayez pas peur, reprit la Granéenne. Je ne peux pas lire vos pensées. »

C’était bien la dernière chose à dire pour mettre Bury à l’aise. « Je croyais que c’était votre profession. »

La Granéenne rit. « Ça l’est, mais je ne sais pas le faire. Je ne saurai jamais que ce que vous voudrez me montrer. » L’extraterrestre n’avait pas du tout la voix que Bury se connaissait. Il avait dû étudier les humains en général, mais personne en particulier.

« Vous êtes un mâle, nota Bury.

— Je suis jeune. Le temps d’arriver au Mac-Arthur et les autres étaient des femelles. Monsieur Bury, des véhicules nous attendent au-dehors et nous avons une résidence prête à vous recevoir. Venez visiter notre cité et ensuite nous pourrons parler affaires. » Il lui prit le bras de ses deux petites mains droites. La sensation était très étrange. Bury se laissa conduire au sas d’entrée.

« N’ayez pas peur. Je ne peux pas lire vos pensées », avait-il dit en lisant dans son esprit. Sur nombre des mondes redécouverts du Premier Empire, couraient des bruits sur des télépathes mais on n’en avait jamais réellement trouvé, Allah soit loué ! Cette créature proclamait qu’elle ne l’était pas. Mais elle était très… extraterrestre. Le toucher n’en était pas détestable, bien que les gens de la culture de Bury haïssent qu’on les touche. Il avait côtoyé bien trop de peuples et de coutumes étranges pour garder ses préjugés d’enfant. Cette Granéenne était bizarre : Bury n’avait jamais vu de Fyunch (clic) se conduire de cette manière. Essayait-elle de le rassurer ?

Rien n’aurait pu l’attirer ici, sauf l’espoir de gagner de l’argent – des profits sans limite, acquis tout simplement en regardant autour de soi. Même la terraformation des mondes de la Néo-Calédonie, sous le Premier Empire, n’avait pas impliqué une puissance industrielle aussi énorme que celle qui avait déménagé les astéroïdes des points troyens de bêta du Grain.

« Un bon produit commercial, disait la Granéenne, ne serait ni trop grand ni trop lourd. Nous devrions trouver des articles rares à nos yeux mais répandus dans l’Empire ou vice versa. Je prévois que votre visite nous sera d’un grand intérêt… » Ils se joignirent aux autres dans le sas. De grandes baies s’ouvraient sur le terrain d’aviation. « Sacrés m’as-tu-vu », murmura Renner à Bury. Le Marchand le considéra d’un air étonné et Renner tendit la main et dit : « La ville est tout autour. Pas un mètre d’espace en trop pour l’astroport. »

Bury hocha la tête. Autour du minuscule terrain, se dressaient des gratte-ciels, hauts et carrés, serrés les uns contre les autres. Un seul ruban de verdure parcourait la ville vers l’est. Si un avion s’écrasait, ce serait un désastre. Mais, évidemment, les Granéens ne construisaient pas leurs appareils pour qu’ils provoquent des accidents.

Il y avait trois véhicules terrestres, des limousines, deux pour les passagers et une pour les bagages. Les sièges humains prenaient les deux tiers de l’espace intérieur. Le visage de Bury devint pensif. Les Granéens ne craignaient pas la promiscuité. Dès qu’ils furent assis, les chauffeurs, des bruns, emballèrent leurs moteurs. Les voitures donnant une sensation de puissance roulaient presque silencieusement, sans cahots. Les moteurs se trouvaient dans les moyeux des hautes roues-ballons, à l’instar de ceux des automobiles en vogue sur les mondes impériaux.

De grandes et laides constructions s’élevaient au-dessus d’eux pour aller toucher le ciel. Les rues sombres étaient larges mais très riches et les Granéens conduisaient comme des fous. De tout petits véhicules se dépassaient les uns les autres le long de voies courbes et compliquées, ne laissant entre eux que quelques centimètres d’espace. Le trafic n’était pas tout à fait silencieux. Il y avait un bourdonnement sourd et régulier, qui aurait pu être le son des centaines de moteurs, et parfois un fleuve de charabia haut perché, qui aurait pu correspondre à des injures.

Quand les humains furent enfin capables de ne plus trembler de chaque collision potentielle, ils remarquèrent que tous les chauffeurs étaient bruns. La plupart des véhicules transportaient un passager : parfois un brun-et-blanc, souvent un blanc pur. Ceux-ci étaient plus grands que les bruns-et-blancs. Leur fourrure était très propre et très soyeuse… et c’étaient eux qui criaient des injures tandis que leurs chauffeurs fonçaient en silence.

Le ministre de la Science se retourna vers les humains assis derrière lui. « Quand nous avons atterri, j’ai pu apercevoir les toits – ils portent tous des jardins suspendus. Alors, monsieur Renner, content d’être venu ? Nous attendions un officier de la Flotte, mais pas vous.

— Il semble raisonnable que ce soit moi, dit Kevin Renner. Ainsi que le disait le capitaine, j’étais l’officier le plus disponible à bord. On n’aura pas besoin de moi pour calculer des caps, avant un moment.

— Et c’est pour cela qu’ils vous ont envoyé ? demanda Sally.

— Non, je crois que ce qui a convaincu le capitaine, ce sont mes hurlements et mes pleurs et le fait que j’ai menacé de retenir ma respiration jusqu’à ce qu’il cède. Il a fini par comprendre que j’avais vraiment envie d’y aller et il m’a laissé faire. » La façon qu’avait l’officier de navigation de se pencher en avant rappelait irrésistiblement à Sally celle d’un chien, passant le nez par la fenêtre d’une portière, pour humer le vent.

Ils venaient de remarquer les voies pédestres qui couraient, un étage au-dessus d’eux, le long des bâtiments, mais ils n’apercevaient que très mal les piétons. Il y avait des blancs, des bruns-et-blancs et… d’autres.

Quelque chose de grand et de symétrique se mouvait comme un géant parmi les blancs. Ça devait mesurer trois mètres de haut et cela avait une petite tête, sans oreilles, submergée sous la masse des muscles des épaules. Cela portait une boîte d’aspect massif sous chacun de ses deux bras et marchait comme un tank : régulièrement et inexorablement.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Renner.

— Un travailleur, répondit la Granéenne de Sally. Un porteur. Pas très intelligent… »

En se tordant le cou, Renner réussit à voir autre chose. La fourrure était de couleur rouille, comme si on l’avait trempée dans du sang. L’être avait la taille de sa propre Granéenne mais une tête plus petite. Les doigts de ses mains droites étaient si longs et délicats que Renner songea aux pattes d’une araignée d’Amazonie. Il tapota l’épaule de sa Fyunch (clic) et indiqua l’objet de sa curiosité : « Et ça ?

— Médecin, dit la Granéenne de Renner. Notre espèce se compose d’êtres différenciés. Nous sommes tous parents, pour ainsi dire…

— Ah oui ? Et les blancs ?

— Des donneurs d’ordres. Comme vous devez le savoir, il y en avait un à bord de notre vaisseau.

— Oui. Nous l’avions compris, » Du moins le Tsar l’avait-il deviné. Sur quels autres points ne s’était-il pas trompé ?

« Que pensez-vous de notre architecture ?

— Elle est laide. Elle rappelle nos hideuses cités industrielles, dit Renner. Je pensais que votre idée de l’esthétique était différente de la nôtre mais… à votre avantage. Votre culture possède-t-elle au moins des canons de beauté ?

— Allons, je ne vais rien vous cacher. De telles idées existent mais elles ne ressemblent pas aux vôtres. D’ailleurs, je ne sais toujours pas ce que vous voyez dans vos arches, vos colonnes, vos piliers…

— Des symboles freudiens », dit fermement Renner. Sally renifla de mépris.

« C’est ce que la Granéenne d’Horvath ne cesse de répéter, mais je n’ai pas encore entendu d’explication cohérente, dit la Granéenne de Renner. Mais en attendant, que pensez-vous de nos véhicules ? »

Les limousines étaient radicalement différentes des biplaces qui les doublaient à vive allure, et dont il eût été impossible de trouver deux modèles identiques – les Granéens semblaient ne pas avoir découvert les avantages de la standardisation. En tout cas, tous les véhicules qu’ils avaient vus étaient minuscules, comme deux motocyclettes accolées, tandis que ceux dans lesquels les humains voyageaient étaient longs, aérodynamiques, très bas et dotés de formes douces et arrondies, luisantes de cire.

« Ils sont magnifiques, dit Sally. Les avez-vous conçus spécialement pour nous ?

— Oui, répondit la Granéenne. Avons-nous vu juste ?

— Absolument. Nous sommes très flattés, dit Sally. Vous avez dû investir des fonds considérables dans… ceci… » Elle laissa sa voix se perdre dans le bourdonnement ambiant. Renner se retourna pour voir ce qu’elle regardait et il hoqueta de surprise.

De tels châteaux avaient existé dans les Alpes tyroliennes de la Terre. Ils s’y trouvaient toujours, ayant échappé aux bombardements, mais Renner n’en avait vu que des copies, sur d’autres mondes. Mais, devant ses yeux, parmi les bâtiments carrés de la cité granéenne, se dressait un palais de conte de fées, aux hautes flèches gracieuses et élancées. Un des coins était occupé par un minaret entouré d’un étroit balcon.

« Qu’est-ce donc ? » demanda Renner.

La Granéenne de Sally répondit : « Vous allez y résider. Il est pressurisé et étanche. Vous y trouverez un garage et des voitures qui seront à votre disposition. »

Dans le silence admiratif qui suivit, Horace Bury dit : « Nous sommes très impressionnés par la qualité de votre accueil. »


Dès le début, ils appelèrent leur résidence : le Château. Il avait indiscutablement été conçu et construit pour eux. Il était assez vaste pour loger trente personnes. Sa beauté et son luxe auraient rivalisé avec ceux de Sparta… à quelques détails près.

Whitbread, Sally, les docteurs Hardy et Horvath étaient des gens bien élevés. Quand leurs Fyunch (clic) leur firent visiter leurs appartements respectifs, ils surent garder leur sérieux. Les astronautes Jackson et Weiss restèrent silencieux parce qu’ils craignaient de dire des bêtises. Le peuple d’Horace Bury avait de rigides traditions d’hospitalité et de toute façon toutes les coutumes, hors celles du Levant, lui paraissaient étranges.

Mais là d’où Renner venait on respectait la candeur et celle-ci s’était toujours montrée payante. Sauf dans la Flotte spatiale de l’empereur. Dans les F.S.E. Kevin avait appris à se taire. Heureusement, sa Fyunch (clic) partageait son point de vue.

Il explora l’appartement qu’on lui avait destiné. Le lit à deux places, le grand placard, le divan, le guéridon, tout lui rappelait les catalogues des agences de vacances qu’il avait montrés aux Granéens. La pièce dans laquelle il se trouvait était cinq fois plus grande que sa cabine à bord du Mac-Arthur.

« Il y a la place de se retourner », dit-il avec satisfaction. Il renifla. Il n’y avait aucune odeur. « Vous filtrez à merveille l’air de la planète.

— Merci. Quant à la place de se retourner, dit-elle en faisant pivoter son torse à 180°, nous devrions en avoir plus que vous, mais ce n’est pas le cas. »

Une grande baie occupait tout un pan de mur. La ville dominait Renner car la plupart des constructions en vue étaient plus hautes que le Château. La vue plongeait droit dans une large avenue qui se terminait dans un superbe coucher de soleil de tous les tons de rouge. Le niveau piétonnier était rempli de hordes de points colorés, la plupart rouges et bruns, mais aussi blancs. Renner resta quelques instants à admirer le paysage puis se retourna.

Près de la tête du lit, se trouvait une alcôve. Il y jeta un coup d’œil. Elle contenait un dressoir et deux meubles d’aspect étrange que Renner reconnut. Ils ressemblaient à ce que le mineur avait fait de la couchette de Crawford.

« Deux ? demanda-t-il.

— On vous attachera les services d’un brun.

— Je vais vous apprendre un mot nouveau. On appelle ça l’“intimité”. Cela se rapporte au besoin humain de…

— Nous connaissons ce mot », dit la Granéenne qui reprit aussitôt : « Vous ne suggérez tout de même pas que cela doit élever une barrière entre vous et votre Fyunch (clic) ? »

Renner hocha la tête.

« Mais… mais… Renner, n’avez-vous aucun respect pour les traditions ?

— Moi ?

— Non. Bon sang. D’accord, Renner, nous ferons installer une porte. Avec un verrou ?

— Oui. Permettez-moi d’ajouter que les autres doivent avoir le même sentiment que moi. Qu’ils le disent ou non. »

Le lit, le divan, la table ne montraient aucune des habituelles innovations granéennes. Le matelas était un peu trop ferme, mais que diable ! Renner inspecta la salle d’eau et éclata de rire. Les toilettes étaient de celles que l’on utilise en apesanteur. La chasse d’eau dorée avait la forme d’une tête de chien. La baignoire était… étrange.

« Il faut absolument que j’essaie ce bac, dit Renner.

— Vous me direz ce que vous en pensez. Nous avons vu des photos de baignoires dans vos catalogues, mais, étant donné votre anatomie, leur forme était ridicule.

— Exact. Personne n’en a jamais inventé qui soit vraiment bien conçue. Il n’y avait pas de sièges de W.C. sur ces brochures, n’est-ce pas.

— C’est étrange, mais vous avez raison.

— Humm. » Renner se mit à dessiner. Quand il eut terminé, sa Granéenne dit : « Combien d’eau est-ce que ces choses consomment ?

— Pas mal. Trop pour qu’on les installe sur les astronefs.

— Bien, nous verrons ce que nous pourrons faire.

— Oui, et vous devriez aussi installer une autre porte entre la salle de bain et la salle de séjour.

— Encore de l’intimité ?

— Oui. »


Ce soir-là, le dîner ressembla à une des réceptions que Sally avait connues chez elle, sur Sparta. Les domestiques – silencieux, attentifs, pleins de déférence, guidés par l’hôte qui, par égard envers son grade, était la Granéenne du docteur Horvath – étaient du type « travailleur » mais d’une taille d’un mètre cinquante. La nourriture provenait des réserves du Mac-Arthur, à l’exception d’un hors-d’œuvre composé d’un fruit semblable à un melon, dont on avait adouci le goût en le nappant d’une sauce jaune. « Nous en garantissons la non-toxicité, dit la Granéenne de Renner. Nous avons découvert quelques mets dont nous pouvons être sûrs et nous en chercherons d’autres. Par contre, le goût vous surprendra peut-être. » La sauce cachait l’amertume du fruit et le rendait délicieux.

« Nous pourrions utiliser cela à des fins commerciales, dit Bury. Nous préférerions, bien sûr, transporter les graines et non le melon lui-même. Est-ce difficile à cultiver ?

— Pas du tout, mais cela demande un peu de travail, dit la Granéenne de Bury. Vous aurez l’occasion d’analyser la terre. Avez-vous trouvé d’autres articles qui seraient commercialisables ? »

Bury fronça les sourcils et baissa les yeux vers son assiette. Personne n’avait fait de remarque sur la vaisselle et les couverts. Tout était en or : les assiettes, les fourchettes, les couteaux, même les gobelets à vin, malgré leur forme qui était celle des cristaux fins. Cependant cela ne pouvait pas être de l’or car cela ne conduisait pas la chaleur et tout, jusqu’aux marques des fabricants poinçonnées sur les bords, n’était qu’un simple copiage des ustensiles en plastique de l’aviso.

Tout le monde attendait la réponse de Bury. Les possibilités d’échanges commerciaux influenceraient profondément les relations entre le Grain et l’Empire : « Sur le chemin qui nous a amenés au Château, j’ai recherché des signes extérieurs de luxe parmi vous. Je n’en ai pas trouvé, hormis ce que vous avez conçu spécifiquement pour les êtres humains. Peut-être ne les ai-je point reconnus ?

— Je connais le mot luxe mais nous n’en faisons que peu de cas. Nous – je parle, bien sûr, pour les donneurs d’ordres – nous mettons plus volontiers l’accent sur le pouvoir, les terres, le train de vie et la dynastie. Nous nous employons surtout à offrir à nos enfants une place convenable dans la vie. »

Bury enregistra cette information. Nous parlons au nom des maîtres. Il avait affaire à un employé. Non : à un agent. Il devrait garder cela à l’esprit et se demander combien les promesses de son Fyunch (clic) liaient les Granéens. Il sourit et dit : « Dommage. Le luxe voyage bien. Vous comprendrez mieux mes difficultés à trouver des biens exportables quand je vous aurai dit qu’il ne serait d’aucun profit de vous acheter de l’or.

— C’est ce que je pensais. Nous allons devoir chercher des marchandises plus chères.

— Des œuvres d’art, peut-être ?

— D’art ?

— Laissez-moi vous expliquer », dit la Granéenne de Renner. Elle parla à toute vitesse pendant une vingtaine de secondes en un gazouillement haut perché, puis se retourna vers les humains. « Désolé, mais c’était plus rapide de cette façon. »

La Granéenne de Bury dit : « Très bien. J’imagine que vous voudriez les originaux ?

— Si possible.

— Bien sûr. Pour nous, les copies sont aussi intéressantes que les œuvres originales. Nous avons de nombreux musées. J’organiserai une visite. »

Il apparut que tout le monde voulait y participer.


Quand ils rentrèrent du dîner, Whitbread faillit éclater de rire à la vue de la porte qui séparait maintenant sa salle de bains du reste de ses appartements. Sa Granéenne s’en aperçut et dit : « Monsieur Renner a parlé d’intimité. » Elle montra du pouce la porte qui fermait son alcôve.

« Oh, mais celle-là n’était pas nécessaire », dit Whitbread. Il n’avait pas l’habitude de dormir seul. S’il se réveillait au milieu de la nuit, qui lui parlerait jusqu’à ce qu’il se rendorme ?

On frappa à la porte. Astronaute Weiss, de Tablat, se rappela Whitbread. « Lieutenant puis-je vous parler en privé ?

— D’accord », dit la Granéenne de Whitbread en se retirant dans son alcôve. Les Granéens avaient rapidement compris le sens du mot « intime ». Whitbread fit entrer Weiss.

« J’ai en quelque sorte un problème, dit Weiss. Enfin, Jackson et moi, si vous voulez. Nous sommes venus avec vous pour vous aider. Vous savez : à porter les bagages, à nettoyer, tout ça…

— Oui. Mais vous n’aurez pas à le faire. On nous a fourni à chacun une Granéenne du type ingénieur.

— Oui, lieutenant. Mais c’est encore pire que ça. Jackson et moi, on nous a donné un brun. Et… Et…

— Et des Fyunch (clic) ?

— Oui.

— Eh bien, il y a des choses dont vous ne devez pas parler. » Les matelots étaient tous deux affectés au pont-hangar et de toute façon ne sauraient pas grand-chose de la technologie du champ Langston.

« Oui, lieutenant, ça, nous le savons. Pas d’histoire de guerre, rien sur les armes et la propulsion du vaisseau.

— Voilà. Mais à part cela, vous êtes en vacances. Vous voyagez en première classe avec un domestique et un guide indigènes. Laissez-vous faire. Ne dites rien qui puisse vous faire pendre par le Tsar. Inutile de se renseigner sur les quartiers chauds du coin, ou de se tracasser à propos des frais. Amusez-vous, faites la fête et priez pour qu’on ne vous renvoie pas par la prochaine navette.

— À vos ordres, lieutenant. » Weiss sourit. « Vous savez ? C’est pour tout ça que je me suis engagé. Des mondes étranges : c’est ce que les gars des services du recrutement nous avaient promis.

— “De lointaines cités dorées…”. Moi aussi. »

Après cela, Whitbread alla vers la baie panoramique. La ville scintillait d’un million de lumières. La plupart des minuscules voitures avaient disparu, mais les rues étaient remplies d’énormes camions silencieux. Le nombre des piétons avait quelque peu diminué. Whitbread remarqua quelque chose de grand et maigre qui courait parmi les blancs comme s’ils avaient été immobiles. Cela passa derrière un massif porteur et disparut.

27. La visite guidée

Renner se leva avant l’aube. Les Granéens lui choisirent et lui présentèrent une tenue tandis qu’il se baignait dans sa remarquable baignoire. Il se tint à leur choix. Il allait se prêter à leurs caprices. Ce seraient peut-être les derniers serviteurs non militaires qu’il aurait jamais. Son arme de poing était discrètement disposée au milieu des vêtements et, après y avoir longuement réfléchi, Renner la boucla à sa ceinture sous une veste civile, taillée dans un tissu aux merveilleuses fibres luisantes. Il n’avait pas envie de porter son pistolet mais le règlement était le règlement…

Les autres prenaient tous le petit déjeuner, en regardant le Grain se lever à travers la grande fenêtre. Cela ressemblait au coucher de soleil de la veille avec les mêmes tons rouges. La journée d’alpha du Grain était trop longue de quelques heures.

La nuit, les humains restaient debout plus tard, dormaient plus longtemps, mais se réveillaient quand même aux aurores.

Le petit déjeuner comprenait de gros œufs à la coque qui ressemblaient de façon frappante à… des œufs. C’était comme s’ils avaient été cuits en omelette à l’intérieur même de leur coquille. Au centre, on découvrait une sorte de cerise au marasquin, dont on précisa à Renner qu’elle ne valait pas la peine qu’on y goûte. Il s’abstint de le faire.

« Le Musée n’est qu’à quelques pâtés de maisons d’ici. » La Granéenne du docteur Horvath se frotta énergiquement les mains. « Nous irons à pied. Je pense qu’il vous faudra des vêtements chauds. »

Les Granéens avaient tous ce problème ; avec quelles mains imiter les gestes humains ? Renner se disait que la Fyunch (clic) de Jackson finirait probablement par devenir psychotique. Jackson était gaucher.

Ils marchaient. Une brise froide les glaçait. Le soleil était gros et terne. À cette heure du jour, on pouvait le regarder sans lunettes de protection. À deux mètres en dessous d’eux, des petites automobiles grouillaient déjà.

L’odeur de l’air d’alpha du Grain se glissait dans les casques de filtration en même temps que le bourdonnement de la circulation et que le gazouillis des voix granéennes.

Le groupe des humains se mouvait au sein d’une foule de Granéens de toutes les couleurs sans qu’on le remarque. Puis quelques piétons blancs apparurent au coin d’une rue et les examinèrent longuement. Ils se mirent à discuter d’un ton musical et les scrutèrent avec curiosité.

Bury n’avait pas l’air à son aise. Il restait autant que possible au milieu des autres. Il ne voulait pas qu’on le dévisage, décida Renner. L’astrogateur se trouva être l’objet d’un examen approfondi mené par une Granéenne blanche très enceinte, qui portait son enfant très haut au-dessus de l’articulation complexe de son pelvis. Renner, assis sur ses talons, lui sourit, puis lui tourna le dos. Sa Fyunch (clic) chanta à voix basse et l’être blanc s’approcha. Bientôt une demi-douzaine de Granéens blancs lui passaient la main le long de la colonne vertébrale.

« Oui ! Un peu plus bas, dit Renner. C’est ça, grattez-moi là. Ahh. » Quand les blancs s’en furent allés, Renner allongea le pas pour rattraper les autres. Sa Granéenne trottait à ses côtés.

« J’espère ne pas acquérir votre irrévérence, dit la Fyunch (clic).

— Pourquoi ? dit Renner d’un ton sérieux.

— Quand vous serez parti, d’autres tâches m’attendront. Mais n’ayez crainte. Si vous êtes capable de satisfaire la Flotte, je ne devrais avoir aucun mal à rendre heureux les donneurs d’ordres. » Le ton employé était presque désenchanté, pensa Renner – mais il n’en était pas sûr. Et si les Granéens avaient des expressions faciales, Renner n’avait pas appris à les déchiffrer.

Le Musée se trouvait à une bonne distance. Comme les autres bâtiments, il avait une base carrée mais sa façade était en verre, ou en un matériau voisin. « Nous avons de nombreux endroits qui répondent à la définition de votre mot “musée”, disait la Granéenne d’Horvath, ici et dans d’autres villes. Celui-ci est le plus proche. Il est consacré à la peinture et à la sculpture. »

Un porteur énorme les dépassa : trois mètres de haut, plus un mètre dû au paquet qu’il portait sur la tête. Il ? Elle, nota Renner en remarquant la longue et étroite rondeur de la grossesse, haut sur son abdomen. Ses yeux étaient doux. Comme ceux d’un animal, sans intelligence. Elle les rattrapa et les dépassa sans ralentir.

« Le fait de porter un enfant ne semble pas gêner les Granéennes dans leurs mouvements », dit Renner.

Des têtes et des épaules blanches-et-brunes se retournèrent vers lui. La Granéenne de Renner dit : « Non, pourquoi cela le devrait-il ? »

Sally Fowler se chargea d’expliquer combien les femelles humaines étaient empêtrées par leur grossesse. « C’est une des raisons qui expliquent notre tendance à produire des civilisations centrées sur les mâles. Et… » Elle n’avait pas fini sa conférence sur les problèmes des femmes enceintes quand ils atteignirent le Musée.


L’encadrement de la porte aurait dû frapper Renner dans le nez. Mais les plafonds étaient plus hauts : ils lui rasaient le haut du crâne. Le docteur Horvath, quant à lui, était obligé de baisser la tête.

L’éclairage était un peu trop jaune.

Et les peintures étaient placées trop bas.

Les conditions dans lesquelles on pouvait les regarder n’étaient pas idéales. Et d’ailleurs, les couleurs des toiles étaient elles-mêmes passées. Après que le docteur Horvath eut révélé à sa Granéenne que, pour l’œil humain : bleu plus jaune égale vert, ils se lancèrent dans une conversation animée. L’organe de vision granéen était analogue à celui de l’homme, ou de la pieuvre, d’ailleurs : une lentille à courbure variable, des récepteurs nerveux à l’arrière. Mais les parties nerveuses étaient différentes.

Cependant les peintures avaient un certain impact. Dans la salle principale – dont les plafonds culminaient à trois mètres de hauteur et où les œuvres étaient plus grandes – le groupe s’arrêta devant un dessin représentant une scène de rue. Un brun-et-blanc avait grimpé sur une voiture et haranguait une foule de bruns et de bruns-et-blancs, sur un fond de ciel rouge crépuscule. Tous les visages arboraient le même sourire plat, mais Renner y sentait de la violence et regarda de plus près. Nombre des figurants portaient des outils, souvent cassés, toujours de la main gauche. La ville elle-même était en feu.

« Cela s’intitule : Retournez à vos travaux. Vous remarquerez que le thème d’Eddie le Fou revient constamment », dit la Granéenne de Sally. Elle repartit avant qu’on ait pu la questionner.

La peinture suivante montrait un quasi-Granéen, grand et mince, avec une tête minuscule et de longues jambes. Il quittait une forêt en courant vers le spectateur. Derrière lui, la buée de sa respiration s’étirait en un long filet blanc. « Le Porteur de message », dit la Granéenne de Hardy.

Ensuite, il y avait une autre scène d’extérieur : une myriade de bruns et de blancs, prenant un repas autour d’un feu de camp. Des yeux rouges et animaux les entouraient. Le relief était sombre et l’Œil de Murcheson luisait dans le ciel sur fond de Sac à Charbon.

« Vous ne pouvez pas conclure, d’après leurs expressions, ce qu’ils pensent et ce qu’ils ressentent, n’est-ce pas ? C’est ce que nous craignions, dit la Granéenne d’Horvath. Communication non verbale. Les attitudes sont différentes des vôtres.

— Nul doute, dit Bury. Ces tableaux seraient vendables, mais aucun d’entre eux plus spécialement. Ils ne seraient que des curiosités… bien qu’assez chères en tant que telles, à cause de l’énormité du marché potentiel et de la limitation de la source. Mais ils ne nous disent rien. Qui sont les auteurs ?

— Celui-ci est relativement ancien. Vous pouvez constater qu’il a été peint sur le mur de l’immeuble lui-même, et…

— Mais par quel genre de Granéen ? Brun-et-Blanc ? »

Il y eut un rire impoli parmi les Granéennes. Celle de Bury dit : « Vous ne verrez pas d’œuvre d’art qui n’ait pas été réalisée par un brun-et-blanc. La communication est notre spécialité. L’art en est une forme.

— Mais les blancs n’ont-ils jamais rien à dire ?

— Si, bien sûr. Mais ils le font dire par des médiateurs. Nous traduisons et nous communiquons. Bien des peintures sont des disputes, exprimées visuellement. »

Weiss s’était contenté de suivre, sans rien dire. Renner le remarqua, et lui demanda à voix basse : « Des commentaires ? »

Weiss se gratta le menton. « Je ne suis pas retourné dans un musée depuis l’école primaire… mais… il me semblait que la peinture pouvait servir aussi… à être jolie…

— Hum. »

Dans tout le Musée, il n’y avait que deux portraits. Figurant tous deux des bruns-et-blancs, ils montraient le buste complet du sujet. Chez les Granéens, l’expression devait se lire dans l’attitude du corps, non du visage. Ces tableaux étaient éclairés de façon étrange et les bras des êtres représentés étaient tordus de manière tout aussi bizarre. Renner leur trouvait un air mauvais.

— Non ! dit sa Granéenne. Celui-ci a fait construire la sonde d’Eddie le Fou. Et celui-là a inventé la langue universelle, il y a très longtemps.

— On s’en sert toujours ?

— Tant bien que mal. Mais elle s’est fragmentée, bien sûr. C’est ce qui arrive toujours. Sinclair, Potter et Bury ne parlent pas la même langue que vous. Les sons ont parfois des analogies entre eux mais les signes non verbaux sont très différents. »

Renner rattrapa Weiss au moment où il allait entrer dans la salle des sculptures. « Vous aviez raison. Dans l’Empire, il y a des peintures qui ne sont que belles. Ici, non. Avez-vous vu la différence ? Pas de paysages sans Granéens en train d’y faire quelque chose. Presque pas de portraits, à part ces deux tableaux utilitaires. D’ailleurs tout est fait dans un but précis. » Il se retourna pour interroger sa Granéenne. « Exact ? Ces peintures que vous m’avez montrées, celles qui ont été réalisées avant que vous n’inventiez la photo. Elles non plus n’étaient pas gratuites.

— Renner, savez-vous quelle somme de travail entre dans ces tableaux ?

— Je ne m’y suis jamais essayé, mais je peux l’imaginer.

— Alors vous comprendrez que personne ne se donnerait ce mal sans avoir réellement quelque chose à dire.

— Pourquoi pas : “La montagne est belle” ? » suggéra Weiss. La Granéenne de Renner haussa les épaules.


Les statues étaient mieux que les toiles. Les différences de pigmentation et d’éclairage ne jouaient pas. La plupart représentaient des Granéens mais étaient plus que des portraits. Une file d’individus de taille décroissante : un porteur, trois blancs, neuf bruns, vingt-sept miniatures ? Non, ils étaient tous taillés dans du marbre blanc et avaient la forme des preneurs de décisions. Bury les considéra, sans exprimer d’avis et dit : « Il apparaît que vous devrez me donner des interprétations pour tous ces objets avant que je puisse les vendre où que ce soit. Ou même les offrir.

— Inévitablement, dit sa Granéenne. Ceci, par exemple, illustre une religion datant du siècle dernier. L’âme du parent se divise pour devenir les enfants, puis à nouveau pour donner les petits-enfants, ad infinitum. »

Une autre sculpture, taillée dans du grès rouge, représentait un groupe d’individus aux longs doigts minces. En surnombre sur la main qui terminait un bras gauche relativement court. Des médecins ? Ils mouraient sous l’action d’un filet de matière verte et translucide qui les balayait comme une faux : une arme laser, tenue par un personnage invisible. Les Granéennes hésitèrent à en parler. « Un événement déplaisant de notre histoire », dit la Fyunch (clic) de Bury. Et ce fut tout.

Une autre des œuvres d’art figurait une bagarre entre quelques blancs faits de marbre et une foule d’êtres de grès, d’un type impossible à reconnaître. Les rouges étaient minces et menaçants, armés de plus que leur part de dents et de griffes. Une machine étrange occupait le centre de la mêlée. « Celle-ci est intéressante, dit la Granéenne de Renner. De par la tradition, les médiateurs – ceux de mon type – peuvent réquisitionner tous les genres de moyens de transport dont ils ont besoin et cela pour n’importe quel preneur de décisions. Il y a longtemps, un médiateur a utilisé cette autorité pour faire construire une machine à voyager dans le temps. Si vous le voulez, je pourrai vous la montrer. Elle se trouve à l’autre bout du continent.

— Elle fonctionnait ?

— Non, Jonathan. On n’a jamais fini de la construire. Le maître qui l’avait commandée s’est ruiné à essayer de le faire.

— Oh. » Whitbread montra sa déception.

« On ne l’a jamais essayée, dit la Granéenne. La partie théorique est peut-être imparfaite. »

L’engin ressemblait à un petit cyclotron contenant une cabine… elle avait presque l’aspect d’un générateur de champ Langston.

« Vous m’intéressez, dit Renner à sa Granéenne. Vous pouvez ordonner qu’on vous donne tout véhicule, à n’importe quel moment ?

— C’est exact. Notre talent est la communication, mais notre tâche principale est d’arrêter les disputes. Sally nous a fait un exposé sur, disons, votre problème racial lié aux armes et au réflexe de reddition. Nous, les médiateurs, sommes nés pour prévenir cela. Il nous est possible d’expliquer le point de vue d’un individu à un autre. La non-communication peut parfois prendre des proportions dangereuses – en général avant la guerre, du fait d’un de ces hasards statistiques qui vous font croire aux coïncidences. Si l’un d’entre nous peut toujours avoir accès à un moyen de transport – où à un téléphone ou à une radio – la guerre devient improbable. »

Il y eut des expressions de respect parmi les humains. « Tr-rrès bien », dit Renner. Puis : « Je me demandais si vous pouviez réquisitionner le Mac-Arthur.

— D’après la loi et la tradition, oui. En pratique : ne soyez pas bête.

— D’accord. Et ces êtres en train de se battre autour de la machine à explorer le temps…

— Des démons légendaires, expliqua la Granéenne de Bury. Ils défendent la structure de la réalité. »

Renner se souvint des anciennes peintures espagnoles, datant de l’époque de la peste noire, où des hommes et des femmes vivants se faisaient attaquer par des morts ramenés à la vie et malveillants. À côté des Granéens blancs, ces créatures de grès rouge avaient cet air incroyablement maigre et ossu, et il en émanait une malveillance presque palpable.

« Et pourquoi la machine ?

— La médiatrice pensait qu’un certain incident de l’histoire s’était produit par manque de communication. Elle avait décidé de le corriger. » La Granéenne de Renner haussa les épaules… avec ses bras… car il lui était impossible de faire ce geste. « Eddie le Fou. La sonde d’Eddie le Fou était de même origine. Un peu plus utilisable, peut-être. Une observatrice du ciel – météorologiste entre autres activités – a découvert la preuve de l’existence d’une forme de vie sur une étoile voisine. Et, sur-le-champ, cette médiatrice à la Eddie le Fou est partie la rencontrer. Elle y a englouti d’énormes quantités de capitaux et de puissance industrielle. Assez pour que toute la civilisation en sente le contre-coup. Elle a construit sa sonde spatiale, propulsée par une voile solaire, et une batterie de canons laser pour…

— Tout cela m’a l’air bien familier.

— Oui. D’ailleurs, la sonde fut lancée vers la Néo-Calédonie, bien plus tard, et avec un pilote différent. Nous en avons conclu que vous aviez retracé son chemin jusqu’à nous.

— Et ça a marché. Malheureusement l’équipage était mort, mais il nous a atteints. Alors pourquoi continuez-vous de l’appeler “Sonde d’Eddie le Fou” ? demanda Renner. Bon, ça va », ajouta-t-il en voyant que sa Granéenne gloussait de joie.


On avait érigé un escalier qui descendait du niveau piétonnier et deux limousines les attendaient devant le Musée. De petites voitures biplaces contournaient l’obstacle à toute allure, sans collision.

Staley s’arrêta au pied des marches. « Renner, regardez ! »

Renner se retourna. Un véhicule s’était garé devant un grand bâtiment blanc. Le chauffeur brun et ses passagers à la fourrure claire débarquèrent. Le brun abaissa deux leviers cachés à l’avant de sa voiture et poussa sur l’un des côtés de celle-ci. Elle se replia comme un accordéon jusqu’à ne plus mesurer qu’un demi-mètre de large. Le brun s’en alla rejoindre les Granéens blancs.

« Elles se plient ! s’exclama Staley.

— Bien entendu, dit la Granéenne de Renner. Imaginez les embouteillages qu’il y aurait, sinon. Allons, embarquez dans les voitures. »

Ils obéirent. Renner dit : « Je ne voudrais pas monter à bord d’un de ces petits pièges pour tout l’or de Bury.

— Oh, mais elles sont sans danger. Du moins, dit la Granéenne de Renner, ce n’est pas le moyen de transport mais le chauffeur qui l’est. D’abord, les bruns n’ont pas un instinct territorial très développé. Et, ensuite, ils tripotent sans cesse leur véhicule afin que rien ne tombe jamais en panne. »

La limousine démarra. Des bruns apparurent derrière eux et commencèrent à démonter l’escalier.

Autour d’eux les bâtiments étaient toujours des blocs à base carrée, les rues formaient un quadrillage régulier. Aux yeux d’Horvath, la ville avait été conçue comme cela, elle n’avait pas poussé là naturellement. Quelqu’un avait établi le plan et en avait ordonné la construction. Toutes les cités étaient-elles dans le même cas ? Celle-ci ne révélait aucune des tendances des bruns à innover.

Et pourtant, décida-t-il, si. Pas dans le fond, mais dans des détails tels que l’éclairage public. À certains endroits de larges bandes électroluminescentes barraient les façades des immeubles. À d’autres, il y avait des objets ressemblant à des ballons, mais que le vent ne déplaçait pas. Ailleurs, des tubes couraient le long des rues ou au milieu de celles-ci. Ou bien, même, il n’y avait rien qui fût visible de jour.

Et ces voitures cubiques – chacune subtilement différente, dans la conception des phares, ou les signes de réparations, ou la façon dont elles se pliaient pour se garer.

Les limousines s’arrêtèrent. « Nous y sommes, annonça la Granéenne d’Horvath. Le zoo. La réserve de formes de vie, pour être précis. Vous constaterez qu’elle est aménagée plus à la convenance des occupants qu’à celle des visiteurs. »

Horvath et ses compagnons, intrigués, regardaient dans toutes les directions. De grands bâtiments rectangulaires les entouraient. Nulle part, ils ne voyaient d’espace vide.

« Sur votre gauche. L’immeuble, messieurs, l’immeuble ! Y a-t-il une loi interdisant de placer les zoos dans des maisons ? »

La réserve, ainsi qu’elle apparut bientôt, avait six étages et des plafonds inhabituellement hauts pour les Granéens. Il était d’ailleurs difficile d’en apprécier la hauteur puisqu’ils ressemblaient au ciel. Au premier étage, c’était un ciel bleu, traversé par des nuages et avec un soleil qui venait de passer au zénith.

Ils se promenèrent à travers une jungle humide dont le caractère évoluait à mesure qu’ils s’y enfonçaient. Les animaux ne pouvaient pas les atteindre, mais il était difficile de voir pourquoi. Ils ne semblaient pas conscients de leur captivité.

Il y avait un arbre ressemblant à un énorme fouet, le manche planté profondément en terre et la lanière, pleine de feuilles rondes, enroulée autour du tronc. Un animal à l’aspect de Granéen géant se tenait sur ses pieds plats à l’ombre de l’arbre et regardait fixement Whitbread. Ses deux mains droites portaient des griffes tranchantes et crochues et des défenses apparaissaient entre ses lèvres. « C’était une variété du type porteur, dit la Granéenne d’Horvath. Mais on n’a jamais réussi à la domestiquer. Vous voyez pourquoi.

— Cet environnement artificiel est prodigieux ! s’exclama Horvath. Je n’ai jamais vu mieux. Mais pourquoi ne pas avoir construit une partie du zoo à l’extérieur ? Pourquoi créer un milieu alors qu’il en existe déjà un, réel celui-là ?

— Je ne sais pas au juste pourquoi. Mais il semble donner satisfaction. »

Le deuxième étage était un désert. L’air y était sec et parfumé, le ciel, bleu, délavé, se fondait à l’horizon en un marron jaune. Des plantes charnues, sans épines, poussaient dans le sable sec. Certaines avaient la forme d’épaisses feuilles de nénuphar. Nombre d’entre elles portaient la marque d’un grignotage. Ils découvrirent la bête qui s’en était nourrie : une créature ressemblant à un castor sans poils, avec de grosses dents saillantes. Elle les regarda gentiment passer.

Au troisième étage, il pleuvait sans cesse. La foudre claquait à des kilomètres. Les humains n’ayant pas de vêtements de pluie refusèrent d’entrer. Les Granéennes étaient à demi en colère, à demi désolées. Il ne leur était pas venu à l’esprit que l’orage tracasserait les humains. Elles l’aimaient.

« D’ailleurs, ce n’est pas la dernière fois que cela se produira, prédit la Granéenne de Whitbread. Nous vous étudions, mais nous ne vous connaissons pas. Vous allez rater les formes végétales les plus intéressantes. Peut-être un autre jour, quand on aura coupé la pluie… »

Le quatrième étage n’était pas sauvage du tout. Il y avait même de petites maisons rondes perchées sur d’illusoires collines lointaines. Des arbres en forme de parapluie portaient des fruits de couleur rouge ou lavande sous leur disque plat de feuillage. Deux proto-Granéens se tenaient sous l’un d’eux. Ces êtres étaient de petite taille, ronds et boulots, et leurs bras droits semblaient avoir rétréci. Ils regardaient les visiteurs de leurs yeux tristes. L’un d’entre eux leva la main pour prendre un fruit lavande. Son bras gauche était juste assez long.

« D’autres membres inexploitables de notre espèce, dit la Granéenne d’Horvath. Leur race est éteinte sauf dans les zoos. » Elle sembla vouloir les presser d’aller de l’avant. Ils tombèrent sur deux autres petits Granéens dégénérés, dans un carré de melons – les mêmes fruits qu’ils avaient mangés la veille, ainsi que le fit remarquer Hardy.

Dans un large et gras pâturage, une famille de « créatures » portant des sabots et des robes tristes broutait placidement – à l’exception d’un de ses membres qui montait la garde et se tournait toujours pour faire face aux visiteurs.

Derrière Whitbread, une voix dit : « Vous êtes déçu. Pourquoi ? »

La surprise fit se retourner l’enseigne. « Déçu ? Non ! C’est fascinant.

— Autant pour moi, dit sa Granéenne. J’aimerais bien dire un mot à monsieur Renner. Vous venez ? »

Le groupe s’était un peu étalé. Ici, il n’y avait aucune chance de se perdre et chacun trouvait agréable la sensation d’avoir de l’herbe sous les pieds : de longues lames vertes, plus étoffées que celles du gazon normal, très proches de celles des tapis vivants que possédaient les aristocrates ou les Marchands les mieux nantis.

Renner était en train de vagabonder tranquillement, quand il sentit des regards se poser sur lui. « Oui ? dit-il.

— Monsieur Renner, il me semble que notre zoo vous déçoit un peu. »

Whitbread tiqua. Renner fronça les sourcils. « Oui, d’ailleurs j’essaie de comprendre pourquoi. Il ne devrait pas me donner cette sensation. C’est un monde étranger, tout entier résumé pour nous. Whitbread, vous aussi, vous êtes déçu ? »

À contrecœur, Jonathan hocha la tête.

« Ah ! Mais voilà. Combien de zoos avez-vous vus et sur combien de mondes ? »

Whitbread calcula mentalement. « Six, dont un sur la Terre.

— Et ils étaient tous comme celui-ci. Seule l’illusion était moins réussie. Nous nous attendions à quelque chose de complètement différent. Mais ça ne l’est pas. Ce n’est qu’un monde de plus, différent des autres seulement par la présence des Granéens intelligents.

— C’est probablement pour cette raison », dit la Granéenne de Whitbread. Sa voix était peut-être un peu désenchantée et les humains se souvinrent du fait que les Granéens n’avaient jamais vu de planète étrangère. « Ce n’est pas grave, dit la Fyunch (clic). Staley est très heureux. Ainsi que Sally et le docteur Horvath. »

À l’étage suivant, ils eurent un choc.

Le docteur Horvath sortit le premier de l’ascenseur. Il s’arrêta net. Il se trouvait dans une rue. « Je pense que nous avons pris la mauvaise… porte… » Il laissa sa voix se perdre car il se sentait devenir fou.

La ville était déserte. Il y avait quelques voitures dans les rues mais c’étaient des épaves et certaines avaient brûlé. Plusieurs immeubles s’étaient effondrés, remplissant la rue de montagnes de décombres. Une masse mouvante et noire lui piailla au visage et s’éloigna en bloc vers des trous sombres creusés dans un talus de maçonnerie écroulé. Et il ne resta plus rien.

Horvath eut la chair de poule. Quand une main bizarre lui toucha le coude, il sursauta et hoqueta.

« Qu’y a-t-il, docteur ? Vous avez bien des animaux adaptés à la ville ?

— Non, dit Horvath.

— Les rats, dit Sally Fowler. Et une espèce de pou qui ne vit que sur les êtres humains. Mais je crois que c’est tout.

— Nous en avons de nombreux, dit la Granéenne d’Horvath. Peut-être pourrai-je vous en montrer quelques-uns… mais ils sont timides. »

D’une certaine distance les petites bêtes noires étaient impossibles à distinguer d’un rat. Hardy prit une photo d’un petit troupeau filant se mettre à l’abri. Il espérait pouvoir en tirer un agrandissement. Ils rencontrèrent une grosse bestiole plate, qui était restée invisible jusqu’à ce qu’ils s’en approchent tout près. Elle avait la couleur et le dessin du mur de brique auquel elle s’agrippait.

« Comme un caméléon », dit Sally qui eut ensuite à expliquer ce qu’étaient ces animaux.

« En voilà un autre », dit la Granéenne de Sally. Elle montra du doigt un être couleur béton, accroché à un mur gris. « Ne le dérangez pas. Il a des dents.

— Où trouvent-ils leur nourriture ?

— Dans les jardins suspendus. Mais ils peuvent manger de la viande. Il y a aussi un insectivore… » Elle les amena sur un « toit », à deux mètres au-dessus du niveau de la rue. Ils y découvrirent du blé et des arbres fruitiers poussant comme de l’herbe folle et un petit bipède sans bras qui lançait sa langue vrillée à plus d’un mètre. On aurait dit qu’il avait la bouche pleine de noix.

Au sixième étage, ils rencontrèrent un froid glacial. Le ciel était d’un gris couleur de plomb. La neige voletait en bourrasques sur une toundra glacée. Hardy voulait rester car il y avait énormément de vie dans cet enfer froid : des fourrés et de minuscules arbres qui perçaient le sol vitrifié, un être placide et de grande taille qui les ignora, un lapin sautillant et doux doté d’oreilles en forme de bol, de pieds grands comme des raquettes de neige et auquel les pattes antérieures manquaient. Ils durent presque employer la force pour faire sortir Hardy. Il se serait volontiers laissé prendre par les glaces.


Au Château, le dîner les attendait : les vivres du Mac et des tranches d’un cactus plat et vert de soixante-quinze centimètres de large et de trois d’épaisseur. La gelée rouge qu’on découvrait à l’intérieur avait un goût proche de celui de la viande. Renner l’apprécia, mais les autres ne purent s’astreindre à en manger. Par contre, ils engloutirent le reste du repas, parlant à bâtons rompus entre deux bouchées. Ce devait être la longueur inhabituelle de la journée qui les rendait si affamés.

La Granéenne de Renner dit : « Nous avons quelque idée de ce que les touristes veulent voir d’une ville qui leur est étrangère. Du moins savons-nous ce que vos films de voyage montrent. Les musées. Le siège du gouvernement. Les monuments. Les curiosités architecturales. Peut-être les magasins et les boîtes de nuit. Et par-dessus tout, la manière de vivre des indigènes. » Elle fit un geste théâtral. « Nous avons dû omettre certaines de ces visites. Nous n’avons pas de night-clubs. Le manque d’alcool ne nous fait rien. L’abus nous tue. Vous aurez l’occasion d’entendre notre musique, mais franchement, vous ne l’aimerez pas.

« Le gouvernement se fait par les rencontres des médiateurs qui discutent. Il pourrait se situer n’importe où. Les preneurs de décisions vivent où il leur plaît et se considèrent en général liés par les accords passés par leurs médiateurs. Vous verrez certains de nos monuments. Quant à notre art de vivre, vous l’étudiez depuis un certain temps.

— Et celui des blancs ? » demanda Hardy avant de bâiller à s’en décrocher la mâchoire.

« Il a raison, intervint la Granéenne de Hardy. Nous devrions vous faire visiter la maison d’un donneur d’ordres, en train de travailler. Peut-être pourrons-nous avoir l’autorisation… » L’extraterrestre commença à caqueter.

Les Granéennes réfléchirent, puis celle de Sally dit : « Ce devrait être possible. Nous verrons. En attendant, si nous allions nous coucher ? »

Le changement d’horaire avait piégé les humains. Les docteurs Horvath et Hardy bâillèrent, clignèrent des yeux, eurent l’air surpris, s’excusèrent et partirent. Bury était toujours en forme. Renner se demanda quelle était la période de rotation de la planète. Lui-même avait subi assez d’entraînement spatial pour s’adapter à n’importe quel calendrier.

Mais le groupe se disloquait. Sally fit ses adieux et prit l’escalier, titubant assez pour qu’on le remarque. Renner suggéra qu’on chante des chansons populaires, n’obtint pas de réponse et laissa tomber.

Un escalier en colimaçon grimpait dans la tour. Renner, suivant sa curiosité, entra dans un corridor. Quand il atteignit un sas pneumatique, il comprit que cela devait mener au balcon, cet anneau plat qui entourait le minaret. Il n’avait aucune envie de goûter à l’air d’alpha du Grain. D’ailleurs, il se demandait si cet artifice architectural était destiné à servir réellement… puis il eut la vision d’un anneau ceinturant une tour élancée et se dit que les Granéens s’étaient peut-être amusés à jouer avec les symboles freudiens.

C’était probable. Il se dirigea vers sa chambre.


Renner pensa d’abord s’être trompé de porte. À l’intérieur, les couleurs étaient différentes : orange et noir, tout à fait autre chose que les marrons pâles et dégradés du matin. Mais la combinaison pressurisée pendant du mur était la sienne. Elle portait son nom et ses galons sur la poitrine. Il regarda autour de lui, se demandant si le changement lui plaisait.

D’ailleurs, il n’y avait pas que les couleurs… la pièce était plus chaude. La nuit précédente, il y avait fait trop froid. Suivant son inspiration, il alla vérifier l’alcôve des Granéennes. Oui, là, il faisait frais.

La Fyunch (clic) de Renner s’appuya contre l’embrasure de la porte et le regarda avec son habituel demi-sourire. Renner le lui rendit, un peu honteux. Puis il continua son inspection.

La salle de bain, les toilettes étaient différentes. Exactement comme ce qu’il avait dessiné. Non, il n’y avait pas d’eau à l’intérieur. Et pas de chasse.

Au diable, pensa-t-il, il n’y a qu’un seul moyen d’essayer des W.C.

Quand il regarda son œuvre, la cuvette était propre comme un sou neuf. Il y versa un verre d’eau et le regarda disparaître sans laisser une goutte. Le revêtement devait empêcher les frottements.

Faudra penser à le dire à Bury, pensa-t-il. Il y avait des bases, sur certaines lunes sans air, et des mondes où l’eau, ou l’énergie nécessaire à son recyclage, était rare. Demain. Ce soir, il avait trop sommeil.


Sur Levant, la journée durait 28 heures et 40,2 minutes. Bury s’était assez bien adapté au jour standard du Mac-Arthur, mais il est toujours plus facile de s’habituer à une durée plus longue qu’à une plus courte.

Il patienta tandis que Fyunch (clic) envoyait leur brun chercher du café. Cela en faisait une mademoiselle Nabil… Bury se demandait si elle avait tous les dons de son serviteur humain. Il avait déjà sérieusement sous-estimé la puissance des bruns-et-blancs. Apparemment, son Granéen pouvait réquisitionner tous les véhicules d’alpha du Grain, qu’ils existent déjà ou non. Mais pourtant il n’était que l’agent d’un autre que Bury n’avait jamais rencontré. La situation était complexe.

Le brun revint avec du café et un broc de quelque chose de marron pâle qui ne fumait pas. « Toxique ? Très probablement, dit son Fyunch (clic). Les polluants pourraient vous intoxiquer, ou bien les bactéries. C’est de l’eau. Du dehors. »

Il n’était pas dans les habitudes de Bury d’aller trop vite en affaire. Un businessman trop impatient, pensait-il, serait facilement dupé. Il n’avait pas conscience des milliers d’années de tradition qui étayaient son opinion. Ainsi, son petit ami granéen et lui discutèrent de maintes choses… « “De chaussures, de navires, et de cire à cacheter, de choux et de rois” », cita-t-il. Il expliqua la signification de chaque mot, à l’intérêt évident de son Granéen. Ce dernier était particulièrement avide de connaître les diverses formes humaines de gouvernement.

« Mais je ne crois pas que je devrais lire ce Lewis Carroll, dit-il, avant d’en savoir beaucoup plus sur la culture humaine. »

Bury en vint enfin à soulever le sujet des articles de luxe.

« Le luxe. Oui, je suis d’accord sur le principe, dit son Granéen. Si cela voyage bien, cela pourra se rentabiliser simplement par la réduction des coûts de carburant. Cela doit rester exact même en employant votre propulsion d’Eddie le Fou. Mais en pratique, il existe des restrictions entre nous. »

Bury en avait déjà quelques-unes en tête. Il dit : « Parlez-m’en.

— Le café. Le thé. Les vins. Nous supposons que vous traitez aussi le vin ?

— Celui-ci est interdit par ma religion. » Bury s’occupait indirectement du transfert de ces boissons de planète en planète, mais il ne pouvait pas croire que les Granéens souhaiteraient faire le commerce du vin.

« Peu importe. Nous ne supporterions pas l’alcool et nous n’apprécions pas le goût du café. Cela s’applique probablement à vos autres produits alimentaires de luxe, mais on pourra toujours les essayer.

— Mais, vous-mêmes, vous ne pratiquez pas le commerce des articles de luxe ?

— Non. Celui du pouvoir sur les gens. Celui de la sécurité et de la durabilité des coutumes et des dynasties… comme d’habitude, je parle au nom des donneurs d’ordres. Nous nous occupons de cela, à leur profit, mais nous pratiquons aussi la diplomatie : nous échangeons les biens et les objets nécessaires et durables, les spécialités. Que pensez-vous de nos œuvres d’art ?

— Elles se vendraient à bon prix, tant qu’elles ne seraient pas répandues. Mais je pense que nos échanges porteront plus sur les idées, les conceptions.

— Ah ?

— Les toilettes sans frottement et le principe qui les régit. Divers supraconducteurs, que vous fabriquez plus efficacement que nous. Nous en avons trouvé un échantillon sur un astéroïde. Pourriez-vous le reproduire ?

— Je suis sûr que les bruns trouveront un moyen de le faire. » Le Granéen écarta la difficulté d’un geste. « De ce côté-là il n’y aura aucun problème. Vous-même avez beaucoup à offrir : du terrain, par exemple. Nous voudrons vous en acheter pour nos ambassades. »

Cela sera probablement fourni gratuitement, pensa Bury. Mais, pour cette race, la terre n’aurait littéralement pas de prix. Sans les humains, ils n’en auraient jamais plus que ce dont ils disposaient déjà. Ils voudraient des terrains pour y installer des colonies. Leur monde était surpeuplé. Lors de leur mise en orbite, Bury avait vu les lumières des villes, une poussière de lueurs entourant les sombres océans. « De la terre, acquiesça-t-il. Et des semences. Il en existe qui poussent sous des soleils comme le vôtre. Nous savons que certains végétaux seront comestibles pour vous. Peut-être se développeront-ils ici, mieux que les vôtres ? On ne pourrait jamais transporter de la nourriture en vrac en en tirant un profit, mais des graines oui.

— Il se peut que, vous aussi, vous ayez des idées à nous vendre.

— Je ne sais pas. Votre capacité d’invention est énorme et admirable. »

Le Granéen fit un geste de modestie. « Je vous remercie. Mais nous n’avons pas encore fabriqué tout ce qui pourrait l’être. Par exemple, le générateur de champ de force qui protège…

— Si l’on devait me fusiller, vous perdriez le seul Marchand de ce système stellaire.

— Allah… Pardon, ce que je voulais savoir, c’était si vos autorités sont réellement déterminées à garder leurs secrets ?

— Peut-être changeront-elles d’avis quand elles vous connaîtront mieux. De toute façon, je ne suis pas physicien, dit doucement Bury.

— Ah. Bury, nous n’avons pas épuisé le sujet de l’art. Nos artistes ont les mains libres, un accès permanent aux matériaux et très peu de contraintes. En principe, l’échange d’art entre le Grain et l’Empire faciliterait la communication. Nous n’avons encore jamais essayé d’orienter nos arts vers un esprit étranger.

— Les livres et bandes magnétiques pédagogiques du docteur Hardy sont pleins de telles œuvres.

— Nous devrons les étudier. » Le Granéen but à petites gorgées son eau sale, d’un air méditatif. « Nous parlions de café et de vins. Parmi vos scientifiques et vos officiers, mes associés ont remarqué – comment dire ? – une forte tendance à faire du vin, une culture.

— Oui. Les lieux d’origine, les millésimes, les étiquettes, la façon de voyager en apesanteur, quels vins vont avec quels plats. » Bury grimaça. « J’ai écouté, mais j’ignore tout de cela. Je trouve ennuyeux et cher que certains de mes astronefs doivent rester en accélération constante à seule fin de protéger les bouteilles de vin de leurs propres sédiments. Pourquoi ne les centrifugerait-on pas à l’arrivée ?

— Et le café ? Ils en boivent tous. Le café varie selon sa génétique, le sol et le climat dans lesquels il pousse, la méthode de torréfaction. Je sais qu’il en est ainsi. J’ai vu vos réserves.

— J’ai un choix bien plus étendu à bord du Mac-Arthur. Oui… et il existe aussi des variétés différentes de consommateurs. À cause de divergences culturelles. Sur un monde d’origine américaine, tel que Tablat, on ne toucherait pas au breuvage huileux que l’on préfère sur le Néo-Paris et on trouve celui de Levant trop doux et trop musclé.

— Ah ?

— Avez-vous entendu parler du Jamaica Blue Mountain ? Il pousse sur la Terre elle-même, sur une grande île qui n’a jamais été bombardée. On en a arraché les souches mutantes au cours des siècles qui ont suivi la chute du Condominium. On ne peut pas en acheter. Des astronefs militaires le transportent directement au palais impérial, sur Sparta.

— Ce café a-t-il bon goût ?

— Comme je vous l’ai dit, il est réservé à la Cour… » Bury hésita. « Très bien. Vous me connaissez assez bien. Écoutez, je ne voudrais plus en payer le prix, mais je ne le regrette pas.

— La Flotte vous méjuge parce que vous manquez de savoir en matière de vin. » Le Granéen de Bury n’avait pas l’air de plaisanter. Son expression affable était celle d’un Marchand : elle copiait celle de Bury. « Très étourdi de leur part, d’ailleurs. S’ils savaient combien il y a à apprendre sur le café…

— Qu’êtes-vous en train de suggérer ?

— Vous avez des réserves, à bord. Enseignez-leur l’art du café. Utilisez vos propres stocks à cette fin.

— Mais, parmi les officiers d’un vaisseau de guerre, ils ne dureraient pas même une semaine !

— Vous leur montreriez ainsi une similarité entre votre culture et la leur. Ou bien cette idée vous déplaît-elle ? Non, Bury, je ne lis pas vos pensées. Vous n’aimez pas la Flotte. Vous avez tendance à exagérer les différences qui vous en séparent. Peut-être pensent-ils la même chose ?

Je ne lis pas vos pensées. Bury réprima la colère qui montait en lui… et, à cet instant, il comprit. Il sut pourquoi l’extra-terrestre ne cessait de répéter cette phrase. C’était pour le déséquilibrer. Au cours d’une situation de négociation commerciale.

Bury sourit largement. « Une semaine de bonne volonté. Bien, j’essaierai d’appliquer votre conseil quand nous serons de nouveau sur orbite et que je dînerai à bord du Mac-Arthur. Allah sait qu’ils ont beaucoup à apprendre sur le café. Peut-être même pourrais-je leur montrer comment utiliser correctement leurs percolateurs. »

28. Café Cancan

Rod et Sally étaient assis, seuls, dans la cabine de veille du capitaine. Les écrans vidéo étaient éteints et, au-dessus du bureau de Rod, le panneau d’alerte était entièrement vert. Rod étira ses longues jambes et but une gorgée de son verre. « Vous savez, c’est à peu près la première fois que nous faisons quelque chose ensemble depuis la Néo-Calédonie. C’est sympathique. »

Sally ébaucha un sourire. « Mais nous n’avons que peu de temps – les Granéens s’attendent que nous revenions et j’ai des rapports à dicter… Combien de temps pouvons-nous encore passer dans le système du Grain, Rod ? »

Blaine haussa les épaules. « Ça dépend de l’amiral. Le vice-roi veut que nous rentrions le plus tôt possible mais le docteur Horvath veut en apprendre davantage. Moi aussi. Sally, nous n’avons toujours rien de significatif à rapporter ! Nous ne savons pas si les Granéens constituent ou non une menace pour l’Empire.

— Rod Blaine, voulez-vous cesser de vous conduire comme un officier rigide et être vous-même ? Il n’y a pas le commencement d’une preuve de l’hostilité de ces gens. Nous n’avons pas vu la moindre trace d’armement, ou de guerre, ou de quoi que ce soit du même genre…

— Je sais, dit amèrement Rod. Et cela m’inquiète. Sally, avez-vous déjà entendu parler d’une civilisation humaine qui n’ait pas d’armée ?

— Non, mais les Granéens ne sont pas humains.

— Les fourmis non plus et, pourtant, elles ont des soldats… Peut-être avez-vous raison, Kutuzov déteint sur moi. Ce qui me fait penser à vous dire qu’il veut des rapports plus fréquents. Vous savez que la moindre miette d’information est transmise au Lénine dans l’heure qui suit sa collecte ? Nous avons même envoyé des échantillons de produits granéens et certains des équipements sur lesquels les minigénies ont travaillé… »

Sally éclata de rire. Rod eut l’air de souffrir, puis se joignit à elle. « Je suis désolée, Rod. Je sais qu’il a dû être douloureux de dire au Tsar que vous aviez des elfes à bord de votre vaisseau – mais c’est d’un drôle !

— Oui. Très… Enfin, bref, nous expédions tout ce que nous pouvons au Lénine. Vous croyez que, moi, je suis paranoïaque ? Kutuzov fait tout examiner, dans le vide, puis il fait tout sceller dans des conteneurs emplis de gaz de combat, qu’il entrepose hors de son astronef ! Je crois qu’il a peur d’être contaminé. » L’intercom sonna. « Oh, mince. » Rod se tourna vers l’écran. « Ici, le capitaine.

— Le père Hardy voudrait vous voir, commandant, annonça la sentinelle. En compagnie des scientifiques et de l’officier de navigation Renner. »

Rod soupira et lança un regard d’impuissance à Sally. « Faites-les entrer. Ainsi que mon steward. J’imagine qu’ils voudront tous prendre un verre. »

En effet, ils le voulaient. Quand tout le monde se fut assis, la cabine était pleine. Rod accueillit le personnel de l’expédition du Grain, puis prit une liasse de papiers sur son bureau. « Première question : avez-vous besoin de matelots ? Si j’ai bien compris ils n’ont rien à faire.

— Eh bien, il n’y a aucun mal à ce qu’ils soient là, dit le docteur Horvath. Mais ils prennent des places que le personnel scientifique pourrait utiliser.

— En un mot, c’est non, dit Rod. Bien. Je vous laisse décider par qui vous allez les remplacer, docteur. Ensuite : avez-vous besoin de Marines ?

— Oh, non ! » protesta Sally. Elle jeta un rapide coup d’œil à Horvath qui hocha la tête. « Capitaine, les Granéens sont si loin d’être hostiles qu’ils nous ont construit un château. Il est magnifique ! Pourquoi ne pouvez-vous pas descendre le voir ? »

Rod eut un rire amer. « Ordre de l’amiral. Et, pour les mêmes raisons, je ne peux autoriser aucun de ceux de mes officiers qui savent comment construire un champ Langston à quitter le vaisseau. » Il se rassura lui-même en hochant la tête. « L’amiral et moi sommes d’accord sur un point : si vous avez besoin d’aide, deux Marines ne serviront à rien – et donner aux Granéens l’occasion d’essayer le truc du Fyunch (clic) sur deux soldats ne nous semble pas une bonne idée. Ce qui amène le sujet suivant : docteur Horvath, monsieur Renner vous donne-t-il satisfaction ? Peut-être devrais-je lui demander de quitter la pièce pendant que vous répondrez ?

— Pas du tout. L’aide de monsieur Renner a été précieuse. Au fait, commandant, la restriction que vous venez d’énoncer s’applique-t-elle à mon personnel ? M’est-il interdit d’emmener, disons, un physicien, sur alpha du Grain ?

— Oui.

— Mais le docteur Buckman compte y aller. Les Granéens étudient l’Œil de Murcheson et le Sac à Charbon depuis très longtemps… depuis quand, monsieur Potter ? »

L’enseigne remua nerveusement sur sa chaise avant de répondre. « Des milliers d’années, dit-il finalement. Mais…

— Mais quoi donc, lieutenant ? » insista Rod. Potter était un peu timide et il allait devoir surmonter cela. « Parlez.

— Oui, commandant. Il y a des lacunes dans leurs observations, cap’taine. Les Granéens n’en ont jamais parlé, mais le docteur Buckman dit que c’est évident. J’aurais pensé que, parfois, ils perdaient leur intérêt pour l’astronomie. Mais le docteur Buckman ne le comprend pas.

— Peu étonnant, dit Rod en riant. Quelle importance réelle ces travaux peuvent-ils avoir, Potter ?

— Pour l’astrophysique, ce serait énorme, cap’taine. Ils observent le passage du supergéant rouge à travers le Sac à Charbon depuis le début de leur histoire. Cette étoile va devenir une supernova, puis un trou noir – et les Granéens affirment savoir quand. »

L’enseigne Whitbread éclata de rire. Tout le monde se retourna pour le fusiller du regard. Il réussit tout juste à se contenir. « Désolé, cap’taine – mais j’étais présent quand Gavin a raconté cela à Buckman. Il parait que l’Œil explosera en l’an 2 774 020 après J.-C., le 27 avril, entre quatre heures et quatre heures trente du matin. J’ai cru que le docteur Buckman allait s’étrangler. Puis il a commençé à tout vérifier. Ça lui a pris trente heures… »

Sally gloussa de joie. « Et il a presque tué sa Fyunch (clic) au travail, ajouta-t-elle. Quand la sienne s’est écroulée, il a fait traduire les données par la Granéenne du docteur Horvath.

— Oui, mais il a découvert qu’ils avaient raison », leur dit Withbread. L’enseigne se racla la gorge et imita la voix sèche de Buckman. « Drôlement précis, monsieur Potter. Et j’ai les maths et les observations pour le prouver.

— Vous êtes en train d’acquérir un talent d’acteur, Whitbread, dit le commandant Cargill. Dommage que votre astrogation ne s’améliore pas de la même manière. Capitaine, il me semble que le docteur Buckman a tout ce qu’il veut, sur place. Il n’y a aucune raison pour qu’il aille sur la planète granéenne.

— D’accord. Docteur Horvath, la réponse est non. D’ailleurs… voulez-vous réellement rester coincé avec Buckman une semaine entière ? » demanda Rod en ajoutant aussitôt : « Pas la peine de répondre. Qui emmenez-vous ? »

Horvath réfléchit un instant. « De Vandalia, je suppose.

— Oh oui, dit rapidement Sally. Nous avons besoin d’un géologue. J’ai essayé de creuser pour prélever des échantillons de roche mais je n’ai rien appris sur la composition d’alpha du Grain. Il n’y a que des ruines construites sur d’autres ruines plus anciennes.

— Voulez-vous dire qu’il n’y a pas de rochers ? demanda Cargill.

— Si, commandant, répondit Sally. Des granités, des laves, des basaltes, mais ils ne se trouvent pas là où la planète les avait placés. Ils ont tous été utilisés, pour des murs, des tuiles, des toits. J’ai bien trouvé des carottes minières dans un musée mais je n’en ai rien tiré.

— Attendez, dit Rod. Vous voulez dire que, quel que soit l’endroit où vous creusiez, vous trouvez ce qui reste d’une cité ? Même dans les champs ?

— Eh bien, en fait, je n’ai pas eu le temps de fouiller souvent le sol, mais, partout où je l’ai fait, il y avait quelque chose en dessous, je ne savais jamais quand m’arrêter ! Capitaine, il y avait une ville ressemblant au New York de l’an 2000 après J.-C. sous un groupe de huttes en boue qui n’étaient même pas dotées de sanitaires. Je pense qu’une de leur civilisation s’est effondrée, il y a peut-être deux millénaires.

— Ce qui expliquerait l’arrêt des observations astronomiques, dit Rod. Mais ils sont trop intelligents pour cela. Pourquoi laisseraient-ils une culture s’écrouler ? » Il regarda Horvath qui haussa les épaules.

« J’ai une idée, dit Sally. Les polluants trouvés dans l’air. Sous le Condominium, n’y avait-il pas, sur Terre, un problème dû à la pollution créée par les moteurs à combustion interne ? Imaginez que la civilisation granéenne ait été basée sur les combustibles fossiles et qu’elle soit venue à en manquer. Ne se serait-elle pas vue reléguée à l’âge de fer, le temps que la fusion et la physique des plasmas soient redécouvertes ? Ils donnent l’impression d’être à court de minerais radioactifs. »

Rod haussa à son tour les épaules. « Bien, Ainsi un géologue pourra être utile – et il a bien plus besoin d’aller sur place que le docteur Buckman. C’est donc réglé, docteur Horvath ? »

Le ministre de la Science hocha la tête d’un air amer. « Oui. Mais je n’aime toujours pas que la Flotte se mêle de nos travaux. Hardy, dites-lui. Cela doit cesser. »

L’aumônier eut l’air surpris. Il était resté assis au fond de la pièce, ne disant mot mais écoutant avec attention. « Eh bien, Antoine, il me faut bien admettre que le géologue sera plus utile que l’astrophysicien. Et… capitaine, je me trouve dans une position singulière. En tant que scientifique, je ne peux approuver toutes les restrictions qui régissent nos contacts avec les Granéens. En tant que représentant de l’Église, j’ai une tâche impossible. Et comme officier de F.S.E… il me semble devoir être d’accord avec l’amiral. »

Tout le monde se tourna, très surpris, vers le corpulent aumônier. « Je suis vivement étonné, docteur Hardy, fit Horvath. Avez-vous constaté la moindre trace d’activité belliqueuse sur alpha du Grain ? »

Hardy joignit méticuleusement les mains et parla par-dessus ses doigts. « Non. Et c’est cela, Antoine, qui m’inquiète. Nous savons que les Granéens ont subi des guerres : la classe des médiateurs est apparue, probablement à dessein, pour y mettre fin. Je ne pense pas que cette caste y réussit toujours. Alors pourquoi les Granéens nous cachent-ils leurs armes ? Pour la même raison que nous refusons de montrer les nôtres, serait la réponse évidente. Mais regardez : nous ne dissimulons pas le fait que nous avons un armement ou même la nature générale de celui-ci. Pourquoi le font-ils, eux ?

— Ils en ont sans doute honte », répondit Sally. Le regard de Rod la fit ciller. « Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai voulu dire… mais ils sont tout de même civilisés depuis plus longtemps que nous. Peut-être sont-ils gênés par leur passé de violence.

— Peut-être », admit Hardy. Il huma son cognac d’un air réfléchi. « Ou peut-être pas, Sally. J’ai l’impression que les Granéens cachent une chose importante – et en plein sous nos yeux, si j’ose dire. »

Il y eut un long silence. Horvath renifla de façon sonore. Enfin, il dit : « Comment donc le feraient-ils, docteur Hardy ? Leur action gouvernementale consiste en des négociations informelles entre les représentants des donneurs d’ordres. Toutes les villes ont l’air d’être autonomes. Alpha du Grain a tout juste ce qui serait un gouvernement et vous voudriez qu’elle conspire contre nous ? Cela n’est pas très raisonnable. »

Hardy haussa de nouveau les épaules. « D’après ce que nous avons vu, docteur Horvath, vous avez certainement raison. Et pourtant, je ne peux me libérer de l’impression qu’ils nous cachent quelque chose.

— Ils nous ont tout montré, insista Horvath. Même les foyers des maîtres, là où normalement aucun visiteur ne va.

— Sally y arrivait justement quand vous êtes entrés, dit rapidement Rod. Cela me fascine… Comment la classe des notables granéens vit-elle ? Comme l’aristocratie impériale ?

— C’est plus exact que vous ne le pensez », intervint Horvath. Ses deux Martini secs l’avaient considérablement adouci. « Il existe de nombreuses analogies – bien que les Granéens aient une conception du luxe complètement différente de la nôtre. Pourtant, il y a des parallèles : les terres, les domestiques, ce genre de choses. » Horvath prit un autre verre et s’anima en entrant dans le vif du sujet.

« En fait, nous avons visité les maisons de deux maîtres. L’un résidait dans un gratte-ciel voisin du Château. Il semblait contrôler tout l’immeuble : les magasins, l’industrie légère, des centaines de bruns, de rouges et de travailleurs et… des douzaines d’autres castes. L’autre, pourtant agriculteur, était tout à fait comme un petit baron. Le personnel habitait de longues rangées de maisons entre lesquelles se trouvaient les champs. Le “baron” vivait au centre de tout cela. »

Rod songea au foyer de sa propre famille. « Le manoir de Crucis était jadis entouré de villages et de champs – mais, bien sûr, toutes les petites agglomérations furent fortifiées après les guerres de Sécession. Le manoir aussi, d’ailleurs.

— C’est étrange que vous disiez ça, médita Horvath. La “baronnie” avait, elle aussi, un petit air carré et renforcé. Avec un grand atrium au centre. Et, en fait, aucun des gratte-ciels résidentiels n’avait de fenêtres aux étages les plus bas, mais tous étaient dotés de grands jardins, sur le toit. Tout à fait autarcique. Ça donnait un air très militaire. Mais, évidemment, il n’est pas utile de transmettre cette impression à l’amiral, n’est-ce pas ? Il serait persuadé que nous avons découvert des tendances militaristes.

— Se tromperait-il vraiment ? demanda Jack Cargill. D’après ce que nous avons entendu, chacun de ces donneurs d’ordres possède une forteresse autosuffisante. Avec des jardins suspendus. Des minigénies pour réparer les machines. Dommage que nous ne puissions pas en apprivoiser quelques-uns pour aider Sinclair. » Cargill nota le regard noir de son capitaine et ajouta précipitamment : « Bref, l’exploitant agricole se tirerait peut-être mieux d’un combat, mais les deux résidences citées ont l’apparence de fortins. Ainsi que tous les autres palais que l’on m’a décrits. »

Le docteur Horvath avait lutté pour rester calme tandis que Sally Fowler tentait sans succès de cacher son amusement. Pour finir, elle rit. « Commandant Cargill, les Granéens possèdent l’énergie de fusion et les transports spatiaux depuis des siècles. Si leurs immeubles ont toujours l’air fortifié, ce doit être par tradition. Cela ne peut pas avoir d’utilité pratique ! C’est vous, l’expert militaire. Comment le fait de construire votre maison de cette façon vous aiderait-il à affronter les armes modernes ? »

Cargill fut réduit au silence mais pas convaincu.

« Vous nous dites qu’ils tentent de rendre leurs constructions autonomes, dit Rod. Même dans les villes. Mais c’est idiot. Il leur faudrait quand même faire venir l’eau d’ailleurs.

— Il a beaucoup plu, dit Renner. Trois jours sur six. »

Rod se tourna vers l’officier d’astrogation. Parlait-il sérieusement ?

« Saviez-vous qu’il y avait des Granéens gauchers ? continua Renner. Tout est inversé. Deux mains gauches à six doigts, un bras droit massif et le renflement du crâne à droite.

— Il a fallu une demi-heure pour que je le remarque, dit Whitbread en riant. Le nouveau se comportait exactement comme l’ancien Granéen de Jackson. On avait dû le prévenir.

— Gaucher, dit Rod. Pourquoi pas ? » Au moins avaient-ils changé de sujet. Les stewards apportèrent le déjeuner et tout le monde s’y mit. Quand ils eurent fini, il était temps de partir pour alpha du Grain.

« J’ai un mot à vous dire, Renner », dit Rod au moment où l’astrogateur partait. Il attendit que tous les autres sauf Cargill s’en soient allés. « J’ai besoin d’un officier, là en bas, et vous êtes le seul que je puisse déléguer qui cadre avec les restrictions de l’amiral. Bien que vous n’ayez pas d’autre arme que votre pistolet et pas de Marines, vous partez en expédition militaire et si l’on en venait là, vous commanderiez.

— Oui, commandant », dit Renner. Il était perplexe.

« Si vous deviez tirer sur un homme ou un Granéen, le pourriez-vous ?

— Oui, commandant.

— Vous avez répondu bien vite, Renner.

— Mais j’y ai réfléchi très longuement, il y a quelque temps, quand j’ai su que j’allais entrer dans la Flotte. Si j’avais décidé que j’étais incapable de tuer, il m’aurait fallu faire en sorte que le capitaine le sache bien. »

Blaine hocha la tête. « Autre question : êtes-vous capable de reconnaître le besoin d’une action militaire à temps pour faire quelque chose ? Même si cela est sans espoir ?

— Je le pense. Commandant, puis-je soulever un autre sujet ? J’ai envie de redescendre sur la planète, mais…

— Crachez votre morceau, Renner.

— Commandant, votre Fyunch (clic) est devenue folle.

— J’en suis pleinement conscient, dit froidement Blaine.

— Je pense que le Fyunch (clic) hypothétique du Tsar le deviendrait bien plus rapidement. Ce dont vous avez besoin, c’est de l’officier du bord qui ait le moins de penchant possible envers la manière militaire de penser.

— Allez embarquer, Renner. Et bonne chance.

— À vos ordres, commandant. » En quittant la cabine, Renner ne fit aucun effort pour dissimuler son sourire tordu.

« Il fera l’affaire, commandant, dit Cargill.

— Je l’espère. Jack, pensez-vous que ce soient nos manières militaires qui aient rendu folle ma Granéenne ?

— Non. » Cargill semblait persuadé.

« Alors quoi ?

— Commandant, je l’ignore. Je ne sais pas grand-chose sur ces petits monstres aux yeux bridés. Mais il y a un fait dont je suis sûr. Ils sont en train d’en apprendre plus sur nous, que nous sur eux.

— Allons donc. Ils emmènent nos gens partout où ils le veulent. Sally dit qu’ils se mettent en quatre – ce qui, pour eux, n’est pas si difficile – mais, en tout cas, elle dit qu’ils sont très coopératifs. Ils ne cachent rien. Vous avez toujours eu peur des Granéens, n’est-ce pas ? Vous savez pourquoi ?

— Non, commandant. » Cargill examina attentivement Blaine et décida que son patron ne l’accusait pas d’avoir la frousse. « Mais tout cela me met mal à l’aise. » Il jeta un coup d’œil à son ordinateur de poche pour y lire l’heure. « Je dois y aller, cap’taine. Je suis censé aider Bury dans cette affaire de café.

— Bury… Jack, je voulais vous parler de lui. Son Granéen vit maintenant à bord du vaisseau-ambassade. Bury a emménagé dans l’aviso. De quoi discutent-ils ?

— Mais… ils devraient négocier des marchés commerciaux…

— Bien sûr, mais Bury en sait beaucoup sur l’Empire. L’économie, l’industrie, l’importance de la Flotte, combien de rebelles nous affrontons, tout ce que vous voudrez, il le sait probablement. »

Cargill sourit. « Il ne dit pas à sa main gauche ce qu’il a dans la droite, cap’taine. Que voulez-vous qu’il donne gratuitement aux Granéens ? De toute manière, je me suis en quelque sorte assuré qu’il ne dirait rien que vous n’approuveriez pas.

— Et comment donc avez-vous procédé ?

— Je lui ai dit que nous avions mis des micros dans chaque millimètre cube de l’aviso, commandant. » Le sourire de Cargill s’élargit. « Oh, bien sûr, il sait que nous ne pouvons pas tous les écouter en même temps, mais… »

Rod rendit son sourire à Jack. « Cela devrait suffire. Bien, vous devriez aller rejoindre le Café Cancan. Vous êtes sûr que cela ne vous ennuie pas de les aider ?

— Mais, commandant, l’idée est de moi. Si Bury peut montrer aux cuistots comment préparer un meilleur café lors du passage aux postes de combat, je changerai peut-être d’avis à son sujet. Au fait pourquoi, au juste, le retient-on prisonnier ici ?

— Prisonnier ? Commandant Cargill…

— Capitaine, tout l’équipage sait qu’il y a quelque chose de bizarre dans le fait que cet homme soit à bord. Le bruit court qu’il est impliqué dans la révolte de Néo-Chicago et que vous le retenez pour le compte de l’amirauté. C’est à peu près cela, non ?

— Quelqu’un parle trop, Jack. Mais, quoi qu’il en soit, je ne peux rien dire.

— Sûr. Vous avez vos consignes, patron. Mais je remarque que vous ne tentez pas de nier. Enfin, c’est logique. Votre père est plus riche que Bury. Je me demande combien de membres de la Flotte seraient à vendre ? Cela m’effraie, d’avoir ici un gars qui pourrait acheter une planète entière. »

Cargill fila rapidement dans la coursive vers la cambuse principale.


La veille, au cours du dîner, la conversation avait dévié, on ne sait pourquoi, vers le sujet du café. Bury était sorti de son habituelle réserve un peu lasse pour parler longuement. Il leur avait parlé de l’historique mélange Mocha-Java que l’on cultivait encore dans des endroits comme Makassar et de l’heureuse combinaison entre le Java pur et le grua distillé sur le monde du Prince Samuel. Il connaissait aussi l’histoire du Jamaica Blue Mountain, avait-il dit, mais non son goût. Comme on terminait le dessert, il avait suggéré que l’on passe à une dégustation de café analogue à celles que l’on aurait pu faire des vins.

Cela avait apporté une excellente touche finale à un excellent dîner : Bury et Nabil se mouvant comme des magiciens parmi des filtres coniques, des pots d’eau bouillante et des étiquettes écrites à la main. Cela amusait tous les hôtes et faisait de Bury un homme différent, dont il avait, jusque-là, été difficile de penser qu’il pût être fin connaisseur en quoi que ce soit.

« Mais le grand secret est de garder tout le matériel très propre, avait-il dit. Les dépôts des cafés de la veille s’accumulent dans les ustensiles. Surtout dans les percolateurs. »

Cela s’était terminé par la proposition qu’avait émise Bury d’inspecter le lendemain toutes les installations productrices de café du Mac-Arthur. Cargill, qui trouvait le café aussi vital pour un astronef que ses torpilles, accepta avec joie. Et maintenant il regardait le marchand barbu examiner un grand percolateur et en tirer délicatement une tasse.

« La machine est bien entretenue, dit Bury. Très bien. Absolument propre. Et le breuvage n’est pas réchauffé trop souvent. Pour un café banal, celui-ci est excellent, commandant. »

Intrigué, Jack Cargill se versa un café et y goûta. « Mais c’est bien meilleur que ce que l’on sert à la salle à manger ! »

Il y eut des coups d’œil obliques parmi les cuisiniers. Cargill s’en aperçut. Puis il vit aussi autre chose. Il passa un doigt le long du côté du percolateur et en ramena une tache brune et huileuse.

Bury copia son geste, renifla son doigt et y porta le bout de la langue. Cargill goûta l’huile qui lui collait à la main. Cela ressemblait à tous les mauvais cafés qu’il avait avalés jusqu’alors par peur de s’endormir lors d’une garde. Il regarda de nouveau le percolateur et en particulier le robinet.

« Les minis ! gronda-t-il. Démontez-moi cette saleté de machine. »

Ils vidèrent la machine et la désassemblèrent… autant qu’elle le leur permit. Certaines pièces conçues pour qu’on puisse les dévisser étaient maintenant soudées ensemble. Mais le secret du percolateur magique semblait la perméabilité sélective du ballon métallique. Il laissait filtrer les dépôts.

« Ma Compagnie aimerait acheter ce procédé à la Flotte, dit Bury.

— Nous aimerions bien l’avoir à vendre. Bien, Ziffren, depuis combien de temps cela dure-t-il ?

— Hum. » Le sous-officier cuisinier réfléchit. « Je ne sais pas commandant, peut-être deux mois ?

— Est-ce que ça existait déjà avant que nous stérilisions le vaisseau pour tuer les minis ? demanda Cargill.

— Euh… Oui, commandant », dit le cuisinier. Mais il le dit de manière hésitante et Cargill quitta le carré en fronçant les sourcils.

29. Les minigénies

Cargill alla à la cabine de Rod. « Je crois que nous avons de nouveau des lutins à bord. » Il expliqua pourquoi.

« Avez-vous parlé à Sinclair ? demanda Rod. Bon sang, Jack, l’amiral va être furieux. Êtes-vous sûr ?

— Non. Mais j’ai l’intention de découvrir la vérité. Écoutez, je suis absolument certain que nous avons regardé partout quand nous avons nettoyé le vaisseau. Où ont-ils pu se cacher ?

— Inquiétez-vous de cela quand nous les tiendrons. Bon. Emmenez l’ingénieur-chef et revérifiez tout, Jack. Et cette fois faites bien attention.

— À vos ordres, commandant. »

Blaine se tourna vers les écrans vidéo et enfonça violemment des touches. Tout ce que l’on savait des minis apparut. Il n’y en avait pas long.

L’expédition d’alpha du Grain avait vu des milliers de minis partout dans la cité du Château. La Granéenne de Renner les appelait des « minigénies ». Ils servaient d’assistants aux « ouvriers » bruns. Les grands Granéens insistaient sur le fait que leurs petites bêtes n’étaient pas intelligentes, mais héréditairement habiles. Tout comme le reste des Granéens avait un instinct, typique de l’espèce, d’obéir aux castes supérieures. Il fallait les éduquer mais les minigénies adultes s’en chargeaient. Tout comme d’autres classes serviles, ils constituaient une forme de richesse. Le fait de subvenir aux besoins d’un grand nombre de minigénies, d’ouvriers et d’autres races inférieures, donnait la mesure de l’importance du maître. Cette conclusion était émise par Hardy mais n’avait pas été confirmée définitivement.

Une heure s’écoula avant que Cargill n’appelle. « Ça y est, cap’taine, dit tristement le premier lieutenant. L’absorbeur-convertisseur d’air du pont B – vous vous souvenez : ce truc à demi fondu que Sandy avait réparé.

— Oui.

— Eh bien, il n’est plus en saillie dans la coursive. Sandy pense qu’il ne devrait plus pouvoir fonctionner. Il est en train d’approfondir le sujet. Mais moi, ça me suffit. Ils sont revenus.

— Alertez les Marines. Je vais à la passerelle.

— À vos ordres. » Cargill retourna au distributeur d’air. Sinclair en avait ôté le couvercle et bredouillait en examinant les mécanismes.

L’intérieur avait changé. On avait remodelé l’enveloppe externe. Le second filtre, que Sinclair avait installé, avait disparu et celui qui restait était méconnaissable. Une résine très volatile filtrait sur un des côtés vers un sac en plastique rempli de gaz.

« D’accord, grommela Sinclair. Il y a d’autres signes caractéristiques, commandant Cargill. Des pas de vis soudés. Des pièces manquantes. Et tout ce qui s’ensuit.

— Donc, il y a des lutins.

— Oui ». Sinclair hocha la tête. « Nous pensions les avoir tous tués le mois dernier. Mes papiers indiquent qu’on a vérifié cet engin la semaine dernière. Il était encore normal, à l’époque.

— Mais où se sont-ils cachés ? » demanda Cargill. L’ingénieur-chef ne répondit pas. « Que fait-on, Sandy ? »

Sinclair haussa les épaules. « Allons voir sur le pont-hangar. C’est l’endroit le moins utilisé à bord.

— D’accord. » Cargill rappela le capitaine. « Nous allons vérifier le hangar – mais je crains que nous ne connaissions déjà la réponse. Il y a, à bord, des lutins vivants.

— OK, Jack. Allez-y. Je dois prévenir le Lénine. » Rod inspira profondément et agrippa les bras de son fauteuil de commandement comme s’il allait livrer bataille. « Passez-moi l’amiral. »

Les traits rudes de Kutuzov apparurent. Rod l’ensevelit sous un flot de paroles. « J’en ignore le nombre, termina-t-il. Mes officiers cherchent des indications supplémentaires sur les minis. »

Kutuzov hocha la tête. Il y eut un long silence durant lequel les yeux de l’amiral restèrent fixés au-dessus de l’épaule gauche de Rod. « Capitaine, avez-vous suivi mes ordres concernant les communications ? demanda-t-il enfin.

— Oui, amiral. Contrôle constant des émissions entrant et sortant du Mac-Arthur. Il n’y a rien eu.

— En tout cas, que vous ayez détectées, corrigea l’amiral. Nous ne pouvons pas le savoir, mais il est possible que ces créatures aient communiqué avec d’autres Granéens. Si c’est le cas, plus rien n’est secret à bord du Mac-Arthur. Et sinon, capitaine, vous allez ordonner à l’expédition de revenir immédiatement et vous préparer à partir pour la Néo-Calédonie à l’instant où elle sera à bord. Est-ce compris ?

— À vos ordres, amiral, dit Blaine d’un ton sec.

— Vous n’êtes pas d’accord ? »

Rod réfléchit un instant. Il n’avait pas pensé au-delà des hurlements qu’allaient lui adresser Horvath et les autres quand on les préviendrait. Mais, à sa propre surprise, il était de l’avis de Kutuzov. « Si, amiral. Je ne vois pas de meilleure solution. Mais je crois pouvoir exterminer la vermine, amiral.

— Pouvez-vous être sûr d’y réussir, capitaine ? demanda Kutuzov… Moi non plus. Une fois loin de ce système, nous pourrons démonter le Mac-Arthur pièce par pièce sans craindre que les minis émettent des messages. Tant que nous sommes ici, la menace est constante et c’est un risque que je ne suis pas prêt à courir.

— Que dois-je dire aux Granéens ? demanda Rod.

— Vous direz qu’il y a une maladie soudaine à bord de votre vaisseau, capitaine. Et que nous sommes forcés de retourner dans l’Empire. Vous pourrez leur dire que votre commandant l’a ordonné et que vous n’avez pas d’autre raison. Si des explications complémentaires devenaient nécessaires, les Affaires étrangères auront le temps de les préparer. Pour l’instant, les vôtres suffiront.

— Oui, amiral. » L’image de Kutuzov s’évanouit. Rod se tourna vers l’officier de quart. « Crawford, nous rentrons chez nous dans quelques heures. Alertez les chefs de service, puis appelez-moi Renner, sur alpha du Grain. »


Une sonnerie assourdie retentit dans le Château. Renner leva des yeux endormis et vit sa Granéenne devant l’écran vidéo qui se fondait dans l’une des peintures décoratives du mur.

« Le capitaine veut vous parler », dit la Granéenne.

Renner jeta un coup d’œil sur son ordinateur de poche. À bord du Mac-Arthur, il était presque midi, mais dans le Château c’était le milieu de la nuit… Il se leva en vacillant et alla à l’écran. L’expression de Blaine le réveilla totalement. « Oui, patron ?

— Il y a une petite alerte à bord, Renner. Vous allez demander aux Granéens de faire ramener tout notre personnel. Vous compris.

— Capitaine, le docteur Horvath refusera de venir », dit Renner. Son cerveau bouillonnait. Il y avait là quelque chose de très anormal. Si lui s’en apercevait, les Granéens devaient aussi le savoir.

L’image de Rod hocha la tête. « Pourtant, il le devra. Vous vous en occuperez.

— Oui, capitaine. Et les Granéens ?

— Oh, ils peuvent aller avec vous jusqu’à l’aviso, dit Blaine. Ce n’est pas aussi sérieux que cela. Juste une affaire de N.C. »

Il fallut une seconde pour que cela s’inscrive dans les pensées de Renner, qui fut alors pleinement maître de lui-même. Ou du moins espéra l’être. « À vos ordres, cap’taine. Nous arrivons. »

Il alla s’asseoir avec précaution sur le bord de son lit. En enfilant ses bottes, il essaya de réfléchir. Les Granéens ne pouvaient pas connaître les codes de désignation des F.S.E. Mais N.C. voulait dire priorité militaire absolue… et Blaine l’avait prononcé d’un air trop détaché.

OK, pensa-t-il. Les Granéens savent que j’agis. C’est obligatoire. Il y a une alerte là-haut quelque part et je dois tirer les otages de cette planète sans le faire savoir aux Granéens. Ce qui veut dire qu’ils ignorent qu’il y a une alerte. Ce qui est absurde.

« Fyunch (clic), dit sa Granéenne. Qu’y a-t-il ?

— Je ne sais pas », répondit Renner. En toute honnêteté.

« Et vous ne voulez pas le savoir, dit la Granéenne. Vous avez des ennuis ?

— Sais pas, dit Renner. Vous avez entendu le capitaine. Comment dois-je m’y prendre pour rameuter tout le monde en pleine nuit ?

— Vous pouvez me laisser faire », dit la Granéenne de Renner.


En temps normal, le pont-hangar restait sous vide. Les portes étaient si énormes que certaines fuites d’air étaient inévitables. Plus tard, Cargill réglerait la pressurisation du pont, mais, pour l’instant, Sinclair et lui allaient l’inspecter en tenue spatiale.

Tout semblait en ordre, tout à sa place. « Bien, dit Cargill. À quoi toucheriez-vous si vous étiez une Granéenne miniature ?

— Je mettrais les chaloupes à l’extérieur et j’utiliserais ce compartiment comme réservoir de propergol.

— Certains astronefs sont ainsi construits. Mais ce serait un travail un peu lourd pour des minis. » Cargill alla nonchalamment sur les portes du pont-hangar. Il ne savait que chercher et ne sut jamais pourquoi il avait regardé à ses pieds. Il lui fallut un moment pour comprendre que quelque chose n’allait pas.

La fente qui séparait les deux énormes vantaux rectangulaires… … n’était plus là.

Cargill, abasourdi, regarda autour de lui. Il n’y avait rien. Les charnières motrices, pesant plusieurs tonnes chacune, avaient disparu.

« Sandy ?

— Oui.

— Où sont les portes ?

— Mais, vous êtes dessus, espèce de… ce n’est pas possible !

— Ils nous ont emmurés. Pourquoi ? Comment ? Comment ont-ils pu travailler sans atmosphère ? »

Sinclair courut vers le sas pneumatique. Il vérifia les indicateurs du panneau étanche… « Les voyants sont verts, dit Sinclair. Selon eux, tout est normal. Si les minis sont capables de tromper des instruments de mesure, ils auraient pu pressuriser le pont sans qu’on le sache.

— Essayez les portes. » Cargill se suspendit à un des étais rétractables.

« Les cadrans indiquent l’ouverture. Elles s’ouvrent… s’ouvrent toujours… terminé. » Sinclair se retourna. Rien. Une vaste surface de plancher peint en beige, aussi solide que le reste de la coque.

Il entendit Cargill jurer. Il le vit se laisser pendre de l’énorme armature télescopique et tomber sur ce qui avait été un vantail. Il vit Cargill traverser le plancher comme si cela avait été la surface d’une mare.


On dut repêcher Cargill dans le champ Langston. Il était enfoncé jusqu’à la poitrine dans des sables mouvants noirs et sans forme et coulait, les jambes très froides, le cœur battant très lentement. Le champ absorbait tout mouvement.

« J’aurais dû y plonger tête la première », dit-il quand il se réveilla. « C’est ce que disent tous les manuels. Pour endormir mon cerveau avant que mon pouls ne ralentisse. Mais bon Dieu ! Comment y penser ? »

Cargill ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit. Il réussit à s’asseoir « Il n’y a pas de mot, c’était comme un miracle. C’était comme si je marchais sur l’eau et qu’on m’ait retiré mon auréole. Sandy, c’était vraiment le truc le plus incroyable.

— Oui, cela paraissait “légèrement” étrange.

— Je le parierai. Vous avez compris ce qu’ils ont fait, oui ? Ces petits salauds sont en train de modifier le Mac-Arthur ! Les portes sont encore là mais, maintenant, on peut passer au travers. En cas d’urgence, il n’y aurait plus besoin d’évacuer le pont-hangar pour lancer les chaloupes.

— Je vais prévenir le capitaine », dit Sinclair. Il se tourna vers l’intercom.

« Mais où diable se cachent-ils ? » demanda Cargill. Les matelots du service de maintenance, qui l’avaient tiré du bain, le regardaient, les yeux vides. Sinclair aussi. « Où ? Où n’avons-nous pas regardé ? »

Il avait froid aux jambes. Il se massa. Il apercevait l’expression douloureuse de Rod Blaine sur l’écran. Cargill se releva tant bien que mal. Au même instant des sirènes hurlèrent partout à bord.

« ATTENTION – ATTENTION – INTRUS À BORD – TOUT LE PERSONNEL COMBATTANT EN ARMURE DE COMBAT – MARINES AU PONT-HANGAR AVEC ARME INDIVIDUELLE ET ARMURE DE COMBAT. »

« Les canons ! » dit Sinclair. L’image de Blaine s’accommoda sur le premier lieutenant.

« Les canons, cap’taine ! Nous n’avons pas inspecté les canons ! Mince, je suis un imbécile ! Quelqu’un est-il allé voir les tourelles ?

— Ça se peut, acquiesça Sinclair. Commandant, je voudrais que vous envoyiez chercher les furets.

— Trop tard, chef, dit Blaine. Il y a un trou dans leur cage. J’ai déjà demandé.

— Dieu les damne, dit Cargill avec révérence. Que Dieu les damne tous ! » Il se tourna vers les Marines en armes qui envahissaient le pont-hangar. « Suivez-moi. » Il avait fini de traiter les minis comme des animaux de compagnie en fugue, ou comme de la vermine. À partir de cet instant, ils étaient des ennemis embarqués clandestinement.

Ils foncèrent vers la plus proche tourelle. Un matelot interdit sauta à bas de son siège quand le premier lieutenant du capitaine et une escouade de Marines en armure se pressèrent dans son poste de contrôle de tir.

Cargill examina les instruments. Tout paraissait normal. Réellement effrayé, il hésita avant d’ouvrir la trappe d’inspection.

Les lentilles et les bagues de visée de la batterie numéro trois avaient disparu. L’espace interne grouillait de minis. Cargill recula, horrifié et un pinceau de laser éclaboussa son armure. Il jura, prit un bidon de gaz de combat à la ceinture du Marine le plus proche et le plaqua dans l’ouverture. Il n’était pas nécessaire de dégoupiller.

La grenade se mit à chauffer dans sa main. Un rayon laser passa entre elle et la paroi et manqua Cargill. Quand le sifflement mourut, il était entouré d’un brouillard jaune.

L’intérieur de la batterie trois était plein de minis morts et empli d’os. Des squelettes de rats, des morceaux d’équipement électronique, de vieilles bottes – et des lutins morts.

« Ils élevaient des rats, là-dessous, cria Cargill. Ils ont dû croître plus vite que leur troupeau et commencer à se manger les uns les autres…

— Et les autres batteries ? dit Sinclair. Nous ferions bien de nous dépêcher. »

Dans la coursive, il y eut un cri. Le matelot que l’on avait chassé de son poste tomba. Une tache rouge apparut sur sa hanche. « Dans la ventilation », dit-il.

Un caporal des Marines agrippa le treillis métallique obstruant le conduit d’air. De la fumée s’échappa de son armure de combat et il sauta en arrière. « Il m’a eu, bon Dieu ! » Incrédule, il regarda le trou régulier qu’il avait à l’épaule, tandis que trois autres commandos dirigeaient leurs lasers vers la petite silhouette qui disparaissait rapidement. Quelque part dans l’astronef une sirène retentit.

Cargill s’empara d’un micro. « Commandant.

— Je sais, dit rapidement Blaine. Je ne sais pas ce que vous avez fait mais ça les a remués partout à bord. Il y a en ce moment même une douzaine de batailles à l’arme à feu.

— Mon Dieu ! Que faisons-nous, commandant ?

— Envoyez vos troupes à la batterie deux pour la dégager, ordonna Blaine. Ensuite allez au contrôle d’avarie. » Il fit face à un autre écran. « D’autres instructions, amiral ? »

La passerelle bouillonnait d’activité. Un des timoniers, en armure, bondit de son siège et virevolta. « Là-bas ! » cria-t-il. Une sentinelle pointa son arme revue façon lutin, mais en vain.

« Vous ne contrôlez plus votre vaisseau », dit Kutuzov d’un ton sec.

« Non, amiral. » Ce fut la parole la plus difficile que Blaine ait jamais eue à dire.

« DES BLESSÉS DANS LA COURSIVE VINGT », annonça le signaleur de la passerelle.

« Zone scientifique, dit Rod. Envoyez tous les Marines disponibles là-bas pour aider les civils à se mettre en tenue pressurisée. Peut-être pourrons-nous gazer tout le vaisseau…

— Capitaine Blaine. Notre premier devoir est de retourner dans l’Empire avec un maximum d’informations.

— Oui, amiral.

— Ce qui implique que les civils à bord de votre unité ont plus d’importance qu’un simple croiseur de bataille. » Kutuzov était calme, mais les lèvres serrées par le mépris. « Les machines granéennes non encore transférées sur le Lénine sont de priorité inférieure. Par conséquent, capitaine, vous évacuerez tous les civils de votre vaisseau. Je ferai sortir les chaloupes du Lénine de notre champ de protection. Vous enverrez deux officiers sûrs avec vos civils. Ensuite, vous mettrez en sécurité tous les produits granéens que vous trouverez utile de faire parvenir au Lénine. Il vous est permis de reprendre le contrôle de votre unité à condition que cela n’aille pas à rencontre de mes ordres – mais vous agirez vite, capitaine, car au premier signe de quelque transmission que ce soit, émanant de votre astronef autrement que vers moi et à travers un circuit protégé, je ferai sauter le Mac-Arthur. »

Blaine hocha froidement la tête. « À vos ordres, amiral.

— Alors nous nous sommes compris. » L’expression de l’amiral ne varia pas. « Bon voyage, capitaine Blaine.

— Et mon aviso ? demanda Rod. Amiral, il faut que je lui parle…

— C’est moi qui alerterai le personnel de l’aviso, capitaine. Votre vaisseau n’émettra pas !

— À vos ordres, amiral. » Rod jeta un regard circulaire à sa passerelle. Tout le monde s’y affolait. Les Marines avaient dégainé leur arme et l’un des maîtres de timonerie pestait contre un panneau qui s’était effondré.

Bon sang, l’intercom est-il sûr ? se demanda Rod. Il cria des ordres à un agent de liaison et fit signe à trois Marines d’accompagner ce dernier.

« Message de Renner, capitaine, annonça le signaleur.

— N’accusez pas réception, gronda Blaine.

— À vos ordres, ne pas accuser réception. »

La bataille du Mac-Arthur faisait rage.

30. Cauchemar

À bord de l’aviso, il y avait une douzaine d’humains et deux bruns-et-blancs. Les autres Granéens étaient allés directement au vaisseau-ambassade, mais les Fyunch (clic) de Whitbread et de Sally restaient à bord. « Inutile que nous y allions, dit la Granéenne de Jonathan. Nous voyons quotidiennement le preneur de décisions. » Peut-être était-ce tout de même utile. L’aviso était plein à craquer et la navette du Mac-Arthur n’arrivait pas.

« Qu’est-ce qui les retarde ? dit Renner. Lafferty, envoyez un message. » Depuis quelques jours, Lafferty, le pilote de l’aviso, était largement inemployé. Il enclencha le dispositif radio.

« Pas de réponse », dit-il. Il avait l’air intrigué.

« Vous êtes sûr que votre poste fonctionne bien ?

— Il marchait, il y a une heure, dit Lafferty. Ah ! Voilà un appel. Du Lénine, lieutenant. »

Le visage du capitaine Mikhailov apparut sur l’écran. « Veuillez demander aux extra-terrestres de quitter le vaisseau », dit-il.

Les Granéennes semblèrent surprises, amusées et un peu froissées. Elles partirent en jetant un regard en arrière et en posant une question muette. Whitbread haussa les épaules. Staley, non. Quand les Granéennes furent dans le pont-sas étanche, Staley ferma le panneau d’accès derrière elles.

Kutuzov apparut. « Renner, vous allez envoyer tout votre personnel à bord du Lénine. En scaphandre pressurisé. Une de mes chaloupes viendra vous chercher. Les civils traverseront sur un pont de singe et obéiront aux ordres de mon pilote. Ils devront emporter une réserve d’air d’une heure. En attendant, vous ne tenterez pas de communiquer avec le Mac-Arthur. Est-ce compris ? »

Renner hoqueta. « Oui, amiral.

— Vous n’admettrez aucun extra-terrestre à bord jusqu’à nouvel ordre.

— Mais quelle raison dois-je invoquer ?

— Vous leur direz que l’amiral Kutuzov est un crétin paranoïaque, Renner. Maintenant exécutez mes ordres.

— Oui, amiral. » L’écran s’éteignit. Renner était pâle.

« Voilà que lui aussi se met à lire les pensées…

— Kevin, que se passe-t-il ? demanda Sally. On nous réveille au milieu de la nuit, on nous emmène ici… Rod ne veut plus nous répondre, l’amiral veut que nous risquions nos vies et que nous offensions les Granéens. » Elle ressemblait beaucoup à la nièce du sénateur Fowler : une femme impériale qui avait tenté de coopérer avec la Flotte et en avait maintenant assez.

Le docteur Horvath était encore plus indigné. « Je ne prendrai aucunement part à tout cela, monsieur Renner. Je n’ai pas l’intention d’endosser cette combinaison pressurisée.

— Le Lénine approche du Mac-Arthur », dit Whitbread d’un air détaché. Il regardait par un hublot. « L’amiral l’a entouré de chaloupes. Je crois qu’on est en train de faire passer un câble. »

Tout le monde se tourna vers les hublots d’observation. Lafferty mit le télescope de l’aviso au point et envoya l’image captée sur l’écran de la passerelle. Un moment plus tard, des silhouettes en tenue spatiale commencèrent à suivre des câbles vers les chaloupes du Lénine, qui se présentaient tour à tour.

« Ils abandonnent le Mac-Arthur », dit Staley interloqué. Il leva les yeux, son visage anguleux tout froncé. « Une des navettes du Lénine vient vers nous. Mademoiselle, il vous faut vous hâter. Je ne pense pas qu’il nous reste longtemps.

— Je vous ai dit que je n’irais pas », insista Horvath.

Staley porta la main à la crosse de son pistolet. La tension monta.

« Docteur, vous rappelez-vous les ordres que le vice-roi Merrill a donnés à l’amiral Kutuzov ? demanda doucement Renner. Si je me souviens bien, il doit détruire le Mac-Arthur plutôt que de laisser les Granéens obtenir des informations importantes. » La voix de Renner était calme, presque railleuse.

Horvath tenta de parler. Il semblait avoir de la difficulté à contrôler son visage. Enfin, sans un mot, il se dirigea vers l’armoire à équipement pressurisé. Un instant plus tard, Sally le suivit.

Après l’incident du café, Horace Bury avait regagné sa cabine. Il aimait travailler tard la nuit et dormir après le déjeuner et, bien qu’il n’eût actuellement aucune tâche en cours, il conservait son habitude.

Les sirènes du Mac-Arthur le réveillèrent. Quelqu’un envoyait les Marines à leurs uniformes de combat. Il attendit, mais rien ne se passa pendant un long moment. Puis vint la puanteur. Cela l’étouffait. Rien dans sa mémoire n’y ressemblait. Une sorte de suc distillé d’huile minérale et d’odeur corporelle – et cela sentait de plus en plus mauvais.

D’autres sonneries retentirent. « PARÉS À MISE SOUS VIDE – TOUT LE PERSONNEL EN COMBINAISON PRESSURISÉE. TOUT LE PERSONNEL MILITAIRE EN ARMURE DE COMBAT. PARÉS À DÉPRESSURISATION. »

Nabil pleurait de peur. « Imbécile ! Ta combinaison ! » hurla Bury en courant chercher la sienne. Ce ne fut qu’après qu’il eut recommencé à respirer de l’air normal qu’il écouta de nouveau les annonces.

Les voix semblaient anormales. Elles ne sortaient pas des haut-parleurs mais… on criait, dans les coursives. « LES CIVILS AUX POSTES DE SAUVETAGE. TOUT LE PERSONNEL CIVIL DOIT SE PRÉPARER À ABANDONNER LE VAISSEAU. »

Vraiment. Bury en sourit presque. C’était la première fois – était-ce un exercice ? Il y eut encore des bruits confus. Un peloton de Marines en armure de combat, l’arme au poing, passait en courant. Le sourire disparut des lèvres de Bury qui chercha autour de lui lesquels de ses biens il pourrait sauver.

Il entendit d’autres cris. Un officier apparut dans la coursive et commença à hurler d’une voix trop forte. Les civils quitteraient le Mac-Arthur en suivant des câbles. Ils pouvaient emporter un sac chacun, mais aurait besoin de garder une main libre.

Par la barbe du Prophète ! Que se passait-il ? Avaient-ils récupéré le métal doré de l’astéroïde, le supraconducteur de chaleur ? Ils n’avaient sûrement pas pu emporter le précieux percolateur autonettoyant. Que devrait-il tenter de sauver d’une perte irrémédiable ?

La pesanteur régnant dans le vaisseau chuta sensiblement. Les volants d’inertie s’étaient mis en mouvement pour lui ôter sa rotation. Bury s’activa pour rassembler les objets nécessaires à tout voyageur, sans considération de prix. Il pourrait toujours racheter les articles les plus luxueux mais…

Les minis ! Il lui faudrait récupérer la fausse bouteille d’air comprimé qui se trouvait dans le sas D. Et si on le dirigeait vers une autre issue ?

Il boucla rapidement ses bagages. Deux valises, dont une que Nabil porterait. Maintenant qu’il avait des ordres, le domestique se hâtait. On entendit encore des cris confus, à l’extérieur, et plusieurs fois des escouades de matelots ou de Marines passèrent en flottant devant la porte de la cabine. Ils portaient tous des armes et des armures.

Sa combinaison commença à se gonfler. L’astronef dépressurisait. Toute idée d’exercice avait disparu. Certains des équipements scientifiques ne supportaient pas la mise sous vide. Et personne n’était venu à sa chambre vérifier l’état de son équipement de secours. Or, la Flotte ne risquerait pas des vies civiles lors d’une simulation d’état d’urgence.

« À TOUT LE PERSONNEL CIVIL : RENDEZ-VOUS AU SAS PNEUMATIQUE DE BABORD LE PLUS PROCHE », dit une voix au ton froid. Les astronautes des F.S.E. parlaient toujours de cette façon-là quand ils se trouvaient en face d’une crise réelle. Cela suffit à convaincre Bury de l’urgence de la situation. « L’ÉVACUATION DES CIVILS SE FERA UNIQUEMENT PAR LES SAS BÂBORD. SI VOUS HÉSITEZ SUR LA DIRECTION À PRENDRE, RENSEIGNEZ-VOUS AUPRÈS DE N’IMPORTE QUEL OFFICIER OU MATELOT. VEUILLEZ PROCÉDER LENTEMENT. NOUS AVONS LE TEMPS D’EVACUER TOUT LE PERSONNEL. » L’officier flotta devant Bury et emprunta une autre coursive.

Bâbord ? Bien. Nabil avait intelligemment caché la fausse bonbonne dans le sas le plus proche. Loué soit Allah, celui-ci se trouvait du bon côté. Bury fit signe à son domestique et commença à se haler de poignée en poignée le long du mur. Nabil se mouvait avec grâce. Il avait subi un bon entraînement depuis qu’ils étaient confinés là.

Dans la coursive, ils rencontrèrent une foule de gens désorientés. Derrière lui, Bury vit des Marines arriver dans la coursive, se retourner et tirer, dans la direction d’où ils venaient. Quelqu’un répondit à leur feu et le sang jaillit pour former des globules qui restèrent en l’air dans le couloir. L’éclairage faiblit.

Un sous-officier vint vers eux et les pressa. « Allons-y, allons-y, grogna-t-il. Dieu garde les Marines !

— Sur quoi tirent-ils ? demanda Bury.

— Sur des minis, gronda l’astronaute. S’ils prennent cette coursive, partez vite, monsieur Bury. Les petits salopards ont des armes.

— Des lutins ? fit Bury, incrédule. Des lutins ?

— Oui, m’sieur, le vaisseau en est plein. Ils ont remanié les systèmes de ventilation à leur goût… Avancez, s’il vous plaît, monsieur. Je vous en prie. Les commandos ne tiendront pas longtemps. »

Bury se tracta sur une poignée et flotta jusqu’au bout de la coursive où un matelot l’attrapa habilement au vol et lui fit négocier le virage. Des lutins ? Mais on les avait exterminés…

Devant le sas, il y avait foule. Les civils arrivaient sans cesse et les membres non combattants de l’équipage ajoutaient à la cohue. Bury poussa et joua des coudes pour atteindre le compartiment contenant la bouteille d’air comprimé. Ah ! Elle était toujours là. Il saisit le fac-similé et le tendit à Nabil qui le fixa à la combinaison de Bury.

« Cela ne sera pas nécessaire, monsieur », dit un officier. Bury comprit qu’il l’entendait parler par le truchement d’une atmosphère. Ici la pression subsistait. Pourtant ils n’avaient pas franchi de panneau étanche ! Les lutins ! Ils avaient fabriqué cette barrière invisible que le mineur avait à bord de son astronef de recherche ! Il la lui fallait ! « On ne sait jamais », marmonna Bury à l’attention de l’officier. L’homme haussa les épaules et fit entrer deux autres personnes dans le mécanisme de transfert. Puis ce fut au tour de Bury. L’officier des Marines les fit avancer. Le sas se vida. Bury toucha l’épaule de Nabil et tendit le bras. Nabil partit, se halant le long d’un câble vers l’obscurité de l’extérieur. Du noir partout, devant, pas d’étoiles, rien. Qu’y avait-il là-dehors ? Bury se prit à retenir sa respiration. Allah soit béni, je témoigne que Allah est Un… Non ! La fausse bonbonne se trouvait sur son dos, et à l’intérieur : deux minis en animation suspendue. Une richesse encore inconnue ! Une technologie plus avancée que toutes celles de l’Empire ! Un flot infini d’inventions et de conceptions nouvelles l’attendait. Mais… quelle sorte de génie avait-il fait jaillir de sa lampe magique ?

Ils traversèrent l’ouverture très réduite ménagée dans le champ Langston. Dehors il n’y avait que la noirceur de l’espace et une forme encore plus sombre, tout là-bas. D’autres câbles y menaient qui sortaient du bouclier du Mac-Arthur et sur lesquels filait une nuée de minuscules araignées. Derrière Bury, se trouvait une autre silhouette en combinaison et, derrière elle, encore une autre. Nabil et les autres étaient devant lui et… Ses yeux s’ajustaient rapidement à la lumière ambiante. Il apercevait les nuances d’un rouge profond du Sac à charbon. La tache vers laquelle il se dirigeait devait être le champ de force du Lénine. Allait-il devoir traverser ça ? Non, des chaloupes l’entouraient et les araignées spatiales y entraient.

La navette approchait. Bury se retourna pour lancer un dernier regard au Mac-Arthur. Au cours de sa longue vie, il avait fait ses adieux à d’innombrables demeures temporaires : le Mac-Arthur n’avait pas été la plus accueillante. Il eut une pensée pour toute la technologie que l’on allait détruire. Les machines améliorées par les minis, le percolateur magique. Il eut quelques regrets. L’équipage du Mac-Arthur lui était authentiquement reconnaissant de son action en faveur du café. La dégustation offerte aux officiers avait eu du succès. Cela s’était bien passé. Peut-être, à bord du Lénine

Le sas étanche était maintenant minuscule. Une guirlande de réfugiés le suivait le long du câble. Il ne voyait pas l’aviso. Où son Granéen pouvait-il être ? Le reverrait-il jamais ?

Son regard plongeait directement vers la silhouette en combinaison qu’il précédait. Elle ne portait pas de bagages et était en train de doubler Bury car elle avait les deux mains libres. Les projecteurs du Lénine se réfléchissaient sur sa visière. Mais, au moment où Bury la regarda, sa tête obliqua légèrement et l’intérieur du casque fut illuminé.

Bury vit au moins trois paires d’yeux en train de lui retourner son regard. Il aperçut les petits visages.

Par la suite, Bury songea qu’il n’avait jamais agi aussi vite de toute sa vie. Le temps d’un battement de cœur, il resta interdit à observer la créature qui venait sur lui, tandis que ses pensées tourbillonnaient et alors… Les hommes qui entendirent son hurlement dirent que c’était celui d’un fou ou d’un écorché vif.

Alors, Bury projeta sa valise sur la silhouette.

Son prochain cri fut articulé : « Ils sont dedans ! Ils sont là-dedans ! » Il arracha la bouteille d’air comprimé de son dos et la lança.

La combinaison esquiva maladroitement la valise. Deux minis étaient dans les bras à essayer de manœuvrer les doigts… ils perdirent leur appui, tentèrent de rattraper le câble. Le cylindre de métal noir cueillit la combinaison spatiale en pleine verrière et pulvérisa celle-ci.

Alors, l’espace se remplit de petites ombres, battant de leurs six membres dans la fantomatique bouffée d’air qui les portait au loin. Quelque chose d’autre partit avec elles, une chose de la taille d’un ballon de football, une chose que Bury, lui, sut reconnaître.

C’était ainsi qu’ils avaient trompé l’officier du sas : grâce à une tête humaine tranchée.

Bury se retrouva en train de flotter à trois mètres du filin. Il inspira profondément. Bien : il avait lancé la bonne bouteille d’air comprimé. Allah avait eu pitié.

Il attendit qu’une silhouette à forme humaine, sortie du Lénine, vint vers lui grâce à ses propulseurs dorsaux et le prenne en remorque. Son toucher le fit tressaillir. Peut-être l’astronaute se demanda-t-il pourquoi Bury scrutait si intensément sa visière. Peut-être pas.

31. Défaite

Le Mac-Arthur fit un écart soudain. Rod agrippa l’intercom et cria : « Sinclair ! Qu’est-ce que vous faites ? »

La réponse fut tout juste audible. « Ce n’est pas moi. Cap’taine. Je ne contrôle pas du tout les fusées de stabilisation et très peu le reste.

— Oh, bon Dieu ! » dit Blaine. L’image de Sinclair s’évanouit.

D’autres écrans cessèrent de fonctionner. La passerelle ne répondait plus. Rod enclencha les circuits de secours. Rien.

« Ordinateur désactivé, fit Crawford. Je n’ai plus de réponse.

— Essayez par ligne directe. Passez-moi Cargill, dit Rod à son signaleur.

— Je l’ai, cap’taine.

— Jack, comment ça se passe, là-derrière ?

— Mal, patron. Je soutiens un siège. Je n’ai plus de liaisons que par ligne directe – et encore je ne les ai pas toutes. » Le Mac-Arthur fit une nouvelle embardée. « Commandant ! cria Cargill. Le lieutenant Piper fait savoir que les minis se battent entre eux dans la cambuse principale ! Une vraie bataille rangée !

— Grand Dieu ! Combien de ces monstres avons-nous à bord ?

— Je n’en sais rien ! Des centaines, peut-être. Ils ont dû quitter tous les canons de l’astronef et ensuite se répandre partout. Ils sont… » La voix de Cargill fut coupée.

« Jack ! cria Rod. Signaleur, avez-vous une liaison d’urgence qui nous relie au premier lieutenant ? »

Avant que l’adjoint du maître de timonerie ne puisse répondre, Cargill était de nouveau en ligne. « On a eu chaud. Deux minis armés sont sortis de la calculatrice de tir. Nous les avons tués. »

Blaine réfléchit rapidement. Il était en train de perdre ses circuits de commandement et ne savait pas combien d’hommes il lui restait. L’ordinateur était hanté. Si jamais ils redevenaient maîtres à bord, il y aurait de fortes chances pour que le Mac-Arthur ne puisse plus reprendre l’espace. « Vous êtes encore là, Cargill ?

— Oui, commandant.

— Je descends au sas parler à l’amiral. Si je ne vous appelle pas d’ici un quart d’heure, abandonnez le vaisseau. Quinze minutes, Jack. Top départ.

— À vos ordres.

— Vous pouvez commencer à rassembler l’équipage. Mais à bâbord seulement, Jack – du moins si l’orientation ne varie pas. Les officiers de sas ont ordre de refermer les passages à travers le bouclier au fur et à mesure que le Mac-Arthur roule sur lui-même. »

Rod salua son équipe et partit vers les issues extérieures. Les coursives étaient sens dessus dessous. Certaines d’entre elles étaient pleines de brume jaune – les gaz de combat. Blaine avait espéré liquider la menace granéenne grâce à ceux-ci, mais cela n’avait pas suffi, sans qu’il sache pourquoi.

Les Marines avaient abattu un bon nombre de cloisons et s’étaient barricadés derrière les débris. Ils attendaient, l’arme au poing.

« Les civils sont dehors ? demanda Rod à l’officier d’évacuation.

— Oui, commandant. On le pense. J’ai fait ratisser la zone, patron, mais je n’ose pas risquer ça une deuxième fois. Le coin des civils est bourré de minis – comme s’ils y avaient habité.

— C’était peut-être le cas, Piper », dit Blaine. Il alla au sas et s’orienta vers le Lénine. Le laser de communication s’alluma. Blaine se laissa planer dans le vide, essayant de ne pas bouger pour garder le circuit de protection ouvert.

« Votre situation ? » demanda Kutuzov. À contrecœur, sachant ce que cela entraînerait, Rod lui dit tout.

« Action recommandée ? dit sèchement l’amiral.

— Le Mac-Arthur ne pourra peut-être plus jamais naviguer. Je pense que je vais devoir l’abandonner et le saborder dès que je l’aurai ratissé pour secourir les hommes encerclés par les Granéens.

— Et où serez-vous ?

— À la tête de l’équipe de secours, amiral.

— Non. » La voix était calme. « J’accepte vos recommandations, capitaine, mais je vous ordonne de quitter votre astronef. Enregistrez ça sur le journal de bord, commandant Borman, ajouta-t-il en se détournant de l’écran. Vous donnerez l’ordre d’abandonner et de saborder votre unité, vous déléguerez vos pouvoirs à votre second et vous vous rendrez à bord de l’aviso numéro deux du Lénine. Sur-le-champ.

— Amiral. Amiral, je demande l’autorisation de demeurer à bord jusqu’à ce que l’équipage soit en sûreté.

— Refusé, jeta la voix sans pitié. Je suis bien persuadé de votre courage. En aurez-vous assez pour continuer de vivre après avoir perdu votre unité ?

— Amiral… » Oh, qu’il aille au diable ! Rod se tourna vers le Mac-Arthur, rompant ainsi la liaison protégée. Dans le sas, on se battait. Un groupe de minis avait fait fondre la cloison opposée à la barricade des Marines qui faisaient feu. Blaine grinça des dents et se détourna de la bataille. « Amiral, vous ne pouvez pas m’ordonner de tourner le dos à mon équipage et de m’enfuir !

— Ah non ? Capitaine, vous avez du mal à vivre en ce moment ? Vous pensez que l’on parlera de vous à voix basse durant toute votre vie ? Cela vous effraie ? Et c’est à moi que vous dites cela ? Exécutez les ordres, capitaine lord Blaine.

— Non, amiral.

— Vous désobéiriez à un ordre direct, capitaine ?

— Je ne peux l’accepter, amiral. C’est encore mon vaisseau. »

Il y eut un long silence. « Votre respect des traditions est admirable, capitaine, mais stupide. Il est très possible que vous soyez le seul officier de l’Empire capable d’organiser une défense contre cette menace. Vos connaissances valent bien plus que votre vaisseau. Elles valent plus que tous les hommes qui sont à bord, maintenant que les civils sont évacués. Je ne peux pas vous permettre de mourir, capitaine. Vous allez quitter votre astronef même s’il faut pour cela que j’y envoie un nouveau commandant de bord.

— Il ne me retrouverait pas, amiral. Veuillez m’excusez, j’ai du travail.

— Arrêtez ! » Il y eut un autre instant silencieux. « Très bien, capitaine, nous allons établir un compromis. Si vous voulez bien rester en communication avec moi, je vous permettrai de rester à bord du Mac-Arthur jusqu’à ce que vous l’ayez sabordé. Mais, à l’instant précis où vous ne serez plus en contact avec moi, à cette seconde-là vous ne commanderez plus rien. Dois-je envoyer le commandant Borman ? »

L’ennui, c’est qu’il a raison, pensa Rod. Le Mac-Arthur est perdu. Cargill pourrait faire sortir les hommes aussi bien que moi. Peut-être sais-je effectivement des choses importantes. Mais c’est mon vaisseau ! « J’accepte votre proposition, amiral. Je pourrai de toute façon mieux diriger les opérations d’ici. La passerelle est isolée du reste du monde.

— Fort bien. J’ai votre parole, donc. » Le circuit fut coupé.

Rod retourna au sas. Les Marines étaient vainqueurs de l’escarmouche et Piper lui faisait signe. Rod embarqua. « Ici, le commandant Cargill, dit l’intercom. Patron ?

— Oui, Jack ?

— Nous progressons vers bâbord, commandant. Sinclair a préparé son équipe à partir. Il me fait savoir qu’il ne tiendra pas la salle des machines sans renforts. Un agent de liaison me dit qu’il y a des civils pris au piège dans le carré des sous-officiers, à tribord. Il y a un peloton de Marines avec eux, mais les combats sont durs.

— On nous a ordonné d’abandonner le vaisseau et de le saborder, Jack.

— Oui, commandant.

— Nous devons tirer ces civils de là. Pourriez-vous couvrir un itinéraire allant de la cloison 160 à l’avant ? Peut-être pourrais-je envoyer de l’aide pour permettre aux scientifiques d’aller jusque-là.

— On devrait y arriver. Mais, commandant, je ne peux pas accéder à la salle du générateur de champ ! Comment allons-nous nous saborder ?

— Je m’en charge aussi. Allez-y, Jack.

— Oui, patron. »

Se saborder ! Le mot était irréel. Rod inspira profondément. L’air de sa combinaison avait un goût métallique. Ou peut-être n’était-ce pas l’air.


Il fallut presque une heure pour que l’une des chaloupes du Lénine arrive à l’aviso. Ils la regardèrent silencieusement approcher.

« Un message du Mac-Arthur via le Lénine », dit le pilote. L’écran s’anima.

Le visage qui y parut portait les traits de Rod Blaine, mais ce n’était plus lui. Sally ne le reconnaissait pas. Il avait l’air plus âgé et son regard était… éteint. Il les fixait. Enfin Sally dit : « Rod, que se passe-t-il ? »

Rod la regarda dans les yeux, puis se détourna d’elle. Son expression n’avait pas changé. Il rappelait à Sally un être conservé dans du formol à l’Université impériale. « Renner, dit l’image. Envoyez tout le personnel le long du câble jusqu’à la chaloupe du Lénine. Videz l’aviso. Bien, maintenant écoutez-moi tous : vous allez recevoir des ordres bizarres de la part du pilote qui vient vous chercher. Obéissez-y à la lettre. On ne vous les donnera pas deux fois, alors ne discutez pas. Contentez-vous de faire ce qu’on vous dit.

— Hé, un instant, hurla Horvath. Je… »

Rod lui coupa la parole. « Docteur, pour des raisons que vous comprendrez plus tard, nous n’allons rien vous expliquer du tout. Contentez-vous d’obéir. » Il se tourna vers Sally. Ses yeux s’animèrent, mais très peu. Peut-être pouvait-on y lire de l’inquiétude. En tout cas quelque chose, une minuscule étincelle de vie, les habita durant un instant. Sally tenta de sourire, mais n’y réussit pas. « S’il vous plaît, Sally, dit Rod. Faites exactement ce qu’ordonnera le pilote de la chaloupe. Bien. Terminé. »

Ils restèrent muets. Sally inspira profondément et se dirigea vers le sas. « Allons-y », dit-elle. Elle essaya à nouveau de sourire, mais cela ne fit que la rendre plus nerveuse.

Le sas de tribord avait été reconnecté au vaisseau-ambassade. Ils sortirent à bâbord. L’équipage de la navette du Lénine avait déjà installé des câbles qui la reliaient à l’aviso, dont elle était d’ailleurs presque la sœur jumelle ; un véhicule à pavillon plat avec un bouclier de rentrée atmosphérique sous le nez.

Sally se hala lentement le long du filin vers l’aviso du Lénine, puis passa avec précaution par le panneau d’accès. Devant le sas, elle s’arrêta. Le mécanisme s’enclencha et elle sentit la pression de l’air.

Sa combinaison était faite d’un tissu très serré qui lui collait à la peau. Le tout était recouvert d’un survêtement de protection bouffant. Le seul espace intérieur que Sally ne remplissait pas complètement était celui du casque, qui s’ajustait sur le col par une bande étanche.

« Il est nécessaire que nous vous fouillions, mademoiselle », dit un officier à la voix gutturale. Elle examina le sas pour y découvrir deux Marines, armes braquées sur elle… presque sur elle. Mais ils étaient attentifs et avaient peur.

« Mais qu’y a-t-il ? dit-elle d’un ton impérieux.

— Plus tard, mademoiselle », dit l’officier. Il l’aida à détacher la bouteille de survie qu’elle portait sur le dos et la fourra dans un conteneur en plastique transparent. Après lui avoir ôté son casque, il en inspecta l’intérieur et le rangea avec le survêtement et la bonbonne d’air dans le conteneur.

« Merci, marmonna-t-il. Je vous prierai maintenant d’aller à l’arrière ; les autres vous y rejoindront. »

Renner et les autres militaires se firent traiter différemment.

« Déshabillez-vous, dit l’officier. Complètement, s’il vous plaît. » Les Marines n’eurent même pas la courtoisie de pointer leur arme légèrement de côté. Quand ils furent nus – Renner dut même laisser sa chevalière dans le bac en plastique – on les envoya vers l’avant de l’aviso. Un autre officier leur indiqua des armures de combat que deux Marines les aidèrent à enfiler. On ne les tenait plus en joue.

« Le strip-tease le plus bizarre que j’aie jamais vu », dit Renner au pilote, qui hocha la tête. « Cela vous ennuierait-il de me dire à quoi ça a servi ?

— Votre capitaine vous l’expliquera, dit le pilote.

— Encore des minis ! s’exclama Renner.

— C’est donc cela ? » demanda Whitbread. L’enseigne était en train d’endosser, comme indiqué, son armure de combat. Il n’avait osé le demander à personne mais Renner était facile à aborder.

Renner haussa les épaules. La situation avait quelque chose d’irréel. L’aviso était bourré de Marines et d’armures – nombre de ces hommes venaient du Mac-Arthur. Le canonnier Kelley se tenait près du sas et braquait son arme sur la porte de celui-ci.

« Ils sont tous là, annonça une voix.

— Où est le révérend Hardy ? demanda Renner.

— Avec les civils, dit le pilote. Un instant, s’il vous plaît. » Il manipula le récepteur vidéo. L’écran s’éclaira et Blaine apparut.

« Circuit protégé, commandant, annonça le pilote.

— Merci. Staley.

— Oui, cap’taine ? demanda le plus ancien des enseignes.

— Staley, l’aviso ira bientôt rejoindre le Lénine. Les civils et tout l’équipage, sauf Lafferty, seront transférés vers le vaisseau de guerre, où ils seront examinés par le service de sécurité. Après leur départ vous prendrez le commandement de l’aviso numéro un du Lénine et vous dirigerez sur le Mac-Arthur. Vous l’éperonnerez par tribord juste en arrière de la salle des sous-officiers. Le but est de créer une diversion et d’engager tout ennemi survivant dans cette zone, afin d’aider un groupe de civils et de Marines, assiégé dans ce compartiment, à s’en échapper. Vous enverrez Kelley et ses commandos dans cette salle avec vingt-cinq combinaisons pressurisées et armures de combat. L’équipement se trouve déjà à bord. Puis vous ferez décrocher le groupe vers l’avant. Le commandant Cargill tient une route partant de la cloison étanche un six zéro.

— À vos ordres, commandant. » Staley n’y croyait pas. Malgré l’absence de pesanteur, il se tenait au garde-à-vous.

Blaine esquissa presque un sourire. Du moins ses lèvres se contractèrent-elles. « L’ennemi est sous la forme de plusieurs centaines de Granéens maniatures. Ils sont porteurs d’armes de poing. Certains de masques à gaz. Ils ne sont pas bien organisés, mais sont tout à fait redoutables. Vous vérifierez qu’il ne reste ni passager ni membre d’équipage dans la section centrale tribord du Mac-Arthur. Après avoir accompli cette mission, vous emmènerez un groupe au mess principal des hommes du rang et en retirerez le percolateur. Mais assurez-vous absolument qu’il est vide, Staley.

— La machine à café ? » dit Renner, incrédule. Derrière lui, Whitbread secoua la tête et murmura quelque chose à Potter.

« Oui, Renner. Les extra-terrestres l’ont modifiée et la technique employée pourrait se révéler d’une grande valeur pour l’Empire. Vous tomberez sur d’autres objets étranges, Staley. Vous jugerez vous-même s’il faut les emporter – mais en aucune circonstance vous n’expédierez hors du vaisseau quoi que ce soit qui puisse contenir un Granéen vivant. De plus, méfiez-vous des membres de l’équipage. Les minis ont tué plusieurs personnes pour utiliser leur tête à des fins de camouflage et s’installer dans leur armure de combat. Assurez-vous que ce qui est dans l’armure est bien un homme, Staley. Ils n’ont pas encore essayé ce truc avec une combinaison collante mais faites bien attention.

— Oui, commandant, dit sèchement Staley. Sera-t-il possible de reprendre possession du vaisseau, commandant ?

— Non. » Manifestement Blaine luttait pour rester maître de lui-même. « Vous n’aurez que peu de temps, Staley. Quarante minutes après votre entrée dans le Mac-Arthur, vous déclencherez tous les systèmes classiques d’autodestruction, puis vous actionnerez la minuterie de la torpille que nous avons trafiquée. Ensuite vous vous présenterez à moi dans l’accès principal de bâbord. En tout état de cause, quarante-cinq minutes après votre abordage, le Lénine commencera à tirer sur le Mac-Arthur. Compris ?

— Oui, commandant », dit calmement Horst Staley. Il se tourna vers ses camarades. Potter et Whitbread lui rendirent timidement son regard.

« Commandant, dit Renner. Je vous rappelle que je suis ici le plus élevé en grade.

— Je le sais, Renner. J’ai aussi une mission pour vous. Vous allez ramener Hardy à bord de l’aviso du Mac-Arthur et l’aider à récupérer tout l’équipement ou les notes qu’il jugera utiles. Une autre des chaloupes du Lénine viendra vous rejoindre. Vous ferez en sorte que tout soit enfermé dans un conteneur scellé que vous rapporterez.

— Mais… cap’taine, je devrais mener le groupe d’abordage !

— Vous n’êtes pas un officier de combat, Renner. Vous rappelez-vous ce que vous m’avez dit hier, au déjeuner ? »

Renner s’en souvenait. « Je ne vous ai pas dit que j’étais un lâche, grimaça-t-il.

— J’en suis conscient. Mais je sais aussi que vous êtes mon officier le plus imprévisible. On a seulement dit à l’aumônier qu’il y a une épidémie à bord du Mac-Arthur et que nous retournons dans l’Empire avant qu’elle ne s’étende à tout le monde. Ce sera la version officielle pour les Granéens. Peut-être n’y croiront-ils pas, mais Hardy la leur débitera mieux s’il y croit lui-même. Il me faut aussi envoyer quelqu’un qui connaisse la vérité.

— Un des enseignes…

— Renner, retournez à l’aviso du Mac-Arthur. Staley, vous avez reçu votre mission.

— À vos ordres, commandant. »

Renner partit, bouillant de colère.


Bientôt trois enseignes et une douzaine de Marines s’installèrent dans le réseau des harnais de sécurité qui pendaient du plafond dans la cabine principale de l’aviso du Lénine. Les civils et l’équipage attitré étaient partis de l’astronef qui s’éloignait de la masse noire du royaume de Kutuzov.

« Bien, Lafferty, dit Staley. Emmenez-nous à tribord du Mac-Arthur. Si on ne nous attaque pas, vous éperonnerez le vaisseau en visant le complexe de stockage du propergol en arrière de la cloison 185.

— À vos ordres, lieutenant. » Lafferty n’eut aucune réaction visible. C’était un homme aux os massifs, un homme des plaines de Tablat. Ses cheveux étaient blond cendré et très courts, son visage tout en angles et en méplats.

Les filets de sécurité étaient conçus pour résister à des impacts majeurs. Les enseignes pendaient comme des mouches dans une monstrueuse toile d’araignée. Staley jeta un coup d’œil à Whitbread qui regarda Potter. Tous deux détournaient le regard des Marines, derrière eux. « Ok, on y va ! » ordonna Staley, le propulseur rugit.


La véritable cuirasse défensive d’un vaisseau de guerre est son champ Langston. Nul objet matériel ne pourrait résister à la chaleur fantastique des bombes nucléaires ou à la formidable énergie des lasers. Étant donné que tout ce qui pourrait passer au travers du champ et du tir défensif de l’astronef, réduirait en vapeur ce qui se trouverait derrière ce bouclier, la coque des astronefs militaires est relativement mince. Relativement seulement, car les vaisseaux doivent être assez rigides pour encaisser les hautes accélérations et les embardées.

Pourtant, certains compartiments ou réservoirs sont assez grands et en théorie susceptibles d’être éventrés si l’on y applique une inertie suffisante. En pratique… personne n’avait jamais emmené de groupe de combat à l’abordage de cette façon-là. C’est du moins ce que la mémoire bouillonnante de Staley lui disait. Pourtant, cela se trouvait dans le manuel d’instruction. On pouvait entrer dans un vaisseau affaibli, mais au champ intact, en l’éperonnant. Staley se demandait quel était le fieffé crétin qui avait tenté le coup le premier.

La longue bulle noire qui englobait le Mac-Arthur devint un sombre mur matériel et sans mouvement visible. Puis la lame du bouclier de rentrée atmosphérique se leva. Par-dessus l’épaule de Lafferty, Horst regarda l’obscurité s’installer et grandir sur l’écran de vision avant.

L’aviso subit un violent à-coup. Il y eut un instant de froid intense au passage du champ de force, puis le hurlement du métal que l’on enfonce. Ils s’arrêtèrent enfin.

Staley se libéra de son harnachement. « En avant, ordonna-t-il. Kelley ouvrez-nous une paroi de ces réservoirs.

— Oui, lieutenant. » Les Marines passèrent en courant. Deux d’entre eux pointèrent un grand laser de découpe sur le métal tout tordu qui était naguère la cloison interne de la citerne de propergol. Des câbles s’étiraient de l’arme à l’avant défoncé de l’aviso.

La paroi s’effondra. Une portion fut projetée vers l’intérieur et manqua de très peu les Marines. De l’air s’échappa de la brèche en emportant des cadavres de Granéens miniatures, comme le vent emporte les feuilles en automne.

Les parois de la coursive avaient disparu. Là où s’était élevée une série de compartiments, il y avait maintenant un tas de débris, des cloisons étanches découpées, des machines surréalistes, et partout des minis, morts. Aucun ne portait de combinaison pressurisée.

« Dieu tout-puissant, marmonna Staley. OK, Kelley, envoyez-moi les scaphandres de survie. Allons-y. » Il chargea à travers les débris vers le plus proche panneau étanche. « L’autre côté a l’air d’être sous pression », dit-il. Il brancha son micro portatif dans la boîte de communication de la porte blindée. « Y a-t-il quelqu’un ?

— Ici, le caporal Hasner, répondit rapidement une voix. Faites attention, là derrière, la zone est infestée de minis.

— Plus maintenant, répondit Staley. Quelle est votre situation, là-dedans ?

— Neuf civils sans combinaison de protection. Trois Marines survivants. Nous ne savons pas comment tirer les scientifiques de là sans vêtements pressurisés.

— Nous en avons, dit sinistrement Staley. Pouvez-vous protéger les civils jusqu’à ce que nous traversions ? Ici, nous sommes sous vide.

— Oh, oui ! Attendez un instant. » Quelque chose ronronna. Les cadrans indiquèrent une chute de pression derrière le panneau étanche. Puis les volants de serrage pivotèrent. La porte s’ouvrit sur une silhouette en armure debout dans le carré des sous-officiers. Derrière Hasner, les deux autres Marines gardèrent leurs armes braquées sur Staley quand il entra. Et derrière eux… Staley sursauta.

Les civils se trouvaient à l’autre extrémité du compartiment. Ils portaient les habituels survêtements du personnel scientifique. Horst reconnut le docteur Blevins, le vétérinaire. Ils discutaient tous tranquillement… « Mais il n’y a pas d’air, là-dedans ! cria Staley.

— Pas ici, lieutenant », dit Hasner. Il tendit le doigt. « Il y a une espèce de machine carrée, là. Elle crée un rideau. L’air ne peut le traverser, mais nous, si. »

Kelley grogna et fit entrer son escouade. On lança les combinaisons spatiales aux civils.

Staley secouait la tête de surprise. « Kelley. Prenez la suite. Emmenez tout le monde vers l’avant. Et si cette boîte veut bien se laisser transporter, emportez-la aussi !

— On peut l’emmener », dit Blevins. Il parlait dans le micro du casque que Kelley lui avait passé. « On peut aussi l’actionner et l’arrêter. Le caporal Hasner a tué des minis qui essayaient d’y faire des choses.

— Très bien. On la prend, lança Staley. Bougez-les, Kelley.

— À vos ordres ! » Le canonnier franchit timidement la barrière invisible. Il dut forcer. « Ça ressemble… à une sorte de champ Langston, lieutenant. Mais pas aussi épais. »

Staley émit un profond grognement et fit signe aux autres enseignes. « Le percolateur », dit-il. Il avait l’air de ne pas y croire. « Lafferty, Krupman, Janowitz, vous nous accompagniez. » Il retourna, par la coursive, aux débris qu’ils avaient aperçus. À l’extrémité du couloir, se trouvait un compartiment étanche que Staley demanda à Whitbread d’ouvrir. Les poignées de serrage tournèrent sans peine. Ils s’entassèrent entre les deux portes du sas pour regarder, à travers un épais hublot, dans la coursive principale de liaison tribord.

« Tout paraît normal », chuchota Whitbread.

Ça le semblait. Ils traversèrent le sas et se halèrent, le long des poignées de traction de la coursive, jusqu’à l’entrée du réfectoire des hommes du rang.

Staley inspecta l’intérieur de la pièce à travers un hublot blindé. « Bon Dieu !

— Qu’y a-t-il, Horst ? » demanda Whitbread. Il se dévissa le cou pour regarder.

Des douzaines de minis occupaient le compartiment. La plupart étaient armés d’armes au laser… et se tiraient les uns sur les autres. La bataille n’avait pas d’ordre. Il semblait que chaque mini combattît tous les autres. La salle était embrumée d’un liquide rosâtre : du sang granéen. Des créatures mortes ou blessées bondissaient en une danse infernale dans un clignotement de minces faisceaux de lumière bleu-vert.

« N’entrons pas », murmura Staley. Il se souvint qu’il parlait par l’intermédiaire de sa radio et haussa le ton. « On n’en sortirait pas vivants. Oublions le percolateur. » Ils avancèrent le long du couloir en cherchant des rescapés humains.

Il n’y en avait pas. Staley ramena ses hommes vers le réfectoire des matelots. « Krupman, aboya-t-il, vous et Janowitz, vous allez mettre la coursive sous vide. Détruisez des cloisons, lancez des grenades, faites n’importe quoi, mais dépressurisez-nous. Ensuite tirez-vous d’ici.

— À vos ordres. » Quand les Marines tournèrent à gauche dans le boyau d’acier, les enseignes perdirent le contact radio avec eux. Les émetteurs-récepteurs des combinaisons ne fonctionnaient qu’en ligne directe. Pourtant, on entendait encore des bruits. Le Mac-Arthur en était empli : des hurlements, des gémissements de métal déchiré, des grincements, rien de très familier.

« Le vaisseau n’est plus à nous », marmonna Potter.

Il y eut un brusque appel d’air. La coursive était sous vide. Staley lança une grenade contre la cloison du réfectoire et se retira derrière un mur. Une lumière violente l’éclaira et Staley revint en courant pour tirer au laser sur la zone encore luisante de chaleur où l’explosion avait eu lieu. Les autres l’imitèrent.

Le mur commença à se gonfler, puis éclata. L’air siffla vers la coursive, accompagné d’une nuée de Granéens morts. Staley s’arc-bouta contre la porte du réfectoire mais ne put la forcer. Ils se remirent à faire fondre la cloison jusqu’à ce que le trou fût assez large pour qu’ils puissent y ramper.

Il n’y avait pas trace du moindre survivant parmi les Granéens. « Pourquoi ne fait-on pas cela dans tout l’astronef ? demanda Whitbread. On pourrait le reconquérir…

— Peut-être, répondit Staley. Lafferty. Prenez la machine à café et emmenez-la à bâbord. Allez-y, on vous couvre. »

L’homme des plaines les salua et plongea dans la coursive, dans la direction qu’avaient prise les Marines. « On ferait peut-être bien de le suivre, dit Potter.

— Les torpilles, aboya Staley. Il faut actionner le détonateur.

— Mais, Horst, protesta Whitbread, ne pourrait-on pas reprendre le Mac-Arthur aux minis ? Ils n’ont pas de combinaisons spatiales…

— Non, mais ils ont leur espèce de rideau invisible, lui rappela Staley. Et, de toute façon, nous avons des ordres. » Il indiqua la direction de l’arrière du vaisseau et les fit passer devant lui. Maintenant que le Mac était vide d’humains, ils se hâtaient, défonçant des panneaux, lançant devant eux des grenades dans les coursives. Potter et Whitbread frissonnaient à la pensée des dommages qu’ils infligeaient à leur vaisseau. Leurs armes n’étaient pas faites pour fonctionner à l’intérieur des astronefs.

Les torpilles étaient en place : Staley et Whitbread avaient fait partie de l’équipe qui les avaient soudées, de part et d’autre du générateur de champ. Mais… de ce dernier, ne restait qu’une coquille vide.

Potter allait enclencher les détonateurs quand Staley ordonna : « Attendez. » Il chercha une prise d’intercom et s’y brancha, « Allô. Ici l’enseigne Horst Staley qui appelle de la salle du générateur de champ. Y a-t-il quelqu’un à l’écoute ?

— On vous reçoit, lieutenant, répondit une voix. Un instant, voici le capitaine. » Blaine se mit en ligne.

Staley exposa la situation. « Le générateur a disparu, commandant, mais le bouclier a l’air plus solide que jamais… »

Il y eut un long silence. Puis Blaine jura violemment, se maîtrisa et dit : « Vous êtes en retard, Staley. Nous avons ordre de fermer les passages à travers le champ et d’embarquer à bord des chaloupes dans cinq minutes. Vous n’en sortirez jamais avant que le Lénine n’ouvre le feu.

— Exact, commandant. Que faisons-nous ? »

Blaine hésita. « Je demande à l’amiral, ne coupez pas. »

Une trombe d’air rugissant les fit se mettre à couvert. Dans le calme qui suivit, Potter dit : « On est sous pression. Les minis ont dû réparer la brèche.

— Alors, ils seront bientôt là, cracha Whitbread. Qu’ils aillent au diable. » Ils attendirent. « Que fait le commandant ? » demanda Whitbread. Nul ne pouvait répondre, ils restèrent accroupis arme au poing, au cœur du Mac-Arthur qui lentement reprenait vie. Ils entendirent les nouveaux maîtres des lieux approcher.


« Je ne partirai pas sans les enseignes, dit Blaine à l’amiral.

— Êtes-vous sûr qu’ils ne pourront pas atteindre le sas bâbord arrière ?

— Pas même en dix minutes, amiral. Les minis contrôlent cette partie du vaisseau. Les gamins devraient se battre tout du long.

— Alors, que suggérez-vous ?

— Qu’ils utilisent les capsules de sauvetage », dit Rod avec espoir. Ces petits véhicules étaient disposés en divers points de l’astronef et il y en avait une douzaine à moins de vingt mètres de la salle du générateur. Étant, à la base, des moteurs à propergol solide dotés de cabines gonflables, ils n’étaient conçus que pour offrir quelques heures de survie à leur occupant dans le cas où le vaisseau serait endommagé au-delà de tout espoir – ou serait sur le point d’exploser. Ces deux définitions s’appliquaient assez bien au Mac-Arthur.

« Les minis ont peut-être installé des systèmes d’enregistrement ou d’émission dans les capsules, dit Kutuzov. Un bon moyen de donner aux grands Granéens les secrets du Mac-Arthur. » Il s’adressa à quelqu’un d’autre. « Pensez-vous que ce soit possible, révérend ? »

Blaine entendit David Hardy parler. « Non, amiral. Les minis sont des animaux. Je l’ai toujours pensé, les Granéens adultes le disent et tout prête à le croire. Ils ne seraient capables de faire cela que si on le leur ordonnait. De plus, amiral, s’ils avaient été aussi soucieux de communiquer avec les Granéens, vous pouvez être sûr qu’ils l’auraient déjà fait.

— Da, grogna Kutuzov. Inutile de sacrifier gratuitement ces officiers. Capitaine Blaine, dites-leur d’utiliser les capsules. Mais prévenez-les de ne pas emporter de minis avec eux. Quand ils seront partis, vous rejoindrez immédiatement le Lénine.

— À vos ordres, amiral. » Rod émit un soupir de soulagement et rappela les enseignes. « Staley : l’amiral vous permet de vous servir des capsules de sauvetage. Vérifiez qu’ils ne contiennent pas de minis. On vous fouillera quand vous atteindrez les chaloupes du Lénine. Mettez les torpilles à feu et filez. Compris ?

— À vos ordres », dit sèchement Staley. Il se retourna vers les autres enseignes. « Allons aux… »

Une lumière verte scintilla autour d’eux. « Baissez les visières ! » hurla Whitbread. Ils plongèrent à l’abri des torpilles tandis que le faisceau laser arrosait tout le compartiment. Il déchira les cloisons, les parois qui se trouvaient au-delà et finalement la coque elle-même. L’air fut aspiré et le laser cessa de pivoter follement mais resta allumé, déversant un flot d’énergie dans le champ Langston à travers la coque du vaisseau.

Staley releva sa visière polarisée. Elle était embuée de dépôts métalliques argentés. Il se pencha prudemment sous le faisceau pour en situer la source.

C’était un lourd fusil laser. Il avait fallu une demi-douzaine de minis pour le porter. Certains d’entre eux, secs et morts, serraient toujours les deux poignées de tir.

« Allons-y », ordonna Staley. Il introduisit une clé dans un orifice placé au flanc d’une torpille. À côté de lui, Potter fit de même. Ils tournèrent les clés… il leur restait dix minutes à vivre. Staley fonça vers l’interphone. « Mission accomplie, commandant. »

Ils traversèrent le compartiment, entrèrent dans la coursive et filèrent vers la poupe en se propulsant d’une poignée de traction à la suivante. Les courses de vitesse en apesanteur étaient un jeu sinon très légal, du moins très apprécié des enseignes et ils furent contents de retrouver là tout leur entraînement. Derrière eux, l’aiguille du détonateur tournait inexorablement sur son cadran…

« On devrait y être », dit Staley. Il fit exploser un panneau étanche, puis découpa un grand trou dans la coque même du vaisseau. L’air s’échappa… les minis avaient de nouveau réussi à les enfermer dans l’air empuanti d’alpha du Grain alors même qu’ils fonçaient vers l’arrière de l’astronef. Des cristaux d’air solide flottaient dans le vide comme un brouillard.

Potter dénicha le système de gonflage des capsules de sauvetage et défonça le verre protecteur d’un coup de crosse. Ils s’écartèrent et attendirent que l’opération s’effectue.

Mais, au lieu de cela, ils virent se soulever des panneaux dans le sol. Une série de cônes, de deux mètres de diamètre à la base et de huit mètres de haut, étaient entreposés sous le pont.

« Le mini fou a encore frappé », dit Whitbread.

Les cônes étaient tous identiques et construits à partir de rien. Les minis avaient dû travailler des semaines durant, sous les ponts, à démonter les capsules d’origine et d’autres équipements pour les remplacer par… ces objets. Chaque engin était doté d’un siège baquet anti-choc surmonté de l’éjecteur de gaz d’un moteur-fusée.

« Potter, inspectez-moi ça, dit Staley. Vérifiez qu’il n’y ait pas de mini caché là-dedans. » Il ne paraissait pas y en avoir. À l’exception du sommet conique, qui était massif, les capsules n’étaient qu’un vaste treillis ouvert. Potter frappa et ouvrit tout ce qu’il put sous le regard de ses amis qui montaient la garde. Il cherchait une ouverture dans le propulseur quand, du coin de l’œil, il remarqua un mouvement. Il tira une grenade de sa ceinture et virevolta. Une combinaison spatiale flottait dans la coursive. Elle portait des deux mains un laser lourd.

La voix de Staley trahit son anxiété quand il dit : « Vous ! Identifiez-vous ! »

La silhouette leva son arme. Potter lança sa grenade. Une intense lumière verte perça le nuage de l’explosion, éclairant le couloir et réduisant en miettes une des capsules coniques. « Est-ce que c’était un homme ? cria Potter. Oui ? Il avait des bras anormaux ! Et les jambes toutes raides ! Qu’est-ce que c’était ?

— Un ennemi, dit Staley. Je crois que nous ferions mieux de nous tirer de là. » Il grimpa dans le siège rembourré d’un des cônes valides. Quelques instants plus tard, les autres en choisirent un eux aussi.

Horst trouva un tableau de bord fixé sur une barre pivotante et l’amena devant ses yeux. Il n’y avait pas d’indication écrite. Intelligents ou non, tous les Granéens semblaient savoir résoudre tout problème mécanique en un clin d’œil.

« J’essaie le gros bouton carré », dit fermement Staley. La radio de son casque rendait sa voix très creuse. Il enfonça lentement la touche.

Une section de la coque explosa sous lui. Le cône piqua du nez et pivota sur son berceau. Le moteur cracha brièvement. Staley sentit le froid et l’obscurité… il était hors du bouclier Langston.

Les deux autres cônes jaillirent de la mer sombre du champ. Horst s’efforça de diriger son antenne radio vers la masse noire du Lénine, planant à moins d’un kilomètre de distance. « Ici, l’enseigne Staley ! On a modifié les capsules de sauvetage. Nous sommes trois. Seuls à bord… »

Un quatrième cône émergea de la bulle noire. Staley se tourna. Ça avait l’air d’un homme…

Les trois armes de poing se déchargèrent simultanément. Le cône luit et fondit. Les enseignes continuèrent à tirer durant un long moment. « Un des… hum… » Staley ne savait que dire. Son circuit radio n’était peut-être pas protégé.

« Vous êtes sur nos écrans, enseigne, dit une voix à l’accent prononcé. Eloignez-vous du Mac-Arthur et attendez qu’on vous récupère. Avez-vous accompli votre mission ?

— Oui. » Staley regarda sa montre. « Encore quatre minutes.

— Alors, videz les lieux au plus vite », ordonna la voix.

Staley aurait bien obéi, mais comment ? Les commandes de la capsule n’étaient pas évidentes à déchiffrer. Alors qu’il cherchait, en vain, à les comprendre, son moteur-fusée se remit à feu. Pourtant il n’avait rien touché.

« C’est parti », dit Whitbread. Sa voix paraissait calme, bien plus calme que Staley ne l’était.

« Moi aussi, ajouta Potter. À cheval donné on ne regarde pas la bouche ! En tout cas, nous nous éloignons du vaisseau. »

Le grondement du moteur s’accentua. Ils accéléraient à pratiquement un g standard. Alpha du Grain, dans son premier quartier, formait un croissant vert sur leur droite. À gauche, ils filaient devant la vaste noirceur du Sac à Charbon, et la masse encore plus noire du Lénine. L’accélération dura une éternité.

32. Le Lénine

Le jeune enseigne russe avait fière allure. Son armure de combat était immaculée et son équipement arrangé selon les directives du manuel d’instruction. « L’amiral souhaite vous recevoir sur la passerelle », gazouilla-t-il en un anglique très pur.

Indifférent, Rod Blaine le suivit. Ils passèrent le sas du pont-hangar numéro deux du Lénine, recevant une série de saluts des Marines de Kutuzov. Qu’on lui offrît tous les honneurs dus à un capitaine en visite officielle ne fit qu’aggraver les remords de Rod. Il avait donné ses ordres ultimes et avait été le dernier homme à quitter son astronef. Maintenant, il n’était qu’un observateur et c’était probablement la dernière fois qu’on lui rendrait les honneurs du bord.

Dans le vaisseau de guerre, tout semblait trop grand. Pourtant il savait que ce n’était qu’une illusion. À quelques exceptions près, les compartiments et les coursives des astronefs principaux étaient standardisés. Il aurait aussi bien pu se trouver à bord du Mac-Arthur. Le Lénine était en alerte de combat, tous ses panneaux étanches fermés et verrouillés. Des Marines étaient postés à tous les croisements importants, mais ailleurs, ils n’en rencontrèrent point, ce qui soulagea Rod. Il n’aurait pas pu affronter ses anciens équipiers. Ou ses passagers.

La passerelle du Lénine était énorme. Il était équipé comme vaisseau-amiral et, en plus des écrans et des postes de commandes attribués à l’astronef lui-même, la salle contenait une douzaine de couchettes réservées à l’état-major de l’amiral. Rod rendit le salut de Kutuzov et accepta avec reconnaissance de s’asseoir sur le siège du capitaine. Il ne se demanda même pas où se trouvaient le commandant Borman, le premier lieutenant et le chef de cabinet de l’amiral. Rod était seul avec Kutuzov, assis au poste de commandement du vaisseau-amiral.

Au-dessus de lui, une demi-douzaine d’écrans montraient le Mac-Arthur. Les dernières des chaloupes du Lénine s’en éloignaient. Staley a dû accomplir sa mission, pensa Rod. Maintenant, mon unité n’a plus que quelques minutes à vivre. Quand elle aura disparu, je serai vraiment un homme fini, un capitaine nouvellement promu qui aura perdu son vaisseau lors de sa première mission… Même l’influence du marquis ne réussirait pas à le faire réhabiliter. Rod sentit monter en lui une haine aveugle pour le Grain et tous ses habitants.

« Bon Dieu, nous devrions le reprendre à cette bande de… d’animaux ! » cracha-t-il.

Kutuzov, surpris, leva les yeux. Ses sourcils épais se rejoignirent en un froncement, puis se décrispèrent un peu. « Da. S’ils ne sont que cela. Mais imaginez qu’ils soient autre chose ? D’ailleurs, il est trop tard.

— Oui, amiral. Ils ont amorcé les torpilles. » Deux bombes à hydrogène. Le générateur de champ serait vaporisé en quelques millièmes de secondes, et le Mac-Arthur… Rod se crispa de douleur. Quand les écrans flamboieraient, le Mac serait mort. Rod leva brusquement la tête. « Amiral, où sont mes enseignes ? »

Kutuzov grogna. « Ils se sont placés en orbite basse et sont au-delà de l’horizon. Je leur enverrai une chaloupe dès que tout sera en ordre. »

Bizarre, songea Rod. Évidemment, par ordre de l’amiral, ils ne pouvaient pas revenir directement au Lénine. De plus, les capsules de sauvetage ne les auraient pas protégés de l’explosion du Mac-Arthur. Leur passage en orbite était une précaution inutile, puisque les torpilles ne rayonnaient qu’une faible partie de leur énergie en rayons X et en neutrons, mais c’était une mesure compréhensible.

Les retardateurs de détonation indiquèrent bientôt zéro. Kutuzov devint de plus en plus maussade au fur et à mesure que s’écoulèrent une minute puis une autre. « Les torpilles n’ont pas explosé, dit-il d’un ton accusateur.

— Non, amiral. » Rod se sentait misérable.

« Capitaine Mikhailov. Veuillez préparer la batterie principale à tirer sur le Mac-Arthur. » Kutuzov posa ses yeux sombres sur Rod. « Ceci me déplaît, capitaine. Pas autant qu’à vous. Mais cela ne me plaît pas du tout. Préférez-vous donner vous-même l’ordre de tir ? Capitaine Mikhailov, vous permettez ?

— Da, amiral.

— Merci. » Rod inspira profondément. « Feu ! »


Les batailles spatiales sont des spectacles magnifiques. Les vaisseaux se rapprochent, comme des œufs noirs et lisses, leurs propulseurs crachant une lumière aveuglante. Les scintillations qui envahissent bientôt leurs flancs sombres révèlent les explosions des torpilles qui n’ont pas été détruites par les poignards colorés des lasers secondaires. Les batteries principales déversent leur énergie dans le champ Langston de l’ennemi. Leurs tracés verts et rubis se reflètent vivement sur la poussière interplanétaire.

Les boucliers se mettent lentement à luire. Le rouge sang, le jaune vif, le vert éblouissant se succèdent à mesure que les champs se chargent en énergie. Ces œufs maintenant colorés sont reliés par les filets verts et rouges des lasers, et leur coloration évolue.

À présent, trois minces fils verts allaient du Lénine au Mac-Arthur. Il ne se passait rien d’autre. Le croiseur de bataille ne tentait pas de fuir ou de contre-attaquer. Son bouclier commença à rougir, virant au jaune aux endroits où les rayons convergeaient, vers le milieu de la coque. Quand il deviendrait blanc, il serait surchargé et libérerait l’énergie qu’il aurait emmagasinée – vers l’intérieur et vers l’extérieur. L’étonnement de Kutuzov semblait à son comble.

« Capitaine Mikhailov, reculez un peu le vaisseau. » Tandis que le propulseur du Lénine l’éloignait lentement du Mac-Arthur, les sourcils de l’amiral s’unirent en un froncement encore plus perplexe.

Le croiseur virait au vert, avec des zones bleuâtres. Sur les écrans l’image diminua de taille. Les points chauds disparurent car les lasers s’étalaient maintenant très légèrement. À mille kilomètres de distance, le Mac rayonnait de toutes ses riches couleurs.

« Capitaine, sommes-nous immobiles par rapport au Mac-Arthur ? demanda Kutuzov.

— Da, amiral.

— Il semble se rapprocher.

— Da, amiral. Son champ est en train de se dilater.

— Comment ? » Kutuzov se tourna vers Rod. « Vous avez une explication ?

— Non, amiral. » Rod ne souhaitait que l’oubli. Parler était une torture, regarder un martyre. Mais… il se força à penser. « Les minis ont dû reconstruire le générateur, amiral. Et ils améliorent toujours ce qu’ils modifient.

— Ça paraît dommage d’avoir à le détruire, marmonna Kutuzov. Avec cette expansion progressive et donc cette plus grande surface de radiation, le Mac-Arthur vaudrait tous les vaisseaux de la Flotte… »

Le champ Langston était maintenant violet et immense. Il emplissait les écrans. Kutuzov dut régler le sien pour faire chuter le grossissement d’un facteur dix. Le vaisseau prit alors la forme d’un énorme ballon violet retenu par des fils verts. Dix minutes s’écoulèrent, qu’ils passèrent à attendre, fascinés par le spectacle. Quinze minutes.

« Personne n’a jamais survécu aussi longtemps dans le violet, grommela Kutuzov. Êtes-vous toujours aussi sûr que nous ayons affaire à des animaux, capitaine Blaine ?

— Les scientifiques en sont persuadés, amiral, dit Rod. Et ils m’ont convaincu », ajouta-t-il prudemment. « J’aimerais que le docteur Horvath soit là. »

Kutuzov gronda comme si on l’avait frappé au bas-ventre. « Cet imbécile de pacifiste. Il ne comprendrait même pas ce qu’il verrait. » Ils restèrent silencieux durant une minute encore.

L’interphone sonna. « Une communication du vaisseau-ambassade granéen », annonça l’officier radio.

Kutuzov grimaça. « Blaine. Répondez.

— Pardon, amiral ?

— Répondez à l’appel des Granéens. Je ne parlerai pas directement aux extra-terrestres.

— À vos ordres, amiral. »

Le visage qui apparut sur l’écran aurait pu être celui de n’importe quelle Granéenne. Mais celle-ci se tenait trop raide et Rod ne fut pas surpris quand elle annonça : « Je suis la Fyunch (clic) du docteur Horvath. J’ai à vous annoncer une nouvelle affligeante, capitaine Blaine. À propos, nous vous remercions de nous avoir prévenus – nous ne comprenons pas pourquoi vous voulez détruire votre vaisseau mais… si nous nous étions trouvés à proximité… »

Rod se massa l’arête du nez. « Nous luttons contre une épidémie. Peut-être la destruction du Mac-Arthur l’aura-t-elle enrayée. On peut l’espérer. Écoutez, nous sommes un peu pressés en ce moment. Quel est votre message ?

— Oui, bien sûr. Capitaine, les trois petits engins qui se sont échappés du Mac-Arthur ont tenté une rentrée atmosphérique vers alpha du Grain. J’en suis désolée, mais aucun d’entre eux n’a survécu. »

La passerelle du Lénine sembla s’embrumer. « Une rentrée en capsule de sauvetage ? Mais c’est idiot. Ils n’auraient…

— Si. Si. Ils ont essayé d’atterrir. Nous les avons suivis pendant un long moment… Capitaine, nous avons des enregistrements. Ils ont complètement brûlé…

— Nom de Dieu ! Mais ils étaient en sécurité !

— Nous sommes vraiment tout à fait désolés. »

Le visage de Kutuzov était rigide. Il articula : « Enregistrements. »

Rod hocha la tête. Il se sentait très las. Il dit à la Granéenne :

« Nous aimerions voir ces enregistrements. Êtes-vous sûre qu’aucun de mes jeunes officiers n’a survécu ?

— Absolument, capitaine. Nous en sommes très tristes. Naturellement nous ignorons pourquoi ils ont fait cette folie, mais il n’y avait rien que nous puissions tenter pour les en empêcher.

— Bien sûr. Je vous remercie. » Rod éteignit l’écran et se retourna vers la bataille que montraient les récepteurs vidéo de la passerelle.

« Ainsi il n’y a ni cadavre ni trace matérielle. Très commode », marmonna Kutuzov. Il enfonça une des touches de son siège de commandement et dit : « Capitaine Mikhailov, envoyez l’aviso à la recherche des enseignes. » Il se tourna vers Rod. « Il ne trouvera rien, bien sûr.

— Vous ne croyez pas les Granéens, n’est-ce pas, amiral ? demanda Rod.

— Et vous, capitaine ?

— Je… Je ne sais pas, amiral. Je ne vois pas ce que nous pourrions y faire.

— Moi non plus, capitaine. L’aviso cherchera et ne découvrira rien. Nous ignorons où ils ont tenté leur entrée atmosphérique. La planète est vaste. Même s’ils survivaient et étaient libres, nous pourrions les chercher pendant des jours sans les retrouver. Et s’ils sont prisonniers… on ne les reverra jamais. » Il grogna de nouveau et parla dans son micro. « Mikhailov. Faites en sorte que l’aviso soigne sa mission. Et envoyez des torpilles pour faire sauter le Mac-Arthur, je vous prie.

— À vos ordres, amiral. » Le capitaine répondait calmement de son poste, à l’autre bout de la passerelle. Une bordée de torpilles s’envola en arc de cercle vers le Mac. Elles ne traversèrent pas le champ car l’énergie qu’il contenait les aurait fait fondre. Mais elles explosèrent toutes ensemble, en une salve parfaitement calculée et une grande vague de lumière multicolore balaya la surface violette du Mac-Arthur. De vifs points blancs apparurent et s’évanouirent.

« Neuf zones de pénétration thermique, annonça l’officier de tir.

— De pénétration dans quoi ? » demanda innocemment Rod. C’était encore son unité et elle défendait vaillamment sa vie…

L’amiral gronda. Le croiseur se trouvait à cinq cents mètres à l’intérieur de la surface infernale et violette de son champ de protection – les éclats violents des torpilles ne l’avaient peut-être même pas atteint. Ou l’avaient peut-être complètement raté.

« Que les canons continuent leur tir. Lancez une seconde bordée de missiles », ordonna Kutuzov.

Une autre salve de flèches brillantes décolla. Elle explosa tout le long de la surface violette et il y eut un flamboiement de flammes pourpres.

Le Mac-Arthur était intact : un ballon violet d’un kilomètre de diamètre, mordu par des piliers de lumière verte.

Un steward donna une tasse de café à Rod, qui en prit machinalement une gorgée. Le goût en était odieux.

« Feu ! » commanda Kutuzov en lançant un regard plein de haine aux écrans. « Feu ! »

Et, tout à coup, le champ du Mac-Arthur se dilata monstrueusement, vira au bleu, au jaune… et disparut. Les capteurs vidéo ronronnèrent et le grossissement des écrans augmenta.

Le Mac luisait d’une couleur rouge. Ses équipements externes avaient fondu. Le vaisseau lui-même n’aurait d’ailleurs pas dû se trouver là. Quand un bouclier s’effondre, tout ce qui se trouve à l’intérieur est vaporisé…

Ils ont dû cuire, là-dedans, dit Rod.

— Da, Feu ! »

Les rayons verts fusèrent du Lénine. Le Mac-Arthur se déforma, bouillonna, se gonfla, cracha de l’air dans le vide. Une torpille arriva, presque lentement, vers lui et explosa. Les batteries laser continuèrent de tirer. Quand Kutuzov fit cesser le feu, il ne restait plus rien qu’un vague nuage de vapeur.

Rod et l’amiral restèrent longtemps à regarder l’écran vide. Enfin, l’amiral s’en détourna et dit : « Faites revenir les chaloupes, capitaine Mikhailov. Nous rentrons chez nous. »

33. Chute

Trois petits cônes tombant. Un homme blotti au fond de chacun d’eux, comme un œuf dans un coquetier.

Horst Staley menait le vol. Sur un petit écran carré, il observait le ciel, devant lui. Hormis sa combinaison pressurisée, rien ne le protégeait de l’espace. Il se tourna timidement et entrevit deux autres capsules, au nez de feu, derrière lui. Quelque part, loin au-delà de l’horizon, se trouvaient le Mac-Arthur et le Lénine. Il n’y avait pas la moindre chance que sa radio ait une portée suffisante, mais il commuta sur la fréquence de détresse et lança un appel. Il n’eut pas de réponse.

Tout s’était passé si vite. Les cônes avaient mis à feu leur rétrofusées et, au moment où il avait appelé le Lénine, il était déjà trop tard. Peut-être le service des communications était-il trop occupé, peut-être Horst avait-il agi trop lentement. Il se sentait tout à coup bien seul.

La chute continua. Les fusées s’éteignirent.

« Horst ! » C’était la voix de Whitbread. Staley répondit.

« Horst, ces engins vont piquer vers le sol !

— Ouais. Accrochez-vous. Que voulez-vous que nous fassions ? »

Cette question ne demandait pas de réponse. Dans l’isolement du silence radio, les trois petits cônes s’enfoncèrent vers la planète et tout à coup Staley pensa : « Rentrée amorcée. »

Ce n’était la première fois pour aucun d’entre eux.

Ils connaissaient les couleurs des champs de plasma qui se développent devant le nez des astronefs, les teintes qui variaient selon la composition chimique des boucliers thermiques. Mais cette fois, ils étaient pratiquement nus devant ces flammes. Y aurait-il des radiations ? De la chaleur ?

La voix de Whitbread parvint à Staley à travers la statique. « J’essaie de penser comme un mini, et ce n’est pas facile. Ils connaissaient nos combinaisons. Ils devaient savoir quelle dose de radiations elles pourraient arrêter. Mais combien croient-ils que nous pourrions en encaisser ? Et quelle chaleur ?

— J’ai changé d’avis, dit Potter. Je ne descends pas. »

Staley essaya d’ignorer leurs rires. Il avait la responsabilité de trois vies humaines et la prenait très au sérieux. Il se décontracta en attendant la chaleur, les turbulences, les radiations impalpables, la rotation du cône, le trouble de la mort.

La planète défilait sous lui à travers les distorsions dues au plasma. Les mers circulaires et les courbes des rivières. De vastes étendues urbaines.

Des montagnes surmontées de glace et de villes, la cité infinie englobant jusqu’aux pics enneigés les plus hauts. Un long passage au-dessus d’un océan… ces saletés de cônes flotteraient-ils ? Encore un continent. Les cônes ralentissaient, le relief se précisait. L’air sifflait à leurs oreilles. Des bateaux sur un lac : de minuscules points, des milliers de minuscules points. Une bande de forêt très verte, aux contours nets, entourée de routes.

L’avant du cône de Staley s’ouvrit et une couronne de parachutes s’en échappa. Staley s’enfonça dans le siège moulé. Durant une minute il ne vit que le bleu du ciel. Puis il ressentit un écrasement très brutal. Il jura. Le cône chancela et s’abattit sur le côté.

La voix de Potter retentit aux oreilles de Horst. « J’ai trouvé les commandes de vol ! C’est le curseur près du centre du panneau. Peut-être les minis les ont-ils tous construits sur le même modèle.

C’est la manette des gaz. C’est en faisant pivoter le tableau de bord que l’on oriente le moteur. »

Dommage qu’il n’ait pas compris ça plus tôt, pensa Staley qui dit : « Rapprochez-vous du sol et restez en vol stationnaire. Le carburant ne doit pas être éternel. Potter, avez-vous trouvé la commande des parachutes ?

— Non. Ils sont en train de pendre sous moi. La flamme de la fusée a dû les brûler. Où êtes-vous ?

— J’ai atterri. Attendez que je me libère… » Staley se dessangla et se laissa tomber sur le dos. Le siège se trouvait enfoncé de trente centimètres dans la base du cône. Il dégaina son arme et brûla un trou dans le dossier pour examiner l’intérieur qu’il cachait. Le compartiment ainsi exposé ne contenait que de la mousse de plastique. « Quand vous vous poserez, vérifiez bien qu’il n’y ait pas de lutin à bord de vos capsules de sauvetage, ordonna-t-il.

— Bon sang ! J’ai failli me renverser, dit la voix de Whitbread. Ces engins sont délicats à…

— Je vous vois, Jonathan ! cria Potter. Restez où vous êtes, je vous rejoins.

— Ensuite vous chercherez mon parachute, ordonna Staley.

— Je ne vous vois pas. Il se peut que nous soyons à vingt kilomètres l’un de l’autre. Je ne vous reçois pas très fort », lui répondit Whitbread.

Staley se mit debout. « Commençons par le commencement », grommela-t-il. Il inspecta très soigneusement son engin. Il n’y avait pas d’endroit où les minis auraient pu se cacher et survivre à la rentrée atmosphérique, mais Staley préférait en être sûr. Puis il passa sur la fréquence de détresse et essaya d’appeler le Lénine, sans attendre de réponse et sans en recevoir. Les radios des casques ne fonctionnent qu’en ligne directe et sont intentionnellement d’une faible puissance, pour éviter que l’espace ne soit rempli des conversations des astronautes qui s’y trouveraient. Les nouvelles capsules de sauvetage n’étaient dotées de rien qui ressemblât à une radio. Comment les minis entendraient-ils que les rescapés appelaient à l’aide ?

Staley n’était pas très sûr de lui, il ne s’était pas encore habitué à la gravité. Il était entouré de champs cultivés, où alternaient des rangées d’arbustes pourpres, couronnés à hauteur de poitrine de feuilles sombres et portant des fruits en forme d’œufs et des rangées de plantes plus basses, aux épis scintillants. Les sillons s’étendaient dans toutes les directions et à perte de vue.

« Je ne vous ai toujours pas repéré, Horst, dit Whitbread. On n’arrivera à rien de cette façon-là. Horst, est-ce que vous voyez un bâtiment long et bas qui brille comme un miroir ? C’est la seule construction en vue. »

Staley l’aperçut : un objet à l’éclat métallique, juste au-delà de l’horizon… Cela promettait une longue marche, mais c’était le seul repère visible de tous. « Je l’ai.

— Nous allons nous y rendre et vous y attendre.

— D’accord.

— Dirigez-vous de ce côté-là, Gavin, dit la voix de Whitbread.

— O.K. », répondit l’autre.

Ses deux compagnons continuèrent à se parler et Horst Staley commença à se sentir vraiment très seul.


« Holà ! Ma fusée s’éteint ! » cria Potter.

Whitbread regarda le cône de Potter chuter vers la terre qu’il frappa la pointe la première. Il sembla hésiter, puis culbuta dans les plantations. « Gavin, ça va ? » cria Whitbread.

Il y eut un froissement, puis Whitbread entendit : « Oh, il m’arrive parfois d’avoir mal au coude droit quand le temps est à l’orage… une vieille blessure de rugby. Allez de l’avant, Jonathan, je vous rejoindrai tous les deux au bâtiment.

— D’accord. » Whitbread cabra son cône sur l’axe de sa fusée. La construction était loin devant lui.

Elle était grande. Au début, il n’y avait rien eu qui permît d’en donner l’échelle, mais cela faisait maintenant dix minutes au moins qu’il volait dans sa direction.

C’était un dôme : des parois droites qui se fondaient en un toit arrondi et assez bas. Il n’avait pas de fenêtres ou d’autres traits caractéristiques, à part une cassure rectangulaire qui aurait pu être une porte, mais qui semblait ridiculement petite devant l’énorme structure hémisphérique. Le reflet du soleil sur le toit était plus que métallique. On aurait dit celui d’un miroir.

Whitbread vola à basse altitude et à une vitesse assez faible. Quelque chose l’épouvantait dans ce bâtiment posé au milieu des champs. Et c’est cela, plus que la crainte de manquer de carburant, qui lui avait permis de résister à l’impulsion qu’il avait eue de foncer vers le dôme.

La fusée tint bon. Les minis avaient dû changer les produits chimiques qui alimentaient le propulseur à carburant solide. Les Granéens ne fabriquaient jamais deux choses de la même façon. Whitbread se posa juste devant la porte rectangulaire. Auparavant, la masse du bâtiment l’avait fait paraître minuscule mais, maintenant, elle dominait l’enseigne de toute la hauteur de ses vantaux.

« J’y suis », chuchota-t-il. Sa propre peur le fit sourire. « Il y a un portail. Il est grand et fermé. C’est drôle… Il n’y a pas de route qui y mène et les plantations viennent lécher les pieds du bâtiment. »

La voix de Staley : « Peut-être le toit sert-il de plate-forme d’atterrissage.

— Je ne le pense pas, Horst. Il est hémisphérique. Je pense qu’il ne vient jamais grand monde ici. Ce doit être un entrepôt. Ou peut-être y a-t-il à l’intérieur une machine qui s’auto-entretient.

— Il vaut mieux ne pas y toucher. Gavin, vous êtes sain et sauf ?

— Oui, Horst. J’arriverai au bâtiment dans une demi-heure. Je vous y attendrai. »


Staley se prépara à une marche beaucoup plus longue. Il ne trouva pas de ration de survie dans la capsule de sauvetage. Il se demanda s’il allait ôter son survêtement pressurisé et son armure et décida que ceux-ci n’étaient pas secrets. Il prit le casque et le fixa à son col, puis le transforma en filtre à air. Ensuite, il tira la radio de sa combinaison et l’accrocha à sa ceinture après avoir essayé une dernière fois de joindre le Lénine. On ne lui répondit pas. Qu’emporter d’autre ? Radio, bidon d’eau, arme de poing. Cela allait devoir suffire.

Staley fit un tour d’horizon attentif. Il n’y avait qu’une seule grosse construction. Il ne pouvait se tromper. Il en prit la direction, heureux de constater la faiblesse de la pesanteur, et se fixa un rythme de marche confortable et facile à soutenir.

Une demi-heure plus tard, il vit son premier Granéen. Ils étaient pratiquement face à face quand il le découvrit. C’était une créature différente de celles qu’il avait déjà vues. Elle était de la hauteur des plantes. Elle travaillait entre les rangées d’arbustes, remuant la terre de ses mains, arrachant les mauvaises herbes qui poussaient entre les sillons parfaitement rectilignes. Elle le regarda approcher et, quand il fut sur elle, elle se remit au travail.

Ce n’était pas tout à fait un brun. Sa fourrure était épaisse et lui emprisonnait les bras et les jambes. La main gauche était à peu près la même que celle d’un brun, mais les deux mains droites étaient pourvues de cinq doigts courts et plats chacune, ainsi que de l’embryon d’un sixième appendice. La tête, au front fuyant, était celle d’un ouvrier.

Si Sally Fowler avait raison, cela impliquerait que la région pariétale du cerveau n’existait pas. « Salut ! » dit Horst. Le Granéen se retourna l’espace d’une seconde, puis se remit au travail.

Après cette rencontre, il en fit beaucoup d’autres. Les Granéens le regardaient juste assez pour vérifier qu’il ne déterrait rien et se détournaient. Horst continua son périple, sous le soleil, vers le bâtiment brillant comme un miroir. Celui-ci était bien plus loin qu’il ne l’avait d’abord cru.


Monsieur l’enseigne Jonathan Whitbread patientait. Depuis qu’il était entré dans les F.S.E., il en avait pris l’habitude. Mais il n’était âgé que de dix-sept années standard et, à cet âge-là, l’attente n’est jamais facile.

Il était assis près du bout du cône de rentrée atmosphérique, assez haut pour voir au-dessus des plantes. Dans la ville, les immeubles lui avaient bloqué la vue. Ici, il apercevait l’horizon. Le ciel y était brun et se fondait en ce qui aurait pu être des tons de bleu. À l’est, des nuages roulaient d’épaisses vagues et quelques cumulus d’un blanc sale traversaient le ciel au-dessus de sa tête. Le soleil aussi était au zénith. Jonathan comprit qu’il devait se trouver près de l’équateur et se souvint que la ville du Château se trouvait loin au nord. Il n’apercevait pas le grand diamètre apparent du soleil car celui-ci était trop vif, mais l’astre était plus facile à regarder de près que la petite étoile primaire du système néo-calédonien.

Whitbread sentait qu’il était dans un monde étranger, mais il n’avait rien à y découvrir. Son regard se portait sans cesse sur le bâtiment titanesque qui brillait devant lui. Bientôt il se leva et alla en examiner la porte.

Elle mesurait bien dix mètres de haut, ce qui la rendait impressionnante aux yeux de Whitbread et carrément gigantesque à ceux des Granéens. Mais ces derniers seraient-ils impressionnés par la taille de quoi que ce soit ? Whitbread ne le pensait pas. La porte devait être fonctionnelle. Qu’est-ce qui pouvait bien mesurer dix mètres de haut ? De l’équipement lourd ? Il appliqua son micro sur la surface métallique lisse, mais n’entendit rien.

Sur un des côtés du porche dans lequel était logée la porte, il découvrit un panneau, monté sur un robuste ressort, derrière lequel se trouvait une sorte de verrou à combinaison. Et c’était tout… évidemment les Granéens attendaient les uns des autres qu’ils sachent résoudre de telles énigmes en un coup d’œil. Une serrure simple, avec une clé, aurait voulu dire : DEFENSE D’ENTRER. Mais ce n’était pas le cas.

Sans doute cette serrure servait-elle à interdire l’entrée mais à qui ? Aux bruns ? Aux blancs ? Aux ouvriers et aux classes non intelligentes ? Probablement à tous ceux-ci. Un verrou à combinaison pouvait être assimilé à une forme de communication.

Potter arriva en haletant, son lourd casque trempé de sueur, un bidon d’eau pendant à la ceinture. Il éteignit sa radio et brancha un petit haut-parleur. « J’ai goûté l’air d’alpha du Grain… et j’ai compris, dit-il. Alors, qu’avez-vous découvert ? »

Whitbread le lui montra après avoir réglé son propre micro. Il était inutile d’émettre tout ce qu’ils disaient.

« Hum ! J’aimerais bien que le docteur Buckman soit là. Ce sont des chiffres granéens… Oui, et le système solaire du Grain. La molette pointe vers l’endroit où alpha du Grain devrait se trouver. Voyons… »

Whitbread regarda avec intérêt Potter qui examinait le verrou. Le Néo-Écossais fit la moue et dit : « Ouais. La géante gazeuse est trois virgule sept fois plus loin du Grain qu’alpha. Hum. » Il tira son éternel ordinateur miniature de la poche de sa chemise. « Oui… trois virgule huit huit, en base douze. Dans quel sens le bouton tourne-t-il ?

— La combinaison pourrait tout aussi bien être la date de naissance de quelqu’un… », dit Whitbread. Il était heureux de voir Gavin Potter. Il était content de voir un humain. Mais le Néo-Écossais l’inquiétait : il tournait les boutons du verrou. À gauche, à droite, à gauche…

« Il me semble me rappeler que Horst nous a donné des ordres à propos de ce bâtiment, dit Whitbread d’un ton incertain.

— “Il vaut mieux ne pas y toucher”, c’est à peine un ordre. Ne sommes-nous pas là pour en savoir plus sur les Granéens ?

— Eh bien… » C’était un casse-tête intéressant. « Essayez de nouveau vers la gauche, suggéra Jonathan. Stop. » Il poussa sur le symbole représentant alpha du Grain. Celui-ci s’enfonça en cliquetant. « Continuez vers la gauche.

— Oui. Les cartes astronomiques granéennes indiquent que les planètes tournent dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. »

Au troisième chiffre, la porte commença à glisser vers le haut. « Ça marche ! » cria Whitbread.

La porte se releva d’une hauteur d’un mètre cinquante. Potter regarda Whitbread et dit : « Et maintenant ?

— Vous plaisantez ?

— Nous avons des ordres », dit lentement Potter. Ils s’assirent parmi les plantations et se considérèrent mutuellement. Il y avait de la lumière, sous le dôme. Et des bâtiments…


Staley marchait depuis trois heures quand il aperçut l’avion. Il volait haut et vite. Horst lui fit signe, sans espoir d’être repéré. D’ailleurs, on ne le vit pas et il reprit sa marche.

Bientôt, il vit de nouveau l’aéronef. Il était derrière lui, bien plus bas et semblait avoir déployé des ailes. Il se posa hors de vue, derrière les collines basses où Staley avait atterri. Il haussa les épaules. L’avion trouverait son parachute et sa capsule de sauvetage, repérerait ses traces. La direction à prendre serait évidente. Il n’y avait nul autre endroit vers lequel se diriger.

Quelques instants plus tard, l’appareil avait redécollé et venait droit sur lui, manifestement à sa recherche. Il eut envie de se cacher, se dit que c’était idiot et agita à nouveau les bras. Il fallait qu’on le trouve, bien que l’histoire qu’il aurait alors à raconter ne fût pas très claire.

L’aéronef le dépassa et se mit en vol stationnaire. Des éjecteurs de gaz se courbèrent vers l’avant et le bas, l’appareil chuta rapidement et se posa dans le champ. Il contenait trois Granéens dont une brune-et-blanche qui en sortit rapidement.

« Horst ! cria-t-elle de la voix de Whitbread. Où sont les autres ? »

Staley tendit le bras vers le dôme luisant qui se trouvait encore à une heure de marche.

La Granéenne de Whitbread sembla s’affaisser. « C’est foutu. Horst, êtes-vous sûr qu’ils y sont déjà ?

— Oui. Ils m’attendent. Ils y sont depuis environ trois heures.

— Mon Dieu ! Peut-être n’ont-ils pas pu entrer. En tout cas, Whitbread n’aurait pas réussi. Venez vite, Horst. » Elle indiqua l’avion. « Nous allons nous serrer. »

Un autre brun-et-blanc attendait dans l’engin avec le pilote brun. La Granéenne de Whitbread chanta une phrase sur cinq octaves en utilisant au moins neuf tons. L’autre brun-et-blanc fit des gestes désespérés. Les Granéens firent une place à Staley entre les sièges bizarres et le brun tripota ses commandes de vol. L’avion décolla et fonça droit vers le bâtiment en forme de dôme. « Peut-être ne sont-ils pas entrés, répétait la Granéenne de Whitbread. Peut-être. »

Mal à l’aise, Horst s’accroupit dans la cabine et commença à se poser des questions. Il n’aimait pas cela du tout. « Qu’y a-t-il ? » demanda-t-il.

La Granéenne de Whitbread lui lança un regard étrange. « Peut-être, rien. » Les deux autres Granéens se turent.

34. Entrée interdite

Whitbread et Potter étaient seuls à l’intérieur du dôme et écarquillaient les yeux.

Le bâtiment n’était qu’une coque. Une source lumineuse, ressemblant à un soleil d’après-midi, brillait, à mi-hauteur sur le mur. Les Granéens se servaient de ce genre d’éclairage dans nombre des immeubles que Whitbread avait vus.

Sous le dôme se trouvait une petite ville, mais dont toute vie était absente. Il n’y régnait ni bruit, ni mouvement, ni lumière aux fenêtres. Et les maisons…

Cette cité n’avait aucune cohérence. Les immeubles étaient entassés les uns sur les autres. Whitbread grimaça en découvrant deux piliers de béton, aux lignes pures et aux innombrables baies, encadrant une sorte de cathédrale médiévale surdimensionnée, toute sculptée de mille corniches gardées par ce que le Fyunch (clic) de Bury avait appelé des « démons » granéens.

Il y avait là une centaine de styles architecturaux et au moins une douzaine de niveaux technologiques. Là-bas, les formes géodésiques n’auraient pas pu exister sans béton précontraint ou autre chose de plus évolué, sans parler des mathématiques qu’il avait fallu mettre en œuvre pour en calculer la forme. Par contre la maison la plus proche de la porte était faite de briques de boue, cuites au soleil. Ici, un solide parallélépipède avait des murs de verre argenté ; là, ils étaient en pierre grise et leurs minuscules fenêtres ne possédaient pas de vitres mais de simples volets qui les isolaient des éléments.

« Pour les protéger de la pluie. Cette bâtisse devait se dresser ici avant le dôme, dit Potter.

— C’est évident. Il est presque neuf. Cette espèce de… cathédrale, là-bas au milieu : elle est si vieille qu’elle menace de s’écrouler.

— Regardez. Cette structure parabolique – hyperbolique a été extraite d’un des murs. Et regardez quel rempart !

— Oui, il devait faire partie d’un autre bâtiment. Dieu sait de quand cela peut dater. » Le haut et les bords du mur, épais d’un mètre, s’étaient écroulés. Il était fait de blocs de pierres empilés, qui devaient peser cinq cents kilos chacun. Une sorte de lierre l’avait envahi, encerclé et pénétré de sorte que la plante devait maintenant assurer une partie de sa cohésion.

Whitbread s’approcha et regarda à travers le feuillage. « Il n’y a pas de ciment, Gavin. Ils ont dû emboîter les blocs. Et pourtant cela supporte le poids du reste de l’immeuble… qui est en béton. Leurs constructions sont faites pour durer.

— Vous rappelez-vous ce que Horst nous a dit sur la “Ruche de Pierre” ?

— Oui. Qu’il en sentait l’âge presque physiquement. C’est vrai. C’est vrai…

— Tout doit être d’une époque différente, ici. Je pense que ce doit être un musée. Un musée d’architecture, peut-être ? Les Granéens l’ont alimenté siècle après siècle. Et pour finir, ils ont construit ce dôme pour le protéger des éléments.

— Mouais…

— Vous ne croyez pas ?

— Le dôme est en métal et il est épais de deux mètres. Quelle sorte d’élément naturel… ?

— Des chutes de météorites, peut-être ? Non, c’est idiot, il y a une éternité qu’ils ont déplacé les astéroïdes.

— J’aimerais bien jeter un coup d’œil dans cette basilique. Elle m’a l’air d’être la plus ancienne de toutes ces constructions. »


La cathédrale était bien un musée. Tout homme civilisé l’aurait compris. Les musées se ressemblent tous.

Ils découvrirent des vitrines contenant des objets anciens, munis de plaques métalliques imprimées et datées. « Je connais ces nombres, dit Potter. Regardez, ils sont de quatre ou de cinq chiffres. Et en base douze !

— Ma Granéenne m’a un jour demandé de quand dataient les premières archives humaines. De quand datent les leurs, Gavin ?

— Eh bien… leur année est plus courte… Cinq décimales. Ils se réfèrent à un événement : il y a un signe moins devant tous les nombres. Attendez… » Il tira son ordinateur de sa poche et inscrivit des calculs. « Ce nombre devrait être soixante-quatre mille et des poussières. Mais, Jonathan, ces plaques sont presque neuves.

— Leurs langues évoluent. De temps en temps, ils doivent retraduire les inscriptions.

— Oui… Oui, je connais le sens de ce signe. Il veut dire : “Approximativement” Potter allait rapidement d’une vitrine à l’autre. « Le revoici. Pas ici… mais ici. Jonathan, venez voir ça. »

C’était une très vieille machine. Jadis, elle avait dû être en fer, mais n’était plus que rouille. Elle portait un schéma indiquant sa nature : « Obusier de campagne. »

« Là, sur la plaque. Ce double signe d’approximation implique une datation purement empirique. Je me demande combien de fois cette légende-là a été traduite. »

Salle après salle, ils exploraient. Ils découvrirent une large cage d’escalier, montant au premier étage, mais dont les marches très basses n’étaient pas assez larges pour les pieds humains. Au-dessus, ils entrèrent dans d’autres pièces menant vers d’autres expositions. Les plafonds étaient bas. La lumière leur était dispensée par des ampoules à filament incandescent qui s’allumaient à leur entrée et qui étaient disposées de façon à ne pas déparer la beauté des lieux. La cathédrale en elle-même devait être une pièce de musée. Les plaques se ressemblaient mais les vitrines étaient toutes différentes. Whitbread ne s’en étonna pas. Les Granéens ne construisaient jamais deux choses de la même manière. Mais devant l’une d’elles… il faillit rire.

C’était une bulle de verre, de deux mètres de large et de plusieurs de haut, reposant sur un cadre de forme indéfinie d’un métal presque jaune. Le verre et son support avaient tous deux l’air neuf. Sur le cadre se trouvait une plaque. À l’intérieur du verre, était déposée une boîte de bois, aux sculptures très fines, de la taille d’un cercueil, blanchie par le temps et fermée par un couvercle de grillage rouillé portant lui-même une plaque. Sous la grille s’alignaient des poteries aux formes merveilleuses et à la finesse extrême, certaines intactes, d’autres brisées. Chaque objet du lot avait une étiquette datée. « Une pièce de musée, dans une autre, dans une autre », dit Whitbread.

Potter ne rit pas. « Mais c’est parfaitement exact. Regardez, là. La bulle a environ deux mille ans… C’est impossible, non ?

— Si, à moins que… » Whitbread frotta sa chevalière contre le verre. « Ils se rayent l’un l’autre. Ce doit être du saphir artificiel. »

Il refit l’expérience sur le métal, qui, lui, raya le brillant. « Va pour deux mille ans.

— La botte, quant à elle, date d’environ deux mille quatre cents ans et la poterie va de trois mille à des temps plus anciens. Regardez comme les styles changent. Ce doit être la description de l’histoire d’un style particulier.

— Pensez-vous que la châsse en bois vienne d’un autre musée ?

— Oui. »

Whitbread sourit. Ils continuèrent leur visite. Bientôt Jonathan désigna un objet et dit : « Tenez, c’est le même métal, non ? » La petite arme à deux poignées – ce devait en être une – portait la même date que la bulle de saphir.

Plus loin, ils trouvèrent une étrange structure, près du mur du grand dôme. Elle était constituée d’un réseau vertical d’hexagones, chacun formé de barres d’acier longues de deux mètres, portant pour certaines, des plaques de plastique et pour d’autres, des débris cassés de cette même matière.

Potter fit remarquer la douce courbure de la structure.

« C’était un autre dôme. Parfaitement hémisphérique et doté d’un ancrage géodésique. Il n’en reste pas grand-chose et, d’ailleurs, il n’aurait pas couvert tout le musée.

— Exact. Mais pourtant ce n’est pas le temps qui l’a usé. Regardez comme les barres externes sont tordues. Une tornade peut-être ? Le pays est assez plat pour cela. »

Il fallut à Potter un moment pour comprendre. Il n’existait jamais de tornades sur la rude Néo-Écosse terraformée. Il se souvint de ses leçons de météorologie et hocha la tête. « Oui. Peut-être. Peut-être. » Au-delà des fragments du cône d’origine, Potter trouva un assemblage de métal en pleine décomposition, à l’intérieur de ce qui aurait pu être une coque de plastique qui était elle-même frêle et érodée. Sur la plaque qui accompagnait cet « objet », on lisait deux nombres de cinq chiffres. Le schéma qui l’illustrait montrait une étroite automobile, à l’air primitif, dotée de trois sièges. Le capot du moteur était ouvert.

« Combustion interne, dit Potter. Je pensais bien qu’alpha du Grain manquait de combustibles fossiles.

— Sally également. La civilisation a dû piquer du nez après que les Granéens eurent consommé toutes ces matières premières. »

C’est derrière une grande baie panoramique qu’ils découvrirent le clou de l’exposition : ils se retrouvèrent en face d’un immense « clocher », à regarder au-delà d’une antique plaque de bronze finement ciselée, qui portait elle-même une plaque plus petite.

À l’intérieur du clocher se dressait une fusée. Malgré les trous qu’elle portait sur ses flancs et la rouille qui l’envahissait, elle avait encore sa forme d’origine : un long réservoir cylindrique, aux parois très minces, terminé par une cabine surmontée d’un nez pointu.

Ils se dirigèrent vers les escaliers. Il devait y avoir une fenêtre au rez-de-chaussée…

Ils en trouvèrent bien une. Ils s’agenouillèrent pour explorer l’intérieur du moteur, Potter dit : « Je ne vois pas tout à fait…

— Type NERVA », dit Whitbread. Il murmurait presque. « Atomique. Très ancien. Ça envoie un combustible inerte dans un noyau d’uranium ou de plutonium. Pile à fission, anté-fusion…

— Êtes-vous sûr ? »

Whitbread hocha la tête.

La fission avait été inventée après la combustion interne mais cette dernière servait encore sur certains des mondes membres de l’Empire. L’énergie de fission était presque devenue un mythe et, en regardant cette vieille fusée, ils sentaient l’âge du lieu leur tomber sur les épaules comme une chape et les entourer silencieusement.


L’avion atterrit à côté des lambeaux orange d’un parachute et des restes d’un cône dont la porte bâillait d’un air accusateur.

La Granéenne de Whitbread sauta à terre et fonça vers le cône. Elle gazouilla et le pilote bondit de l’appareil pour la rejoindre. « Ils l’ont ouverte, dit la Granéenne. Je n’aurais jamais pensé que Jonathan réussirait seul. Ce doit être Potter. Horst, se peut-il encore qu’ils ne soient pas entrés ? »

Staley secoua la tête.

La Granéenne siffla à l’intention de la brune, « Surveillez le ciel, Horst. Cherchez les avions », dit la Granéenne de Whitbread. Elle parla à l’autre brun-et-blanc, qui quitta l’avion et sonda les nuages des yeux.

La Granéenne brune ramassa la combinaison de Whitbread et son armure. Elle se mit rapidement au travail, remodelant quelque chose pour lui donner la forme du casque et reformant le col du vêtement. Puis, elle remania le régénérateur d’air grâce à des outils tirés de sa ceinture. La combinaison se gonfla et tint debout sans soutien. La créature brune referma le volet d’inspection du scaphandre. Elle enroula une corde autour des épaules du vêtement pour les serrer et perça un trou à chaque poignet.

L’ « homme » vide leva les bras au son de l’air qui sifflait en s’échappant des poignets. La pression chuta et les bras tombèrent. On entendit un autre sifflement et les bras se relevèrent…

« Ça devrait suffire, dit la Granéenne de Whitbread. Nous avons maquillé votre combinaison de la même façon après en avoir fait monter la température à 37°C. Avec un peu de chance, ils la détruiront sans même vérifier si vous êtes dedans.

— Quoi ?

— Mais on ne peut pas en être sûr. J’aurais aimé qu’on puisse la faire tirer sur les avions… »

Staley secoua l’épaule de la Granéenne. Le brun resta à les regarder avec un demi-sourire qui ne voulait rien dire. Le soleil équatorial était haut dans le ciel. « Pourquoi voudrait-on nous tuer ? demanda Staley.

— Vous êtes tous condamnés à mort, Horst.

— Mais pourquoi ? Est-ce le dôme ? Y a-t-il un tabou ?

— C’est le dôme. Il n’y a pas de tabou. Pour qui nous prenez-vous, pour des primitifs ? Vous en savez trop, c’est tout. Les morts ne parlent plus. Maintenant venez, nous devons les retrouver et filer au plus vite. »

La Granéenne de Whitbread se courba pour passer sous la porte. C’était inutile, mais Whitbread l’aurait fait. L’autre brun-et-blanc suivit silencieusement, laissant la Granéenne marron debout à l’extérieur, le visage souriant doucement.

35. Cours, petit, cours !

Ils virent les autres enseignes près de la cathédrale. Les bottes de Horst Staley résonnaient avec un son creux sur le béton tandis qu’il s’approchait d’eux. Whitbread leva les yeux, remarqua la démarche de la Granéenne et dit : « Fyunch (clic) ?

— Fyunch (clic).

— Nous avons exploré votre…

— Jonathan, nous n’avons pas le temps », dit la Granéenne. L’autre brun-et-blanc les observait, l’air impatient.

« Nous sommes condamnés à mort pour violation de lieu privé, dit Staley d’un ton plat. Je ne sais pourquoi. »

Le silence s’installa, puis Whitbread reprit : « Moi non plus ! Ceci n’est qu’un musée…

— Oui, dit la Granéenne. Il a fallu que vous atterrissiez ici. Ce n’est même pas de la chance. Vos idiots d’animaux miniatures ont programmé les cônes de rentrée afin qu’ils ne percutent ni pic montagneux, ni ville, ni mer. Vous ne pouviez que vous poser dans les champs. Et c’est là que nous mettons nos musées.

— Ici ? Pourquoi ? » demanda Potter. Il semblait déjà connaître la réponse. « Il n’y a personne ici qui…

— Afin qu’ils ne soient pas bombardés. »

Le silence faisait partie intégrante du lieu. La Granéenne dit : « Gavin, cela ne paraît pas vous surprendre. »

Potter fit le geste de se gratter le menton. Mais son casque l’en empêcha. « J’imagine qu’il n’existe pas la moindre chance de vous persuader que nous n’avons rien appris.

— Non. Vous êtes ici depuis trois heures. »

Whitbread l’interrompit. « Non. Plutôt deux. Horst, cet endroit est fantastique ! Ce sont des musées dans des musées. Et ça remonte incroyablement loin dans le temps… C’est cela le secret ? Que votre civilisation est très ancienne ? Je ne vois pas pourquoi vous voudriez cacher ce fait.

— Vous avez eu beaucoup de guerres », dit lentement Potter.

La Granéenne inclina la tête et les épaules. « Oui.

— De grandes guerres ?

— Oui. Et aussi des petites.

— Combien ?

— Pour l’amour du ciel, Potter ! Qui les aurait comptées ? Des milliers de Cycles. Des milliers d’effondrements et de retours à la sauvagerie. Avec Eddie le Fou sans cesse en train d’essayer de les arrêter. Mais moi, j’ai eu mon compte. Toute la caste des décideurs est devenue dingue comme Eddie le Fou. Ils pensent pouvoir briser les Cycles en partant pour l’espace et en colonisant d’autres systèmes stellaires. »

Le ton de voix d’Horst Staley était devenu froid et en parlant il examinait avec attention le dôme, la main posée sur la crosse de son pistolet. « Réellement ? Et qu’avons-nous donc appris que nous devions ignorer ?

— Je vais vous le dire. Ensuite, je vais essayer de vous ramener à votre astronef – vivants ! » Elle désigna l’autre Granéenne qui avait suivi impassiblement la conversation. La Granéenne de Whitbread siffla et fredonna. « Elle dit que nous n’avons qu’à l’appeler Charlie, reprit-elle. Vous ne pourriez pas prononcer son nom. Charlie représente un donneur d’ordres, un maître, qui est prêt à vous aider. Peut-être. Mais, de toute façon, c’est la seule chance que vous ayez…

— Alors, que faisons-nous ? demanda Staley.

— Nous essayons de rejoindre le patron de Charlie. Là-bas, vous serez protégés. (Sifflement, clic, sifflement.) Euh, appelons-le : le roi Pierre. Nous n’avons pas de rois, mais il est actuellement mâle. C’est un des plus puissants donneurs d’ordres. Après vous avoir parlé, il consentira probablement à vous ramener chez vous.

— Probablement ? dit Horst. Écoutez, quel est donc ce secret dont vous avez si peur ?

— Plus tard. D’abord nous devons bouger. »

Horst Staley dégaina son pistolet. « Non. Tout de suite. Potter, y a-t-il quoi que ce soit dans le musée qui puisse communiquer avec le Lénine ? Trouvez-moi quelque chose.

— Oui. Oui… Vous êtes sûr que ce pistolet est bien nécessaire ?

— Ne discutez pas. Trouvez-moi une radio !

— Écoutez, Horst, insista la Granéenne de Whitbread. Les décideurs savent que vous avez atterri quelque part dans le coin. Si vous tentez de lancer un appel radio d’ici, ils vous piégeront. Et si vous réussissez à faire passer votre message, ils détruiront le Lénine. » Staley essaya de placer un mot mais la Granéenne continua : « Oh si, ils peuvent très bien le faire ! Ce serait difficile. Votre champ de protection est assez puissant. Mais vous avez vu ce dont nos ouvriers sont capables et vous n’avez pas encore vu nos guerriers. Maintenant que nous avons assisté à la destruction d’un de vos meilleurs astronefs, nous savons qu’ils sont vulnérables. Pensez-vous donc qu’un unique petit vaisseau de guerre puisse survivre face à des flottes parties à la fois d’ici et des bases des astéroïdes ?

— Horst, elle a peut-être raison, dit Whitbread.

— Mais nous devons informer l’amiral. » Staley n’était plus aussi sûr de lui, mais son pistolet ne tremblait pas. « Potter, accomplissez votre mission.

— Dès que ce sera sans danger, vous aurez l’occasion d’appeler le Lénine », reprit la Granéenne de Whitbread. Durant un instant, sa voix devint presque aiguë, puis elle revint à la normale. « Horst, croyez-moi, c’est le seul moyen. De toute façon, vous ne saurez jamais manipuler un communicateur tout seul. Vous aurez besoin de notre aide et nous n’allons sûrement pas vous aider à faire une telle idiotie. Nous devons partir d’ici ! »

L’autre Granéenne trilla. La Fyunch (clic) de Whitbread répondit et après avoir gazouillé avec sa semblable, elle traduisit : « Si les troupes de ma propre maîtresse n’arrivent pas, les guerriers du gardien du musée le feront. Je ne sais pas où ce cerbère se situe dans cette affaire. Charlie non plus. Les gardiens sont stériles, ils ne sont pas ambitieux, mais ils se montrent très possessifs quant à ce qu’ils ont déjà.

— Vont-ils nous bombarder ? demanda Whitbread.

— Pas tant que nous serons ici. Cela détruirait le musée qui est une chose importante. Mais le gardien enverra ses troupes… Si celles de ma maîtresse n’arrivent pas avant.

— Pourquoi ne sont-elles pas déjà là ? demanda Staley. Je n’entends rien.

— Pour l’amour de Dieu, ils sont peut-être en route ! Écoutez, ma maîtresse – mon ancienne maîtresse – a décroché la juridiction des études humaines. Elle n’y renoncera pas – et donc elle ne laissera personne intervenir avec elle. Elle essaiera d’éloigner les gens des alentours et, étant donné que ses domaines se trouvent autour du Château que vous occupiez, il lui faudra un certain temps pour en faire venir des guerriers. C’est à environ deux mille kilomètres d’ici.

— Votre avion avait l’air rapide, dit Staley d’un ton morne.

— C’est un véhicule d’urgence pour médiateur. Les maîtres s’en interdisent mutuellement l’utilisation. Votre arrivée dans notre système a déjà presque déclenché une guerre, mais embarquer des guerriers à bord d’un de ces appareils en provoquerait une à coup sûr…

— Vos maîtres n’ont-ils pas du tout d’avions militaires ? demanda Whitbread.

— Si, mais ils sont plus lents. De toute façon, on va vous poursuivre. Il existe une ligne de chemin de fer souterrain sous ce bâtiment…

— Un métro ? » dit Staley. Tout allait trop vite. C’était lui qui commandait, mais il ne savait plus que faire.

« Bien sûr. Il arrive tout de même que les gens visitent les musées. Il faudra un bon moment pour venir ici du Château en métro. Mais qui sait ce que fera le gardien pendant ce temps-là ? Il se peut même qu’il interdise l’invasion de ma maîtresse. Et, s’il le fait, vous pouvez être sûrs qu’il vous tuera. Pour empêcher les maîtres de se battre ici.

— Trouvé quelque chose, Gavin ? » cria Staley.

Potter apparut à la porte d’un des piliers de verre et de métal. « Rien qui puisse me servir de radio. Et même rien dont je puisse être certain que c’en soit une. Je ne me suis occupé que des objets les plus récents, Horst. Tout ce qui se trouve dans les bâtiments plus anciens doit être complètement rouillé.

— Horst, nous devons partir ! insista de nouveau la Granéenne de Whitbread. Nous n’avons pas le temps de discuter…

— Horst, ces guerriers dont elle parle peuvent très bien venir en avion jusqu’à la station de métro précédente et le prendre là, rappela Whitbread. Il faut faire quelque chose. »

Staley hocha lentement la tête. « D’accord, comment partons-nous ? Dans votre avion ?

— Nous n’y tiendrions pas tous, dit la Granéenne de Whitbread. Mais Charlie pourrait emmener deux d’entre vous et moi…

— Non, dit Staley d’une voix décidée. Nous restons ensemble. Pouvez-vous appeler un avion plus grand ?

— Je ne suis même pas sûre que celui que nous avons réussira à s’échapper. Écoutez, il ne nous reste que le métro.

— Qui est peut-être déjà plein d’ennemis. » Staley prit le temps de réfléchir. Le dôme était un abri antiaérien et sa surface, polie, serait une bonne protection contre les lasers. Ils auraient pu s’enfermer ici… mais pour combien de temps ? Il commença à ressentir la nécessaire paranoïa du soldat perdu en territoire ennemi.

« Où devons-nous nous rendre pour faire passer un message au Lénine ? » demanda-t-il. C’était manifestement la première chose à faire.

« Au territoire du roi Pierre. C’est à mille kilomètres, mais c’est le seul endroit où vous trouverez l’équipement nécessaire pour que votre appel ne soit pas détecté. D’ailleurs, ça ne suffira peut-être pas, mais il n’y a pas d’autre solution.

— Et nous ne pouvons pas y aller en avion… Bien, où est le métro ? Nous allons devoir tendre une embuscade.

— Oui. » La Granéenne hocha la tête. « Bien sûr. Horst, je ne suis pas une bonne tacticienne. Les médiateurs ne se battent pas. Tout ce que je fais, c’est vous amener au maître de Charlie. C’est vous qui allez devoir vous occuper de ceux qui essaieront de nous tuer en cours de route. Que valent vos armes ?

— Ce ne sont que des armes de poing. Pas très puissantes.

— Il y en a d’autres dans le musée. C’est, en partie, un des intérêts de ce lieu. Mais je ne sais pas lesquelles fonctionnent encore.

— Ça vaut le coup d’essayer, Whitbread. Potter. Au travail. Trouvez-nous de l’armement. Bien, maintenant, où est ce métro ? »

Les Granéennes cherchèrent des yeux. Il était évident à Horst que Charlie comprenait ce qu’il disait, bien qu’elle ne tentât pas de parler anglique. Les Granéennes gazouillèrent pendant un moment puis celle de Whitbread montra du doigt le bâtiment en forme de cathédrale. « Là-dedans. » Puis elle indiqua les « démons » sur les corniches. « Tout ce que vous verrez est inoffensif, sauf ceux-là. Ce sont eux qui forment la classe des guerriers, les troupes, les gardes du corps, la police. Ce sont des tueurs et ils savent s’y prendre. Si vous en voyez un, enfuyez-vous.

— S’enfuir, tu parles ! » marmonna Staley. Il serra la crosse de son pistolet. « Nous vous retrouvons là-dessous », dit-il aux enseignes. « Et maintenant, que faisons-nous de l’ouvrière ?

— Je vais l’appeler », dit la Granéenne de Whitbread. Elle trilla.

La Granéenne brune entra en portant plusieurs « objets » qu’elle tendit à Charlie. Les Granéennes les examinèrent, puis celle de Whitbread dit : « Cela va vous servir. Ce sont des filtres à air. Vous pouvez enlever vos casques et porter ces masques.

— Nos radios…, protesta Horst.

— Emportez-les. Le brun pourra travailler dessus un peu plus tard. Voulez-vous vraiment garder les oreilles enfermées dans ces saletés de casques ? Les bonbonnes d’air ne dureront pas.

— Merci », dit Horst. Il prit le filtre et le sangla sur sa tête. Un entonnoir mou lui couvrait le nez et un tube en partait pour aller rejoindre un petit bidon qui s’attachait à la ceinture. Cela faisait du bien d’ôter le casque, mais Horst ne savait qu’en faire. Il le fixa à côté du bidon. « Bien, allons-y. » Il était plus facile de parler sans le casque, mais il fallait se souvenir de ne pas respirer par la bouche.

La rampe qu’ils abordèrent bientôt descendait en spirale. Très profondément. Dans la lumière sans ombre, rien ne bougeait, mais Horst s’imaginait comme étant une cible. Il aurait tout donné pour quelques grenades et un peloton de Marines. Mais il n’avait que lui-même et ses deux frères enseignes. Et les Granéennes. Des médiateurs. « Les médiateurs ne se battent pas », avait dit la Granéenne de Whitbread. Il ne faudrait pas l’oublier. Elle se conduisait tant à la manière de Jonathan qu’il fallait sans cesse compter ses bras pour savoir à qui l’on s’adressait. Mais elle ne combattait pas. Les bruns, non plus, ne se battent pas.

Il avançait avec précaution, précédant les extra-terrestres, le long de la spirale, l’arme au poing. La rampe se terminait devant un huis où il s’arrêta quelques instants. Au-delà de la porte régnait le silence. Tant pis, allons-y, pensa-t-il avant de la franchir.

Il se retrouva seul dans un large tunnel cylindrique sur un unique quai qui dominait des voies de roulement. À sa gauche, la voie se terminait sur un mur de roche. L’autre extrémité du boyau semblait s’étirer à l’infini dans l’obscurité. Le rocher où était percé le tunnel portait des cicatrices qui le faisaient ressembler à l’intérieur d’une baleine géante, avec ses côtes.

La Granéenne s’approcha de lui et comprit ce qu’il regardait. « Il y avait là un accélérateur linéaire, avant qu’une quelconque civilisation en plein essor ne le vole pour son métal.

— Je ne vois pas de wagons. Où allons-nous en trouver ?

— Je peux en appeler un. Comme tous les médiateurs.

— Pas vous. Charlie, dit Horst. À moins qu’ils sachent qu’elle aussi fait partie de la conspiration.

— Horst, si nous attendons qu’il arrive une voiture, elle sera pleine de guerriers. Le gardien sait que vous avez ouvert son dôme. Je ne comprends pas comment ses hommes ne sont pas encore ici. Probablement à cause d’une bataille juridictionnelle entre lui et ma maîtresse. Les décideurs de notre monde ont leur juridiction très à cœur… et le roi Pierre doit essayer de rendre les choses encore plus confuses.

— On ne peut pas prendre l’avion. On ne peut pas traverser les champs à pied. Et on ne peut pas appeler de train, dit Staley. Bon. Faites-moi le schéma d’une rame de métro. »

Elle dessina sur l’écran de l’ordinateur de Staley. Le véhicule était un cube, monté sur roues, de la forme universelle des wagons dont la fonction principale est de contenir autant de monde que possible, tout en prenant un minimum de place de garage. « Les moteurs sont là, dans les roues. Les commandes peuvent être automatiques…

— Pas sur un véhicule de guerre.

— Alors elles seront là, à l’avant. Et les bruns et les guerriers y ont peut-être apporté toutes sortes de changements. C’est le genre de choses qu’ils font, vous savez…

— Par exemple de les blinder. D’installer des canons à l’avant. »

Tout à coup, les trois Granéennes se raidirent et Horst tendit l’oreille. Mais il n’entendit rien.

« Des bruits de pas, dit la Granéenne, Whitbread et Potter.

— Peut-être. » Staley se coula vers la porte d’entrée.

« Ça va, Horst, j’ai reconnu leur rythme. »

Ils avaient trouvé des armes. « Et voici le clou du spectacle », dit Whitbread. Il tenait un tube muni d’une lentille à une extrémité et d’une crosse, clairement conçue pour recevoir une épaule granéenne, à l’autre. « Je ne sais pas combien de temps la réserve énergétique durera, mais ça permet de découper des trous à travers des murs de pierre. C’est un rayon invisible. »

Staley prit l’arme. « C’est ce qu’il nous faut. Vous me parlerez des autres plus tard. Allez vous mettre derrière la porte et restez-y. » Staley se posta à l’endroit où le quai se terminait, juste à côté de l’entrée du tunnel. On ne le repérerait qu’en entrant dans la station. Il se demanda ce que valaient les armures et le blindage granéens. Résisteraient-ils à un laser aux rayons X ? Il n’y avait pas un bruit. Il attendit, impatient.

Tout ça est idiot, se dit-il. Mais que faire ? Et s’ils viennent en avion et se posent à l’extérieur ? J’aurais dû fermer la porte et y laisser quelqu’un. D’ailleurs, il n’est pas trop tard.

Il commença à se tourner vers les autres, mais, tout à coup, il entendit un bourdonnement très sourd qui venait de loin dans le tunnel. Cela le fit se détendre. Il n’y avait plus à réfléchir. Horst rampa lentement et agrippa plus fermement son arme. La voiture arrivait à vive allure…

Elle était bien plus petite que ce que Staley attendait : un jouet de voiture citadine, sifflant en le dépassant. Le vent qu’elle déplaçait lui gifla le visage. Le véhicule s’arrêta brutalement, tandis que Staley le balayait en agitant son arme comme un magicien sa baguette, d’avant en arrière. Rien ne sortait de l’autre côté. Le fusil fonctionnait parfaitement. Le faisceau en était invisible mais des lignes entrecroisées de métal chauffé au rouge barraient maintenant le véhicule. Horst arrosa les fenêtres – qui ne montraient que du vide – puis le toit. Enfin il bondit dans le tunnel et tira vers le fond de celui-ci.

Il y avait là une autre voiture. Staley se remit à couvert mais ne cessa pas de tirer, visant l’engin qui approchait. Comment diable allait-il savoir quand la batterie de son arme – ou sa source d’énergie – rendrait l’âme ? Bon sang, une pièce de musée ! Le deuxième véhicule le dépassa et Horst vit les lignes couleur cerise qui le zébraient. Il le balaya de son arme et se retourna pour tirer à nouveau vers le fond du tunnel. Celui-ci ne contenait plus rien.

Pas de troisième voiture. Bien. Il ratissa méthodiquement de son laser le dernier arrivé des véhicules, qui s’était arrêté juste derrière le premier. Système anti-collision ? Il ne pouvait le savoir. Il courut vers les deux voitures. Whitbread et Potter sortirent se joindre à lui.

« Je vous ai dit de ne pas bouger ! »

Whitbread dit : « Désolé, Horst.

— Nous sommes en situation de combat, enseigne Whitbread. Vous pourrez m’appeler Horst quand on ne nous tirera plus dessus !

— À vos ordres. Puis-je faire remarquer que personne n’a tiré, sauf vous. »

Les voitures dégageaient une odeur de chair brûlée. Les Granéennes sortirent de leur cachette. Staley s’approcha lentement des véhicules et regarda à l’intérieur. « Des démons », dit-il.

Ils examinèrent les cadavres avec intérêt. Ils n’avaient vu ce genre d’individus qu’en statue. Par opposition aux médiateurs et aux ouvriers, ils semblaient minces comme un fil et agiles, comme des lévriers comparés à des dogues. Les bras droits étaient longs, avec des doigts courts et épais et un seul pouce. Le tranchant de la main n’était qu’une callosité. Le bras gauche était plus long, muni de doigts épais comme des saucisses et quelque chose pointait sous son aisselle.

Les démons avaient des dents, longues et aiguisées, comme des monstres de livre d’enfants devenus réalité.

Charlie gazouilla à l’intention de la Granéenne de Whitbread. Ne recevant pas de réponse, elle chanta de nouveau, d’un ton plus aigu et fit signe au brun. L’ouvrière s’approcha de la portière de la voiture et entreprit de l’examiner. La Granéenne de Whitbread, pétrifiée, regardait fixement les guerriers morts.

« Attention aux objets piégés ! » hurla Staley. Le brun n’y prêta aucune attention et commença à palper délicatement la porte. « Attention !

— Il y aura des pièges, mais l’ouvrière les verra, dit très lentement Charlie. Je vais lui dire d’aller doucement. » La voix était précise et sans accent du tout.

— Mais, vous savez parler, dit Staley.

— Pas bien. Il est difficile de penser, dans votre langue.

— Qu’a donc ma Fyunch (clic) ? » demanda Whitbread.

Au lieu de répondre, Charlie se remit à gazouiller. Le ton était très aigu. La Granéenne de Whitbread tressauta et se tourna vers eux.

« Désolée, dit-elle. Ce sont les guerriers de… ma maîtresse. Bon sang de bon sang, que suis-je en train de faire ?

— Embarquons », dit Staley d’un ton nerveux. Il leva son arme pour découper la paroi du véhicule. La Granéenne de couleur brune inspectait toujours la portière, comme si elle en avait peur.

« Permettez-moi, très cher », dit Whitbread. Il devait plaisanter. Il tenait un glaive au manche épais. Horst le regarda couper un carré dans le métal du wagon en un seul mouvement coulé de sa lame. « Ça vibre, dit-il. Je crois. »

Quelques relents de chair brûlée traversèrent leurs filtres nasaux. Ça devait être pire pour les Granéennes, mais elles paraissaient ne pas en être indisposées. Ils rampèrent vers l’intérieur de la voiture.

« Vous feriez mieux de bien regarder ces monstres », dit la Granéenne de Whitbread. Elle semblait remise. « “Connais ton ennemi”. » Elle s’adressa au brun, en piaillant. L’ouvrière alla aux commandes du véhicule, les examina avec soin et s’assit à la place du conducteur. Elle dut pour cela en vider un guerrier mort.

« Regardez sous le bras gauche, dit la Granéenne de Whitbread. Il y a un deuxième membre, vestigiel chez la plupart de nos sous-espèces. Mais ici, ce n’est qu’une épine, comme un… » Elle réfléchit. « Comme une défense. Ou un poignard à éventrer. Et il est assez musclé pour se pointer tout seul. »

Whitbread et Potter firent la grimace. Sous la direction de Staley, ils commencèrent à faire basculer les corps des démons par le trou percé dans la paroi de la voiture. Les guerriers étaient tous plus ou moins jumeaux, tous identiques, sauf pour les parties de leur corps où le laser aux rayons X les avait transpercés. Leurs pieds portaient au talon et à la pointe, une corne très pointue. Il leur suffisait de donner un coup de pied, en avant ou en arrière, et c’était la mort. Leur tête était petite.

« Sont-ils intelligents ?

— Selon vos critères, oui. Mais ils ne sont pas très inventifs », dit la Granéenne de Whitbread. On aurait dit Jonathan en train de réciter une leçon au premier lieutenant : sa voix était précise, mais sans intonation. « Ils sont capables de réparer et de manier toutes les armes ayant jamais existé. Mais pas d’en imaginer de nouvelles. Oui, et il y a une forme hybride, entre le médecin et le guerrier. À demi intelligente. Vous devriez pouvoir imaginer ce à quoi ils ressemblent. Vous avez intérêt à montrer à l’ouvrière toutes les armes que vous garderez… »

Sans prévenir, le véhicule s’était mis en mouvement. « Où allons-nous ? » demanda Staley.

La Granéenne de Whitbread gazouilla. On aurait juré le sifflement d’un oiseau moqueur : « C’est la prochaine ville que la ligne de métro dessert.

— Il y aura un barrage. Ou un groupe armé pour nous accueillir, dit Staley. C’est loin ?

— Oh… Cinquante kilomètres.

— Amenez-nous à mi-chemin puis arrêtez-nous, ordonna Staley.

— Oui, lieutenant. » La Granéenne ressemblait encore plus à Whitbread. « Ils vous ont sous-estimé, Horst. C’est la seule explication que je trouve à tout ceci. Je n’ai jamais entendu dire qu’un guerrier se soit fait tuer par autre chose qu’un autre guerrier. Ou par un maître, parfois, mais rarement. Nous faisons se battre les guerriers les uns contre les autres. C’est ainsi que nous gardons le contrôle de leur population.

— Grands Dieux, grommela Whitbread. Pourquoi ne pas simplement en faire… l’élevage ?

La Granéenne partit d’un rire sonore. C’était un rire amer, particulier, très humain et qui mettait mal à l’aise. « Ne vous êtes-vous jamais demandé ce qui avait tué l’ouvrière, à bord de votre vaisseau ?

— Si, bien sûr. » Ils répondirent tous en même temps. Charlie gazouilla.

« Il vaut mieux qu’ils le sachent, lui répondit la Granéenne de Whitbread. Elle est morte parce qu’il n’y avait personne là pour la mettre enceinte. » Il y eut un long silence. « Voilà tout le mystère. Vous n’avez pas encore compris ? Chaque variété de la race à laquelle j’appartiens doit être enceinte chaque fois qu’elle devient femelle, et ainsi de suite à l’infini. Si elle n’est pas enceinte à temps, elle meurt. Même nous, les médiateurs, qui sommes des hybrides, stériles.

— Mais… » Whitbread avait l’air d’un enfant à qui on venait de révéler la vérité sur le père Noël. « Combien de temps vivez-vous ?

— Environ vingt-cinq de vos années. Quinze ans après notre maturité. Mais les ouvriers, les cultivateurs, les maîtres – surtout les maîtres – doivent subir leur première grossesse moins de deux ans après leur puberté. L’ouvrière que vous avez ramassée devait être à peu de temps de l’âge limite. »

Le véhicule fonçait, dans le silence, « Mais… bon sang, balbutia Potter. C’est terrible.

— “Terrible”. Abruti ! Bien sûr que c’est terrible. Sally et ses…

— Quoi ? demanda Whitbread.

— Ses pilules anti conceptionnelles. Nous avons demandé à Sally Fowler ce que font les humaines quand elles ne veulent pas encore avoir d’enfants. Elles utilisent la pilule. Mais les filles bien ne s’en servent pas. Elles se contentent de ne pas faire l’amour », dit la Granéenne d’une voix sauvage.

Le wagon filait toujours sur ses voies de roulement. Horst, assis à l’arrière, qui était maintenant l’avant, scrutait le tunnel, son arme en position de tir. Il se retourna légèrement. Les Granéennes lançaient toutes deux des regards furieux aux humains, les lèvres entrouvertes, le sourire un peu agrandi. Mais l’amertume des mots et du ton de voix faisait oublier l’aspect amical de leur bouche. « Elles se contentent de ne pas faire l’amour ! répéta la Granéenne de Whitbread. Fyoofwoufle (cri) ! Maintenant vous savez pourquoi nous faisons la guerre ! Sans arrêt la guerre…

— Sur-surpopulation, dit Potter.

— Ouais ! Quand une de nos civilisations réussit à se sortir de la sauvagerie, les Granéens cessent de mourir de faim ! Vous, les humains, vous ne savez pas ce que veut dire le mot surpeuplement ! Nous réussissons à limiter les naissances chez les espèces les plus primitives, mais que voulez-vous que les donneurs d’ordres, les décideurs fassent à propos de leurs semblables ? La chose la plus proche de la pilule anticonceptionnelle que nous possédions se nomme : infanticide !

— Et cela vous est impossible, dit Potter. Tout instinct de ce genre est éliminé de votre race. Alors, bientôt, vous vous retrouvez à vous battre pour le peu de nourriture qui reste au monde.

— Bien sûr. » La Granéenne de Whitbread s’était calmée. « Plus avancée, la civilisation, plus longue, la période de sauvagerie. Et chaque fois, Eddie le Fou s’en mêle, essayant de briser l’éternel recommencement des Cycles, rendant les choses encore bien pires. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, messieurs, nous sommes en ce moment même à deux doigts de l’effondrement. Quand vous êtes arrivés, il y a eu une dispute terrible au sujet de qui aurait juridiction sur vous. Ma maîtresse a gagné. »

Charlie siffla et fredonna.

« Oui. Le roi Pierre a essayé, mais il n’était pas soutenu. Il n’était pas sûr de pouvoir gagner contre ma maîtresse. De toute façon, ce que nous faisons en ce moment déclenchera probablement la guerre. Peu importe. Elle devait arriver bientôt.

— Vous êtes tellement nombreux que vous cultivez des plantes sur les toits de vos maisons, dit Whitbread.

— Oh, c’est simplement du bon sens. Comme d’installer des bandes de terre arable dans les villes. Il reste toujours des survivants, pour redémarrer les Cycles à zéro.

— Ce doit être très dur de recréer une civilisation sans matières radioactives, dit Whitbread. Vous devez être obligés de revenir directement à la fusion de l’hydrogène, chaque fois.

— C’est ça. Vous y arrivez.

— Oui, mais à quoi ?

— Voilà : cela s’est passé de la même manière durant toute notre histoire, c’est-à-dire longtemps, selon vos critères. Sauf à une exception près : une période où l’on a découvert des matières fissiles dans les astéroïdes troyens. Il restait quelques rescapés, là-haut, et ce sont eux qui ont alors ramené la civilisation ici. Les minerais radioactifs avaient été assez intensivement extraits lors d’un cycle antérieur, mais il en restait encore.

— Bon sang, dit Whitbread. Mais…

— Arrêtez la voiture, s’il vous plaît », ordonna Staley. La Granéenne de Whitbread gazouilla et le véhicule ralentit, pour lentement s’immobiliser. « Je m’inquiète à propos de ce que nous allons trouver, expliqua Staley. Ils doivent être en train de nous attendre. Les soldats que nous avons tués n’ont pas fait leur rapport. De plus s’ils appartenaient à votre maîtresse, je me demande où sont ceux du gardien du musée. Et, de toute façon, je veux tester les armes des guerriers.

— Demandez au brun de les vérifier, dit la Granéenne de Whitbread. Elles sont peut-être piégées. »

Elles avaient l’air redoutables, ces armes. Il n’y en avait pas deux qui fussent identiques. Le type le plus courant était un lance-bombes, mais il y avait aussi des lasers de poing et des grenades. La crosse de chaque arme était individualisée. Certaines ne trouvaient leur équilibre que contre l’épaule supérieure droite, d’autres contre n’importe laquelle. Les viseurs étaient tous différents. Il y avait deux modèles pour gaucher. Staley se rappelait vaguement avoir transporté un corps à deux bras gauches.

Il découvrit un lance-roquettes d’un calibre de quinze centimètres. « Faites-lui vérifier ça », dit-il.

La Granéenne de Whitbread tendit l’arme au brun, acceptant en retour un lance-bombes qu’elle mit sous son siège. « Celui-ci était piégé. » L’ouvrière examina le lance-roquettes et trilla. « O.K. », dit la Fyunch (clic) de Whitbread.

« Et les munitions ? » dit Staley en tendant celles-ci. Il y en avait de plusieurs sortes, toutes différentes. Le brun trilla de nouveau.

« La roquette la plus grosse exploserait si vous tentiez de la charger, dit la Granéenne de Whitbread. Peut-être, après tout, vous ont-ils bien jugés. De toute façon, ils ont préparé des pièges. Moi, je pensais que les maîtres vous prenaient pour un médiateur inapte. C’est ce que nous pensions de vous, au départ. Mais ces chausse-trappes montrent qu’ils vous croient capables de réussir à tuer certains de nos guerriers.

— Parfait. Je préférerais qu’ils nous croient idiots. Sans les armes du musée, nous serions morts. Et, à propos, pourquoi conserver des armes en état de marche dans des endroits pareils ?

— Vous ne comprenez pas la fonction du musée, Horst. Il est destiné aux prochaines civilisations des Cycles. Les sauvages arrivent à en créer une. Le plus vite ils atteignent ce but, le plus long temps il s’écoulera avant la prochaine décadence, parce qu’ils pourront prendre de l’expansion plus vite que leur population ne croîtra. Vous voyez ? Alors on leur donne le choix entre un certain nombre de civilisations antérieures et les armes nécessaires pour en établir une nouvelle. Vous avez remarqué la serrure ?

— Non.

— Moi si, dit Potter. Il faut des notions d’astronomie pour en venir à bout. J’imagine que c’est pour empêcher les sauvages de s’emparer des biens du dôme avant qu’ils n’y soient prêts.

— Exact. » L’ouvrière tendit une roquette avec un gazouillis. « Elle a arrangé celle-ci. C’est sans danger. Qu’allez-vous en faire, Horst ?

— Trouvez-m’en d’autres. Potter, prenez ce laser à rayons X. À quelle profondeur sommes-nous ?

— Oh ! Hum. Le terminus de – (Chant d’oiseau) – n’est qu’à une volée d’escalier sous la terre. Or le relief est assez plat, dans la région. Je dirais entre trois et dix mètres de la surface.

— Et à quelle distance d’un autre moyen de transport ?

— Une heure de marche de – (Chant d’oiseau) – Horst, allez-vous endommager le tunnel ? Savez-vous depuis combien de temps ce métro fonctionne ?

— Non. » Horst glissa à travers l’ouverture improvisée de la paroi de la voiture. Il s’éloigna de quelques bons mètres en reprenant la direction d’où ils étaient venus, puis, songeant que ses armes pouvaient encore être piégées, il doubla cette distance.

Le tunnel était droit, à l’infini, devant lui. On avait dû le tracer grâce à un laser, puis le percer à l’aide d’une machine thermique à creuser la roche.

La voix de la Granéenne de Whitbread lui parvint, résonnant sur les parois du boyau. « Onze mille ans ! »

Staley tira.

Le projectile toucha le plafond du tunnel, au loin. Horst se recroquevilla pour résister à l’onde de choc. Quand il releva la tête, il y avait des tonnes de poussière dans l’air.

Il choisit une autre roquette et la lança.

Cette fois, il aperçut une lumière rougeâtre, celle du jour. Il alla voir les dommages qu’il avait infligés à la construction. Oui, ils pourraient grimper cette pente.

Onze mille ans.

36. Jugement

« Faites partir le wagon sans nous », dit Horst. La Granéenne de Whitbread chanta et l’ouvrière ouvrit le panneau de commandes. Elle travailla à toute vitesse. Whitbread se souvint d’un certain mineur d’astéroïde qui avait vécu et était mort longtemps auparavant, quand le Mac-Arthur était encore un abri et les Granéens des inconnus amicaux et fascinants.

L’ouvrière bondit de la voiture, qui hésita une seconde puis se mit à accélérer. Ils se tournèrent vers la rampe que Horst avait créée et l’escaladèrent en silence.

Dehors, le monde avait pris toutes les teintes de rouge. Les rangées sans fin de plantes repliaient leur feuillage pour la nuit. Une couronne irrégulière d’arbustes se penchait vers le trou d’où ils sortaient.

Quelque chose bougea parmi les feuilles. Trois pistolets levèrent le nez. Un être tordu s’approcha d’eux et Staley dit : « Ça va, c’est une cultivatrice. »

La Granéenne de Whitbread se joignit aux enseignes. De toutes ses mains, l’agricultrice brossait sa fourrure poussiéreuse. « Vous en verrez d’autres, dit la médiatrice. Il se peut même qu’ils essaient de combler le trou. Les agriculteurs ne sont pas très vifs. Cela leur serait inutile. Et maintenant, Horst ?

— Nous marcherons jusqu’à ce que nous trouvions un véhicule. Si vous voyez des avions… Oui ?

— Ils ont des détecteurs d’infra-rouge, dit la Granéenne.

— Y a-t-il des tracteurs dans vos champs ? Pourrions-nous en prendre un ? demanda Staley.

— Ils doivent être rentrés, à l’heure qu’il est. D’habitude, ils ne travaillent pas la nuit. Mais, bien sûr, il se peut que les cultivateurs en apportent un pour combler notre trou. »

Staley réfléchit et dit : « Alors nous n’en voulons pas. Trop voyant. Espérons que sur un écran infra-rouge nous ressemblons à des cultivateurs. »

Ils se mirent en marche. Derrière eux la « jardinière » entreprit de replanter les arbustes et d’égaliser la terre à leurs pieds. Elle gazouillait quelque chose mais la Granéenne de Whitbread ne traduisit pas. Staley se demanda vaguement s’il arrivait aux agriculteurs (-trices) de dire quelque chose, ou s’ils se contentaient de jurer. Mais il ne voulait pas parler pour l’instant. Il lui fallait réfléchir.

Le ciel s’obscurcit. Un point rouge luisait au-dessus des têtes : l’Œil de Murcheson. Et, devant eux, se trouvait la lueur jaune de la ville de – chant d’oiseau. Ils continuèrent à marcher, silencieux, les enseignes sur le qui-vive, l’arme prête, les Granéennes derrière eux, le torse pivotant périodiquement.

Bientôt Staley dit à la Granéenne de Whitbread : « Je me demande bien ce qu’il y a pour vous dans cette affaire.

— La douleur. L’effort. L’humiliation. La mort.

— Mais justement : je ne cesse de me demander pourquoi vous êtes venues nous aider ?

— Non, Horst. Vous ne cessez de chercher pourquoi votre Fyunch (clic) n’est pas venue. »

Horst la regarda. C’était exact, il s’était posé la question. Que faisait donc son esprit jumeau, alors que des démons pourchassaient son propre Fyunch (clic) à travers la planète ? Cela lui était douloureux.

« Nous faisons toutes deux notre devoir. Horst, votre Fyunch (clic) et moi. Mais celui de votre Granéenne est… disons qu’elle doit le remplir pour son officier supérieur. Gavin…

— Oui.

— J’ai essayé de convaincre votre Fyunch (clic) de me suivre mais elle a eu cette idée digne d’Eddie le Fou, que nous pourrions mettre fin aux Cycles en envoyant notre trop-plein de population dans d’autres systèmes stellaires. Mais au moins, ni elle ni sa maîtresse n’aideront à nous rechercher.

— Le pourraient-elles ?

— Horst, en partant du principe que je suis avec vous – ce qu’elle saurait si elle découvrait les guerriers morts – votre Granéenne connaîtrait très exactement votre situation.

— La prochaine fois qu’il faudra prendre une décision, nous devrons tirer à pile ou face. Ça au moins, elle ne pourra pas le prédire.

— Elle ne leur sera d’aucun secours. Personne n’attendrait d’un médiateur qu’il aide à poursuivre son propre Fyunch (clic).

— Mais pourtant, n’êtes-vous pas obligées de suivre les ordres de vos maîtres ? » demanda Staley.

La Granéenne fit pivoter rapidement son corps de droite à gauche. C’était un geste qu’il n’avait encore jamais vu. Manifestement, il n’était pas copié sur une attitude humaine. Elle dit : « Écoutez. On a inventé les médiateurs pour qu’ils arrêtent les guerres. Nous représentons les décideurs. Nous parlons en leur nom. Pour faire notre travail, il nous faut un peu de jugement personnel. Alors les ingénieurs généticiens travaillent sur le fil du rasoir. Trop d’indépendance et nous ne représentons plus les maîtres. On nous répudie. La guerre éclate.

— Oui, dit Potter. Et trop peu d’indépendance rend vos exigences rigides et la guerre commence aussi… » Potter chemina quelques instants sans rien dire. « Mais si l’obéissance est une affaire d’espèce, il vous sera impossible de nous aider toute seule. Vous allez devoir nous emmener chez un maître parce que vous n’avez aucun autre moyen d’action. »

Staley serra le lance-roquettes un peu plus fort. « C’est vrai ?

— En partie, admit la Granéenne de Whitbread. Pas autant que vous le croyez. Mais, oui, il est plus facile de choisir entre plusieurs ordres que d’agir sans directive.

— Et qu’est-ce que le roi Pierre pense qu’il faut faire ? demanda Staley. Dans quoi nous entraînez-vous ? »

L’autre Granéenne gazouilla. Celle de Whitbread lui répondit. La conversation dura plusieurs secondes. Très longtemps, pour des Granéens… La lumière du soleil mourait et l’Œil de Murcheson brillait cent fois plus fort que la Lune de la Terre. Dans le Sac à Charbon, il n’y avait pas d’autres étoiles. Autour des enseignes, les champs étaient rouge sombre, les ombres très noires et de profondeur infinie.

« Vous allez vers de l’honnêteté, dit enfin Charlie. Mon maître pense qu’il doit être honnête envers vous. Il vaut mieux vivre selon l’antique méthode des Cycles plutôt que de risquer la destruction totale et de condamner à mort tous nos descendants.

— Mais… » Potter bégayait. « Mais pourquoi ne vous est-il pas possible de coloniser d’autres étoiles ? La galaxie est bien assez vaste. Vous n’attaqueriez pas l’Empire ?

— Non, non, protesta la Granéenne de Whitbread. Ma propre maîtresse veut seulement acheter des terres, comme bases, sur les mondes de l’Empire, puis en sortir définitivement. Un jour ou l’autre, nous coloniserions des mondes à la périphérie de l’Empire. Il s’établirait un commerce entre nous. Je ne pense pas que nous essaierions de partager vos planètes.

— Alors pourquoi ? demanda Potter.

— Je ne pense pas que vous pourriez construire un assez grand nombre de vaisseaux spatiaux, le coupa Whitbread.

— Nous les mettrions en chantier sur nos colonies et les renverrions ensuite ici, répondit la Granéenne. Nous louerions des cargos à des hommes tels que Bury. Nous paierions plus que quiconque. Mais réfléchissez – cela ne pourrait durer. Les colonies feraient sécession, si je puis dire. Nous devrions recommencer, avec d’autres colonies, un peu plus lointaines. Et sur toutes les planètes où nous nous installerions, il y aurait des problèmes de surpeuplement. Imaginez ce que ce serait dans trois cents ans. »

Whitbread essaya : des astronefs grands comme des villes, des millions d’entre eux. Et des guerres de Sécession. Comme celles qui avaient signé la chute du Premier Empire. De plus en plus de Granéens…

« Des centaines de planètes granéennes, essayant toutes d’expédier leur population en expansion vers des mondes toujours plus lointains ! Des milliards de maîtres se battant pour leurs domaines et leur sécurité ! Votre propulsion d’Eddie le Fou est lente d’utilisation. Il faut du temps et du carburant pour explorer chaque système stellaire et situer le point d’Eddie le Fou suivant. Un jour ou l’autre, la limite externe de la “sphère Grana” serait trop proche. Il nous faudrait nous étendre vers l’intérieur, vers L’EMPIRE DE L’HUMANITÉ.

— Hum », dit Whitbread. Les autres se contentèrent de regarder la Granéenne, puis reprirent leur longue marche vers la cité. Staley tenait le volumineux lance-roquettes contre sa poitrine, comme si sa masse le réconfortait. Il portait parfois la main à son étui de pistolet pour toucher la crosse rassurante de son arme personnelle.

« Ce serait une décision facile à prendre, dit la Granéenne de Whitbread. Il y aurait des jaloux.

— De nous ? De quoi ? De nos pilules de contrôle des naissances ?

— Oui. »

Staley grogna.

« Et ce ne serait qu’un début, car, un jour, on verrait une immense sphère de systèmes occupés par les Granéens. Les étoiles centrales ne pourraient même plus atteindre la périphérie. Elles se battraient entre elles en une guerre continue, en un effondrement éternel de leurs civilisations. J’imagine très bien qu’une technique qu’elles utiliseraient couramment serait de lancer un astéroïde dans un soleil ennemi et de recoloniser les planètes après la fin des tempêtes solaires. Et la sphère d’influence granéenne continuerait à se dilater, laissant derrière elle de plus en plus de systèmes centraux.

— Je ne suis pas sûr que vous pourriez écraser l’Empire, dit Staley.

— Avec le taux de multiplication de nos guerriers ? Bref. Peut-être serait-ce vous qui vous vaincriez. Peut-être ne garderiez-vous que quelques-uns d’entre nous pour vos zoos. Nous ne vous poserions pas de problème de reproduction animale en captivité. Tout cela m’est égal. De toute façon, il y aurait de fortes chances pour que nous retombions dans les Cycles pour avoir converti trop de nos capacités industrielles dans le but de construire des vaisseaux spatiaux.

— Si vous ne vous préparez pas à entrer en guerre contre l’Empire, dit Staley, pourquoi sommes-nous tous les trois condamnés à mort ?

— Tous les quatre. Ma maîtresse veut tout autant ma tête que les vôtres… enfin, peut-être pas tout à fait. Elle voudra les vôtres pour les disséquer. »

Personne ne parut surpris.

« Vous êtes voués à être exécutés parce que vous détenez maintenant assez d’informations pour avoir compris tout ce que je viens de vous dire tout seuls, vous et les biologistes du Mac-Arthur. Beaucoup d’autres maîtres approuvent la décision de vous tuer. Ils craignent que, si vous vous échappez maintenant, votre gouvernement ne nous considère comme une race nuisible et en expansion, conquérant un jour ou l’autre l’Empire et la galaxie.

— Et le roi Pierre ? Lui ne veut pas notre mort ? demanda Staley. Pourquoi ? »

Les Granéennes se remirent à gazouiller. Charlie laissa parler l’autre. « Peut-être décidera-t-il de vous tuer. Il faut bien l’admettre. Mais il veut que le génie retourne dans sa lampe magique. S’il existe un moyen pour que les Granéens et les hommes se retrouvent au stade où vous avez découvert notre sonde d’Eddie le Fou, il le mettra en œuvre. Les anciens Cycles valent mieux que… toute une galaxie de Cycles !

— Et vous ? demanda Whitbread. Comment voyez-vous la situation ?

— Comme vous, dit prudemment la Granéenne. Je suis pleinement qualifiée pour juger ma race sans passion. Je ne suis pas une traîtresse. » L’extra-terrestre parla d’un ton presque implorant. « Je suis un juge. Je juge que l’association entre nos deux espèces ne résulterait qu’en une jalousie mutuelle, venant de nous pour vos pilules anticonceptionnelles et de vous, pour notre intelligence supérieure. Vous disiez ?

— Rien.

— J’estime que répandre ma race dans tout l’espace impliquerait des risques ridicules et ne mettrait pas fin au schéma des Cycles. Cela rendrait chaque effondrement de nos sociétés plus terrible. Nous nous multiplierions plus vite que nous ne pourrions réaliser notre expansion spatiale et ce jusqu’à ce que la décadence frappe des centaines de planètes à la fois, comme une routine…

— Mais, dit Potter, vous êtes arrivée à votre jugement sans passion en adoptant notre point de vue – ou, plutôt, celui de Whitbread. Vous agissez tellement comme Jonathan que nous devons sans cesse compter vos bras pour vous différencier. Qu’arrivera-t-il quand vous renoncerez au point de vue humain ? Est-ce que votre jugement ne pourrait… Hé ! »

La main gauche de l’extra-terrestre se referma sur les revers de l’uniforme de Potter, très fort et l’attira vers le bas jusqu’à ce que son nez soit à un centimètre du visage plat de la Granéenne. Elle dit : « Ne dites jamais ça. Ne pensez jamais ça. La survie de notre civilisation, de n’importe laquelle, dépend entièrement de la justice de ma caste. Nous comprenons toutes les opinions, et nous choisissons entre elles. Si d’autres médiateurs concluent différemment de moi, c’est leur affaire. Peut-être leurs éléments d’informations sont-ils incomplets, ou leurs buts différents. Je juge d’après les faits ! »

Elle le relâcha. Potter trébucha en arrière. D’une de ses deux mains droites, la Granéenne éloigna le canon du pistolet de Staley de son oreille.

« C’était inutile… dit Potter.

— J’ai capté votre attention, non ? Allons, nous perdons notre temps.

— Un instant. » Staley parlait à voix basse mais la nuit était silencieuse et tous l’entendaient. « Nous allons trouver ce roi Pierre, qui nous permettra ou nous interdira de communiquer avec le Lénine. Cela n’est pas satisfaisant. Il faut que nous disions ce que nous savons au capitaine.

— Et comment vous y prendrez-vous ? demanda la Granéenne de Whitbread. Je vous l’ai dit : nous ne vous aiderons pas et, sans nous, vous échouerez. J’espère que vous n’avez pas en tête une chose aussi stupide que de nous menacer de mort. Si cela me faisait peur, croyez-vous que je serais ici ?

— Mais…

— Horst, il faudrait que vos petits esprits militaires finissent par comprendre que la seule et unique chose qui permette au Lénine de continuer à exister, c’est que ma maîtresse et le roi Pierre sont d’accord pour le laisser exister ! Ma maîtresse veut que le Lénine reparte avec Horvath et Bury à bord. Si nous vous avons bien analysés, ces deux-là sont très persuasifs. Ils se battront pour un commerce libre et des relations pacifiques avec nous…

— Oui, dit pensivement Potter. Et sans notre message, il n’y aura pas d’opposition… Mais pourquoi votre roi Pierre n’appelle-t-il pas le Lénine lui-même ? »

Charlie et la Granéenne de Whitbread gazouillèrent. Charlie répondit : « Il n’est pas sûr que l’Empire ne viendra pas en force détruire les planètes du Grain quand il saura la vérité. Et tant qu’il n’a pas de certitude…

— Mais, bon sang, comment pourrait-il être sûr de cela en nous parlant ? demanda Staley. Moi-même, je ne suis sûr de rien. Si Sa Majesté m’interrogeait, tout de suite, je ne sais ce que je conseillerais. Bon Dieu, nous ne sommes que trois enseignes et nous venons d’un seul astronef. Nous ne pouvons pas parler au nom de l’Empire.

— Je commence à me demander si l’Empire serait capable de vous annihiler…

— Bon Dieu, Whitbread, protesta Staley.

— Non, non, je suis sérieux. Le temps que le Lénine retourne en Néo-Écosse et fasse son rapport à Sparta, ils auront le champ Langston. N’est-ce pas ? »

Les deux Granéennes haussèrent les épaules. Leurs gestes étaient identiques… et exactement pareils au haussement d’épaules de Whitbread. « Maintenant qu’ils savent que cela existe, les ouvriers vont y travailler, dit la Granéenne de Jonathan. Mais, même sans ce champ, nous avons quelque expérience de la guerre spatiale. Et maintenant allons-y ! Bon Dieu, si vous saviez combien nous sommes d’ores et déjà près de la guerre ! Si ma maîtresse pense que vous avez dit tout cela au Lénine, elle ordonnera qu’on l’attaque. Si le roi Pierre n’est pas convaincu qu’il existe un moyen de vous convaincre de nous laisser en paix, c’est lui qui l’ordonnera.

— Et si nous ne nous dépêchons pas, l’amiral aura déjà ramené le Lénine en Néo-Calédonie, ajouta Potter. Staley, nous n’avons plus le choix. Nous devons trouver le maître de Charlie avant que les autres maîtres ne nous trouvent. C’est aussi simple que ça.

— Jonathan ?

— Vous voulez un conseil, lieutenant ? » La Granéenne de Whitbread gloussa sa désapprobation. Jonathan lui lança un regard irrité, puis lui sourit. « Oui, lieutenant, je suis d’accord avec Gavin. Quelle alternative avons-nous ? Nous ne pouvons tout de même pas nous battre contre toute une planète et nous ne pourrons pas construire une radio sûre avec ce que nous pourrions trouver ici. »

Staley baissa son arme. « Bien. Nous vous suivons. » Il regarda les membres de sa petite troupe. « Drôle d’équipe pour tenir le rôle d’ambassadeurs de la race humaine », dit-il.

Ils reprirent leur marche à travers les champs obscurs vers la cité vivement éclairée qui se découpait dans le lointain.

37. Leçon d’histoire

La ville de (chant d’oiseau) était ceinturée d’un mur haut de trois mètres. Il était peut-être en pierre ou en plastique armé. La lumière rouge noirâtre de l’Œil de Murcheson ne permettait pas d’en discerner la structure. Au-delà de cette enceinte, se profilaient de grands immeubles rectangulaires. Leurs fenêtres jaunes dominaient le groupe de fuyards.

« Les portes doivent être surveillées, dit la Granéenne de Whitbread.

— J’en suis persuadé, grommela Staley. Le gardien réside-t-il ici ?

— Oui. Au terminus du métro. On ne donne pas de terre arable aux gardiens. La tentation d’exploiter ce genre d’autonomie pourrait faire succomber même un mâle stérile.

— Mais comment devient-on gardien ? demanda Whitbread. Vous parlez sans cesse de la concurrence qui existe entre les maîtres, mais quelle forme prend-elle ?

— Assez, Whitbread ! explosa Staley. Que fait-on à propos de ce mur ?

— Nous allons devoir passer à travers », dit la Granéenne de Whitbread.

Elle gazouilla avec Charlie. « Il y a des systèmes d’alarme et les guerriers doivent être en alerte.

— Ne pourrions-nous pas le sauter ?

— Vous passeriez dans le faisceau d’un laser aux rayons X, Horst.

— Bon Dieu. Mais de quoi ont-ils peur, ici ?

— Des assauts des émeutiers affamés.

— Alors on le traverse. Y a-t-il un endroit plus propice qu’un autre ? »

Les Granéennes haussèrent les épaules à la manière de Whitbread. « Peut-être à cinq cents mètres d’ici. Il y a une autoroute, là-bas. »

Ils longèrent le mur. « Alors, comment se font-ils concurrence ? reprit Whitbread. Nous n’avons rien de mieux à faire que d’en parler. »

Staley grogna, mais resta près des autres pour écouter.

« Et vous, comment faites-vous ? demanda la Granéenne de Whitbread. Par l’efficacité. Nous avons un commerce, vous savez. Monsieur Bury serait surpris d’apprendre combien certains de nos Marchands sont rusés. Les maîtres achètent des responsabilités. C’est-à-dire qu’ils montrent combien ils sont capables d’exercer telle ou telle fonction. Ils se font soutenir par d’autres puissants donneurs d’ordres. Les médiateurs négocient. On établit et on publie des contrats – des promesses de service, ce genre de choses. D’ailleurs certains maîtres travaillent pour d’autres, vous savez. Jamais directement, mais, par exemple, ils s’occupent d’un certain travail et consultent des maîtres plus puissants à propos de leur politique d’action. Les maîtresses gagnent du prestige et de l’autorité quand les autres donneurs d’ordres commencent à leur demander des conseils. Et, bien sûr, leurs filles les aident.

— Ça a l’air compliqué, dit Potter. Je ne vois ni endroit ni époque similaire dans notre propre histoire.

— Mais c’est complexe, dit la Granéenne de Whitbread. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment un preneur de décisions pourrait-il être autre chose qu’indépendant ? C’est ce qui a rendu folle la Fyunch (clic) du capitaine Blaine, vous savez. Voilà votre capitaine, maître absolu à bord de son vaisseau mais, dès que je ne sais qui sur le Lénine disait “Non”, le capitaine Blaine s’empressait de répéter “Non”, sans aucune initiative personnelle.

— Est-ce vous qui parlez ainsi du capitaine, Whitbread ? demanda Staley.

— Je refuse de répondre, en partant du principe que mes remarques pourraient me faire jeter dans le convertisseur de masse du Lénine, dit Whitbread en souriant. D’ailleurs, nous arrivons à un décrochement dans le mur…

— C’est à peu près là, dit la Granéenne de Whitbread. De l’autre côté, il y a une route.

— Reculez. » Horst leva le lance-roquettes et tira. À la deuxième explosion, il vit de la lumière à travers le mur. D’autres lumières s’allumèrent au-dessus de l’enceinte. Et certaines illuminèrent les champs, dévoilant les cultures qui poussaient jusqu’au pied de la cité. « O. K., faufilez-vous. Vite », ordonna Staley.

Ils passèrent à travers la brèche et se retrouvèrent sur le bord de la route. Des voitures, ainsi que des véhicules plus importants, les dépassaient à très vive allure, évitant de justesse les enseignes qui se collaient au mur. Les trois Granéennes allèrent se placer au beau milieu de la route.

Whitbread cria et essaya de retenir sa Fyunch (clic). Elle se libéra d’un geste impatient et traversa tranquillement la voie. Les voitures passaient très près d’elle, la contournant sans ralentir du tout.

Arrivées de l’autre côté, les brunes-et-blanches firent du bras un geste dont le sens était évident : « Venez ! »

Une vive lumière inondait le trou du mur. Quelque chose arrivait, là dehors dans les champs où les fuyards s’étaient trouvés auparavant. Staley fit signe aux autres de traverser et tira une roquette à travers la brèche. Le projectile explosa cent mètres plus loin et la lumière s’éteignit.

Whitbread et Potter arrivèrent près des Granéennes. Staley engagea la dernière roquette dans son arme mais ne la lança pas.

Plus rien ne tentait de franchir le mur. Il entra sur la chaussée et commença à marcher. Les voitures passaient autour de lui en sifflant. Il avait terriblement envie de courir mais se força à plus de lenteur, à conserver une allure régulière. Un camion le croisa en une brève tornade. Puis d’autres. Après ce qui parut un siècle, il atteignit les autres, sain et sauf.

Il n’y avait pas de trottoir. Ils étaient toujours sur la chaussée, regroupés contre un mur grisâtre fait d’une sorte de béton.

La Granéenne de Whitbread fit un geste curieux de ses trois bras. Un long camion rectangulaire s’arrêta dans le bruit déchirant de ses freins. La Granéenne gazouilla et les chauffeurs bruns débarquèrent sur-le-champ, allèrent à l’arrière du véhicule et commencèrent à décharger des cartons.

« Ça devrait aller, dit la Granéenne de Whitbread. Les guerriers vont venir inspecter la brèche de l’enceinte fortifiée… »

Les humains embarquèrent rapidement. Le brun qui les avait suivis patiemment depuis le musée s’installa dans le siège de droite, celui du chauffeur. La Granéenne de Whitbread voulut s’asseoir sur l’autre siège mais Charlie lui siffla quelque chose. Les deux brunes-et-blanches pépièrent et gazouillèrent et Charlie moulina violemment les bras. Finalement, la Granéenne de Whitbread gagna le compartiment à marchandises et ferma les portes derrière elle. Les humains eurent le temps de voir les conductrices du camion descendre lentement la rue, s’éloignant de leur engin.

« Où vont-elles ? demanda Staley.

— Et pourquoi vous disputiez-vous avec Charlie ? dit Whitbread.

— Chacun son tour, messieurs », commença la Granéenne de Whitbread. Le camion démarra. Il vibra violemment et on entendit le bourdonnement des moteurs, et le couinement des pneumatiques se détacher sur le fond des myriades d’autres bruits de la circulation.

Whitbread, coincé entre des bottes de plastique dur, avait autant de place que dans un cercueil, ce qui lui rappelait de manière déplaisante sa situation actuelle. Les autres n’étaient pas plus à l’aise et Jonathan se demanda s’ils avaient, eux aussi, pensé à cette analogie. Le plafond se trouvait à quelques centimètres de son nez.

« Les brunes iront au centre de transport et expliqueront qu’une médiatrice a réquisitionné leur véhicule, dit la Granéenne de Whitbread. Et nous discutions pour savoir qui resterait à l’avant avec le chauffeur. J’ai perdu.

— Pourquoi vous disputiez-vous ? demanda Staley. Vous ne vous faites pas mutuellement confiance ?

— J’ai confiance en Charlie, mais ce n’est pas réciproque – après tout, comment voudriez-vous que ça le soit ? J’ai fait faux bond à mon maître. Pour Charlie, je suis devenue Eddie la Folle. Elle préfère se charger de tout elle-même.

— Mais où allons-nous ? demanda Staley.

— Au territoire du roi Pierre. De la façon la meilleure qui s’offre à nous.

— Nous ne pourrons pas rester longtemps dans ce véhicule, dit Staley. Dès que les chauffeurs auront fait leur rapport, on va le rechercher – vous devez bien avoir une police. Et les moyens de retrouver les camions volés. Le crime existe, ici, non ?

— Pas de la façon dont vous l’entendez. Nous n’avons pas vraiment de lois. Mais certains donneurs d’ordres ont juridiction sur les biens volés. Ils touchent une prime pour les retrouver. Il faudra du temps à ma maîtresse pour négocier avec eux. Il lui faudra d’abord prouver que je suis devenue folle.

— Il n’y aurait pas un astroport dans la ville ? demanda Whitbread.

— Ça ne nous serait d’aucune utilité », dit Staley d’un ton ferme.

Pendant un long moment, ils écoutèrent les bruits qui les entouraient. Potter dit : « Oui, j’avais pensé à cela. Partir en astronef serait trop voyant. Si le fait d’envoyer un message au Lénine implique l’attaque immédiate du vaisseau, il est certain que l’on ne nous permettrait pas d’aller rejoindre notre unité.

— Alors comment allons-nous rentrer chez nous ? » se demanda Whitbread à voix haute. Il regretta de ne pas s’être tu.

« C’est couru d’avance, dit Potter d’une voix morne. Nous savons trop de choses. Et ce que nous savons vaut plus que nos vies. N’est-ce pas, Staley ?

— Oui.

— Vous ne savez pas vous rendre à l’évidence », dit la voix de Whitbread, dans l’obscurité. Il fallut un moment pour que les enseignes comprennent que c’était la Granéenne qui parlait. « Le roi Pierre vous laissera peut-être vivre. Peut-être même retourner au Lénine. S’il est convaincu que c’est la meilleure solution, il pourra arranger cela. Mais vous ne pourrez pas envoyer de message à cet astronef de guerre sans l’aide du maître de Charlie.

— C’est ce que nous allons voir », dit Staley. Il haussa le ton. « Mettez-vous bien ça dans la tête. Vous avez été honnête avec nous – je pense. Je le serai envers vous. S’il existe un moyen d’envoyer cet appel, je le ferai.

— Et après, ce sera à la grâce de Dieu, ajouta Potter.

— Vous n’en aurez pas l’occasion, Horst, dit la voix de Whitbread. Aucune de vos menaces ne pourrait amener Charlie ou moi-même à vous faire construire l’équipement nécessaire par un brun. Si vous trouviez l’un de nos émetteurs, vous ne sauriez pas vous en servir. Même moi, je ne le saurais pas, sans l’aide d’un brun. D’ailleurs, il n’existe peut-être pas les appareils de communication adéquats sur la planète.

— Vous plaisantez, dit Staley. Vous êtes obligés de posséder des émetteurs spatiaux et il n’y a qu’un nombre limité de bandes d’émission dans le spectre électro-magnétique.

— Sur. Mais ici, rien ne reste longtemps sans emploi. Si nous avons besoin de quelque chose, les bruns nous le fabriquent. Si nous ne nous en servons plus, ils construisent autre chose à partir des pièces détachées. De plus il vous faudrait une radio qui puisse atteindre le Lénine sans que cela se sache.

— Je tenterai le coup. Si nous réussissons à envoyer un avertissement à l’amiral, il ramènera son astronef à bon port. » Horst était catégorique. Le Lénine était peut-être tout seul, mais on avait déjà vu des vaisseaux de guerre de la classe Président isolés, venir à bout de flottes entières. Contre des Granéens sans champ Langston, il serait invincible. Il se demanda comment il avait pu, un instant, croire le contraire. Dans le musée qu’ils avaient quitté, ils avaient vu des composants électroniques qui auraient pu être assemblés en un émetteur. Maintenant, il était trop tard. Pourquoi avait-il écouté les Granéennes ?

Leur voyage dura encore presque une heure. Les enseignes étaient entassés, coincés au milieu de caisses de plastique, dans le noir. Staley sentait sa gorge se serrer et n’osait plus parler. Sa voix aurait pu signaler ses craintes aux autres et il ne pouvait se permettre de leur montrer qu’il avait aussi peur qu’eux. Il aurait aimé qu’il se passât quelque chose, un combat, n’importe quoi.

Plusieurs fois, ils s’arrêtèrent, puis repartirent. Le camion cahota et vira, puis s’immobilisa. Ils attendirent. La porte coulissante s’ouvrit et Charlie apparut sur un arrière-plan lumineux.

« Ne bougez pas », dit-elle. Derrière elle, se tenaient des guerriers, au moins quatre, l’arme braquée.

Horst Staley grogna de haine. Trahison ! Il envoya la main vers son pistolet, mais sa position l’empêcha de le dégainer.

« Non, Horst ! » cria la Granéenne de Whitbread. Elle gazouilla. Charlie répondit en fredonnant et en claquant la langue. « Ne bougez pas, reprit la Granéenne. Charlie a réquisitionné un avion. Les guerriers appartiennent à son propriétaire. Ils n’interviendront pas si nous allons directement d’ici à leur engin.

— Mais qui sont-ils ? » demanda Staley. Il garda la main sur son pistolet. Tout combat semblait perdu d’avance – les guerriers étaient prêts et campés. Ils avaient l’air d’être efficaces et dangereux.

« Je vous l’ai dit, répondit la Granéenne de Whitbread. Ils forment une garde du corps. Tous les maîtres en ont une. Enfin, presque tous. Alors sortez, lentement, en tenant les mains éloignées de vos armes. Ne leur laissez pas penser un seul instant que vous risqueriez d’attaquer leur maître. Si cela leur vient à l’idée, nous sommes tous morts. »

Staley évalua ses chances en cas de combat. Elles étaient faibles.

Ah, s’il avait eu avec lui Kelley et un autre Marine, au lieu de Whitbread et Potter… « D’accord, dit-il. Obéissons. » Il descendit lentement du plateau du camion.

Ils se trouvaient dans une zone de manutention de bagages. Les guerriers se tenaient dans des positions souples, légèrement penchés en avant sur la pointe de leurs pieds larges et cornus. Cela ressemblait, pensait Staley, à une posture de karaté. Du coin de l’œil, il entrevit un mouvement derrière lui. Il y avait, là, au moins deux autres guerriers, à couvert. Il avait bien fait de ne pas tenter de se battre.

Les guerriers les observaient minutieusement en se plaçant à la queue de l’étrange procession que constituaient la médiatrice, les trois humains, l’autre médiatrice et l’ouvrière. Leurs armes étaient prêtes, mais sans viser quiconque en particulier et ils s’écartaient en éventail, sans jamais se regrouper.

« Mais quand nous serons partis, dit Potter, leur maître n’appellera-t-il pas le vôtre ? »

Les Granéennes gazouillèrent. Les guerriers semblèrent n’y prêter aucune attention. « Charlie dit que oui. Il préviendra à la fois ma maîtresse et le roi Pierre. Mais nous aurons quand même un avion, non ? »

L’aéronef personnel du donneur d’ordres était un delta aérodynamique autour duquel plusieurs bruns s’affairaient. Charlie pépia à leur intention et ils se mirent à retirer des sièges, à tordre des longerons, à travailler à une vitesse affolante. Plusieurs minis allaient et venaient dans l’avion. Staley les vit et jura, mais à voix basse, et en espérant que les Granéennes ne sauraient pas pourquoi. Ils patientèrent devant l’appareil, surveillés sans relâche par les guerriers.

« Je trouve ça légèrement incroyable, dit Whitbread. Est-ce que le propriétaire ne sait pas que nous sommes des fugitifs ? »

La Granéenne de Whitbread hocha la tête. « Oui. Mais pas ses fugitifs. Il s’occupe de la section bagages de l’aéroport de (chant d’oiseau). Il ne pourrait pas connaître les prérogatives de mon maître. Il a parlé au directeur de l’aéroport et ils sont tombés d’accord : ils ne veulent pas que le roi Pierre et mon maître se battent ici. Ils préfèrent nous faire partir, vite.

— Vous êtes les créatures les plus étranges que j’aie jamais vues, dit Potter. Je ne comprends pas comment une telle anarchie ne finit pas par une… » Potter se tut, soudain très gêné.

« Mais c’est ce qui se passe, dit la Granéenne de Whitbread. Connaissant nos caractéristiques un peu spéciales, c’est inévitable. Mais la féodalité industrielle fonctionne mieux que certaines autres choses que nous avons essayées. »

Les bruns leur firent signe de venir à eux. Quand ils entrèrent dans l’avion, ils découvrirent une couchette granéenne, à tribord arrière, sur laquelle l’ouvrière de Charlie s’installa et, à l’avant, deux sièges humains, suivis d’un autre à côté duquel se dressait un fauteuil granéen. Charlie et un brun traversèrent la cabine et entrèrent dans le poste de pilotage. Potter et Staley s’assirent côte à côte, laissant ensemble Whitbread et sa Granéenne. Cela rappela à l’enseigne un voyage plus plaisant, pas si ancien que cela.

L’avion déploya une incroyable surface de vol et décolla verticalement et sans secousses. Sous les yeux ébahis des humains, des hectares d’immeubles rapetissèrent, des kilomètres carrés de lumière urbaine apparurent à l’horizon. Ils survolèrent toute cette clarté, qui s’étalait à l’infini, laissant derrière eux la sombre étendue agricole. Staley fouilla l’ombre, à travers son hublot, et crut voir, au loin sur sa gauche, la limite de la ville, derrière laquelle il n’y avait plus rien que l’obscurité plate de nouvelles terres cultivées.

« Vous dites que tous les maîtres ont des guerriers, dit Whitbread. Pourquoi n’en avions-nous jamais vus ?

— Il n’y en a pas dans la ville du Château, dit la Granéenne avec une évidente fierté.

— Du tout ?

— Pas un seul. Partout ailleurs, tout propriétaire ou directeur important se promène avec une garde personnelle. Même les décideurs immatures sont protégés par les troupes de leurs mères. Mais les guerriers ressemblent trop à ce qu’ils sont. Ma maîtresse et les donneurs d’ordres impliqués dans toute cette affaire ont convaincu les autres, à la cité du Château, de ne pas vous montrer de guerriers, pour que vous ne sachiez pas combien nous sommes belliqueux. »

Whitbread éclata de rire. « Cela me fait penser au docteur Horvath. »

Sa Granéenne gloussa. « Il avait eu la même idée, n’est-ce pas ? De cacher vos quelques pauvres petites guerres aux pacifiques Granéens. Cela aurait pu les choquer. Vous ai-je raconté que la sonde d’Eddie le Fou a déclenché une guerre ?

— Non, vous ne nous avez parlé d’aucune de vos guerres…

— En fait, c’était même pire qu’une guerre. Vous voyez le problème : qui devait se charger des lasers de lancement ? Tout maître ou coalition de décideurs utiliseraient un jour ou l’autre les lasers pour conquérir des terres pour son clan. Si les médiateurs dirigeaient l’installation, un maître quelconque aurait fini par la leur prendre.

— Ils l’auraient donnée au premier décideur venu ? demanda Whitbread, incrédule.

— Bon sang, Jonathan ! Non, bien sûr. Au départ, on leur aurait interdit de le faire. Mais les médiateurs sont mauvais tacticiens. Nous ne savons pas manipuler les bataillons de guerriers.

— Pourtant vous gouvernez la planète…

— Pour les maîtres. Nous y sommes forcés. Si nos chefs se rencontrent pour négocier personnellement, cela se termine toujours par une bagarre. Bref, finalement, on a donné la direction des lasers à une coalition de blancs et on a retenu leurs enfants en otage sur alpha du Grain. Ils étaient tous vieux et avaient une descendance importante. Les médiateurs leur ont menti sur la quantité de poussée qu’exigerait la sonde d’Eddie le Fou. Du point de vue des maîtres, les médiateurs déclenchèrent les lasers cinq ans trop tôt. Astucieux, non ? Mais même ainsi…

— Oui.

— La coalition réussit à récupérer deux des lasers. Ils avaient des bruns pour les aider. C’était obligatoire. Potter, vous venez du système vers lequel était dirigée la sonde, n’est-ce pas ? Vos ancêtres doivent avoir les archives décrivant l’énergie de ces lasers de lancement.

— Oui. Suffisamment de puissance pour éclipser l’Œil de Murcheson. Cela a même fait naître une nouvelle religion. À cette époque, nous subissions nos propres guerres…

— Ils étaient également assez puissants pour vaincre la civilisation d’alors. Le résultat en a été que la décadence est venue très tôt, cette fois-là, mais que nous ne sommes pas retombés en plein état de sauvagerie. Les médiateurs avaient dû le prévoir dès le début.

— Bon sang, grommela Whitbread. Vous travaillez toujours de cette façon-là ?

— Comment cela, Jonathan ?

— En vous attendant que tout s’effondre d’une minute à l’autre ? En utilisant ce fait.

— C’est ce que font les gens intelligents. Tous, sauf ceux qui sont fous comme Eddie. Je crois que le cas le plus classique du syndrome d’Eddie le Fou était représenté par une machine à remonter le temps. Vous l’avez vue, dans une de nos sculptures.

— Exact.

— Un certain historien avait décidé qu’un grand tournant de l’histoire avait eu lieu environ deux cents ans auparavant. S’il pouvait changer cet événement, toute l’histoire granéenne, à partir de cette époque et jusqu’à la fin des temps, serait pacifique et idyllique. Vous imaginez ? Et il pouvait le prouver. Il avait des dates, de vieux mémorandums, des traités secrets…

— Quel était l’événement concerné ?

— Il y avait une… impératrice, une maîtresse très puissante. Tous ses frères et sœurs étaient morts et elle avait hérité de la juridiction d’un immense territoire. Sa mère avait persuadé les médecins et les médiateurs de produire une hormone qui devait être l’équivalent de vos pilules contraceptives. Elle devait faire croire à l’organisme de la maîtresse qu’il était en état de grossesse. On lui en injecterait des doses massives, après quoi elle deviendrait mâle. Et stérile. Quand sa mère mourut, les médiateurs firent administrer cette hormone à l’impératrice.

— Mais alors, vous avez la “pilule” ! s’exclama Whitbread. Vous pourriez vous en servir pour limiter la natalité…

— C’était ce que cet Eddie le Fou pensait. Ainsi ils ont injecté l’hormone durant au moins trois générations, dans tout l’empire. Ça a bien stabilisé la population : plus beaucoup de maîtres, tout très tranquille et pendant ce temps-là, évidemment, l’explosion de population habituelle se produisait sur les autres continents. Les autres maîtres se regroupèrent et envahirent le territoire de l’impératrice. Notre explorateur temporel eut l’idée qu’il pourrait se débrouiller pour que l’impératrice contrôle toute la planète. » La Granéenne de Whitbread renifla de dédain. « Ça ne pouvait pas marcher : comment convaincre les maîtres de devenir des mâles stériles ? Cela arrive bien de temps en temps, mais qui voulez-vous qui s’y lance avant d’avoir des enfants ? C’est le seul moment où l’hormone agit.

— Ah.

— Comme vous dites. Même si l’impératrice avait conquis tout alpha du Grain et stabilisé la population – et si l’on y pense, Jonathan, le seul moyen de réussir cela serait que les chefs passent les commandes aux éleveurs sans jamais avoir d’enfants eux-mêmes – même si cela était arrivé, ils se seraient fait attaquer par les civilisations astéroïdiennes.

— Mais mon vieux, c’est un début ! dit Whitbread. Il doit exister un moyen…

— Je ne suis pas votre vieux et il n’y a pas de moyen. Et c’est une raison de plus pour que je ne souhaite pas la rencontre de votre espèce et de la mienne. Vous êtes tous des Eddie le Fou. Vous pensez que toute difficulté peut être surmontée.

— Tous les problèmes humains ont au moins une ultime solution, dit Gavin à voix basse.

— Pour vous, peut-être, dit l’extra-terrestre. Les Granéens ont-ils une âme ?

— Ce n’est pas à moi de le dire », répondit Potter. Il s’agita sur son siège. « Je ne suis pas le porte-parole du Seigneur.

— Et ce n’est pas non plus à vôtre aumônier de le dire. Comment pouvez-vous envisager de le savoir ? Cela demanderait des connaissances révélées – une inspiration divine, non ? Je doute qu’on vous la fournisse.

— N’avez-vous donc aucune religion ? dit Potter, incrédule.

— Nous en avons des milliers, Gavin. Les bruns et les autres classes semi-intelligentes ne modifient guère les leurs. Mais toute civilisation de maîtres produit la sienne propre. La plupart sont des variantes sur la transmigration de l’âme, avec l’accent sur l’immortalité à travers les enfants. Vous comprenez pourquoi.

— Et les médiateurs ? dit Whitbread.

— Je vous l’ai dit : nous n’avons pas d’enfants. Il y a des médiateurs qui acceptent l’idée de la métempsycose. La réincarnation dans la peau d’un maître. La chose la plus voisine chez vous serait le brahmanisme. J’en ai parlé à l’aumônier Hardy. Il dit que les brahmanes croient pouvoir un jour s’échapper de ce qu’ils appellent la roue de vie. Ça ressemble étonnamment aux Cycles granéens. Je ne sais pas, Jonathan. Jadis, j’acceptais l’idée de la réincarnation mais… on ne peut pas savoir, n’est-ce pas ?

— Et vous n’avez rien de tel que le christianisme ? demanda Potter.

— Non. Nous avons connu des prophéties annonçant qu’un Sauveur mettrait fin aux Cycles, mais, Gavin, nous avons tout connu. Et il est bien certain que le Messie n’est pas encore venu ici ! »

La cité indéfinie se déroulait sous leurs pieds. Bientôt Potter s’enfonça dans son fauteuil et commença à ronfloter. Whitbread en fut effaré.

« Vous aussi, vous devriez dormir, dit la Granéenne. Vous êtes debout depuis trop longtemps.

— J’ai trop peur. Vous vous fatiguez plus vite que nous – c’est vous qui devriez dormir.

— Moi aussi, j’ai trop peur.

— Maintenant j’ai vraiment peur, mon frère. » Est-ce que j’ai appelé ce type mon frère ? Non, je l’ai appelée comme ça, elle ! Et alors ? « Votre musée d’art en montrait plus que ce nous en avons compris, non ?

— Ouais. Des choses dans le détail desquelles nous ne voulions pas entrer. Comme le massacre des médecins. Un très vieil événement. Presque une légende, aujourd’hui. Un autre empereur, en quelque sorte, a décidé d’exterminer tous les praticiens. Il y a presque réussi, d’ailleurs. » La Granéenne s’étira. « C’est bon de pouvoir vous parler sans mentir. Nous ne sommes pas faits pour le mensonge, Jonathan.

— Pourquoi tuer les médecins ?

— Pour garder le nombre d’habitants à un bas niveau, voyons ! Bien sûr, ça a échoué. Certains maîtres ont gardé des élevages secrets et après l’effondrement suivant, ils…

— … valaient leur pesant d’iridium.

— On pense que c’est là que le commerce a vu le jour. Comme avec le bétail, sur Tablat. »

Ils laissèrent enfin la ville derrière eux et l’avions survola des océans, sombres sous la lumière rouge de l’Œil de Murcheson. L’étoile rouge se couchait, luisant lugubrement près de l’horizon, et d’autres astres se levaient, à l’est, sous le bord noirâtre du Sac à Charbon.

« S’ils doivent abattre notre avion, c’est ici, dit Staley. Là où nous ne détruirions rien en tombant. Êtes-vous sûres de savoir où nous allons ? »

La Granéenne de Whitbread haussa les épaules. « Vers le domaine du roi Pierre. Si c’est possible. » Elle se tourna vers Potter. L’enseigne était pelotonné dans son siège, les lèvres entrouvertes, ronflant doucement. L’éclairage intérieur de la cabine était tamisé et tout était tranquille, avec pour seule fausse note le lance-roquettes que Staley avait posé sur ses genoux. « Vous devriez dormir, vous aussi.

— Humm. » Horst se laissa aller en arrière et ferma les yeux. Ses mains ne relâchèrent pas leur prise sur son arme.

— Même en dormant, il est en alerte, dit Whitbread. Du moins il le voudrait. J’imagine qu’il doit avoir aussi peur que nous.

— Je me demande si tout cela sert à grand-chose, dit l’extraterrestre. Nous sommes, de toute façon, tout près de l’effondrement. Vous avez raté une ou deux autres choses dans le zoo, vous savez. Par exemple, le gibier. Une sous-espèce granéenne, presque inoffensive, incapable de se défendre contre nous, mais assez forte pour survivre. Un autre de nos “parents”, élevé pour sa chair à une époque honteuse, il y a longtemps…

— Mon Dieu ! » Whitbread inspira profondément. « Mais vous ne faites plus ce genre de chose…

— Oh non.

— Alors pourquoi les élever ?

— C’est une simple question de statistique, une coïncidence qui vous intéressera sans doute. Il n’y a pas un zoo sur la planète qui n’ait pas son élevage de “gibier”. Et les troupeaux sont en train de grossir…

— Bon sang ! N’arrêtez-vous donc jamais de penser au prochain effondrement ?

— Non. »


L’Œil de Murcheson avait disparu depuis longtemps. Maintenant, l’est était de ce rouge sang de lever de soleil qui ébahissait encore Whitbread. Il est rare d’en voir de tels sur les mondes habitables. Ils survolèrent une chaîne d’îles. Devant eux, à l’ouest, des lumières se découpaient dans la nuit. C’était une cité grande comme mille Sparta mises côte à côte, zébrée de bandes noires de terres cultivées. Sur les mondes humains, elles auraient été des parcs. Ici, elles étaient territoire interdit et gardées par des démons informes.

Whitbread bâilla et regarda l’extra-terrestre assise à ses côtés. « Je crois vous avoir appelée “frère”, hier soir.

— Je sais. Vous vouliez dire sœur. Pour nous aussi, le genre est important. C’est un cas de vie ou de mort.

— Mais ce n’est pas non plus ce que je voulais dire. Je voulais dire “amie”, dit Whitbread gauchement.

— Fyunch (clic) est encore plus proche. Mais je suis heureuse d’être votre amie, dit la Granéenne. Rien ne m’aurait fait renoncer à mieux vous connaître. »

Le silence était gênant. « Je ferais mieux de réveiller les autres », dit Whitbread.

L’avion s’inclina fortement et vira vers le nord. La Granéenne de Whitbread regarda la ville qui s’étalait sous ses yeux, puis jeta un coup d’œil de l’autre côté de la cabine pour vérifier la position du soleil et revint à la cité. Elle se leva, alla au poste de pilotage et gazouilla. Charlie répondit et elles discutèrent.

« Horst, dit Whitbread. Enseigne Staley. Réveillez-vous. »

Horst Staley s’était forcé à dormir. Il était encore rigide comme une statue, le lance-roquettes sur les genoux, les mains serrées autour de l’arme. « Oui ?

— Je ne sais pas. Nous avons changé de cap et… écoutez », dit Whitbread. Les Granéennes parlaient encore ensemble. Leurs voix devenaient de plus en plus fortes.

38. Ultime solution

La Granéenne de Whitbread revint à son fauteuil. « C’est parti », dit-elle. Sa voix n’était plus celle de Whitbread mais celle d’une extra-terrestre. « La guerre.

— Qui ? demanda Staley.

— Mon maître et le roi Pierre. Les autres pas encore, mais ça viendra.

— La guerre à cause de nous ? » demanda Whitbread, incrédule. Il en aurait pleuré. La transformation de sa Fyunch (clic) était insupportable.

« À cause de la juridiction qui vous régit », corrigea la Granéenne. Elle frissonna, se détendit et soudain ce fut de nouveau la voix de Whitbread qui s’échappa des lèvres à demi souriantes de l’extra-terrestre. « Ce n’est pas encore trop grave. Juste des guerriers et des raids. Chacun veut montrer à l’autre ce qu’il pourrait faire, mais sans rien détruire de réellement important. Les autres décideurs vont faire pression pour que cela reste ainsi. Ils ne veulent pas entrer dans “l’escalade de la décadence”.

— Bon Dieu ! dit Whitbread. Au fait… heureux de vous retrouver… frère.

— Que nous reste-t-il ? demanda Staley. Où allons-nous, maintenant ?

— En un endroit neutre. Le Château.

— Le Château ? cria Horst. C’est le territoire de votre maîtresse ! » Sa main était de nouveau très près de son pistolet.

« Non. Croyez-vous que les autres donneraient à ma maîtresse autant de pouvoir sur vous ? Les médiateurs que vous avez rencontrés étaient tous de mon clan, mais le Château lui-même appartient à un décideur mâle stérile. Un gardien. »

Staley n’avait pas l’air d’y croire. « Que ferons-nous une fois arrivés là ? »

La Granéenne haussa les épaules. « Nous attendrons de voir qui gagne. Si c’est le roi Pierre, il vous renverra au Lénine. Peut-être cette guerre convaincra-t-elle l’Empire qu’il vaut mieux nous laisser tranquilles ? Peut-être même pourrez-vous nous aider. » La Granéenne eut un geste de dégoût. « Nous aider. Lui aussi est fou comme Eddie. Les Cycles ne finiront jamais de tourner.

— Attendre ? marmonna Staley. Pas moi, bon sang. Où est votre maîtresse ?

— Non ! cria la Granéenne. Horst, je ne peux pas vous aider à faire une chose pareille. D’ailleurs vous ne passeriez pas à travers ses guerriers. Ils sont forts, Horst, meilleurs que vos Marines. Et vous, qu’êtes-vous ? Trois jeunes officiers, avec une expérience minime et des armes tirées d’un vieux musée. »

Staley regarda vers la terre. La cité du Château était droit devant. Il aperçut l’astroport, un espace vide parmi tant d’autres, mais gris, pas vert. Au-delà de celui-ci, se trouvait le Château : une tour, entourée d’un balcon. Bien qu’il fût de faible taille, il tranchait sur la laideur industrielle de l’immense cité.

Leurs bagages contenaient des équipements de transmission. Quand Renner et les autres humains étaient partis, l’astrogateur avait tout laissé sur place, sauf leurs notes et leurs archives. Il n’avait pas dit pourquoi mais maintenant c’était clair : il voulait que les Granéens pensent qu’il reviendrait.

Il y aurait peut-être là de quoi construire un bon émetteur. Quelque chose qui atteindrait le Lénine. « Pouvons-nous atterrir dans la rue ? demanda Staley.

— Dans la rue ? » La Granéenne cligna des yeux. Pourquoi pas ? Si Charlie est d’accord. C’est son avion. » La Granéenne de Whitbread trilla. Elle reçut une réponse de la cabine de pilotage.

« Vous êtes certaine que le Château est sûr ? demanda Staley. Whitbread, faites-vous confiance aux Granéennes ?

— À celle-ci, oui. Mais j’ai quelques préjugés favorables, Horst-lieutenant. Vous allez devoir juger seul.

— Charlie me dit que le Château est vide et que l’accès à la ville est toujours interdit aux guerriers, dit la Granéenne de Whitbread. Elle dit aussi que le roi Pierre est en train de gagner, mais elle n’a entendu qu’un son de cloche.

— Voudrait-elle atterrir à côté du Château ? demanda Staley.

— Pourquoi pas ? Nous devrons avertir la rue, d’abord. Pour que les bruns lèvent les yeux. » La Granéenne trilla de nouveau.

Le vrombissement des moteurs devint un murmure. Les ailes se redéployèrent et l’avion perdit de l’altitude, tomba presque à la verticale pour se redresser rapidement. Il croisa le Château, offrant aux passagers une vue des balcons. La circulation était toujours fluide et Staley vit un blanc, sur la voie piétonnière située en face du Château. Le maître s’esquiva rapidement vers une haute porte.

« Pas de démons, dit Staley. Quelqu’un a-t-il vu des guerriers ?

— Non » ; « Non » ; « Moi non plus. »

L’avion vira très court et chuta. Whitbread regarda d’un air épouvanté les murs de béton des gratte-ciels défiler sous ses yeux. Ils cherchèrent à voir des blancs – ou des guerriers – mais n’en aperçurent point.

L’aéronef ralentit et se redressa à deux mètres au-dessus du sol. Il plana vers le Château comme une mouette au-dessus des eaux.

Staley se raidit devant un hublot et attendit. Les voitures les contournaient habilement.

Il comprit qu’ils allaient percuter le Château. Le pilote essayait-il d’y entrer en l’éperonnant, comme l’aviso avait abordé le Mac-Arthur ? L’avion s’abattit en une brutale embardée et ralentit de tous ses freins et inverseurs de poussée. Il s’arrêta juste sous le mur du Château.

« Tenez, échangez avec moi, Potter. » Staley prit le laser aux rayons X. « Maintenant, sortez. » La porte refusa de se laisser ouvrir et il fit signe à la Granéenne.

Elle ouvrit la porte violemment. Le bout de l’aile se trouvait à deux mètres du mur, ce qui faisait une distance de vingt-cinq mètres à couvrir. Inexplicablement la surface alaire s’était repliée. La Granéenne sauta au sol.

Les humains foncèrent sur ses talons, Whitbread portant l’épée magique de la main gauche. La porte du Château serait peut-être fermée, mais elle ne résisterait pas à ça.

La porte était bien verrouillée. Whitbread y planta son arme jusqu’à la garde, mais sa Granéenne le fit reculer. Elle examina les deux boutons occupant le milieu du vantail, en prit un dans chaque main droite et les tourna en abaissant un levier de la main gauche. La porte s’ouvrit silencieusement. « Fait pour empêcher les humains d’entrer », dit-elle.

Le vestibule était vide. « Y a-t-il un moyen de barricader cette entrée ? » demanda Staley. Sa voix sonnait creux. Il vit que l’on avait retiré les meubles de la pièce. Personne ne lui répondant, Staley donna le laser à rayons X à Potter. « Montez la garde ici. Vous aurez besoin des Granéennes pour vous dire si ce qui approche est un ennemi. Whitbread, venez. » Il se retourna et grimpa les escaliers en courant.

À contrecœur, Whitbread le suivit. Horst enjambait les marches quatre à quatre, laissant Whitbread hors d’haleine quand ils atteignirent l’étage des chambres. « Vous avez quelque chose contre les ascenseurs ? demanda Whitbread. Lieutenant ? »

Staley ne répondit pas. La porte de l’appartement de Renner était ouverte, et Horst la franchit rapidement. « Merde !

— Qu’y a-t-il ? » fit Whitbread en haletant. Il entra à son tour.

La pièce était vide. On avait même retiré les lits. Il n’y avait pas trace de l’équipement que Renner avait abandonné. « J’espérais trouver de quoi parler au Lénine, gronda Staley. Aidez-moi à chercher. Peut-être ont-ils stocké nos affaires quelque part dans un coin ? »

Ils ne trouvèrent rien. À chaque étage, la scène se reproduisit : les lits, les meubles, les rayonnages, tous déménagés. Le Château était une coquille vide. Ils retournèrent au rez-de-chaussée.

« Sommes-nous seuls ? demanda Gavin Potter.

— Oui, répondit Staley. Et en attendant pire, nous risquons de crever de faim très rapidement. On a complètement vidé l’immeuble. »

Les Granéennes haussèrent les épaules. « Je suis un peu surprise. » Elle gazouilla de conserve avec sa consœur. « Elle non plus ne comprend pas. On dirait que cet endroit ne servira plus…

— Bon, en tout cas, ils savent fort bien où nous nous trouvons », gronda Staley. Il saisit son casque et en connecta les câbles électriques à son émetteur radio. « Lénine, ici Staley. Lénine, Lénine, Lénine, ici l’enseigne Staley. À vous.

— Staley, mais, bon sang, où êtes-vous ? » C’était le capitaine Blaine.

« Capitaine ! Dieu merci ! Capitaine, nous sommes encerclés dans… Un instant. » Les Granéennes gazouillaient. La Granéenne de Whitbread essaya de dire quelque chose, mais Staley ne l’écouta pas. Ce qu’il entendait, c’était une Granéenne parlant de la voix de Whitbread. « Capitaine Blaine, d’où tirez-vous votre “Irish Mist” ? À vous.

— Staley, arrêtez votre comédie et faites votre rapport ! À vous.

— Désolé, capitaine. Il faut me répondre. Vous devez comprendre pourquoi je pose cette question. Où prenez-vous votre Irish Mist ? À vous.

— Staley, vous ne me faites plus rire ! »

Horst ôta son casque. « Ce n’est pas le capitaine, dit-il. C’est une Granéenne imitant sa voix. Une des vôtres ? demanda-t-il à la Fyunch (clic) de Whitbread.

— Probablement. C’était un truc idiot à essayer. Votre Fyunch (clic) l’aurait su. Ce qui implique qu’elle ne coopère pas tellement avec ma maîtresse.

— Il n’y a pas moyen de défendre cet endroit », dit Staley. Il regarda à la ronde. Le hall mesurait environ dix mètres sur trente et ne contenait pas le moindre meuble. Les tableaux qui ornaient naguère les murs avaient disparu. « En haut, dit Horst. Nous y serons plus à l’abri. » Il les précéda dans les escaliers vers l’étage des appartements. Ils se postèrent au bout du palier afin de pouvoir couvrir à la fois la cage d’escalier et l’ascenseur.

« Et maintenant ? demanda Whitbread.

— Maintenant, on attend », répondirent à l’unisson les Granéennes. Une longue heure s’écoula.


Les bruits de la circulation s’éteignirent. Il leur fallut une bonne minute pour s’en rendre compte, mais c’était évident : dehors, plus rien ne bougeait.

« Je vais regarder », dit Staley. Il entra dans une des chambres et scruta timidement l’horizon par la fenêtre, en s’en tenant bien écarté pour ne pas s’exposer.

Dans la rue, se mouvaient des démons. Ils avancèrent d’un pas rapide et saccadé puis, soudain, levèrent leurs armes et tirèrent vers le bas de la rue. Horst tourna la tête et vit un autre groupe de guerriers se mettre à couvert en laissant sur le carreau un tiers de ses effectifs. Le bruit de la bataille arrivait à Staley, assourdi par les épaisses vitres de la fenêtre.

« Que se passe-t-il, Horst ? demanda Whitbread. On dirait des coups de feu.

— C’est ça. Deux groupes de guerriers en train de s’affronter. C’est pour nous ?

— Sûrement », répondit la Granéenne de Whitbread. Vous comprenez ce que cela veut dire, n’est-ce pas ? » Sa voix s’était faite très résignée. Elle reprit : « Cela veut dire que les humains sont partis. Ils ne reviendront pas.

— Je n’y crois pas ! cria Staley. L’amiral ne nous abandonnerait pas ! Il affronterait plutôt toute cette saleté de planète…

— Non, Horst, dit Whitbread. Vous connaissez ses ordres. »

Horst secoua la tête, mais il savait que Whitbread avait raison. Il appela la Granéenne de Whitbread et lui demanda de venir lui expliquer qui était qui parmi les guerriers de la rue.

« Non », répondit-elle.

Horst se retourna. « Comment : non ? Il faut que je sache sur qui tirer.

— Je ne veux pas me faire abattre. »

La Granéenne de Whitbread était une lâche ! « On ne m’a pas tiré dessus, si ? Vous n’aurez qu’à rester à couvert. »

La voix de Whitbread rétorqua : « Horst, si vous avez exposé ne serait-ce qu’un œil, n’importe quel guerrier aurait pu vous le faire sauter. Personne ne veut votre mort. Ils n’ont pas encore sorti leur artillerie ? Alors ! Mais moi, ils me tueraient.

— D’accord ! Charlie ! Venez ici, une…

— Non. »

Horst ne jura même pas. Pas des lâches, mais des bruns-et-blancs. Qu’aurait fait sa propre Granéenne ?

Les démons avaient tous trouvé un abri : des voitures, garées ou abandonnées, des porches, les cannelures qui couraient le long d’un immeuble. Ils bondissaient d’un abri à l’autre à une vitesse folle. Pourtant, chaque fois qu’un guerrier tirait, un autre mourait. On n’avait entendu qu’un feu peu nourri et pourtant les deux tiers des démons en vue étaient morts. La Granéenne de Whitbread ne s’était pas trompée sur leur habileté au tir. Elle était inhumainement parfaite.

Presque au-dessous de la fenêtre de Horst, un démon gisait, les deux bras droits arrachés. Un autre combattant attendit une accalmie, puis soudain fonça vers un abri plus proche de ses ennemis – et le mort se réveilla. Alors tout se passa trop vite pour que Horst comprenne : le fusil, jeté au loin ; les deux guerriers entrant en collision comme deux scies circulaires, puis rejetés en arrière, battant encore l’air, leur sang giclant par saccades.

Au rez-de-chaussée, quelque chose explosa. L’escalier se remplit de bruits. Des sabots résonnèrent sur les marches de marbre. Les Granéennes gazouillèrent. Charlie siffla, très fort, à deux reprises. On lui répondit, d’en bas, puis une voix annonça : « On ne vous maltraitera pas. Rendez-vous sur-le-champ » dans l’anglique parfait de David Hardy.

« Nous sommes perdus, dit Charlie.

— Les troupes de ma maîtresse, qu’allez-vous faire, Horst ? »

En guise de réponse, Staley s’accroupit dans une encoignure, le fusil à rayons X braqué sur la cage d’escalier. Il fit signe aux autres enseignes de se mettre à couvert.

Une Granéenne brune-et-blanche apparut dans le couloir. Elle avait la voix du révérend Hardy mais aucune de ses manières. Seulement l’anglique parfait, et la voix sonore. La médiatrice était désarmée. « Allons, soyez raisonnables. Nous n’avons aucune raison de vous vouloir du mal. Ne faites pas tuer vos amis pour rien. Sortez et acceptez notre amitié.

— Allez vous faire foutre !

— Qu’entendez-vous gagner par cette attitude ? demanda la Granéenne. Nous ne voulons que votre bien… »

À l’étage inférieur, des coups de feu claquèrent. Les détonations résonnaient dans les couloirs et les pièces vides du Château. La médiatrice à la voix de Hardy siffla et cliqueta à l’intention des autres Granéennes.

« Que dit-elle ? » demanda Staley. Il se retourna pour voir la Granéenne de Whitbread blottie contre le mur, immobile. « Qu’est-ce qu’elle a ?

— Foutez-lui la paix ! » cria Whitbread. Il se déplaça pour aller rejoindre sa Granéenne et lui passa un bras autour des épaules. « Que devons-nous faire ? »

Le bruit de la bataille se rapprocha et soudain deux démons surgirent dans le couloir. Staley visa et tira en un seul geste souple, fauchant un des assaillants. Il commença à retourner son faisceau laser vers l’autre. Le démon fit feu et Staley fut projeté au loin contre le mur opposé du couloir. D’autres guerriers bondirent sur le palier et il y eut une salve de fusils qui maintint Staley en l’air l’espace d’une seconde. Son corps fut comme haché par les dents d’un dragon et il retomba, tout à fait immobile.

Potter déchargea le lance-roquettes. Le missile explosa à l’autre bout du couloir. Une partie du mur s’effondra, encombrant le plancher de décombres et ensevelissant à moitié la médiatrice et les guerriers.

« Il me semble que, quel que soit le vainqueur de la bataille qui se livre sous nos pieds, nous en savons bien trop sur le champ Langston, dit lentement Potter de son rude accent néo-écossais. Qu’en pensez-vous Whitbread ? C’est vous qui commandez, maintenant. »

Jonathan s’extirpa de sa rêverie. Sa Granéenne était parfaitement immobile, comme en état de choc…

Potter dégaina son pistolet et attendit. Le couloir s’emplit de bruits de course. La bataille semblait s’achever.

« Votre ami a raison, frère », dit la Granéenne de Whitbread. Elle porta son regard sur la forme sans vie de la Fyunch (clic) de Hardy. « Celle-ci était aussi un frère… »

Potter hurla. Whitbread virevolta.

Gavin était là, un air incrédule sur le visage, son pistolet disparu, son bras fracassé du poignet au coude. Il regarda Whitbread avec des yeux où se lisait tout juste la douleur et dit : « Un des morts m’a lancé une pierre. »

Il y avait maintenant d’autres guerriers dans le hall et un médiateur. Ils avançaient lentement.

Whitbread balança son épée magique, celle qui coupait la pierre et le métal. Elle décrivit un large arc de cercle et trancha le cou de Potter. Potter dont la religion interdisait le suicide, à l’instar de celle de Whitbread. Alors qu’il ramenait l’épée vers sa propre tête, il y eut un coup de feu et il lui sembla que deux gourdins lui brisaient les épaules. Jonathan Whitbread tomba et ne bougea plus.


Ils ne le touchèrent pas sauf pour retirer les armes de sa ceinture. Ils attendirent la venue d’un médecin tandis que le reste de leur groupe résistait aux forces du roi Pierre. Une médiatrice parla rapidement à Charlie, offrit une radioil ne restait plus aucun motif de s’affronter. La Granéenne de Whitbread resta près de son Fyunch (clic).

Le médecin tâta les épaules de renseigne. Bien qu’elle n’eût jamais disséqué d’humain, elle savait tout ce que les Granéens connaissaient de la physiologie des hommes et ses mains étaient parfaitement formées à utiliser un millier de Cycles d’instincts. Ses doigts se posèrent, doucement, sur les articulations pulvérisées, ses yeux notèrent qu’il n’y avait pas d’hémorragie. Ses mains touchèrent la colonne vertébrale, ce merveilleux organe qu’elle n’avait connu qu’à travers des maquettes.

Les fragiles vertèbres du cou étaient brisées. « Balles à haute vélocité », fredonna-t-elle à l’intention de la médiatrice qui attendait. « L’impact a détruit la notochorde. Cette créature est morte. »

Le médecin et deux ouvriers travaillèrent comme des fous à construire une pompe sanguine pour irriguer le cerveau. Mais en vain. La communication entre les bruns et les médecins était trop lente, le corps trop étrange, et il y avait trop peu d’équipement.

Ils amenèrent le cadavre et la Granéenne de Whitbread à l’astroport appartenant à leur maîtresse. Maintenant que la guerre était finie, Charlie serait rendue au roi Pierre. Il y avait des règlements à effectuer, du travail de nettoyage du champ de bataille. Tous les maîtres qui avaient subi un préjudice devaient être dédommagés. Quand les humains reviendraient, l’unité devrait régner parmi les Granéens.


La maîtresse ne sut jamais, ni ses filles blanches ne soupçonnèrent que, parmi ses autres filles, les médiatrices brunes-et-blanches qui la servaient, on chuchotait que l’une de leurs sœurs avait fait ce que, durant tous les Cycles, aucun médiateur n’avait jamais fait. Alors que les guerriers fonçaient vers cet étrange humain, la Granéenne de Whitbread l’avait touché. Non pas de ses douces mains droites, mais de sa puissante gauche.

On l’exécuta pour désobéissance et elle mourut seule. Ses sœurs ne la haïssaient pas, mais elles ne pouvaient se forcer à parler à celle… qui avait tué son propre Fyunch (clic).

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